Les dernières persécutions du troisième siècle

APPENDICE G — DÉCOUVERTE DES RELIQUES DE SAINT HYACINTHE.

 

 

Aux huitième et neuvième siècles, les Papes, comme je l’ai dit ailleurs[1], retirèrent des cimetières souterrains les reliques honorées d’un culte public : pour rappeler un seul exemple, une inscription, encore visible dans l’église de Sainte-Praxède, dit que le pape Pascal Ier y transporta, le 20 juillet 817, deux mille trois cents corps saints. Aussi les fouilles modernes, qui ont fait découvrir tant de sanctuaires historiques et d’inscriptions dédiées à des martyrs célèbres, n’ont-elles plus retrouvé ceux-ci dans leurs tombes primitives. Une exception doit être citée : le corps de saint Hyacinthe, martyrisé avec saint Protus sous Valérien, reposait encore, il y a quarante ans, au cimetière de Saint-Hermès, sur l’ancienne voie Salaria.

Le cimetière de Saint-Hermès est un des plus anciens de Rome. Son fondateur paraît un martyr de la persécution d’Hadrien[2] : c’est peut-être sur l’emplacement des thermes de son domaine que fut construite, dans les premières années du quatrième siècle, la vaste basilique souterraine encore existante[3]. Plusieurs martyrs reposèrent dans cette catacombe, qui porta aussi le nom de sainte Basilla[4]. Au quatrième siècle, le cubiculum des saints Protus et Hyacinthe était devenu inaccessible, soit que des éboulements se fussent produits, soit que la chambre funéraire eût été volontairement comblée par les fidèles pendant la dernière persécution[5]. Saint Damase la dégagea, fit creuser plusieurs autres chambres à l’entour, éclaira par un luminaire la crypte ainsi agrandie, et construisit un escalier afin de donner accès aux pèlerins. Deux inscriptions ont gardé le souvenir de ces travaux.

L’une rappelle le déblayement de la crypte :

EXTREMO TVMVLVS LATVIT SVB AGGERE MONTIS

HVNC DAMASVS MONSTRAT SERVAT QVOD MEMBRA PIORVM

TE PROTVM RETINET MELIOR SIBI REGIA COELI

SANGVINE PVRPVREO SEQVERIS YACINTHE PROBATVS

GERMANI PRATRES ANIMIS INGENTIBVS ANIBO

HIC VICTOR MERVIT PALMAM PRIOR ILLE CORONAM[6].

Le tombeau était caché sous un amas de terre. Damase découvre le lieu qui garde les corps des saints. Mais, plus beau séjour, le royaume des cieux te possède, ô Protus ! Et toi, Hyacinthe, tu l’y suis au prix de ton sang. Vous êtes tous deux frères par vos grandes âmes. L’un a le premier mérité la palme de la victoire, l’autre ensuite a gagné la couronne.

La seconde inscription rappelle la construction des escaliers, et donne le nom du prêtre chargé de diriger les travaux :

ASPICS DESCENSVM CERNES MIRABILE FACTVM

SANCTORVM MONVMENTA VIDES PATEFACTA SEPVLCHRIS

MARTYRIS HIC PROTI TVMVLVS IACET ATQVE IACINCTI

QVE CVM IAMDVDVM TEGERET MONS TERRA CALIGO

HOC THEODORVS OPVS CONSTRVXIT PRESBITER INSTANS

VT DOMINI PLEBEM OPERA MAIORA. TENERENT[7].

Regarde, tu verras une descente admirablement faite[8]. Tu peux contempler maintenant, découverts, les sépulcres des saints. Ici gît le tombeau de Protus et celui d’Hyacinthe. Lorsque, depuis longtemps déjà, les couvraient la montagne, la terre, les ténèbres, le prêtre Théodore a fait ces constructions, afin de donner un abri plus vaste au peuple de Dieu.

Une troisième inscription, de l’an 400, donne le nom d’un chrétien généreux, appelé Félix, qui, dans la dernière moitié du quatrième siècle, restaura le sanctuaire (laetificum renovans prima ab origine templum), c’est-à-dire soit l’oratoire construit à la surface du sol en l’honneur des martyrs, soit la crypte elle-même[9].

Telle est l’histoire de la chambre funéraire de Protus et Hyacinthe jusqu’à la fin du quatrième siècle. Par une singulière fortune, l’une des sépultures qu’il avait fallu découvrir et déterrer dès cette époque échappa aux recherches quand les Papes, quatre ou cinq siècles plus tard, se livrèrent dans les catacombes dévastées au sauvetage des corps saints. Les reliques de saint Protus furent alors transportées dans Rome : comme le souvenir des deux martyrs était inséparable, on s’accoutuma à croire que l’église ou les églises qui possédaient les reliques de l’un possédaient aussi celles de l’autre[10]. En réalité, saint Hyacinthe reposa jusqu’au milieu de notre siècle dans sa tombe inviolée. Le récit de la découverte de cette tombe expliquera une exception aussi singulière.

