La persécution de Dioclétien et le triomphe de l’Église

CHAPITRE CINQUIÈME — LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

 

 

I. — Les martyrs de la Macédoine et de la Pannonie.

Au moment où s’instruisaient les procès racontés à la fin du précédent chapitre, Dioclétien devait être sur la route de Salone. Galère demeurait seul maître de l’Orient. Non seulement il administrait avec une souveraineté absolue les provinces de l’Europe orientale qui composaient son lot, et dans lesquelles Dioclétien se préparait à passer l’hiver, mais encore il allait suppléer, dans le gouvernement de l’Asie romaine, l’Auguste absent, malade et découragé. Aussi faut-il vraisemblablement attribuer à sa seule initiative l’édit qui, dans la seconde année de la persécution, fut envoyé aux gouverneurs. Cet édit avait été probablement soumis pour la forme à Dioclétien, mais c’est le haineux et désormais tout-puissant César qui en doit porter surtout la responsabilité.

Voici en quels termes Eusèbe, alors en Palestine, parle de ce nouvel attentat contre l’Église chrétienne : Au cours de la secondé année, comme l’ardeur du combat livré contre nous s’était accrue, Urbain administrant alors la province, des lettres impériales furent envoyées, par lesquelles il était commandé en termes généraux que tous, en tout pays, dans chaque ville, offrissent publiquement des sacrifices et des libations aux idoles[1]. C’était la guerre déclarée, non plus seulement aux églises, aux livres saints, aux membres du clergé, mais à l’universalité des fidèles, mis, sans distinction de condition, d’âge et de sexe, en demeure d’apostasier.

Bien que la première allusion au quatrième édit se rencontre sous la plume d’un écrivain asiatique, on doit croire qu’il fut d’abord appliqué dans les contrées qui formaient l’apanage immédiat de Galère. Que le tyran séjournât ou non, à ce moment, dans l’Europe orientale, sa pensée fut sans doute obéie avec empressement par des gouverneurs imbus de ses idées, animés de ses passions, et qui tenaient de lui seul leur fortune. Cependant les documents que nous possédons sur l’application de l’édit de 304 dans les provinces voisines du Danube sont peu nombreux : ils ne représentent vraisemblablement qu’un petit nombre des épisodes d’une guerre qui, dans ces régions, dut être particulièrement sanglante.

Pendant le mois de mars 304, un chrétien et plusieurs chrétiennes furent traduits à Thessalonique devant Dulcetius, gouverneur de Macédoine, pour n’avoir pas voulu obéir au nouvel édit en mangeant des viandes provenant des sacrifices. L’homme s’appelait Agathon ; parmi les femmes se trouvaient trois sieurs- qui, l’année précédente, s’étaient enfuies dans les montagnes après avoir caché de nombreux manuscrits des Écritures. Elles étaient, après quelque temps, revenues clans leurs maisons, oit on les avait arrêtées[2]. Leurs noms, empreints de ce symbolisme aimable où se plaisaient les premiers chrétiens, rappellent les idées d’amour, de paix, de blancheur immaculée : elles s’appelaient Agape, Irène, Chionia[3]. Trois autres chrétiennes furent en même temps déférées au tribunal, Cassia, Philippa et Eutychia.

Un des greffiers dit au gouverneur : Si tu l’ordonnes, je vais lire le rapport rédigé par l’officier de police au sujet de ceux qui sont ici. — Lis, commanda Dulcetius. Dans un court rapport, le soldat bénéficiaire qui avait opéré l’arrestation dénonçait les chrétiens comme ayant refusé de manger les viandes immolées. Après sa lecture, le gouverneur, s’adressant aux inculpés : Quelle folie est la vôtre, de ne pas vouloir obéir aux ordres des Empereurs et des Césars ? Puis, se tournant vers Agathon : Pourquoi n’as-tu pas participé aux sacrifices, comme ont coutume de faire ceux qui ont été consacrés aux dieux[4] ?Parce que je suis chrétien. — Persistes-tu aujourd’hui encore dans ce propos ?Tout à fait. — Et toi, Agape, que dis-tu ?Croyant au Dieu vivant, je n’ai pas voulu faire les choses dont tu parles. — Qu’ajoutes-tu, Irène ? Pourquoi n’as-tu pas obtempéré au très pieux commandement des Empereurs et des Césars ?Parce que je crains Dieu. — Toi, Cassia, que dis-tu ?Je veux sauver mon âme. — Ne veux-tu pas prendre part aux sacrifices ?Non. — Toi, Philippa, que dis-tu ?La même chose. — Quelle chose ?J’aime mieux mourir que de manger de vos sacrifices. — Mais toi, Eutychia, que dis-tu ?La même chose. J’aime mieux mourir que de faire ce que tu commandes. — As-tu un mari ?Il est mort. — Depuis combien de temps ?Depuis environ sept mois. — Comment es-tu donc enceinte ?Par l’époux que Dieu m’avait donné. — Je t’engage, Eutychia, à quitter cette folie, et à revenir à des sentiments humains. Que dis-tu ? veux-tu obéir au commandement royal ?Je ne veux point obéir, car je suis chrétienne, servante du Dieu tout-puissant. — Comme Eutychia est grosse, elle sera gardée en prison, dit le gouverneur[5].

Il reprit ensuite l’interrogatoire des autres : Agape, veux-tu faire les mêmes choses que nous, qui sommes dévoués à nos maîtres les Empereurs et à nos Césars ?Il ne me convient pas d’être dévouée à Satan. Tes paroles ne changeront pas ma résolution, qui est inébranlable. — Et toi, Chionia, qu’as-tu à dire ?Personne ne pourra égarer notre volonté. — N’y a-t-il pas chez vous quelques écrits des impies chrétiens, parchemins ou livres ?Aucun, ô président ; car ceux qui sont aujourd’hui empereurs nous les ont tous enlevés. — Qui donc a mis en vous un tel esprit ?Dieu tout-puissant. — Qui sont-ils, ceux qui vous ont entraînées à cette folie ?Le Dieu tout-puissant, et son Fils Notre Seigneur Jésus-Christ. — Il est manifeste, cependant, que vous devez vous soumettre tous à nos puissants Empereurs et Césars. Mais puisque après tant de temps, tant d’avertissements, de si nombreux édits, de telles menaces, vous êtes assez téméraires pour mépriser les justes commandements des Empereurs et des Césars, en persistant dans le nom impie de chrétiens ; puisque jusqu’à ce jour, pressées par nos agents et par les premiers de la milice de renoncer par écrit au Christ, vous persistez dans votre refus, vous allez recevoir le châtiment mérité. Dulcetius lut alors la sentence : Agape et Chionia, qui par leur impiété et leur esprit d’opposition ont résisté au divin édit de nos maîtres les Empereurs et les Césars, et aujourd’hui encore pratiquent la religion des chrétiens, vaine, téméraire, odieuse à tous les hommes pieux, seront livrées aux flammes. Il ajouta : Cependant, qu’Agathon, Cassia, Philippa et Irène soient jusqu’à nouvel ordre gardés en prison[6].

Après le supplice des deux saintes femmes, Dulcetius fit comparaître leur sœur Irène. Ton but impie, lui dit-il, se montre clairement en ce que tu as voulu conserver jusqu’à ce jour tant de parchemins, de livres, de tablettes, de volumes et de pages des Écritures, appartenant aux impies chrétiens. Quand on te les eut présentés, tu les reconnus, bien qu’ayant nié chaque jour, malgré le supplice de tes sœurs et la peine qui t’attendait, que de tels écrits fussent en ta possession. C’est pourquoi tu dois être châtiée. Cependant, notre indulgence te permet encore d’échapper au supplice, en reconnaissant au moins les dieux. Que dis-tu donc : obéis-tu aux ordres des Empereurs et des Césars ? es-tu prête a offrir un sacrifice et à manger des viandes immolées ?Non, répondit Irène, non, par le Dieu tout-puissant, qui a créé le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils renferment ! Le suprême châtiment du feu éternel est pour ceux qui auront renié le Christ. — Mais qui t’a poussée à conserver jusqu’à ce jour ces papiers et ces Écritures ?Le même Dieu tout-puissant qui nous a commandé de l’aimer jusqu’à la mort : c’est pourquoi nous n’avons pas osé le trahir, et nous voulons plutôt être brûlées vives, ou souffrir tout autre mal, que de livrer de tels écrits. — Qui donc, dans la maison que tu habites, savait que tu les y gardais ?Le Dieu tout-puissant, qui sait toutes choses, les a vus, mais nul autre. Car nous considérions’ nos époux comme nos pires ennemis, craignant d’être dénoncées par eux. Aussi n’avons-nous montré ces livres à personne. — L’année dernière, quand fut publié le premier édit de nos maîtres les Empereurs et les Césars, où vous êtes-vous cachées ?Où Dieu a voulu. Dieu sait que nous avons vécu dans les montagnes, en plein air. — Qui vous fournissait du pain ?Dieu, qui donne à tous la nourriture[7]. — Votre père était-il complice ?Non, par le Dieu tout-puissant ! il ne pouvait être complice, car il ne savait rien de cela. — Qui de vos voisins le savait ?Demande aux voisins, informe-toi des lieux où nous étions et de ceux qui les connaissaient. — Après que vous fûtes revenues de la montagne, comme tu dis, lisiez-vous ces écrits en présence de quelqu’un ?Ils étaient dans notre maison, et nous n’osions les en tirer. Aussi étions-nous attristées de ne pouvoir les étudier nuit et jour, comme nous l’avons fait jusqu’au moment où, l’année dernière, nous les eûmes cachés. — Tes sœurs, dit alors le président, ont souffert le châtiment que nous avons ordonné. Quant à toi, avant même de prendre la fuite, tu avais encouru la peine de mort, pour avoir caché ces écrits et ces papiers ; cependant, je ne veux pas te faire périr comme elles tout de suite : mais j’ordonne que, par les gardes et par Zosime, bourreau public, tu sois ex-posée nue dans le lupanar ; un pain t’y sera tous les jours apporté du palais, et les gardes ne te permettront pas d’en sortir. Vous, gardes et bourreau, sachez qu’il y va de votre tête. Que cependant on me remette tous les livres cachés dans les coffres et les boîtes d’Irène[8].

Ce lâche attentat à la pudeur des martyres avait été commis dans toutes les persécutions : il le sera plus souvent dans la dernière. L’édit de 303, qui avait réduit tous les chrétiens à la condition de personnes infâmes, leur ôtant jusqu’au droit de se plaindre judiciairement d’un outrage, permettait aux magistrats de déshonorer ainsi des malheureuses qui ne comptaient plus dans la société. On pouvait indifféremment les enfermer, comme serves du fisc, dans les gynécées et les manufactures de l’État, ou dans les lieux à peine plus corrompus que désigne la sentence prononcée contre Irène. Celle-ci fut conduite où l’avait ordonné le gouverneur. Cependant personne n’osa s’approcher d’elle pour la flétrir. Dulcetius se la fit amener de nouveau : Persistes-tu dans ta témérité ?Non pas dans ma témérité, mais dans le culte de Dieu. — Puisque par tes premières réponses tu as clairement manifesté d’intention de ne pas obéir aux Empereurs, et que je te vois persister dans le même orgueil, tu subiras la peine méritée. Le gouverneur écrivit la sentence : Irène ayant contrevenu à l’ordre impérial, refusé de sacrifier aux dieux immortels, et persévérant aujourd’hui dans la religion des chrétiens, j’ordonne qu’elle sera brûlée vive comme ses sœurs[9].

La sainte, conduite au supplice, s’élança sur le bûcher en chantant des psaumes. Elle mourut le jour des calendes d’avril[10]. L’auteur des Actes termine ici sa relation, sans nous apprendre ce que devinrent Agathon, Cassia, Eutychia et Philippe. Peut-être n’avait-il pu se procurer les pièces de leur procès : son silence au sujet de ces quatre chrétiens serait une preuve de plus de sa sincérité quand il raconte ce qu’il sait des autres.

Vers le même temps eut lieu le martyre de Montan, prêtre de Singidunum, en Mésie. Il périt par l’ordre de Probus, gouverneur de la Pannonie Inférieure, qui venait de recevoir l’édit de persécution[11]. Singidunum étant située sur la rive mésienne de la Save, il est à supposer que Montan avait franchi le fleuve et fut arrêté en Pannonie. La plupart des martyrologes placent, en effet, son supplice à Sirmium, le 28 mars. Maxima, épouse du prêtre Montan, fut, disent-ils, immolée avec lui : on leur donne même quarante compagnons de martyre, ce qui convient bien à cette période de la persécution[12].

Peu après l’exécution de Montan, l’évêque de Sirmium, Irénée, fut arrêté à son tour. C’était un homme jeune encore, marié, père d’enfants en bas âge. On le conduisit -au gouverneur. Obéis aux divins préceptes, et sacrifie aux dieux, lui dit Probus. Quiconque, répondit l’évêque, sacrifie aux dieux, et non à Dieu, sera déraciné. — Les très cléments princes ont donné le choix de sacrifier ou de mourir dans les tourments. — Il m’a été commandé d’accepter les tourments plutôt que de renier Dieu en sacrifiant aux démons. — Sacrifie, ou je te ferai mettre à la torture. — Je me réjouis si tu le fais, car je participerai à la Passion de mon Sauveur. Pendant que les bourreaux torturaient cruellement le martyr : Que dis-tu, Irénée ? demanda le gouverneur. — En confessant bien ma foi, je sacrifie à mon Dieu, à qui j’ai toujours sacrifié, répondit l’évêque[13].

Une nouvelle torture, plus délicate et plus pénible que toutes les autres, l’attendait. Son père et sa mère, sa femme, ses enfants, s’approchèrent en le voyant souffrir, se jetèrent à ses pieds, les inondèrent de larmes. Des serviteurs, des amis, des voisins suivaient, pleurant et se lamentant. Aie pitié de ta jeunesse, » criait-on de toutes parts. Irénée gardait le silence, repassant dans son cœur les promesses et les menaces divines. Allons, lui dit Probus, laisse-toi fléchir par tant de larmes, pense à ta jeunesse, sacrifie. — Je pense à mon éternité, et je ne sacrifie pas, répondit le martyr. Probus le fit conduire dans la prison, où chaque jour on tenta sa constance par de nouveaux tourments[14].

Pendant une nuit, Probus le fit appeler de nouveau : Irénée, sacrifie, afin d’éviter la souffrance. — Fais ce qui t’est ordonné, mais n’attends pas de moi cette faiblesse. Le gouverneur commanda de le frapper. J’ai appris à adorer mon Dieu depuis l’enfance, dit l’évêque, je l’adore, il me soutient dans mes épreuves, c’est à lui que je sacrifie : je ne puis adorer vos dieux faits de main d’homme. — Évite la mort, qu’il te suffise des tourments déjà soufferts. — La mort m’est un gain, puisque par les souffrances que tu crois m’infliger, et que je ne sens pas, j’obtiens de Dieu la vie éternelle. — As-tu une épouse ?Je n’en ai pas. — As-tu des fils ?Je n’en ai pas. — As-tu des parents ?Je n’en ai pas. — Et qui sont donc ceux qui pleuraient devant toi à une précédente audience ?Mon Seigneur Jésus-Christ a dit : Celui qui aime son père, ou sa mère, ou son épouse, ou ses fils, ou ses frères, plus que moi, n’est pas digne de moi. — Sacrifie cependant à cause d’eux. — Mes fils ont le même Dieu que moi, il peut les sauver. Mais toi, fais ce qui t’est commandé. — Réfléchis, jeune homme. Sacrifie, afin que je ne te livre pas aux supplices. — Fais ce que tu voudras. Tu vas voir quelle force Notre Seigneur Jésus-Christ me donnera contre tes embûches. — Je vais prononcer ta sentence. — Je m’en réjouirai. Probus rendit le jugement suivant : J’ordonne qu’Irénée, qui a désobéi aux ordres royaux, soit jeté dans le fleuve. » Irénée répondit : Je m’attendais qu’après tant de menaces tu multiplierais sur moi les tourments, afin de me frapper ensuite du glaive ; mais tu n’en as rien fait. Je te conjure de changer de résolution ; tu apprendras comment les chrétiens, par la foi qu’ils ont en leur Dieu, savent affronter la mort[15].

Par cette ardeur à souffrir, l’évêque songeait probablement moins à provoquer la colère du juge qu’à donner à ses ouailles l’occasion de contempler un exemple de constance propre à raffermir leur courage, dont la faiblesse de sa propre famille avait montré la fragilité. Son vœu fut exaucé : le gouverneur, par une nouvelle sentence, le condamna à être décapité. L’exécution dut être précédée, selon un usage constant, de la flagellation ou de la bastonnade ; ainsi s’expliquent les paroles prononcées par le martyr entendant sa seconde condamnation : Je te rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, qui parmi des peines et des tourments divers me donnes la force de les supporter, et daignes me rendre participant de la gloire éternelle.

On conduisit Irénée sur un pont dominant la Save. Il se dépouilla lui-même de ses vêtements, et, les mains étendues vers le ciel, fit cette prière : Seigneur Jésus-Christ, qui as daigné souffrir pour le salut du monde, puissent les cieux s’ouvrir, et tes anges recevoir l’âme de ton serviteur Irénée[16], qui souffre aujourd’hui pour ton nom et pour le peuple de ton Église catholique de Sirmium. J’implore ta miséricorde, afin que tu daignes m’accueillir, et confirmer ceux-ci dans ta foi. Le bourreau lui trancha la tête, et jeta son corps dans le fleuve. C’était le 6 avril[17].

