I. — Les martyrs de la Macédoine et de la Pannonie.
Au moment où s’instruisaient les procès racontés à la fin
du précédent chapitre, Dioclétien devait être sur la route de Salone. Galère
demeurait seul maître de l’Orient. Non seulement il administrait avec une
souveraineté absolue les provinces de l’Europe orientale qui composaient son
lot, et dans lesquelles Dioclétien se préparait à passer l’hiver, mais encore
il allait suppléer, dans le gouvernement de l’Asie romaine, l’Auguste absent,
malade et découragé. Aussi faut-il vraisemblablement attribuer à sa seule
initiative l’édit qui, dans la seconde année de la persécution, fut envoyé
aux gouverneurs. Cet édit avait été probablement soumis pour la forme à
Dioclétien, mais c’est le haineux et désormais tout-puissant César qui en
doit porter surtout la responsabilité.
Voici en quels termes Eusèbe, alors en Palestine, parle de
ce nouvel attentat contre l’Église chrétienne : Au cours de la secondé année, comme l’ardeur du combat
livré contre nous s’était accrue, Urbain administrant alors la province, des
lettres impériales furent envoyées, par lesquelles il était commandé en termes
généraux que tous, en tout pays, dans chaque ville, offrissent publiquement
des sacrifices et des libations aux idoles[1]. C’était la
guerre déclarée, non plus seulement aux églises, aux livres saints, aux
membres du clergé, mais à l’universalité des fidèles, mis, sans distinction
de condition, d’âge et de sexe, en demeure d’apostasier.
Bien que la première allusion au quatrième édit se
rencontre sous la plume d’un écrivain asiatique, on doit croire qu’il fut d’abord
appliqué dans les contrées qui formaient l’apanage immédiat de Galère. Que le
tyran séjournât ou non, à ce moment, dans l’Europe orientale, sa pensée fut
sans doute obéie avec empressement par des gouverneurs imbus de ses idées,
animés de ses passions, et qui tenaient de lui seul leur fortune. Cependant
les documents que nous possédons sur l’application de l’édit de 304 dans les
provinces voisines du Danube sont peu nombreux : ils ne représentent
vraisemblablement qu’un petit nombre des épisodes d’une guerre qui, dans ces
régions, dut être particulièrement sanglante.
Pendant le mois de mars 304, un chrétien et plusieurs
chrétiennes furent traduits à Thessalonique devant Dulcetius, gouverneur de Macédoine,
pour n’avoir pas voulu obéir au nouvel édit en mangeant des viandes provenant
des sacrifices. L’homme s’appelait Agathon ; parmi les femmes se trouvaient
trois sieurs- qui, l’année précédente, s’étaient enfuies dans les montagnes
après avoir caché de nombreux manuscrits des Écritures. Elles étaient, après quelque
temps, revenues clans leurs maisons, oit on les avait arrêtées[2]. Leurs noms,
empreints de ce symbolisme aimable où se plaisaient les premiers chrétiens,
rappellent les idées d’amour, de paix, de blancheur immaculée : elles s’appelaient
Agape, Irène, Chionia[3]. Trois autres
chrétiennes furent en même temps déférées au tribunal, Cassia, Philippa et
Eutychia.
Un des greffiers dit au gouverneur : Si tu l’ordonnes, je vais lire le rapport rédigé par l’officier
de police au sujet de ceux qui sont ici. — Lis, commanda Dulcetius. Dans un court rapport,
le soldat bénéficiaire qui avait opéré l’arrestation dénonçait les chrétiens
comme ayant refusé de manger les viandes immolées. Après sa lecture, le
gouverneur, s’adressant aux inculpés : Quelle
folie est la vôtre, de ne pas vouloir obéir aux ordres des Empereurs et des
Césars ? Puis, se tournant vers Agathon : Pourquoi n’as-tu pas participé aux sacrifices, comme ont
coutume de faire ceux qui ont été consacrés aux dieux[4] ? — Parce que je
suis chrétien. — Persistes-tu aujourd’hui
encore dans ce propos ? — Tout à fait.
— Et toi, Agape, que dis-tu ? — Croyant au Dieu vivant, je n’ai pas voulu faire les choses
dont tu parles. — Qu’ajoutes-tu, Irène
? Pourquoi n’as-tu pas obtempéré au très pieux commandement des Empereurs et
des Césars ? — Parce que je crains
Dieu. — Toi, Cassia, que dis-tu ?
— Je veux sauver mon âme. — Ne veux-tu pas prendre part aux sacrifices ? — Non. — Toi,
Philippa, que dis-tu ? — La même chose.
— Quelle chose ? — J’aime mieux mourir que de manger de vos sacrifices.
— Mais toi, Eutychia, que dis-tu ? — La même chose. J’aime mieux mourir que de faire ce que tu
commandes. — As-tu un mari ?
— Il est mort. — Depuis combien de temps ? — Depuis environ sept mois. — Comment es-tu donc enceinte ? — Par l’époux que Dieu m’avait donné. — Je t’engage, Eutychia, à quitter cette folie, et à revenir
à des sentiments humains. Que dis-tu ? veux-tu obéir au commandement royal ?
— Je ne veux point obéir, car je suis chrétienne,
servante du Dieu tout-puissant. — Comme
Eutychia est grosse, elle sera gardée en prison, dit le gouverneur[5].
Il reprit ensuite l’interrogatoire des autres : Agape, veux-tu faire les mêmes choses que nous, qui sommes
dévoués à nos maîtres les Empereurs et à nos Césars ? — Il ne me convient pas d’être dévouée à Satan. Tes paroles
ne changeront pas ma résolution, qui est inébranlable. — Et toi, Chionia, qu’as-tu à dire ? — Personne ne pourra égarer notre volonté. — N’y a-t-il pas chez vous quelques écrits des impies
chrétiens, parchemins ou livres ? — Aucun,
ô président ; car ceux qui sont aujourd’hui empereurs nous les ont tous
enlevés. — Qui donc a mis en vous un
tel esprit ? — Dieu tout-puissant. — Qui
sont-ils, ceux qui vous ont entraînées à cette folie ? — Le Dieu tout-puissant, et son Fils Notre Seigneur
Jésus-Christ. — Il est manifeste,
cependant, que vous devez vous soumettre tous à nos puissants Empereurs et
Césars. Mais puisque après tant de temps, tant d’avertissements, de si
nombreux édits, de telles menaces, vous êtes assez téméraires pour mépriser
les justes commandements des Empereurs et des Césars, en persistant dans le
nom impie de chrétiens ; puisque jusqu’à ce jour, pressées par nos agents et
par les premiers de la milice de renoncer par écrit au Christ, vous persistez
dans votre refus, vous allez recevoir le châtiment mérité. Dulcetius
lut alors la sentence : Agape et Chionia, qui par
leur impiété et leur esprit d’opposition ont résisté au divin édit de nos
maîtres les Empereurs et les Césars, et aujourd’hui encore pratiquent la
religion des chrétiens, vaine, téméraire, odieuse à tous les hommes pieux,
seront livrées aux flammes. Il ajouta : Cependant, qu’Agathon, Cassia, Philippa et Irène soient jusqu’à nouvel
ordre gardés en prison[6].
Après le supplice des deux saintes femmes, Dulcetius fit
comparaître leur sœur Irène. Ton but impie,
lui dit-il, se montre clairement en ce que tu as
voulu conserver jusqu’à ce jour tant de parchemins, de livres, de tablettes,
de volumes et de pages des Écritures, appartenant aux impies chrétiens. Quand
on te les eut présentés, tu les reconnus, bien qu’ayant nié chaque jour,
malgré le supplice de tes sœurs et la peine qui t’attendait, que de tels
écrits fussent en ta possession. C’est pourquoi tu dois être châtiée.
Cependant, notre indulgence te permet encore d’échapper au supplice, en
reconnaissant au moins les dieux. Que dis-tu donc : obéis-tu aux ordres des
Empereurs et des Césars ? es-tu prête a offrir un sacrifice et à manger des
viandes immolées ? — Non,
répondit Irène, non, par le Dieu tout-puissant,
qui a créé le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils renferment ! Le
suprême châtiment du feu éternel est pour ceux qui auront renié le Christ.
— Mais qui t’a poussée à conserver jusqu’à ce
jour ces papiers et ces Écritures ? — Le
même Dieu tout-puissant qui nous a commandé de l’aimer jusqu’à la mort : c’est
pourquoi nous n’avons pas osé le trahir, et nous voulons plutôt être brûlées
vives, ou souffrir tout autre mal, que de livrer de tels écrits. —
Qui donc, dans la maison que tu habites, savait
que tu les y gardais ? — Le Dieu
tout-puissant, qui sait toutes choses, les a vus, mais nul autre. Car nous
considérions’ nos époux comme nos pires ennemis, craignant d’être dénoncées
par eux. Aussi n’avons-nous montré ces livres à personne. — L’année dernière, quand fut publié le premier édit de nos
maîtres les Empereurs et les Césars, où vous êtes-vous cachées ? —
Où Dieu a voulu. Dieu sait que nous avons vécu
dans les montagnes, en plein air. — Qui
vous fournissait du pain ? — Dieu, qui
donne à tous la nourriture[7]. — Votre père était-il complice ? — Non, par le Dieu tout-puissant ! il ne pouvait être
complice, car il ne savait rien de cela. — Qui de vos voisins le savait ? — Demande aux voisins, informe-toi des lieux où nous étions
et de ceux qui les connaissaient. — Après
que vous fûtes revenues de la montagne, comme tu dis, lisiez-vous ces écrits
en présence de quelqu’un ? — Ils
étaient dans notre maison, et nous n’osions les en tirer. Aussi étions-nous
attristées de ne pouvoir les étudier nuit et jour, comme nous l’avons fait
jusqu’au moment où, l’année dernière, nous les eûmes cachés. — Tes sœurs, dit alors le président, ont souffert le châtiment que nous avons ordonné. Quant à
toi, avant même de prendre la fuite, tu avais encouru la peine de mort, pour
avoir caché ces écrits et ces papiers ; cependant, je ne veux pas te faire
périr comme elles tout de suite : mais j’ordonne que, par les gardes et par
Zosime, bourreau public, tu sois ex-posée nue dans le lupanar ; un pain t’y
sera tous les jours apporté du palais, et les gardes ne te permettront pas d’en
sortir. Vous, gardes et bourreau, sachez qu’il y va de votre tête. Que
cependant on me remette tous les livres cachés dans les coffres et les boîtes
d’Irène[8].
Ce lâche attentat à la pudeur des martyres avait été
commis dans toutes les persécutions : il le sera plus souvent dans la
dernière. L’édit de 303, qui avait réduit tous les chrétiens à la condition
de personnes infâmes, leur ôtant jusqu’au droit de se plaindre judiciairement
d’un outrage, permettait aux magistrats de déshonorer ainsi des malheureuses
qui ne comptaient plus dans la société. On pouvait indifféremment les
enfermer, comme serves du fisc, dans les gynécées et les manufactures de l’État,
ou dans les lieux à peine plus corrompus que désigne la sentence prononcée
contre Irène. Celle-ci fut conduite où l’avait ordonné le gouverneur.
Cependant personne n’osa s’approcher d’elle pour la flétrir. Dulcetius se la
fit amener de nouveau : Persistes-tu dans ta
témérité ? — Non pas dans ma témérité,
mais dans le culte de Dieu. — Puisque
par tes premières réponses tu as clairement manifesté d’intention de ne pas
obéir aux Empereurs, et que je te vois persister dans le même orgueil, tu
subiras la peine méritée. Le gouverneur écrivit la sentence : Irène ayant contrevenu à l’ordre impérial, refusé de
sacrifier aux dieux immortels, et persévérant aujourd’hui dans la religion
des chrétiens, j’ordonne qu’elle sera brûlée vive comme ses sœurs[9].
La sainte, conduite au supplice, s’élança sur le bûcher en
chantant des psaumes. Elle mourut le jour des calendes d’avril[10]. L’auteur des
Actes termine ici sa relation, sans nous apprendre ce que devinrent Agathon,
Cassia, Eutychia et Philippe. Peut-être n’avait-il pu se procurer les pièces
de leur procès : son silence au sujet de ces quatre chrétiens serait une
preuve de plus de sa sincérité quand il raconte ce qu’il sait des autres.
Vers le même temps eut lieu le martyre de Montan, prêtre
de Singidunum, en Mésie. Il périt par l’ordre de Probus, gouverneur de la Pannonie Inférieure,
qui venait de recevoir l’édit de persécution[11]. Singidunum
étant située sur la rive mésienne de la Save, il est à supposer que Montan avait
franchi le fleuve et fut arrêté en Pannonie. La plupart des martyrologes
placent, en effet, son supplice à Sirmium, le 28 mars. Maxima, épouse du
prêtre Montan, fut, disent-ils, immolée avec lui : on leur donne même
quarante compagnons de martyre, ce qui convient bien à cette période de la
persécution[12].
Peu après l’exécution de Montan, l’évêque de Sirmium,
Irénée, fut arrêté à son tour. C’était un homme jeune encore, marié, père d’enfants
en bas âge. On le conduisit -au gouverneur. Obéis
aux divins préceptes, et sacrifie aux dieux, lui dit Probus. Quiconque, répondit l’évêque, sacrifie aux dieux, et non à Dieu, sera déraciné.