En 1845, le P. Marchi[11] dirigeait des fouilles dans la catacombe de Saint-Hermès. Le soir du vendredi saint, 21 mars, un des terrassiers vint le trouver, tenant à la main un papier sur lequel se lisaient ces mots :

DP. III. IDVS SEPTEBR. YACINTHVS MARTYR.

copiés d’après une pierre fermant un tombeau. Le savant jésuite, qui croyait avec tout le monde que les corps des deux martyrs avaient été transportés dans Rome, par conséquent que le tombeau d’Hyacinthe avait été ouvert, demeura fort surpris. Cependant il se rendit, deux jours après, dans le cubiculum où la découverte avait eu lieu, constata que le marbre était bien en place, que les mots copiés s’y lisaient, et que le sépulcre était clos. De plus, il ramassa parmi les décombres un fragment de dalle de marbre, portant cette épitaphe en caractères damasiens :

SEPVLCRVM PROTI M(artyris).

Le doute n’était plus possible : la chambre, comme l’indiquaient, du reste, les deux escaliers qui y menaient, le vaste luminaire qui l’éclairait, avait contenu les sépultures des célèbres martyrs : l’un d’eux y dormait encore.

Une question restait à résoudre : pourquoi, en retirant de la catacombe le corps de saint Protus, y laissa-t-on celui de saint Hyacinthe? La réponse devint facile quand, le 19 avril, le P. Marchi fut venu ouvrir le tombeau, accompagné du sacristain du Pape, de plusieurs dignitaires ecclésiastiques, et de quelques terrassiers. Une des restaurations faites dans la chapelle, soit au quatrième siècle, par le pape Damase, soit à la fin du cinquième, par le pape Symmaque[12], avait été un pavage entièrement nouveau, construit en tuf et en ciment : dans ce lieu humide, exposé par un luminaire à toute l’action des éléments, ce sol artificiel ne tarda pas à prendre la dureté de la pierre. Le tombeau de saint Hyacinthe avait été creusé dans la muraille, au niveau de la plus basse rangée des loculi. A l’origine, il était au-dessus du sol ; quand le nouveau pavage eut été superposé à l’ancien, le tombeau se trouva comme prisonnier, le niveau du sol arrivant maintenant au milieu de son ouverture, et le fermant à moitié. Pour enlever la plaque de marbre qui closait la bouche du loculus, il eût fallu briser une partie de ce pavage devenu si dur : or, comme le tuf dans lequel cette chapelle est creusée n’a aucune consistance, il était évident qu’une fois ce soutien enlevé et le tombeau ouvert, tout un côté de la muraille devait s’écrouler. Cela arriva, en effet, quand le P. Marchi eut fait l’ouverture : au bout de quelques jours l’éboulement eut lieu : la chambre n’est plus aujourd’hui qu’un amas de ruines. Évidemment, la crainte d’un tel désastre avait empêché d’ouvrir le tombeau de saint Hyacinthe en même temps que celui de saint Protus, qui occupait probablement une place plus favorable.

Le tombeau nouvellement découvert était une toute petite niche, qui ne correspondait pas aux dimensions de la pierre de forme oblongue, semblable à celle des loculi ordinaires, par laquelle il était fermé. Un corps entier n’eût pu y être inhumé. A première vue, cette cavité parut ne contenir que de la boue. Les assistants purent craindre que tant de surprise et d’espérances n’aboutissent à une déception. Le P. Marchi les rassura : il expliqua que, toutes les fois que l’eau de pluie pénétrait par un luminaire, elle entraînait des parties considérables du sol extérieur : une boue liquide finissait ainsi par s’insinuer dans les tombes ouvertes au niveau du pavé : mais, si elle dissolvait les ossements mous et encore peu formés des enfants, elle était sans action sur ceux d’un homme fait, comme saint Hyacinthe. Ln effet, l’explorateur, dégageant avec un roseau la couche de boue qui remplissait la niche, découvrit bientôt quelques cendres, mêlées d’ossements qui tous paraissaient avoir subi l’action du feu. Un subtil parfum d’essence de roses s’en exhalait encore après tant de siècles[13].

Quand ces reliques eurent été transportées dans le palais du Pape et examinées en pleine lumière, le P. Marchi remarqua, mêlés à la terre et aux ossements, quelques fils d’or entrelacés. Il les recueillit, et les soumit à l’examen d’un professeur de sciences naturelles, qui déclara que le corps avait été enveloppé dans une étoffe précieuse, soit drap d’or, soit toile ou soie brodée d’or, il ne pouvait décider lequel, le tissu ayant péri et quelques fils d’or seuls ayant été conservés. Dans beaucoup de tombes des cimetières souterrains ont été ainsi trouvés de fragments d’étoffe d’or, soit le vêtement du mort, soit le linceul où il avait été enseveli[14]. Boldetti cite une sépulture, probablement de martyr, où tous les os étaient intacts, à l’exception du crâne, brisé, auquel adhéraient quelques morceaux de drap d’or[15]. On sait que sainte Cécile fut ensevelie dans une robe tissue d’or[16]. M. de Rossi assista, en 1853, à l’ouverture d’un sarcophage chrétien, vers le quatrième mille de la voie Appienne : sur le squelette étendu et bien conservé d’une femme brillaient des morceaux d’étoffe d’or, et des franges de même matière tombées de l’extrémité de la ceinture ou du bord du vêtement[17] : une grande éponge, imbibée de sang, était placée sous la tête, ce qui fait penser à M. de Rossi que cette défunte, vêtue d’or, était une martyre[18]. Le même archéologue découvrit, dans une chambre ornée de peintures[19], au cimetière de Prétextat, un arcosolium soigneusement dissimulé derrière une muraille élevée sans doute au moment des invasions barbares : quand la muraille fut tombée, on vit apparaître un tombeau tout revêtu de marbre à l’intérieur, et dont la mensa pouvait se lever au moyen de grands anneaux de bronze : deux corps y étaient renfermés, vêtus l’un de toile d’or et l’autre d’étoffe de pourpre, — peut-être deux martyrs inconnus, dont une grossière construction avait aussi caché et préservé les restes[20].