Le gouverneur faisant, quelques jours plus tard, une tournée administrative, arriva dans la ville de Cibalis, dont l’évêque, Eusèbe, avait été mis à mort dans une des persécutions précédentes[18] : là, précisément au jour anniversaire du martyre d’Eusèbe, un clerc connu par son zèle évangélique lui fut dénoncé comme coupable de blasphémer les dieux et les empereurs. Probus le fit comparaître : Comment te nommes-tu ?Pollion. — Es-tu chrétien ?Je suis chrétien. — Quelle est ta charge ?Premier des lecteurs. — De quels lecteurs ?De ceux qui ont coutume de lire au peuple la parole divine. — Ceux qui, dit-on, inspirent à l’esprit léger des femmes l’horreur du mariage et l’amour d’une vaine chasteté ?Tu pourras connaître aujourd’hui si nous sommes légers et vains. — Comment ?Ils sont légers et vains, ceux qui abandonnent leur Créateur pour acquiescer à vos superstitions. Mais ceux qui s’efforcent d’accomplir, malgré les tourments, les commandements du Roi éternel montrent leur foi et leur constance. — Quels commandements ? et de quel roi ?Les pieux et saints commandements du Christ Roi. — Quels sont-ils ?Qu’il y a un seul Dieu dans le ciel ; que ni le bois ni la pierre ne peuvent être appelés dieux ; qu’il faut apaiser les querelles ; que les vierges doivent garder la pureté de leur état, les époux la chasteté conjugale ; que les maîtres doivent gouverner leurs esclaves par l’amour plus que par la crainte, en considérant que la condition humaine est la même pour tous ; qu’il faut obéir aux justes volontés des rois, se soumettre aux puissances quand elles commandent le bien ; qu’on doit aux parents le respect, aux amis l’affection, aux ennemis le pardon, le dévouement aux citoyens, l’humanité aux hôtes, la miséricorde aux pauvres, la charité à tous, et le mal à personne ; qu’il faut supporter patiemment l’injure, et ne la faire jamais ; plutôt céder ses biens que de convoiter ceux d’autrui ; et enfin, que celui-là vivra éternellement, qui pour sa foi aura méprisé la courte mort due vous pouvez infliger. Si ces maximes te déplaisent, tu ne peux t’en prendre qu’à ton propre jugement[19]. — Et quel avantage aura celui qui, par sa mort, est privé de la lumière et de toutes les Jouissances corporelles ?La lumière éternelle est meilleure que des clartés passagères, et les biens permanents plus doux que des biens périssables : il n’est point sage de préférer le caduc à l’éternel. — Que veut dire tout ceci ? Fais ce qu’ont ordonné les Empereurs. — Qu’ont-ils ordonné ?Que tu sacrifies. — Fais, toi aussi, ce qui t’est commandé ; pour moi, je n’obéirai pas, car il est écrit : Celui qui sacrifie aux démons, et non à Dieu, sera déraciné. — Tu périras par le glaive, si tu ne sacrifies pas. — Fais ce qui t’est commandé. Je dois suivre les pas des évêques, des prêtres, de tous les pères dont j’ai reçu les doctrines, et j’accepte avec plaisir les châtiments que tu voudras m’infliger. Probus le condamna au bûcher. Pollion fut brûlé à un mille de la cité, le 27 avril[20]. Quelques jours plus tard, la Basse Norique[21] fut témoin d’un autre martyre, qui rappelle, par le procédé sommaire d’exécution, celui de saint Irénée.

Le gouverneur Aquilinus recherchait âprement les chrétiens. Ceux-ci se réfugiaient dans les montagnes, se cachaient parmi les rochers et les cavernes. A Lauriacum, une perquisition fit tomber dans ses mains quarante fidèles. Il les mit en prison, après leur avoir fait subir la torture[22]. Un ancien chef de bureau (Princeps officii), Florianus, converti au christianisme, et retiré dans la ville de Cetium, apprit leur arrestation. Il se rendit à Lauriacum pour y confesser sa foi. Des soldats l’arrêtèrent en route. Aquilinus le fit fouetter et torturer, puis le condamna à être précipité dans la rivière d’Ens[23].

Un autre épisode eut l’ancienne Mésie pour théâtre[24].

Des soldats en garnison dans une des villes — soit Dorostore en Mésie inférieure, soit Axiopolis en Scythie[25] — avaient coutume chaque année, au moment des Saturnales, de tirer au sort un roi de la fête[26]. Les Saturnales ont été de tout temps un jour de repos et de réjouissances pour les troupes[27]. Sur les bords du Danube, peuplés en partie de colons italiens, les réjouissances qui, dans la patrie de ceux-ci, marquaient la fin de l’année devaient être particulièrement populaires[28]. Revêtu des insignes de sa dignité, le monarque d’un jour sortait de la ville avec un nombreux cortège, et se livrait à toute sorte d’excès[29]. La fête se terminait par un sacrifice, offert au nom de tous sur l’autel de Saturne[30]. En 303, le sort tomba sur le soldat Dasius. Il était chrétien. Il refusa dé jouer le rôle sacrilège qui lui était assigné, et proclama sa religion. Il fut aussitôt arrêté : le lendemain, on l’amena, au tribunal du légat Bassus[31].

Celui-ci lui adressa les questions d’usage, lui demandant sa condition, son nom. Par ma condition, je suis soldat, répondit-il. Mon nom principal est chrétien. De mes parents j’ai reçu celui de Dasius. Le légat l’invita à sacrifier aux saintes images des empereurs, que les Barbares eux-mêmes adorent[32]. On remarquera qu’il n’est plus question ici de Saturnales : le juge s’inquiète peu de savoir si Dasius y fera ou non le roi de carnaval : mais il lui impose tout de suite l’épreuve réservée aux chrétiens, en l’invitant à apostasier par un sacrifice. Sur le refus du soldat[33], Bassus lui offrit un délai pour réfléchir[34] : et comme il ne voulait pas en profiter, se proclamant toujours chrétien, le juge, après l’avoir fait torturer, le condamna à la décapitation. Le bourreau lui trancha la tête, le 20 novembre, un samedi, à la quatrième heure, le vingt-quatrième jour de la lune[35].

Tels sont les seuls documents que nous possédions sur l’exécution de l’édit de 304 dans les États de Galère (si encore les Actes de Dasius n’ont pas trait à des faits de l’année précédente). Bien que ces récits permettent de juger de la passion qu’apportèrent les magistrats dans la poursuite des fidèles, la pénurie des sources est ici profondément regrettable : on ne pourrait dire le nombre des héros chrétiens dont le souvenir se dérobe à notre pieuse curiosité. Celle-ci va avoir moins à souffrir, en passant des provinces du César Galère aux contrées gouvernées par l’Auguste Dioclétien.

 

II. — Les Martyrs de la Cilicie et de la Thrace.

Les Actes qui font connaître, pour une durée plus longue et avec une plus grande abondance de détails, l’application du quatrième édit dans les États de Dioclétien, nous transportent successivement aux divers points du vaste territoire encore soumis à l’autorité nominale. du vieil empereur : dans ses provinces européennes, comme la Thrace, dans ses provinces asiatiques, comme la Cilicie, la Galatie, le Pont, la Palestine, dans ses provinces africaines, comme l’Égypte et la Thébaïde. Ces pays si différents de sites, de mœurs, de langage, d’idées, virent couler à la même heure le sang des chrétiens : villes populeuses, plages commerçantes, forêts épaisses, montagnes escarpées, déserts de sable, il n’est pour ainsi dire aucun lieu, dans l’immense empiré d’Orient, qui, sauvage ou civilisé, n’ait eu ses exilés et ses martyrs.

L’étendue et la diversité de ce théâtre de la persécution font comprendre le contraste de certains récits hagiographiques, tels, par exemple, que les relations de procès jugés presque simultanément dans la montagneuse Cilicie ou dans la Thrace hellénisée.

L’édit avait été promulgué en Pamphylie dès les premiers mois de 304. De Perge, métropole de cette province, saint Calliope s’enfuit à Pompeiopolis, ville de Cilicie, où il fut arrêté. Le gouverneur Maxime l’interrogea et le mit à la torture[36]. On raconte que la mère du martyr, apprenant l’arrestation de son fils, courut le retrouver, après avoir affranchi deux cent cinquante esclaves et distribué ses biens à l’Église et aux pauvres[37]. Calliope, condamné au supplice de la croix, mourut le vendredi saint, 7 avril : la mère expira en recevant dans ses bras le corps de son enfant détaché du gibet[38].

C’est peut-être pendant ce séjour à Pompeiopolis que furent présentés une première fois à Maxime trois autres chrétiens, Tarachus, Probus et Andronicus[39], dont les interrogatoires multiples, la translation en diverses villes à la suite du gouverneur, la longue captivité, sont caractéristiques d’une persécution où, selon le mot de Lactance, les magistrats poursuivaient l’apostasie d’un chrétien avec autant d’ardeur et de ténacité que s’il se fût agi de dompter une nation barbare[40]. Leurs Actes, que les fidèles, nous dit-on, obtinrent à pris d’or la permission de copier sur les registres du greffe[41], méritent d’être étudiés non seulement à cause des caractères d’authenticité qu’ils présentent, mais encore en raison des changements dans l’attitude des accusés et des juges, déjà sensibles depuis quelque temps, mais nulle part mieux marqués. L’heure n’est plus de ces brefs interrogatoires, où la constatation de la qualité du chrétien et de son refus d’apostasier était immédiatement suivie de la sentence. Le magistrat et le martyr essaient maintenant de se convaincre. Au lieu d’un jugement dédaigneusement rendu, humblement ou joyeusement accepté, c’est un duel, à la fin duquel il y aura un vainqueur et un vaincu. Aussi le ton des accusés s’élève-t-il. On entend plus souvent qu’autrefois sortir de leur bouche des paroles hardies, piquantes, indignées : on voit voler, en quelque sorte, ces traits de Dieu, qui allumaient la colère des juges, mais parfois leur faisaient des blessures salutaires[42]. Aux prises avec Tarachus, Probus et Andronicus, le gouverneur de Cilicie va recevoir quelques-uns de ces traits, et y répondre par la main du bourreau.

Après une première comparution à Pompeiopolis, dont ni la date ni le procès-verbal n’ont été conservés, les trois accusés furent présentés à Tarse devant le tribunal de Maxime, le 25 mars selon certains manuscrits, mais plutôt le 21 mai on le 20 juin, selon d’autres[43]. Le gouverneur s’adressa d’abord à Tarachus : Comment t’appelles-tu ? car, étant le plus âgé, tu dois être interrogé le premier. Réponds. — Je suis chrétien. — Cesse de prononcer ce nom impie. Dis-moi comment tu t’appelles. — Je suis chrétien. Maxime commanda aux bourreaux de lui frapper la bouche en répétant : Ne réponds pas une chose pour une autre[44]. Tarachus reprit : Mon vrai nom, je le dis. Mais si tu veux savoir comment on m’appelle parmi les hommes, mes parents me nomment Tarachus ; et, quand j’étais soldat, on m’a donné le nom de Victor. — De quelle condition es-tu ?Romain et soldat, né à Claudiopolis en Isaurie. Mais, étant chrétien, j’ai renoncé à l’armée. — Tu n’étais pas digne d’y servir, malheureux. Mais comment t’en es-tu retiré ?J’ai demandé mon congé à mon chef Publius, il m’a renvoyé. — Considère ta vieillesse : je veut que tu sois de ceux qui obéissent aux ordres des princes : tu recevras de moi, en récompense, de grands honneurs. Approche donc, et sacrifie à nos dieux ; car les empereurs eux-mêmes, qui gouvernent le monde entier, leur rendent un culte. — Ils se trompent, égarés par les ruses de Satan. — Frappez-le encore à la bouche, ordonna Maxime, pour avoir dit que les empereurs se trompent. — Je le dis et je le répète, ils se trompent, car ils sont hommes. — Sacrifie à nos dieux, et abandonne toute cette malice. — Je ne violerai pas la loi de mes pères. — Il y a une autre loi que celle-là, ô mauvaise tête ! dit le gouverneur, qui fit flageller Tarachus. Mais, loin d’être ébranlé, le martyr confessa plus courageusement encore la divinité du Christ. Laisse ce bavardage, dit Maxime, approche, et sacrifie. — Je ne bavarde pas, mais je dis la vérité. J’ai soixante-cinq ans, et j’ai vieilli sans l’abandonner. Un centurion intervint : Aie pitié de toi-même, et sacrifie. — Retire-toi de moi, ministre de Satan, répondit le martyr. Maxime le fit conduire en prison, chargé de chaînes[45].

Le second accusé fut introduit : Quel est ton nom ?Mon premier et plus noble nom, chrétien ; mon second, qui m’est donné parmi les hommes, Probus. — De quelle condition es-tu ?Mon père était de Thrace, mais je suis né à Sicle, en Pamphylie. Je suis homme du peuple, et chrétien[46]. — Tu ne tireras nul profit de ce nom. Sacrifie aux dieux, afin d’être honoré des princes et notre ami. — Je ne veux aucun honneur des princes, et ne convoite pas ton amitié. Car mes richesses n’étaient pas médiocres, et cependant je les ai abandonnées pour servir le Dieu vivant. Maxime le fit dépouiller, et frapper à coups de nerf de bœuf. Puis, le martyr continuant à confesser sa foi, il commanda de le frapper sur le ventre. Le sang coulait à flots et rougissait le sol. Enfin, ne pouvant vaincre le courage de Probus, le gouverneur ordonna de le charger de chaînes, et de le mettre en prison, les pieds écartés jusqu’au quatrième trou : défense fut faite de panser ses plaies[47].

On amena le troisième, accusé, qui, après s’être déclaré chrétien, donna son nom, Andronicus. De quelle condition es-tu ?De noble race ; mes parents sont parmi les premiers d’Éphèse. — Abandonne toute folle jactance, écoute-moi de bon gré, comme tu écouterais ton père. Ceux qui avant toi ont voulu faire les fous n’y ont rien gagné. Toi, honore nos princes et nos pères, en te soumettant aux dieux. — Vous les appelez bien vos pères, car vous êtes les fils de Satan, les fils du diable, dont vous faites les œuvres. — Ta jeunesse croit pouvoir me braver. Mais apprends que de grands tourments te sont préparés. — Je te parais jeune d’années, mais sache que mon âme est mûre, et prête à tout. — Cesse ces vaines paroles, sacrifie, afin d’éviter la souffrance. — Me crois-tu assez fou pour vouloir paraître inférieur à ceux qui m’ont précédé ? Je suis préparé à tout souffrir. On le dépouilla, et on le suspendit au chevalet. En vain le centurion, le greffier, le gouverneur lui-même le suppliaient : Andronicus restait inébranlable. La torture commença par une violente torsion des jambes ; ensuite on lui écorcha les flancs, d’abord avec le fer, puis avec des poteries brisées. Je te ferai périr en détail, disait le gouverneur furieux. Je méprise tes menaces et tes tourments, répondait Andronicus. Les pieds liés, un carcan de fer au cou, il fut porté dans la prison[48].

Dans ses tournées à travers la province, Maxime se fit suivre des trois prisonniers, dont il espérait triompher par la torture. A Mopsueste[49] il les soumit à une nouvelle épreuve. La vieillesse, dit-il à Tarachus, est honorée en beaucoup d’hommes, parce qu’en eux sont l’expérience et le bon sens : si tu as réfléchi, tu ne persisteras pas dans tes premières dispositions. Approche donc, et sacrifie en l’honneur des princes, de qui, à ton tour, tu obtiendras des honneurs. — Si les princes et ceux qui partagent leurs sentiments connaissaient le véritable honneur, ils abandonneraient de vaines et aveugles pensées, et se laisseraient vivifier par la foi au Dieu vivant. Toutes les tortures furent essayées sur l’intrépide vieillard : sa bouche fut de nouveau frappée, au point de lui briser les mâchoires, on lui posa sur la main des charbons ardents, on le suspendit au-dessus d’une âcre fumée, on lui mit dans les narines du sel, du vinaigre, de la moutarde ; enfin, lassé, Maxime dit : Je te réserve pour une prochaine audience de nouveaux tourments, car je veux dissiper ta folie. — Tu me trouveras prêt à tout ce que tu auras imaginé, répondit Tarachus. La nouvelle comparution de Probus ne fut pas moins émouvante. Dans les paroles que lui adressa le juge, un mot est caractéristique des idées de ce temps ; après l’avoir invité à sacrifier aux dieux et avoir entendu cette réponse du martyr : Je ne sacrifie pas à plusieurs dieux, mais j’en adore un seul, Maxime lui dit : Approche donc, et sacrifie, non à plusieurs, mais à Jupiter, le dieu grand. C’est toujours le même effort pour concilier l’idolâtrie avec l’idée monothéiste. Probus ne comprit pas, ou feignit de ne pas comprendre ; il répondit : J’ai mon Dieu dans le ciel, et je crains lui seul ; quant à ceux que tu appelles dieux, je ne me soumets à eux ni ne les adore. — Je te répète, reprit Maxime, sacrifie à Jupiter, le dieu invaincu[50]. Cette qualification est aussi celle de Mithra : on a vu plus haut comment, à cette époque de syncrétisme, les cultes de Jupiter et de Mithra arrivaient parfois à se confondre. Probus répondit en se moquant de Jupiter. Furieux, le gouverneur commanda de lui appliquer un fer rouge, de le frapper sur le dos avec un nerf de bœuf, et enfin de poser des charbons ardents sur sa tête rasée[51] ; puis, lui montrant une foule d’apostats qui se pressaient au pied du tribunal : Ne vois-tu pas ceux-ci, lui dit-il, honorés des dieux et des princes, candis que toi, tout le monde te regarde avec mépris, comme un impie destiné au supplice ?Crois-moi, répondit Probus, tous ces malheureux sont morts, s’ils ne font point pénitence de leur péché, car c’est sciemment qu’ils ont servi les idoles et abandonné le Dieu vivant. Le troisième accusé, Andronicus, fut amené à son tour et cruellement battu, mais, à la grande surprise du gouverneur et des assistants, les cicatrices des tortures qu’il avait souffertes une première fois étaient déjà guéries. J’ai au ciel, dit Andronicus, un médecin qui m’a guéri non par des remèdes, mais par sa divine parole. Lui aussi répondit avec une fermeté dédaigneuse aux exhortations de Maxime, qui le renvoya en prison avec les deux autres chrétiens[52].

Maxime ne les revit qu’en octobre, à Anazarbe, où il était arrivé après avoir condamné, le 15 juin, saint Tatien Dulas à Prétoridae[53], et, le 7 septembre, saint Sozon à Pompeiopolis[54]. La nouvelle audience montre si bien l’ardeur déployée de part et d’autre dans cette phase suprême de la persécution, le ton auquel sont montés désormais les accusés et les juges, que je crois devoir traduire intégralement, malgré sa longueur, au moins l’un des procès-verbaux qui la résument.

