SCÈNES D'UN NAUFRAGE ou LA MÉDUSE

NOUVELLE ET DERNIÈRE RELATION DU NAUFRAGE DE LA MÉDUSE

 

CHAPITRE III. — CONSTERNATION. STUPEUR.

 

 

Travaux pour dégager la Méduse. — Conseil convoqué. — Plan du Radeau. — Liste clandestine d'embarquement. — Les militaires s'y trouvent désignés. — Promesses et propos suborneurs. — La frégate s'entrouvre. — Désordre de l'embarquement. — Sauve qui peut général. — Les embarcations craignant d'être trop chargées gagnent momentanément le large. — Ordre donné à M. Paulin d'Anglas. — Incident arrivé à cet officier après avoir passé sur le radeau. — Sa résolution.

 

Après l'échouement de la Méduse, la consternation est générale. Immobiles comme le vaisseau que nous montons, nous jetons des regards inquiets sur tout ce qui nous environne, point de cris, point de plaintes, c'est le silence de la mort. Au milieu de cet accablement, l'horreur de notre position se peint dans la physionomie pâle et égarée de l'officier de quart, rien, absolument rien ne tempère tant d'horreur, nous allons tous périr, nulle chance de salut, pas un n'a les mains levées vers Celui auquel les mers et les vents obéissent. Renfermés en nous-mêmes, de l'abîme des eaux nous allons tomber sans y songer dans l'abîme de l'éternité ; et comme nous avons oublié Dieu, nous nous oublions les uns les autres ; aucune consolation n'est donnée ni offerte ; chacun ne voit que sa mort, ne regrette que sa vie, c'est l'égoïsme à sa dernière heure.

Après ce moment de stupeur nous nous abandonnons au plus affreux désespoir : on n'entend que des lamentations et des reproches. Une agitation extrême sans objet et sans plan succède à l'état d'inertie où nous étions plongés. Quelle âme forte eût résisté à l'idée terrible d'un écueil, dans l'immensité de la mer, à si grande distance de la côte ? La mort ne peut se présenter sous un appareil plus redoutable.

Dans ce grand cataclysme, le souvenir de ma mère fut pour moi une providence et, par une inspiration de mon cœur, je porte mes regards vers Celui que nous avions oublié et j'articule ces quelques paroles : Mère bonne et chérie, femme chrétienne qui n'avez jamais cessé de m'élever dans l'amour de notre Dieu, protégez-moi auprès de Lui. Je me rappelle qu'en me séparant de vous vous me mîtes sous la protection de la sainte et bonne Vierge ; quel espoir et quel courage ne me donne pas en ce moment suprême le souvenir des paroles que vous m'adressâtes en me disant adieu :

Mon fils que la foi et l'espérance n'abandonnent jamais ton cœur ; prie, Dieu te protégera, c'est ta mère qui te le promet. Croyant fermement à cette promesse, je repris le calme de mon esprit.

Ma pensée fut que j'échapperais à tous les dangers qui allaient s'accumuler sur nos tètes ; et dès lors j'abandonnai mon avenir à la Providence et à mes inspirations de salut.

Je ne passerai pas en revue toutes les mesures prises pour sauver la frégate, depuis le moment où elle échoua jusqu'à celui où on l'abandonna avec une précipitation et un désordre inconcevable, ces détails m'amèneraient à blâmer certains moyens que l'on employa pour la dégager du banc sur lequel elle était échouée, mon intention se borne à décrire toutes les tortures de notre position et non à formuler une accusation contre ceux auxquels avait été confiée notre existence.

On commence par carguer les voiles. On descend tous les hauts mâts ; les embarcations sont mises à la mer à l'exception de la chaloupe qui n'était pas calfatée ; on la calfate à la hâte, elle est mise à la mer, mais n'est pour lors d'aucune utilité, elle prenait une trop grande quantité d'eau.

Après avoir allégé la frégate, tous les efforts furent employés le 2 et le 3 à la mettre à flot ; mais plus on avançait dans ce travail pénible, plus le découragement s'emparait de l'équipage ; enfin, il ne fut plus permis de fermer les yeux à la vérité. ; la frégate devait périr sur l'écueil, on renonça à la dégager. Un conseil fut convoqué dans lequel ne furent point appelés les officiers de terre ; ils auraient dû l'être, puisque le danger était commun à tous. Cet oubli prend sa source dans l'égoïsme dont la suite n'a donné que trop de preuves.

M. Schemaltz, gouverneur du Sénégal, y donna le plan d'un radeau, qui joint aux six embarcations, devait servir à sauver tout l'équipage. Ce plan fut adopté ; mais une justice impartiale devait être suivie dans l'exécution du projet ; au lieu d'une répartition arbitraire, l'honneur et l'humanité exigeaient que le sort décidât de la place que chacun devait occuper. Loin de là, on fait une liste clandestine d'embarquement, et ceux qui ont dirigé la liste fatale ont pris le poste le moins périlleux.

Tous les militaires, quelques matelots sans expérience, une douzaine de passagers furent désignés pour le radeau ; il fallait au moins une habile officier de marine pour diriger cette fatale machine. Le commandement en fut donné à un jeune aspirant, nommé M. Coudin, qui pouvait à peine marcher, une forte contusion à la jambe l'empêchait de se mouvoir. N'était-ce pas la place du capitaine ou du lieutenant en pied ? Leur présence eût donné de la confiance aux malheureux dévoués à une mort presque certaine ; les moyens de salut eussent été mieux employés. Les moyens de salut, ils les prirent en abandonnant leurs infortunés compagnons ; j'étais de ce nombre. On verra bientôt comment j'ai échappé à ce premier danger.