— Les très cléments princes ont donné le choix de
sacrifier ou de mourir dans les tourments. — Il m’a été commandé d’accepter les tourments plutôt que de
renier Dieu en sacrifiant aux démons. — Sacrifie, ou je te ferai mettre à la torture. — Je me réjouis si tu le fais, car je participerai à la Passion de mon Sauveur.
Pendant que les bourreaux torturaient cruellement le martyr : Que dis-tu, Irénée ? demanda le gouverneur. — En confessant bien ma foi, je sacrifie à mon Dieu, à qui j’ai
toujours sacrifié, répondit l’évêque[13].
Une nouvelle torture, plus délicate et plus pénible que
toutes les autres, l’attendait. Son père et sa mère, sa femme, ses enfants, s’approchèrent
en le voyant souffrir, se jetèrent à ses pieds, les inondèrent de larmes. Des
serviteurs, des amis, des voisins suivaient, pleurant et se lamentant. Aie pitié de ta jeunesse, » criait-on de toutes
parts. Irénée gardait le silence, repassant dans son cœur les promesses et
les menaces divines. Allons, lui dit
Probus, laisse-toi fléchir par tant de larmes,
pense à ta jeunesse, sacrifie. — Je
pense à mon éternité, et je ne sacrifie pas, répondit le martyr.
Probus le fit conduire dans la prison, où chaque jour on tenta sa constance
par de nouveaux tourments[14].
Pendant une nuit, Probus le fit appeler de nouveau : Irénée, sacrifie, afin d’éviter la souffrance.
— Fais ce qui t’est ordonné, mais n’attends pas
de moi cette faiblesse. Le gouverneur commanda de le frapper. J’ai appris à adorer mon Dieu depuis l’enfance,
dit l’évêque, je l’adore, il me soutient dans mes
épreuves, c’est à lui que je sacrifie : je ne puis adorer vos dieux faits de
main d’homme. — Évite la mort, qu’il
te suffise des tourments déjà soufferts. — La mort m’est un gain, puisque par les souffrances que tu
crois m’infliger, et que je ne sens pas, j’obtiens de Dieu la vie éternelle.
— As-tu une épouse ? — Je n’en ai pas. — As-tu
des fils ? — Je n’en ai pas.
— As-tu des parents ? — Je n’en ai pas. — Et
qui sont donc ceux qui pleuraient devant toi à une précédente audience ?
— Mon Seigneur Jésus-Christ a dit : Celui qui aime son père, ou sa mère, ou son épouse, ou ses
fils, ou ses frères, plus que moi, n’est pas digne de moi. — Sacrifie cependant à cause d’eux. — Mes fils ont le même Dieu que moi, il peut les sauver.
Mais toi, fais ce qui t’est commandé. — Réfléchis, jeune homme. Sacrifie, afin que je ne te livre pas aux
supplices. — Fais ce que tu voudras. Tu
vas voir quelle force Notre Seigneur Jésus-Christ me donnera contre tes
embûches. — Je vais prononcer ta
sentence. — Je m’en réjouirai.
Probus rendit le jugement suivant : J’ordonne qu’Irénée,
qui a désobéi aux ordres royaux, soit jeté dans le fleuve. »
Irénée répondit : Je m’attendais qu’après tant de
menaces tu multiplierais sur moi les tourments, afin de me frapper ensuite du
glaive ; mais tu n’en as rien fait. Je te conjure de changer de résolution ;
tu apprendras comment les chrétiens, par la foi qu’ils ont en leur Dieu,
savent affronter la mort[15].
Par cette ardeur à souffrir, l’évêque songeait
probablement moins à provoquer la colère du juge qu’à donner à ses ouailles l’occasion
de contempler un exemple de constance propre à raffermir leur courage, dont
la faiblesse de sa propre famille avait montré la fragilité. Son vœu fut
exaucé : le gouverneur, par une nouvelle sentence, le condamna à être
décapité. L’exécution dut être précédée, selon un usage constant, de la flagellation
ou de la bastonnade ; ainsi s’expliquent les paroles prononcées par le martyr
entendant sa seconde condamnation : Je te
rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, qui parmi des peines et des tourments
divers me donnes la force de les supporter, et daignes me rendre participant
de la gloire éternelle.
On conduisit Irénée sur un pont dominant la Save. Il se dépouilla
lui-même de ses vêtements, et, les mains étendues vers le ciel, fit cette
prière : Seigneur Jésus-Christ, qui as daigné
souffrir pour le salut du monde, puissent les cieux s’ouvrir, et tes anges
recevoir l’âme de ton serviteur Irénée[16], qui souffre aujourd’hui pour ton nom et pour le peuple
de ton Église catholique de Sirmium. J’implore ta miséricorde, afin que tu
daignes m’accueillir, et confirmer ceux-ci dans ta foi. Le
bourreau lui trancha la tête, et jeta son corps dans le fleuve. C’était le 6
avril[17].
Le gouverneur faisant, quelques jours plus tard, une
tournée administrative, arriva dans la ville de Cibalis, dont l’évêque,
Eusèbe, avait été mis à mort dans une des persécutions précédentes[18] : là,
précisément au jour anniversaire du martyre d’Eusèbe, un clerc connu par son
zèle évangélique lui fut dénoncé comme coupable de blasphémer les dieux et
les empereurs. Probus le fit comparaître : Comment
te nommes-tu ? — Pollion. —
Es-tu chrétien ? — Je suis chrétien. — Quelle
est ta charge ? — Premier des lecteurs.
— De quels lecteurs ? — De ceux qui ont coutume de lire au peuple la parole divine.
— Ceux qui, dit-on, inspirent à l’esprit léger
des femmes l’horreur du mariage et l’amour d’une vaine chasteté ?
— Tu pourras connaître aujourd’hui si nous sommes
légers et vains. — Comment ?
— Ils sont légers et vains, ceux qui abandonnent
leur Créateur pour acquiescer à vos superstitions. Mais ceux qui s’efforcent
d’accomplir, malgré les tourments, les commandements du Roi éternel montrent
leur foi et leur constance. — Quels
commandements ? et de quel roi ? — Les
pieux et saints commandements du Christ Roi. — Quels sont-ils ? — Qu’il
y a un seul Dieu dans le ciel ; que ni le bois ni la pierre ne peuvent être
appelés dieux ; qu’il faut apaiser les querelles ; que les vierges doivent
garder la pureté de leur état, les époux la chasteté conjugale ; que les maîtres
doivent gouverner leurs esclaves par l’amour plus que par la crainte, en
considérant que la condition humaine est la même pour tous ; qu’il faut obéir
aux justes volontés des rois, se soumettre aux puissances quand elles
commandent le bien ; qu’on doit aux parents le respect, aux amis l’affection,
aux ennemis le pardon, le dévouement aux citoyens, l’humanité aux hôtes, la
miséricorde aux pauvres, la charité à tous, et le mal à personne ; qu’il faut
supporter patiemment l’injure, et ne la faire jamais ; plutôt céder ses biens
que de convoiter ceux d’autrui ; et enfin, que celui-là vivra éternellement,
qui pour sa foi aura méprisé la courte mort due vous pouvez infliger. Si ces
maximes te déplaisent, tu ne peux t’en prendre qu’à ton propre jugement[19]. — Et quel avantage aura celui qui, par sa mort, est privé de
la lumière et de toutes les Jouissances corporelles ? — La lumière éternelle est meilleure que des clartés
passagères, et les biens permanents plus doux que des biens périssables : il
n’est point sage de préférer le caduc à l’éternel. — Que veut dire tout ceci ? Fais ce qu’ont ordonné les
Empereurs. — Qu’ont-ils ordonné ?
— Que tu sacrifies. — Fais, toi aussi, ce qui t’est commandé ; pour moi, je n’obéirai
pas, car il est écrit : Celui qui
sacrifie aux démons, et non à Dieu, sera déraciné. — Tu périras par le glaive, si tu ne sacrifies pas.
— Fais ce qui t’est commandé. Je dois suivre les
pas des évêques, des prêtres, de tous les pères dont j’ai reçu les doctrines,
et j’accepte avec plaisir les châtiments que tu voudras m’infliger.
Probus le condamna au bûcher. Pollion fut brûlé à un mille de la cité, le 27
avril[20]. Quelques jours
plus tard, la Basse Norique[21] fut témoin d’un
autre martyre, qui rappelle, par le procédé sommaire d’exécution, celui de
saint Irénée.
Le gouverneur Aquilinus recherchait âprement les
chrétiens. Ceux-ci se réfugiaient dans les montagnes, se cachaient parmi les
rochers et les cavernes. A Lauriacum, une perquisition fit tomber dans ses
mains quarante fidèles. Il les mit en prison, après leur avoir fait subir la
torture[22].
Un ancien chef de bureau (Princeps officii),
Florianus, converti au christianisme, et retiré dans la ville de Cetium,
apprit leur arrestation. Il se rendit à Lauriacum pour y confesser sa foi.
Des soldats l’arrêtèrent en route. Aquilinus le fit fouetter et torturer,
puis le condamna à être précipité dans la rivière d’Ens[23].
Un autre épisode eut l’ancienne Mésie pour théâtre[24].
Des soldats en garnison dans une des villes — soit
Dorostore en Mésie inférieure, soit Axiopolis en Scythie[25] — avaient
coutume chaque année, au moment des Saturnales, de tirer au sort un roi de la
fête[26]. Les Saturnales
ont été de tout temps un jour de repos et de réjouissances pour les troupes[27]. Sur les bords du Danube, peuplés en partie de colons
italiens, les réjouissances qui, dans la patrie de ceux-ci, marquaient la fin
de l’année devaient être particulièrement populaires[28]. Revêtu des
insignes de sa dignité, le monarque d’un jour sortait de la ville avec un
nombreux cortège, et se livrait à toute sorte d’excès[29]. La fête se
terminait par un sacrifice, offert au nom de tous sur l’autel de Saturne[30]. En 303, le sort
tomba sur le soldat Dasius. Il était chrétien. Il refusa dé jouer le rôle
sacrilège qui lui était assigné, et proclama sa religion. Il fut aussitôt
arrêté : le lendemain, on l’amena, au tribunal du légat Bassus[31].
Celui-ci lui adressa les questions d’usage, lui demandant
sa condition, son nom. Par ma condition, je suis
soldat, répondit-il. Mon nom principal
est chrétien. De mes parents j’ai reçu celui de Dasius. Le légat l’invita
à sacrifier aux saintes images des empereurs, que
les Barbares eux-mêmes adorent[32]. On remarquera
qu’il n’est plus question ici de Saturnales : le juge s’inquiète peu de
savoir si Dasius y fera ou non le roi de carnaval : mais il lui impose tout
de suite l’épreuve réservée aux chrétiens, en l’invitant à apostasier par un
sacrifice. Sur le refus du soldat[33], Bassus lui offrit
un délai pour réfléchir[34] : et comme il ne
voulait pas en profiter, se proclamant toujours chrétien, le juge, après l’avoir
fait torturer, le condamna à la décapitation. Le bourreau lui trancha la
tête, le 20 novembre, un samedi, à la quatrième
heure, le vingt-quatrième jour de la lune[35].
Tels sont les seuls documents que nous possédions sur l’exécution
de l’édit de 304 dans les États de Galère (si encore les Actes de Dasius n’ont pas trait à
des faits de l’année précédente). Bien que ces récits permettent de
juger de la passion qu’apportèrent les magistrats dans la poursuite des
fidèles, la pénurie des sources est ici profondément regrettable : on ne
pourrait dire le nombre des héros chrétiens dont le souvenir se dérobe à
notre pieuse curiosité. Celle-ci va avoir moins à souffrir, en passant des
provinces du César Galère aux contrées gouvernées par l’Auguste Dioclétien.
II. — Les Martyrs de la
Cilicie et de la
Thrace.
Les Actes qui font connaître, pour une durée plus longue
et avec une plus grande abondance de détails, l’application du quatrième édit
dans les États de Dioclétien, nous transportent successivement aux divers
points du vaste territoire encore soumis à l’autorité nominale. du vieil
empereur : dans ses provinces européennes, comme la Thrace, dans ses
provinces asiatiques, comme la
Cilicie, la
Galatie, le Pont, la Palestine, dans ses provinces africaines, comme
l’Égypte et la
Thébaïde. Ces pays si différents de sites, de mœurs, de
langage, d’idées, virent couler à la même heure le sang des chrétiens :
villes populeuses, plages commerçantes, forêts épaisses, montagnes escarpées,
déserts de sable, il n’est pour ainsi dire aucun lieu, dans l’immense empiré
d’Orient, qui, sauvage ou civilisé, n’ait eu ses exilés et ses martyrs.
L’étendue et la diversité de ce théâtre de la persécution
font comprendre le contraste de certains récits hagiographiques, tels, par
exemple, que les relations de procès jugés presque simultanément dans la
montagneuse Cilicie ou dans la
Thrace hellénisée.
L’édit avait été promulgué en Pamphylie dès les premiers
mois de 304. De Perge, métropole de cette province, saint Calliope s’enfuit à
Pompeiopolis, ville de Cilicie, où il fut arrêté. Le gouverneur Maxime l’interrogea
et le mit à la torture[36]. On raconte que
la mère du martyr, apprenant l’arrestation de son fils, courut le retrouver,
après avoir affranchi deux cent cinquante esclaves et distribué ses biens à l’Église
et aux pauvres[37].
Calliope, condamné au supplice de la croix, mourut le vendredi saint, 7 avril
: la mère expira en recevant dans ses bras le corps de son enfant détaché du
gibet[38].