Maxime dit : Appelez les impies chrétiens. Le centurion Demetrius répondit : Ils sont présents, seigneur. Maxime interpella Tarachus en ces termes : Profite de ce que les tortures sont interrompues, pour renoncer à ton opiniâtreté et sacrifier aux dieux qui gouvernent tout. — Il n’est bon ni pour nous, répondit Tarachus, ni pour eux, ni pour ceux qui leur obéissent, que le inonde soit gouverné par des êtres qu’attend le feu éternel. — Ne cesseras-tu jamais de blasphémer, scélérat ? Ou penses-tu obtenir par ton impudence que je te fasse décapiter tout de suite ?Si je devais mourir si vite, l’épreuve ne serait pas grande. Mais fais ce que tu voudras, afin que s’augmente devant Dieu le mérite de mon combat. — Tu n’as pas souffert plus que tant d’autres captifs, qui subissent la rigueur des lois. — Ce que tu dis est une nouvelle preuve de ton fol aveuglement ; car les malfaiteurs sont justement punis, tandis que ceux qui souffrent pour le Christ recevront de lui la récompense. — Maudit scélérat, quelle récompense espérez-vous de votre mauvaise vie ?Il ne t’appartient pas de m’interroger là-dessus, ni de connaître la récompense qui nous attend, et pour laquelle nous supportons tes vaines menaces. — Misérable, tu me parles comme si tu étais mon égal !Je ne suis pas ton égal, et je souhaite ne jamais l’être. Mais j’ai la liberté de parler, et nul ne peut me l’enlever, grâce à Dieu qui me fortifie par son Christ. — Je t’enlèverai cette liberté, scélérat. — Personne ne me l’enlèvera jamais, ni toi, ni tes empereurs, ni votre père Satan, ni les démons que vous adorez dans votre erreur. — Ma condescendance à te parler te fait perdre le sens, impie. — Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même : car le Dieu que je sers sait que je hais ta vue, et que je n’ai jamais désiré m’entretenir avec toi. — Enfin, pour éviter de nouvelles tortures, sacrifie. — Dans ma première confession à Tarse, comme dans mon second interrogatoire à Mopsueste, j’ai déclaré que j’étais chrétien, et je le suis toujours. Crois-moi, c’est la vérité. — Malheureux, il sera trop tard pour te repentir, quand je t’aurai fait mourir clans les supplices. — Si j’avais dû me repentir, je l’aurais fait quand une première fois, puis une seconde, tu m’as torturé ; mais maintenant je suis fixé, et ne te crains pas, grâce à Dieu. Fais ce que tu voudras, impudent. — J’ai laissé grandir ton impudence en ne te punissant pas. — Je te l’ai dit, je te le répète, tu as puissance sur mon corps, fais ce que tu voudras. — Liez-le et suspendez-le, pour faire cesser sa folie. — Si j’étais fou, je serais devenu impie comme toi. — Maintenant que tu es suspendu, obéis, afin d’éviter les peines que tu mérites. — Bien qu’il ne te soit pas permis de torturer à ta fantaisie un soldat[55], cependant je ne te demande point d’abandonner ta folie : fais ce que tu voudras. — Le soldat qui honore les dieux et les empereurs reçoit des largesses et des honneurs ; mais toi, tu es impie, et tu es honteusement sorti de l’armée[56]. J’ordonne donc que tu sois plus cruellement torturé. — Fais ce que tu voudras. Je te l’ai tant de fois demandé ! Pourquoi tardes-tu ?Ne crois pas, comme je te l’ai déjà dit, que je t’aime assez pour t’enlever la vie d’un seul coup[57]. Je te ferai périr par morceaux et j’abandonnerai le reste aux bêtes. — Ce que tu dois faire, fais-le vite ; ne te borne pas à l’annoncer. — Tu t’imagines sans doute, misérable, qu’après ta mort quelques femmelettes viendront honorer ton corps et l’embaumer dans les parfums ; mais je prendrai soin d’anéantir tes restes. — Je te permets de me torturer avant que je meure, et après ma mort de faire de moi ce que tu voudras. — Viens sacrifier aux dieux. — Je t’ai dit une fois pour toutes, insensé, que je ne sacrifie pas à tes dieux et ne rends point de culte à tes abominations. — Tenez ses joues, et brisez-lui les lèvres. — Tu as flétri et défiguré ma face, mais mon âme n’en a que plus de vie. — Tu m’exaspères, misérable, je vais me montrer autrement à toi. — Ne pense pas m’effrayer par des paroles je suis prêt à tout, car je porte les armes de Dieu. — Quelles armes portes-tu, maudit ? te voilà nu et couvert de blessures. — Ignorant et aveugle, tu ne peux voir mon armure. — Je supporte tes folies : tes réponses ne m’irriteront pas assez pour que je te donne une mort rapide. — Quel mal ai-je fait en disant que tu ne peux voir ce que je porte, parce que tu n’as pas le cœur pur et que tu fais une guerre impie aux serviteurs de Dieu ?Je comprends que tu as mené une mauvaise vie, ou que tu es un magicien, comme quelques-uns le disent. — Je ne l’ai pas été et ne le serai jamais, car je ne sers pas comme vous les démons, mais un seul Dieu, qui me donne la patience, et m’inspirera mes réponses. — Ces réponses-là ne t’aideront pas. Sacrifie, afin d’échapper aux tourments. — Me juges-tu assez insensé pour ne pas croire en Dieu, ne pas vouloir la vie éternelle, mais croire en toi, obtenir un moment de répit, et perdre mon âme pour toujours ?Chauffez des pointes de fer et appliquez-les sur sa poitrine. — Quand même tu ferais pis que cela, tu n’obligeras pas un serviteur de Dieu à rendre un culte aux images de tes démons. — Apportez un rasoir et coupez ses oreilles : rasez sa tête et posez sur elle des charbons ardents. — Mes oreilles ne sont plus, mais celles de mon cœur garderont leur force[58]. — Enlevez avec le rasoir la peau de sa tête maudite, et mettez-y les charbons ardents. — Quand même tu ferais écorcher mon corps entier, je n’abandonnerais pas mon Dieu, qui me donne la force de supporter tes armes scélérates. — Placez le fer rouge sous ses aisselles. — Que Dieu te regarde et te juge aujourd’hui !Maudit, quel Dieu invoques-tu ? réponds. — Un Dieu qui est près de toi, que tu ne connais pas et qui rendra à chacun selon ses œuvres. — Je ne te tuerai pas tout d’un coup, je te l’ai dit, afin qu’on enveloppe tes restes dans un linceul, qu’on les parfume et qu’on les adore : mais je t’infligerai une horrible mort, et je ferai brûler ton corps, dont on dispersera les cendres. — Comme je te l’ai dit, moi aussi, fais ce que tu voudras : tu as reçu puissance en ce monde. — Qu’on le reconduise en prison, et qu’on le garde jusqu’au combat de bêtes de demain[59].

L’interrogatoire de Probus ressemble, sauf les détails, à celui de son compagnon. C’est le même emportement chez le juge, la même hauteur et la même vivacité chez le martyr. Maxime s’avisa, cependant, d’une invention nouvelle : Faites-lui boire, de force, du vin des libations, introduisez dans sa bouche de la viande prise sur l’autel, commanda-t-il aux bourreaux. Seigneur Jésus, Fils du Dieu vivant, s’écria Probus, vois du haut du ciel la violence qui m’est faite, et juge ma cause !Tu as beaucoup souffert, malheureux ! et cependant tu as goûté du sacrifice : que peux-tu faire maintenant ?Tu n’as pas gagné beaucoup en me faisant prendre par force les restes impies de tes sacrifices, car Dieu connaît ma volonté. — Fou que tu es, tu en as cependant bu et mangé ! Promets de le faire de bon gré, et tu seras délivré de tes chaînes. — Cela ne te servira guère, violateur de la loi, pour vaincre ma résolution. Quand tu me ferais absorber toutes vos nourritures sacrilèges, je n’en éprouverais aucun mal, car Dieu voit la violence que je souffre. Furieux de sentir sa ruse déjouée par le bon sens du chrétien, Maxime eut recours aux tortures les plus raffinées. Les jambes sillonnées par le fer rouge, les mains percées de clous, Probus lui reprocha vaillamment sa cécité spirituelle. Pour se venger de ce mot, le juge fit crever les yeux du martyr, mais sans pouvoir lui imposer silence : Tant qu’il me restera un souffle de vie, disait Probus, je ne me tairai pas, car Dieu m’a rendu fort par son Christ. Maxime donna l’ordre de le garder en prison, et de ne laisser aucun chrétien l’y visiter. Puis il commanda d’introduire Andronicus[60].

On ne s’étonnera pas que ce troisième accusé, entrant dans le prétoire rempli de flaques de sang, de débris humains, de l’odeur des chairs brûlées, ait senti le dégoût et l’indignation emplir son âme : son langage sera plus dur encore que celui de Tarachus et de Probus : pour la première fois la conscience chrétienne maudira publiquement la cruauté des empereurs armés contre elle, et appellera le bras de Dieu sur les persécuteurs. Maxime avait pris cependant le ton doux et insinuant : il pria d’abord le jeune chrétien de penser à son âge, aux honneurs qui l’attendaient, et le pressa de sacrifier. Traité de tyran par Andronicus, le gouverneur ne se découragea pas tout de suite : il essaya de lui faire croire que ses devanciers avaient apostasié : Ils ont parlé avec cette liberté jusqu’à la torture, mais, après avoir senti les tourments, ils ont adoré les dieux, se sont soumis aux empereurs, ont offert des libations, et ont été renvoyés libres. Andronicus lui répondit qu’il mentait, et le cita au jugement de Dieu. La torture commença ; des papyrus enflammés furent posés sur le ventre du martyr, des fers rouges mis entre ses doigts. Insensé, ennemi de Dieu, disciple de Satan, j’ai le corps tout brûlé, criait Andronicus : crois-tu cependant que je te craigne ? Dieu est en moi par Jésus-Christ, et je te méprise. — Ignorant, répondit Maxime, ne sais-tu pas que l’homme que tu invoques était un malfaiteur vulgaire, qui par l’ordre d’un président nommé Pilate fut attaché au gibet ? Les Actes de sa condamnation subsistent encore. Maxime fait probablement allusion à de faux Actes de Pilate, qui commençaient à se répandre bien que plusieurs années dussent s’écouler avant que le gouvernement impérial, se faisant complice de la fraude, songeât à leur donner une publicité officielle[61]. Mais Andronicus connaissait mieux que son juge la divine histoire : Tais-toi, s’écria-t-il, on te défend de dire ces choses : tu n’es pas digne de parler de Lui, scélérat. Si tu en étais digne, tu ne tourmenterais pas les serviteurs de Dieu. Maxime n’avait pas encore perdu tout espoir de triompher du chrétien ; il lui fit, comme à Probus, mettre de force dans la bouche le pain et la viande du sacrifice : Eh bien ! dit-il, tu en as goûté !Puissiez-vous être punis, répondit Andronicus, toi, tyran sanguinaire, et ceux qui t’ont donné le pouvoir de me souiller par vos impies sacrifices : tu connaîtras un jour ce que tu as fait aux serviteurs de Dieu. — Tête scélérate, oses-tu maudire les empereurs qui ont donné au monde une si longue et une si profonde paix ? Parler de paix, quand le sang chrétien coulait dans toutes les provinces, parut au martyr une dérision. Je les ai maudits et les maudirai, répondit-il, ces fléaux publics, ces buveurs de sang, qui ont bouleversé le monde. Puisse la main immortelle de Dieu, cessant de les tolérer, châtier leurs amusements cruels, afin qu’ils apprennent à connaître le mal qu’ils ont fait à ses serviteurs ! C’était plus qu’un juge païen ne pouvait entendre ; Maxime, hors de lui, fit briser les dents et couper la langue de l’accusé, qu’on ramena ensuite dans la prison jusqu’au supplice du lendemain[62].

La suite de la relation ne me paraît pas offrir toutes les garanties d’authenticité qui se rencontrent dans les procès-verbaux des interrogatoires : je me contenterai de la résumer. Le 11 octobre, les jeux donnés par le cilicarque Terentianus[63] eurent lieu dans l’amphithéâtre d’Anazarbe, à un mille de la cité. Le peuple garnissait les gradins. Déjà la moitié du jour était passée, et sur l’arène gisaient de nombreux cadavres de gladiateurs et de bestiaires, quand les trois chrétiens, qui ne pouvaient marcher à cause de leurs blessures, y furent déposés par des soldats. A la vue de ces hommes mutilés, la foule eut un mouvement de pitié, qui n’est plus rare à cette époque : on murmura contre la cruauté du gouverneur. Les bêtes elles-mêmes passèrent près des condamnés sans les toucher[64] : un ours renommé par sa férocité, et qui le même jour, dit-on, avait tué trois hommes, se contenta de lécher le sang qui coulait des plaies d’Andronicus ; une lionne, envoyée au cilicarque par le grand prêtre de Syrie[65], se coucha aux pieds de Tarachus, et, quand les bestiaires eurent reçu l’ordre de l’exciter, se jeta avec tant de force contre les barrières, que le peuple épouvanté cria : Qu’on lui rouvre sa cage ! Maxime dut faire venir des gladiateurs, qui égorgèrent les martyrs. Mais, fidèle à ses menaces, il résolut d’empêcher de recueillir leurs corps : par ses ordres, on les mêla aux cadavres de tous ceux qui avaient péri dans la journée, et des soldats furent placés dans l’amphithéâtre pour en écarter les chrétiens. Cependant, une tempête ayant obligé les gardes à se mettre à l’abri, les chrétiens purent s’approcher : guidés par une lumière miraculeuse, ils reconnurent les reliques de leurs frères, et les emportèrent jusqu’à la montagne voisine, où une caverne leur servit de tombeau[66].

Pendant que ces sanglantes scènes se passaient en Cilicie, à l’autre extrémité des États de Dioclétien s’achevait un procès dont nous avons raconté la première partie. Le gouverneur favorable aux chrétiens, Bassus, avait quitté la Thrace, laissant l’évêque Philippe et le diacre Hermès dans la prison d’Héraclée, où, l’on s’en souvient, une secrète liberté leur avait été accordée par des geôliers bienveillants. Ils étaient détenus en vertu de l’édit relatif aux ecclésiastiques ; mais le nouveau gouverneur, Justin, païen zélé, arrivait aussitôt après la promulgation de l’ordonnance sur la persécution générale, et son premier soin fut de l’appliquer aux deux captifs.

Le premier magistrat d’Héraclée présenta lui-même Philippe au tribunal. Tu es l’évêque des chrétiens ? demanda le gouverneur. Je le suis, et ne puis le nier, répondit Philippe. Nos seigneurs, reprit Justin, ont daigné ordonner que tous les chrétiens soient obligés de sacrifier, de gré ou de force, et punis en cas de refus. Aie donc pitié de ton âge, évite des souffrances que même des jeunes gens ne pourraient supporter. — Par crainte d’une souffrance passagère, vous observez les lois d’hommes semblables à vous ; combien plus devons-nous garder celles de Dieu, qui punit les coupables d’un supplice éternel !Il faut, cependant, obéir aux empereurs. — Je suis chrétien. C’est pourquoi je ne puis faire ce que tu dis. Tu as ordre de me punir, non de me contraindre. — Tu ignores les tourments qui t’attendent. — Tu peux me torturer, mais non me vaincre. Jamais on ne me persuadera de sacrifier. — Tu vas être traîné par les pieds à travers la ville, et, si tu survis, on te remettra en prison pour de nouveaux supplices. — Puisses-tu accomplir tes menaces, et satisfaire à tes désirs impies ! Le gouverneur tint parole : Philippe, les pieds liés, fut traîné sur les pavés de la ville : quand on le releva tout sanglant, des chrétiens le reportèrent dans leurs bras jusqu’à la prison[67].

Le prêtre Sévère, qui avait pu jusque-là se tenir caché, était depuis quelque temps recherché par la police : soudain il se présenta lui-même devant le tribunal. Ne te laisse pas séduire par les folies qui ont porté malheur à ton maître Philippe, lui dit Justin ; obéis plutôt à l’ordre des empereurs, aie pitié de ton corps, aime la vie, attache-toi joyeusement aux biens de ce monde. — Il me faut, répondit Sévère, garder les enseignements que j’ai reçus et rester fidèle à ma foi. — Réfléchis encore, reprit le gouverneur, et à la peine qui t’attend, et au moyen de l’éviter : tu verras que le sacrifice est pour toi le meilleur parti. Mais le prêtre, à ce mot de sacrifice, se récria vivement. Le juge le fit alors mener en prison. Hermès fut appelé à son tour. Tu verras tout à l’heure, lui dit Justin, la peine réservée à ceux qui ont méprisé les ordres impériaux. Ne partage pas leur supplice, songe à ton salut, souviens-toi de tes fils, échappe au péril en sacrifiant. Et comme Hermès protestait contre ces paroles le gouverneur ajouta : Ton assurance vient de ce que tu ignores le mal qui t’attend. Mais quand, tu l’auras éprouvé, ton repentir arrivera trop tard. — Quelles que soient les douleurs que tu m’infliges, répondit Hermès, le Christ pour qui nous souffrons les adoucira par ses anges. On le ramena en prison[68].

L’évêque, le prêtre et le diacre s’y trouvaient maintenant réunis. Le gouverneur, cependant, voulut essayer encore d’un traitement plus doux, et leur permit de sortir pour demeurer dans la demi captivité d’une maison hospitalière. Puis, reconnaissant que l’indulgence n’avait point d’effet sur la ferme résolution des martyrs, il les fit après deux jours réintégrer dans la prison. Ils y restèrent pendant sept mois. En octobre seulement l’ordre fut donné de les conduire à Andrinople, où devait se rendre le gouverneur[69]. En l’attendant les captifs furent gardés dans la maison de campagne d’un nommé Semporius, aux environs de la ville. Dès son arrivée, Justin se les fit amener aux thermes : ces immenses et somptueux établissements jouaient un tel rôle dans la vie romaine, et renfermaient tant de salles, de cours et de portiques destinés à la promenade, aux jeux, aux réunions, que la justice y était quelquefois rendue comme dans un lieu public[70]. Qu’as-tu fait depuis si longtemps ? demanda le gouverneur à Philippe. Je t’ai accordé un long délai, dans l’espoir que tu changerais de sentiments. Sacrifie donc, si tu veux être libre. — Si notre captivité avait été volontaire, répondit Philippe, tu pourrais représenter comme une grâce le temps qu’il t’a plu nous y laisser ; mais comme la prison était pour nous une peine, quelle indulgence as-tu montrée en nous gardant ? Je l’ai déjà dit, je suis chrétien : ce sera ma réponse à toutes les questions : je n’adorerai jamais de statues, mais je continuerai de servir le Dieu éternel. Le juge le fit dépouiller, puis, l’ayant une seconde fois sommé vainement de sacrifier, commanda de le battre de verges. La flagellation fut si cruelle, que les entrailles se voyaient sous la chair déchirée. Hermès fut ensuite introduit. Tous les employés et les soldats de l’officium le connaissaient, et, pendant l’exercice de sa magistrature à Héraclée, il avait gagné leur affection : aussi eut-il à se défendre contre leurs conseils et leurs prières[71]. Mais il se montra aussi inébranlable que son évêque, et fut comme lui ramené dans la prison. Malgré une complexion délicate, Philippe ne paraissait pas souffrir des blessures qu’il avait reçues[72].

