Les dernières persécutions du troisième siècle

APPENDICE A — LE TOMBEAU DE SAINT CORNEILLE.

 

 

Le cimetière de Saint-Calliste, à un mille de Rome, sur la voie Appienne, se compose de plusieurs groupes d’excavations parfaitement séparés, ayant chacun son histoire, et dont il est facile de retrouver les limites respectives, bien qu’ils aient fini par être mis en communication les uns avec les autres et par former un seul tout. L’un de ces hypogées ou areæ, marqué III sur le plan qui accompagne la Rome souterraine française, fut donné à l’Église vers la fin du second siècle par la noble famille des Cæcilii : il contient le tombeau de sainte Cécile et, dans une chambre voisine, ceux des Papes du troisième siècle. Une autre area, marquée I sur le même plan, est située assez loin de celle-ci, tout au bord de la voie Appienne : soixante mètres environ les séparent, formant en réalité une distance beaucoup plus grande, à cause des galeries ajoutées tardivement pour relier les deux hypogées[1]. Les documents anciens donnent à cette area le nom de crypte de Lucine[2]. La chrétienne à laquelle en est due la fondation vivait probablement aux confins de l’âge apostolique, et semble devoir être identifiée avec Pomponia Græcina, dont nous avons raconté ailleurs, d’après Tacite[3], la mystérieuse histoire[4]. Le style des inscriptions et surtout des peintures remonte à la période la plus ancienne de l’art et de l’épigraphie des catacombes[5].

Dans cette crypte fut inhumé saint Corneille, à part de ses collègues qui reposaient dans un caveau sépulcral de l’area cécilienne[6]. Ses Actes disent que Lucine, — probablement descendante ou héritière de la fondatrice de l’hypogée, — l’enterra in agrum suum in crypta in cœmeterio Callisti[7] ; d’anciens manuscrits des Actes corrigent ce que ces derniers mots ont de contradictoire, et mettent juxta cœmeterium Callisti[8]. Cette version est suivie par le Liber Pontificalis, qui relate ainsi la sépulture de Corneille : Cujus corpus nocte collegit beata Lucina et sepelivit in crypta juxta cymiterium Callisti via Appia in prædio suo[9]. Quand saint Corneille fut enterré, la crypte où l’on déposa sa dépouille mortelle était séparée du cimetière de Calliste et appartenait à un hypogée particulier situé dans le domaine de Lucine, écrit M. de Rossi, commentant ce texte[10]. Le savant éditeur du Liber Pontificalis, M. l’abbé Duchesne, s’exprime de même : La région cimitériale à laquelle appartient la crypte de Lucine est, dit-il, voisine mais distincte de ce que l’on appelle à proprement parler le cimetière de Calliste, où se trouve la chambre funéraire des Papes. L’expression juxta cymiterium Callisti est donc parfaitement justifiée[11].

La singularité de cette sépulture papale, placée loin de toutes les autres, a certainement un motif. Sur les marbres de l’hypogée de Lucine se. lisent les noms d’illustres races romaines, des Annii, descendants des Antonins, alliés aux Attici, aux Pomponii, aux Bassi, des Maximi, des Cæcilii, des Emilii, des Salonini, alliés entre eux et avec les Cornelii[12] ; soit dans la crypte même, soit dans les régions voisines, a été trouvée l’épitaphe d’une Cornelia Pudentiana[13]. La pensée d’une relation étroite entre ces familles et saint Corneille vient naturellement à l’esprit. Seul de tous les Papes du premier siècle, il porte un nom patricien : ce nom est représenté dans l’hypogée où il repose. C’est peut-être à titre héréditaire, c’est au moins à titre de parent, d’allié ou de client qu’il y eut son tombeau. Et ici je croirai à un lien de parenté plutôt que de clientèle ; si Corneille n’avait été qu’un protégé ou un, affranchi de la famille à laquelle appartenait l’hypogée fondé par la première Lucine, probablement cette famille n’eût pas songé à disputer ses restes au caveau épiscopal : il faut qu’elle ait reconnu dans le Pape un des siens à tous les points de vue, pour avoir tenu à l’inhumer, contrairement à l’usage de l’Église romaine, parmi les clarissimes dont les noms font de la crypte de Lucine un véritable cimetière aristocratique.

