SCÈNES D'UN NAUFRAGE ou LA MÉDUSE

NOUVELLE ET DERNIÈRE RELATION DU NAUFRAGE DE LA MÉDUSE

 

CHAPITRE VIII. — MARCHE DES EMBARCATIONS.

 

 

Rencontre de la chaloupe avec les autres embarcations. — La chaloupe prend quinze hommes de la yole. — Tous les équipages abordent. — Fatigues et privations dans le désert. — On rencontre les Maures. — Le brick apporte des vivres à la caravane arrivée à Saint-Louis.

 

Nous venons de terminer le récit des souffrances inouïes contre lesquelles nous eûmes à lutter pendant onze jours. Reportons un moment nos regards en arrière et faisons connaître quelles furent les manœuvres et le sort des embarcations lorsque la corde qui servait à remorquer le radeau vint à casser.

Deux de ces embarcations parvinrent à gagner le Sénégal sans accidents j ce furent celle du capitaine de la frégate et le grand canot dans lequel se trouvait le gouverneur du Sénégal et sa famille, ainsi que le chef de bataillon des troupes.

Elles arrivèrent le 9 juillet vers dix heures du soir à bord de la corvette l'Echo, qui était mouillée sur la rade Saint-Louis.

La yole ne pouvant plus tenir contre la violence du vent, demanda du secours à la chaloupe, qui se chargea des quinze personnes qui se trouvaient sur ce frêle esquif. Singulière suite d'événements !

Si le 6 juillet nous n'eussions pas débarqué soixante-trois dans le désert, la chaloupe n'aurait pu recevoir les quinze personnes qui se trouvaient dans la yole. Nous eussions eu la douleur de les voir périr devant nous sans pouvoir les secourir.

Le canot major et celui du Sénégal qui s'étaient beaucoup rapprochés de la côte et qui n'avaient pu résister à la violence du gros temps, et dépourvus de vivres, avaient également été obligés de faire côte dans la journée du 8 juillet, le premier à onze heures du matin, le second à cinq heures du soir.

Le même jour, à deux heures du soir, les hommes qui étaient restés dans la chaloupe, tourmentés par une soif ardente et une faim qu'ils ne pouvaient satisfaire, forcèrent par leurs demandes réitérées à faire côte. Ce qui eut lieu le même jour.

Laissons parler M. Brédif, ingénieur des mines de Galam :

Une heure après le débarquement des soixante-trois hommes, nous aperçûmes derrière nous quatre de nos embarcations. M. Espiaux, malgré les cris de son équipage qui s'y opposait, baisse les voiles et met en travers pour les attendre. Ils nous ont refusé de prendre du monde, faisons mieux maintenant que nous sommes allégés, offrons de leur en prendre.

Il leur fit, en effet, cette offre, dès qu'elle fut à la portée de la voix ; mais au lieu d'approcher franchement, elles se tinrent à distance.

La plus légère des embarcations (c'était la yole), va de l'un à l'autre pour les consulter. Cette défiance venait de ce qu'elles pensaient que, par une ruse de guerre, nous avions caché tout notre monde sous les bancs, pour nous élancer ensuite sur les hommes quand ils seraient assez près, et telle était cette défiance, qu'ils prirent le parti de nous fuir comme des ennemis.

Ils craignaient tout notre équipage, qu'ils croyaient révolté ; cependant nous ne mettions d'autres conditions, en recevant du monde, que de prendre de l'eau.

La soif continuait à se faire sentir ; quant au biscuit, nous n'en manquions pas.

Plus d'une heure s'était écoulée depuis cet incident, la mer devint grosse, la yole ne put tenir. Elle arriva enfin vers nous.

Mon camarade Chasteluz était un des quinze hommes qu'elle renfermait. Nous songeons d'abord à son salut. Il s'élance sur notre chaloupe, je le retiens par le bras et l'empêche de tomber à la mer. Nous nous serrâmes la main, quel langage !

La chaleur fut très-forte pendant la journée du 6. Nous étions réduits à une ration d'un verre d'eau sale ou puante. Encore si nous en avions eu avec abondance ! Pour tromper notre soif, nous mettions un morceau de plomb dans la bouche ; c'était un triste expédient !