Toutes les promesses, toutes les espérances nous furent présentées pour nous cacher l'abîme qu'on ouvrait devant nous ; le radeau serait remorqué par les embarcations, on y placerait cent mille francs qui se trouvaient sur la frégate, tous les vivres y seraient déposés, et si une embarcation venait à chavirer, le radeau servirait de refuge : tels furent les propos suborneurs que nous tinrent ceux auxquels était confiée notre existence.

Dans la nuit du 4 au 5 juillet la frégate creva, sa quille se brisa en deux parties, les pompes étaient insuffisantes pour lutter contre l'eau qui entrait avec force dans la cale, le gouvernail se démonta et ne tint plus à l'arrière que par ses chaînes, à cinq heures du matin l'eau s'élevait à trois mètres, il fallait échapper à ses progrès menaçants.

Le désordre devint extrême ; chacun chercha le moyen qu'il crut le plus favorable pour gagner le large. Au milieu de cette confusion générale, les débarquements se font avec une grande difficulté. On descendait sur le radeau à l'aide d'une faible corde qui pouvait à peine suffire à cet usage ; plusieurs reçurent des contusions ; d'autres, écartés par la foule, ne purent atteindre la corde et passer sur le radeau ; aux dangers de la mer vinrent se joindre les passions soulevées par le désespoir et dégagées de tout frein par le sentiment de la conservation personnelle et, chacun suivant sa crainte ou son expérience, se glissait dans l'embarcation qu'il croyait la moins dangereuse. Aussi l'instant où l'on abandonna la frégate fut-il un sauve qui peut général.

Les embarcations qui craignaient d'être trop chargées gagnèrent toutes le large. Cet abandon momentané rendait plus nombreuse la foule qui se précipitait vers la corde et cherchait à arriver sur le radeau.

Ce fut alors que mon chef de bataillon m'ordonna de surveiller l'embarquement des soldats qui descendaient sur le radeau. J'obéis. Il me recommanda de ne pas quitter la frégate, que le dernier des militaires ne fût embarqué. J'obéis encore. Il exigea qu'ils n'emportassent ni sabre, ni fusils, ni havresacs. Cette mesure, qui devait avoir des suites si funestes, fut suggérée par la prudence : on craignit de surcharger le radeau. Les officiers seuls avaient emporté leurs armes.

Après avoir exécuté l'ordre qui venait de m'être donné, je passai sur le radeau, je m'attachai à la corde, et je parvins avec peine à y arriver. Mais le radeau était déjà encombré ; déjà Savigny, Corréard et tous les officiers, moins le chef de bataillon et mon capitaine, se trouvaient sur le radeau. Les premiers arrivés s'étaient emparés du centre, la partie la plus sûre et la moins exposée aux vagues. De cette position avantageuse et inexpugnable, ils repoussaient tous ceux qui voulaient s'éloigner des extrémités. Malgré les services que je venais de rendre, je ne trouvai place que sur l'arrière du radeau ; l'eau couvrait la moitié de mon corps, et les lames, en se brisant, passaient au-dessus de ma tête[1].

Si j'avais été un soldat vulgaire, incapable d'apprécier un péril sans gloire, peut-être aurais-je vu, avec tranquillité, des hommes qui n'avaient pas plus de titre que moi à se sauver, occuper la position la plus avantageuse et me la refuser ; mais la réflexion, l'idée d'un danger imminent et, le dirai-je, le dépit, me firent prendre une résolution désespérée. Décidé à braver la mort, après être resté quelque temps sur le radeau, je me jette à la nage ; je lutte une heure contre les flots, et je regagne la frégate, sans espoir de salut et dans le seul but de quitter une place où mon sort était aisé à prévoir, et où il m'était impossible de résister plus longtemps à la pression des hommes entassés les uns sur les autres, à la fureur des vagues, à un danger sans cesse menaçant[2]. Ceux qui avaient fait construire cette fatale machine, qu'auraient-ils fait à ma place ? Je n'avais donc pas à hésiter, et me voilà seul en plein Océan !. J'ai dit plus haut que je regagnai la frégate, après une heure de lutte désespérée contre les vagues.

M. de Savigny et Correard se sont fait un faux point d'honneur d'être entrés dans le radeau. M. Savigny ne pensait certainement pas à rendre son ministère utile à ceux qui se trouvaient avec lui sur les planches du radeau.

Quant à M. Correard, il n'exerçait, d'ailleurs, aucune autorité ; il n'était le chef de personne ; rien, s'il devait faire partie d'une autre embarcation, ne l'obligeait à s'immoler pour aller sur le radeau. Je ne vois pas d'abord quel attachement invincible, à son devoir, pouvait l'engager à choisir telle embarcation plutôt que telle autre. Quel secours a-t-il donné sur le radeau à ses malheureux compagnons d'infortune ? Aucun.

 

 

 



[1] M. Correard, en donnant la construction du radeau (Relation, p. 80, ligne 7), s'exprime ainsi :

Le devant du radeau, cette partie antérieure, n'offrait que très-peu de solidité, et était continuellement submergée ; le derrière ne se terminait pas en pointe, comme le devant ; mais, une assez longue étendue de cette partie ne jouissait pas d'une solidité plus grande ; en sorte qu'il n'y avait que le centre sur lequel on pût réellement compter.

[2] La première nuit, douze de ceux qui se trouvaient sur le derrière du radeau perdirent la vie, ayant les extrémités inférieures engagées dans les interstices que laissaient entre elles les pièces de bois qui formaient le radeau ; huit avaient été enlevés par la violence de la mer.