Saint Corneille était mort à Civita Vecchia, au mois de juin 253[14]. Son corps fut apporté à Rome : le jour de la translation, 14 septembre, est connu ; mais on ignore l’année précise où elle eut lieu[15]. Des travaux considérables furent faits dans la crypte pour le recevoir. La galerie déjà creusée, et en partie remplie de loculi, où on lui destinait une place, fut considérablement approfondie[16] : on l’élargit à l’endroit choisi pour la sépulture, et l’on tailla de côté, au niveau du sol, une vaste niche carrée, revêtue intérieurement d’un beau stuc blanc, et assez vaste pour contenir le sarcophage du pontife[17].

Une épaisse et large tablette de marbre, sur laquelle se lit son épitaphe, fut peut-être posée d’abord à plat sur le sarcophage : on verra plus loin qu’elle semble avoir été ensuite dressée pour fermer la cavité de la niche, où elle s’adapte exactement. Ce marbre a été découvert en 1849 par M. de Rossi. Dans la vigne sous laquelle s’étend la catacombe, le savant archéologue, alors au début des études qui devaient illustrer son nom, rencontra un large morceau de marbre, sur lequel on distinguait encore la partie supérieure de la lettre R, suivie des lettres entières... NELIVS MARTYR. La vigne ayant été achetée par le pape Pie IX, des fouilles y furent aussitôt commencées : en 1852, elles firent découvrir, dans une galerie de la crypté de Lucine, l’autre moitié de la plaque de marbre trouvée trois ans auparavant. On la ramassa au pied du tombeau même auquel elle avait primitivement servi de fermeture. Elle contenait la partie inférieure de la lettre R, précédée des lettres C 0, et, au-dessous, les deux lettres E P. Rapprochés, les deux fragments ont donné l’épitaphe entière du pape saint Corneille, en caractères de la seconde moitié du troisième siècle :

CORNELIVS. MARTYR.

EP.[18]

L’emploi du latin dans l’épitaphe d’un Pape du troisième siècle est encore une des singularités de la sépulture de Corneille. Le grec était la langue officielle de l’Église primitive. Le latin, dit Cicéron, est enfermé dans d’étroites limites : le grec est répandu partout[19]. Tant que la philosophie romaine demeura une chose aristocratique, une science de luxe, elle s’exprima en latin : témoin Cicéron avant notre ère, Sénèque encore au premier siècle. Quand, sous les Antonins, elle aspira à devenir universelle, avec Musonius Rufus, Fronton, Marc-Aurèle, Épictète, elle se mit à parler grec[20]. Le christianisme, lui, dès le commencement s’adressa à tous, et non à quelques privilégiés seulement ; aussi adopta-t-il tout de suite la langue universelle des peuples civilisés. L’Évangile de saint Marc, composé à Rome et pour l’usage des Romains, fut rédigé en grec. Au second et au troisième siècle, les Pères occidentaux écrivent ou enseignent en grec. Même après que Minucius Félix et Tertullien ont commencé la littérature chrétienne latine, le grec domine longtemps encore dans l’Église de Rome. Dans les plus anciennes régions des catacombes, les épitaphes grecques dépassent en nombre les latines[21] : au milieu du troisième siècle, on rencontre à peu près autant des unes que des autres[22] ; jusqu’à la paix de l’Église, l’usage ancien continua d’être observé pour les inscriptions funéraires des Papes, qui sont toutes en grec[23]. Celle de Corneille fait seule exception : cette circonstance vient appuyer l’hypothèse que nous avons émise au sujet de la noblesse du Pape. La famille illustre à laquelle paraît avoir appartenu Corneille voulut peut-être conserver dans la rédaction de son épitaphe la langue des vieilles races patriciennes de préférence à la langue officielle de l’Église.

A une date difficile à déterminer, il devint nécessaire de fermer la cavité de la niche, pour assurer la solidité des murailles : c’est sans doute alors que fut construit devant le sarcophage un parapet, primitivement revêtu de stuc, et que, dans le vide laissé au-dessus, fut dressée la plaque de marbre où se lit le nom de Corneille[24]. La célébration du saint sacrifice sur le tombeau même, comme c’était l’usage dans les cryptes consacrées à la sépulture des martyrs[25], fut rendue impossible par la clôture de la niche : à ce moment peut être attribuée la construction, à droite du sépulcre, d’une sorte de pilier rond détaché du mur et s’élevant à peu près jusqu’à hauteur d’appui[26]. Il n’est pas formé du roc lui-même ménagé en avant de la muraille et taillé en forme circulaire, comme d’autres piliers contemporains de tombes qu’ils ornent[27] : c’est un bloc de maçonnerie, que recouvre un ciment grossier. Peut-être a-t-il servi de support à une table d’autel, mena, sur laquelle la messe était célébrée[28].