La nuit vint encore ; elle fut la plus terrible de toutes ; le clair de lune nous faisait apercevoir une mer furieuse.

Des lames longues et creuses menacèrent vingt fois de nous faire disparaître. Le timonier ne pouvait croire que nous pussions échapper à toutes celles qui arrivaient.

Si nous en avions embarqué une seule, notre fin était venue ; le timonier mettait le gouvernail en travers, et la chaloupe faisait capot.

Ne valait-il pas mieux disparaître d'un seul coup que de mourir lentement ?

Vers le matin la lune étant couchée, excédé de besoin, de fatigue et de sommeil, je cède à mon accablement, et je m'endors malgré les vagues prêtes à nous engloutir.

Les Alpes et leurs sites pittoresques se présentent à ma pensée. Je jouis de la fraîcheur de l'ombrage ; je renouvelle les moments délicieux que j'y ai passés, et comme, pour ajouter à mon bonheur actuel par l'idée du mal passé, le souvenir de ma sœur, fuyant avec moi dans les bois de Kaiserlantern les cosaques qui s'étaient emparés de l'établissement des mines, tout cela est présent à mon esprit.

Ma tête était penchée au-dessus de la mer. Le bruit des flots qui se brisent contre notre frêle barque, produit sur mes sens l'effet d'un torrent qui se précipite du haut des montagnes ; je crois y plonger tout entier.

Cette douce illusion ne fut pas complète ; je me réveillai, et quel réveil, grand Dieu ! Ma tête se soulève, douloureusement je décolle mes lèvres enflammées, et ma langue desséchée n'y trouve qu'une croûte amère de sel, au lieu d'un peu de cette eau que j'avais vue dans mon rêve.

Le moment fut affreux, et mon désespoir extrême. Je pensai me jeter à la mer, et terminer ainsi en un instant mes souffrances. Ce désespoir fut court, il y avait plus de courage à souffrir.

Un bruit sourd, qu'on entendait au loin, ajouta aux horreurs de cette nuit. La crainte que ce ne fût le bruit de la barre du Sénégal, empêcha qu'on ne fit tout le chemin qu'on aurait dû faire.

Nous n'avions aucun moyen de savoir où nous étions. L'erreur était grande ; ce bruit n'était que celui des brisants qui se trouvent sur toutes les côtes d'Afrique.

Depuis, nous avons su que nous étions encore à plus de soixante lieues du Sénégal.

Dans la journée, vers le milieu du 8 juillet, un de nos canots fit route avec la chaloupe. Il souffrait plus que nous, et résolut de faire de l'eau à terre, si cela était possible ; mais les marins révoltés exigèrent qu'on y débarquât tout-à-fait : il y avait deux jours qu'ils n'avaient bu.

L'officier voulait s'y opposer ; les matelots avaient le sabre à la main. Une boucherie épouvantable fat sur le point d'avoir lieu à bord du malheureux canot.

Les deux voiles furent hissées, pour aller échouer plus promptement à la côte ; tout le monde arriva à terre ; le bateau s'emplit d'eau et fut abandonné.

Cet exemple, funeste pour nous, donna à nos matelots l'envie d'en faire autant. M. Espiaux consentit à les mettre à terre ; il espérait pouvoir ensuite, avec le peu d'eau qui restait, et en manœuvrant nous-mêmes, aller au Sénégal.

Nous entourons donc ce peu d'eau, et nous nous armons de nos épées pour la défendre. On se porte près des brisants ; on jette l'ancre, et l'officier donne l'ordre de filer la corde doucement ; les marins, au contraire, lâchèrent la corde ou la coupèrent. La chaloupe n'étant plus retenue, est entraînée sur un premier écueil.

L'eau passe par dessus nos têtes et emplit la chaloupe aux trois-quarts : elle ne coule pas.

Sur-le-champ, on déploie une voile qui nous emporte à travers les autres brisants. La chaloupe s'emplit tout-à-fait ; nous coulons ; mais il n'y avait plus que 1 mètre 50 centimètres d'eau : tout le monde se jette à la mer, et personne ne périt.

Ainsi, je me trouvais sur la côte d'Afrique, n'ayant dans mes poches que quelques galettes de biscuit trempées d'eau salée, pour la nourriture de plusieurs jours, sans eau, au milieu d'un désert de sables brûlants, où errent des hommes cruels : c'était quitter un danger pour un autre plus grand.

