HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

LIVRE V. — (1076-1077.)

 

 

Confiance du pontife. - Ses nombreux partisans en Italie. Attachement que lui montre l’impératrice Agnès. - Lettre de Grégoire VII aux grands du royaume teutonique. - Troubles dans les Églises d’Allemagne. - Scission de plusieurs évêques. - Efforts de Henri pour apaiser les nouveaux soulèvements de la Saxe. - Plusieurs princes saxons remis en liberté. - Mort de Guillaume, évêque d’Utrecht. - Une nouvelle confédération se forme contre fleuri. - Lettres des grands de l’Allemagne au pontife de Rome. - Situation de Grégoire. - Mort de l’impératrice Agnès. - Mort de Béatrix. - Mathilde vient à Rome. - Assemblée de Spire. - Embarras de Henri. - Il est ajourné par les grands du royaume à comparaître devant eux, l’année suivante, dans une diète générale. - Sa situation désespérée. - Il se détermine à se rendre en Italie. - Difficulté de son voyage. - Son arrivée en Lombardie. - Zèle du clergé lombard pour sa cause. - Il se rend sous les murs de Canosse. - Son entrevue avec la comtesse Mathilde. - Sa pénitence. - Il est admis en présence du pape, son absolution. - Il n’ose accepter la communion. - Henri et Grégoire VII se séparent. - Séjour du roi en Lombardie. - Diète de Farcheim.

 

Pendant que cet orage grossissait sur la tête de Henri, ce prince perdait l’appui du plus fidèle de ses vassaux, de celui même qui devait lui montrer le plus de zèle dans une guerre contre Grégoire VII et Mathilde. Au mois de mars 1076, peu de jours après le concile de Rome, le due Gottfried, de retour en Lorraine, ayant visité la ville d’Anvers, aux confins de ses États et du comté de Flandre, y mourut assassiné. Il fut, dit-on, frappé de nuit par un meurtrier qui laissa le fer dans la plaie ; et après avoir survécu sept jours à sa blessure, il expira le 4 des calendes de mars, et fut enterré à Verdun, près du duc son père. On accusa de ce crime Baudouin, comte de Flandre, qui redoutait un puissant voisin. Quelques contemporains voulurent porter jusqu’à Mathilde des soupçons incompatibles avec l’élévation d’une telle âme.

Quoi qu’il en soit, cette mort enlevait à la cause de l’Empereur un illustre et puissant soutien. Gottfried, remarque un écrivain du parti contraire, malgré le désavantage que lui donnaient la petitesse de sa taille et sa difformité, par l’éclat de sa puissance, par le nombre et la valeur de ses troupes, par la maturité de ses conseils et enfin par la sagesse de toute sa vie, l’emportait de beaucoup sur les autres princes.

Henri, toujours en mouvement dans ses vastes États, aussitôt après le. concile de Worms, était reparti pour Goslar ; et là, se croyant plus affermi par le coup qu’il venait de porter à Grégoire VII, il avait satisfait sa haine contre la Saxe et multiplié ses actes de rigueur. Il faisait rétablir, à force de corvées, les châteaux démantelés l’année précédente : il en construisait de nouveaux, il mettait partout des garnisons et des exacteurs, et tâchait de plier, par l’esclavage et la misère, l’humeur indocile de cette nation.

De la Saxe, ainsi visitée pour son malheur, Henri était passé à Cologne, afin d’assister lui-même à la consécration du nouvel archevêque qu’il donnait à cette ville. Il l’avait choisi malgré l’assemblée du diocèse, où votaient les clercs et les chevaliers, et il le fit sacrer par Wilhem, évêque d’Utrecht, qui s’était montré si zélé contre le pape, dans l’assemblée de Worms.

Ensuite Henri vint à Utrecht pour y célébrer les fêtes de Pâques. Ce fut là qu’il reçut la nouvelle de l’excommunication prononcée contre lui, par le pape, dans le concile de Rome.

Wilhem, évêque d’Utrecht, qui possédait toute la confiance du roi, et dont les conseils avaient, en partie, déterminé les résolutions de l’assemblée de Worms, s’inquiéta peu d’abord des anathèmes du pontife et enhardit le prince à les braver. Il crut même devoir en parler au peuple de son diocèse ; et, dans son église, après la messe, il annonça, comme une chose digne de risée, que l’on avait eu la folie d’excommunier le roi.

Pendant le séjour de ce prince, et au milieu des solennités de la fête, l’évêque revient plusieurs fois sur ce sujet, déclamant avec violence contre Grégoire qu’il nommait parjure, adultère et faux apôtre, et se vantant, lui et les autres évêques, de l’avoir excommunié.