Quand le sacrifice divin n’était pas offert, le pilier servait probablement à un autre usage, auquel étaient destinées le plus souvent ces colonnes tronquées placées devant les sépultures illustres : on y posait des vases larges et bas, remplis d’huile et de parfums précieux, — liquides odor, dit Prudence[29], — dans lesquels nageaient de petits morceaux de papier allumés comme nos veilleuses[30] ; l’huile parfumée qui brillait ainsi devant les reliques des saints était recueillie pieusement par les pèlerins, et considérée comme étant elle-même une relique[31]. Dans le catalogue des huiles ainsi recueillies par l’abbé Jean pour la reine lombarde Théodelinde figure l’huile de saint Corneille, ex oleo S. Cornelii[32] : elle avait peut-être été puisée à cette place même dans un vase dont les débris, couverts encore d’une substance grasse, furent retrouvés au milieu des décombres quand on déblaya le caveau[33].

La chapelle funéraire de saint Corneille fut à diverses époques l’objet de travaux de consolidation et d’embellissement. Quand la paix de l’Église y eut fait affluer les pèlerins, le pape saint Damase (366-384) construisit un escalier qui en rendait l’accès plus facile, et ouvrit un luminaire d’où le jour descendait à flots sur le tombeau ; ces travaux sont rappelés dans une inscription métrique, dont quelques. fragments ont été retrouvés adhérents à la muraille au-dessus de l’épitaphe de Corneille : M. de Rossi a très ingénieusement restitué le sens du petit poème damasien[34]. D’autres travaux, dus peut-être au successeur de Damase, le pape Sirice (384-398), paraissent avoir été rappelés par une inscription appliquée sur le parapet du tombeau[35]. Quand, à partir du huitième siècle, l’état de ruine et de dévastation des catacombes obligea les Papes à en retirer les corps saints pour les transporter dans les églises de Rome[36], la sépulture de Corneille, privée de ses reliques, ne fut pas tout de suite délaissée. Le Liber Pontificalis dit que le pape Léon III (795-815) renouvela le cimetière du bienheureux Sixte et de Corneille sur la voie Appienne[37]. A son pontificat peuvent être attribuées les peintures de style romano-byzantin, représentant d’un côté saint Corneille et saint Cyprien, de l’autre saint Sixte et probablement saint Optat, qui se voient encore à droite et à gauche de la niche sépulcrale[38]. Des noms de prêtres et de diacres, écrits sur l’image de saint Corneille[39], près du pilier qui servit d’autel, montrent qu’au neuvième siècle on priait encore devant le tombeau vide, et probablement on célébrait en ce lieu les saints mystères. Mais après cette époque le tombeau de saint Corneille n’est plus nommé dans aucun document, jusqu’au jour où M. de Rossi en retrouva le chemin.

 

 

 



[1] Marquées XIV sur le plan : sur ces galeries, qui forment un véritable labyrinthe, voir Rome souterraine, p. 259.

[2] De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 314, 315.

[3] Tacite, Annales, XIII, 32.

[4] Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2e édit., p. 26-28 ; et De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 319 ; t. II, p. 282, 360 et suiv. ; et Rome souterraine, p. 183-186.

[5] Rome souterraine, t. I, p. 320 et suiv. ; 340 et suiv. ; 346-351.

[6] Sur le caveau pontifical, voir Roma sotterranea, t. II, p. 13-107 ; cf. Rome souterraine, p. 192-223.

[7] Acta SS., septembre, t. IV, p. 145.

[8] Georgi, Adonis martyrologium, p. 472 ; cf. Roma sotterranea, t. I, p. 276.

[9] Liber Pontificalis, Cornelius ; éd. Duchesne, t. I, p. 151.

[10] Roma sotterranea, t. I, p. 276.

[11] Duchesne, le Liber Pontificalis, t. I, p. 152, note 14.

[12] Roma sotterranea, t. I, p. 309-320.

[13] Ibid., p. 312.

[14] Le Catalogue libérien assigne au pontificat de Corneille une durée de deux ans, trois mois, dix jours, et il résulte des lettres de saint Cyprien que le Pape avait été élu au commencement du printemps de 251, vers le mois de mars.

