SCÈNES D'UN NAUFRAGE ou LA MÉDUSE

NOUVELLE ET DERNIÈRE RELATION DU NAUFRAGE DE LA MÉDUSE

 

CHAPITRE VII. — RENCONTRE DES MAURES.

 

 

Captivité. — Portrait du chef maure. — Offres faites à ce chef qui les accepte et nous dirige vers le Sénégal. — Le prince Hamet nous enlève des mains des premiers barbares. — Fait couper la barbe au chef en signe de mépris et nous envoie à son camp. — Méchanceté des enfants et des femmes. — Hamet conduit ses captifs à Saint-Louis. — Karnet. — L'Argus. — Rançon.

 

A deux heures du matin l'adjudant Petit et trois soldats qui avaient conservé un peu de force, s'avancèrent à un demi-quart de lieue ; ils aperçurent des cabanes ; ils n'en étaient qu'à quelques pas, lorsqu'une trentaine de Maures en sortirent armés de mauvais sabres et de poignards, en poussant des hurlements terribles.

Epouvantés par cette attaque imprévue, nos compagnons voulurent, en se sauvant, préserver leur vie qu'ils croyaient menacée, mais ils furent enveloppés et l'un d'eux reçut une blessure assez grave.

L'adjudant Petit fut plus heureux, il s'échappa et vint nous donner cette nouvelle ; l'impossibilité de fuir, et surtout la soif, nous déterminèrent à aller au devant de ces barbares.

Ils nous entourèrent en criant, et nous fûmes bientôt dépouillés de tous nos vêtements, nos chemises ne furent pas même respectées.

Nous eûmes l'air de nous soumettre de bon cœur à cette spoliation, aucune plainte ne sortit de notre bouche, nous ne disions qu'un mot : de l'eau !

Ils nous conduisirent alors dans un fond où nous en trouvâmes ; malgré son amertume, son odeur infecte et la mousse verte qui la couvrait ; elle fut pour nous le plus grand des bienfaits. Nous fûmes près d'une heure sans pouvoir nous désaltérer ; je puis dire, sans exagérer, que nous en bûmes chacun plus de dix bouteilles ; mais notre estomac ne pouvant la supporter ; nous la rejetions un instant après, telle que nous l'avions prise.

Ce premier besoin satisfait, les Maures nous firent signe de nous approcher de leur cabane. Le chef de la tribu ayant remarqué les égards que l'on avait pour moi et pour l'adjudant Petit, nous prit par la main et nous fit asseoir sur le sable.

Les autres Maures formaient un cercle autour de nous, tandis que les femmes et les enfants se partageaient nos dépouilles et manifestaient leur joie féroce par des danses et des cris.

Je me plus à examiner ce chef barbare, dont la vue m'avait frappé.

Sa taille était petite, mais bien proportionnée ; un nez aquilin, des yeux grands et vifs, une petite bouche ornée de belles dents, des cheveux courts et une longue barbe, lui donnaient une physionomie toute particulière qui le distinguait de ses compagnons.

Son costume répondait à la dureté de ses traits ; une peau hérissée de poils le couvrait jusqu'à la ceinture. Un long coutelas était suspendu à son côté. Sa tête était nue : je fus surpris qu'un mahométan ne portât pas de turban.

Il me fit en mauvais anglais plusieurs questions que j'avais bien de la peine à saisir.

— Quel est ton pays ? — La France.

— D'où viens-tu ? — De ma patrie.

— Comment te trouves-tu ici ? — La tempête m'y a jeté.

— Où est le vaisseau qui te portait ? — La distance d'un soleil à l'autre suffirait pour arriver à l'endroit où il se trouve.

— Que renferme-t-il ? — Des toiles, des fusils, de la poudre, du tabac et de l'argent.

Je lui dis ensuite que notre seul désir était de nous rendre au Sénégal où résidait notre gouverneur, et je lui offris pour récompense, s'il voulait nous y conduire, du tabac, de la poudre et des fusils.