Nous résolûmes de suivre toujours le bord de la mer, la brise nous rafraîchissant un peu ; de plus, le sable mouillé était plus doux que le sable fin et mouvant dans l'intérieur. Avant de commencer notre route, nous attendîmes l'équipage du canot qui avait fait côte avec nous.

Nous marchions depuis une demi-heure, lorsque nous vîmes un autre canot qui s'avançait à pleine voile : il vint échouer.

Il renfermait toute la famille Picard, composée de Monsieur, de Madame, de trois grandes demoiselles, et de quatre petits enfants en bas-âge, dont un à la mamelle.

Je me déshabille et me jette à la mer pour aider cette malheureuse famille ; je contribue à mettre M. Picard à terre : tout le monde est conservé.

Les officiers réunirent leurs équipages, les rangèrent en ordre et firent route pour le Sénégal. Mais nous étions dans l'abandon, dépourvus de toutes ressources, sans guide, sur une côte peuplée de barbares.

La soif et la faim nous assaillaient d'une manière cruelle ; les rayons du soleil ardent qui se réfléchit sur ces immenses plaines de sable, aggravaient encore nos souffrances.

Le jour, accablés par une chaleur excessive, nous pouvions à peine faire un pas ; la fraîcheur du soir et du matin pouvait seule favoriser notre pénible marche. Ayant, après des peines infinies, franchi des dunes, nous trouvâmes de vastes plaines où nous eûmes le bonheur de découvrir de l'eau, après avoir fait dans le sable des trous à une certaine profondeur : ce liquide bienfaisant rendit à tout le monde l'espérance et la vie. On resta deux heures à cet endroit, et on tâcha de manger un peu de biscuit pour se conserver quelques forces.

Vers le soir, on reprit le bord de la mer. La fraîcheur de la nuit permettait de marcher ; mais la famille Picard ne pouvait nous suivre. On porta les enfants ; pour engager les matelots à les porter tour-à-tour, nous donnons l'exemple.

La position de M. Picard était cruelle ; ses demoiselles et sa femme montrent un grand courage ; elles se mettent en homme.

Après une heure de marche, M. Picard demande qu'on s'arrête : son ton est celui d'un homme qui ne veut pas être refusé. On y consent, quoique le moindre retard puisse compromettre la sûreté de tous. Nous nous étendons sur le sable ; nous dormons jusqu'à trois heures du matin.

Nous nous remîmes aussitôt en route. Nous étions au 9 juillet. Nous suivions toujours les bords de la mer ; le sable mouillé permet une marche plus facile ; on se repose toutes les demi-heures à cause des femmes.

Sur les huit heures du matin, nous entrons un peu dans les terres pour reconnaître quelques Maures qui s'étaient montrés à nous.

Nous rencontrons deux ou trois misérables tentes où étaient quelques mauresses presque toutes nues ; elles étaient aussi laides et aussi affreuses que les sables qu'elles habitaient.

Elles vinrent à notre secours, nous offrant de l'eau, du lait de chèvre et du millet, leur seule nourriture. Elles nous eussent paru belles, si c'eût été pour le plaisir de nous obliger. Mais ces êtres rapaces exigeaient de nous le peu que nous possédions.

Les marins, chargés de nos dépouilles, étaient plus heureux que nous autres ; un mouchoir leur valait un verre d'eau ou de lait, ou une poignée de millet.

Ils avaient plus d'argent que nous, et donnaient des pièces de cinq francs pour des choses pour lesquelles nous offrions un franc.

Au reste, ces Mauresses ne connaissaient pas la valeur de l'argent, et livraient plus à celui qui lui donnait deux ou trois petites pièces de dix sols, qu'à celui qui leur offrait un écu de six livres.

Malheureusement nous n'avions pas de monnaie, et je bus plus d'un verre de lait au prix de six francs le verre.

A quatre heures du soir, après avoir passé la grande chaleur II- du jour sous les tentes dégoûtantes des Mauresses, étendus à côté d'elles, nous entendîmes crier : Aux armes ! aux armes ! Je n'en avais point ; je m'armais d'un gros couteau que j'avais conservé et qui valait bien une épée.