Après trois jours ils comparurent de nouveau, non plus aux thermes, mais, nous dit-on, au lieu accoutumé des audiences publiques. Justin dit à Philippe : Quelle est ta témérité, de mépriser le salut et de refuser l’obéissance aux empereurs ?Je ne suis pas téméraire, répondit l’évêque, mais j’ai l’amour et la crainte de Dieu qui a tout créé et qui jugera les vivants et les morts. Je n’ose pas transgresser ses commandements. J’ai, durant toutes les années de ma vie, obéi aux empereurs, et, quand ils commandent des choses justes, je me hâte de les exécuter. Car l’Écriture sainte a ordonné de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, à César ce qui est à César. J’ai jusqu’à présent observé intégralement ce précepte. Il ne me reste plus qu’à donner la préférence aux choses du ciel sur tous les attraits de ce monde. Retiens ce que j’ai déjà plusieurs fois répété, que je suis chrétien, et que je refuse de sacrifier à vos dieux[73]. Ces calmes paroles, empreintes de tout le loyalisme d’un sujet fidèle, contrastent singulièrement avec les traits enflammés qui, presque à la même heure, sortaient de la bouche des trois martyrs de Cilicie. Les différences d’âge et de condition sociale expliquent celles du langage. Ici, c’est le vieillard, c’est l’évêque, obligé de garder la, dignité du rang et des années ; là-bas, c’est un soldat, c’est un homme du peuple, c’est un adolescent, moins retenus par le devoir de l’exemple, moins maîtres de leur cœur et de leur langue. Sur les lèvres de Philippe on retrouve l’écho des docteurs et des apologistes des premiers siècles ; sur celles de Tarachus et de ses compagnons résonne l’éloquente invective de Lactance. Deux esprits différents se rencontrent ici : tandis que les chefs, les prélats, conservent soigneusement le langage et les sentiments d’une époque où l’Église espérait encore parvenir à une entente avec l’Empire païen, le peuple, les laïques, entraînés par l’ardeur du combat, prévoient déjà le jour prochain où l’Empire païen croulera sons le poids de ses fautes. Ainsi la conscience chrétienne, en cette crise décisive, tirait successivement de son trésor, selon le mot de l’Évangile, les choses anciennes et les choses nouvelles, tour à tour interprétant la tradition ou prophétisant l’avenir.

Le gouverneur, renonçant à persuader Philippe, se tourna vers Hermès : Si la vieillesse, déjà proche de la mort, a dégoûté celui-ci des joies de ce monde, toi du moins sacrifie, pour ne pas perdre une vie heureuse. Mais Hermès, loin de céder, confessa longuement sa foi, railla certaines cérémonies lugubres du paganisme, et, rappelant les grands exemples bibliques, parla de la colère divine. Pour, oser parler ainsi, dit Justin en colère, crois-tu donc pouvoir faire de moi un chrétien ?Ce n’est pas toi seulement, ce sont tous les assistants que je voudrais rendre chrétiens, répondit le martyr. Le gouverneur, après avoir pris l’avis de son assesseur et de ses conseillers, condamna Philippe et Hermès au feu pour avoir abjuré le nom romain par la désobéissance aux empereurs[74].

L’évêque et le diacre furent tout de suite menés au supplice. Philippe, épuisé par la torture, ne pouvait marcher : on était obligé de le porter. Hermès suivait en boitant. Il causait pieusement avec l’évêque, ou, s’adressant. au peuple, lui racontait un aimable présage, l’apparition d’une colombe, où il avait vu l’annonce de son martyre. Sur le lieu de l’exécution, une fosse était creusée, devant un poteau. On y descendit Philippe, et, pendant que ses mains étaient clouées par derrière au bois, le bourreau comblait la fosse autour de ses genoux. Hermès eut ensuite à descendre dans le trou : comme ses pas étaient mal assurés, il dut s’appuyer de la main au poteau, et dit en riant : Comment, diable, même ici tu ne peux me soutenir ! Après qu’on lui eut aussi enterré les jambes, et pendant que l’exécuteur se préparait à mettre le feu aux sarments qui formaient comme une haie autour des martyrs[75], Hermès appela un chrétien nommé Velogius, et le chargea de porter à son fils ses dernières recommandations. Soit comme ancien magistrat, soit comme diacre, Hermès avait reçu de ses concitoyens chrétiens de nombreux dépôts d’argent : son fils devra les restituer à chacun, fidèlement et sans contestation. Puis, voulant récompenser Velogius par un bon conseil : Tu es jeune, dit-il, aie soin de gagner ta vie par ton travail, comme a fait ton père, et de vivre honnêtement comme lui. Il se laissa ensuite clouer les mains au poteau, et fut martyrisé avec Philippe[76].

Les détails donnés sur le supplice font comprendre comment leurs corps ne furent pas consumés, mais promptement étouffés par les flammes et la fumée d’un bûcher circulaire construit sur le sol à la hauteur de leurs genoux. Aussi trouva-t-on les cadavres tout entiers, gardant presque encore les couleurs de la vie : les mains de Philippe étaient étendues, dans l’attitude de la prière. Mais le gouverneur partageait la haine qui, dans cette persécution, porta tant de juges païens à suivre l’exemple de Dioclétien en refusant aux restes des martyrs les honneurs de la sépulture. Ceux de Philippe et d’Hermès furent, par l’ordre de Justin, jetés dans l’Hèbre. Les chrétiens d’Andrinople les en retirèrent secrètement, au moyen de filets, et leur donnèrent une sépulture temporaire à douze milles de la cité, dans une riante villa, abondante en sources, en bois, en champs fertiles et en vignobles[77].

Le lendemain, 23 octobre, le prêtre Sévère fut à son tour jugé, et souffrit comme ses deux compagnons le supplice du feu[78].

 

III. — Les martyrs de la Galatie et de la Cappadoce.

Sous la cruelle administration de Théotecne[79], la Galatie, déjà si éprouvée par l’exécution des précédents édits, et où le fanatisme populaire avait chassé de leurs maisons beaucoup de familles chrétiennes, vit appliquer dans toute sa rigueur l’ordonnance concernant la persécution générale. Chrétiens traînés de force devant les autels des dieux, condamnations à mort, refus de sépulture, peine capitale prononcée contre quiconque rendrait aux martyrs les derniers devoirs, défense de vendre ou d’acheter du pain et du vin qui n’auraient pas été d’abord offerts aux idoles, tel est le tableau présenté, en 304, par la malheureuse province.

Les prêtres païens se tenaient à l’affût, épiant les propos qui pouvaient trahir les fidèles. Un de ceux-ci, Victor, fut dénoncé par les ministres de Diane pour avoir outragé la déesse en racontant qu’elle avait été violée par son propre frère Apollon devant l’autel de Délos : on trouve dans quelques monuments antiques une allusion à ce mythe injurieux[80], qui n’est point incompatible avec le caractère impur souvent revêtu, en Asie, par le personnage de Diane[81]. Victor fut arrêté ; mais on essaya par tous les moyens d’obtenir son abjuration. Si tu obéis au gouverneur, lui disait-on, tu recevras le titre d’ami des empereurs[82], et un emploi dans le palais. Si tu n’obéis pas, des tourments atroces t’attendent, ta famille sera exterminée, tes biens adjugés au fisc, ton nom aboli à jamais, ton cadavre jeté aux chiens. Mais un dévoué fidèle, Théodote, parvint à s’introduire dans la prison, et à combattre par ses conseils d’aussi dangereuses insinuations. Victor supporta les premières tortures avec une telle fermeté, que les assistants manifestaient leur admiration. Cependant, au dernier moment, on le vit hésiter : il demanda au gouverneur un délai pour réfléchir. Les licteurs cessèrent alors de frapper, et Victor fut ramené en prison. Il y mourut de ses blessures, laissant, dit le narrateur, une mémoire douteuse[83].

Théodote, dont les paroles lui avaient d’abord donné du courage, était un homme de la plus humble condition, simple cabaretier. Mais, grâce à cette condition même, qui attirait peu les regards, il pouvait rendre de grands services à l’Église. Aux prêtres cachés par ses soins, il fournissait pour le saint sacrifice du pain et du vin purs de tout contact idolâtrique. Sa maison servait de rendez-vous aux fidèles dispersés, qui y trouvaient secours, renseignements et conseils : elle était pour eux, dit l’auteur des Actes, comme l’arche dans ce nouveau déluge[84]. Une des œuvres de miséricorde exercées avec le plus de zèle par Théodote était la sépulture des martyrs. Ayant appris que Valens avait été immolé pour la foi à quarante milles d’Ancyre, il parvint à retirer son corps du fleuve Halys, où les bourreaux l’avaient précipité[85].

Pendant ce voyage, il eut une curieuse aventure. Il fut abordé, près d’un affluent de l’Halys, par un groupe de chrétiens mis naguère en prison pour avoir, dans un accès de zèle téméraire, renversé un autel de Diane, et dont il avait, à prix d’argent, aidé l’évasion. Ces pauvres gens vivaient depuis lors dans les montagnes. Théodote les invita à partager son repas. On s’assit dans un frais vallon d’herbe, ombragé d’arbres fruitiers, égayé par le chant des cigales et le concert des oiseaux[86]. Le village voisin, perdu dans la solitude, avait été oublié des persécuteurs[87] : le prêtre du lieu, qui sortait de l’église vers la sixième heure, fut appelé, et vint rejoindre les convives : il aida à repousser les chiens qui radaient autour d’eux, peut-être dressés à donner la chasse aux chrétiens errants comme aux esclaves fugitifs[88]. Théodote et ses compagnons refusèrent, cependant, l’hospitalité qu’il leur offrait dans sa maison : le premier avait hâte de retourner d Ancyre[89], où les frères avaient besoin de ses secours. Mais, lors du départ, il remit son anneau au prêtre, en lui promettant de lui envoyer bientôt des reliques : il prévoyait que tôt ou tard son dévouement le trahirait, et, sous cette forme ingénieuse, annonçait son prochain martyre.

Quand il rentra dans la ville, il la trouva, disent les Actes, bouleversée comme par un tremblement de terre. Un procès agitait tous les esprits. Sept vierges chrétiennes, femmes âgées et vénérables, avaient été arrêtées et traduites devant Théotecne. Trois d’entre elles, Tecusa, Alexandra et Phanie, menaient la vie ascétique[90] ; les quatre autres, Claudia, Euphrasia, Alatrona et Julitta, servaient Dieu dans le monde. N’ayant pu obtenir leur apostasie par les tourments, l’odieux gouverneur les avait, à l’exemple de plusieurs de ses collègues, condamnées à être déshonorées. Mais la vieillesse et les larmes leur servirent de défense. L’aînée des vierges, Tecusa, s’était jetée aux pieds d’un des libertins, et l’avait supplié d’épargner des corps flétris par l’âge, le jeûne, la maladie, les tortures, une chair morte, destinée à être bientôt la proie des oiseaux et des bêtes fauves. Montrant ses cheveux blanchis, elle ajoutait : Jeune homme, respecte-les, pense à ta mère, dont les cheveux sont peut-être blancs comme les miens. Je ne sais si elle vit encore, mais je la prie d’intercéder pour moi. Laisse-nous pleurer tranquilles : Jésus-Christ te récompensera. Émus, les jeunes gens fondirent en larmes, et laissèrent en paix les condamnées[91].

Théotecne, abandonnant son premier dessein, condamna celles-ci à servir parmi les prêtresses de Diane[92] et de Minerve. Tous les ans, les statues de ces déesses étaient portées jusqu’à un étang voisin, pour y être baignées. Le bain sacré jouait un grand rôle clans le culte des divinités orientales[93]. On ne s’étonnera pas de voir un tel rite appliqué à l’Artémis asiatique. A première vue, il semble peu fait pour Minerve, cette divinité purement intellectuelle, cette tête pensive où se résume la sagesse hellénique. Mais le syncrétisme oriental a tout corrompu. Minerve, la chaste déesse, s’est identifiée avec Bérécynthe, la, grossière Cybèle, l’amante d’Atys, la mère des Dieux : en Italie même on l’adore, avec Atys, sous le nom de Minerve Bérécynthe[94]. C’est elle que les prêtresses allaient baigner, jointe à Diane, dans l’étang d’Ancyre, de même que, le 27 mars, les Galls, suivis des grands et du peuple, plongeaient près de Rome la pierre noire enchâssée d’argent, simulacre de Cybèle, dans les eaux de l’Almon[95]. Quand le jour de la cérémonie fut venu, Théotecne fit monter les chrétiennes, dépouillées de leurs vêtements, sur des voitures précédant le char où étaient portées les images des déesses[96]. La honteuse procession se mit en marche, escortée de joueurs de flûtes et de cymbales, au milieu des danses de femmes échevelées, vêtues en bacchantes et en ménades[97]. Ces indécences, ces débordements de joie obscène, convenaient à une telle fête. Les Artemisia, célébrées à Éphèse en l’honneur de Diane, montraient aux assistants des danses inconvenantes[98] : au cinquième siècle encore, le jour où, à Carthage, on baignait dans un fleuve la statue de la déesse de Bérécynthe, les plus vils histrions chantaient en public, devant son char, de telles obscénités, qu’il eût été honteux de les entendre, non pas à la Mère des dieux, mais à la mère d’un sénateur quelconque, ou de n’importe quel citoyen honnête : que dis-je ? ces bouffons en auraient rougi pour leur hère[99]. Telle était la cérémonie à laquelle des vierges chrétiennes devaient associer leur pudeur outragée. Malgré son fanatisme, le peuple ne put s’empêcher d’admirer la modestie et le courage des victimes, et de leur montrer quelque pitié. Il semble que dans cette fête impure, où la femme lui apparaissait ordinairement sous l’aspect le plus dégradé, un nouveau type de femme se révélât tout à coup à ses yeux surpris. Pendant ce temps, Théodote, retiré dans la maison d’un pauvre chrétien, près d’une église maintenant fermée, priait Dieu avec ferveur d’assister jusqu’à la fin les condamnées. Vers trois heures, l’épouse de son hôte vint lui annoncer une heureuse nouvelle : les prêtresses avaient présenté aux vierges des robes blanches et des couronnes, insignes de la dignité sacerdotale, et, sur leur refis d’accepter ces parures sacrilèges, Théotecne, blessé d’une réponse indignée de Tecusa, avait commandé de les jeter dans le lac, une pierre au cou. Tombant à genoux, et levant les mains au ciel : Merci, Seigneur, s’écria Théodote, vous n’avez pas voulu que mes larmes fussent inutiles ![100]

Un autre soin s’imposait à Théodote : retrouver les noyées et leur donner une honorable sépulture. Après avoir passé la nuit en prière, il se mit en route avec quelques compagnons. Mais, ayant appris que des gardes étaient apostés près de l’étang pour écarter les chrétiens, il attendit jusqu’au soir. Par une nuit sans lune, où les étoiles étaient voilées de nuages, Théodote et ses amis commencèrent leur recherche : traversant avec horreur le lieu accoutumé des exécutions, véritable charnier plein de têtes coupées et de débris humains, ils parvinrent enfin au bord de l’eau. Dieu les aidait manifestement : une croix lumineuse se dessinait pour eux dans le ciel noir, une lampe de feu semblait éclairer leurs pas, de saints personnages leur apparaissaient : au milieu d’un orage, pendant lequel les sentinelles avaient pris la fuite, ils crurent voir un militaire de haute taille, dont le glaive, la cuirasse, le casque et la lance jetaient des éclairs, et reconnurent le soldat martyr Sosandre, immolé soit lors de la persécution contre-les chrétiens de l’armée, soit dans la persécution générale. Au fond de l’étang, que le vent semblait avoir desséché, les sept vierges reposaient, liées ensemble : les chrétiens coupèrent les liens, et, chargeant les corps sur des chevaux, reprirent la route de la ville. Les reliques ainsi conquises furent déposées dans un tombeau, près de l’église des Patriarches[101].

