La persécution de Dioclétien et le triomphe de l’Église

CHAPITRE HUITIÈME — LES CHRÉTIENS DEPUIS L’USURPATION DE MAXENCE JUSQU’À LA MORT DE MAXIMIEN HERCULE (306-310).

 

 

I. — La persécution en 307.

L’année 306 s’était achevée dans le plus grand désarroi. La confusion politique s’accrut encore l’année suivante. Pour la première fois les consuls, dont les noms servent de points de repère à la chronologie, deviennent incertains : Sévère et Maximin ont été désignés par Galère ; Hercule s’est substitué à Sévère dans les États enlevés à celui-ci ; bientôt la discorde se mettra entre Hercule et Maxence, et, par l’ordre de ce dernier, le nom de son père disparaîtra des formules officielles : alors commence a Rome l’usage de désigner l’année, non par les consuls qui lui sont propres, mais par ceux de l’année précédente, post consulatum[1].

Ce fait, insignifiant en apparence, est le signe du trouble profond qui règne dans le monde romain, et de l’incertitude qui couvre ses destinées. Pendant toute l’année 307, les révolutions se précipitent, comme si non seulement l’œuvre particulière de Dioclétien et de Galère, mais l’Empire lui-même était à la veille de se dissoudre. Sévère tente d’expulser Maxence et de reprendre Rome : ses soldats l’abandonnent sous les murs mêmes de la ville éternelle ; il finit par tomber entre les mains d’Hercule, qui lui accorde la grâce de la bonne mort, c’est-à-dire lui permet d’échapper au supplice en s’ouvrant les veines[2]. Victorieux, mais redoutant le retour offensif de Galère, Hercule laisse Maxence à Rome et passe en Gaule ; il donne à Constantin sa fille Fausta en mariage[3] et lui confère le titre d’Auguste ; puis, satisfait d’avoir obtenu la neutralité, sinon l’alliance effective, du fils de Constance[4], il revient en toute hâte dans l’Italie envahie par Galère. Mais une fois encore le charme victorieux de Rome avait dompté l’assiégeant : Galère, avant même l’arrivée d’Hercule, battait en retraite, abandonné d’une partie de ses soldats, et ne retenant l’autre que parce qu’il lui donnait sur la route l’Italie à piller[5]. A Rome, cependant, la concorde du père et du fils ne dure pas. Hercule se fatiguait de partager le pouvoir : il essaya de soulever le peuple et les légions contre Maxence ; plus heureux ou plus habile, Maxence parvint à détourner leur fureur contre le vieil Auguste, qui dut fuir à son tour[6]. Il chercha d’abord un asile en Gaule, près de son gendre Constantin ; mais celui-ci, qui voyait d’un œil tranquille ces ambitieux de bas étage se détruire les uns les autres, refusa de prendre parti contre Maxence, comme tout à l’heure il avait refusé de se déclarer contre Galère[7]. Hercule, ressaisi par le démon du pouvoir et voulant à tout prix garder la pourpre, quitta alors brusquement la Gaule pour se rendre en Pannonie, où était Galère[8].

Il arriva, sans être attendu ni invité, au milieu d’un congrès. A Carnuntum se trouvaient non seulement Galère, mais encore le fondateur de la tétrarchie, l’ermite de Salone, Dioclétien lui-même, appelé près de son gendre par un de ces impérieux messages auxquels il n’est pas prudent de résister. Un autre personnage considérable, sinon déjà empereur, au moins candidat à la pourpre, accompagnait les deux princes : c’était Licinius, l’ami le plus intime de Galère, dont le choix depuis longtemps décidé avait été naguère prévenu par l’élection militaire de Constantin. La mort de Sévère, en laissant une place vide dans le collège impérial, permettait enfin à Galère d’accomplir son dessein ; mais, résolu à élever sur-le-champ Licinius au degré suprême sans le faire passer par le rang intermédiaire de César, il avait cru nécessaire de tirer Dioclétien de sa retraite pour couvrir de l’autorité du vétéran impérial une dérogation aussi formelle aux règles de la tétrarchie[9]. Tout fait supposer qu’Hercule fut accueilli avec joie par Galère, malgré les événements d’Italie : l’adhésion du vieil ambitieux qui, sans trésors et sans armée, promenait de province en province sa pourpre errante, donnait une sanction nouvelle à l’élévation de Licinius[10]. Mais Hercule n’était pas homme à se contenter d’une reconnaissance platonique de son titre d’Auguste. Il essaya de renouer ses intrigues, et s’efforça de persuader à Dioclétien de reprendre avec lui non seulement le titre, mais la réalité du pouvoir. C’est probablement alors que Dioclétien dit le mot célèbre, rapporté par Aurelius Victor : Vous ne me parleriez pas ainsi, si vous aviez vu les légumes que je fais pousser à Salone[11].

Ces événements avaient rempli l’année : la mort de Sévère est du mois de février et l’intronisation de Licinius eut lieu en novembre. En réalité, malgré tant de sang répandu, d’expéditions manquées, de voyages inutiles, rien n’était changé depuis un an, puisque l’anarchie était la même, et que six empereurs, plus ou moins ennemis ou prêts à le devenir, portaient simultanément la pourpre[12].

Quelle influence eurent sur le sort des chrétiens ces événements, ou plutôt cette agitation stérile ? Aucune, sans doute, en Occident. Maxence ne pouvait songer à reprendre la persécution : sa politique naturelle était de s’appuyer sur Constantin, champion héréditaire de la tolérance, et sa haine contre le persécuteur Galère ou l’ancien persécuteur Hercule mettait facilement ses intérêts d’accord avec ses sentiments. Bien qu’à Rome et en Italie les chrétiens fussent proportionnellement moins nombreux qu’en Orient, ils n’en faisaient pas moins une partie considérable de la population : un souverain mieux affermi que Maxence eût jugé prudent de les ménager, à plus forte raison un prince dont le trône chancelant avait besoin du soutien de tous. Aussi le nouveau maître de Rome voulut-il imiter son beau-frère en donnant des gages aux fidèles, et même à tout le peuple qui dans les derniers temps avait paru fatigué de la persécution. Eusèbe dit que pour flatter le peuple romain il feignit de partager la foi chrétienne[13] ; sans doute l’expression dépasse ici la vérité, et dénote un historien mal informé des choses de l’Occident ; cependant on peut le croire quand il ajoute que Maxence ordonna à ceux qui dépendaient de lui de s’abstenir de toute persécution, et, se donnant l’extérieur de la piété, parut plus doux et plus humain que les princes qui l’avaient précédé[14]. La piété dont parle Eusèbe est celle que professait, au même moment, Constantin, et qu’avait d’abord professée Constance, c’est-à-dire le pur déisme, plus ou moins dégagé des superstitions païennes.

Si la situation de l’Église resta la même dans les contrées occidentales, rien ne parut davantage changé en Orient. L’Empire continua d’être divisé en deux zones, l’une où régnait la paix religieuse, l’autre où sévissait la persécution. Galère et Maximin, chacun dans ses provinces, continuèrent à poursuivre les chrétiens.

Pendant que Galère préparait son expédition malheureuse contre Rome[15], un singulier incident avait mis en relief la vertu chrétienne et arraché à un magistrat païen un involontaire et significatif aveu. Un fidèle, nommé Serenus, déjà avancé en âge, exerçait à Sirmium la profession de jardinier. Il s’était tenu caché durant la persécution ; mais, après un assez long temps passé dans la retraite, il avait cru pouvoir rentrer sans péril dans sa maison et reprendre son métier. La femme d’un des officiers qui accompagnaient l’empereur vint, en l’absence de son mari, se promener avec deux servantes dans le jardin du saint homme, au moment où tout le monde faisait la sieste. Serenus crut voir, dans le choix de cette heure indue, une intention coupable. Que cherchez-vous ? demanda-t-il. J’aime à me promener dans ce jardin, répondit la femme. Choqué de cette réponse ambiguë, le pieux jardinier lui parla durement : Quelle femme êtes-vous, pour vous promener en ce moment ? car la sixième heure (midi) est arrivée déjà. Je comprends que vous n’êtes pas venue pour la promenade, mais pour chercher quelque plaisir défendu. Sortez donc, et sachez désormais vous conduire en honnête femme. La matrone, se sentant devinée, frémit de colère. Elle écrivit à son mari, pour se plaindre d’avoir été injuriée par Serenus. L’époux crédule porta la plainte à l’empereur. Pendant que nous veillons à ton côté[16], lui dit-il, nos femmes, qui sont restées loin de nous, souffrent des outrages. Galère autorisa l’officier à quitter l’armée déjà en marche et à retourner en Pannonie, afin d’y poursuivre sa vengeance. Arrivé à Sirmium, celui-ci alla trouver le gouverneur et lui remit la lettre impériale. Qui aurait osé injurier la femme d’un officier de l’empereur ? demanda le gouverneur surpris. C’est un homme du peuple, un jardinier, appelé Serenus. L’accusé, mis en présence, se défendit contre les calomnies dont il était l’objet : Je sais seulement, dit-il, qu’une femme est entrée dans mon jardin, à une heure peu convenable. Je lui ai fait des reproches, et lui ai dit qu’une honnête femme ne devait pas, à une telle heure, sortir de la maison de son mari. L’accent calme et sincère de Serenus, la simplicité de sa réponse, firent impression sur les auditeurs ; le mari, éclairé soudain, rougit et se tut. Mais le gouverneur demeura frappé de surprise. Cette délicatesse de vertu, cette crainte des occasions de scandale ou de chute, lui donnaient à réfléchir. Il n’y a qu’un chrétien, dit-il, pour être blessé de voir une femme se promener dans son jardin à l’heure où l’on est seul. Et s’adressant à Serenus : Qui es-tu ?Je suis chrétien. — En quel lieu t’es-tu donc caché, ou quel subterfuge as-tu employé, afin d’éviter de sacrifier aux dieux ?Il a plu à Dieu de me réserver jusqu’à ce jour. J’étais comme une pierre rejetée de l’édifice ; maintenant Dieu m’y fait une place. Puisqu’il a voulu que je fusse découvert, je suis prêt à souffrir pour son nom, afin d’avoir part dans son royaume avec le reste de ses saints. Furieux de ces paroles, le gouverneur s’écria : Puisque tu nous as échappé jusqu’à ce jour, que tu as montré en te cachant ton mépris des édits impériaux, et que tu as refusé de sacrifier aux dieux, j’ordonne que tu aies la tête tranchée. Serenus fut exécuté sur-le-champ, le 23 février[17].

Quelques mois plus tard, le 16 septembre, une vierge chrétienne mourait par le feu, dans une autre partie des États de Galère[18]. On n’a malheureusement sur sainte Euphémie qu’un document de quelque autorité : c’est la description de la peinture qui ornait son tombeau, dans l’église élevée en son honneur à Chalcédoine. Voici comment la décrit Asterius, évêque d’Amasée vers la fin du quatrième siècle :

Le juge[19] est assis sur un trône, et d’un visage menaçant regarde la vierge. L’art, quand il le veut, fait frémir de colère la nature insensible. Tout autour paraissent des magistrats, des satellites, de nombreux soldats : les greffiers tiennent des tablettes et des styles : l’un, sa main un peu élevée au-dessus de la cire, regarde la vierge debout devant le tribunal, et penche la tête vers elle, comme pour lui dire de parler plus haut, de peur qu’il ne note imparfaitement ses réponses. La vierge, cependant, porte une robe sombre, et, par-dessus, le manteau des philosophes ; son visage gracieux semble refléter les vertus dont son âme est ornée. Deux soldats l’amènent au président, l’un la tire, l’autre la pousse. Dans l’attitude d’Euphémie est un mélange de modestie et de fermeté. Elle baisse les yeux, comme si les regards des hommes la faisaient rougir ; mais elle ne donne aucun signe d’inquiétude ou de terreur...

Le tableau suivant montre les bourreaux, couverts de légères tuniques et déjà à l’œuvre : un d’eux lui saisit la tête et l’incline en arrière ; à l’autre elle présente son visage pour le supplice ; un troisième lui brise les dents. On aperçoit les instruments de torture, le marteau et les tenailles. Les larmes coulent de mes yeux et l’émotion suspend mon discours. Le pinceau a si bien marqué les gouttes de sang, qu’on les voit découler des lèvres de la martyre et qu’on s’éloigne avec des gémissements.

Dans un troisième tableau, nous voyons de nouveau la vierge : elle est dans la prison, seule, en robe noire, les mains étendues, et appelle Dieu à son secours. Pendant sa prière apparaît au-dessus de sa tête le signe que les chrétiens ont coutume d’adorer et de représenter, et qui semble lui annoncer sa future passion.

Un peu plus loin, le peintre montre le feu allumé, dont les flammes rutilantes s’élèvent de toutes parts ; au milieu d’elles se tient la vierge, les mains levées au ciel ; son visage n’exprime aucune tristesse, mais plutôt la joie d’une âme qui monte vers la vie incorporelle et bienheureuse[20].

La barbarie avec laquelle une femme était ainsi torturée à Chalcédoine fait deviner les cruautés exercées contre les chrétiens, en 307, dans les États de Galère. Mais les documents sur cette année sont presque tous perdus pour les provinces gouvernées par ce tyran, comme pour celles qu’il avait données à son ami Licinius. Nous sommes mieux renseignés, grâce à Eusèbe, sur les faits qui se passèrent à la même époque dans l’empire de Maximin.