Le Maure goûta cette proposition : il se munit d'une peau de bouc pleine d'eau, et nous fit prendre la route du Sénégal ; un morceau de poisson sec rempli de vers fut la seule nourriture que nous prîmes avant notre départ ; quel repas après six jours de privations.

Nous marchâmes toute la journée et une partie de la nuit. A onze heures du soir, nous arrivâmes auprès de quelques cabanes creusées dans le sable, soutenues par des épines et habitées par des Maures de la même tribu que nos conducteurs.

On nous accabla d'insultes. Les traînards de la troupe ne purent obtenir un verre d'eau bourbeuse et saumâtre qu'en donnant deux ou trois mouchoirs sauvés du pillage. Nous prîmes cette nuit deux heures de sommeil, après lequel nous nous mîmes en route.

A peine avions-nous marché une heure, que nous aperçûmes sur le bord de la mer une grande quantité de Maures qui se dirigeaient de notre côté en poussant des cris.

Quand ils furent à vingt pas de nous, l'un d'eux, c'était le chef, nous dit de nous arrêter et de ne rien craindre.

Il nous fit entourer par quelques-uns de ses gardes, tandis que les autres attaquèrent et mirent en fuite la bande qui nous conduisait. Le chef voulut opposer quelque résistance, mais il fut pris et renvoyé honteusement après qu'on lui eut coupé la barbe en signe de mépris.

Nous changeâmes de maître sans changer de malheur.

Vous êtes à moi, nous dit Hamet, chef de cette nouvelle troupe et prince des Maures pêcheurs ; il ordonna aussitôt à quatre de ses gens de nous conduire à son camp. Son ordre fut exécuté.

Le soir, après une marche fatigante, nous atteignîmes quelques cabanes où nous ne trouvâmes que des femmes et des enfants : c'était le terme de notre voyage ; nous y séjournâmes deux jours pour attendre le prince Maure ; durant ce temps nous eûmes pour toute nourriture de l'eau saumâtre, et des crabes que nous attrapions sur le bord de la mer, et que nous mangions toutes vivantes.

Ce fut-là que nous éprouvâmes pour la première fois les douleurs les plus aiguës ; de petites vessies, produites par l'ardeur du soleil nous couvraient tout le corps, elles crevaient lorsque nous nous couchions à terre, et se remplissaient de sable fin ; pour nettoyer ces plaies qui dégénéraient bientôt en ulcères, nous fûmes obligés de recourir à l'eau de mer ; on ne peut se faire une idée des souffrances que nous endurions dans l'emploi d'un remède aussi cruel.

Hamet étant arrivé, nous reprîmes notre marche ; après quelques heures de route, nous arrivâmes à son camp ; il nous fit distribuer par un de ses esclaves noirs, dix gros poissons, et pour chacun de nous deux verres d'eau ; il me fit ensuite appeler.

Il était dans sa tente couché au milieu de ses femmes et fumant gravement du tabac dans une longue pipe. Français, me dit-il, que me promets-tu si je vous conduis au Sénégal ; je lui promis tout.

Ebloui par mes offres un peu exagérées ; il donna l'ordre de partir à l'instant même ; cette résolution nous arracha aux travaux les plus durs et les plus humiliants. Les femmes surtout mettaient du raffinement dans leur cruauté.

Il nous fallait décharger les chameaux, arracher des racines pour faire du feu, etc., etc. Une de ces femmes — je me le rappellerai longtemps —, lorsque je venais de laver mon corps avec de l'eau de mer, jeta une poignée de sable sur mes plaies encore humides ; je doute que l'on pût trouver un autre exemple d'une pareille barbarie.

Le quatrième jour de notre captivité, aux premiers rayons du soleil, nous découvrîmes un navire qui semblait s'approcher de la côte ; la vue du pavillon français nous fit tressaillir.