Mais après le départ du roi, et au milieu même, dit-on, de ces véhéments discours, Wilhem, déjà sur l’âge, se sentit frappé d’un mal soudain. Il y avait dans Utrecht, comme ailleurs, beaucoup de partisans du pontife romain, dont le zèle s’était accru par le scandale même des injures proférées contre lui dans l’église.

On annonça que la main de Dieu était sur l’évêque Wilhem ; et, soit qu’en effet son âme se fût troublée aux approches de la mort, soit qu’on eût exagéré quelques incidents de son agonie, ses derniers moments parurent pleins de désespoir. Un homme du roi étant venu le visiter et lui demander ce qu’il voulait faire dire à son maître : Rapporte-lui, répondit le prélat mourant, que moi et tous les fauteurs de son iniquité, nous sommes damnés pour la vie éternelle. Les prêtres qui l’assistaient ayant voulu l’avertir de ne pas parler ainsi : Je dis ce que je vois, s’écria-t-il dans son délire, les démons sont là qui entourent mon lit, ils attendent que j’expire pour emporter mon âme quand elle sera sortie de ce corps ; ne dites pas de prières pour moi, elles sont inutiles.

Tel fut l’effroi de ce spectacle ou duce récit, que l’on n’osa pas, dit-on, ensevelir d’abord l’évêque réprouvé, et que son corps fut gardé sans sépulture, jusqu’à ce que l’on eût envoyé à Rome.

Henri apprit cette fin tragique avec douleur ; et il put comprendre, dès lors, quels périls allaient soulever contre lui ces anathèmes qui frappaient de mort sur leurs chaires pontificales les évêques plus fidèles à sa cause qu’à l’Église romaine.

L’évêque d’Utrecht, de l’aveu même des partisans de Grégoire, était le plus honorable et le plus sage des conseillers de Henri ; et cette perte, avec de telles circonstances, était doublement funeste au roi.

De toutes parts, en effet, pénétrait en Allemagne la nouvelle des décrets du pontife et de l’excommunication de Henri : c’était un puissant encouragement pour les ennemis de ce prince et pour ses vassaux mécontents et jaloux. Rodolphe duc de Souabe ; Welf, duc de Bavière ; Berthold, duc de Carinthie ; l’évêque de Wurtzbourg et l’évêque de Metz commençaient à tenir entre eux de secrètes conférences et à ranimer leur vieille haine contre Henri. Ils accusaient ce prince de perfidie, de cruauté ; se plaignaient que sa victoire sur les -Saxons, en assurant son autorité, n’eût fait qu’accroître sa violence. Quelques-uns d’entre eux, qui avaient servi de garants au traité avec les Saxons, étaient particulièrement blessés de plusieurs manques de foi de Henri, et tous, en voyant dans ses rigueurs contre ce peuple malheureux la marque de son humeur implacable, se disaient qu’ils étaient eux-mêmes perdus, s’ils ne profitaient, pour le prévenir, du secours que leur donnait le souverain pontife.

Le concile de Rome s’étant séparé le huitième jour, selon l’usage de ces assemblées annuelles, le pape resta seul, chargé de l’exécution et des suites de ses hardis décrets : son premier soin fut de répandre en Allemagne la sentence de déposition contre Henri, avec une lettre courte, adressée à tous ceux qui veulent être comptés au nombre des brebis que le Christ a confiées à saint Pierre.

Il s’y bornait à rappeler l’injure inouïe faite au saint-siège, et ce qu’il appelait la forfanterie criminelle des schismatiques, blasphémant Dieu en la personne de Pierre. Puis il pressait tous les fidèles d’implorer la miséricorde divine, afin qu’elle ramenât à la pénitence les cœurs des impies, ou que, réprimant leurs coupables conseils, elle manifestât la vanité et la folie de ceux qui tentent de renverser la pierre fondée en Jésus-Christ, et de violer les privilèges divins.

Mais peu de temps après cette première et simple notification des décrets de l’Église, Grégoire, attentif aux mouvements de l’Allemagne, aux scrupules des uns, aux passions des autres, et calculant ainsi tous les appuis séculiers qu’il pouvait donner à la cause de l’Église, adressa à tous les grands du royaume une longue lettre qui doit paraître le manifeste de la guerre civile et religieuse, soulevée contre Henri. Les copies en furent répandues dans toutes les provinces de Germanie, et surtout dans la Saxe :

Grégoire, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les grands du royaume teutonique :

Nous avons appris que quelques-uns d’entre vous sont en doute sur l’excommunication que nous avons prononcée contre le roi, et qu’ils demandent si notre sentence a été régulièrement rendue. Nous voulons en conséquence manifester aux yeux et à l’intelligence de tous comment nous avons été conduit à le frapper d’excommunication. Nous faisons cela moins pour répandre dans le public nos motifs particuliers qui sont, hélas ! trop connus, que pour satisfaire à l’opinion de ceux qui nous accusent d’avoir saisi le glaive spirituel au hasard, ou par un instinct de notre volonté, plutôt que par la crainte de Dieu et le zèle de la justice.