Une autre circonstance de la sépulture de saint Hyacinthe reste à expliquer. Le tombeau du martyr est un simple trou, creusé presque au niveau du sol, dans la chambre funéraire. Comment les premiers fossores ne songèrent-ils pas à lui donner des dimensions plus convenables et une place plus digne? L’explication de cette apparente négligence est dans la date même du martyre. Valérien, nous l’avons dit, est le premier persécuteur qui ait interdit aux chrétiens l’entrée des cimetières sous peine de mort. On comprend que des fidèles, s’introduisant en secret dans une catacombe, porteurs de quelques ossements et de quelques cendres ramassés dans le bûcher, aient enfoui à la hâte, dans une cavité rapidement creusée, ce précieux dépôt. Cependant une seconde question se pose. Comment, après la persécution, et particulièrement a l’époque où le sol de la crypte fut exhaussé au point de recouvrir presque entièrement le tombeau d’Hyacinthe, ne songea-t-on point à transférer les reliques de ce saint dans un lieu plus convenable? Il est évident, répond M. de Rossi, que même dans des circonstances si exceptionnelles on n’osa pas changer le lieu de la sépulture. Cet exemple montre mieux que tout autre quel fut le scrupule des premiers fidèles, qui craignaient de troubler de quelque manière le repos des saints, cineres sanctos vexare piorum[21]. Et quand, plus tard, ce scrupule ayant cessé, on transporta des tombes primitives jusque dans Rome les corps des martyrs, ce qui restait de celui d’Hyacinthe demeura oublié, le tombeau restant presque entièrement caché par l’exhaussement du sol de la crypte.

 

 

 



[1] Cf. Rome souterraine, p. 161-162.

[2] Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2e édit., p. 214-217.

[3] Marchi, Monumenti delle arte cristiana primitive, p. 192 et suiv. ; Armellini, Antichi cimiteri cristiani di Roma, p. 87.

[4] De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 176.

[5] Ibid., p. 213.

[6] Inscr. christ. urbis Romæ, t. II, p. 30, 104.

[7] Inscr. christ. urbis Romæ, p. 108. — La moitié du marbre original, contenant la seconde moitié de chacun des vers, a été retrouvée. Le caractère est de la calligraphie damasienne avec certaines imperfections dénotant la main d’un apprenti de Philocalus plutôt que celle du maître lui-même. Le nom du martyr, à la fin du troisième vers, est écrit YACHINTI, conformément à la prononciation vulgaire, laquelle donna plus tard naissance à une orthographe plus barbare encore, YAQVINTI. Bull. di arch. crist., 1894, p. 23, 32-34.

[8] Cet escalier a été retrouvé par la commission d’archéologie sacrée. Il avait été orné, au sixième siècle, d’une peinture représentant Jésus-Christ entre les saints Protus et Hyacinthe (Bull. di arch. crist., 1894, p. 23). Un autre escalier plus étroit, et moins proche de la chambre sépulcrale, a été aussi déblayé : il est voisin d’un cubiculum orné de mosaïques du cinquième siècle, représentant des sujets bibliques : c’est le caveau funéraire d’un simple fidèle, qui avait sans doute désiré reposer à peu de distance de celui des martyrs (ibid., p. 27).

[9] Bull. di arch. crist., 1894, p. 23-25.

[10] Voir Rome souterraine, p. 530-531.

[11] Marchi, Monumenti delle acte cristiani primitive, p. 288 et suiv.

[12] Liber Pontificalis, Symmachus ; éd. Duchesne, t. I, p. 261. Voir l’inscription commémorative mise par ce Pape, ibid., note 18, p. 266.

[13] Bull. di arch. crist., 1894, p. 28.

[14] De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 597.

[15] Boldetti, Osservazioni sopra i cimiteri, p. 300.

[16] Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2e édit., p. 436.

[17] Roma sotterranea, t. II, p. 125.

[18] Bullettino di archeologia cristiana, 1873, p. 96.

[19] Sur ce cubiculum, voir Rome souterraine, p. 216.

[20] Roma sotterranea, t. I, p. 169 ; Bullettino di archeologia cristiana, 1872, p. 66, 67. Cf. Rome souterraine, p. 236.

[21] Bull. di arch. crist., 1894, p. 30.