C’est peut-être pendant ce séjour à Pompeiopolis que furent
présentés une première fois à Maxime trois autres chrétiens, Tarachus, Probus
et Andronicus[39],
dont les interrogatoires multiples, la translation en diverses villes à la
suite du gouverneur, la longue captivité, sont caractéristiques d’une
persécution où, selon le mot de Lactance, les magistrats poursuivaient l’apostasie
d’un chrétien avec autant d’ardeur et de ténacité que s’il se fût agi de
dompter une nation barbare[40]. Leurs Actes,
que les fidèles, nous dit-on, obtinrent à pris d’or la permission de copier
sur les registres du greffe[41], méritent d’être
étudiés non seulement à cause des caractères d’authenticité qu’ils
présentent, mais encore en raison des changements dans l’attitude des accusés
et des juges, déjà sensibles depuis quelque temps, mais nulle part mieux
marqués. L’heure n’est plus de ces brefs interrogatoires, où la constatation
de la qualité du chrétien et de son refus d’apostasier était immédiatement
suivie de la sentence. Le magistrat et le martyr essaient maintenant de se
convaincre. Au lieu d’un jugement dédaigneusement rendu, humblement ou
joyeusement accepté, c’est un duel, à la fin duquel il y aura un vainqueur et
un vaincu. Aussi le ton des accusés s’élève-t-il. On entend plus souvent qu’autrefois
sortir de leur bouche des paroles hardies, piquantes, indignées : on voit
voler, en quelque sorte, ces traits de Dieu, qui
allumaient la colère des juges, mais parfois leur faisaient des blessures
salutaires[42]. Aux prises avec
Tarachus, Probus et Andronicus, le gouverneur de Cilicie va recevoir quelques-uns
de ces traits, et y répondre par la main du bourreau.
Après une première comparution à Pompeiopolis, dont ni la
date ni le procès-verbal n’ont été conservés, les trois accusés furent
présentés à Tarse devant le tribunal de Maxime, le 25 mars selon certains
manuscrits, mais plutôt le 21 mai on le 20 juin, selon d’autres[43]. Le gouverneur s’adressa
d’abord à Tarachus : Comment t’appelles-tu ? car,
étant le plus âgé, tu dois être interrogé le premier. Réponds. — Je suis chrétien. — Cesse
de prononcer ce nom impie. Dis-moi comment tu t’appelles. — Je suis chrétien. Maxime commanda aux bourreaux
de lui frapper la bouche en répétant : Ne réponds
pas une chose pour une autre[44]. Tarachus
reprit : Mon vrai nom, je le dis. Mais si tu
veux savoir comment on m’appelle parmi les hommes, mes parents me nomment
Tarachus ; et, quand j’étais soldat, on m’a donné le nom de Victor.
— De quelle condition es-tu ? — Romain et soldat, né à Claudiopolis en Isaurie. Mais,
étant chrétien, j’ai renoncé à l’armée. — Tu n’étais pas digne d’y servir, malheureux. Mais comment
t’en es-tu retiré ? — J’ai demandé mon
congé à mon chef Publius, il m’a renvoyé. — Considère ta vieillesse : je veut que tu sois de ceux qui
obéissent aux ordres des princes : tu recevras de moi, en récompense, de
grands honneurs. Approche donc, et sacrifie à nos dieux ; car les empereurs
eux-mêmes, qui gouvernent le monde entier, leur rendent un culte.
— Ils se trompent, égarés par les ruses de Satan.
— Frappez-le encore à la bouche,
ordonna Maxime, pour avoir dit que les empereurs
se trompent. — Je le dis et je le
répète, ils se trompent, car ils sont hommes. — Sacrifie à nos dieux, et abandonne toute cette malice.
— Je ne violerai pas la loi de mes pères.
— Il y a une autre loi que celle-là, ô mauvaise tête
! dit le gouverneur, qui fit flageller Tarachus. Mais, loin d’être
ébranlé, le martyr confessa plus courageusement encore la divinité du Christ.
Laisse ce bavardage, dit Maxime, approche, et sacrifie. — Je ne bavarde pas, mais je dis la vérité. J’ai soixante-cinq
ans, et j’ai vieilli sans l’abandonner. Un centurion intervint : Aie pitié de toi-même, et sacrifie. — Retire-toi de moi, ministre de Satan, répondit
le martyr. Maxime le fit conduire en prison, chargé de chaînes[45].
Le second accusé fut introduit : Quel est ton nom ? — Mon premier et plus noble nom, chrétien ; mon second, qui m’est donné
parmi les hommes, Probus. — De quelle
condition es-tu ? — Mon père était de
Thrace, mais je suis né à Sicle, en Pamphylie. Je suis homme du peuple, et
chrétien[46]. — Tu ne tireras nul profit de ce nom. Sacrifie aux dieux,
afin d’être honoré des princes et notre ami. — Je ne veux aucun honneur des princes, et ne convoite pas
ton amitié. Car mes richesses n’étaient pas médiocres, et cependant je les ai
abandonnées pour servir le Dieu vivant. Maxime le fit dépouiller,
et frapper à coups de nerf de bœuf. Puis, le martyr continuant à confesser sa
foi, il commanda de le frapper sur le ventre. Le sang coulait à flots et
rougissait le sol. Enfin, ne pouvant vaincre le courage de Probus, le
gouverneur ordonna de le charger de chaînes, et de le mettre en prison, les
pieds écartés jusqu’au quatrième trou : défense fut faite de panser ses
plaies[47].
On amena le troisième, accusé, qui, après s’être déclaré
chrétien, donna son nom, Andronicus. De quelle
condition es-tu ? — De noble race ;
mes parents sont parmi les premiers d’Éphèse. — Abandonne toute folle jactance, écoute-moi de bon gré,
comme tu écouterais ton père. Ceux qui avant toi ont voulu faire les fous n’y
ont rien gagné. Toi, honore nos princes et nos pères, en te soumettant aux
dieux. — Vous les appelez bien vos
pères, car vous êtes les fils de Satan, les fils du diable, dont vous faites
les œuvres. — Ta jeunesse croit
pouvoir me braver. Mais apprends que de grands tourments te sont préparés.
— Je te parais jeune d’années, mais sache que mon
âme est mûre, et prête à tout. — Cesse
ces vaines paroles, sacrifie, afin d’éviter la souffrance. — Me crois-tu assez fou pour vouloir paraître inférieur à
ceux qui m’ont précédé ? Je suis préparé à tout souffrir. On le
dépouilla, et on le suspendit au chevalet. En vain le centurion, le greffier,
le gouverneur lui-même le suppliaient : Andronicus restait inébranlable. La
torture commença par une violente torsion des jambes ; ensuite on lui écorcha
les flancs, d’abord avec le fer, puis avec des poteries brisées. Je te ferai périr en détail, disait le
gouverneur furieux. Je méprise tes menaces et tes
tourments, répondait Andronicus. Les pieds liés, un carcan de fer
au cou, il fut porté dans la prison[48].
Dans ses tournées à travers la province, Maxime se fit
suivre des trois prisonniers, dont il espérait triompher par la torture. A
Mopsueste[49]
il les soumit à une nouvelle épreuve. La
vieillesse, dit-il à Tarachus, est
honorée en beaucoup d’hommes, parce qu’en eux sont l’expérience et le bon
sens : si tu as réfléchi, tu ne persisteras pas dans tes premières dispositions.
Approche donc, et sacrifie en l’honneur des princes, de qui, à ton tour, tu
obtiendras des honneurs. — Si les
princes et ceux qui partagent leurs sentiments connaissaient le véritable
honneur, ils abandonneraient de vaines et aveugles pensées, et se
laisseraient vivifier par la foi au Dieu vivant. Toutes les
tortures furent essayées sur l’intrépide vieillard : sa bouche fut de nouveau
frappée, au point de lui briser les mâchoires, on lui posa sur la main des
charbons ardents, on le suspendit au-dessus d’une âcre fumée, on lui mit dans
les narines du sel, du vinaigre, de la moutarde ; enfin, lassé, Maxime dit : Je te réserve pour une prochaine audience de nouveaux
tourments, car je veux dissiper ta folie. — Tu me trouveras prêt à tout ce que tu auras imaginé,
répondit Tarachus. La nouvelle comparution de Probus ne fut pas moins
émouvante. Dans les paroles que lui adressa le juge, un mot est
caractéristique des idées de ce temps ; après l’avoir invité à sacrifier aux
dieux et avoir entendu cette réponse du martyr : Je
ne sacrifie pas à plusieurs dieux, mais j’en adore un seul, Maxime
lui dit : Approche donc, et sacrifie, non à
plusieurs, mais à Jupiter, le dieu grand. C’est toujours le même
effort pour concilier l’idolâtrie avec l’idée monothéiste. Probus ne comprit
pas, ou feignit de ne pas comprendre ; il répondit : J’ai mon Dieu dans le ciel, et je crains lui seul ; quant
à ceux que tu appelles dieux, je ne me soumets à eux ni ne les adore.
— Je te répète, reprit Maxime, sacrifie à
Jupiter, le dieu invaincu[50]. Cette
qualification est aussi celle de Mithra : on a vu plus haut comment, à cette
époque de syncrétisme, les cultes de Jupiter et de Mithra arrivaient parfois
à se confondre. Probus répondit en se moquant de Jupiter. Furieux, le
gouverneur commanda de lui appliquer un fer rouge, de le frapper sur le dos
avec un nerf de bœuf, et enfin de poser des charbons ardents sur sa tête
rasée[51] ; puis, lui
montrant une foule d’apostats qui se pressaient au pied du tribunal : Ne vois-tu pas ceux-ci, lui dit-il, honorés des dieux et des princes, candis que toi, tout le
monde te regarde avec mépris, comme un impie destiné au supplice ?
— Crois-moi, répondit Probus, tous ces malheureux sont morts, s’ils ne font point
pénitence de leur péché, car c’est sciemment qu’ils ont servi les idoles et
abandonné le Dieu vivant. Le troisième accusé, Andronicus, fut
amené à son tour et cruellement battu, mais, à la grande surprise du
gouverneur et des assistants, les cicatrices des tortures qu’il avait
souffertes une première fois étaient déjà guéries. J’ai au ciel, dit Andronicus, un
médecin qui m’a guéri non par des remèdes, mais par sa divine parole.
Lui aussi répondit avec une fermeté dédaigneuse aux exhortations de Maxime,
qui le renvoya en prison avec les deux autres chrétiens[52].
Maxime ne les revit qu’en octobre, à Anazarbe, où il était
arrivé après avoir condamné, le 15 juin, saint Tatien Dulas à Prétoridae[53], et, le 7
septembre, saint Sozon à Pompeiopolis[54]. La nouvelle
audience montre si bien l’ardeur déployée de part et d’autre dans cette phase
suprême de la persécution, le ton auquel sont montés désormais les accusés et
les juges, que je crois devoir traduire intégralement, malgré sa longueur, au
moins l’un des procès-verbaux qui la résument.
Maxime dit : Appelez les
impies chrétiens. Le centurion Demetrius répondit : Ils sont présents, seigneur. Maxime interpella
Tarachus en ces termes : Profite de ce que les
tortures sont interrompues, pour renoncer à ton opiniâtreté et sacrifier aux
dieux qui gouvernent tout. — Il n’est
bon ni pour nous, répondit Tarachus, ni pour eux, ni pour ceux qui leur
obéissent, que le inonde soit gouverné par des êtres qu’attend le feu éternel.
— Ne cesseras-tu jamais de blasphémer, scélérat ?
Ou penses-tu obtenir par ton impudence que je te fasse décapiter tout de suite
? — Si je devais mourir si vite, l’épreuve
ne serait pas grande. Mais fais ce que tu voudras, afin que s’augmente devant
Dieu le mérite de mon combat. — Tu n’as
pas souffert plus que tant d’autres captifs, qui subissent la rigueur des
lois. — Ce que tu dis est une nouvelle
preuve de ton fol aveuglement ; car les malfaiteurs sont justement punis,
tandis que ceux qui souffrent pour le Christ recevront de lui la récompense.
— Maudit scélérat, quelle récompense espérez-vous
de votre mauvaise vie ? — Il ne t’appartient
pas de m’interroger là-dessus, ni de connaître la récompense qui nous attend,
et pour laquelle nous supportons tes vaines menaces. — Misérable, tu me parles comme si tu étais mon égal !
— Je ne suis pas ton égal, et je souhaite ne
jamais l’être. Mais j’ai la liberté de parler, et nul ne peut me l’enlever,
grâce à Dieu qui me fortifie par son Christ. — Je t’enlèverai cette liberté, scélérat. — Personne ne me l’enlèvera jamais, ni toi, ni tes
empereurs, ni votre père Satan, ni les démons que vous adorez dans votre
erreur. — Ma condescendance à te
parler te fait perdre le sens, impie. — Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même : car le Dieu que je sers sait
que je hais ta vue, et que je n’ai jamais désiré m’entretenir avec toi.
— Enfin, pour éviter de nouvelles tortures,
sacrifie. — Dans ma première
confession à Tarse, comme dans mon second interrogatoire à Mopsueste, j’ai
déclaré que j’étais chrétien, et je le suis toujours. Crois-moi, c’est la
vérité. — Malheureux, il sera trop
tard pour te repentir, quand je t’aurai fait mourir clans les supplices.