Nous avançons vers des Maures et des noirs qui avaient déjà désarmé plusieurs des nôtres qu'ils avaient trouvés se reposant sur le bord de la mer.

On était sur le point de s'égorger, lorsque nous comprîmes que ces hommes venaient s'offrir à nous pour nous conduire au Sénégal ; je pensais qu'il fallait se confier entièrement à eux, qui se présentaient en petit nombre et se confiaient eux-mêmes à nous, tandis qu'il leur eût été si facile de venir en assez grand nombre pour nous accabler. On agit ainsi et l'on s'en trouva bien.

Nous partons avec nos Maures qui étaient des gens bien taillés et superbes dans leur genre.

Un noir, leur esclave, était un des plus beaux hommes que j'aie vus. Son corps, d'un beau noir, était vêtu d'un bel habit bleu, dont on lui avait fait cadeau. Ce costume lui allait à merveille.

Sa démarche était fière et son air inspirait la confiance. La défiance de quelques-uns d'entre nous, qui avaient leurs armes nues, et la crainte marquée sur le visage d'un certain nombre, le faisaient rire.

Il se mettait au milieu d'eux, et, plaçant la pointe des armes sur sa poitrine, il ouvrait les bras pour leur faire comprendre qu'il n'avait pas peur, et qu'ils ne devaient pas non plus le craindre.

Après avoir marché quelque temps, la nuit étant venue, nos guides nous conduisirent un peu dans les terres, derrière les dunes, où étaient quelques tentes habitées par un assez grand nombre de Maures.

Beaucoup de gens de notre caravane s'écrient qu'on les conduit à la mort. Mais nous ne les écoutons pas, persuadés que, de toutes les manières, nous sommes perdus, si les Maures veulent notre perte ; que, d'ailleurs, ils ont un véritable intérêt à nous conduire au Sénégal, et, qu'enfin, la confiance est le seul moyen de salut.

La peur fait que tout le monde nous suit. Nous trouvons dans le camp du lait de chameau et du poisson sec ou plutôt pourri, Nous n'étions pas sûrs de trouver toujours si bonne auberge sur la route.

Nous nous couchons sur notre lit accoutumé, c'est-à-dire, étendus sur le sable. On se repose jusqu'à minuit.

On prit quelques ânes pour la famille Picard et pour quelques hommes que la fatigue avait mis hors d'état d'aller plus loin.

Le 10 juillet, vers les six heures du matin, nous marchions sur les bords de la mer, quand nos conducteurs nous prévinrent d'être sur nos gardes et de prendre nos armes.

Je saisis mon couteau ; on rallie tout le monde.

Le pays était habité par des Maures pauvres et pillards, qui n'auraient pas manqué d'attaquer les traînards. La précaution était bonne.

Quelques Maures se montrent sur les dunes ; leur nombre augmente et bientôt surpasse le nôtre.

Pour leur en imposer, nous nous mîmes en rang sur une ligne avec les épées et les sabres en l'air. Ceux qui n'avaient pas d'armes agitaient les fourreaux, pour faire croire que nous étions tous armés de fusils.

Ils n'approchent pas : nos conducteurs vont au-devant à moitié chemin. Ils laissent un seul homme et se retirent : les Maures en font autant de leur côté.

Les deux parlementaires s'entretiennent pendant quelque temps, puis ils reviennent chacun à leur troupe.

L'explication fut satisfaisante, et les Maures ne tardèrent pas à venir nous trouver sans la moindre défiance.

Leurs femmes nous apportent du lait, qu'elles nous vendent horriblement cher ; la rapacité de ces Maures est étonnante, ils demandent jusqu'à partager le lait qu'ils nous ont vendu.

Cependant, nous vîmes une voile qui cinglait vers nous ; nous fîmes toutes sortes de signaux pour en être aperçus, et nous fûmes assurés qu'on nous répondait.

Notre joie fut vive et bien fondée ; c'était le brick r Argus, qui venait à notre secours.

Il baisse les voiles et met une embarcation à la mer.

Quant elle est auprès des brisants, un de nos Maures se jette à la nage, muni d'un billet qui peignait notre détresse.

Le canot prend le Maure à bord, et retourne porter le billet au capitaine. Après une demi-heure, le canot revient chargé d'un gros baril et de deux petits. Lorsqu'il est arrivé à l'endroit où il avait pris le Maure, ce dernier se jette de nouveau à la nage, emportant avec lui la réponse.