L’enlèvement fut bientôt connu : Théotecne, pressé d’en découvrir l’auteur, fit mettre à la question tous les chrétiens qu’on put saisir. Théodote voulait se livrer ; mais ses compagnons le retinrent, et envoyèrent un des leurs, Polychrone, se mêler à la foule, déguisé en paysan, pour voir ce qui se passait. Reconnu, Polychrone fut à son tour appliqué à la torture : devant une menace de mort, il faiblit, et avoua tout. A cette nouvelle, Théodote se leva, pet, quittant sa retraite, se dirigea vers le forum. Il rencontra en route deux amis, qui lui dirent que les prêtres de Diane et de Minerve l’accusaient, que Polychrone l’avait dénoncé, et le conjurèrent de s’enfuir. Mais lui, d’un pas plus rapide, vint au forum, et s’avança devant le tribunal, jetant un intrépide regard sur les feux, les chaudières, les roues, et tout l’appareil de la torture[102]. Théotecne vit tout de suite à qui il avait affaire, et, sans espoir d’effrayer un tel homme, tenta de le séduire. Dans l’ardeur de son zèle, il lui promit tout, pour prix d’une apostasie[103] et la faveur des empereurs, et les premières dignités municipales, et le sacerdoce d’Apollon, le plus grand des dieux[104]. De telles promesses ne sont pas sans exemples[105] : probablement le gouverneur les jugeait d’un effet irrésistible sur un homme du peuple, qui de la condition la plus modeste était invité à passer aux premiers rangs de la cité. Mais Théodote repoussa en riant les offres de son juge, et prit lui-même l’offensive par une vive critique des légendes de la mythologie et une enthousiaste apologie de la religion chrétienne. Son discours, dont le rédacteur des Actes ne nous donne sans doute qu’une image incomplète et tracée après coup[106], dut être singulièrement énergique, car un assistant dira plus tard que le martyr avait parlé au gouverneur comme au dernier des esclaves[107]. On l’étendit sur le chevalet, pour le torturer avec la cruauté la plus raffinée. Quand une ombre de souffrance passait sur son visage, le gouverneur s’imaginait triompher du patient ; mais par ses actes de foi, ses reproches éloquents, ou d’ardentes prières au Christ, espérance des désespérés, Théodote dissipait vite l’illusion de son juge. La sentence fut enfin rendue en ces termes : Théodote, qui protège les Galiléens[108], se montre l’ennemi des dieux, désobéit aux commandements des invincibles empereurs, et me méprise moi-même, subira la peine du glaive : son corps décapité sera brûlé ensuite, afin que les chrétiens ne puissent lui donner la sépulture. Quand on fut parvenu au lieu de l’exécution, Théodote pria tout haut, devant une foule immense : Seigneur Jésus-Christ, qui as fait le ciel et la terre, et n’abandonnes pas ceux qui espèrent en toi, je te rends grâces d’avoir fait de moi un citoyen de la patrie céleste et un habitant de ton royaume. Je te rends grâces de m’avoir fait vaincre le dragon et écraser sa tète. Donne le repos à tes serviteurs : que la violence de leurs ennemis se termine à moi. Donne la paix à ton Église, affranchis-la de la tyrannie du diable. Amen. Puis, apercevant des chrétiens qui pleuraient, il dit : Frères, ne pleurez pas, mais glorifiez Notre Seigneur Jésus-Christ, qui m’a permis d’achever ma course et de vaincre l’ennemi. Quand je serai au ciel, je prierai avec confiance pour vous. Le martyr tendit ensuite la tête, et, joyeux, reçut le coup mortel[109].

Le corps fut placé sur un bûcher ; mais on dit que, saisis d’une terreur surnaturelle, les bourreaux n’osèrent y mettre le feu. Théotecne chargea alors des soldats d’empêcher l’enlèvement des restes du martyr[110]. A la tombée du jour, Fronton, le prêtre de village auquel Théodote avait naguère remis son anneau et promis des reliques, arrivait dans Ancyre. Ce bon homme (egregius iste vir), type curieux de curé de campagne agriculteur, apportait au marché, sur son ânesse, des outres pleines de vin. L’ânesse s’arrêta près du lieu où était le cadavre, et se coucha. Les gardes, qui prenaient le prêtre pour un simple paysan, l’engagèrent à s’arrêter : La nuit vient, lui dirent-ils, reste avec nous : il y a ici près beaucoup d’herbe, que ton ânesse pourra paître : tu peux même la lâcher dans les champs, sans que personne t’en empêche. Le prêtre se laissa convaincre, et entra dans la cabane de branchages que les gardes s’étaient construite[111]. Pour reconnaître leur hospitalité, il les laissa boire abondamment de l’excellent vin qu’il apportait. Un jeune soldat, appelé Métrodore, la langue déliée par la boisson, lui conta alors longuement les faits qui avaient agité Ancyre, la mort des sept vierges, celle de Théodote, et le conduisit au lieu où gisait le cadavre du saint homme, sous un tas de foin. Dissimulant sa joie, Fronton laissa les gardes boire son vin jusqu’à ce que, tout à fait ivres, ils tombassent endormis. Il enleva alors le martyr, rétablit soigneusement le tas de foin, chargea le corps sur son Finesse ; et laissa celle-ci s’en aller, sous la conduite de Dieu ; puis, le matin venu, il attira l’attention des gardes, en feignant de chercher à grand bruit l’animal perdu. L’ânesse, cependant, suivant d’un pas tranquille les sentiers accoutumés dans la montagne[112], regagna seule le village écarté : Fronton se mit en route à son tour, sans que les gardes se fussent aperçus de son pieux larcin, et trouva en chemin des paysans chrétiens qui lui annoncèrent l’heureuse arrivée des reliques[113].

Telle est la curieuse histoire, tantôt émouvante comme une tragédie, tantôt aimable comme une idylle, tantôt piquante comme un conte milésien, que rédigea un fidèle du nom de Nil, compagnon de captivité du martyr[114].

Nous devons à un écrivain plus illustre le récit d’un procès moins dramatique, mais oit parait clans tout son jour l’incapacité juridique résultant pour les chrétiens des édits de persécution. La scène que raconte saint Basile se passe non loin de la Galatie, à Césarée, l’une des métropoles de la Cappadoce.

Dans cette ville habitait une veuve, Julitta, autrefois maîtresse de biens considérables. Abusant de sa faiblesse et de son inexpérience, un des premiers de la cité, homme injuste et cupide, l’avait peu à peu dépouillée, par des moyens déloyaux, de la plus grande partie de sa fortune. Les terres, les maisons, les esclaves de la veuve étaient passés en la possession de cet usurpateur : il allait s’emparer de ce qui restait à Julitta de biens mobiliers, quand celle-ci crut prévenir une ruine complète en appelant le spoliateur en justice. Le jour fixé pour l’audience, le héraut fit l’appel des témoins, en présence des avocats. La plaignante fut introduite, et entreprit d’exposer ses griefs : elle fit connaître l’origine de ses droits, la longue possession qui les avait confirmés : elle commençait le récit des manœuvres par lesquelles son adversaire était parvenu à la dépouiller, quand celui-ci, effrayé de l’impression produite par cette parole sincère, et perdant confiance dans les témoins qu’il avait subornés, dans les juges mêmes que, dit-on, il avait achetés, s’élança au milieu du forum. Cette femme, s’écria-t-il, ne saurait ester en justice, ni intenter une action ; car ceux qui refusent d’adorer les dieux des empereurs et de renier le Christ ne jouissent plus d’aucun des droits des citoyens. On se rappelle que cette mise des chrétiens hors la loi et hors la cité avait été prononcée par l’édit de 303, qui leur refusait même la faculté de demander réparation d’un dommage. L’exception invoquée par le défenseur était d’une stricte légalité, de cette légalité qui est parfois le comble de l’injustice. Aucune réponse ne pouvait être opposée à un tel moyen : aussi, retirant la parole à Julitta, le président fit apporter un autel, de l’encens, et rappela aux plaideurs que, d’après les édits, tous ceux qui n’abjuraient pas le Christ étaient frappés de mort civile.

La fierté de la chrétienne s’éveilla à ce mot. Elle avait eu le désir légitime de recouvrer le patrimoine de ses ancêtres ; mais la foi et l’honneur lui étaient plus chers que cette fortune. Périsse la vie, s’écria-t-elle, périssent les richesses de hasard, périsse mon corps, s’il le faut, avant que sorte de ma bouche aucune parole contre Dieu mon créateur ! Elle venait de comprendre que le procès, entrepris pour la revendication de biens terrestres, se terminerait par l’acquisition de ce trésor que ni la rouille ni le ver ne détruisent, et que les voleurs ne peuvent emporter[115]. Aussi, à toutes les questions, à tous les conseils, ne répondit-elle plus que ce seul mot : Je suis la servante du Christ.

Le magistrat la condamna au bûcher. Elle y marcha en souriant. Chemin faisant, elle disait aux amies qui s’approchaient d’elle pour la consoler : Ne laissez pas vos âmes s’amollir et devenir incapables de souffrir pour le Christ. La faiblesse de notre sexe serait une mauvaise excuse. Dieu nous a créées de la même matière que l’homme ; nous reflétons aussi l’image divine. La femme est, autant que l’homme, capable de vertu. Elle n’est pas seulement chair de sa chair, mais os de ses os ; aussi Dieu exige-t-il d’elle une foi aussi solide et une aussi ferme patience. Parlant ainsi, Julitta s’élança sur le bûcher, comme sur un lit glorieux ; le feu étouffa son corps, sans le détruire.

Au temps de saint Basile, les pèlerins allaient visiter, à Césarée, l’église où reposait ce corps, enveloppe d’une âme vaillante ; puis se rendaient, de là, au lieu où avait été le bûcher, et d’où jaillissait maintenant une source pure, délice des voyageurs, quelquefois remède des malades[116].

 

IV. — Les martyrs de la Syrie, de la Phénicie, de la Palestine, de l’Égypte, de la Thébaïde et du Pont.

La Syrie, la Phénicie et la Palestine ne furent pas moins agitées que la Galatie par la persécution.

Antioche vit périr pour le Christ Tyrannio, évêque de Tyr, et le prêtre médecin[117] Zenobius, originaire de Sidon : le premier noyé dans la mer, le second déchiré jusqu’à ce qu’il expirât[118]. Dans Tyr, veuve de son évêque, des chrétiens d’origine égyptienne furent condamnés aux bêtes. J’assistais, dit Eusèbe, à leur combat. Après avoir, selon l’usage, défilé sous les fouets des bestiaires, les martyrs furent exposés dans l’arène à l’attaque des animaux féroces. J’ai vu alors, continue l’historien, la puissance de Notre Seigneur Jésus-Christ se manifester en faveur de ceux qui lui rendaient témoignage. Malgré les efforts des païens, malgré les gestes par lesquels les condamnés eux-mêmes étaient, contraints d’exciter la fureur des bêtes fauves, celles-ci refusaient de leur faire aucun mal. Par trois fois elles furent lâchées contre les martyrs, par trois fois elles les épargnèrent. Le courage des condamnés, la force d’âme qui éclatait jusque dans de faibles corps, faisaient l’admiration des spectateurs. Vous auriez vu un jeune homme de vingt ans à peine, qui, n’étant point lié, les mains étendues en croix, priait avec un calme intrépide, et, sans reculer, sans faire un mouvement, attendait l’ours et le léopard : ceux-ci paraissaient d’abord ne respirer que mort et carnage : ils semblaient sur le point de dévorer le chrétien : puis ils s’en allaient, comme si une force inconnue leur eût fermé la gueule. Les choses se sont passées comme je le dis. Vous en auriez vu d’autres (car ils étaient cinq) exposés à un taureau furieux : il avait déjà lancé en l’air plusieurs païens, qu’on avait dû emporter inanimés : mais, au moment de se jeter sur les saints martyrs, il ne pouvait plus avancer : il frappait la terre du pied, secouait ses cornes, excité encore par la chaleur de la flamme et les piqûres d’un fer rouge[119] : puis il se détournait, comme repoussé par la main divine. Après ces bêtes, d’autres furent lancées, sans plus de succès. Enfin, sortis intacts de tant d’assauts, les martyrs furent décapités, et jetés ensuite à la mer[120].

A Gaza, en Palestine, eut lieu aussi, dès 304, la condamnation de plusieurs chrétiens. Timothée, après avoir souffert d’innombrables tourments, fut enfin Brûlé, mais lentement et à petit feu, sans que ni sa piété envers Dieu, ni sa constance dans la douleur, se démentissent un seul instant[121]. Avec lui avaient été jugés Agapius et Thecla, qui montrèrent, quand on les mit à la torture, un courage égal. L’un et l’autre furent condamnés aux bêtes[122]. Thecla périt dans l’amphithéâtre ; Agapius, après y avoir été exposé, en fut retiré pour être remis en prison, où il restera pendant deux ans encore avant de consommer son martyre[123].

A ces récits d’un témoin, si sincères et si vrais, on hésite à joindre un épisode venu d’une source beaucoup moins sure. Cependant l’histoire de saint Cyprien d’Orient n’est pas seulement connue par des Actes où paraissent les amplifications habituelles à Métaphraste[124]. Elle nous a encore été racontée par des écrivains du quatrième siècle. Prudence y fait allusion ; saint Grégoire de Nazianze la résume ; dans sa XXIVe homélie[125]. Des trois livres qui, au siècle suivant, composaient la rédaction grecque de la Vie de saint Cyprien[126], et eurent l’honneur d’être paraphrasés en vers, par la femme de l’empereur Théodose II, la savante et romanesque Eudoxie[127], l’un, sorte de confession ou d’autobiographie, forme un tout complet. On y doit voir une composition indépendante[128]. Grégoire de Nazianze l’avait eu sous les yeux, et le crut écrit par le saint lui-même. Celui-ci, dit-il, accuse dans un long discours les hontes de sa vie passée, afin d’offrir en présent à Dieu l’humble aveu de ses crimes, et de montrer la voie du retour et de l’espérance à ceux qui commencent à se repentir de leurs erreurs[129]. Quoi qu’il en soit de l’exactitude de cette attribution, la source est certainement antique. Soixante-quinze ans séparent la date du martyre de Cyprien et celle de l’homélie de Grégoire, prononcée en 379 ; probablement un intervalle beaucoup moins long se place entre ce martyre et la rédaction de l’écrit dont Grégoire s’est inspiré.

Voici ce que l’on peut retenir des récits relatifs à saint Cyprien. Celui-ci était un magicien célèbre, qui vivait, au commencement du règne de Dioclétien, dans Antioche ; non la grande métropole syrienne[130], mais soit une des villes de la Décapole, Antioche de l’Hippos[131] ou Gerasa, appelée aussi Antioche de Chrysoroas[132], soit une autre Antioche, entre la Syrie et l’Arabie, dont parle Étienne de Byzance[133]. Après avoir reçu à Athènes les premiers principes de la philosophie, où la théurgie dominait alors[134], il étudia les arts occultes en Phrygie, foyer de religions impures et de pratiques superstitieuses[135], en Chaldée, terre classique des devins et des sorciers[136], et en Égypte, où nous avons vu Dioclétien sévir contre les fauteurs de maléfices. Les pratiques attribuées à Cyprien sont analogues à celles que rapportent, en de très nombreux passages, les écrivains païens des quatre premiers siècles[137]. Mais, ayant vu toute sa mauvaise science impuissante contre un cœur de jeune fille, que soutenait la grâce divine, il confessa ses erreurs et se convertit à la foi chrétienne. Pareil à un autre mathématicien que saint Augustin recevra à la pénitence[138], il apporta ses écritures magiques pour être brûlées[139]. Bientôt il étonna les fidèles par ses austérités et sa ferveur. Après les avoir longtemps édifiés, le pénitent fut admis aux ordres sacrés, devint prêtre, puis évêque. Quand la persécution eut éclaté, on l’arrêta dans sa ville d’Antioche, en même temps qu’on incarcérait à Damas la vierge Justine, qui avait été la cause de sa conversion. Amenés tous deux devant le vicaire du diocèse d’Orient[140], ils sortirent sains et saufs, comme naguère saint Jean, de l’épreuve de la chaudière ardente, et furent envoyés par leur juge à Nicomédie, devant Dioclétien lui-même, qui les fit décapiter le 26 septembre, ainsi qu’un autre chrétien nommé Théoctiste. Dioclétien était arrivé à Nicomédie vers la fin de l’été[141]. Bien que toujours malade[142], il voulut, à la fin de sa vingtième année, c’est-à-dire après le 17 septembre, dédier le cirque qu’il avait fait construire dans la métropole de la Bithynie[143]. Une condamnation capitale peut avoir été, à cette date, prononcée par lui contre les martyrs. On dit que les corps de Cyprien et de Justine, laissés sans sépulture selon l’usage impie adopté presque partout dans la dernière persécution, furent secrètement recueillis par des matelots chrétiens qui, au moment de partir pour l’Italie, les chargèrent sur leur navire[144].

La persécution sévit cruellement en Égypte dès l’année 304. L’Égypte faisait alors partie du diocèse d’Orient, et comprenait plusieurs provinces, la Jovia et l’Herculia, au nord, la Thébaïde, au sud[145], ayant chacune un gouverneur particulier, subordonné au préfet d’Égypte[146]. Ces magistrats mirent un zèle sanguinaire à l’exécution des édits. Nulle part peut-être les chrétiens ne furent plus durement tourmentés.

Dans les provinces du Nord, d’innombrables fidèles, dit Eusèbe, avec leurs femmes et leurs enfants, souffrirent pour la foi divers genres de mort : après les ongles de fer, le chevalet, la flagellation la plus cruelle, des tourments dont la seule description ferait horreur, les uns périssaient dans les flammes, d’autres étaient noyés dans la mer, ou tendaient joyeusement la tête au glaive du bourreau. Quelques-uns expiraient pendant la torture, ou succombaient à la faim. Il y en eut de crucifiés, tantôt selon le mode habituellement suivi pour les malfaiteurs, tantôt d’une manière plus atroce, cloués la tête en bas : on les laissait vivants sur le gibet jusqu’à ce que la faim les eût tués[147].

Avec quel soulagement, parmi tant d’horreurs, nous respirons comme une fleur anticipée de la chevalerie chrétienne clans cette touchante histoire de Didyme et de Théodora[148], qu’avait admirée le grand Corneille, mais que sa muse fatiguée fut impuissante à reproduire !

Une jeune fille d’Alexandrie, Théodora, est amenée devant le tribunal du préfet d’Égypte. De quelle condition es-tu ? lui demande le juge. Je suis chrétienne. — Es-tu libre ou esclave ?Je te l’ai déjà dit, je suis chrétienne : en venant sur la terre le Christ m’a rendue libre ; du reste, je suis née de parents nobles. Le curateur de la cité, appelé par le juge, confirme les paroles de Théodora, et proclame la noblesse de sa famille. Si tu es libre, dit brusquement le juge, pourquoi ne veux-tu pas te marier ?Pour l’amour du Christ : j’ai embrassé sa foi, je crois qu’il est bon de demeurer vierge. — Les empereurs ont ordonné que les vierges eussent à choisir, ou de sacrifier aux dieux, ou d’être vouées au déshonneur. La réponse de Théodora est admirable : Je pense, dit-elle, que tu n’ignores pas ceci Dieu voit nos cœurs, et considère en nous une seule chose, la ferme volonté de demeurer chastes. Si donc tu me contrains à subir un outrage, je ne commettrai point de faute volontaire, je souffrirai violence. Je suis prête à livrer mon corps, sur lequel pouvoir t’a été donné ; mais Dieu seul a pouvoir sur mon âme. C’est, dans une situation plus délicate, le même bon sens supérieur avec lequel d’autres martyrs répondaient aux juges qui avaient prétendu les souiller en les faisant participer de force aux viandes immolées. Après avoir été ramenée en prison, puis soumise à un second interrogatoire, Théodora entendit enfin l’affreuse sentence. La jeune fille, désormais assimilée à une esclave[149], fut conduite dans un lieu de débauche.