— Si j’avais dû me repentir, je l’aurais fait
quand une première fois, puis une seconde, tu m’as torturé ; mais maintenant
je suis fixé, et ne te crains pas, grâce à Dieu. Fais ce que tu voudras,
impudent. — J’ai laissé grandir ton
impudence en ne te punissant pas. — Je
te l’ai dit, je te le répète, tu as puissance sur mon corps, fais ce que tu
voudras. — Liez-le et suspendez-le,
pour faire cesser sa folie. — Si j’étais
fou, je serais devenu impie comme toi. — Maintenant que tu es suspendu, obéis, afin d’éviter les
peines que tu mérites. — Bien qu’il ne
te soit pas permis de torturer à ta fantaisie un soldat[55], cependant je ne te demande point d’abandonner ta folie :
fais ce que tu voudras. — Le soldat
qui honore les dieux et les empereurs reçoit des largesses et des honneurs ;
mais toi, tu es impie, et tu es honteusement sorti de l’armée[56]. J’ordonne donc que tu sois plus cruellement torturé.
— Fais ce que tu voudras. Je te l’ai tant de fois
demandé ! Pourquoi tardes-tu ? — Ne
crois pas, comme je te l’ai déjà dit, que je t’aime assez pour t’enlever la
vie d’un seul coup[57]. Je te ferai périr par morceaux et j’abandonnerai le
reste aux bêtes. — Ce que tu dois
faire, fais-le vite ; ne te borne pas à l’annoncer. — Tu t’imagines sans doute, misérable, qu’après ta mort
quelques femmelettes viendront honorer ton corps et l’embaumer dans les
parfums ; mais je prendrai soin d’anéantir tes restes. — Je te permets de me torturer avant que je meure, et après
ma mort de faire de moi ce que tu voudras. — Viens sacrifier aux dieux. — Je t’ai dit une fois pour toutes, insensé, que je ne
sacrifie pas à tes dieux et ne rends point de culte à tes abominations.
— Tenez ses joues, et brisez-lui les lèvres.
— Tu as flétri et défiguré ma face, mais mon âme
n’en a que plus de vie. — Tu m’exaspères,
misérable, je vais me montrer autrement à toi. — Ne pense pas m’effrayer par des paroles je suis prêt à
tout, car je porte les armes de Dieu. — Quelles armes portes-tu, maudit ? te voilà nu et couvert de blessures.
— Ignorant et aveugle, tu ne peux voir mon armure.
— Je supporte tes folies : tes réponses ne m’irriteront
pas assez pour que je te donne une mort rapide. — Quel mal ai-je fait en disant que tu ne peux voir ce que
je porte, parce que tu n’as pas le cœur pur et que tu fais une guerre impie
aux serviteurs de Dieu ? — Je
comprends que tu as mené une mauvaise vie, ou que tu es un magicien, comme
quelques-uns le disent. — Je ne l’ai
pas été et ne le serai jamais, car je ne sers pas comme vous les démons, mais
un seul Dieu, qui me donne la patience, et m’inspirera mes réponses.
— Ces réponses-là ne t’aideront pas. Sacrifie,
afin d’échapper aux tourments. — Me
juges-tu assez insensé pour ne pas croire en Dieu, ne pas vouloir la vie
éternelle, mais croire en toi, obtenir un moment de répit, et perdre mon âme
pour toujours ? — Chauffez des pointes
de fer et appliquez-les sur sa poitrine. — Quand même tu ferais pis que cela, tu n’obligeras pas un
serviteur de Dieu à rendre un culte aux images de tes démons. — Apportez un rasoir et coupez ses oreilles : rasez sa tête
et posez sur elle des charbons ardents. — Mes oreilles ne sont plus, mais celles de mon cœur
garderont leur force[58]. — Enlevez avec le rasoir la peau de sa tête maudite, et
mettez-y les charbons ardents. — Quand
même tu ferais écorcher mon corps entier, je n’abandonnerais pas mon Dieu,
qui me donne la force de supporter tes armes scélérates. — Placez le fer rouge sous ses aisselles. — Que Dieu te regarde et te juge aujourd’hui ! — Maudit, quel Dieu invoques-tu ? réponds. — Un Dieu qui est près de toi, que tu ne connais pas et qui
rendra à chacun selon ses œuvres. — Je
ne te tuerai pas tout d’un coup, je te l’ai dit, afin qu’on enveloppe tes
restes dans un linceul, qu’on les parfume et qu’on les adore : mais je t’infligerai
une horrible mort, et je ferai brûler ton corps, dont on dispersera les
cendres. — Comme je te l’ai dit, moi
aussi, fais ce que tu voudras : tu as reçu puissance en ce monde.
— Qu’on le reconduise en prison, et qu’on le
garde jusqu’au combat de bêtes de demain[59].
L’interrogatoire de Probus ressemble, sauf les détails, à
celui de son compagnon. C’est le même emportement chez le juge, la même
hauteur et la même vivacité chez le martyr. Maxime s’avisa, cependant, d’une
invention nouvelle : Faites-lui boire, de force,
du vin des libations, introduisez dans sa bouche de la viande prise sur l’autel,
commanda-t-il aux bourreaux. Seigneur Jésus, Fils
du Dieu vivant, s’écria Probus, vois
du haut du ciel la violence qui m’est faite, et juge ma cause ! — Tu as beaucoup souffert, malheureux ! et cependant tu as
goûté du sacrifice : que peux-tu faire maintenant ? — Tu n’as pas gagné beaucoup en me faisant prendre par force
les restes impies de tes sacrifices, car Dieu connaît ma volonté.
— Fou que tu es, tu en as cependant bu et mangé !
Promets de le faire de bon gré, et tu seras délivré de tes chaînes.
— Cela ne te servira guère, violateur de la loi,
pour vaincre ma résolution. Quand tu me ferais absorber toutes vos
nourritures sacrilèges, je n’en éprouverais aucun mal, car Dieu voit la
violence que je souffre. Furieux de sentir sa ruse déjouée par le
bon sens du chrétien, Maxime eut recours aux tortures les plus raffinées. Les
jambes sillonnées par le fer rouge, les mains percées de clous, Probus lui
reprocha vaillamment sa cécité spirituelle. Pour se venger de ce mot, le juge
fit crever les yeux du martyr, mais sans pouvoir lui imposer silence : Tant qu’il me restera un souffle de vie, disait
Probus, je ne me tairai pas, car Dieu m’a rendu
fort par son Christ. Maxime donna l’ordre de le garder en prison,
et de ne laisser aucun chrétien l’y visiter. Puis il commanda d’introduire
Andronicus[60].
On ne s’étonnera pas que ce troisième accusé, entrant dans
le prétoire rempli de flaques de sang, de débris humains, de l’odeur des
chairs brûlées, ait senti le dégoût et l’indignation emplir son âme : son
langage sera plus dur encore que celui de Tarachus et de Probus : pour la
première fois la conscience chrétienne maudira publiquement la cruauté des
empereurs armés contre elle, et appellera le bras de Dieu sur les
persécuteurs. Maxime avait pris cependant le ton doux et insinuant : il pria
d’abord le jeune chrétien de penser à son âge, aux honneurs qui l’attendaient,
et le pressa de sacrifier. Traité de tyran par Andronicus, le gouverneur ne
se découragea pas tout de suite : il essaya de lui faire croire que ses devanciers
avaient apostasié : Ils ont parlé avec cette
liberté jusqu’à la torture, mais, après avoir senti les tourments, ils ont
adoré les dieux, se sont soumis aux empereurs, ont offert des libations, et
ont été renvoyés libres. Andronicus lui répondit qu’il mentait, et
le cita au jugement de Dieu. La torture commença ; des papyrus enflammés
furent posés sur le ventre du martyr, des fers rouges mis entre ses doigts. Insensé, ennemi de Dieu, disciple de Satan, j’ai le corps
tout brûlé, criait Andronicus : crois-tu cependant que je te craigne ? Dieu
est en moi par Jésus-Christ, et je te méprise. — Ignorant, répondit Maxime, ne sais-tu pas que l’homme que tu invoques était un
malfaiteur vulgaire, qui par l’ordre d’un président nommé Pilate fut attaché
au gibet ? Les Actes de sa condamnation subsistent encore. Maxime
fait probablement allusion à de faux Actes de Pilate, qui commençaient à se
répandre bien que plusieurs années dussent s’écouler avant que le
gouvernement impérial, se faisant complice de la fraude, songeât à leur
donner une publicité officielle[61]. Mais Andronicus
connaissait mieux que son juge la divine histoire : Tais-toi, s’écria-t-il, on te défend de dire ces choses : tu n’es pas digne de
parler de Lui, scélérat. Si tu en étais digne, tu ne tourmenterais pas les
serviteurs de Dieu. Maxime n’avait pas encore perdu tout espoir de
triompher du chrétien ; il lui fit, comme à Probus, mettre de force dans la
bouche le pain et la viande du sacrifice : Eh
bien ! dit-il, tu en as goûté !
— Puissiez-vous être punis, répondit
Andronicus, toi, tyran sanguinaire, et ceux qui t’ont
donné le pouvoir de me souiller par vos impies sacrifices : tu connaîtras un
jour ce que tu as fait aux serviteurs de Dieu. — Tête scélérate, oses-tu maudire les empereurs qui ont
donné au monde une si longue et une si profonde paix ? Parler de
paix, quand le sang chrétien coulait dans toutes les provinces, parut au
martyr une dérision. Je les ai maudits et les
maudirai, répondit-il, ces fléaux
publics, ces buveurs de sang, qui ont bouleversé le monde. Puisse la main
immortelle de Dieu, cessant de les tolérer, châtier leurs amusements cruels,
afin qu’ils apprennent à connaître le mal qu’ils ont fait à ses serviteurs !
C’était plus qu’un juge païen ne pouvait entendre ; Maxime, hors de lui, fit
briser les dents et couper la langue de l’accusé, qu’on ramena ensuite dans
la prison jusqu’au supplice du lendemain[62].
La suite de la relation ne me paraît pas offrir toutes les
garanties d’authenticité qui se rencontrent dans les procès-verbaux des interrogatoires
: je me contenterai de la résumer. Le 11 octobre, les jeux donnés par le
cilicarque Terentianus[63] eurent lieu dans
l’amphithéâtre d’Anazarbe, à un mille de la cité. Le peuple garnissait les
gradins. Déjà la moitié du jour était passée, et sur l’arène gisaient de
nombreux cadavres de gladiateurs et de bestiaires, quand les trois chrétiens,
qui ne pouvaient marcher à cause de leurs blessures, y furent déposés par des
soldats. A la vue de ces hommes mutilés, la foule eut un mouvement de pitié,
qui n’est plus rare à cette époque : on murmura contre la cruauté du
gouverneur. Les bêtes elles-mêmes passèrent près des condamnés sans les toucher[64] : un ours
renommé par sa férocité, et qui le même jour, dit-on, avait tué trois hommes,
se contenta de lécher le sang qui coulait des plaies d’Andronicus ; une
lionne, envoyée au cilicarque par le grand prêtre de Syrie[65], se coucha aux
pieds de Tarachus, et, quand les bestiaires eurent reçu l’ordre de l’exciter,
se jeta avec tant de force contre les barrières, que le peuple épouvanté cria
: Qu’on lui rouvre sa cage ! Maxime
dut faire venir des gladiateurs, qui égorgèrent les martyrs. Mais, fidèle à
ses menaces, il résolut d’empêcher de recueillir leurs corps : par ses
ordres, on les mêla aux cadavres de tous ceux qui avaient péri dans la
journée, et des soldats furent placés dans l’amphithéâtre pour en écarter les
chrétiens. Cependant, une tempête ayant obligé les gardes à se mettre à l’abri,
les chrétiens purent s’approcher : guidés par une lumière miraculeuse, ils
reconnurent les reliques de leurs frères, et les emportèrent jusqu’à la
montagne voisine, où une caverne leur servit de tombeau[66].
Pendant que ces sanglantes scènes se passaient en Cilicie,
à l’autre extrémité des États de Dioclétien s’achevait un procès dont nous
avons raconté la première partie. Le gouverneur favorable aux chrétiens,
Bassus, avait quitté la
Thrace, laissant l’évêque Philippe et le diacre Hermès dans
la prison d’Héraclée, où, l’on s’en souvient, une secrète liberté leur avait
été accordée par des geôliers bienveillants. Ils étaient détenus en vertu de
l’édit relatif aux ecclésiastiques ; mais le nouveau gouverneur, Justin,
païen zélé, arrivait aussitôt après la promulgation de l’ordonnance sur la
persécution générale, et son premier soin fut de l’appliquer aux deux
captifs.
Le premier magistrat d’Héraclée présenta lui-même Philippe
au tribunal. Tu es l’évêque des chrétiens ?
demanda le gouverneur. Je le suis, et ne puis le
nier, répondit Philippe. Nos seigneurs,
reprit Justin, ont daigné ordonner que tous les
chrétiens soient obligés de sacrifier, de gré ou de force, et punis en cas de
refus. Aie donc pitié de ton âge, évite des souffrances que même des jeunes
gens ne pourraient supporter. — Par
crainte d’une souffrance passagère, vous observez les lois d’hommes
semblables à vous ; combien plus devons-nous garder celles de Dieu, qui punit
les coupables d’un supplice éternel ! — Il faut, cependant, obéir aux empereurs. — Je suis chrétien. C’est pourquoi je ne puis faire ce que
tu dis. Tu as ordre de me punir, non de me contraindre. — Tu ignores les tourments qui t’attendent. — Tu peux me torturer, mais non me vaincre. Jamais on ne me
persuadera de sacrifier. — Tu vas être
traîné par les pieds à travers la ville, et, si tu survis, on te remettra en
prison pour de nouveaux supplices. — Puisses-tu
accomplir tes menaces, et satisfaire à tes désirs impies ! Le
gouverneur tint parole : Philippe, les pieds liés, fut traîné sur les pavés
de la ville : quand on le releva tout sanglant, des chrétiens le reportèrent
dans leurs bras jusqu’à la prison[67].