En Syrie, en Palestine, en Égypte, les chrétiens continuèrent d’être poursuivis et condamnés. Le jour de Pâques, qui tombait en 307 le 2 avril, Césarée, déjà ensanglantée par tant de martyrs, vit une jeune fille mourir pour le Christ. Théodosie était de Tyr ; elle avait dix-huit ans, et depuis l’enfance s’était montrée pleine de cette foi sérieuse qui se reflète sur le visage comme dans toutes les habitudes de la vie. Se trouvant dans la métropole palestinienne, elle assista au procès de plusieurs chrétiens, et les entendit proclamer librement devant les juges le règne du Seigneur. Un soudain mouvement, qu’elle ne sut pas réprimer, la porta vers les courageux confesseurs ; s’avançant jusqu’à eux, elle les salua, et les pria de se souvenir d’elle quand ils seraient près de Dieu. Les soldats la saisirent comme si elle avait commis un crime, et la menèrent au gouverneur Urbain. Celui-ci la fit cruellement torturer : on déchira ses flancs et son sein avec les ongles de fer, qui pénétraient jusqu’aux os. Comme elle respirait encore, calme et même riante au milieu des tortures, l’atroce magistrat la fit jeter dans la mer[21]. Puis, comme si sa fureur eût été apaisée par le supplice de cette jeune fille, Urbain se contenta d’envoyer aux mines de cuivre de Phænos les confesseurs dont elle avait interrompu le procès[22].

Nous avons plusieurs fois décrit les souffrances des fidèles astreints aux travaux forcés des mines. En 307, leur situation s’aggrave encore. Il n’est pas de cruautés ou d’outrages qui leur soient épargnés. Les uns, comme Silvain, prêtre de Gaza, et ses compagnons, condamnés à Césarée le 5 novembre, ne partent pour les mines qu’après avoir eu les nerfs d’un des jarrets brûlés avec un fer rouge[23] ; d’autres subissent une mutilation plus pénible et plus humiliante[24]. Il n’est pas permis à ces malheureux d’élever la voix pour se plaindre. Le jour où la sentence fut prononcée contre Sil vain, un autre chrétien, Domninus, qui avait plusieurs fois confessé la foi, et dont la libre parole irritait les païens, fut jeté dans les flammes[25]. Eusèbe cite encore un vieillard, Auxentius, exposé aux bêtes à Césarée[26].

Urbain, qui ne cessait d’inventer les moyens de molester les chrétiens et de les blesser dans leurs sentiments intimes[27], imagina un nouveau supplice, qu’Eusèbe qualifie d’inouï[28]. Une fois déjà, cependant, nous avons vu, dans une des persécutions précédentes, des fidèles en être menacés. On sait que les condamnés à la peine capitale étaient quelquefois agrégés aux troupes de gladiateurs. Sous Dèce, un entrepreneur de jeux, voyant le prisonnier chrétien Asclépiade, s’écria : Quand celui-ci aura été condamné, je le réclamerai pour les combats de gladiateurs[29]. La suite des Actes de saint Pionius, d’où cette parole est tirée, ne dit pas quel fut le sort final d’Asclépiade. Peut-être s’en tint-on à la menace. Sous Maximin, le gouverneur de Palestine voulut passer outre. Informé des censures dont l’Église frappait l’immorale et criminelle profession des gladiateurs, il enrôla de force trois jeunes gens chrétiens parmi les pugilistes[30]. On les remit aux mains d’un entrepreneur de jeux publics, chargé de leur donner l’éducation spéciale et l’entraînement que demandait leur nouvelle profession ; mais ils refusèrent toujours de recevoir la ration assignée aux gladiateurs sur le trésor impérial et de prendre part aux exercices d’école par lesquels on les préparait à paraître dans l’arène[31].

Le plus illustre des confesseurs poursuivis en 307 par le gouverneur Urbain est le prêtre et docteur Pamphile. Pieux et charitable autant que savant, Pamphile avait fondé à Césarée une riche bibliothèque endommagée, mais non détruite par la persécution[32] ; il avait également ouvert dans cette ville une école, à l’imitation de celle d’Alexandrie[33]. Parmi ses élèves furent Eusèbe et le jeune Aphien, dont nous avons raconté le martyre. Mais, par humilité, Pamphile composa peu d’ouvrages ; il consacrait tous ses soins à un plus obscur et plus modeste labeur. Précurseur des moines du moyen âge, il multipliait par la copie les exemplaires de l’Écriture sainte. Les provinces situées entre l’Égypte et la Syrie étaient pleines de manuscrits dus à sa plume infatigable[34]. Ces copies étaient ce qu’on appellerait aujourd’hui des éditions savantes : Pamphile s’efforçait de ne répandre que des textes puisés aux sources les plus pures. Son illustre devancier Origène, le vrai fondateur de la critique biblique, lui servait de guide[35] : c’est avec la version des Septante et les autres versions reproduites par le grand Alexandrin dans ses Hexaples que Pamphile collationnait ses copies. Eusèbe l’assista fréquemment dans ce travail[36]. Au pied de plusieurs manuscrits se lisaient des annotations comme celles-ci : Moi, Eusèbe, j’ai corrigé, Pamphile comparant le texte ; Pamphile et Eusèbe ont corrigé avec soin ; de leur propre main Pamphile et Eusèbe ont corrigé[37]. Au milieu de ces occupations Pamphile fut arrêté par l’ordre du gouverneur de Palestine. Après avoir confessé courageusement sa foi et subi d’affreuses tortures[38], il fut mis en prison. Le saint docteur y demeura près de deux années, interrompant le moins possible ses travaux habituels. Grâce à la complicité de geôliers gagnés à prix d’or, Pamphile put garder dans la prison les Bibles proscrites par Dioclétien, recevoir les visites de ceux de ses amis qui n’étaient pas incarcérés, et se faire aider par eux dans ses études. C’est ainsi qu’avec le secours d’Eusèbe il composa une Apologie d’Origène, dédiée aux confesseurs détenus dans les mines, et malheureusement perdue[39]. Il est probable que quelques-unes des copies de livres bibliques au bas desquelles se lisent les noms réunis de Pamphile et d’Eusèbe furent exécutées aussi dans la prison. Un autre auxiliaire l’assista dans les travaux de sa captivité ; à la fin d’un recueil commençant aux livres des Rois et se, terminant à celui d’Esther, on lisait la note suivante : Le manuscrit a été confronté et corrigé avec les Hexaples revus par Origène lui-même. Antonin, confesseur, relisait le texte ; moi, Pamphile, j’ai corrigé le livre dans la prison, par la grâce et la bonté de Dieu ; et, s’il est permis de le dire, il ne sera pas facile de trouver un exemplaire qui puisse être comparé à celui-ci[40].

Pendant que le pieux docteur continuait paisiblement ses études en prison, la vengeance divine commençait à s’appesantir, non plus seulement sur les auteurs principaux de la persécution, mais encore sur les agents secondaires qui avaient mis une lâche cruauté au service de la volonté criminelle des princes. Le gouverneur ou plutôt le tyran de la Palestine, Urbain, jouissait au plus haut degré de la faveur de Maximin ; il fréquentait le palais pendant les séjours de celui-ci à Césarée, mangeait à sa table, portait le titre envié d’ami de l’empereur. Soudain, un caprice de despote ou une intrigue de cour renversa le puissant favori. Un seul jour ou plutôt, dit Eusèbe, une seule nuit causa sa perte. Lui qui, la veille, rendait la justice du haut de son tribunal entouré de soldats, perd tout à coup ses honneurs, ses dignités, ses biens, est traîné devant l’empereur, et, malgré d’abjectes supplications, ne parvient point à émouvoir ce juge inexorable. Une sentence capitale atteint celui qui avait envoyé à la mort tant d’innocents. Césarée, qui avait vu leur supplice, voit périr Urbain, à, la suite d’une disgrâce rapide et imprévue comme un coup de foudre[41].

Est-ce aussi une disgrâce, est-ce une dignité plus haute, ou la mort, qui enleva Hiéroclès de la préfecture d’Égypte ? On l’ignore ; mais toute trace de cet ennemi des chrétiens disparaît en 307 ; sa place est occupée à Alexandrie par un autre fonctionnaire, Culcianus, destiné à connaître, comme beaucoup des plus acharnés persécuteurs, toutes les extrémités des choses humaines[42]. Culcianus avait été gouverneur de la Thébaïde[43], où probablement il avait succédé au converti Arrien ; il fut de ce poste promu à la préfecture de l’Égypte après Hiéroclès. En Thébaïde, il avait abondamment versé le sang des fidèles[44] ; à Alexandrie, il poursuivit l’œuvre de son prédécesseur, et continua les procès commencés contre plusieurs chrétiens illustres. Devant lui comparurent Philéas, évêque de Thmuis, et le financier Philorome, dont nous avons raconté déjà la captivité.

Culcianus interrogea d’abord Philéas[45] : Peux-tu être sobre ?Je le suis et l’ai toujours été. — Sacrifie aux dieux. — Je ne sacrifie pas. — Pourquoi ?Parce que les saintes et divines Écritures disent : Il périra, celui qui sacrifie à plusieurs dieux, et non à Dieu seul. — Sacrifie donc au dieu Soleil[46]. — Je ne sacrifie pas. Dieu ne veut pas de tels hommages. Car on lit dans les saintes et divines Écritures[47] : Que me fait la multitude de vos sacrifices ? dit le Seigneur. J’en suis rassasié, je ne veux ni de l’holocauste des béliers, ni de la graisse des agneaux, ni du sang des boucs. Ne m’offrez pas de farine[48]. Un avocat présent à l’audience interrompit alors Philéas : Il est bien question de farine ! c’est ta vie qui est en jeu.

Cette intervention mérite d’être remarquée. Jamais les Actes des martyrs ne les montrent défendus par un avocat : il paraît même résulter d’un passage de Tertullien que le ministère des avocats était refusé aux accusés de christianisme[49] ; et l’on voit sous Marc-Aurèle un jeune Lyonnais mis au nombre des martyrs pour avoir essayé de présenter leur défense[50]. Cependant la suite du procès va nous montrer les membres du barreau d’Alexandrie prenant un vif intérêt à la cause de Philéas, et, sans plaider pour lui, essayant de modérer ses réponses, demandant un délai en son nom, rivalisant d’efforts avec ses amis et ses proches pour le sauver. La haute situation de l’accusé, ses grands biens, son rang dans la province, ses alliances de famille, expliqueraient suffisamment ce secours inusité d’une corporation ordinairement hostile ou au moins indifférente aux chrétiens ; mais il en est une autre raison : un des frères de Philéas appartenait au barreau de la métropole égyptienne, et nous le verrons tenter en sa faveur un suprême effort.

Culcianus continua l’interrogatoire, discutant chaque parole de Philéas, opposant arguments à arguments, philosophie à théologie : on voit qu’à ses yeux aussi un tel adversaire est de ceux qu’il est plus glorieux de vaincre que de tuer. Quel sacrifice peut satisfaire ton Dieu ? Celui d’un cœur pur, d’une pensée sincère, d’une parole vraie. — Immole donc. — Je n’immole pas, je n’ai jamais appris. — Est-ce que Paul n’a jamais immolé ?Non. — Et Moïse, n’a-t-il pas offert des sacrifices ?Aux seuls Juifs il avait été commandé de sacrifier à Dieu dans Jérusalem. Mais maintenant les Juifs qui célèbrent ces fêtes en d’autres lieux commettent un péché. — Cesse ces vains discours ; il est encore temps pour toi de sacrifier. — Je ne souillerai pas mon âme. — C’est donc de l’âme que nous avons soin ?De l’âme et du corps. — De ce corps même ?De ce corps. — Est-ce que cette chair ressuscitera ?Oui. Passant brusquement d’un sujet à un autre, et montrant par ses questions la vague et imparfaite connaissance que les magistrats de ce temps avaient des Écritures, Culcianus poursuivit en ces termes : Paul n’était-il pas persécuteur ?Non, certes. — Paul n’était-il pas un ignorant ? n’était-il pas Syrien ? ne discutait-il pas en syriaque ?Non, il était juif, discutait en grec, et surpassait tous les hommes en sagesse. — Diras-tu, peut-être, qu’il surpassait même Platon ?Non seulement Platon, mais tous les philosophes. Les sages ont été persuadés par lui : si tu le veux, je te redirai ses paroles. — Sacrifie. — Je ne sacrifie pas. — Est-ce par principe de conscience ?Oui. — Comment ne te montres-tu pas aussi fidèle aux obligations contractées envers ta femme et tes enfants ?Parce que le devoir envers Dieu est le premier de tous. La sainte et divine Écriture dit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, qui t’a créé. — Quel Dieu ? Philéas leva les mains au ciel, en s’écriant : Le Dieu qui a fait le ciel et la terre, là mer et tout ce qui est en eux ; le créateur et l’artisan de toutes les choses visibles et invisibles ; celui que la parole ne peut décrire, qui est seul et subsiste aux siècles des siècles. Amen.