En franchissant ce seuil honteux, elle leva les yeux au ciel, et pria Dieu de la garder sans tache. Une foule nombreuse assiégeait la porte, dit l’auteur des Actes ; ils semblaient autant de loups affamés, se disputant à qui outragerait le premier la brebis de Dieu[150]. Théodora écoutait avec effroi ce hennissement des cœurs lascifs, comme parle Bossuet. Tout à coup la porte s’ouvre, un soldat entre. La vierge essaie de fuir : elle fait en courant le tour de la cellule, tremblant, et se demandant si Jésus l’avait abandonnée. Le soldat la rejoint ; d’une voit douce et respectueuse, il lui dit : Je ne suis pas ce que cet habit semble indiquer : je suis votre frère dans la foi et dans la volonté de servir Dieu. Si je suis entré ici avec le costume des serviteurs du démon, c’est afin de vous délivrer. Je suis venu pour chercher et sauver le trésor de mon Dieu, car vous êtes la servante fidèle et la colombe chérie de mon Seigneur. Échangeons nos habits, et sortez d’ici sous la garde de Dieu. Ne craignez rien ; je n’ai point oublié la parole de l’apôtre : Soyez comme moi. La jeune fille accepta l’échange ; les yeux baissés, le visage caché par un grand chapeau, elle sortit du lieu infâme[151].

Elle agitait ses ailes, disent les Actes, comme un petit oiseau délivré des serres du vautour. Le généreux soldat resta seul, couvert du voile de la vierge, et assis à la place qu’elle avait sanctifiée par sa présence. Découvert et dénoncé, il paya de sa vie son dévouement : il mourut fier et joyeux, remerciant Jésus-Christ de l’avoir choisi pour sauver la pureté de sa servante[152], et pouvant se rendre à lui-même le beau témoignage que Corneille a mis dans la bouche de son Didyme :

J’ai soustrait Théodore à leur rage insensée

Sans blesser sa pudeur de la moindre pensée.

Elle fuit, et sans tache, où l’inspire son Dieu[153].

Les chrétiens ne se montrèrent pas seuls capables de beaux dévouements. Bien qu’il y eût parfois péril à marquer de la pitié pour les victimes, beaucoup de païens d’Alexandrie furent sensibles aux souffrances des fidèles et tinrent à honneur de les soulager. Saint Athanase, qui n’avait que cinq ou six ans en 304, mais qui grandit parmi les survivants de la persécution et trouva dans sa famille les souvenirs encore précis de cette terrible époque, rend témoignage de ce zèle charitable, si méritoire chez des ennemis de la foi. J’ai entendu raconter à mes parents, dit-il, qu’au temps où, sous Maximien, grand-père de Constance[154], commença la persécution, des païens dérobèrent nos frères chrétiens aux recherches de leurs ennemis, sacrifièrent même leurs biens ou affrontèrent la prison plutôt que de les trahir : ils accueillaient ceux des nôtres qui se réfugiaient chez eux, et s’exposaient pour les protéger[155].

On aime à recueillir de tels traits, qui font honneur à la nature humaine, et montrent le peuple se détachant de plus en plus de la cause mauvaise que ses chefs croyaient servir par des cruautés sans mesure. Entre toutes les parties de l’Orient, l’Égypte méridionale est celle où ces cruautés semblent inspirées par l’imagination la plus infernale. Dans la Thébaïde, nous apprend Eusèbe, les souffrances des martyrs dépassèrent encore ce qu’elles avaient été ailleurs. Quelquefois ils étaient déchirés jusqu’à, la mort, non par des ondes de fer, mais au moyen de poteries brisées[156]. On vit l’ignoble et cruel spectacle de femmes attachées par un pied, la tète en bas, sans vêtements et soulevées en l’air par des machines. Des hommes eurent les jambes liées à de fortes branches d’arbres, qu’on rapprochait l’une de l’autre au moyen de poulies, puis qu’on séparait violemment, de manière que, reprenant leur première position, elles déchiraient en deux les corps des martyrs[157]. Tout cela se fit, non pendant quelques jours ou quelques mois, mais durant plusieurs années. Tantôt dix victimes et davantage, quelquefois vingt, une autre fois non moins de trente, tantôt près de soixante, souvent même jusqu’à cent dans un seul jour, hommes, femmes et enfants, périssaient au milieu des supplices les plus variés[158]. Ceux qu’on épargnait étaient envoyés, sans distinction d’âge ni de sexe, aux carrières de porphyre, si célèbres dans la province[159].

Le gouverneur de la Thébaïde était probablement alors Arien ou Arrien[160], souvent nommé dans les Actes des martyrs. On lui attribue le supplice de cinq cent quarante-six fidèles, convertis par l’anachorète Paphnuce[161], et la condamnation de celui-ci, mort sur la croix[162]. Arrien parait encore dans l’histoire de Timothée et de sa femme Maura[163], naïve et charmante comme un récit de Joinville.

Timothée appartenait aux ordres inférieurs du clergé : il était lecteur. Traduit devant le tribunal comme chrétien, il confesse sa foi, et subit courageusement la torture. C’est un nouveau marié, dit un soldat au président ; il y a vingt jours à peine qu’il a célébré ses noces ; sa femme est jeune. Arrien fait venir celle-ci, lui ordonne de se vêtir de sa plus belle robe, et l’envoie, ainsi parée, visiter son mari dans la prison. Comme elle lui conseillait de se soumettre, Timothée, voulant cacher ou combattre l’émotion que lui causent la vue de l’épouse, le parfum de ses vêtements, la reprend avec dureté. La naïve jeune femme lui répond : Mon frère Timothée, pourquoi me charges-tu ainsi d’injures, sans que je t’aie offensé ? Nous sommes mariés depuis vingt jours à peine, tu n’as pas encore eu le temps de me connaître : moi, de mon côté, je ne connais pas encore toutes les dépendances de ta maison... Aujourd’hui, te voyant souffrir, je suis pénétrée d’affliction, et, je te l’avoue, j’ai peur d’être veuve, moi si jeune... Peut-être as-tu été conduit en prison sur la poursuite d’un créancier, et, dans ton désespoir, veux-tu mourir. Courage, mon frère, lève-toi, allons à la maison, vendons nos meubles pour payer tes dettes. Peut-être as-tu été saisi parles licteurs à cause de l’impôt que tu ne peux acquitter : j’ai là mes parures de noces, prends-les, va les vendre. La surprise de Maura s’explique aisément ; on avait déjà vu des chrétiens se faire volontairement arrêter, afin d’échapper aux poursuites de leurs créanciers[164] ; mais surtout dans ces régions égyptiennes, où l’on tenait à honneur de ne pas payer l’impôt[165], l’emprisonnement et les plus cruelles tortures, subis avec un surprenant stoïcisme[166], étaient souvent le lot des contribuables[167]. Maura dit encore : Mon frère Timothée, si je te cherche après cela, oit te trouverai-je ? Lorsque viendra le dimanche, qui est-ce qui fera la lecture des saints Livres ?Maura, répondit le martyr, viens avec moi confesser ta foi et recevoir la couronne. — Hélas ! dit Maura, je désirais vivement être avec toi, mais je sentais de mauvaises pensées dans mon cœur. Tes paroles y font rentrer le Saint-Esprit. — Va trouver le président, reprend Timothée, et lui reprocher le honteux rôle qu’il a voulu te faire jouer. — J’ai peur, mon frère Timothée : si j’allais manquer de courage ! je suis si jeune ! je n’ai que dix-sept ans. — Espère en Notre Seigneur Jésus-Christ, répond Timothée ; et, levant les yeux au ciel, il s’écrie : Seigneur, jetez les yeux sur votre servante Maura, et, après nous avoir unis dans le mariage, ne nous séparez pas dans le combat. La prière du martyr fut exaucée : la tremblante jeune femme n’eut plus peur : elle supporta les plus cruels tourments ; elle eut de ces railleries héroïques qui piquaient si fort les bourreaux. Les deux époux furent, l’un en face de l’autre, attachés à des croix pour y mourir de faim, comme les martyrs égyptiens dont parle Eusèbe.

On dit qu’ils y restèrent neuf jours avant d’expirer, s’exhortant mutuellement à la constance. Maura conjurait son mari de ne point céder au sommeil. Veillons, disait-elle, de peur que le Seigneur, nous surprenant endormis, ne s’irrite contre nous ; veillons donc et demeurons en prière, afin qu’il nous trouve sans cesse dans son attente et que l’ennemi ne vienne pas nous assaillir jusque sur la croix... Réveille-toi, mon frère, réveille-toi, car j’ai vu devant moi, comme dans une extase, un homme tenant un vase rempli de lait et de miel, et cet homme me dit : Prends et bois. Je lui répondis : Qui es-tu ? Un ange de Dieu, reprit-il, et je répliquai : Lève-toi donc et prions. Il poursuivit : Je suis venu plein de pitié pour toi, car tu as veillé jusqu’à la neuvième heure et tu as faim. Et je répondis : Qui te fait parler ainsi et pourquoi t’émeus-tu de ma constance et de mon jeûne ? Ne sais-tu pas qu’à ceux qui l’invoquent Dieu accorde même l’impossible ? Et comme je me mettais en prière il se détourna de moi ; je reconnus une ruse de l’ennemi qui voulait nous attaquer jusque sur la croix, et le démon s’évanouit aussitôt. Un autre apparut et me mena sur le bord d’un fleuve de lait et de miel, en me disant : Bois. Et je répondis : Je te l’ai déjà dit, je ne prendrai ni eau, ni toute autre boisson avant d’avoir goûté le breuvage du Christ que me prépare la mort pour mon salut et l’immortalité de la vie éternelle. Il se mit à boire ; à l’instant le fleuve se transforma et le démon disparut[168]. Les paroles que la tradition prête à l’héroïque jeune femme n’ont pu être écrites qu’à une époque où l’on n’avait pas oublié les effets physiologiques du crucifiement, aboli dès les premières années du règne de Constantin. Ce sommeil d’épuisement contre lequel luttent les crucifiés, ces visions de boissons douces et fraîches passant devant l’esprit de malheureux dévorés par la soif ardente qui arracha à Notre Seigneur lui-même un cri d’angoisse[169], sont, parait-il, des faits d’expérience en ces pays de l’Orient où le supplice de la croix existe encore[170].

Dans cette universelle terreur, les fidèles, en bien des provinces, quittaient leurs maisons et se réfugiaient dans la solitude, comme nous l’avons vu faire dès l’année précédente à- ceux de Galatie. Le Pont est une des régions où cette fuite est signalée avec quelque détail. La persécution y était horrible. Les magistrats semblaient occupés à inventer tous les jours de nouveaux supplices. Roseaux enfoncés sous les ongles, plomb liquide versé sur le dos, entrailles déchirées, tels étaient les tourments dans lesquels mouraient les chrétiens[171]. Parmi ceux qui cherchèrent leur salut dans la fuite, furent le grand-père et la grand’mère paternels de saint Basile et de saint Grégoire de Nysse. Ces époux chrétiens (nous connaissons seulement le nom de la femme, Macrina) vivaient à Néocésarée, attentifs à recueillir les traditions laissées par l’apôtre de la province, Grégoire le Thaumaturge[172]. Quand ils se virent menacés, ils abandonnèrent la ville et, avec quelques serviteurs, s’enfoncèrent dans les bois épais qui couvrent les montagnes du Pont. Ils vécurent dans d’inaccessibles retraites pendant sept années ; confiants en la Providence, qui, aux heures d’extrême détresse, faisait passer à portée de leurs flèches quelque cerf de la forêt, dont la chair les nourrissait[173].

D’autres fugitifs poussèrent plus loin, et ne se crurent en sûreté qu’après avoir franchi les limites de l’Empire. La Perse, l’Arménie, les déserts de l’Arabie reçurent des chrétiens persécutés. Dans certains de ces pays, animés contre Rome de haines séculaires, le fait d’être proscrits par elle assurait un bon accueil aux émigrants. Les Barbares, ou les peuples de civilisation différente auxquels l’orgueil romain donnait ce nom, tinrent à honneur de les traiter généreusement et d’accorder à leur culte une entière liberté[174].

 

 

 



[1] Eusèbe, De Mart. Pal., 3. — Traduite comme nous l’avons fait, la phrase d’Eusèbe laisse incertaine la date exacte de l’édit et le place à une époque quelconque de 304 ; mais, si l’on serre de plus près le texte grec, on arrive à une détermination plus précise. Littéralement, les mots employés par Eusèbe, δευτέρυ δ’ έτους διαλαβόντος, signifient la seconde année se partageant, et semblent en marquer le milieu. Comme Eusèbe suit habituellement le calendrier syro-macédonien, qui commence en octobre, le milieu de l’année tombe en avril. C’est vraisemblablement vers cette date que l’édit parvint au gouverneur de Palestine. Il fut certainement promulgué plus tôt dans les États de Galère, car nous l’y voyons appliqué dès la fin de mars et le commencement d’avril.

[2] Cela résulte de l’interrogatoire d’Irène, Acta SS. Agapes, Chioniæ, Irenes, 5, dans Ruinart, p. 423. Le paragraphe 2 semble en contradiction avec lui, car on p lit que les trois saintes furent arrêtées dans les montagnes mêmes où elles s’étaient réfugiées. Mais les deux premiers paragraphes sont un prologue oratoire, mis en tête des Actes proprement dits et ne faisant pas corps avec eux. Les Actes ne commencent qu’au paragraphe 3. Dans ceux-ci, Tillemont (Mémoires, t. V, note I sur sainte Agape) ne voit rien qui ne s’accorde parfaitement avec les monuments du temps, et qui n’ait l’air d’une pièce authentique et originale. Mais il faut les distinguer d’autres Actes des mêmes saintes que leur préfère Bollandus (Acta SS., avril, t. I, p. 245), et qui, au jugement motivé de Tillemont et de Ruinart, sont remplis d’inventions fabuleuses.

[3] L’auteur du prologue des Actes explique symboliquement ces trois noms : Agape mérite d’être appelée ainsi par sa charité ; Chionia, d’être comparée à la neige, χιών, par sa pureté immaculée ; Irène porte dignement son nom, à cause de son esprit pacifique. Le cognomen Agape se rencontre souvent dans les catacombes, et fut celui de plusieurs martyres. Sur trois peintures de la catacombe des saints Pierre et Marcellin, représentant le repas des bienheureux dans le ciel, les deux servantes sont appelées AGAPE et IRÈNE. Bullettino di archeologia cristiana, 1882, pl. III, IV, V. Les inscriptions des catacombes ne souhaitent pas seulement aux défunts de vivre in pace ou έν είρήνη ; quatre épitaphes contiennent l’acclamation IN AGAPE. Ibid., p. 127-128.

[4] Agathon avait peut-être été jadis, soit prêtre païen, soit initié à quelque mystère.

[5] Acta, 3 ; cf. Ulpien, au Digeste, XLVIII, XIX, 3.

[6] Acta, 4.

[7] Ce souci généreux de ne pas trahir ceux qui avaient secouru les chrétiens fugitifs se retrouve à une époque toute différente. En 1794, interrogé par le tribunal révolutionnaire de Vannes, un prêtre répond que la terre était son lit et le ciel son toit et qu’il ne mendiait son pain qu’à des gens qui ne le connaissaient pas. Deux autres disent qu’ils avaient vécu errants dans les bois, ce qui était vrai. Wallon, les Représentants du peuple en mission et la Justice révolutionnaire dans les départements, t. II, p. 30.

[8] A scriniis et arculis. Acta, 6.

[9] Acta, 6.

[10] Consummata est in consulatu Diocletiani Augusti none, Maximiani autem Augusti octavo, Kalendis Aprilis. Acta, 7. Le jour des calendes d’avril équivaut au 1er avril. Les martyrologes placent le martyre de sainte Irène le 5 avril. Les Grecs célèbrent la mémoire des trois saintes le 16 avril.

[11] Passio S. Pollionis, 1, dans Ruinart, p. 435.

[12] Voir Tillemont, Mémoires, t. V, art. sur saint Irénée.

[13] Passio S. Irenæi, episcopi Sirmiensis, 1, dans Ruinart, p. 433.

[14] Passio, 2.

[15] Passio, 4.

[16] Suscipiant Angeli spiritum servi tui Irenæi. Passio, 5. Cf. dans les inscriptions, la formule déjà citée : IN PACEM TE SVSCIPIANT OMNIVM ISPIRITA SANCTORVM (Bull. di archeologia cristiana, 1875, p. 19) ; et cette autre : ARCESSITVS AB ANGELIS (Inscriptiones christianæ urbis Romæ, t. I, p. 31).

[17] Passio, 5, 6.

[18] Superiori persecutione Eusebius ejusdem ecclesiae venerandus autistes moriendo pro Christi nomine de morte et de diabolo noscitur triumphasse. Passio S. Pollionis, 1, dans Ruinart, p. 435. Il s’agit probablement ici de la persécution d’Aurélien.

[19] Passio, 2.

[20] Passio, 3. — Les itinéraires du septième siècle nomment, au cimetière de Pontien, sur la voie de Porto, le martyr Pollion (De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 182). Bosio pense que celui-ci est le martyr de Pannonie, dont les reliques auraient été transportées à Rome. Cf. Armellini, Antichi cimiteri cristiani di Roma, p. 11.

[21] Noricum Ripense. Depuis Dioclétien, la Norique était divisée en deux provinces, Noricum Ripense et Noricum Mediterraneum, ayant chacune un praeses.

[22] Les Actes ne marquent point ce qu’ils devinrent, mais on croit que ce sont ceux que les Églises de Vienne et de Passau honorent avec saint Florient. Tillemont, Mémoires, t. V, art. XXV sur la persécution de Dioclétien.