Le prêtre Sévère, qui avait pu jusque-là se tenir caché,
était depuis quelque temps recherché par la police : soudain il se présenta
lui-même devant le tribunal. Ne te laisse pas
séduire par les folies qui ont porté malheur à ton maître Philippe,
lui dit Justin ; obéis plutôt à l’ordre des
empereurs, aie pitié de ton corps, aime la vie, attache-toi joyeusement aux
biens de ce monde. — Il me faut,
répondit Sévère, garder les enseignements que j’ai
reçus et rester fidèle à ma foi. — Réfléchis
encore, reprit le gouverneur, et à la
peine qui t’attend, et au moyen de l’éviter : tu verras que le sacrifice est
pour toi le meilleur parti. Mais le prêtre, à ce mot de sacrifice,
se récria vivement. Le juge le fit alors mener en prison. Hermès fut appelé à
son tour. Tu verras tout à l’heure,
lui dit Justin, la peine réservée à ceux qui ont
méprisé les ordres impériaux. Ne partage pas leur supplice, songe à ton
salut, souviens-toi de tes fils, échappe au péril en sacrifiant. Et
comme Hermès protestait contre ces paroles le gouverneur ajouta : Ton assurance vient de ce que tu ignores le mal qui t’attend.
Mais quand, tu l’auras éprouvé, ton repentir arrivera trop tard. —
Quelles que soient les douleurs que tu m’infliges,
répondit Hermès, le Christ pour qui nous souffrons les adoucira par ses anges.
On le ramena en prison[68].
L’évêque, le prêtre et le diacre s’y trouvaient maintenant
réunis. Le gouverneur, cependant, voulut essayer encore d’un traitement plus
doux, et leur permit de sortir pour demeurer dans la demi captivité d’une
maison hospitalière. Puis, reconnaissant que l’indulgence n’avait point d’effet
sur la ferme résolution des martyrs, il les fit après deux jours réintégrer
dans la prison. Ils y restèrent pendant sept mois. En octobre seulement l’ordre
fut donné de les conduire à Andrinople, où devait se rendre le gouverneur[69]. En l’attendant
les captifs furent gardés dans la maison de campagne d’un nommé Semporius,
aux environs de la ville. Dès son arrivée, Justin se les fit amener aux
thermes : ces immenses et somptueux établissements jouaient un tel rôle dans
la vie romaine, et renfermaient tant de salles, de cours et de portiques
destinés à la promenade, aux jeux, aux réunions, que la justice y était
quelquefois rendue comme dans un lieu public[70]. Qu’as-tu fait depuis si longtemps ? demanda le
gouverneur à Philippe. Je t’ai accordé un long
délai, dans l’espoir que tu changerais de sentiments. Sacrifie donc, si tu
veux être libre. — Si notre captivité
avait été volontaire, répondit Philippe, tu pourrais représenter comme une grâce le temps qu’il t’a
plu nous y laisser ; mais comme la prison était pour nous une peine, quelle
indulgence as-tu montrée en nous gardant ? Je l’ai déjà dit, je suis chrétien
: ce sera ma réponse à toutes les questions : je n’adorerai jamais de
statues, mais je continuerai de servir le Dieu éternel. Le juge le
fit dépouiller, puis, l’ayant une seconde fois sommé vainement de sacrifier,
commanda de le battre de verges. La flagellation fut si cruelle, que les
entrailles se voyaient sous la chair déchirée. Hermès fut ensuite introduit.
Tous les employés et les soldats de l’officium
le connaissaient, et, pendant l’exercice de sa magistrature à Héraclée, il
avait gagné leur affection : aussi eut-il à se défendre contre leurs conseils
et leurs prières[71]. Mais il se
montra aussi inébranlable que son évêque, et fut comme lui ramené dans la
prison. Malgré une complexion délicate, Philippe ne paraissait pas souffrir
des blessures qu’il avait reçues[72].
Après trois jours ils comparurent de nouveau, non plus aux
thermes, mais, nous dit-on, au lieu accoutumé des audiences publiques. Justin
dit à Philippe : Quelle est ta témérité, de
mépriser le salut et de refuser l’obéissance aux empereurs ? — Je ne suis pas téméraire, répondit l’évêque, mais j’ai l’amour
et la crainte de Dieu qui a tout créé et qui jugera les vivants et les morts.
Je n’ose pas transgresser ses commandements. J’ai, durant toutes les années
de ma vie, obéi aux empereurs, et, quand ils commandent des choses justes, je
me hâte de les exécuter. Car l’Écriture sainte a ordonné de rendre à Dieu ce
qui est à Dieu, à César ce qui est à César. J’ai jusqu’à présent observé
intégralement ce précepte. Il ne me reste plus qu’à donner la préférence aux
choses du ciel sur tous les attraits de ce monde. Retiens ce que j’ai déjà
plusieurs fois répété, que je suis chrétien, et que je refuse de sacrifier à
vos dieux[73]. Ces calmes paroles,
empreintes de tout le loyalisme d’un
sujet fidèle, contrastent singulièrement avec les traits enflammés qui,
presque à la même heure, sortaient de la bouche des trois martyrs de Cilicie.
Les différences d’âge et de condition sociale expliquent celles du langage.
Ici, c’est le vieillard, c’est l’évêque, obligé de garder la, dignité du rang
et des années ; là-bas, c’est un soldat, c’est un homme du peuple, c’est un
adolescent, moins retenus par le devoir de l’exemple, moins maîtres de leur cœur
et de leur langue. Sur les lèvres de Philippe on retrouve l’écho des docteurs
et des apologistes des premiers siècles ; sur celles de Tarachus et de ses
compagnons résonne l’éloquente invective de Lactance. Deux esprits différents
se rencontrent ici : tandis que les chefs, les prélats, conservent
soigneusement le langage et les sentiments d’une époque où l’Église espérait
encore parvenir à une entente avec l’Empire païen, le peuple, les laïques,
entraînés par l’ardeur du combat, prévoient déjà le jour prochain où l’Empire
païen croulera sons le poids de ses fautes. Ainsi la conscience chrétienne,
en cette crise décisive, tirait successivement de son trésor, selon le mot de
l’Évangile, les choses anciennes et les choses
nouvelles, tour à tour interprétant la tradition ou prophétisant l’avenir.
Le gouverneur, renonçant à persuader Philippe, se tourna
vers Hermès : Si la vieillesse, déjà proche de la
mort, a dégoûté celui-ci des joies de ce monde, toi du moins sacrifie, pour
ne pas perdre une vie heureuse. Mais Hermès, loin de céder,
confessa longuement sa foi, railla certaines cérémonies lugubres du
paganisme, et, rappelant les grands exemples bibliques, parla de la colère
divine. Pour, oser parler ainsi, dit
Justin en colère, crois-tu donc pouvoir faire de
moi un chrétien ? — Ce n’est pas toi
seulement, ce sont tous les assistants que je voudrais rendre chrétiens,
répondit le martyr. Le gouverneur, après avoir pris l’avis de son assesseur
et de ses conseillers, condamna Philippe et Hermès au feu pour avoir abjuré
le nom romain par la désobéissance aux empereurs[74].
L’évêque et le diacre furent tout de suite menés au
supplice. Philippe, épuisé par la torture, ne pouvait marcher : on était
obligé de le porter. Hermès suivait en boitant. Il causait pieusement avec l’évêque,
ou, s’adressant. au peuple, lui racontait un aimable présage, l’apparition d’une
colombe, où il avait vu l’annonce de son martyre. Sur le lieu de l’exécution,
une fosse était creusée, devant un poteau. On y descendit Philippe, et,
pendant que ses mains étaient clouées par derrière au bois, le bourreau
comblait la fosse autour de ses genoux. Hermès eut ensuite à descendre dans
le trou : comme ses pas étaient mal assurés, il dut s’appuyer de la main au
poteau, et dit en riant : Comment, diable, même
ici tu ne peux me soutenir ! Après qu’on lui eut aussi enterré les
jambes, et pendant que l’exécuteur se préparait à mettre le feu aux sarments
qui formaient comme une haie autour des martyrs[75], Hermès appela
un chrétien nommé Velogius, et le chargea de porter à son fils ses dernières
recommandations. Soit comme ancien magistrat, soit comme diacre, Hermès avait
reçu de ses concitoyens chrétiens de nombreux dépôts d’argent : son fils
devra les restituer à chacun, fidèlement et sans contestation. Puis, voulant
récompenser Velogius par un bon conseil : Tu es
jeune, dit-il, aie soin de gagner ta
vie par ton travail, comme a fait ton père, et de vivre honnêtement comme lui.
Il se laissa ensuite clouer les mains au poteau, et fut martyrisé avec
Philippe[76].
Les détails donnés sur le supplice font comprendre comment
leurs corps ne furent pas consumés, mais promptement étouffés par les flammes
et la fumée d’un bûcher circulaire construit sur le sol à la hauteur de leurs
genoux. Aussi trouva-t-on les cadavres tout entiers, gardant presque encore
les couleurs de la vie : les mains de Philippe étaient étendues, dans l’attitude
de la prière. Mais le gouverneur partageait la haine qui, dans cette
persécution, porta tant de juges païens à suivre l’exemple de Dioclétien en
refusant aux restes des martyrs les honneurs de la sépulture. Ceux de
Philippe et d’Hermès furent, par l’ordre de Justin, jetés dans l’Hèbre. Les
chrétiens d’Andrinople les en retirèrent secrètement, au moyen de filets, et
leur donnèrent une sépulture temporaire à douze milles de la cité, dans une
riante villa, abondante en sources, en bois, en champs fertiles et en
vignobles[77].
Le lendemain, 23 octobre, le prêtre Sévère fut à son tour
jugé, et souffrit comme ses deux compagnons le supplice du feu[78].
III. — Les martyrs de la
Galatie et de la Cappadoce.
Sous la cruelle administration de Théotecne[79], la Galatie, déjà si
éprouvée par l’exécution des précédents édits, et où le fanatisme populaire
avait chassé de leurs maisons beaucoup de familles chrétiennes, vit appliquer
dans toute sa rigueur l’ordonnance concernant la persécution générale.
Chrétiens traînés de force devant les autels des dieux, condamnations à mort,
refus de sépulture, peine capitale prononcée contre quiconque rendrait aux
martyrs les derniers devoirs, défense de vendre ou d’acheter du pain et du
vin qui n’auraient pas été d’abord offerts aux idoles, tel est le tableau
présenté, en 304, par la malheureuse province.
Les prêtres païens se tenaient à l’affût, épiant les
propos qui pouvaient trahir les fidèles. Un de ceux-ci, Victor, fut dénoncé
par les ministres de Diane pour avoir outragé la déesse en racontant qu’elle
avait été violée par son propre frère Apollon devant l’autel de Délos : on
trouve dans quelques monuments antiques une allusion à ce mythe injurieux[80], qui n’est point
incompatible avec le caractère impur souvent revêtu, en Asie, par le personnage
de Diane[81].
Victor fut arrêté ; mais on essaya par tous les moyens d’obtenir son
abjuration. Si tu obéis au gouverneur,
lui disait-on, tu recevras le titre d’ami des
empereurs[82], et un emploi dans le palais. Si tu n’obéis pas, des
tourments atroces t’attendent, ta famille sera exterminée, tes biens adjugés
au fisc, ton nom aboli à jamais, ton cadavre jeté aux chiens. Mais
un dévoué fidèle, Théodote, parvint à s’introduire dans la prison, et à
combattre par ses conseils d’aussi dangereuses insinuations. Victor supporta
les premières tortures avec une telle fermeté, que les assistants
manifestaient leur admiration. Cependant, au dernier moment, on le vit
hésiter : il demanda au gouverneur un délai pour réfléchir. Les licteurs
cessèrent alors de frapper, et Victor fut ramené en prison. Il y mourut de
ses blessures, laissant, dit le narrateur, une mémoire douteuse[83].
Théodote, dont les paroles lui avaient d’abord donné du
courage, était un homme de la plus humble condition, simple cabaretier. Mais,
grâce à cette condition même, qui attirait peu les regards, il pouvait rendre
de grands services à l’Église. Aux prêtres cachés par ses soins, il
fournissait pour le saint sacrifice du pain et du vin purs de tout contact
idolâtrique. Sa maison servait de rendez-vous aux fidèles dispersés, qui y
trouvaient secours, renseignements et conseils : elle
était pour eux, dit l’auteur des Actes, comme l’arche dans ce nouveau déluge[84]. Une des œuvres
de miséricorde exercées avec le plus de zèle par Théodote était la sépulture
des martyrs. Ayant appris que Valens avait été immolé pour la foi à quarante
milles d’Ancyre, il parvint à retirer son corps du fleuve Halys, où les
bourreaux l’avaient précipité[85].