Les avocats essayèrent d’imposer silence à l’accusé. Pourquoi résistes-tu au président ? lui dirent-ils. Je réponds à ses questions, repartit Philéas. Tais-toi, dit Culcianus, et sacrifie. — Je ne sacrifie pas. Je ne veux pas perdre mon âme. Ce ne sont pas les seuls chrétiens, mais les païens eux-mêmes, qui ont souci de l’âme. Souviens-toi de Socrate. Quand on le menait à la mort, il ne se retourna pas, malgré la présence de sa femme et de ses enfants, mais marcha volontiers au supplice. Culcianus essayait toujours de déconcerter son adversaire par des questions brusques : Le Christ était-il Dieu ? demanda-t-il. Oui, répondit Philéas. Et comment as-tu la preuve qu’il était Dieu ?Il a fait les aveugles voir, les sourds entendre ; il a purifié les lépreux, ressuscité les morts ; il a rendu la parole aux muets, guéri de nombreuses infirmités ; la femme affligée d’un flux de sang n’a eu qu’à toucher le bord de son vêtement pour recouvrer la santé[51] ; d’innombrables miracles ont été opérés par lui. — Comment un Dieu a-t-il pu être crucifié ?Pour notre salut. Il savait qu’il devait être crucifié et souffrir toute sorte d’outrages, et il a tout accepté pour nous. Car cela avait été prédit de lui par les saintes Écritures, que les Juifs se figurent comprendre, mais qu’ils ignorent. Que celui qui a bonne volonté vienne, et voie s’il n’en est pas ainsi. — Souviens-toi des égards que je t’ai montrés. J’aurais pu t’humilier dans ta ville même. Par respect pour toi, je ne l’ai pas voulu. — Je t’en rends grâces, et te prie de recevoir mes remerciements. — Que veux-tu donc ?Use de ton pouvoir[52], fais ce qui t’est commandé. — Tu veux donc mourir sans motif ?Non pas sans motif, mais pour Dieu et pour la vérité.

Fidèle à sa tactique, Culcianus demanda tout à coup : Paul était-il dieu ?Non. — Qui était-il donc ?Un homme semblable à nous, mais inspiré du Saint-Esprit, et en cet esprit opérant des prodiges. — J’accorde ta grâce à ton frère. — Accorde-moi une grâce complète en usant de ton pouvoir et en faisant ce qui t’est commandé. Culcianus prononça une singulière parole, où éclate tout le mépris de la philosophie païenne pour les petits et les indigents : Si je savais que tu fusses pauvre et poussé par la misère à cette folie, je ne t’épargnerais point. Mais, parce que tu as de grands biens, parce que tu pourrais nourrir non seulement toi, mais toute une province, je veux t’épargner, et je te conseille d’offrir un sacrifice. — Je ne sacrifie pas, dit Philéas, et c’est ainsi que je m’épargne moi-même. Les avocats essayèrent d’un subterfuge, et prétendirent qu’à une époque antérieure Philéas avait satisfait à l’édit : Il a déjà sacrifié en particulier, dirent-ils[53]. Je n’ai jamais sacrifié, s’écria Philéas. Ta malheureuse épouse te regarde, dit alors le magistrat. Le Seigneur Jésus-Christ, que je sers dans les chaînes, est le sauveur de toutes nos âmes. Lui, qui m’a appelé à l’héritage de son royaume, est assez puissant pour l’appeler, elle aussi. Les avocats feignirent de mal entendre ces paroles : Philéas, s’écrièrent-ils, sollicite un délai. — Je t’accorde un délai pour réfléchir, dit le juge. J’ai souvent réfléchi, répondit Philéas, et j’ai choisi de souffrir avec le Christ. On vit alors un émouvant spectacle : les avocats, les employés du gouverneur, le curateur de la cité d’où le martyr était originaire, enfin tous ses parents, se pressaient autour de lui, baisaient ses pieds, le conjuraient d’avoir égard à son épouse, pitié pour ses enfants : insensible aux prières, aux paroles et aux caresses, Philéas demeurait immobile comme un rocher vainement battu des flots, et semblait avoir déjà quitté la terre pour le ciel.

Philorome était présent : probablement n’avait-il pas encore été interrogé ; mais un incident inattendu permit d’abréger, à son égard, les formalités de la procédure[54]. On l’entendit soudain intervenir par pitié pour Philéas, dont il avait suivi la résistance éloquente aux arguties du juge, et dont il admirait maintenant la lutte silencieuse contre les larmes de tant d’êtres chéris. Pourquoi, s’écria l’ancien magistrat, tentez-vous inutilement le courage de cet homme ? Pourquoi voulez-vous le rendre infidèle à Dieu ? Pourquoi essayez-vous de lui faire renier Dieu pour obéir aux hommes ? Ne voyez-vous pas que ses yeux n’aperçoivent pas vos pleurs, que ses oreilles n’entendent pas vos paroles, et qu’il est tout absorbé par la contemplation de la gloire divine ? La colère des assistants se tourne alors vers Philorome : on presse le juge de rendre la sentence contre lui en même temps que contre Philéas. Culcianus, dont la patience était à bout, ne se fit pas prier, et condamna immédiatement les deux chrétiens à être décapités.

On se mit en route pour l’exécution. Tout à coup un avocat, le frère de Philéas, s’écria : Philéas demande la réformation de la sentence. Le juge fit ramener le condamné : Pourquoi as-tu interjeté appel ?[55]Je n’ai fait aucun appel, loin de là ! N’écoute pas ce malheureux. Pour moi, je rends grâces aux empereurs et au président, par qui j’ai été fait le cohéritier de Jésus-Christ. Philéas sortit, et alla rejoindre son compagnon. Quand on fut au lieu du supplice, le saint évêque étendit s’es mains vers l’Orient, adressa aux chrétiens une touchante exhortation, fit une dernière prière ; puis les deux martyrs tendirent le cou, et leurs tètes roulèrent sous le glaive du bourreau.

 

II. — La persécution en 308.

La confusion politique s’accrut encore en 308. Le nombre des empereurs imposés au monde romain ne cesse de grandir. Il semble qu’on va revoir l’ère des trente tyrans. A Rome, Maxence fait César son jeune fils Romulus. En Afrique, Alexandre, vicaire du préfet du prétoire, refuse de reconnaître Maxence et prend la pourpre. Hercule, n’avant pu obtenir que Galère lui refit une place dans le collège impérial et lui rendit des États, retourne vivre en Gaule près de son gendre Constantin, puis, pendant que celui-ci luttait contre les Francs, reprend à Arles les insignes de la souveraineté. Constantin n’eut point de peine à dompter cette rébellion, et fit grâce à l’incorrigible ambitieux. Mais une autre ambition, plus redoutable puisqu’elle était jointe à la force, s’agitait à l’extrémité orientale de l’Empire. L’élévation de Licinius au rang d’Auguste, en novembre.307, avait blessé Maxi--min Daia. N’occuper que la troisième place parmi les empereurs et ne porter que le titre de César lui parut une cruelle injure. Le neveu de Galère ne possédait ni l’élévation d’âme ni la hauteur de génie de Constantin, à qui le rang et le titre demeuraient indifférents pourvu qu’il gouvernât ses sujets et combattit les Barbares en véritable empereur. Envieux comme tous les esprits étroits, Daia n’eut pas de repos jusqu’à ce qu’il eût contraint son oncle à satisfaire ses désirs. Voici comment Lactance raconte la nouvelle humiliation infligée à la politique égoïste de Galère. On éprouve un sentiment de justice satisfaite en voyant tous ces persécuteurs se tourmenter les uns les autres.

Galère envoya plus d’une fois des messagers à Maximin, le priant de lui obéir, de respecter l’ordre qu’il avait établi, d’avoir égard à l’âge, et de rendre honneur aux cheveux blancs de Licinius. Mais le César dresse les cornes, allègue son ancienneté, déclare que celui-là doit être le premier qui le premier a reçu la pourpre, et méprise les ordres comme les prières de son oncle. La mauvaise bête exhale alors sa douleur et ses mugissements ; un si ignoble César n’avait été choisi qu’à condition d’obéir, et maintenant, oublieux des bienfaits dont il a été comblé, il repousse, en impie, les désirs et la volonté de son bienfaiteur ! Vaincu cependant par l’obstination de Maximin, Galère supprime le titre de Césars, et, gardant avec Licinius celui d’Augustes, donne l’appellation de fils des Augustes à Maximin et à Constantin. Maximin répond par l’annonce officielle qu’au dernier champ de Mars il vient d’être proclamé Auguste par son armée. Galère dut céder tristement, et ordonna que les quatre empereurs auraient le titre d’Augustes[56]. Les quatre empereurs étaient, avec Galère, Licinius, Maximin et Constantin ; mais, autour de ces astres fixes du ciel impérial, gravitaient sans ordre et sans accord Maximien Hercule en Gaule, Maxence et son jeune fils à Rome, Alexandre en Afrique, tandis que de l’horizon dalmate l’étoile pâlie de Dioclétien éclairait d’un rayon désolé cette image du chaos_

Maximin avait eu facilement raison de Galère, qui, arrogant avec les faibles et les timides, cédait quand il rencontrait un plus violent que lui. Mais, si le succès qui flattait son orgueil lui donna l’illusion de triompher de la conscience des chrétiens comme il avait triomphé de l’obstination de son oncle, le nouvel Auguste ne tarda pas à être détrompé. L’éclat nouveau dont brillait sa pourpre ne fit aucune impression sur leurs regards : en 308 aussi bien qu’en 309, ils opposèrent à ses menaces une douce et calme résistance.

L’arbitraire et le caprice avaient de tout temps présidé aux mesures prises par les magistrats contre les fidèles. Pourquoi celui-ci était-il condamné à mort, celui-là retenu en prison, cet autre envoyé aux mines ? Presque toujours la raison de ces traitements divers nous échappe. On ne se rend pas compte davantage des motifs pour lesquels des forçats chrétiens étaient parfois transférés d’une mine à une autre. En 308, un ordre de ce genre fut plusieurs fois donné. Quatre-vingt-dix-sept hommes avec leurs femmes et leurs enfants (car des familles entières étaient plongées d’un seul coup dans les ténèbres des mines) furent un jour conduits des carrières de porphyre de la Thébaïde jusqu’en Palestine[57]. Cette translation n’avait pu être commandée par le gouverneur de l’une ou de l’autre province, dont l’autorité ne s’étendait point hors de leurs limites, mais l’ordre émanait soit du vicaire du diocèse d’Orient,- soit de Maximin lui-même. On se figure la pitoyable caravane se mouvant avec peine sous le poids des fers, et marquant sa route sur les bords de la mer Rouge ou dans les sables du désert par les ossements de femmes et d’enfants qui n’avaient pu suivre. Arrivés à Césarée, les forçats comparurent devant Firmilien, successeur de l’odieux Urbain dont nous avons raconté la disgrâce. Ils confessèrent unanimement le Christ. Le gouverneur les envoya aux mines de cuivre de la Palestine, où le travail, dit un Père du quatrième siècle, était si dur, qu’on y mourait en peu de jours[58]. Mais, avant de partir pour cette nouvelle destination, les confesseurs furent soumis à un traitement horrible. Non seulement Firmilien voulut qu’on leur brûlât les jointures du pied gauche, comme Urbain .l’avait fait à d’autres condamnés ; mais obéissant, dit-il, à un ordre spécial de l’empereur, il ordonna de leur crever à tous l’œil droit avec un poignard, et de cautériser au fer rouge les orbites sanglants[59]. Le même traitement fut ensuite infligé, devant Maximin en personne, aux trois chrétiens qui, depuis l’année précédente, refusaient d’apprendre le métier de gladiateurs[60] ; d’autres fidèles de Césarée subirent une semblable mutilation avant d’être dirigés aussi vers les mines de la province[61]. En Égypte, aux mines mêmes, des condamnés furent torturés de la même manière ; pour comble d’horreur, cent trente chrétiens, tirés en cet état des carrières égyptiennes, durent se mettre en marche, traînant la jambe et à demi aveugles ; les uns vers celles de la Palestine, les autres vers celles de la Cilicie[62].

La charité chrétienne, pour laquelle, même à cette époque, les distances n’existaient pas, venait souvent chercher sous terre les victimes de la barbarie païenne. De fréquents messages, de touchantes visites leur apprenaient que les amis, les frères, ne les avaient pas abandonnés. Des contrées occidentales, où régnait déjà la paix religieuse, des envoyés portaient aux fidèles qui soufraient en Orient, particulièrement aux détenus des mines, les secours matériels ou les consolations spirituelles. Telle avait été dans tous les temps a coutume de l’Église de Rome[63], animée ; en vertu de sa primauté même, de sollicitude pour toutes les Églises. Eusèbe atteste que, pendant la dernière persécution, jouissant du repos longtemps avant ses, sœurs d’Asie, elle n’oublia pas de leur faire parvenir de généreux dons[64]. Ce fut peut-être (abstraction faite de tout détail légendaire) la mission de Boniface, député de Rome en Cilicie, et gagnant en route la couronne du martyre[65]. Des pays mêmes où durait la persécution, des fidèles se mettaient en marche pour aller rejoindre les condamnés aux mines et s’enrôler près d’eux comme ouvriers afin de les servir. Le dévouement admirable de ces chrétiens ne parvint pas toujours à déjouer la surveillance de leurs ennemis. Après le départ de la double chaîne de forçats égyptiens pour la Palestine et la Cilicie, une petite troupe d’amis sortit volontairement d’Égypte et suivit leurs traces. Longeant la mer, elle arriva, le 14 décembre, à Ascalon. Mais son approche avait probablement été signalée ; à leur entrée dans la ville, les voyageurs furent saisis par les sentinelles qui gardaient la porte : suivant la barbare coutume désormais adoptée, on les priva d’un œil et d’un pied, et, ainsi mutilés, on les envoya retrouver aux travaux forcés de Cilicie les voyageurs qu’ils avaient voulu secourir. Trois de ces fidèles, cependant, répondirent si fièrement aux persécuteurs, que ceux-ci les condamnèrent sur-le-champ à mort : Arès périt dans le feu, Elias et Promus par le glaive[66].