[15] La date du 14 septembre (XVIII kal. octobr.) est établie par tous les documents liturgiques romains, depuis le calendrier du martyrologe hiéronymien, et même depuis la Depositio martyrum philocalienne, car on ne peut guère douter que, dans son texte primitif, elle n’ait contenu à ce jour le nom de Cornelius. Ce n’est pas la date de la mort de Cornelius, car il mourut au mois de juin, mais probablement celle de sa translation de Centumcellæ à Rome, qui parait avoir eu lieu vers la fin du troisième siècle. Duchesne, le Liber Pontificalis, t. I, p. 152, note 14.

[16] De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 286 et pl. II, III.

[17] Ibid., p. 281.

[18] Roma sotterranea, t. I, p. 277-279 et pl. IV ; cf. Rome souterraine, p. 175-176.

[19] Cicéron, Pro Archia, 10.

[20] Cf. Boissier, la Religion romaine, d’Auguste aux Antonins, t. II, p. 116.

[21] Titulis, in antiquioribus hypogæis qui frequentissimi sunt... græcarum litterarum usus in iis adeo creber, ut nonnunquam græcæ inscriptions latinas numero vel æquent vel vincant. De Rossi, Inscriptiones christianæ urbis Romæ, t. I, p. CX.

[22] Roma sotterranea, t. II, p. 250, 288, 308 ; t. III, p. 96, 102, 106, 110, 123, 132, etc.

[23] Ibid., t. II, pl. I, II, III ; t. III, p. 115. Cf. Rome souterraine, p. 200-208 et pl. XIV, XV.

[24] Roma sotterranea, t. I, p. 284, 285, 287.

[25] Rome souterraine, p. 554-557.

[26] Roma sotterranea, t. I, pl. II, V. Cf. Rome souterraine, p. 270, et pl. XVI.

[27] Roma sotterranea, t. I, p. 284.

[28] Quarante personnes environ pouvaient y assister dans les galeries voisines.

[29] Prudence, Cathemerinon, X, 171, 172.

[30] Ibid., V, 643, 644.

Et de languidulis fota natatibus

Lucem perspicuo flamma jacit vitro.

Un commentateur explique ainsi ces paroles : fota (nutrita) natatibus, natatus dicitur olei, in quo papyrus natal (Prudence, éd. Arevalo, p. 295).

[31] Ces huiles étaient ordinairement recueillies et conservées par les pèlerins dans de petites fioles de verre, parfois ornées de ligures, comme on en voit encore dans le trésor de la basilique de Monza ; Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, v° Huiles saintes ; Garrucci, Storia dell’arte cristiana, pl. CCCXXXII, CCCXXXIII. Les chrétiens d’Égypte se servaient habituellement pour le même usage de petits vases en terre cuite, sur lesquels était gravé ou écrit à l’encre le nom du saint devant le tombeau duquel l’huile avait été recueillie ; Bullettino di archeologia cristiana, 1866, p. 72 ; 1869, p. 31, 32, 46 ; 1872, p. 25-30 ; Roma sotterranea, t. III, p. 505-506.

[32] Roma sotterranea, t. I, p. 180, col. II.

[33] Ibid., p. 283. M. de Rossi a vu dans diverses catacombes soit le fond même, soit au moins l’empreinte de semblables vases, sortes de grandes tasses à fond plat, en verre ou en marbre mince et poli. Ibid., p. 282 ; Bullettino di archeologia cristiana, 1874, p. 30. Dans une chambre de l’étage supérieur de la région sépulcrale qui joint le cimetière de Sotère à celui de Calliste, M. de Rossi a trouvé sur un pilier rond le fond encore adhèrent d’une grande tasse en verre. Roma sotterranea, t. III, p. 183.

[34] Roma sotterranea, t. I, p. 287-291 , et pl. IV. Cf. Rome souterraine, p. 263-265.

[35] Roma sotterranea, t. I, p. 292-294, et pl. IV ; Rome souterraine, p. 265-267.

[36] Cf. Rome souterraine, p. 161.

[37] Renovavit cœmeterium beati Xysti atque Cornelii via Appia. Liber Pontificalis, Leo III, § IV.

[38] Roma sotterranea, t. I, p. 293-304, et pl. VI, VII ; Rome souterraine, p. 267-270, et pl. I.

[39] Ser(gius) pres(byter), Benedictus prb., Ancitala prb., Kiprianus diaconus, Leo prb., Theodorus prb., Joannes prb., Stefanus prb., Leo prb., Petrus prb. Roma sotterranea, t. I, pl. VI ; Rome souterraine, pl. I.