[23] Acta SS., mai, t. I, p. 462. Le texte du martyrologe hiéronymien porte : Et in Norico Ripense, loto Lauriaco, natale Floriani, ex principe officii praesidis, ex cujus jussu ligato saxo collo ejus, de ponte in fluvio Aniso missus est, oculis crepantibus praecipitatori, videntibus omnibus circumstantibus. Ces paroles du martyrologe, ms. de Berne, sont le résumé de la Passion. M. l’abbé Duchesne (Bulletin critique, 1897, p. 381-385) a défendu celle-ci contre les attaques de M. Brusch (Passiones vitaeque sanctorum aevi merovingici et antiquorum aliquot, Hanovre, 1896), qui la faisait descendre au milieu du huitième siècle. Elle doit, suivant M. Duchesne, remonter à une date antérieure aux grands ravages des invasions, au quatrième ou au cinquième siècle. Est-ce qu’un moine du huitième siècle connaissait le Noricum Ripense et son præses, et l’officium de celui-ci, et le princeps officii ? est-ce qu’il était capable de faire la différence entre la situation, municipale de Lauriacum, simple castrum, quoique résidence du gouverneur, et de Cetium, civitas proprement dite ? Un passionnaire du huitième siècle n’aurait pu parler avec tant de précision et d’exactitude des institutions de l’Empire romain, disparu dans ces contrées depuis près de trois siècles.

[24] Passion de saint Dasius, publiée par Franz Cumont dans Analecta Bollandiana, t. XVI, 1897, p. 11-15. — Le texte est grec, mais certaines impropriétés d’expression et, en général, la gaucherie du style trahissent l’œuvre d’un traducteur peu habile : il est à peu près certain que l’original était latin.

[25] La Passion porte Δωροστόλω ; mais le martyrologe hiéronymien, qui nomme deux fois Dasius, dit chaque fois in Axiopoli. Comme Dorostore n’est nommé que tout à la fin, on peut admettre que cette mention a été ajoutée après coup, au détriment de la petite ville voisine d’Axiopolis. Les sources du martyrologe hiéronymien sont, pour l’Empire d’Orient, très anciennes, puisqu’il dérive d’un martyrologe grec rédigé à Nicomédie entre 362 et 411 ; cf. Duchesne, Mart. hieron., proleg., p. LXVI.

[26] Passio, 1 ; cf. Lucien, Saturnales, 4 ; Tacite, Ann., XIII, 15 ; Arrien, Diss., I, 25.

[27] Cicéron, Ad Attic., V, 20 ; Tacite, Hist., III, 78 ; Macrobe, Saturnales, I, 10, 16.

[28] Cumont, l. c., p. 16.

[29] Passio, 1 ; cf. Lucien, Saturnales, 2.4.

[30] Le rédacteur grec de la Passion dit que le roi de la fête était, à la fin, immolé sur l’autel de Saturne. L’assertion parait peu admissible, les sacrifices humains étant interdits depuis Hadrien (Porphyre, De abst., 11, 56 ; Lactance, Div. Inst., I, 21). C’est là, a d’abord pensé M. Cumont, une de ses erreurs de traduction. Cependant M. Parmentier (Revue de Philologie, 1897, p. 143.149) croit que les Saturnales romaines avaient da se confondre en Orient et dans l’armée avec la fête perse des Saces et que l’immolation du roi de la fête était réelle ; il renvoie à Dion Chrysostome, IV, 6. M. Cumont a fini par se rallier à cette opinion (ibid., p. 149-153). Voir encore Wendland, dans l’Hermès, t. XXXIII, 1898, p. 176-178.

[31] Le cognomen Bassus est si fréquent sous l’Empire, qu’il est difficile d’identifier ce personnage. Peut-être est-ce M. Macrius Bassus, qui fut consul pour la seconde fois en 289 (Corp. inscr. lat., t. X, 3698). Mais un Septimius Bassus fut præfectus urbi de 317 à 319, un autre Bassus, préfet du prétoire en 313, etc. Et précisément la même année où Dasius fut martyrisé en 303 après Jésus-Christ, un Bassus était préfet de la Thrace (Passio S. Philippi, dans Ruinart, p. 443). Cumont, l. c., p. 7, note 2.

[32] Cf. une inscription d’un gouverneur de Mésie, de l’an 57 : IGNOTOS AVT INFENSOS P (opuli) R (omani) REGES SIGNA ROMANA ADORATUROS IN RIPAM (Danubii) QVAM TVEBATVR PRODUCIT. Corp. inscr. lat., t. XIV, 3608.

[33] Le rédacteur de la Passion prête ici, § 8, au soldat une profession de foi calquée sur les formules du concile de Nicée, amplification évidente.

[34] Ce détail se rencontre quelquefois dans les Actes ; voir par exemple ceux des martyrs Scillitains, Hist. des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2e éd.

[35] Ces indications simultanées, 20 novembre, samedi, 24e jour de la lune, s’appliquent exactement, comme le fait remarquer M. Cumont, au 20 novembre 303, et leur coïncidence ne se rencontrerait aucun jour analogue du règne de Dioclétien. Cependant il me parait bien difficile de mettre le martyre de Dasius avant 304. Le 20 novembre 303 est précisément le jour des vicennalia de Dioclétien, et ce jour serait mal choisi pour une exécution capitale. Y a-t-il erreur du rédacteur des Actes ? S’il faut reporter le meurtre de Dasius à l’année 303, il devra être considéré comme un épisode isolé, non comme l’application d’édits réguliers, puisque les édits de 303 ne regardent encore que les ecclésiastiques.

[36] Les Actes grecs des saints Tarachus, Probus et Andronicus donnent au même gouverneur de Cilicie les noms de Φλαυίος ou Φλαβίανς Γαϊος Νουμερίος Μαξίμος ; Ruinart, p. 458.

[37] M. Le Blant, les Actes des martyrs, § 90, p. 227, critique à tort ce passage des Actes comme contraire à la loi Fufia Caninia, qui défendait d’affranchir par testament plus de cent esclaves : il est question ici d’un affranchissement entre vif, pour lequel une telle limite n’était pas imposée. Un détail m’inspire plus de défiance : la distribution de biens immeubles à l’Église, en un temps où les propriétés de celle-ci étaient confisquées. Restait cependant la ressource du fidéicommis.

[38] Passio S. Calliopii, dans Acta SS., avril, t. I, p. 659-662. Voir la critique de ces Actes dans Tillemont, Mémoires, t. V, notes XXXIV et XXXV sur la persécution de Dioclétien.

[39] Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici, 1.

[40] Lactance, Div. Inst., V, 11.

[41] Quia omnia scripta confessionis eorum necesse erat nos colligere, a quodam nomine Sabasto, uno de spiculatoribus, ducentis denariis omnia ista transcripsimus. Acta, proœmium.

[42] Saint Augustin, Enarr. in psalm., XXXIX, 16.

[43] Voir la note de Ruinart, p. 458. Quant à la désignation consulaire de l’année, elle est donnée d’une manière incomplète ou inexacte dans les Actes soit grecs, soit latins ; mais les faits eux-mêmes ne peuvent convenir qu’à l’an 304 ; voir l’avertissement de Ruinart, p. 456 ; Tillemont, Mémoires, t. V, note II sur saint Taraque ; la note de Valois sur Eusèbe, Hist. Ecclés., IX, 5.

[44] Sur cette formule, voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 84.

[45] Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici, 1, dans Ruinart, p. 458.

[46] Παγανός δέ είμι, χριστιανός δέ ών. Acta, 2. On voit quel était encore, au commencement du quatrième siècle, le sens du mot παγανός, paganus : plébéien, simple particulier. C’est dans le même sens que Tarachus, pour exprimer qu’il avait renoncé au service militaire, dit παγανεύειν ήρετησάμην. Ibid., 1.

[47] Acta, 2.

[48] Acta, 3.

[49] Sur le lieu de ce second interrogatoire, voir Ruinart, p. 455.

[50] Immola Jovi deo invictissimo. Acta, 5. Le texte grec est différent ; il porte : άηττήτω έπόπτη Διϊ, à l’indomptable surveillant Jupiter, mots empruntés au vocabulaire des mystères, et signifiant un des degrés d’initiation.

[51] Ce supplice était depuis longtemps en usage chez les Orientaux, voir le livre des Proverbes, XXV, 21, et saint Paul, ad Romanos, XII, 20.

[52] Acta, 4, 5, 6.

[53] Acta Sanctorum, juin, t. II, p. 1042.

[54] Acta Sanctorum, septembre, t. III, p. 14.

[55] Baronius (Ann., ad ann. 290, § 19) cite un rescrit de Dioclétien à Salluste : Milites neque tormentis neque plebeiorum pœnis in causis criminum subici concedimus, etiam si non emeritis stipendiis videantur esse dimissi ; exceptis iis scilicet, qui ignominiose sunt soluti, quod et in filiis militum veteranorum servabitur.

[56] Acta, 7. C’est l’ignominiosa missio : Digeste, XLIX, XVI, 13, § 3 ; Lex Julia municipalis, 121, au Corp. inscript. lat., t. I, 206. Probablement le juge altère ici la vérité, car il résulte de la réponse de Tarachus dans le premier interrogatoire, qu’il avait obtenu le congé sur sa demande, ce qui suppose soit l’honesta missio, soit au moins la causaria missio ; voir Digeste, l. c.

[57] Dans cette cruelle société romaine, une mort rapide était considérée comme une faveur, que l’on accordait à quelques condamnés privilégiés : In causa capitis animadversio gladii admodum paucis quasi beneticii (loto) deferebatur, qui ob merita vetera impetraverant bonam mortem. Lactance, De mort. pers., 22.

[58] Ces oreilles intérieures, où le verbe se fait entendre, dit Bossuet.

[59] Acta, 7.

[60] Acta, 8.

[61] Eusèbe, Hist. Ecclés., I, 9 ; IX, 5 ; saint Lucien, Apologie, dans Routh, Reliquiæ sacræ, t. IV, p. 6. Cf. Mason, The persecution of Diocletian, p. 322. — Voir plus bas, chapitre neuvième.

[62] Acta, 9.

[63] Acta, 10. Sur le cilicarque, voir Dictionnaire des antiquités, t. I, p. 1172, cf. Histoire des persécutions pendant tes deux premiers siècles, 2e éd.

[64] Eusèbe a été le témoin de faits semblables, Hist. Ecclés., VIII, 1. Voir plus bas, au paragraphe IV de ce chapitre.

[65] Sur le syriaque, voir Code Théodosien, VI, III, 1 ; XV, IX, 2 ; Code Justinien, I, XXXVI ; V, XXXVII, 1. Cf. Borghesi, Œuvres, t. IV, p. 144 ; Marquardt, Römische Staatsverwaltung, t. I, p. 515.

[66] On lit, dans une note finale ajoutée aux Actes par quelques manuscrits, que ces faits se passèrent dans la première année de la persécution. Tillemont a cherché l’explication de cette date dans une erreur de copiste, qui aurait mis le sigle numérique α pour le sigle β. Mais cette hypothèse n’est pas nécessaire. L’année 304 fut bien la première de la persécution, si l’on fait commencer celle-ci à l’édit obligeant à l’apostasie non plus les seuls ecclésiastiques, mais l’universalité des chrétiens.

[67] Passio S. Philippi, 8, dans Ruinart, p., 448.

[68] Passio, 9, 10.

[69] Passio, 10.

[70] Voir les Actes de saint Laurent, dans les Acta SS., ao0t, t. II, p. 519. Cf. Jordan, Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II, p. 222, 382. Les gouverneurs faisaient alors élever une estrade de planches, couverte ou non d’une étoffe, en guise de tribunal. Dans plusieurs textes profanes (Suétone, César, 84 ; Cicéron, In Vatinium, 14) et dans un grand nombre d’Actes de martyrs il est question de tribunaux mobiles érigés non seulement aux thermes, mais sur les places publiques, au bord de la mer, au théâtre, au cirque, etc. Voir Edmond Le Blant, Monuments antiques relatifs aux affaires criminelles, dans la Revue archéologique, 1839, p. 29. L’usage de se servir des thermes pour les services publics durait au quatrième siècle : Philippe, préfet du prétoire (sous Constance), se rend aux bains de Zeuxippe, à Constantinople, pour traiter des affaires publiques, et y mande l’évêque Paul ; Socrate, Hist. ecclés., II, 16 ; Sozomène, III, 9. Les thermes servaient aussi de prison, au moins temporaire : lors du concile de Milan, en 355, les évêques, ecclésiastiques, laïques, fidèles à la foi de Nicée, furent enfermés dans les thermes de Maximien Hercule par les officiers de Constance ; Acta SS., mai, t. VI, p. 47. Les thermes servaient même à des usages pieux ; en 404, après la condamnation de saint Jean Chrysostome, ses partisans, abandonnant l’église, célébrèrent la Pâque dans les thermes publics appelés Constantiens (Socrate, VI, 18 ; Sozomène, VIII, 21).

[71] Passio, 10.

[72] Passio, 10.

[73] Passio, 11.

[74] Passio, 11.

[75] Cf. Tertullien, Apologétique, 50 ; Lactance, De mort. pers., 15.

[76] Passio, 13.

[77] Passio, 15. Cf. Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2e éd., appendice B.

[78] Passio, 12.

[79] Le texte latin de la Passio S. Theodoti Ancyrani, 24, donne à Théotecne le titre inexact de proconsul ; le texte grec lui donne plus exactement celui d’ύπατιxός, consularis, qui est en effet le vrai titre du gouverneur de la Galatie au quatrième siècle (Marquardt, Römische Staatsverwaltung, t. I, p. 365).

[80] Il n’est pas impossible de faire remonter jusqu’à la poésie orphique l’idée de cette, union incestueuse. Apollon aurait fait violence à Artémis près de son propre autel, à Délos. C’est ainsi, du moins, qu’on a voulu expliquer le caractère érotique de quelques représentations d’Apollon et d’Artémis, en particulier sur un miroir étrusque. P. Paris, art. Diane, dans le Dictionnaire des antiquités, t. II, p. 132. Cf. Lenormant, Gazette archéologique, t. II, p. 20 ; Braun, Artemis Hymnia und Apollo mit dem Armband, Rome, 1842 ; Mon. ined. Bell’ inst. di torr. arch., 1855, p. 20.

[81] Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2e éd., et Charles de Linas, les Origines de l’orfèvrerie cloisonnée, t. II, p. 373-375 ; t. III, p. 201-203, 255. A Perge, en Pamphylie, le culte de Diane avait de grandes analogies avec celui de Vénus à Paphos ; Waddington, Voyage en Asie Mineure, p. 92, 142 ; Mélanges de numismatique et de philologie, p. 577 ; Renan, Saint Paul, p. 31 ; Lanckorowski, les Villes de la Pamphylie et de la Pisidie, 1890, t. I, p. 50 ; Radet, Revue archéologique, sept.-oct. 1890, p. 216.

[82] Voir Corpus inscr. græc., 2748, 2975, etc. M. Renan, Saint Paul, p. 26, constate que ce titre était recherché en Asie Mineure.

[83] Passio S. Theodoti, 8, 9 ; dans Ruinart, p. 357.

[84] Passio, 6.

[85] In vorticosas aquas iluminis Halys. Passio, 10. Le cours impétueux et les tourbillons de l’Halys ont été remarqués par Ovide, Pont., IV, X, 48 : Crebro vortice tortus Halys.

[86] Erat multum ibi gramen, et arbores circumstantes tam fructiferæ quam silvestres, cura omnigena florum suaveolentia, et cicadarum atque lusciniarum dulci sub aurora concentu, variarumque avium modulatione, et ea denique omnia quibus natura potest solitarium aliquem locum ornare. Passio, 11. M. Perrot, qui cite comme l’un des traits du paysage de Galatie les clairières des forêts et les pelouses alpestres, décrit ainsi les environs d’Ancyre : On trouve sur les pentes des ravins, où courent de clairs et rapides ruisseaux, de beaux arbres, de l’ombre et de la fraîcheur. Le climat est tempéré, les fruits sont abondants, et plus parfumés que sur les rivages où le soleil est trop ardent... Exploration de la Galatie et de la Bithynie, p. 204.

[87] La Passion, 10, donne à ce village le nom de Malus. Sans y attacher plus d’importance qu’il ne convient, je rappellerai que, dans le sud de l’Aquitaine et la région des Pyrénées, Mal ou Mail, comme nom de lieu, a le sens d’âpre, escarpé (Desjardins, Géographie historique de la Gaule romaine, t. II, p. 408) : le nom de Mal, Malus, pour un village de montagne, dans une province asiatique anciennement conquise et colonisée par les Gaulois, mérite peut-être d’être remarqué.

[88] Videns eos infestari a canibus, continuo accurrit,... canes submovens. Passio, 11. Sur les chiens de combat chez les Romains, voir Dictionnaire des Antiquités, art. Canis, t. I, p. 888-889. Les chiens spécialement dressés à la poursuite des fugitifs devaient être nombreux en Galatie, car c’était, dans les deux derniers siècles de l’Empire, le pays des marchands d’esclaves ; Ammien Marcellin, XII, 7 ; Claudien, In Eutropium, I, 59. Dans les dernières persécutions de l’Extrême-Orient les chrétiens furent poursuivis de la sorte : ils ne pouvaient échapper à la mort qu’en fuyant sur les montagnes et là on les pourchassait avec des meutes de chiens. Lettre de M. Geffroy, missionnaire dans la Cochinchine orientale, août 1888, dans Ann. de la Propagation de la Foi, 1889, p. 26.

[89] Eo quod festinaret ad metropolim regredi. Passio, 12. Ancyre avait le titre de métropole de la Galatie ; Ptolémée, Geogr., V ; Eckhel, Doctr. numm. vet., t. III, p. 177 ; Corp. inscr. græc., 4010, 4020, 4030, 4042, 5896 ; Perrot, De Galatia provincia romana, p. 145. Les Actes ne nomment jamais Ancyre, mais son nom se lit dans leur titre : Passio S. Theodoti Ancyrani.