Bien que Maximin paraisse, dans les premiers mois de 308, avoir surtout condamné les chrétiens aux mines, soit fantaisie de despote, soit besoin réel d’ouvriers, cependant de nombreux martyrs versèrent aussi en ce temps leur sang pour le Christ. A Gaza, des chrétiens avaient été arrêtés pendant qu’ils écoutaient la lecture des Livres saints. Les uns furent mutilés et envoyés aux mines, les autres livrés au supplice[67]. Parmi les captifs était une femme intrépide, qui, s’entendant condamner à la prostitution, interrompit le gouverneur et déplora le crime du tyran, .coupable d’avoir confié l’administration de ses provinces à d’aussi cruels magistrats. Le juge la fit fouetter, puis suspendre au chevalet et déchirer avec les ongles de fer. Les bourreaux épuisaient sur elle leurs efforts ; tout à coup une autre femme, une vierge consacrée à Dieu, chétive et contrefaite, mais douée d’une grande âme, sortit de la foule, et, allant droit au gouverneur : Jusques à quand tourmenteras-tu si cruellement ma sœur ? s’écria-t-elle. On l’arrêta sur-le-champ. Interrogée, elle confessa le Christ. Le magistrat, avec une feinte douceur, la pressa de sacrifier. Elle refusa. On la conduisit de force devant l’autel ; d’un coup de pied elle renversa l’autel et dispersa le bois. Le gouverneur eut, dit Eusèbe, un véritable accès de rage : ce n’était plus un homme, mais une bête féroce. Il fit tellement déchirer avec les ondes de fer le corps débile de la chrétienne, que jamais personne n’avait été vivant écorché de la sorte : on eût dit qu’il voulait manger de sa chair. Quand sa cruauté fut enfin rassasiée, il fit jeter dans le feu les deux martyres. La première était de Gaza, mais Eusèbe ignore son nom[68] ; la seconde, Valentine, appartenait à une bonne famille de Césarée[69].

Un des chrétiens arrêtés à Gaza se nommait Paul. Condamné à la décapitation, il demanda au bourreau quelques instants pour se recueillir et prier. On l’entendit alors élever la voix et adresser à Dieu une suite d’oraisons, qui font penser aux invocations solennelles que l’Église récite encore le Vendredi Saint[70]. Il pria d’abord pour tout le peuple chrétien, afin que Dieu en ait pitié et lui accorde le plus tôt possible la paix et la sécurité ; puis pour les Juifs, afin qu’ils croient au Christ ; ensuite pour les Samaritains. Avec non moins de ferveur il implora pour les païens la grâce de quitter leurs erreurs et de reconnaître la vraie religion. Il n’oublia pas de faire mémoire de la foulé qui se pressait, émue et curieuse, autour de lui. Enfin le doux et miséricordieux martyr se souvint du juge qui l’avait condamné à mort, des empereurs au nom de qui se faisait la persécution, du bourreau qui allait lui trancher la tête, et pria Dieu de ne point les punir de leur péché. Tous les assistants versaient des larmes. Lui, cependant, sa prière finie, vint se placer docilement devant le bourreau, tendit la tête. Le martyre de cet héroïque chrétien et de ses compagnons eut lieu le 25 juillet[71].

Il semble que, tant de courage, mêlé à une si touchante charité, ait pour quelque temps désarmé les persécuteurs : Eusèbe marque, à la fin de juillet, une courte trêve laissée aux chrétiens. Les condamnés aux mines de la Thébaïde furent traités avec quelque douceur. Tous les fidèles respirèrent plus librement, comme si une brise pure chassait déjà les vapeurs sanglantes dont le sol était couvert[72]. Puis, on ne sait pourquoi, le ciel s’obscurcit de nouveau, et la persécution se déchaîna en un plus terrible orage. Un nouvel édit fut envoyé par Maximin dans toutes les provinces : c’était, si l’on compte bien, le sixième depuis 303. Des lettres du préfet du prétoire, transmises par des gouverneurs aux curateurs des cités, aux magistrats municipaux, et aussi aux greffiers qui gardaient dans leurs archives les listes dressées naguère en vue de l’appel nominal, firent connaître les ordonnances suivantes : obligation pour toutes les villes de réparer avec le plus grand soin les temples d’idoles que l’abandon ou la vétusté avaient laissés tomber en ruines ; de contraindre tous les habitants, hommes, femmes, enfants, serviteurs, à offrir des sacrifices et des libations et à manger des viandes immolées ; de faire asperger d’eau lustrale toutes les denrées mises en vente sur les marchés publics ; de placer des agents à la porte de tous les thermes, afin d’obliger les baigneurs à rendre d’abord hommage aux dieux. La publication de ces ordonnances fit l’effet d’un coup de foudre. Tous furent consternés, païens aussi bien que chrétiens. Les tins se montraient lassés d’une politique qui agitait inutilement les provinces, décimait les familles, dépeuplait les cités, entravait toute vie sociale, donnait aux provinces romaines de l’Orient l’aspect d’un pays ravagé par la guerre ; les autres, qui avaient cru toucher, enfin au repos désiré, tremblaient en se voyant rejetés loin du port par la plus soudaine et la moins prévue des tempêtes[73].

Dieu soutint leur courage, et, bien que surpris, les sujets chrétiens de Maximin supportèrent sans défaillance celte cruelle épreuve. Quelques-uns ne purent maîtriser leur indignation. Pendant que, le 13 novembre, à Césarée, le préfet Firmilien inaugurait par un sacrifice public la nouvelle persécution, trois fidèles s’élancèrent vers lui, en criant : Abandonne tes erreurs ! On les saisit, on les interroge : Nous sommes chrétiens ! disent-ils. Firmilien fut si ému de leur action que, sans prendre le temps de les mettre à la torture, il ordonna de leur trancher la tête. L’un des martyrs était le prêtre Antonin, dans lequel on reconnaîtra avec vraisemblance le chrétien déjà confesseur qui avait travaillé dans la prison avec Pamphile ; les deux autres se nommaient Zébinas et Germain[74].

Si le nouvel édit avait péniblement ému les gens sensés parmi les païens, quelques grossiers fanatiques, assurés de la tolérance des magistrats, en profitaient pour assouvir leur brutalité et leurs haines. On cite, à Césarée, un méchant homme, méprisé de tous et redouté pour sa violence comme pour sa force corporelle ; il s’appelait Nasys et occupait un grade élevé dans l’armée. Il arrêta, sans la permission des autorités, la vierge Eunathas, qui demeurait dans son voisinage, et, dépouillée jusqu’à la ceinture, la promena dans la ville, lui donnant des coups de fouet. Conduite par ce misérable devant le tribunal du gouverneur, Eunathas se déclara chrétienne et fut brûlée vive[75].

Urbain avait eu dans Firmilien un digne successeur, et Maximin un digne ministre. Les cruautés de ce gouverneur surpassèrent ce qu’on avait encore vu. Césarée, où il résidait, offrit bientôt l’aspect d’une véritable boucherie. A tous les chrétiens qu’il faisait mourir, Firmilien refusait la sépulture. Leurs corps restaient exposés autour de la ville, attendant les bêtes qui les dévoreraient ; et, afin que personne, ému de pitié, n’essayât de les ensevelir, des gardes, en grand nombre, veillaient partout près de ces monceaux de cadavres. Les chiens, les bêtes fauves, accoururent de toutes parts ; l’air fut rempli d’oiseaux carnivores, s’abattant lourdement sur leur proie. Dispersés par les animaux, les débris humains se rencontraient partout, sur les routes, aux portes de la ville, et jusque dans l’enceinte de la cité[76].

Le massacre avait eu lieu depuis plusieurs jours, quand un étrange phénomène se produisit. Un jour, l’air était pur, le ciel d’une sérénité merveilleuse ; tout à coup, le long des colonnes qui soutenaient, dans la cité, les portiques ouverts au peuple, on vit couler comme des larmes, le forum et les places publiques se remplirent d’eau, bien que l’atmosphère ne fût point humide : tous les habitants dirent que la terre, d’une manière miraculeuse et inexplicable, avait pleuré, ne pouvant soutenir les impiétés qui se commettaient, et que, pour attendrir la barbarie des hommes, des pierres insensibles avaient montré leur douleur. Eusèbe, racontant le fait, en appelle au témoignage de tous ses concitoyens, qui ont vu comme lui ces lacrymæ rerum[77].

Pendant que la persécution atteignait cette violence en Orient, l’Occident jouissait de la paix religieuse. Dans l’Italie, où régnait Maxence, cette paix semblait désormais assez affermie pour que le clergé et le peuple de Rome songeassent à faire cesser le veuvage de l’Église apostolique. Vers le mois de mai 308, le prêtre Marcel fut élu pour remplir le siège laissé vide depuis quatre ans par la mort de Marcellin[78]. On lui attribue d’utiles mesures en vue de rétablir l’administration ecclésiastique de Rome. Il ouvrit près de la catacombe de Priscille un nouveau cimetière, celui de Novella[79], pour suppléer ê, ceux qui étaient encore sous la main du fisc[80] ; puis réorganisa les tituli ou paroisses, dont la situation avait probablement été profondément troublée par la persécution, et où le grand nombre des païens qui, à la faveur de la paix, se préparaient au baptême, rendait nécessaire de replacer des prêtres investis de pouvoirs réguliers[81] : l’administration des prêtres titulaires fut étendue de nouveau aux cimetières, à ceux du moins dont l’accès était possible aux fidèles[82]. L’Église de Rome n’était pas encore rentrée en possession de ses biens ; mais elle avait retrouvé sa hiérarchie avec sa liberté.

Malheureusement cette liberté ne dura pas longtemps : sans que la persécution recommençât, l’Église vit, sous Marcel, le pouvoir civil intervenir dans ses affaires intérieures, et sentit pour la première fois, en pleine paix, la lourdeur du bras séculier. La multitude des pénitents avait été, nous apprend le Livre Pontifical, une des raisons qui pressaient Marcel de réorganiser les tituli. Mais, comme il arrivait souvent après les persécutions, les conditions du retour des tombés à la communion ecclésiastique devinrent la cause de divisions profondes et même de luttes ardentes. Au lendemain de la cruelle guerre déclarée par Dèce à l’Église, un schisme avait éclaté dans le clergé romain, et les partisans d’un rigorisme outré avaient contesté la discipline ferme et miséricordieuse tout ensemble que maintenait le pape Corneille[83]. En 308, les dissidents se réunirent sur un tout autre terrain : un parti se forma dans Rome qui refusait à saint Marcel le droit de rétablir des règles peut-être tombées en désuétude pendant la longue vacance du siège pontifical, et prétendait le contraindre à recevoir sans repentir et sans larmes tous ceux qui avaient failli dans la persécution. Ce parti eut pour chef un chrétien moins excusable encore que ceux qui se mirent à sa suite, car ce n’est pas durant les mauvais jours, c’est en pleine paix qu’il avait renié le Christ. Bientôt les passions s’émurent : profitant de la licence qui régnait à Rome sous le gouvernement à la fois tyrannique et faible de Maxence, les dissidents essayèrent d’imposer leur volonté par la violence ; il y eut lutte ouverte entre eux et les orthodoxes, et, à la suite d’une émeute, le sang coula. L’autorité publique intervint pour rétablir la paix ; mais les rebelles parvinrent à faire peser sur le défenseur de la discipline et des droits de l’Église la responsabilité des désordres, et Marcel fut condamné par Maxence à l’exil[84].

 

III. — La persécution en 309 et 310.

L’exil de Marcel n’apaisa pas les esprits. Quand Eusèbe eut été élu[85] pour succéder au pontife mort loin de son siège et rapporté à Rome dans le cimetière de Priscille, le nouveau pape trouva le parti dissident enflé de sa victoire. Peut-être s’était-il même donné un antipape en la personne de son chef, Héraclius. L’Église de Rome était plus divisée que jamais. D’un côté, le pape légitime enseignait la nécessité de la pénitence ; de l’autre, le chef des rebelles soutenait le droit des tombés à rentrer dans l’Église sans conditions. Le peuple prenait chaque jour plus de part à la querelle. On en venait sans cesse aux mains. Comme au temps de Marcel, il y eut du sang répandu. Maxence intervint de nouveau. Mais cette fois les schismatiques avaient un chef ouvertement reconnu : aussi, au lieu de choisir le pape seul comme victime expiatoire, le tyran crut-il faire acte de bonne politique en frappant les têtes des deux partis. Eusèbe et Héraclius furent exilés par la même sentence. Le pape s’éloigna du siège où il venait à peine de monter, joyeux, nous dit-on, de souffrir pour son Église ; il mourut en Sicile (17 août), après un épiscopat de quatre mois seulement[86].

