Les dernières persécutions du troisième siècle

APPENDICE C — QUE SAINT SIXTE N’A PAS ÉTÉ CRUCIFIÉ.

 

 

Fore hoc sacerdos dixerat

Jam Xystus adfixus cruci

Laurentium flentem videns

Crucis sub ipso stipite :

Desiste discessu meo

Fletum dolenter fundere ;

Praecedo, frater, tu quoque

Post hoc sequeris triduum[1].

Le prêtre Sixte, déjà attaché à la croix, et voyant Laurent pleurer au pied de cette croix, le lui avait prédit :

Cesse de verser des larmes sur mon départ ; je te précède, frère, et tu me suivras après trois jours.

Ce passage de Prudence a donné lieu à une controverse. On y a vu la preuve que saint Sixte avait été crucifié. Les martyrologes, écrit Tillemont, les Actes de saint Laurent, qui n’ont point d’autorité, le pontifical de Bollandus, qu’on croit être du sixième siècle et qui est plein de fautes, disent que saint Sixte fut décapité, au lieu que Prudence dit qu’il fut attaché à la croix. Saint Cyprien se sert du mot animadversus, qui signifie assez souvent être décapité, d’autant que c’était le supplice ordinaire ; mais cela n’empêche pas qu’il ne se puisse appliquer à toute sorte de dernier supplice, et qu’ainsi on ne le doive expliquer parce que Prudence dit deux fois positivement que saint Sixte fut crucifié[2].

Tillemont se trompe en faisant dépendre des Actes suspects de saint Laurent le récit de la décapitation de saint Sixte. La notice du Liber Pontificalis sur ce pape dit : Capite truncatus est, et cum eo alii sex diaconi, Felicissimus et Agapitus, Januarius, Magnus, Vincentius et Stephanus[3] ; or cette notice est indépendante des Actes de saint Laurent, qui ne nomment point les quatre derniers compagnons de saint Sixte[4], et en diffèrent sur d’autres points encore[5] : elle est ou plus ancienne que ces Actes, ou écrite à une époque où ils n’avaient point encore acquis d’autorité[6].

L’histoire du martyre de saint Sixte est aujourd’hui bien connue. Nous avons montré que la persécution de Valérien fut toute politique. Ce prince reconnaissait dans l’Église une société organisée, prospère, et cherchait à l’anéantir. Pour atteindre ce but, deux moyens s’offraient à son esprit : frapper les chefs, interdire les assemblées. L’édit de 257 interdit aux chrétiens de se réunir dans les cimetières, près des tombeaux des martyrs, comme ils avaient coutume de faire en certains jours. L’édit de 258 prononça la peine capitale contre les évêques, prêtres .et diacres, ordonnant qu’aussitôt arrêtés, ils seraient exécutés sur le champ, in continenti animadvertantur[7]. En vertu de cette double ordonnance, Sixte, surpris dans une chambre du cimetière de Prétextat, où, assis dans la chaire épiscopale, il enseignait un petit groupe de fidèles, fut décapité en ce lieu même. Sachez, écrit saint Cyprien, que le huit des ides d’août Sixte fut décapité dans le cimetière, Xistum in cimeterio animadversum sciatis octava iduum augustarum die[8]. Tillemont reconnaît que le mot animadversus, employé par l’évêque de Carthage, a dans la langue du troisième siècle le sens habituel de décapiter[9]. Saint Cyprien était certainement bien in-formé, car il entretenait d’étroites et fréquentes relations avec le clergé romain, et un messager fut envoyé de Rome pour lui annoncer la mort de saint Sixte[10].

La tradition monumentale confirme son témoignage. Une petite basilique avait été construite au-dessus du cimetière de Prétextat, à l’endroit ubi decollatus est Xystus : elle était encore visitée par les pèlerins des septième et huitième siècles[11]. Deux des membres du clergé qui furent immolés avec saint Sixte, Felicissimus et Agapitus, ont été enterrés dans le cimetière de Prétextat, où M. de Rossi lut leurs noms en 1851 [12], et où leur tombeau a été depuis découvert[13]. Le corps du Pape martyr fut transporté dans le caveau pontifical, au cimetière de Calliste ; la chaire teinte de sang y fut apportée en même temps[14]. Là, saint Damase fit poser une inscription que nous a conservée le recueil de ses. œuvres, et dont quelques fragments ont été retrouvés par M. de Rossi. Elle raconté que, pour sauver le peuple surpris avec lui dans le cimetière, le pontife offrit le premier sa tête au bourreau :

TEMPORE QVO GLADIVS SECVIT PIA VISCERA MATRIS

HIC POSITVS RECTOR COELESTIA IVSSA DOCEBAM

ADVENIVNT SVBITO RAPIVNT QVI FORTE SEDENTEM

MILITIBVS MISSIS POPVLI TVNC COLLA DEDERE

MOX VBI COGNOVIT SENIOR QVIS TOLLERE VELLET

PALMAM SEQVE SVVMQVE CAPVT PRIOR OBTVLIT IPSE

IMPATIENS FERITAS POSSET NE LAEDERE QVEMQVAM

OSTENDIT CHRISTVS REDDIT QVI PRAEMIA VITAE

PASTORIS MERITVM NVMERVM GREGIS IPSE TVETVR[15].

Au temps où l’épée déchira les entrailles sacrées de la mère, moi, le pasteur enterré ici, j’enseignais les commandements du ciel. On arrive tout à coup, on me saisit assis dans ma chaire. Des soldats avaient été envoyés : le peuple tendit le cou à leur glaive. Le vieillard vit bientôt qui désirait recevoir à sa place la palme. du martyre. Il fut le premier à s’offrir et à livrer sa tête, afin que l’impatiente fureur des ennemis n’atteignît aucun autre. Le Christ, qui donne en récompense la vie éternelle, manifeste le mérite du pasteur, et prend soin lui-même du troupeau.