[90] Et has tres apoctatitæ dicunt esse suas, sicut revera sunt. Passio, 19. Cette expression peut causer quelque embarras ; car les apoctatites étaient une secte hérétique, apparentée à celle des encratites, et condamnant le mariage, l’usage de la viande et du vin. Il y en avait dans la Phrygie, la Cilicie et la Pamphylie (saint Épiphane, Hæres., LXI, 2) ; la Galatie dut en posséder, puisqu’on cite, sous Julien, Busiris, d’abord encratite, martyrisé à Ancyre (Sozomène, V, 11 ; Acta SS., janvier, t. II, p. 364). Les apoctatites forment encore une secte sous Théodose (loi de 381, Code Théodosien, XVI, x, 7, § 3). Mais ce nom, qui signifiait renonçant, a dd désigner aussi des ascètes orthodoxes. Les Actes disent que la vierge Tecusa, qu’ils qualifient d’apoctatite, avait fait l’éducation religieuse de Théodote ; or celui-ci, cabaretier et aubergiste, pratiquait un commerce incompatible avec les idées d’une secte condamnant la viande et le vin. On le voit même fournir du pain et du vin aux prêtres pour le saint sacrifice ; cela montre que le clergé avec lequel il était en relations n’appartenait pas à la secte encratite ou apoctatite, qui avait aussi le nom d’hydroparate parce qu’elle remplaçait le vin par l’eau dans les saints mystères ; voir saint Épiphane, Hæres., LXI, t ; saint Basile, Ep. 199, 47 ; Théodoret, Hæret. fab., I, 20 ; Pseudo-Augustin, Hæres., 64 ; Philastre, 77.

[91] Passio, 13.

[92] Sur le culte de Diane en Galatie, voir Arrien, Cyneg., 33 ; Plutarque, De mulierunt virtutibus, 20.

[93] Tertullien, De Baptismo, 5.

[94] Wilmanns, Exempla inscr. lat., 115, 116, 117, 1890, 1891 ; Corpus inscr. lat., t. X, 1538, 1540. Ne pas oublier que Pessinunte, à l’ouest de la Galatie, était un des principaux centres du culte de Cybèle. L’empereur Julien parle de l’affinité de Minerve avec la Mère des dieux. Oratio V, sur la Mère des dieux, 13. Une curieuse mosaïque découverte à Rome montre l’oiseau symbolique de Minerve, la chouette, associé au culte de Cybèle ; vers la chouette, posée au centre sur une couronne de fleurs, convergent (merveilleusement dessinés) plusieurs animaux, qui semblent personnifier les divers grades des initiés aux mystères de la Mère des dieux. Voir Bull. della commissione archeologica comunale di Roma, 1890, p. 24-25 et pl. I-II.

[95] Ovide, Fastes, IV, 340 ; Silius Italicus, Theb., VIII, 365 ; Stace, Silves, V, I, 122 ; Lucain, Pharsale, I, 599 ; Valerius Flaccus, Argon., VIII, 239 ; Claudien, De Bello Gildon., 119 ; Arnobe, Adv. nat., VII, 32,49 ; Ammien Marcellin, XVIII, 3, 1 ; saint Ambroise, Ep. 3, 48 ; Prudence, Peri Stephanôn, X, 153-170 ; Corpus inscr. lat., t. I, p. 390 ; Servius, Ad Virg. Georg., I, 163. Cf. Marquardt, Römische Staatsverwaltung, t. III, 357-359, 550.

[96] Passio, 14. Ce char, currus, est appelé dans les textes classiques carpentum ou lectica.

[97] Inter hæc audire erat et videre tibiarum ac cymbalorum sonum, choreasque mulierum solutis crinibus mænadum instar bacchantium. Multus auteur excitabatur strepitus pedum terram plaudentium, et musicorum instrumentorum concrepatio, itaque vehebantur simulacra. Passio, 14. Les joueuses de tambours, de cymbales, en l’honneur de Cybèle étaient organisées en collèges, ainsi que les danseurs, sodales ballatores Cybelæ ; Corpus inscr. lat., t. VI, 2264, 2265. Monument en l’honneur de Cybèle et d’Attis, élevé par une affranchie, joueuse de cymbales en second, cymbalistria secundo loco ; ibid., t. IX, 1538.

[98] Pollux, Onom., IV, 164 ; Elien, Hist. an., XII, 9 ; Aristophane, Nuées, 599 et suiv. ; Scholiaste d’Euripide, Hécube, 915. Les danses indécentes en l’honneur d’Artémis firent quelquefois donner à la déesse elle-même l’épithète de ménade ; Plutarque, De audac. pœt., 4. Voir Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, t. III, p. 158 et suiv.

[99] Saint Augustin, De civitate Dei, 4 ; cf. 5. Les vils histrions dont parle saint Augustin étaient probablement les chantres attitrés, les hymnologi, qui jouaient un grand rôle dans le culte de la Mère des dieux ; voir Servius, ad Virg. Georg., II, 394 ; Firmicus Maternus, Mathes., III, 6 ; l’inscription romaine publiée par Dessau, Bullettino dell’ Instit. di corresp. archeol., 1884, p. 155 ; De Rossi, Inscriptiones christianæ urbis Romæ, t. II, p. 204.

[100] Passio, 15.

[101] Passio, 16-19.

[102] Passio, 21, 22.

[103] Tantum ejura Jesum, quem qui ante nos fuit Pilatus, in Judæa crucifixit. Passio, 28. Théotecne fait probablement allusion ici aux faux Actes de Pilate.

[104] Passio, 23. Le culte d’Apollon était en honneur à Ancyre, où se célébraient des jeux pythiens ; Robiou, Histoire des Gaulois d’Orient, p. 289.

[105] Un pontificat sera offert de même, en 306, au simple soldat Théodore (saint Grégoire de Nysse, Oratio de magno martyre Theodoro, 4, dans Ruinart, p. 536). Une lettre, récemment découverte, de l’empereur Julien nous le montre élevant à la dignité de prêtre des dieux un évêque apostat (Œuvres de Julien, éd. Hertlein, Leipzig, 1876, p. 603. Cf. Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 80).

[106] Passio, 24-25.

[107] Passio, 34.

[108] Ce mot, comme synonyme de chrétiens, fut mis à la mode, et même rendu officier, par l’empereur Julien, Fragm. d’une lettre à un Pontife, 14 ; Ep. 7, 11, 12, 31, 63 ; cf. saint Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 74 ; saint Cyrille d’Alexandrie, Contra Julianum, II ; Philopatris, 12 (dialogue attribué faussement à Lucien, et qui est plutôt du temps de Julien) ; Théodoret, Hist. Ecclés., III, 4. Mais probablement n’attendit-on pas Julien pour l’appliquer aux chrétiens. Dodwell (Disc. Cypr., 2) dit que Celse les nomme ainsi ; j’ai vainement cherché le passage. Il est question de a Galiléens » dans Épictète (Arrien, Dissert., IV, vu, 6) et Marc-Aurèle (Pensées, XI, 3), mais sans qu’on puisse voir clairement s’ils désignent par ce mot les chrétiens ou une secte de fanatiques juifs.

[109] Passio, 31.

[110] Les refus de sépulture aux condamnés, dont nous avons déjà vu de nombreux exemples, étaient depuis longtemps de tradition en Asie ; voir dans Plutarque, Vertus des femmes, 23, l’anecdote du Galate Porédorax mis à mort par Mithridate, et laissé sans sépulture ; une femme qu’il avait aimée parvient à enlever son corps, et est arrêtée par les gardes.

[111] Les Galates pasteurs étaient accoutumés à improviser des cabanes de bois, de feuilles et d’argile, quand ils gardaient les troupeaux, l’été, dans les vallées herbeuses de l’Olympe, ou, l’hiver, dans les plaines. Perrot, De Galatia provincia romana, p. 11.

[112] Les mules de Galatie étaient célèbres aussi pour leur vigueur et leur sûreté ; cf. Plutarque, de l’Amour des richesses, 2.

[113] Passio, 32-35.

[114] Passio, 36. — Sur la valeur de cette narration, voir les jugements de Papebroch, Acta SS., mai, t. IV, p. 147-149 ; de Ruinart, p. 353 ; de Tillemont, Mémoires, t. V, art. sur saint Théodote. On s’étonnera qu’une pièce de cette nature ait échappé à Lequien, Oriens christianus, t. I, p. 457, et à Robiou, Histoire des Gaulois d’Orient, p. 288, qui ne connaissent point de martyrs en Galatie avant saint Clément, évêque d’Ancyre en 314.

[115] Saint Matthieu, VI, 20.

[116] Saint Basile, Homil. V, 1-2.

[117] Sur l’union fréquente, aux premiers siècles, du sacerdoce avec la profession médicale, voir De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 842 ; mon livre sur les Esclaves chrétiens, p. 233 ; les Acta SS., octobre, t. XII, p. 798. — Épitaphe à Rome, dans le cimetière de Calliste, de Denys, prêtre et médecin, Roma sotterranea, t. I, pl. XXXI, 9. — Sur la grande influence, à la fin du quatrième siècle, d’un diacre médecin, voir Sozomène, Hist. Ecclés., VIII, 6.

[118] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 13, 3, 4.

[119] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 7, 5 ; cf. ibid., 1. Une inscription de Carianda, au musée du Louvre, parle de même d’un taureau excité par le fer ou le feu ; Le Bas et Waddington, Inscriptions d’Asie Mineure, n° 499 ; Frohner, Inscriptions grecques du Louvre, n° 45 : Beurlier, les Courses de taureaux chez les Grecs et chez les Romains, dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France, 1887, p. 61-62, 80. Martial, De spectaculis, 19, montre aussi le taureau flammis stimulatus.

[120] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 7, 1-6.

[121] Eusèbe, De martyribus Palestinæ, 3.

[122] Eusèbe, De martyribus Palestinæ, 3.

[123] Eusèbe, De martyribus Palestinæ, 6, 3.

[124] Acta SS., septembre, t. VII, p. 218 ; Surius, Vitae SS., t. IX, p. 269 ; Métaphraste, dans Migne, Patrol. græc., t. CXV, p. 847. Voir la critique de ces Actes dans Tillemont, Mémoires, t. V, note II sur saint Cyprien d’Orient.

[125] Prudence, Peri Stephanôn, XIII, 20-34 ; saint Grégoire de Nazianze, Oratio XXIV. Le poète, comme l’orateur sacré, font d’étranges confusions entre Cyprien d’Antioche et son homonyme de Carthage : le premier donne à celui-ci des traits qui appartiennent à l’oriental, auquel le second, au contraire, attribue l’érudition, les écrits, et même le siège de l’évêque africain.

[126] Th. Zahn, Cyprian von Antiochien, Erlangen, 1882, publie en appendice le texte grec, jusqu’ici inédit, du premier livre.

[127] Photius, Bibliothec., 183-184.

[128] Il en existait au cinquième siècle une version latine ; c’est probablement elle qui est mise au nombre des apocryphes par le décret gélasien : liber qui appellatur pœnitentia sancti Cyprian, apocryphus. Migne, Patrol. lat., t. LIX, p. 163.

[129] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio XXIV, 8.

[130] Antioche, capitale de la Syrie, doit être écartée, car les récits relatifs à Cyprien donnent pour évêque à la ville où il demeurait Anthime, puis Cyprien lui-même, qui ne figurent pas sur la liste épiscopale de la grande Antioche.

[131] Josèphe, De Bello Judaico, I, 7, 9. Cf. Eckhel, Doctr. num. vet. t. III, p. 337, et Marquardt, Römische Staatsverwaltung, t. I, p. 395.

[132] Waddington, Inscriptions d’Asie Mineure, n° 1722 ; cf. Marquardt, t. I, p. 396.

[133] Antioche, surnommée de Sémiramis. Étienne de Byzance, De Urbibus, 1678, p. 87.

[134] Sur l’affluence des étrangers aux écoles d’Athènes pendant le quatrième siècle, voir Petit de Julleville, Histoire de la Grèce sous la domination romaine, p. 348.

[135] Sur la magie mêlée au culte de Cybèle, voir Plutarque, De superst., 12 ; Dion Chrysostome, Orat. I ; cf. Marquardt, Römische Staatsverwaltung, t. III, p. 107, note 7.

[136] Voir les nombreux textes littéraires et juridiques où il est question des sorciers chaldéens, dans Marquardt, t. III, p. 90-92.

[137] Cf. Marquardt, t. III, p. 89-112.

[138] Saint Augustin, Enarr. in psalm., LXI.

[139] Les hommes d’État et les jurisconsultes païens professaient la même horreur des livres de magie ; nous avons vu Dioclétien les faire brûler en Égypte : Paul (Sentent., V, 21, § 4) se montre effrayé de leur lecture.

[140] Les Actes de Métaphraste, si mauvais qu’ils soient, contiennent une désignation digne d’être retentie : ils donnent à ce gouverneur le nom d’Eutolmius, comte d’Orient (cf. Notitia Dignitatum, Or., 104 ; Code Théodosien, I, XIII ; Code Justinien, I, XXXVI et XLIX ; Orelli, Inscript., 3162 ; Zosime, V, 24). Si le titre de comes Orientis ne fut peut-être point porté avant Constantin, la fonction de vicaire du diocèse d’Orient, qui lui équivaut, existait depuis 297. Deux accusés peuvent avoir été arrêtés dans des provinces différentes, l’un à Antioche, qui parait avoir été en Palestine, l’autre à Damas, ville de Phénicie, par l’ordre d’un magistrat dont l’autorité supérieure s’étendait depuis l’Arabie jusqu’à la Mésopotamie.

[141] Astate transacta... Nicomediam venit. Lactance, De mort. pers., 17.

[142] Morbo jam gravi insurgente. Lactance, De mort. pers., 17.

[143] Quodcumque se premi videret, prolatus est tamen ut circum quem fecerat dedicaret anno post vicennalia repleto. Lactance, De mort. pers., 17.

[144] Sur le récit de cette translation, et l’absence de toute tradition monumentale relative à la sépulture de Cyprien d’Antioche, voir les observations de M. Duchesne, Bulletin critique, 1582, p. 249.

[145] Mommsen, Mémoire sur les provinces romaines, trad. Picot, p. 29, 31, 39.

[146] Le préfet d’Égypte, après avoir été lui-même pendant quelque temps sous les ordres du vicaire d’Orient, reçut plus tard des fonctions équivalentes à celles de vicaire du préfet de prétoire ; voir Mommsen, l. c., p. 31, et Marquardt, Römische Staatsverwaltung, t. I, p. 356.

[147] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 8.

[148] Acta SS. Didynni et Theodoræ dans Ruinart, p. 427. Tillemont (Mémoires, t. V, art. sur saint Didyme) porte de ces Actes le jugement suivant : Le commencement et la lin (c’est-à-dire les interrogatoires de Théodora et de Didyme) sont extraits mot à mot des registres publics, et le reste est écrit avec beaucoup d’esprit et de piété.

[149] Cœgisti me injuriam tibi facere, mulieri ingenuæ... supplantari te tanquam ancillam. Acta, 2.

[150] Cette image rappelle une fresque de la catacombe de Prétextat représentant une brebis entre deus loups ; sur la tête de la brebis est écrit SVSANNA, sur celles des loups SENIORES. Perret, Catacombes de Rome, t. I, pl. LXXVIII.

[151] Au milieu du quatrième siècle, le moine Abraham usa d’un stratagème semblable pour pénétrer près de sa nièce Marie, devenue courtisane, qu’il retira du péché et convertit. On retrouve les mêmes détails, le déguisement du moine en soldat, le grand chapeau. Tillemont, Mémoires, t. VII, p. 591.

[152] Acta, 6.

[153] Théodore, acte IV, scène V.

[154] Maximien Hercule, dont la fille avait épousé Constantin, et qui se trouvait par conséquent le grand-père de l’empereur Constance, sous lequel écrit Athanase. Il est vrai que, lors de la persécution de 304, l’Égypte appartenait à Dioclétien, et qu’elle ne fût jamais gouvernée par Maximien Hercule ; mais Athanase, poursuivi lui-même par Constance, fauteur déclaré de l’arianisme, ne se refuse pas le plaisir de rappeler que l’empereur arien était le petit-fils d’un persécuteur.

[155] Saint Athanase, Ad solit. vitam agentes.

[156] Όστράxοις. Ce mot veut dire à la fois coquilles et tessons de pots. Valois traduit par acutis testis. Ce sens me parait le meilleur, à cause des exemples que nous avons déjà rencontrés de martyrs écorchés avec des tessons de poteries.

[157] Si l’on en croit Socrate (Hist. Ecclés., IV, 5), ce supplice fut renouvelé en 366 sous Valens, qui fit attacher le tyran Procope à deux arbres qu’on avait rapprochés l’un de l’autre, et qui, séparés ensuite, le déchirèrent en se redressant tout à coup (Ammien Marcellin, XXVI, 9, dit au contraire que Procope fut décapité).

[158] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 9, 1-3.

[159] Eusèbe, Hist. Ecclés., 8, 1. Les carrières de porphyre étaient situées sur le plateau qui domine Myos Hormos, près de la mer Rouge ; Mommsen, Römische Geschichte, t. V, p. 576.

[160] Rufin, Vitæ Patrum, 19.

[161] Surius, Vitæ SS., t. IV, p. 342.

[162] Surius, Vitæ SS., t. IV, p. 342 ; cf. Acta SS., septembre, t. VI, p. 682. Les Actes de saint Paphnuce racontent qu’Arrien l’envoya à Dioclétien pour être crucifié, ce qui n’est pas croyable ; les Menées se contentent, avec plus de raison, de dire qu’il fut crucifié. Elles mettent au 25 septembre son martyre, placé par les Actes au 28 avril.

[163] Acta SS. Timothei et Mauræ, dans Acta SS., mai, t. I, p. 376.

[164] Saint Augustin, Brev. coll. cum donat., III.

[165] Ammien Marcellin, XXII, 16.

[166] Ammien Marcellin, XXII, 16.

[167] Cf. Lactance, De mort. pers., 31 ; Code Théodosien, XI, VII, 3. Voir Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 1880, p. 81, et Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 107-108.

[168] Acta, 16, 17.

[169] Διψώ, sitio. Saint Jean, XIX, 28.

[170] Voir Revue germanique, 1864, t. XXX, P. 358 ; Dictionnaire des sciences médicales, 1821, t. LI, art. Soif ; cités par Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, P. 243-244.

[171] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 12, 6.

[172] Saint Basile, Ep. 204, 6.

[173] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio XLIII, 5.8. Saint Grégoire semble attribuer ces faits à la persécution de Maximin Daia, et non à celle de Galère. Mais Tillemont me parait avoir démontré, par le rapprochement des dates, qu’ils ne peuvent s’être passés que sous celle de Galère ; Mémoires, t. IX, notes III et IV sur saint Basile.

[174] Eusèbe, De vita Constantini, II, 53.