Pendant que cette épreuve troublait la paix dont l’Église jouissait en Occident, la persécution sanglante ne cessait pas de sévir en Orient. Le 11 janvier 309, un jeune ascète, Pierre Abselamus, né aux environs d’Eleutheropolis, comparut à Césarée devant le gouverneur Firmilien. Son âge inspirait la pitié ; le cruel magistrat lui-même paraissait ému. Tous les assistants le supplièrent d’apostasier, afin de conserver la vie. Mais le jeune homme opposa la même foi aux prières comme aux menaces, et mourut sur le bûcher pour son Dieu. Près de lui fut brûlé un évêque de la secte des marcionites, Asclepius[87].

Un mois plus tard, le 16 février, le docteur Pamphile consommait son martyre. On l’aurait peut-être oublié encore en, prison, sans un incident qui réveilla la colère du gouverneur. Une nouvelle troupe d’Égyptiens fut arrêtée par les sentinelles aux portes de Césarée, alors qu’elle se préparait à traverser la ville pour aller aux mines de Cilicie visiter les confesseurs. Ces charitables fidèles étaient au nombre de cinq, durs à la fatigue et à la douleur comme tous leurs compatriotes, et accoutumés à parler librement. Traduits sur-le-champ devant Firmilien, ils lui firent de fières réponses et furent envoyés en prison. Le lendemain, on les en tira pour les ramener au gouverneur ; mais avec eux les autres prisonniers chrétiens (y compris Pamphile) lui furent présentés.

Firmilien mit d’abord les Égyptiens à la torture. Les plus cruelles inventions des bourreaux n’eurent aucun effet sur ces hommes de bronze. Le gouverneur commença alors l’interrogatoire. 11 demanda leurs noms selon l’usage : tous donnèrent des noms bibliques, car, par un scrupule rare à cette époque, ils avaient échangé contre des vocables empruntés è, l’Écriture sainte leurs noms d’origine, dérivés du panthéon égyptien[88]. Ils s’appelaient donc Élie, Jérémie, Isaïe, Samuel et Daniel. Entrant tout à fait dans leurs personnages bibliques, ils se plurent à déconcerter par le symbolisme de leurs réponses l’ignorance et l’esprit positif de leur juge. Quand celui-ci demanda au chef de la petite caravane quelle était sa patrie : Jérusalem, répondit-il. Depuis longtemps il n’y avait plus de Jérusalem pour les Romains : la ville de ce nom n’était, depuis Hadrien, que la colonie d’Aelia Capitolina. Aussi Firmilien essaya-t-il de faire avouer à l’Égyptien la situation précise de cette cité inconnue. On le mit à la torture ; mais on eut beau, par des machines d’invention nouvelle, lui tirer les bras derrière le dos et lui meurtrir les pieds, l’Égyptien ne voulut pas faire de réponse, sinon qu’il avait dit la vérité. Cependant, quand Firmilien, à plusieurs reprises, lui eut posé la question : Quelle est cette ville, et en quel lieu de la terre est-elle située ? le chrétien repartit : Elle est la patrie des vrais adorateurs de Dieu ; eux seuls ont droit sur cette cité ; elle est placée à l’Orient, vers le point où le soleil se lève. Il parlait de la Jérusalem mystique, de la patrie céleste où tendent tous les chrétiens et que saint Jean a décrite dans l’Apocalypse ; aussi insensible aux tourments que s’il n’avait point eu de corps, il continua d’une voix calme le développement de son allégorie. Le juge, cependant, était de plus en plus perplexe : ses soupçons croissaient ; il s’imaginait avoir découvert l’existence d’une ville que les chrétiens construisaient secrètement, sur quelque point ignoré de l’Empire, pour en faire un jour la rivale de Rome. Cette peur ridicule montre quelle idée les hommes d’État romains se faisaient du nombre et de la force des fidèles. Aussi le magistrat poursuivit-il longtemps avec l’Égyptien le dialogue, entrecoupé de tortures ; mais l’intrépide pèlerin, qui ne voulait pas livrer le nom de la ville d’où il venait, persista dans ses réponses allégoriques. La comique inquiétude du juge se tourna enfin en fureur, et il ordonna de lui trancher la tête. Puis les quatre autres Égyptiens furent successivement interrogés et torturés ; ils firent les mêmes réponses, dont probablement ils étaient convenus d’avance, et furent condamnés au même supplice.

Après les Égyptiens comparurent Pamphile et deux de ses compagnons, Valens et Paul. Valens était un diacre d’Aelia Capitolina, vieillard vénérable, et très versé dans la science des Écritures ; par un prodige de mémoire, qui se retrouve chez plusieurs chrétiens de ce temps, il pouvait en réciter n’importe quelle page aussi facilement que d’autres en faisaient la lecture. Paul, né à Jamnia, ville épiscopale suffragante de Césarée, était plutôt un homme d’action, connu par son énergie : déjà confesseur, il portait sur ses membres les marques du fer rouge que les bourreaux y avaient appliqué. Sachant l’intrépidité de ces trois hommes, qui tous, pendant une longue captivité, avaient plusieurs fois souffert la torture, Firmilien se contenta de leur demander s’ils étaient enfin décidés à obéir aux édits impériaux, et, sur leur réponse négative, les condamna à la décapitation.

La sentence venait à peine d’être prononcée, quand une voix jeune et vibrante s’éleva du milieu des auditeurs : Que la sépulture soit au moins accordée à ces condamnés ! Le juge frémit à cette parole hardie ; et bientôt les soldats tirèrent de la foule un adolescent, vêtu du pallium exomide qui portaient les philosophes[89]. C’était Porphyre, jeune esclave de Pamphile, que son maître avait élevé en homme libre, plutôt comme un disciple que comme un serviteur. Firmilien l’interrogea : le jeune homme se déclara chrétien. On le battit alors sans pitié, comme si, au lieu d’être de chair, il eût été de pierre ou de bois. Les coups le laissant insensible, les bourreaux se jetèrent sur lui avec les ongles de fer, et le déchirèrent avec un tel acharnement, que ses flancs ouverts laissaient voir les os et les entrailles. Porphyre demeurait immobile, sans se plaindre, sans parler. Firmilien le condamna au feu. Le jeune esclave fut conduit au stade, dans son habit de philosophe. Il y alla d’un pas tranquille, causant avec ses amis, et leur faisant ses dernières recommandations. On l’attacha au poteau : son visage exprimait une joie sereine. Le poteau, selon l’usage souvent suivi, était au milieu d’un cercle formé de piles de bois ; mais comme celles-ci étaient fort écartées et le cercle très grand, le martyr, dans son impatience, ouvrait la bouche et tâchait d’aspirer la flamme. Quand le feu l’eut enfin touché, il ne fit entendre aucun gémissement ; il dit seulement avec joie : Jésus fils de Dieu, venez à mon secours ! puis garda le silence jusqu’à la mort[90].

Un ancien soldat, qui avait assisté à cette mort admirable, courut au lieu où Pamphile attendait le supplice, et lui raconta ce qu’il avait vu ; il venait de donner à l’un des condamnés le baiser de paix, quand les gardes le saisirent et le traînèrent devant le gouverneur : Ce vétéran se nommait Seleucus ; il était de Cappadoce, et avait été jadis compris dans une levée faite dans sa province ; il avait bien servi et obtenu un grade élevé. C’était un de ces hommes d’élite dont les généraux romains se montraient fiers. Jeune encore, il avait dépassé tous ses camarades par la hauteur de sa taille comme par la force de son bras : la parfaite beauté de ses membres robustes resta célèbre dans l’armée. Ce superbe soldat professait depuis longtemps le christianisme. Au commencement de la persécution, lors des édits rendus contre les militaires, il avait subi la flagellation, puis quitté la milice. Demeuré en Palestine, où probablement avait été sa garnison, Seleucus se donna pendant plusieurs années aux œuvres de charité ; il se fit le visiteur et le conseil des pauvres, des infirmes, des orphelins, des veuves, de tous ceux qui avaient besoin de secours. Firmilien commanda de le décapiter avec Pamphile et les autres[91].

Une nouvelle inattendue fut portée au cruel gouverneur : un homme de sa maison, Théodule, avait imité Seleucus, et donné aussi le baiser de paix aux martyrs. C’était le plus aimé et le plus respecté de ses gens, aussi vénérable par la fidélité que par l’âge. Ce patriarche de la servitude avait vu grandir près de lui trois générations d’enfants. Mais l’exaspération de Firmilien était au comble : sans pitié il fit mettre en croix son vieux serviteur[92].

Un seul manquait encore, remarque assez subtilement Eusèbe, pour que les martyrs du 16 février atteignent le nombre mystique des douze apôtres ou des douze petits prophètes. Un voyageur, qui se rendait pour ses affaires à Césarée, vint prendre à l’improviste le poste vacant. C’était un fidèle de Cappadoce, appelé Julien. Ayant appris que onze chrétiens verraient d’être immolés pour la foi, il courut au lieu du supplice et baisa respectueusement les cadavres. Les bourreaux le saisirent : on le conduisit an gouverneur, qui, sans délai, le condamna au feu. Julien marcha joyeusement vers le bûcher, sautant presque de joie, et remerciant Dieu à haute voix de lui avoir accordé l’honneur du martyre[93].

Firmilien voulut infliger aux restes de ses victimes l’outrage qui, l’année précédente, avait fait pleurer les pierres. Pendant quatre jours et quatre nuits les corps des condamnés demeurèrent étendus sur le sol, gardés par des sentinelles qui avaient ordre d’écarter les chrétiens et de laisser approcher les bêtes fauves ou les oiseaux de proie. Mais pas un chacal, pas un chien, pas un corbeau n’osa toucher les martyrs : bientôt la surveillance cessa, et les fidèles purent venir chercher les reliques de leurs frères, auxquels ils donnèrent une honorable sépulture[94].

Les habitants de Césarée s’entretenaient encore de ces scènes sanglantes, quand éclata une nouvelle tragédie. L’infatigable Égypte ne cessait pas d’envoyer ses pèlerins visiter et secourir les fidèles détenus aux mines de la Palestine et de la Cilicie. Deux de ces voyageurs, partis de la Manganée, arrivèrent à Césarée ; mais la couleur de leur peau et la forme bien connue de leur visage trahirent sans doute leur origine : les gardes, depuis longtemps en éveil, leur demandèrent l’objet de leur voyage : ils répondirent sans détour et furent aussitôt menés à Firmilien. Le gouverneur les mit tout de suite à la torture ; puis, quand il jugea leur corps suffisamment déchiré par les ongles de fer, il les condamna aux bêtes. L’un d’eux, Hadrien, parut deux jours après, le 5 mars, dans l’amphithéâtre où des jeux se célébraient en l’honneur du Génie de la cité : après qu’il eut été exposé à un lion, on l’acheva d’un coup d’épée. Les jeux duraient plusieurs jours : le 7 mars, le second condamné, Eubulus, fut produit à son tour. Firmilien lui offrit la liberté s’il voulait faire un sacrifice : il refusa et fut, comme son compagnon, tué par le glaive après avoir été exposé aux bêtes. Eubulus eut la gloire de clore la longue liste des martyrs de Césarée[95].

Quelque temps après (malheureusement on ne nous dit ni la date, ni l’occasion) Firmilien subit le châtiment providentiel qui avait atteint son prédécesseur. L’insulteur et le bourreau des chrétiens eut la tête tranchée, avec quelques autres païens, par ordre de l’empereur dont il avait servi la furieuse politique[96].

Eusèbe, qui est notre principale source pour l’Orient, a raconté avec l’abondance et l’émotion d’un témoin les glorieux combats livrés par les martyrs dans la Palestine[97] ; malheureusement il se montre, pour d’autres sujets, d’une discrétion excessive, et entrouvre à peine un coin du voile qui cache l’histoire des Églises orientales à ce moment de la persécution. Dans un paragraphe vague et obscur à dessein, il nous apprend seulement que les dissensions, les conflits d’intérêt ou d’ambition, qui avaient agité les communautés chrétiennes au commencement du règne de Dioclétien, n’avaient pas complètement disparu ; que plusieurs évêques continuaient à mal gouverner leur troupeau ; qu’il y avait eu des ordinations téméraires ou irrégulières ; qu’entre les confesseurs eux-mêmes des disputes avaient éclaté ; que des jeunes gens sans expérience avaient prétendu innover dans la discipline et molesté ceux qui demeuraient fidèles aux anciennes traditions[98] ; qu’on avait vu, en Asie, des troubles pareils à ceux que Mélèce suscita en Égypte, ou que Donat allait soulever en Afrique. Cependant, sur ce tableau peut-être trop sombre, quelques rayons consolants apparaissent. Les évêques mêmes dont Eusèbe blâme l’administration ne furent pas tous sans fermeté vis-à-vis des persécuteurs : il y en eut, nous dit-il, qui souffrirent de la part des procurateurs du fisc ou des gouverneurs des provinces toute sorte d’injures, d’outrages et de tourments à l’occasion des vases sacrés et des trésors dés églises ; parmi les prélats dont la conduite lui paraît avoir eu le plus besoin d’expiation, quelques-uns furent condamnés à la servitude pénale, et astreints à conduire les chameaux employés aux transports publics ou à soigner les chevaux des écuries impériales[99]. 11 est à croire que la persécution purifia ce que leur vie passée avait pu montrer de faible et d’équivoque : n’a-t-on pas vu, il y a un siècle, parmi les confesseurs que l’Église de France donna aux prisons et aux échafauds de la Terreur, plus d’un prêtre, plus d’un prélat, dont les mœurs s’étaient amollies aux douceurs de l’ancien régime, se relever tout à coup devant la souffrance, et rendre au Christ un témoignage cligne des premiers martyrs ?