C'était l'Argus qui louvoyait. Malgré tous nos signaux, le navire s'éloigna, on nous avait pris pour des Maures. Cet éclair d'espérance augmenta notre abattement. Nous marchâmes encore deux jours sans trouver une goutte d'eau ; les Maures nous donnèrent à boire de l'urine de chameau mêlée avec du lait ; cette boisson n'avait rien de désagréable, je la préférais même à l'eau dégoûtante que nous avions bue jusqu'alors.

Il y avait déjà six jours que nous avions été pris par les Maures, lorsqu'un marabout nègre vint à nous, monté sur un chameau. Il nous dit que le gouverneur français l'avait envoyé à notre rencontre, et qu'il était suivi d'un officier anglais qui venait pour nous racheter et nous conduire au Sénégal.

Ce ne fut que le neuvième jour, à dater de notre esclavage, que l'officier anglais nous rencontra. Il était vêtu comme un Maure. Lui seul, dans Saint-Louis, avait osé braver tous les dangers pour hâter notre délivrance. Gloire et reconnaissance au brave Karnet ! C'est le nom de ce vertueux officier.

A peine arrivé, il demanda, l'officier français qui commandait notre petit détachement ; je m'approchai, il me remit une lettre d'Espiaux, dont voici la copie :

A M. d'Anglas, lieutenant, commandant la portion d'équipage de la Méduse, débarqué près les Mottes-d'Angel.

Fort Saint-Louis, le 13 juillet 1816.

La personne qui vous remettra cette lettre, mon cher d'Anglas, est un officier anglais, dont. l'âme grande et généreuse le porte à s'exposer à tous les désagréments et à tous les dangers d'un voyage vers l'endroit où vous êtes débarqués, pour vous procurer les soulagements que votre situation comportera ; il connaît parfaitement le pays et la langue en usage ; rapportez-vous en donc à ses lumières, et suivez ponctuellement tous les conseils qu'il vous donnera ; je suis persuadé que c'est le moyen le plus sûr pour vous rendre avec sûreté au fort Saint-Louis, l'équipage restant dans la chaloupe.

Le canot-major, etc., etc., sont arrivés ici. Nous avons trouvé l'accueil le plus généreux ; nos maux sont déjà adoucis, et nous n'attendons, pour nous livrer à. toute notre joie, que le moment de notre réunion avec les infortunés qui sont avec vous.

Adieu, mon cher, je vous embrasse ; prenez courage, et tâchez de le soutenir dans l'âme de ceux qui vous accompagnent.

Votre ami, ESPIAUX.

 

Les premiers soins de M. Karnet furent donnés à notre nourriture ; il partagea avec moi deux petits pains de sucre et quelques pains américains. Il fit ensuite distribuer aux soldats et aux matelots quelques onces de riz ; ceux-ci n'ayant pas eu la patience de le faire cuire, le mangèrent cru, et s'exposèrent ainsi à de fortes indigestions.

Cette première leçon fut perdue pour eux ; ils mangèrent la viande coriace d'un bœuf qu'ils avaient tué ; des coliques très-fortes et des vomissements, qui durèrent près de deux heures, furent le résultat de cette imprudence. La manière dont nous avons fait cuire ce bœuf est assez curieuse pour être rapportée ; nous la tenions des Maures qui nous accompagnaient :

Nous commençâmes par faire un creux dans le sable et par le faire bien chauffer. Cette première opération terminée, nous jetâmes dans ce creux le bœuf, après en avoir enlevé la peau et les entrailles. Nous le recouvrîmes de sable, et nous fîmes un nouveau feu.

Ainsi cuit, le bœuf fut distribué ; plusieurs de nous en mangèrent plus de six livres. Un Italien, entr'autres, en mangea avec tant de voracité, que le lendemain, il ne pouvait faire aucun mouvement ; son ventre énorme, ses gros soupirs, et les contorsions qu'il faisait pour se lever, nous égaient un instant ; on le soulève et on l'aide à marcher.