Pendant ce voyage, il eut une curieuse aventure. Il fut
abordé, près d’un affluent de l’Halys, par un groupe de chrétiens mis naguère
en prison pour avoir, dans un accès de zèle téméraire, renversé un autel de
Diane, et dont il avait, à prix d’argent, aidé l’évasion. Ces pauvres gens
vivaient depuis lors dans les montagnes. Théodote les invita à partager son
repas. On s’assit dans un frais vallon d’herbe, ombragé d’arbres fruitiers,
égayé par le chant des cigales et le concert des oiseaux[86]. Le village
voisin, perdu dans la solitude, avait été oublié des persécuteurs[87] : le prêtre du
lieu, qui sortait de l’église vers la sixième heure, fut appelé, et vint
rejoindre les convives : il aida à repousser les chiens qui radaient autour d’eux,
peut-être dressés à donner la chasse aux chrétiens errants comme aux esclaves
fugitifs[88].
Théodote et ses compagnons refusèrent, cependant, l’hospitalité qu’il leur
offrait dans sa maison : le premier avait hâte de retourner d Ancyre[89], où les frères
avaient besoin de ses secours. Mais, lors du départ, il remit son anneau au
prêtre, en lui promettant de lui envoyer bientôt des reliques : il prévoyait
que tôt ou tard son dévouement le trahirait, et, sous cette forme ingénieuse,
annonçait son prochain martyre.
Quand il rentra dans la ville, il la trouva, disent les
Actes, bouleversée comme par un tremblement de terre. Un procès agitait tous
les esprits. Sept vierges chrétiennes, femmes âgées et vénérables, avaient
été arrêtées et traduites devant Théotecne. Trois d’entre elles, Tecusa,
Alexandra et Phanie, menaient la vie ascétique[90] ; les quatre
autres, Claudia, Euphrasia, Alatrona et Julitta, servaient Dieu dans le
monde. N’ayant pu obtenir leur apostasie par les tourments, l’odieux
gouverneur les avait, à l’exemple de plusieurs de ses collègues, condamnées à
être déshonorées. Mais la vieillesse et les larmes leur servirent de défense.
L’aînée des vierges, Tecusa, s’était jetée aux pieds d’un des libertins, et l’avait
supplié d’épargner des corps flétris par l’âge,
le jeûne, la maladie, les tortures, une chair morte, destinée à être bientôt
la proie des oiseaux et des bêtes fauves. Montrant ses cheveux
blanchis, elle ajoutait : Jeune homme,
respecte-les, pense à ta mère, dont les cheveux sont peut-être blancs comme
les miens. Je ne sais si elle vit encore, mais je la prie d’intercéder pour
moi. Laisse-nous pleurer tranquilles : Jésus-Christ te récompensera.
Émus, les jeunes gens fondirent en larmes, et laissèrent en paix les
condamnées[91].
Théotecne, abandonnant son premier dessein, condamna
celles-ci à servir parmi les prêtresses de Diane[92] et de Minerve.
Tous les ans, les statues de ces déesses étaient portées jusqu’à un étang
voisin, pour y être baignées. Le bain sacré jouait un grand rôle clans le culte
des divinités orientales[93]. On ne s’étonnera
pas de voir un tel rite appliqué à l’Artémis asiatique. A première vue, il
semble peu fait pour Minerve, cette divinité purement intellectuelle, cette
tête pensive où se résume la sagesse hellénique. Mais le syncrétisme oriental
a tout corrompu. Minerve, la chaste déesse, s’est identifiée avec Bérécynthe,
la, grossière Cybèle, l’amante d’Atys, la mère des Dieux : en Italie même on
l’adore, avec Atys, sous le nom de Minerve Bérécynthe[94]. C’est elle que
les prêtresses allaient baigner, jointe à Diane, dans l’étang d’Ancyre, de
même que, le 27 mars, les Galls, suivis des grands et du peuple, plongeaient
près de Rome la pierre noire enchâssée d’argent, simulacre de Cybèle, dans
les eaux de l’Almon[95]. Quand le jour
de la cérémonie fut venu, Théotecne fit monter les chrétiennes, dépouillées
de leurs vêtements, sur des voitures précédant le char où étaient portées les
images des déesses[96]. La honteuse
procession se mit en marche, escortée de joueurs de flûtes et de cymbales, au
milieu des danses de femmes échevelées, vêtues en bacchantes et en ménades[97]. Ces indécences,
ces débordements de joie obscène, convenaient à une telle fête. Les Artemisia, célébrées à Éphèse en l’honneur de
Diane, montraient aux assistants des danses inconvenantes[98] : au cinquième
siècle encore, le jour où, à Carthage, on
baignait dans un fleuve la statue de la déesse de Bérécynthe, les plus vils
histrions chantaient en public, devant son char, de telles obscénités, qu’il
eût été honteux de les entendre, non pas à la Mère des dieux, mais à la mère d’un sénateur quelconque,
ou de n’importe quel citoyen honnête : que dis-je ? ces bouffons en auraient
rougi pour leur hère[99]. Telle était la
cérémonie à laquelle des vierges chrétiennes devaient associer leur pudeur
outragée. Malgré son fanatisme, le peuple ne put s’empêcher d’admirer la
modestie et le courage des victimes, et de leur montrer quelque pitié. Il
semble que dans cette fête impure, où la femme lui apparaissait ordinairement
sous l’aspect le plus dégradé, un nouveau type de femme se révélât tout à
coup à ses yeux surpris. Pendant ce temps, Théodote, retiré dans la maison d’un
pauvre chrétien, près d’une église maintenant fermée, priait Dieu avec
ferveur d’assister jusqu’à la fin les condamnées. Vers trois heures, l’épouse
de son hôte vint lui annoncer une heureuse nouvelle : les prêtresses avaient
présenté aux vierges des robes blanches et des couronnes, insignes de la
dignité sacerdotale, et, sur leur refis d’accepter ces parures sacrilèges,
Théotecne, blessé d’une réponse indignée de Tecusa, avait commandé de les
jeter dans le lac, une pierre au cou. Tombant à genoux, et levant les mains
au ciel : Merci, Seigneur, s’écria
Théodote, vous n’avez pas voulu que mes larmes fussent
inutiles ![100]
Un autre soin s’imposait à Théodote : retrouver les noyées
et leur donner une honorable sépulture. Après avoir passé la nuit en prière,
il se mit en route avec quelques compagnons. Mais, ayant appris que des
gardes étaient apostés près de l’étang pour écarter les chrétiens, il
attendit jusqu’au soir. Par une nuit sans lune, où les étoiles étaient
voilées de nuages, Théodote et ses amis commencèrent leur recherche :
traversant avec horreur le lieu accoutumé des exécutions, véritable charnier
plein de têtes coupées et de débris humains, ils parvinrent enfin au bord de
l’eau. Dieu les aidait manifestement : une croix lumineuse se dessinait pour
eux dans le ciel noir, une lampe de feu semblait éclairer leurs pas, de
saints personnages leur apparaissaient : au milieu d’un orage, pendant lequel
les sentinelles avaient pris la fuite, ils crurent voir un militaire de haute
taille, dont le glaive, la cuirasse, le casque et la lance jetaient des
éclairs, et reconnurent le soldat martyr Sosandre, immolé soit lors de la
persécution contre-les chrétiens de l’armée, soit dans la persécution
générale. Au fond de l’étang, que le vent semblait avoir desséché, les sept
vierges reposaient, liées ensemble : les chrétiens coupèrent les liens, et,
chargeant les corps sur des chevaux, reprirent la route de la ville. Les
reliques ainsi conquises furent déposées dans un tombeau, près de l’église
des Patriarches[101].
L’enlèvement fut bientôt connu : Théotecne, pressé d’en
découvrir l’auteur, fit mettre à la question tous les chrétiens qu’on put
saisir. Théodote voulait se livrer ; mais ses compagnons le retinrent, et
envoyèrent un des leurs, Polychrone, se mêler à la foule, déguisé en paysan,
pour voir ce qui se passait. Reconnu, Polychrone fut à son tour appliqué à la
torture : devant une menace de mort, il faiblit, et avoua tout. A cette
nouvelle, Théodote se leva, pet, quittant sa retraite, se dirigea vers le forum.
Il rencontra en route deux amis, qui lui dirent que les prêtres de Diane et
de Minerve l’accusaient, que Polychrone l’avait dénoncé, et le conjurèrent de
s’enfuir. Mais lui, d’un pas plus rapide, vint au forum, et s’avança devant
le tribunal, jetant un intrépide regard sur les feux, les chaudières, les
roues, et tout l’appareil de la torture[102]. Théotecne vit
tout de suite à qui il avait affaire, et, sans espoir d’effrayer un tel
homme, tenta de le séduire. Dans l’ardeur de son zèle, il lui promit tout,
pour prix d’une apostasie[103] et la faveur
des empereurs, et les premières dignités municipales, et le sacerdoce d’Apollon,
le plus grand des dieux[104]. De telles
promesses ne sont pas sans exemples[105] : probablement
le gouverneur les jugeait d’un effet irrésistible sur un homme du peuple, qui
de la condition la plus modeste était invité à passer aux premiers rangs de
la cité. Mais Théodote repoussa en riant les offres de son juge, et prit
lui-même l’offensive par une vive critique des légendes de la mythologie et
une enthousiaste apologie de la religion chrétienne. Son discours, dont le
rédacteur des Actes ne nous donne sans doute qu’une image incomplète et
tracée après coup[106], dut être
singulièrement énergique, car un assistant dira plus tard que le martyr avait parlé au gouverneur comme au dernier des esclaves[107]. On l’étendit
sur le chevalet, pour le torturer avec la cruauté la plus raffinée. Quand une
ombre de souffrance passait sur son visage, le gouverneur s’imaginait
triompher du patient ; mais par ses actes de foi, ses reproches
éloquents, ou d’ardentes prières au Christ, espérance
des désespérés, Théodote dissipait vite l’illusion de son juge. La
sentence fut enfin rendue en ces termes : Théodote,
qui protège les Galiléens[108], se montre l’ennemi des dieux, désobéit aux commandements
des invincibles empereurs, et me méprise moi-même, subira la peine du glaive
: son corps décapité sera brûlé ensuite, afin que les chrétiens ne puissent
lui donner la sépulture. Quand on fut parvenu au lieu de l’exécution,
Théodote pria tout haut, devant une foule immense : Seigneur Jésus-Christ, qui as fait le ciel et la terre, et
n’abandonnes pas ceux qui espèrent en toi, je te rends grâces d’avoir fait de
moi un citoyen de la patrie céleste et un habitant de ton royaume. Je te rends
grâces de m’avoir fait vaincre le dragon et écraser sa tète. Donne le repos à
tes serviteurs : que la violence de leurs ennemis se termine à moi. Donne la
paix à ton Église, affranchis-la de la tyrannie du diable. Amen. Puis,
apercevant des chrétiens qui pleuraient, il dit : Frères,
ne pleurez pas, mais glorifiez Notre Seigneur Jésus-Christ, qui m’a permis d’achever
ma course et de vaincre l’ennemi. Quand je serai au ciel, je prierai avec confiance
pour vous. Le martyr tendit ensuite la tête, et, joyeux, reçut le
coup mortel[109].
Le corps fut placé sur un bûcher ; mais on dit que, saisis
d’une terreur surnaturelle, les bourreaux n’osèrent y mettre le feu.
Théotecne chargea alors des soldats d’empêcher l’enlèvement des restes du
martyr[110].
A la tombée du jour, Fronton, le prêtre de village auquel Théodote avait
naguère remis son anneau et promis des reliques, arrivait dans Ancyre. Ce bon
homme (egregius iste vir), type curieux de curé
de campagne agriculteur, apportait au marché, sur son ânesse, des outres
pleines de vin. L’ânesse s’arrêta près du lieu où était le cadavre, et se
coucha. Les gardes, qui prenaient le prêtre pour un simple paysan, l’engagèrent
à s’arrêter : La nuit vient, lui
dirent-ils, reste avec nous : il y a ici près
beaucoup d’herbe, que ton ânesse pourra paître : tu peux même la lâcher dans
les champs, sans que personne t’en empêche. Le prêtre se laissa
convaincre, et entra dans la cabane de branchages que les gardes s’étaient
construite[111].
Pour reconnaître leur hospitalité, il les laissa boire abondamment de l’excellent
vin qu’il apportait. Un jeune soldat, appelé Métrodore, la langue déliée par
la boisson, lui conta alors longuement les faits qui avaient agité Ancyre, la
mort des sept vierges, celle de Théodote, et le conduisit au lieu où gisait
le cadavre du saint homme, sous un tas de foin. Dissimulant sa joie, Fronton
laissa les gardes boire son vin jusqu’à ce que, tout à fait ivres, ils
tombassent endormis. Il enleva alors le martyr, rétablit soigneusement le tas
de foin, chargea le corps sur son Finesse ; et laissa celle-ci s’en aller,
sous la conduite de Dieu ; puis, le matin venu, il attira l’attention des
gardes, en feignant de chercher à grand bruit l’animal perdu. L’ânesse,
cependant, suivant d’un pas tranquille les sentiers accoutumés dans la
montagne[112],
regagna seule le village écarté : Fronton se mit en route à son tour, sans
que les gardes se fussent aperçus de son pieux larcin, et trouva en chemin
des paysans chrétiens qui lui annoncèrent l’heureuse arrivée des reliques[113].
Telle est la curieuse histoire, tantôt émouvante comme une
tragédie, tantôt aimable comme une idylle, tantôt piquante comme un conte
milésien, que rédigea un fidèle du nom de Nil, compagnon de captivité du
martyr[114].
Nous devons à un écrivain plus illustre le récit d’un
procès moins dramatique, mais oit parait clans tout son jour l’incapacité
juridique résultant pour les chrétiens des édits de persécution. La scène que
raconte saint Basile se passe non loin de la Galatie, à Césarée, l’une
des métropoles de la
Cappadoce.