Si violente dans les États de Maximin, la persécution dut se poursuivre avec une égale vivacité dans ceux de Galère ; mais, pour l’année 309, aucun document n’en a conservé le souvenir. Au contraire, dans la Mésie et dans la Pannonie, qui faisaient partie des États du nouvel Auguste Licinius, un ou deux épisodes de martyre peuvent être rapportés à cette année.

La mort des saints Mermyle et Stratonique, noyés dans le Danube, à Singidon, ville de la Haute Mésie, par l’ordre de Licinius[100], est certainement antérieure au milieu de 311, époque où cet empereur souscrivit l’édit de tolérance de Galère ; cet épisode flotte donc entre l’élection de Licinius, en 307, et la date extrême de 311[101]. Mais le martyre de Quirinus, évêque de Siscia en Pannonie, est formellement attribué par la Chronique de saint Jérôme à la première année de la CCLXIIe olympiade, c’est-à-dire à 309. Arrêté dans cette ville par un magistrat municipal, probablement le curateur, nommé Maxime, Quirinus fut, après information préalable, envoyé au président de la Première Pannonie, Amantius. Celui-ci, qui revenait de Scarbantia, commanda de conduire le prisonnier à Sabarie, — peut-être la ville même où, un ou deux ans plus tard, allait naître le futur apôtre des Gaules, saint Martin[102]. Là, le gouverneur interrogea publiquement Quirinus au théâtre, et, ne pouvant obtenir l’abjuration du saint évêque, le condamna à être jeté dans la rivière[103] avec une meule suspendue au cou[104]. Le corps du martyr put être recueilli par les chrétiens ; il reposa, après la paix de l’Église, dans une basilique de Sabarie, près de la porte de Scarbantia[105], jusqu’au jour où, chassés par une invasion de Barbares, des habitants transportèrent son corps à Rome ; dans le luminaire de la crypte qui a contenu le tombeau de sainte Cécile, au cimetière de Calliste, une peinture que le caractère romain des têtes, la forme antique des vêtements, la beauté et la simplicité des draperies, ne permettent pas de faire descendre plus bas que le cinquième siècle, montre, à côté de deus autres saints étrangers aussi à la ville éternelle, un personnage près duquel est écrit le nom CVRINVS et qui est vraisemblablement l’évêque martyr de Siscia[106].

Les derniers mois de 309 et, le commencement de 310 furent témoins de quelque adoucissement dans la condition des chrétiens. On se lassait de les poursuivre et de les condamner. Là même où ils avaient été déportés en grand nombre, les gardiens se relâchaient de la surveillance et leur laissaient une semi-liberté. Les confesseurs qui travaillaient dans la Palestine aux mines de cuivre de Phænos[107] ne virent probablement pas interrompre leur labeur pénal ; mais on leur permit de reprendre, dans les moments de loisir, toutes les pratiques de leur vie religieuse, d’avoir des réunions périodiques, de construire même des oratoires[108]. Ce devait être un étrange spectacle que ces églises improvisées, où ne se rencontraient que des borgnes et des boiteux, et où des voix brisées par la fatigue, enrouées par la longue humidité des souterrains, chantaient avec une ferveur surhumaine les louanges de Dieu ! Pour conduire ce troupeau de saints les évêques ne manquaient pas : l’un était Silvain, prêtre de Gaza, envoyé aux mines dès 307, et qui avait probablement reçu dans l’exil la consécration épiscopale[109] ; on cite encore deux prélats égyptiens, Pélée et Nilus[110]. Les prêtres étaient nombreux. Probablement aucun des clercs qui prenaient part avec eux aux assemblées religieuses dans les oratoires construits sur le bord de la mine n’excitait l’attention autant qu’un lecteur égyptien, appelé Jean. Aveugle avant sa condamnation, on avait, par une inutile cruauté, enfoncé le fer rouge dans ses yeux sans lumière. Mais ce que les persécuteurs n’avaient pu abolir, c’était la mémoire prodigieuse que développe quelquefois la privation du sens de la vue. Plus encore qu’un des compagnons de Pamphile, dont nous avons déjà parlé, Jean savait par cœur les saintes Écritures. Les écrits de Noise ou des prophètes, les autres parties historiques de la Bible, tout le Nouveau Testament, étaient pour lui comme un livre constamment feuilleté, dans lequel il lisait les yeux fermés. Quand il remplissait dans l’église l’office de sa charge, il avait l’attitude, le son de voix de l’homme qui lit réellement : son infirmité n’était reconnaissable que si, en s’approchant, on comparait son regard éteint à ceux des auditeurs. Eusèbe, qui le vit, en demeura stupéfait[111].

Il semble Élue les réunions de ces pauvres gens, qui mettaient leurs infirmités en commun au pied des autels pour honorer Dieu et méditer sa loi, n’avaient rien qui pût inquiéter l’autorité publique : Elles furent cependant dénoncées au nouveau gouverneur de la province. Ce magistrat, que la terrible leçon infligée à ses prédécesseurs Urbain et Firmilien n’avait point détourné de marcher sur leurs traces, en fit sur-le-champ rapport à Maximin, à qui il envoya une relation des faits altérée et calomnieuse. Un haut fonctionnaire du service des mines fut tout de suite envoyé à Phænos, porteur d’un ordre impérial : il dispersa la petite Église de l’exil, et, divisant les confesseurs par troupes, envoya les uns en Chypre, où le fisc possédait d’importantes mines de cuivre[112], d’autres au Liban, le reste en divers lieux de la Palestine pour être employés à des corvées[113]. Quatre des condamnés furent mis à part, à cause de l’influence qu’ils exerçaient sur leurs compagnons : c’étaient les deux évêques égyptiens Nil et Pélée, un prêtre dont on ne dit pas le nom[114], un laïque appelé Patermuthius, très populaire à cause de sa douceur et de sa charité. L’inspecteur des mines les renvoya au général qui commandait les légions campées en Palestine : celui-ci, avec une brutalité toute soldatesque, les somma d’abjurer leur foi, et, sur leur refus, les condamna au supplice du feu[115], les jetant peut-être dans les foyers où l’on purifiait le minerai brûlant[116].

Cependant tous les forçats chrétiens n’avaient pu être envoyés loin de Phænos. Il y en avait de trop vieux, de trop infirmes ou de trop mutilés pour qu’il fût possible de les transporter. Ceux-ci furent gardés dans un quartier à part, sans communication avec leurs anciens compagnons. Parmi eus étaient le lecteur aveugle Jean, plusieurs Égyptiens, l’évêque Silvain, qu’un séjour de plusieurs années dans la mine et la torture plusieurs fois subie avaient rendu incapable de tout travail[117]. Heureux de rester ensemble, ces confesseurs redoublèrent de prières, de jeunes, de pieux exercices. Mais leur félicité ne devait pas être de longue durée, ou plutôt elle allait être promptement échangée contre la félicité du ciel. Maximin ne put souffrir que trente-neuf invalides goûtassent les douces joies de la prière en commun, et les fit tous décapiter le même jour[118].

Presque au moment où tombaient, en Palestine, les derniers martyrs de 310, un des plus cruels persécuteurs sentait, à l’autre extrémité de l’Empire, la main de Dieu s’abattre sur lui. Maximien Hercule allait terminer sa vie errante dans cette même Gaule où, vingt-quatre ans plus tôt, avant tout édit de persécution, il inaugura son règne en versant des flots de sang chrétien. Maintenant il y vivait exilé, fugitif, mais sans interrompre ses intrigues. Gracié une première fois par Constantin, dont il avait tenté d’embaucher les légions, l’ingrat vieillard ne craignait pas d’abuser de la clémente hospitalité de son gendre pour attenter à sa vie ; mais, cette fois, Constantin fut inexorable : autorisé, dit-on, à choisir son genre de mort, Maximien Hercule se pendit[119].

Cette fin tragique d’une si longue carrière impériale, cette mort ignominieuse d’un si vieil ami qui, ayant trahi tout le monde, à lui seul n’avait jamais manqué de fidélité, causa une émotion profonde au solitaire Dioclétien. La condamnation portée par Constantin contre la mémoire de Maximien Hercule acheva de le désoler. En brisant les statues, les images, les inscriptions de Maximien, en arrachant des murailles les tableaux qui le représentaient, on n’épargnait pas les nombreux monuments où figuraient ensemble les deux anciens Augustes[120]. Cette destruction, qui remplissait de débris les forums, les théâtres, les basiliques de toutes les cités, frappa vivement l’imagination des peuples et même des historiens. Maximien, répète en deux passages Eusèbe, est le premier souverain dont les monuments aient été ainsi renversés sur toute la surface de l’Empire[121]. Lactance ajoute : Dioclétien est le premier empereur qui ait assisté vivant à la chute de ses statues[122]. L’infortuné fondateur de la tétrarchie ressentit vivement cet outrage. On le vit, dans sa somptueuse retraite de Salone, errer en versant des larmes, en poussant des soupirs ou des gémissements : il se roulait par terre, refusait la nourriture[123]. L’agonie du vieil Auguste était commencée ; elle durera trois années encore. Nais bientôt elle va changer de nature. Les coups qui ébranlaient ses statues ont atteint l’empereur dans son orgueil : des coups plus sensibles se préparent, qui frapperont au cœur l’époux, le père, et le feront mourir de douleur.

 

 

 



[1] Constantin et Galère avaient été l’un et l’autre consuls pour la sixième fois en 306, aussi désigna-t-on l’année 307 par la formule abrégée post sextum consulatum ; voir De Rossi, Inscript. christ. urbis Romæ, t. I, p. 25, et p. 30, n° 29 ; Roma sotterranea, t. III, p. 225. — Une inscription grecque de Rome, appartenant à la fin de la même année, contient une formule plus insolite encore, et se borne à dire έπί Μαξεντίω. Inscr. christ., t. I, p. 31, n° 30.

[2] Nihil aliud impetravit, nisi bonam mortem. Nam venis ei incisis, leniter mori coactus est. Lactance, De mort. pers., 26. Sur la bona mors, voir Lactance, ibid., 22.

[3] Constantin avait eu d’abord pour femme ou pour concubine Minervina (Zosime, II, 20 ; Zonare, XIII, 2) qui lui donna un fils, Crispus, mais probablement était morte quand il épousa Fausta.

[4] Une série de monnaies fait foi des efforts de Maxence pour se rapprocher de Constantin. Il en fait frapper, à Rome et à Carthage, à l’effigie de Constantin comme à la sienne, avec CONSERVATOR AFRICAE SUAE ou KART. SUAE à Carthage, CONSERVATORES URB. SUAE à Rome. Constantin répond à ces avances en faisant frapper à Tarragone des CONSERVATORES URB. SUAE à l’effigie de Maxence Auguste, et en 306-307, à Londres, une monnaie ROMAE AETERNAE, alors, que Rome était probablement déjà occupée par Maxence. Bull. de la société des Antiquaires de France, 1898, p. 383.

[5] Lactance, De mort. pers., 27.

[6] Lactance, De mort. pers., 28 ; Aurelius Victor, De Cæsaribus, 40 ; Zosime, II, 10.

[7] Lactance, De mort. pers., 29.

[8] Lactance, De mort. pers., 29.

[9] Aderat ibi Diocles a genero nuper accitus, ut quod ante non fecerat, præsente illo imperium Licinio daret, substituto in Severi loto. Lactance, De mort. pers., 19.

[10] Eusèbe (Hist. Ecclés., VIII, 3, 4) dit que Licinius ύπό xοινής ψήφον τών xρατούντων αύτοxράτωρ xαί σεβαστός άναπέφηνε. Voir sur ce passage Tillemont, Hist. des Empereurs, t. IV, p. 103.

[11] Qui dura ab Herculio atque Galerio ad recipiendum imperium rogaretur, tanquam pestera aliquam detestans, in hunc modum respondit : Utinam Salonæ possetis videre holera nostris manibus instituta ; profecto nunquam istud temptandum judicaretis. Aurelius Victor, Épitomé, 39. L’historien commet certainement une confusion de personnes en donnant à Galère, l’auteur de l’abdication de Dioclétien, un rôle qui n’a pu appartenir qu’à Hercule.

[12] Sic uno tempore sex fuerunt. Lactance, De mort. pers., 29.

[13] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 14, 1.

[14] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 14, 1.

[15] La seconde partie de la Passio SS. Quatuor Coronatorum dit que Dioclétien (c’est-à-dire Galère) quitta Sirmium et se mit en route pour Rome un peu plus d’une année après le martyre des sculpteurs chrétiens immolés en Pannonie le 8 novembre 305. Bullettino di archeologia cristiana, 1879, p. 49, 72.

[16] Nos cum lateri tuo adhereamus. Passio S. Sereni, 2, dans Ruinart, p. 516. Et plus loin : Quis enim ausus est injuriam inrogare matronæ viri lateri regio adhærentis ? — Le mari de la femme qui avait calomnié Serenus était probablement un garde du corps, protector divini lateris.