Ce jour-là, nous revîmes l'Argus, qui pouvait être à une demi-lieue de nous ; l'officier anglais tira plusieurs coups de fusil pour nous faire reconnaître ; le brick s'approcha de terre autant qu'il le put, et mit une embarcation à la mer. Les brisants étaient trop forts ; l'embarcation fut dans l'impossibilité de toucher terre. Alors Hamet, son frère, et le brave Karnet se jetèrent à l'eau, joignirent l'embarcation et arrivèrent près du brick.

M. Parnajon, capitaine du brick, reçut l'officier anglais de la manière la plus amicale. Il lui remit un baril de biscuits et quelques bouteilles d'eau-de-vie, pour que la distribution en fut faite à mon détachement.

Les deux Maures et M. Karnet se replacèrent dans le canot ; lorsqu'ils furent près des brisants ils jetèrent la barrique à l'eau, et la conduisirent, en nageant, jusqu'à terre.

Je distribuai de suite une ration double à chaque homme, et je fis placer le reste sur le chameau de Karnet.

Nous apprîmes alors que nous étions encore à vingt lieues du Sénégal ; ce trajet était bien long pour des hommes exténués de fatigues ; j'aurais pu me l'épargner en entrant dans le brick, mais il y aurait eu de la lâcheté à abandonner mes compagnons d'infortune, et je restai.

Le lendemain je partis, accompagné de mon guide Abdallah, pour aller à Saint-Louis, faire préparer des vivres et tout ce qui pouvait être utile à ma petite troupe ; mais craignant d'arriver un peu tard, je me fis précéder par un jeune Maure qui devait porter au gouverneur une lettre, dans laquelle je lui demandais des ânes et des chameaux pour transporter mon détachement.

La commission fut faite ; le gouverneur, à la réception de ma lettre, s'empressa d'envoyer les bêtes de somme qu'il put se procurer. Je les rencontrai à une journée du Sénégal, conduites par des Maures.

Le 22 juillet, à six heures du soir — cette époque restera gravée dans ma mémoire — j'arrivai au petit village de Guetandard, situé sur les bords du fleuve du Sénégal.

Depuis une heure j'apercevais la tête des palmiers qui s'élèvent dans l'île de Saint-Louis, et qui servent de point de ralliement aux navires pour reconnaître ce comptoir.

Le chef nègre de ce village, me fit passer la rivière dans une petite pirogue ; rien ne saurait égaler ma joie, lorsque je me vis sur l'autre bord.

Accompagné de mon guide Abdallah, je courus de suite chez le gouverneur ; il demeurait dans la maison de MM. Durécu et Potin, négociants français, qui lui avaient donné la plus généreuse hospitalité.

Je me présentai presque nu ; un pantalon que m'avait donné M. Karnet formait mon seul habillement ; ma peau basanée, ma figure pâle et décharnée, les nombreuses cicatrices qui tachetaient mon corps, tout concourait à me donner une physionomie hideuse.

Les soins les plus minutieux me furent prodigués ; à chaque marque d'intérêt que l'on me donnait, je me sentais renaître ; je faisais un pas dans la vie.

Je n'oublierai jamais la conduite obligeante que tînt à mon égard M. Durécu, oncle et associé de M. Potin.

Cet estimable négociant, touché de l'état de nudité où il me voyait, courut chercher tout ce qui pouvait m'être nécessaire, une chemise, des souliers, un habit, etc. Habillez-vous, me dit-il, et disposez en tout de moi ; voilà du linge, voici ma table je regarde tous les naufragés comme mes amis.

Le lendemain de mon arrivée, je me transportai à l'hôpital anglais pour voir ceux de mes camarades qui avaient été sur le radeau. Je les trouvai tous couchés, à l'exception du sous-lieutenant Lozach, dont les plaies commençaient à se cicatriser.

Je dois rendre à M. Correard cette justice, il me parut le plus maltraité. Couché sur le ventre, il ne pouvait se remuer. Je lui fis offrir un pot de confiture dont j'avais fait l'acquisition, mais il le refusa. Craignait-il alors de me devoir quelque reconnaissance ?