Elle nous annonce qu'on va mettre à la mer un tonneau de biscuits et de fromage, et deux autres contenant du vin et de l'eau-de-vie.

Une autre nouvelle nous comble de joie : les deux embarcations qui n'étaient pas échouées comme nous à la côte, étaient arrivées au Sénégal après avoir essuyé les temps les plus orageux.

Sans perdre un instant, M. le gouverneur Schemaltz avait expédié l'Argus et pris toutes les mesures pour secourir les naufragés et aller jusqu'à la Méduse.

De plus, on avait envoyé, par terre, des chameaux chargés de vivres, que nous devions rencontrer ; enfin, les Maures étaient prévenus de nous respecter et de nous porter secours.

Tant de bonnes nouvelles nous rendent à la vie et nous donnent un nouveau courage.

Quand les trois barils annoncés eurent été abandonnés à la mer, nous les suivions des yeux, nous craignions que les courants, au lieu de les amener à la côte, ne les envoyassent au large.

Enfin, nous ne doutons plus qu'ils ne s'approchent de nous ; nos noirs et nos Maures les vont chercher en nageant, et les poussent vers le rivage, où nous nous en emparons.

Le gros baril défoncé ; le biscuit et le fromage furent distribués nous fîmes un repas de dieux. Nos forces réparées, nous continuâmes notre route avec plus d'ardeur.

Vers la fin du jour le pays change un peu d'aspect : les dunes s'abaissent, nous apercevons dans le lointain une surface d'eau ; nous croyons, et ce n'est pas pour nous une satisfaction légère, que c'est le Sénégal qui fait un coude en cet endroit, pour couler parallèlement à la mer.

De ce coude s'échappe le bras du fleuve appelé le Marigot des Maringoins ; pour le passer, un peu plus haut, nous quittons le bord de la mer. Nous arrivons dans un endroit où il se trouvait un peu de verdure et de l'eau ; on résolut d'y rester jusqu'à minuit.

A peine y étions-nous, que nous vîmes venir un Anglais nommé Karnet, et trois ou quatre marabouts (prêtres de ce pays). Ils ont des chameaux : ils sont envoyés par le gouvernement à la recherche des naufragés.

On fait partir aussitôt un des chameaux chargé de vivres. Ceux qui le conduisent iront, s'il le faut, jusqu'à Portandic réclamer nos compagnons d'infortune, ou au moins en savoir des nouvelles.

L'envoyé anglais a de l'argent pour nous acheter des vivres. Il nous annonce encore trois jours de marche jusqu'au Sénégal. Nous pensions en être plus près ; les plus fatigués sont effrayés de cette distance. Nous dormons tous réunis sur le sable.

On ne laisse personne s'éloigner, à cause des lions qui, dit-on, étaient dans cette contrée.

Le 11 juillet, après avoir marché depuis une heure du matin jusqu'à sept heures, nous venons dans un lieu où l'Anglais comptait trouver un bœuf. Par un malentendu, il n'y en avait point ; il fallut se serrer le ventre ; mais nous eûmes un peu d'eau.

La chaleur était insupportable ; le soleil était déjà brûlant. On fit halte sur le sable blanc des dunes, comme étant plus sain pour une station, que le sable mouillé de la mer ; mais ce sable était si chaud que les mains ne pouvaient l'endurer. Vers midi, le soleil, d'aplomb sur nos têtes ; nous torréfiait.

Cependant, l'Anglais, sur son chameau, était ailé à la recherche du bœuf. Il ne fut de retour que sur les quatre ou cinq heures.

Il nous annonce que nous trouverions cet animal à quelques heures de chemin. Après une marche des plus pénibles, et à la nuit, nous trouvons, en effet, un bœuf petit, mais assez gras.

On cherche loin de la mer un endroit où l'on croyait qu'il y avait une fontaine. Ce n'était qu'un trou que les Maures avaient abandonné depuis peu d'heures. Là nous nous établissons ; une douzaine de feux sont allumés autour de nous.

Un noir tord le cou au bœuf comme nous l'aurions fait à un poulet. En cinq minutes, il est écorché et coupé en parties que nous faisons griller à la pointe des épées ou des sabres. Chacun dévore son morceau.