[17] Il est visible, dit Tillemont, que ce saint n’a pas souffert dans le commencement de la persécution ; il ne faut pas non plus le mettre plus tard que l’an 307, sur la fin duquel Licinius fut fait empereur de la Pannonie. Mémoires, t. V, art. sur saint Serene. — Un cimetière chrétien a été découvert en 1884 ou 1885 dans un faubourg de Mitrovie, l’antique Sirmium. C’est une vaste nécropole à ciel ouvert, avec de nombreux sarcophages et des tombes de formes très variées. Au centre s’élevait la cella trichora ou petite basilique à trois absides, comme on en voit encore une à Rome dans le cimetière de Calliste. Mais à Sirmium ce monument fut ruiné par les Barbares. Dans le cimetière reposa le martyr Serenus, ou plutôt Sinerus, Sineros, comme le nomment plusieurs manuscrits des Actes et divers martyrologes. Le martyrologe hiéronymien y fait allusion deux jours de suite, au 22 et au 23 février, une fois sous la forme latine, sancti Sineri, une fois sous la forme grecque, S. Seneroti. Celle-ci est reproduite dans deux épitaphes du cimetière de Sirmium, où des défunts sont dits avoir été enterrés, par dévotion, AD BEATV SYNEROTI MARTVRE, AD DOMINVM SYNEROTEM. Voir Bullettino di archeologia cristiana, 1884-1885, p. 141, 144-148. L’une des tombes où il est fait mention de saint Sineros est consacrée par une chrétienne à son mari, ex numero Jovinianorum protector, mort à Aquilée et transporté à Sirmium pour être enterré aux pieds du martyr. Peut-être, remarque M. de Rossi, ne fut pas étranger à cette pieuse pensée le souvenir de l’immolation de Sineros arrivée par la faute de l’épouse d’un protector sacri lateris. La pieuse femme, en honorant le saint et en lui recommandant son mari protector, fit en quelque façon amende honorable du méfait de celle qui, par vengeance, l’accusa près de son mari, aussi protector, et fut cause du martyre.

[18] Les Actes de sainte Euphémie, cités d’après les manuscrits par Tillemont, Mémoires, t. V, disent qu’elle mourut dans la cinquième année de la persécution, ce qui, en comptant depuis 303, conduit à 307.

[19] Ennodius, Carmen XVII, donne à ce juge le nom de Priscus.

[20] Saint Asterius, Enarratio in martyrium præclarissimæ martyris Euphemiæ, dans Ruinart, p. 543.

[21] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 1, 2 ; texte plus développé dans Analecta Bollandiana, t. XVI, 1897, p. 127-128.

[22] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 3.

[23] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 3.

[24] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 4.

[25] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 4.

[26] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 4.

[27] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 4.

[28] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 4.

[29] Passio S. Pionii.

[30] Eusèbe, De mart. Pal., 7, 4. — Les pugilistes (pugiles, πυγμάχοι) étaient comptés parmi les gladiateurs : Munera gladiatoria edidit, quitus inseruit catervas Afrorum Campanorumque pugilum. Suétone, Caligula, 18. Rien que le pugilat fut en apparence moins périlleux que d’autres combats d’amphithéâtre, il amenait fréquemment la mort d’un des adversaires. (Scholiaste ad Pind. Olymp., 34 ; Pausanias, VI, 9, 3 ; VIII, 40, 3.)

[31] Eusèbe, De mart. Palest., 8, 2.

[32] Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 32 ; saint Jérôme, Ep. 34.

[33] Eusèbe, Hist. Ecclés., VII, 32, 35.

[34] Saint Jérôme, Apol. contra Rufinum, II, 27.

[35] J’ai trouvé les vingt-cinq commentaires d’Origène sur les douze (petits) prophètes, transcrits par le martyr Pamphile ; à ma joie de les posséder, au soin avec lequel je les conserve, il nie semblait que j’étais le maître des richesses de Crésus. S’il y a tant de bonheur à posséder une seule lettre d’un martyr, qu’il y en a plus encore dans la possession de pages sans nombre, où l’on croit apercevoir les traces de son sang ! Saint Jérôme, De viris illustribus, 75.

[36] Saint Jérôme, De viris illustribus, 75.

[37] Bullettino di archeologia cristiana, 1863, p. 67.

[38] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 5.

[39] Photius, Biblioth., 118 ; Routh, Reliquiæ sacræ, t. IV, p. 339, 392.

[40] Cette apostille a été reproduite par le copiste du très ancien Codex Sinaiticus, d’après le manuscrit original de Pamphile. Voir Tischendorf, Codex Frederico-Augustaraus, Leipzig, 1846, f° 19. Cf. Bullettino di archeologia cristiana, 1863, p. 65.

[41] Eusèbe, De mart. Palest., 7, 7-8.

[42] Eusèbe, Hist. Ecclés., IX, 11, 4.

[43] Saint Épiphane, Hæres., LXVIII, 1.

[44] Eusèbe, Hist. Ecclés., IX, 11, 4.

[45] Acta SS. Phileæ et Philoromi, dans Ruinart, p. 548. L’histoire du martyre de Philéas et de son compagnon fut écrite, selon Rufin, par un chrétien nommé Grégoire ; Rufin (Hist. Ecclés., VIII, 10) eut cette relation dans les mains, et en donne l’analyse. Que des Actes de Philéas et de Philorome, tels qu’ils nous sont parvenus, soient ou non l’œuvre de ce Grégoire, ils n’en forment pas moins une pièce excellente. Ils ont très probablement été connus de saint Jérôme (De viris illustribus, 78). Voici le jugement qu’en porte Tillemont : Je ne vois pas lieu de douter qu’ils ne soient très authentiques. La brièveté des réponses, la simplicité de la narration, et la conformité avec ce qu’Eusèbe dit des deux saints, paraissent des choses trop considérables pour nous permettre d’en douter. Mémoires, t. V. Cette pièce, d’une forme irréprochable, a été évidemment tirée des registres du greffe païen, dit M. Edmond Le Blant, Nuovo Bull. di archeologia cristiana, 1896, p. 27.

[46] Les Actes contiennent un jeu de mots intraduisible : Phileas respondit : Quia sacræ et divinæ Scripturæ dicunt : Qui immolat diis eradicabitur, nisi soli Deo. Culcianus dicit : Immola ergo deo solo.

[47] Isaïe, I, 11.

[48] Nec si similam offeratis. Cette dernière phrase ne se trouve pas dans la version de saint Jérôme ; mais elle est dans les Septante et, sous une forme équivalente (si afferatis sin ilaginom, vanum est), dans la Velus italica. Ceci montre l’antiquité des Actes.

[49] Tertullien, Apologétique, 2. Cependant un grand nombre de chrétiens, même à l’époque des persécutions, avaient étudié la jurisprudence ; voir Studi e Documenti di Storici e Diritto, 1880, p. 14-15 ; Bull. di arch. crist., 1885-1885, p. 36-37.

[50] Eusèbe, Hist. Ecclés., V, 1, 10.

[51] Ce miracle a été représenté dans une peinture du second sicle de la catacombe de Prétextat et sur un sarcophage du quatrième siècle : voir Northcote et Brownlow, Christian Art, p. 146, 221. Au temps d’Eusèbe (Hist. Ecclés., VII, 18) deux statues d’airain, à Césarée, dont l’une représentait une femme à genoux, l’autre un homme lui tendant la main, passaient pour avoir été élevées par l’hémorroïsse elle-même en souvenir de sa guérison.

[52] Temeritate tua utere. — Sur le sens de cette expression, voir Tillemont, Mémoires, t. V, note III sur saint Philéas.

[53] Jam immolavit in phronstiterio. — Φρονστιτήριον, lieu où l’on s’enferme pour méditer, par extension cabinet d’étude, quelquefois école.

[54] Cette hypothèse me parait se concilier avec le texte des Actes mieux que celle de Tillemont, qui suppose perdu le procès-verbal de l’interrogatoire de Philorome.

[55] Phileas abolitionem petit. — Quid appellasti ? Bien que l’abolitio et l’appellatio fussent deux procédures différentes, elles menaient au même résultat, et probablement avaient fini par se confondre dans le langage et dans la pratique, puisque l’une et l’autre avaient pour objet d’anéantir le premier procès.

[56] Lactance, De mort. pers., 33.

[57] Eusèbe, De mart. Palest., 8, 1.

[58] Saint Athanase, Epist. ad solit.

[59] Eusèbe, De mart. Palest., 8, 1.

[60] Eusèbe, De mart. Palest., 8, 2.

[61] Eusèbe, De mart. Palest., 8, 3.

[62] Eusèbe, De mart. Palest., 8, 13.

[63] Eusèbe, Hist. Ecclés., IV, 23, 10 ; VII, 5, 2 ; saint Basile, Ep. 220.

[64] Eusèbe, Hist. Ecclés., IV, 23, 9.

[65] Passio S. Bonifacii martyris, dans Ruinart (éd. Ratisbonne, p. 325). Sur les critiques auxquelles donne lieu cette Passion, voir Tillemont, Mémoires, t. V, art. LVII et note LXXXII sur la persécution de Dioclétien ; Duchesne, le Liber Pontificalis, t. II, p. 39, note 42. La version latine contient un préambule (non reproduit dans la version grecque) qui donne la date évidemment inexacte de 290 ; Tillemont propose 306 ; on peut admettre aussi bien l’une des années suivantes. Sans me porter garant de la partie romanesque du récit, j’en ai fait remarquer ailleurs la délicatesse et le pathétique ; voir les Esclaves chrétiens, p. 258-262. Bossuet, que sa correspondance montre souvent occupé des documents relatifs à l’histoire des premiers siècles, trouve aux Actes de saint Boniface beaucoup de marques d’une grande antiquité ; il indique cependant des réserves : voir lettre 59, à M. Dirois (éd. Bar-le-Duc, t. XI, p. 36).

[66] Eusèbe, De mart. Palest., 10, 1.

[67] Eusèbe, De mart. Palest., 8, 4.

[68] Les Grecs, dans les Menées, l’appellent Théa.

[69] Eusèbe,  De mart. Palest., 8, 5-8.

[70] Sur ces antiques oraisons, en usage aujourd’hui dans un seul jour de l’année liturgique, mais auxquelles correspondent, le dimanche, les prières du prône, voir Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 59, 61, 164.

[71] Eusèbe, De mart. Palest., 8, 9-12.

[72] Eusèbe, De mart. Palest., 9, 1.

[73] Eusèbe, De mart. Palest., 9, 2-3.

[74] Eusèbe, De mart. Palest., 9, 4.

[75] Eusèbe, De mart. Palest., 9, 6-8.

[76] Eusèbe, De mart. Palest., 9, 8-12.

[77] Eusèbe, De mart. Pal., 9, 12-13.

[78] Liber Pontificalis, Marcellus ; Duchesne, t. I, p. 161. — Le catalogue libérien désigne la date de l’ordination du pape par la note consulaire a cons. X et Maximiano, abrégée pour Maximiano (Herculio) X et Maximiano (Galerio) VII ; voir De Rossi, Inscrip. christ., t. I, p. 3o ; Duchesne, l. c., p. 165, note 3. C’est l’indication des consuls légitimes ; mais ils ne furent pas reconnus par Maxence, qui, le 20 avril 308, prit, pour les États de son obédience, le consulat avec son fils Romulus.

[79] Hic fecit cymiterium Novellæ, via Salaria. Liber Pontificalis. Le cimetière de Novella, mentionné dans les Gesta Liberii (Duchesne, l. c., p. CXXII), a été retrouvé par Bosio ; Aringhi en a publié le plan (Roma subterranea, t. II, p. 422) ; M. de Rossi en a vérifié l’emplacement, près du cimetière de Priscille, à droite de la voie Salaria et à gauche de la voie Nomentane (Roma sotterranea, t. I, p. 189). Ce cimetière ne contient aucune sépulture que l’on puisse attribuer à un temps plus ancien que le pape Marcel, Bullettino di archeologia cristiana, 1877, p. 68.

[80] Bullettino di archeologia cristiana, 1877, p. 68.

[81] Et XXV titulos in orbe Roma constituit, quasi dioecesis, propter baptismum et pœnitentiam multorum qui convertebantur ex paganis. Liber Pontificalis.

[82] ... Et propter sepulturas martyrum. Liber Pontificalis. Voir De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 520 et suiv.

[83] Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, chapitre premier.

[84] Inscription damasienne :

VERIDICVS RECTOR LAPSOS QVIA CRIMINA FLERE

PRAEDIXIT MISERIS FVIT OMNIBVS HOSTIS AMARVS

HINC FVROR HINC ODIVM SEQVITVR DISCORDIA LITES

SEDITIO CAEDES SOLVVNTVR FOEDERA PACIS

CRIMEN OB ALTERIVS CHRISTVM QVI IN PALE NEGAVIT

FINIBVS EXPVLSYS PATRIAE EST FEBITATE TYRANNI

HAEC BREVITER DAMASVS VOLVIT CONPERTA REFERRE

MARCELLI VT POPVLVS MERITVM COGNOSCERE POSSET

De Rossi, Inscript christ. urbis Romæ, t. II, p. 62, 103, 138 ; voir le commentaire de cette inscription damasienne dans Roma sotterranea, t. II, p. 204-205 ; cf. Rome souterraine, p. 258. — Il est inutile de faire remarquer ce que ce récit a d’inconciliable avec la légende rapportée par la Passio S. Marcelli et même avec la version plus acceptable qu’en donne le Liber Pontificalis ; voir Duchesne, t. I, p. XCIX-C, et p. 165.