Dans cette ville habitait une veuve, Julitta, autrefois maîtresse
de biens considérables. Abusant de sa faiblesse et de son inexpérience, un
des premiers de la cité, homme injuste et cupide, l’avait peu à peu
dépouillée, par des moyens déloyaux, de la plus grande partie de sa fortune.
Les terres, les maisons, les esclaves de la veuve étaient passés en la
possession de cet usurpateur : il allait s’emparer de ce qui restait à
Julitta de biens mobiliers, quand celle-ci crut prévenir une ruine complète
en appelant le spoliateur en justice. Le jour fixé pour l’audience, le héraut
fit l’appel des témoins, en présence des avocats. La plaignante fut
introduite, et entreprit d’exposer ses griefs : elle fit connaître l’origine
de ses droits, la longue possession qui les avait confirmés : elle commençait
le récit des manœuvres par lesquelles son adversaire était parvenu à la
dépouiller, quand celui-ci, effrayé de l’impression produite par cette parole
sincère, et perdant confiance dans les témoins qu’il avait subornés, dans les
juges mêmes que, dit-on, il avait achetés, s’élança au milieu du forum. Cette femme, s’écria-t-il, ne saurait ester en justice, ni intenter une action ; car
ceux qui refusent d’adorer les dieux des empereurs et de renier le Christ ne
jouissent plus d’aucun des droits des citoyens. On se rappelle que
cette mise des chrétiens hors la loi et hors la cité avait été prononcée par
l’édit de 303, qui leur refusait même la faculté de demander réparation d’un
dommage. L’exception invoquée par le défenseur était d’une stricte légalité,
de cette légalité qui est parfois le comble de l’injustice. Aucune réponse ne
pouvait être opposée à un tel moyen : aussi, retirant la parole à Julitta, le
président fit apporter un autel, de l’encens, et rappela aux plaideurs que, d’après
les édits, tous ceux qui n’abjuraient pas le Christ étaient frappés de mort
civile.
La fierté de la chrétienne s’éveilla à ce mot. Elle avait
eu le désir légitime de recouvrer le patrimoine de ses ancêtres ; mais la foi
et l’honneur lui étaient plus chers que cette fortune. Périsse la vie, s’écria-t-elle, périssent les richesses de hasard, périsse mon corps, s’il
le faut, avant que sorte de ma bouche aucune parole contre Dieu mon créateur
! Elle venait de comprendre que le procès, entrepris pour la
revendication de biens terrestres, se terminerait par l’acquisition de ce trésor que ni la rouille ni le ver ne détruisent, et
que les voleurs ne peuvent emporter[115]. Aussi, à toutes
les questions, à tous les conseils, ne répondit-elle plus que ce seul mot : Je suis la servante du Christ.
Le magistrat la condamna au bûcher. Elle y marcha en
souriant. Chemin faisant, elle disait aux amies qui s’approchaient d’elle
pour la consoler : Ne laissez pas vos âmes s’amollir
et devenir incapables de souffrir pour le Christ. La faiblesse de notre sexe
serait une mauvaise excuse. Dieu nous a créées de la même matière que l’homme
; nous reflétons aussi l’image divine. La femme est, autant que l’homme,
capable de vertu. Elle n’est pas seulement chair de sa chair, mais os de ses
os ; aussi Dieu exige-t-il d’elle une foi aussi solide et une aussi ferme
patience. Parlant ainsi, Julitta s’élança sur le bûcher, comme sur un lit glorieux ; le feu étouffa son
corps, sans le détruire.
Au temps de saint Basile, les pèlerins allaient visiter, à
Césarée, l’église où reposait ce corps, enveloppe d’une âme vaillante ; puis
se rendaient, de là, au lieu où avait été le bûcher, et d’où jaillissait
maintenant une source pure, délice des voyageurs, quelquefois remède des
malades[116].
IV. — Les martyrs de la
Syrie, de la Phénicie, de la Palestine, de l’Égypte,
de la
Thébaïde et du Pont.
La Syrie,
la Phénicie
et la Palestine
ne furent pas moins agitées que la
Galatie par la persécution.
Antioche vit périr pour le Christ Tyrannio, évêque de Tyr,
et le prêtre médecin[117] Zenobius,
originaire de Sidon : le premier noyé dans la mer, le second déchiré jusqu’à
ce qu’il expirât[118]. Dans Tyr,
veuve de son évêque, des chrétiens d’origine égyptienne furent condamnés aux
bêtes. J’assistais, dit Eusèbe, à leur combat. Après avoir, selon l’usage,
défilé sous les fouets des bestiaires, les martyrs furent exposés dans l’arène
à l’attaque des animaux féroces. J’ai vu alors,
continue l’historien, la puissance de Notre
Seigneur Jésus-Christ se manifester en faveur de ceux qui lui rendaient
témoignage. Malgré les efforts des païens, malgré les gestes par
lesquels les condamnés eux-mêmes étaient, contraints d’exciter la fureur des
bêtes fauves, celles-ci refusaient de leur faire aucun mal. Par trois fois
elles furent lâchées contre les martyrs, par trois fois elles les
épargnèrent. Le courage des condamnés, la force d’âme
qui éclatait jusque dans de faibles corps, faisaient l’admiration des
spectateurs. Vous auriez vu un jeune homme de vingt ans à peine, qui, n’étant
point lié, les mains étendues en croix, priait avec un calme intrépide, et,
sans reculer, sans faire un mouvement, attendait l’ours et le léopard :
ceux-ci paraissaient d’abord ne respirer que mort et carnage : ils semblaient
sur le point de dévorer le chrétien : puis ils s’en allaient, comme si une
force inconnue leur eût fermé la gueule. Les choses se sont passées comme je
le dis. Vous en auriez vu d’autres (car ils étaient cinq) exposés à un taureau furieux : il avait déjà lancé en l’air
plusieurs païens, qu’on avait dû emporter inanimés : mais, au moment de se
jeter sur les saints martyrs, il ne pouvait plus avancer : il frappait la
terre du pied, secouait ses cornes, excité encore par la chaleur de la flamme
et les piqûres d’un fer rouge[119] : puis il se détournait, comme repoussé par la main
divine. Après ces bêtes, d’autres furent lancées, sans plus de succès. Enfin,
sortis intacts de tant d’assauts, les martyrs furent décapités, et jetés
ensuite à la mer[120].
A Gaza, en Palestine, eut lieu aussi, dès 304, la condamnation
de plusieurs chrétiens. Timothée, après avoir
souffert d’innombrables tourments, fut enfin Brûlé, mais lentement et à petit
feu, sans que ni sa piété envers Dieu, ni sa constance dans la douleur, se démentissent
un seul instant[121]. Avec lui
avaient été jugés Agapius et Thecla, qui montrèrent, quand on les mit à la
torture, un courage égal. L’un et l’autre furent condamnés aux bêtes[122]. Thecla périt
dans l’amphithéâtre ; Agapius, après y avoir été exposé, en fut retiré pour
être remis en prison, où il restera pendant deux ans encore avant de
consommer son martyre[123].
A ces récits d’un témoin, si sincères et si vrais, on
hésite à joindre un épisode venu d’une source beaucoup moins sure. Cependant
l’histoire de saint Cyprien d’Orient n’est pas seulement connue par des Actes
où paraissent les amplifications habituelles à Métaphraste[124]. Elle nous a
encore été racontée par des écrivains du quatrième siècle. Prudence y fait
allusion ; saint Grégoire de Nazianze la résume ; dans sa XXIVe homélie[125]. Des trois
livres qui, au siècle suivant, composaient la rédaction grecque de la Vie de saint
Cyprien[126],
et eurent l’honneur d’être paraphrasés en vers, par la femme de l’empereur
Théodose II,
la savante et romanesque Eudoxie[127], l’un, sorte de
confession ou d’autobiographie, forme un tout complet. On y doit voir une
composition indépendante[128]. Grégoire de
Nazianze l’avait eu sous les yeux, et le crut écrit par le saint lui-même. Celui-ci, dit-il, accuse
dans un long discours les hontes de sa vie passée, afin d’offrir en présent à
Dieu l’humble aveu de ses crimes, et de montrer la voie du retour et de l’espérance
à ceux qui commencent à se repentir de leurs erreurs[129]. Quoi qu’il en
soit de l’exactitude de cette attribution, la source est certainement
antique. Soixante-quinze ans séparent la date du martyre de Cyprien et celle
de l’homélie de Grégoire, prononcée en 379 ; probablement un intervalle
beaucoup moins long se place entre ce martyre et la rédaction de l’écrit dont
Grégoire s’est inspiré.
Voici ce que l’on peut retenir des récits relatifs à saint
Cyprien. Celui-ci était un magicien célèbre, qui vivait, au commencement du
règne de Dioclétien, dans Antioche ; non la grande métropole syrienne[130], mais soit une
des villes de la
Décapole, Antioche de l’Hippos[131] ou Gerasa,
appelée aussi Antioche de Chrysoroas[132], soit une autre
Antioche, entre la Syrie
et l’Arabie, dont parle Étienne de Byzance[133]. Après avoir
reçu à Athènes les premiers principes de la philosophie, où la théurgie
dominait alors[134], il étudia les
arts occultes en Phrygie, foyer de religions impures et de pratiques
superstitieuses[135], en Chaldée,
terre classique des devins et des sorciers[136], et en Égypte,
où nous avons vu Dioclétien sévir contre les fauteurs de maléfices. Les
pratiques attribuées à Cyprien sont analogues à celles que rapportent, en de
très nombreux passages, les écrivains païens des quatre premiers siècles[137]. Mais, ayant vu
toute sa mauvaise science impuissante contre un cœur de jeune fille, que
soutenait la grâce divine, il confessa ses erreurs et se convertit à la foi
chrétienne. Pareil à un autre mathématicien
que saint Augustin recevra à la pénitence[138], il apporta ses
écritures magiques pour être brûlées[139]. Bientôt il
étonna les fidèles par ses austérités et sa ferveur. Après les avoir
longtemps édifiés, le pénitent fut admis aux ordres sacrés, devint prêtre,
puis évêque. Quand la persécution eut éclaté, on l’arrêta dans sa ville d’Antioche,
en même temps qu’on incarcérait à Damas la vierge Justine, qui avait été la
cause de sa conversion. Amenés tous deux devant le vicaire du diocèse d’Orient[140], ils sortirent
sains et saufs, comme naguère saint Jean, de l’épreuve de la chaudière
ardente, et furent envoyés par leur juge à Nicomédie, devant Dioclétien lui-même,
qui les fit décapiter le 26 septembre, ainsi qu’un autre chrétien nommé
Théoctiste. Dioclétien était arrivé à Nicomédie vers la fin de l’été[141]. Bien que
toujours malade[142], il voulut, à
la fin de sa vingtième année, c’est-à-dire après le 17 septembre, dédier le
cirque qu’il avait fait construire dans la métropole de la Bithynie[143]. Une condamnation
capitale peut avoir été, à cette date, prononcée par lui contre les martyrs.
On dit que les corps de Cyprien et de Justine, laissés sans sépulture selon l’usage
impie adopté presque partout dans la dernière persécution, furent secrètement
recueillis par des matelots chrétiens qui, au moment de partir pour l’Italie,
les chargèrent sur leur navire[144].
La persécution sévit cruellement en Égypte dès l’année
304. L’Égypte faisait alors partie du diocèse d’Orient, et comprenait plusieurs
provinces, la Jovia
et l’Herculia, au nord, la Thébaïde, au sud[145], ayant chacune
un gouverneur particulier, subordonné au préfet d’Égypte[146]. Ces magistrats
mirent un zèle sanguinaire à l’exécution des édits. Nulle part peut-être les
chrétiens ne furent plus durement tourmentés.
Dans les provinces du Nord, d’innombrables
fidèles, dit Eusèbe, avec leurs femmes
et leurs enfants, souffrirent pour la foi divers genres de mort : après les
ongles de fer, le chevalet, la flagellation la plus cruelle, des tourments
dont la seule description ferait horreur, les uns périssaient dans les
flammes, d’autres étaient noyés dans la mer, ou tendaient joyeusement la tête
au glaive du bourreau. Quelques-uns expiraient pendant la torture, ou
succombaient à la faim. Il y en eut de crucifiés, tantôt selon le mode
habituellement suivi pour les malfaiteurs, tantôt d’une manière plus atroce,
cloués la tête en bas : on les laissait vivants sur le gibet jusqu’à ce que
la faim les eût tués[147].
Avec quel soulagement, parmi tant d’horreurs, nous
respirons comme une fleur anticipée de la chevalerie chrétienne clans cette
touchante histoire de Didyme et de Théodora[148], qu’avait
admirée le grand Corneille, mais que sa muse fatiguée fut impuissante à
reproduire !
Une jeune fille d’Alexandrie, Théodora, est amenée devant
le tribunal du préfet d’Égypte. De quelle
condition es-tu ? lui demande le juge. Je
suis chrétienne. — Es-tu libre ou
esclave ? — Je te l’ai déjà dit, je
suis chrétienne : en venant sur la terre le Christ m’a rendue libre ; du
reste, je suis née de parents nobles. Le curateur de la cité,
appelé par le juge, confirme les paroles de Théodora, et proclame la noblesse
de sa famille. Si tu es libre, dit
brusquement le juge, pourquoi ne veux-tu pas te
marier ? — Pour l’amour du Christ : j’ai
embrassé sa foi, je crois qu’il est bon de demeurer vierge. — Les empereurs ont ordonné que les vierges eussent à
choisir, ou de sacrifier aux dieux, ou d’être vouées au déshonneur.