Le 2 mars nous nous remîmes en marche à trois heures du matin.

Il fallait cheminer sur le sable mouvant, de la pointe de Barbarie.

Rien, jusque-là, n'avait été plus fatiguant : tout le monde se récria ; nos guides Maures assurèrent que c'était plus court de deux lieues.

Nous préférâmes retourner sur le rivage, et marcher sur le sable que l'eau de la mer rendait ferme ; ce dernier effort fut presque au-dessus de nos forces.

Je succombai, et sans mes camarades, je restais sur le sable.

On voulait absolument gagner le point où le fleuve vient rencontrer les dunes.

Là, des embarcations qui remontaient le fleuve devaient venir nous prendre et nous conduire à Saint-Louis. Près d'arriver à ce lieu, nous franchissons les dunes, et nous jouissons de la vue de ce fleuve tant désiré.

Pour surcroît de bonheur, la saison était celle où l'eau du Sénégal est douce. Nous nous désaltérâmes à souhait.

On s'arrêta enfin, il n'était que huit heures du matin.

Nous n'eûmes d'autre abri, pendant toute la journée, que quelques arbres qui m'étaient inconnus, et qui portaient un triste feuillage.

Je me mis souvent dans le fleuve, mais sans oser aller au large, la peur que nous avions des caïmans nous empêchait de nous éloigner du bord.

Vers les deux heures arrive une petite embarcation ; le maître demande M. Picard ; envoyé par un des anciens amis de celui-ci, il lui porte des vivres avec des habits pour sa famille.

Il nous annonce à tous de la part du gouverneur anglais, deux autres embarcations chargées de vivre.

Je ne puis, en attendant qu'elles arrivent, rester auprès de la famille Picard.

Je ne sais quel mouvement se passait dans mon âme en voyant couper ce beau pain blanc, et couler ce vin qui m'aurait fait tant de plaisir.

A quatre heures, nous pûmes aussi manger du pain ou de bon biscuit, et boire d'excellent vin de Madère, que l'on nous prodigua même avec peu de prudence.

Nos matelots étaient ivres ; ceux-mêmes d'entre nous qui usèrent de plus de réserve, ou dont les têtes étaient meilleures, étaient au moins fort gais ; aussi, que ne dîmes-nous pas en descendant le fleuve dans nos barques ! Après une courte et heureuse navigation, nous abordâmes à Saint-Louis vers les sept heures du soir.

Mais que faire ? Où aller ? Telles étaient nos réflexions en mettant pied à terre ! Elles ne furent pas longues ; nous trouvâmes quelques-uns de nos camarades des embarcations arrivées avant nous, qui nous conduisirent et nous distribuèrent chez différents particuliers, chez lesquels tout était préparé pour nous bien recevoir.

Je me rappellerai toujours la tendre hospitalité que nous ont donnée en général les habitants de Saint-Louis, Anglais et Français.

Tous nous fûmes accueillis ; nous eûmes tous du linge blanc pour changer, de l'eau pour nous laver les pieds ; une table somptueuse nous attendait.

Pour moi, je fus reçu avec plusieurs compagnons de voyage, chez MM. Durécu et Potin, négociants de Bordeaux.

Tout ce qu'ils possédaient nous fut prodigué[1]. On me donna du linge, des habits légers, enfin tout ce qu'il me fallait. Je n'avais plus rien.

Honneur à celui qui sait aussi bien secourir les malheureux, à celui surtout qui sait le faire avec autant de simplicité et si peu d'ostentation que le faisaient ces Messieurs.

Il semblait que c'était un devoir pour eux de secourir tout le monde. Ils auraient voulu ne rien laisser aux autres du bien qui était à faire.

Des officiers anglais réclamèrent avec ardeur le plaisir, disaient-ils, d'avoir quelques naufragés ; quelques-uns de nous eurent des lits ; d'autres de bons matelas étendus sur des nattes, dont ils se trouvèrent très-bien. Je dormis mai cependant, j'étais trop fatigué et trop agité ; je me croyais toujours ou balloté par les flots ou sur des sables brûlants.

 

 

 



[1] M. Brédif rend justice à MM. Durécu et Potin. M. Correard n'a cessé de les calomnier.