[85] Le 18 avril 309 ou 310 ; voir Duchesne, le Liber Pontificalis, t. I, p. CCXLIX.

[86] Inscription de Damase :

DAMASVS EPISCOPVS FECIT

HERACLIVS VETVIT LABSOS PECCATA DOLERE

EVSEBIVS MISEROS DOCVIT SVA CRIMINA FLERE

SCINDITVR IN PARTES POPVLVS GLISCENTE FVRORE

SEDITIO CAEDES RELLVM DISCORDIA LITES

EXTEMPLO PARITER PVLSI FERITATE TYRANNI

INTEGRA CVM RECTOR SERVARET FOEDERA PACIS

PERTVLIT EXILIVM DOMINO SUB IVDICE LAETVS

LITTORE TRINACRIO MVNDVM VITAMQ. RELIQVIT

EVSEBIO EPISCOPO ET MARTYRI.

A droite et à gauche de l’inscription est écrit, en lettres superposées, le nom du calligraphe qui grava sur le marbre le poème composé par le pape Damase à la gloire de saint Eusèbe :

DAMASI PAPAE CVLTOR ATQVE AMATOR

FVRIVS DIONYSIVS FILOCALVS SCRIBSIT

De Rossi, Roma sotterranea, t. II, pl. III, IV ; Bull. di archeologia cristiana, 1873, pl. XII ; Inscr. christ. urbis Romæ, t. II, p. 66, 102. Il ne reste dans la crypte du pape Eusèbe, au cimetière de Calliste, qu’un petit nombre de fragments du marbre original découvert par M. de Rossi ; mais on peut les confronter avec une copie exécutée probablement au sixième siècle, après la dévastation du cimetière par les Goths, et trouvée par lui dans la même crypte. Voir Rome souterraine, p. 247-253. Avant la découverte de M. de Rossi, l’inscription damasienne était connue seulement par les manuscrits. Voir son commentaire historique, Roma sotterranea, t. II, p. 205-208.

[87] Eusèbe, De mart. Palest., 10, 2-3. — Je pense comme Bollandus (Acta SS., janvier, t. I, p. 128) et contrairement à Tillemont (Mémoires, t. V) que saint Pierre Abselamus, dont parle Eusèbe, et saint Pierre Balsamus, dont Ruinart publie les Actes (p. 557), sont une même personne. Les différences assez notables entre le récit d’Eusèbe et celui des Actes peuvent seulement faire croire que cette dernière pièce n’est pas entièrement authentique.

[88] Eusèbe, De mart. Pal., 11, 8. — Ordinairement, les premiers fidèles n’éprouvaient point de répugnance à conserver leurs noms d’origine païenne, même quand ces noms étaient dérivés de celui d’une divinité ; un grand nombre de noms rapportés par l’histoire ecclésiastique ou gravés sur les marbres chrétiens sont formés d’une appellation mythologique ; voir Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, art. Noms, p. 508 ; Smith, Dictionary of christian antiquities, art. Names, p. 1369 ; Kraus, Real-Encykl. der christlichen Alterthümer, art. Namen, t. II, p. 475. — Parmi les noms de saints des premiers siècles dérivés des noms de divinités égyptiennes, on peut citer Ammon, Ammonius, Ammonaria, Anub, Anub-Bissoï, Isidore, Isidora, Serapion ; un écrivain chrétien de la fin du second siècle, auteur d’un Hexaemeron, s’appelle Apion (Eusèbe, Hist. Ecclés., V, 27 ; saint Jérôme, De viris ill., 49). — L’abandon de l’ancien nom excitait quelquefois la colère des païens ; M. Revillout a publié un papyrus copte contenant les anathèmes d’une mère païenne contre son fils, qui, s’étant fait baptiser, avait changé le nom de Petosor (don d’Osiris) en Petrus (Cours de langue démotique et de droit égyptien, 1883, p. 32-34 ; cité dans Bull. di archeologia cristiana, 1884-1885, p. 82). — Les noms d’origine biblique ne se répandirent pas en Occident ; Edmond Le Blant, l’Épigraphie chrétienne en Gaule et dans l’Afrique romaine, 1890, p. 91.

[89] Φιλόσοφω σχήματι μόνω τώ περί αύτόν άναβολαίω έξωμίς τρόπον ήφιεσμένον. Eusèbe, De mart. Pal., 11, 19. — L’έξωμίς était un vêtement à une seule manche, qui laissait découverts le bras droit et l’épaule droite. Cette forme était donnée soit à la tunique soit au manteau (ίμάτιον, περίόλημα, pallium). Le plus souvent le pallium était porté sur la tunique ; mais les pauvres ou les philosophes le portaient quelquefois seul (Xénophon, Mém., 1, 6, 2 ; Ælien, Var., VII, 13 ; Diodore de Sicile, XI, 26). Tertullien reproche aux philosophes païens leur affectation à se montrer dans ce costume, exerti ac seminudi pecloris inverecunda jactantia. Cependant les premiers chrétiens, surtout ceux qui étaient voués à l’étude, se contentaient quelquefois de ce simple vêtement : humerum exertus, dit Tertullien dans son traité De Pallio, 3. Dans une fresque du troisième siècle, au cimetière de Calliste, le prêtre offrant le sacrifice eucharistique est représenté de même en pallium exomide ; De Rossi, Roma sotterranea, t. II, pl. XVI, 1 ; Northcote et Brownlow, Roma sotterranea (anglaise), 2e éd., t. I, pl. XVI, 3 ; Rome souterraine, pl. VIII, 3.

[90] Eusèbe, De mart. Palest., 11, 19. Cf. Prudence, Peri Stephanôn, III, 159-160 :

Virgo citum cupiens obitem

Appetit et bibit ore rogum.

Un admirable prodige s’est montré, dit saint Jean Chrysostome, au milieu de tant d’autres, quand les trois jeunes Israélites ont été jetés dans la fournaise ; car personne n’ignore que l’on peut pendant quelque temps résister aux flammes si l’on ferme les lèvres, mais que l’âme s’envole dès qu’on les ouvre. Ad Theodorum lapsum, 1, 35. — Lucien avait déjà dit : C’est sur le bûcher que l’on trouve la mort la plus prompte, on y expire à l’instant si l’on ouvre la bouche. De morte Peregrini, 21. — Voir aussi un curieux passage du Talmud de Babylone, cité par Edmond Le Blant, Notes sur quelques Actes des martyrs, dans les Mélanges de l’école française de Rome, 1885 (tirage à part, p. 8).

[91] Eusèbe, De mart. Palest., 11, 20-23.

[92] Eusèbe, De mart. Palest., 11, 24.

[93] Eusèbe, De mart. Palest., 11, 25-27.

[94] Eusèbe, De mart. Palest., 11, 28. — Voir sur le martyre des douze, c’est-à-dire de Pamphile, Valens, Paul, Seleucus, Porphyre, Théodule Julien, et les cinq Égyptiens, le fragment de la recension plus 6veloppée, dans Analecta Bollandiana, 1897, p. 129-139.

[95] Eusèbe, De mart. Palest., 11, 29-30.

[96] Eusèbe, De mart. Palest., 11, 31.

[97] On cite aussi des martyrs en Mésopotamie : Habib, en 309, à Édesse. Ses Actes, en syriaque, sont rédigés par un nommé Théophile, lui-même confesseur, qui a écrit aussi (texte syriaque perdu, mais version arménienne conservée, plus version grecque de Métaphraste, et version latine d’après Métaphraste) les Actes de Gouria et de Schamouna. Mais la date indiquée pour le martyre de ces derniers (l’an 600 des Séleucides, 289 après Jésus-Christ) ne concorde pas avec l’histoire : il n’y eut pas de persécution en Orient à cette époque. L’erreur chronologique est difficile à corriger : on sait seulement, par Théophile, que leur martyre est antérieur à celui de Habib. Voir Ruben Duval, Anciennes littératures chrétiennes : la littérature syriaque, 1899, p. 126-128.

[98] Eusèbe, De mart. Palest., 13.

[99] Eusèbe, De mart. Palest., 13. — voir la note de Valois. C’est peut-être en souvenir de ce passage qu’une légende dit que le pape saint Marcel fut à la même époque condamné ad servitium animalium catabuli publici. Passio S. Marcelli, dans Acta SS., janvier, t. II, p. 9.

[100] Acta SS., janvier, t. I, p. 769.

[101] Tillemont, Mémoires, t. V, art. XXXVII sur la persécution de Dioclétien.

[102] Je dis peut-être, car deux Sabaries, l’une et l’autre en Pannonie, se disputent l’honneur d’avoir donné naissance au grand thaumaturge ; voir Lecoy de la Marche, Saint Martin, p. 55-60 ; et Duchesne, Bulletin critique, 1880, p. 315.

[103] Peut-être la rivière Pannosa, si l’on identifie la Sabarie où souffrit Quirinus avec Sicca Sabaria. Des monnaies romaines portant les lettres SAR ont été trouvées en grand nombre sur la rive droite de la Pannosa, qu’une Chronique mentionne sous le nom de fons Sabariæ ; Lecoy de la Marche, Saint-Martin, p 55-60.

[104] Passio S. Quirini, dans Ruinart, p. 551 ; Prudence, Peri Stephanôn, VII ; saint Jérôme, Chron.

[105] Il y a ici contrariété entre la Passion et Prudence ; ce dernier dit que Siscia, au moment où il écrit, possède le corps de son évêque martyr :

Urbis mœnia Sisciæ

Concessum sibi martyrem

Complexu patrio fovent.

Il est peu vraisemblable que le corps de Quirinus ait été transporté de Sabarie à Siscia ; Prudence a probablement été trompé par le titre épiscopal de Quirinus et a cru que ce saint avait été martyrisé dans la ville même où était son siège. Mais l’assertion de l’auteur des Actes est trop précise pour être rejetée ; il désigne comme contenant le tombeau une basilique ‘de Sabarie, près de la porte de Scarbantia, c’est-à-dire près de la porte ouvrant sur la voie qui de Scarbantia rejoint Sabarie. Le détail topographique ne peut être inventé. Autant le témoignage de Prudence mérite foi quand il parle de ce qu’il a vu, autant ses assertions sont généralement vagues quand il raconte des faits qui se sont passés dans des pays qu’il n’a point visités.

[106] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, pl. V et VII. Quirinus fut enterré, non pas dans le cimetière de Calliste, mais un peu plus loin, dans celui de Saint-Sébastien (ibid., p. 180-181). Une inscription relatant son martyre a été récemment trouvée dans la platonia, contiguë à ce cimetière ; les caractères de l’inscription conviennent au cinquième siècle. C’est dans un des arcosolia de la célèbre platonia de Saint-Sébastien que reposa saint Quirinus. Voir Bullettino di archeologia cristiana, 1894, p. 53, 147-150 ; et De Vaal, Die Apostelgruft ad Catacumbas an der Via Appia, 1894.

[107] Le site de Phænos est assez agréable, pourvu d’une eau abondante, qu’un aqueduc à peine rompu aujourd’hui amène dans un grand réservoir. Cependant, au témoignage de saint Athanase, les condamnés n’y pouvaient vivre que peu de jours. Voir le P. Lagrange, dans Revue Biblique, 1898, p. 114.

[108] Eusèbe, De mart. Palest., 13, 1.

[109] Eusèbe, De mart. Palest., 13, 4.

[110] Eusèbe, De mart. Palest., 13, 3.

[111] Eusèbe, De mart. Palest., 11, 20-23.

[112] Josèphe, Ant. Jud., XVI, 4, 5 ; cf. Marquardt, Römische Staatsverwaltung, t. II, p. 253.

[113] Eusèbe, De mart. Palest., 13, 1, 2.

[114] Valois le nomme Hélie, d’après les ménologes grecs.

[115] Eusèbe, De mart. Palest., 13, 1, 3.

[116] Cf. Lagrange, dans Revue Biblique, 1898, p. 114.

[117] Eusèbe, De mart. Palest., 13, 4.

[118] Eusèbe, De mart. Palest., 13, 9, 10.

[119] Lactance, De mort. pers., 30 ; Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 13, 18 ; Zosime, II, 10 ; Aurelius Victor, De Cæsaribus, 40 ; Épitomé, 40 ; Eutrope, Brev., X, 1.

[120] Lactance, De mort. pers., 42. C’est probablement alors que, en Gaule, sur des milliaires de Constantin, l’indication de la filiation (adoptive) de celui-ci avec Maximien... Maximiani Auqusti nepoti, fut martelée (Bulletin critique, 1885, p. 69-73).

[121] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 13 ; De vita Constantini, 1, 47. — En disant que Maximien fut le premier empereur dont les images aient été détruites, Eusèbe veut dire que cet outrage n’avait encore été fait à aucun autre membre de la tétrarchie ; car, dans les siècles précédents, on détruisit plus d’une fois les statues d’empereurs dont la mémoire avait été condamnée ; voir Mommsen, Römische Staatsrecht, t. II, 2e éd., p. 1079.

[122] Lactance, De mort. pers., 42. — Tacite, dans un des plus éloquents passages des Histoires (III, 85), avait montré les derniers regards de Vitellius mourant attachés sur ses statues que l’on renversait de toutes parts : Vitellium, infestis mucronibus coactum... cadentes statuas suas... contueri.

[123] Lactance, De mort. pers., 42.