La réponse de Théodora est admirable : Je pense,
dit-elle, que tu n’ignores pas ceci Dieu voit nos
cœurs, et considère en nous une seule chose, la ferme volonté de demeurer
chastes. Si donc tu me contrains à subir un outrage, je ne commettrai point
de faute volontaire, je souffrirai violence. Je suis prête à livrer mon corps,
sur lequel pouvoir t’a été donné ; mais Dieu seul a pouvoir sur mon âme.
C’est, dans une situation plus délicate, le même bon sens supérieur avec
lequel d’autres martyrs répondaient aux juges qui avaient prétendu les
souiller en les faisant participer de force aux viandes immolées. Après avoir
été ramenée en prison, puis soumise à un second interrogatoire, Théodora
entendit enfin l’affreuse sentence. La jeune fille, désormais assimilée à une esclave[149], fut conduite
dans un lieu de débauche.
En franchissant ce seuil honteux, elle leva les yeux au
ciel, et pria Dieu de la garder sans tache. Une
foule nombreuse assiégeait la porte, dit l’auteur des Actes
; ils semblaient autant de loups affamés, se
disputant à qui outragerait le premier la brebis de Dieu[150]. Théodora
écoutait avec effroi ce hennissement des cœurs
lascifs, comme parle Bossuet. Tout à coup la porte s’ouvre, un
soldat entre. La vierge essaie de fuir : elle
fait en courant le tour de la cellule, tremblant, et se demandant si Jésus l’avait
abandonnée. Le soldat la rejoint ; d’une voit douce et
respectueuse, il lui dit : Je ne suis pas ce que
cet habit semble indiquer : je suis votre frère dans la foi et dans la
volonté de servir Dieu. Si je suis entré ici avec le costume des serviteurs
du démon, c’est afin de vous délivrer. Je suis venu pour chercher et sauver
le trésor de mon Dieu, car vous êtes la servante fidèle et la colombe chérie
de mon Seigneur. Échangeons nos habits, et sortez d’ici sous la garde de
Dieu. Ne craignez rien ; je n’ai point oublié la parole de l’apôtre : Soyez comme moi. La jeune fille accepta l’échange ;
les yeux baissés, le visage caché par un grand chapeau, elle sortit du lieu
infâme[151].
Elle agitait ses ailes,
disent les Actes, comme un petit oiseau
délivré des serres du vautour. Le généreux soldat resta seul,
couvert du voile de la vierge, et assis à la place qu’elle avait sanctifiée
par sa présence. Découvert et dénoncé, il paya de sa vie son dévouement : il
mourut fier et joyeux, remerciant Jésus-Christ de l’avoir choisi pour sauver
la pureté de sa servante[152], et pouvant se
rendre à lui-même le beau témoignage que Corneille a mis dans la bouche de
son Didyme :
J’ai
soustrait Théodore à leur rage insensée
Sans
blesser sa pudeur de la moindre pensée.
Elle
fuit, et sans tache, où l’inspire son Dieu[153].
Les chrétiens ne se montrèrent pas seuls capables de beaux
dévouements. Bien qu’il y eût parfois péril à marquer de la pitié pour les
victimes, beaucoup de païens d’Alexandrie furent sensibles aux souffrances
des fidèles et tinrent à honneur de les soulager. Saint Athanase, qui n’avait
que cinq ou six ans en 304, mais qui grandit parmi les survivants de la
persécution et trouva dans sa famille les souvenirs encore précis de cette
terrible époque, rend témoignage de ce zèle charitable, si méritoire chez des
ennemis de la foi. J’ai entendu raconter à mes
parents, dit-il, qu’au temps où, sous
Maximien, grand-père de Constance[154], commença la persécution, des païens dérobèrent nos
frères chrétiens aux recherches de leurs ennemis, sacrifièrent même leurs
biens ou affrontèrent la prison plutôt que de les trahir : ils accueillaient
ceux des nôtres qui se réfugiaient chez eux, et s’exposaient pour les
protéger[155].
On aime à recueillir de tels traits, qui font honneur à la
nature humaine, et montrent le peuple se détachant de plus en plus de la
cause mauvaise que ses chefs croyaient servir par des cruautés sans mesure.
Entre toutes les parties de l’Orient, l’Égypte méridionale est celle où ces
cruautés semblent inspirées par l’imagination la plus infernale. Dans la Thébaïde, nous apprend Eusèbe, les souffrances des martyrs dépassèrent encore ce qu’elles
avaient été ailleurs. Quelquefois ils étaient déchirés jusqu’à, la mort, non
par des ondes de fer, mais au moyen de poteries brisées[156]. On vit l’ignoble et cruel spectacle de femmes attachées
par un pied, la tète en bas, sans vêtements et soulevées en l’air par des
machines. Des hommes eurent les jambes liées à de fortes branches d’arbres,
qu’on rapprochait l’une de l’autre au moyen de poulies, puis qu’on séparait
violemment, de manière que, reprenant leur première position, elles
déchiraient en deux les corps des martyrs[157]. Tout cela se fit, non pendant quelques jours ou quelques
mois, mais durant plusieurs années. Tantôt dix victimes et davantage, quelquefois
vingt, une autre fois non moins de trente, tantôt près de soixante, souvent
même jusqu’à cent dans un seul jour, hommes, femmes et enfants, périssaient
au milieu des supplices les plus variés[158]. Ceux qu’on épargnait étaient envoyés, sans distinction d’âge
ni de sexe, aux carrières de porphyre, si célèbres dans la province[159].
Le gouverneur de la Thébaïde était probablement alors Arien ou
Arrien[160],
souvent nommé dans les Actes des martyrs. On lui attribue le supplice de cinq
cent quarante-six fidèles, convertis par l’anachorète Paphnuce[161], et la
condamnation de celui-ci, mort sur la croix[162]. Arrien parait
encore dans l’histoire de Timothée et de sa femme Maura[163], naïve et charmante
comme un récit de Joinville.
Timothée appartenait aux ordres inférieurs du clergé : il
était lecteur. Traduit devant le tribunal comme chrétien, il confesse sa foi,
et subit courageusement la torture. C’est un
nouveau marié, dit un soldat au président ; il y a vingt jours à peine qu’il a célébré ses noces ;
sa femme est jeune. Arrien fait venir celle-ci, lui ordonne de se
vêtir de sa plus belle robe, et l’envoie, ainsi parée, visiter son mari dans
la prison. Comme elle lui conseillait de se soumettre, Timothée, voulant
cacher ou combattre l’émotion que lui causent la vue de l’épouse, le parfum
de ses vêtements, la reprend avec dureté. La naïve jeune femme lui répond : Mon frère Timothée, pourquoi me charges-tu ainsi d’injures,
sans que je t’aie offensé ? Nous sommes mariés depuis vingt jours à peine, tu
n’as pas encore eu le temps de me connaître : moi, de mon côté, je ne connais
pas encore toutes les dépendances de ta maison... Aujourd’hui, te voyant souffrir, je suis pénétrée d’affliction,
et, je te l’avoue, j’ai peur d’être veuve, moi si jeune... Peut-être as-tu été conduit en prison sur la poursuite d’un
créancier, et, dans ton désespoir, veux-tu mourir. Courage, mon frère,
lève-toi, allons à la maison, vendons nos meubles pour payer tes dettes.
Peut-être as-tu été saisi parles licteurs à cause de l’impôt que tu ne peux
acquitter : j’ai là mes parures de noces, prends-les, va les vendre.
La surprise de Maura s’explique aisément ; on avait déjà vu des chrétiens se
faire volontairement arrêter, afin d’échapper aux poursuites de leurs
créanciers[164]
; mais surtout dans ces régions égyptiennes, où l’on tenait à honneur de ne
pas payer l’impôt[165], l’emprisonnement
et les plus cruelles tortures, subis avec un surprenant stoïcisme[166], étaient
souvent le lot des contribuables[167]. Maura dit
encore : Mon frère Timothée, si je te cherche
après cela, oit te trouverai-je ? Lorsque viendra le dimanche, qui est-ce qui
fera la lecture des saints Livres ? — Maura,
répondit le martyr, viens avec moi confesser ta
foi et recevoir la couronne. — Hélas !
dit Maura, je désirais vivement être avec toi,
mais je sentais de mauvaises pensées dans mon cœur. Tes paroles y font
rentrer le Saint-Esprit. — Va trouver
le président, reprend Timothée, et lui
reprocher le honteux rôle qu’il a voulu te faire jouer. — J’ai peur, mon frère Timothée : si j’allais manquer de
courage ! je suis si jeune ! je n’ai que dix-sept ans. — Espère en Notre Seigneur Jésus-Christ, répond
Timothée ; et, levant les yeux au ciel, il s’écrie : Seigneur, jetez les yeux sur votre servante Maura, et,
après nous avoir unis dans le mariage, ne nous séparez pas dans le combat.
La prière du martyr fut exaucée : la tremblante jeune femme n’eut plus peur :
elle supporta les plus cruels tourments ; elle eut de ces railleries
héroïques qui piquaient si fort les bourreaux. Les deux époux furent, l’un en
face de l’autre, attachés à des croix pour y mourir de faim, comme les
martyrs égyptiens dont parle Eusèbe.
On dit qu’ils y restèrent neuf jours avant d’expirer, s’exhortant
mutuellement à la constance. Maura conjurait son mari de ne point céder au
sommeil. Veillons, disait-elle, de peur que le Seigneur, nous surprenant endormis, ne s’irrite
contre nous ; veillons donc et demeurons en prière, afin qu’il nous trouve
sans cesse dans son attente et que l’ennemi ne vienne pas nous assaillir
jusque sur la croix... Réveille-toi,
mon frère, réveille-toi, car j’ai vu devant moi, comme dans une extase, un
homme tenant un vase rempli de lait et de miel, et cet homme me dit : Prends et bois. Je lui répondis : Qui es-tu ? — Un ange de Dieu, reprit-il, et je répliquai : Lève-toi
donc et prions. Il poursuivit : Je suis venu plein de pitié pour toi,
car tu as veillé jusqu’à la neuvième heure et tu as faim. Et je répondis :
Qui te fait parler ainsi et pourquoi t’émeus-tu de ma constance et de mon
jeûne ? Ne sais-tu pas qu’à ceux qui l’invoquent Dieu accorde même l’impossible
? Et comme je me mettais en prière il se détourna de moi ; je reconnus une
ruse de l’ennemi qui voulait nous attaquer jusque sur la croix, et le démon s’évanouit
aussitôt. Un autre apparut et me mena sur le bord d’un fleuve de lait et de
miel, en me disant : Bois. Et je répondis : Je te l’ai déjà dit,
je ne prendrai ni eau, ni toute autre boisson avant d’avoir goûté le breuvage
du Christ que me prépare la mort pour mon salut et l’immortalité de la vie
éternelle. Il se mit à boire ; à l’instant le fleuve se transforma et le
démon disparut[168]. Les paroles
que la tradition prête à l’héroïque jeune femme n’ont pu être écrites qu’à
une époque où l’on n’avait pas oublié les effets physiologiques du
crucifiement, aboli dès les premières années du règne de Constantin. Ce
sommeil d’épuisement contre lequel luttent les crucifiés, ces visions de
boissons douces et fraîches passant devant l’esprit de malheureux dévorés par
la soif ardente qui arracha à Notre Seigneur lui-même un cri d’angoisse[169], sont,
parait-il, des faits d’expérience en ces pays de l’Orient où le supplice de
la croix existe encore[170].
Dans cette universelle terreur, les fidèles, en bien des
provinces, quittaient leurs maisons et se réfugiaient dans la solitude, comme
nous l’avons vu faire dès l’année précédente à- ceux de Galatie. Le Pont est
une des régions où cette fuite est signalée avec quelque détail. La
persécution y était horrible. Les magistrats semblaient occupés à inventer
tous les jours de nouveaux supplices. Roseaux enfoncés sous les ongles, plomb
liquide versé sur le dos, entrailles déchirées, tels étaient les tourments
dans lesquels mouraient les chrétiens[171]. Parmi ceux qui
cherchèrent leur salut dans la fuite, furent le grand-père et la grand’mère
paternels de saint Basile et de saint Grégoire de Nysse. Ces époux chrétiens (nous connaissons seulement
le nom de la femme, Macrina) vivaient à Néocésarée, attentifs à
recueillir les traditions laissées par l’apôtre de la province, Grégoire le
Thaumaturge[172].
Quand ils se virent menacés, ils abandonnèrent la ville et, avec quelques
serviteurs, s’enfoncèrent dans les bois épais qui couvrent les montagnes du
Pont. Ils vécurent dans d’inaccessibles retraites pendant sept années ;
confiants en la
Providence, qui, aux heures d’extrême détresse, faisait
passer à portée de leurs flèches quelque cerf de la forêt, dont la chair les
nourrissait[173].
D’autres fugitifs poussèrent plus loin, et ne se crurent
en sûreté qu’après avoir franchi les limites de l’Empire. La Perse, l’Arménie, les
déserts de l’Arabie reçurent des chrétiens persécutés. Dans certains de ces
pays, animés contre Rome de haines séculaires, le fait d’être proscrits par
elle assurait un bon accueil aux émigrants. Les Barbares, ou les peuples de
civilisation différente auxquels l’orgueil romain donnait ce nom, tinrent à
honneur de les traiter généreusement et d’accorder à leur culte une entière
liberté[174].
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