Le sixième vers, SEQVE SVVMQVE CAPVT PRIOR OBTVLIT IPSE, est une allusion évidente à la décapitation de saint Sixte. Loin de s’appuyer sur des documents peu dignes de foi, comme le pense Tillemont, l’opinion qui veut que le Pape ait été décapité a donc pour elle l’appui des monuments : les Actes suspects de saint Laurent, bien postérieurs à Damase, ne sont pas la source où elle est puisée, car précisément ils racontent que Sixte fut supplicié devant le temple de Mars, près de la porte Appia[16], ce que contredisent à la fois la lettre de saint Cyprien et la tradition monumentale. M. de Rossi a donc raison de dire que en présence de si graves autorités, celle de Prudence, unique, et affaiblie par d’autres erreurs matérielles qui se rencontrent dans les hymnes du Peri Stephanôn, perd le poids dont, au siècle dernier, elle avait pesé dans la balance des critiques[17].

Je ne puis m’empêcher, cependant, de trouver M. de Rossi trop sévère. Il prend à la lettre, comme Tillemont, l’assertion de Prudence. Même entendue ainsi, elle pourrait peut-être se défendre : un monument découvert par M. de Rossi lui-même, le bas-relief de la basilique souterraine de Pétronille représentant le martyre d’ACILEVS (Achillée), montre une combinaison curieuse de la croix et de la jugulatio : le condamné à la décapitation est attaché à un poteau en forme de croix[18]. Mais je suis plutôt disposé à voir dans l’expression employée par Prudence une métaphore poétique. La croix est ainsi le synonyme de supplice en général, non l’indication exacte d’un genre particulier de supplice. Elle est nommée avec ce sens dans l’éloge métrique composé par Damase en l’honneur des deux compagnons du martyre de saint Sixte, enterrés au cimetière de Prétextat, Agapitus et Felicissimus :

ASPICE ET HIC TVMVLVS RETINET COELESTIA MEMBRA

SANCTORUM SVBITO RAPVIT QVOS REGIA COELI

HI CRVCIS INVICTAE COMITES PARITERQVE MINISTRI

RECTORIS SANCTI MERITVM FIDEMQVE SECVTI

AETHERIAS PETIERE DOMOS REGNAQVE PIORVM

VNICA IN HIS GAVDET ROMANAE GLORIA PLEBIS

QVOD DVCE TVNC XYSTO CHRISTI MERVERE TRIVMPHOS[19].

Regardez : ce tombeau garde les célestes membres des saints que ravit tout à coup la cour du ciel. Ces compagnons de sa croix invincible en même temps que ses diacres, partageant le mérite et la foi de leur chef, ont gagné les demeures d’en haut et le royaume des élus. Le peuple de Rome est heureux et fier de ce qu’ils ont mérité de triompher avec le Christ, sous la conduite de Sixte.

Rapprochant leur martyre de celui de ce Pape, Damase les appelle les compagnons de sa croix invincible en même temps que ses diacres, HI CRVCIS INVICTAE COMITES PARITERQVE MINISTRI. Dans la pensée de Damase, qui a raconté ailleurs la décollation de saint Sixte, SEQVE SVVMQVE CAPVT PRIOR OBTVLIT IPSE, les termes employés par lui ne veulent pas dire que Felicissimus et Agapitus aient été crucifiés en même temps que leur chef, mais seulement qu’ils ont partagé son supplice, métaphoriquement désigné par le mot de croix.

 

 

 



[1] Prudence, Peri Stephanon, II, 21-28.

[2] Tillemont, Mémoires, t. IV, note I sur saint Sixte.

[3] Liber Pontificalis, Xystus II ; Duchesne, t. I, p. 155.

[4] Ibid., introduction, p. XCVII.

[5] Ibid., p. 156, note 6.

[6] Ibid., p. XCVIII.

[7] Saint Cyprien, Ép. 80.

[8] Saint Cyprien, l. c.

[9] Cf. ictus solitæ animadversionis, dans Pontius, Vita S. Cypriani, 12 ; Ruinart, p. 211.

[10] Ibid., 14 ; Ruinart, p. 212.

[11] De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 181, 247 ; t. II, p. 89.

[12] Bullettino di archeologia cristiana, 1863, p. 4.

[13] Ibid., 1870, p. 42 ; 1872, p. 74 ; 1874, p. 35 ; Armellini, Scoperta d’un graffito storico nel cimiterio di Pretestato, Rome, 1874 ; Antichi cimiteri cristiani di Roma, 1884, p. 370.

[14] Ce fait est raconté par la Passion de saint Étienne (Acta SS., août, t. I, p. 143 et suiv.), où plusieurs des détails du martyre de Sixte II sont transportés à son prédécesseur, comme l’a démontré M. de Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 80-87. — Cujus corpus sepelierunt in eadem crypta cura ipsa sede ubi adstans sanguis ejus effusus est, in loco qui appellatur hodie cœmeterium Callisti, ubi requiescit in pace, dit la Passion précitée, § 21.

[15] De Rossi, Inscriptiones christianæ, t. II, p. 108 ; Roma sotterranea, t. II, pl. II, n° 2.

[16] Cf. Jordan, Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II, p. 110.

[17] Roma sotterranea, t. II, p. 91.

[18] Bullettino di archeologia cristiana,1875, pl. IV. Cf. Duchesne, le Liber Pontificalis, t. I, p. 156, note 9.

[19] Mai, Script. vet., t. V, p. 377, 4 ; De Rossi, Inscriptiones christianæ, t. II, p. 66 ; Roma sotterranea, t. II, p. 94.