Lorsque nous étions encore dans l’office de diacre, des bruits fâcheux et déshonorants sur la conduite du roi étant venus jusqu’à nous, dans l’espoir et le désir de son amendement, nous l’avons souvent averti, par des lettres et par ses propres envoyés, de renoncer au mal, et songeant à sa naissance et à sa dignité, d’honorer sa vie par les mœurs qui peuvent convenir à un roi qui devait «être un empereur avec la permission de Dieu. Mais depuis que nous sommes parvenu, quoique indigne, à l’élévation du pontificat, comme Henri croissait en âge et en iniquité, comprenant que Dieu nous demanderait compte de son âme avec d’autant plus de sévérité que nous avions eu, pour le réprimander, plus de liberté et de pouvoir, nous l’avons d’autant plus et par tous les moyens, l’instruction, la prière, le reproche, exhorté à réformer sa vie. Il nous adressait souvent de respectueuses salutations et des lettres, s’excusant sur la fragilité de la jeunesse et sur les mauvaises insinuations de ceux qui formaient son conseil ; mais, tout en promettant par ses paroles d’accueillir nos avis, il les foula aux pieds par l’accroissement de ses fautes. Nous avions appelé à la pénitence quelques-uns de ses favoris, dont les conseils et les manœuvres l’avaient porté à infecter de l’hérésie simoniaque les évêchés et les monastères et à les remplir de loups, au lieu de pasteurs. Informé que ces hommes dédaignaient la trêve qui leur avait été accordée, et qu’ils persistaient dans leur malice, nous avons séparé de la communion de l’Église, ainsi qu’il était juste, ces hommes sacrilèges, ministres et membres du diable, et nous avons averti le roi de les éloigner de sa maison, de ses conseils, comme des excommuniés.

Le pontife continuait d’énumérer ses griefs ; les soumissions de Henri avant la guerre de Saxe, ses dédains après la victoire, les nouvelles lettres et les nouveaux avis du saint-siège.

Il prenait Dieu à témoin de la joie avec laquelle il aurait reçu et recevrait encore Henri, dans le sein de l’Église ; mais ce qu’il lui reproche surtout, c’est d’avoir amené le naufrage de presque tous les évêques d’Italie et de Germanie, en les forçant de refuser l’obéissance au saint-siège apostolique. Toutefois il termine en protestant qu’il aime le roi plus véritablement que ne le font ceux qui secondent et flattent ses iniquités. S’il veut, dit-il, par la grâce de Dieu, venir à pénitence, quoi qu’il entreprenne contre nous, il nous trouvera toujours prêt à le recevoir à la sainte communion, selon le conseil que nous donnera votre charité.

Quelle que fût déjà la sévérité de cette lettre, bientôt animé par les nouvelles de l’Allemagne, le soulèvement des grands et de la Saxe, le repentir d’un grand nombre d’évêques, Grégoire VII prit un langage -plus menaçant dans une lettre-circulaire aux prélats de Germanie.

Il y réfute encore l’objection que le roi Henri ne pouvait être excommunié, et après avoir cité des textes de saint Pierre, du pape Gélase et du pape Grégoire le Grand, il s’écrie : Une dignité imaginée par les hommes du siècle et ignorants de Dieu, ne sera-t-elle pas soumise à cette dignité que la providence du Dieu tout-puissant a inventée pour sa gloire et accordée au monde dans sa miséricorde ? Son fils, que nous croyons, d’une foi indubitable, Dieu et homme tout ensemble, est aussi le souverain prêtre, le chef de tous les prêtres, assis à la droite de son père et sans cesse u intercédant pour nous, lui qui a dédaigné cette royauté séculière dont s’enorgueillissent les hommes du siècle, et est venu spontanément au sacerdoce de la croix.

Qui ne sait que les rois et les ducs ont pris commencement parce que, ignorant Dieu, à force de rapines, de perfidies, d’homicides, par tous les crimes enfin, sous l’inspiration du diable, prince du monde, ils ont osé, dans leur aveugle passion et intolérable orgueil, s’établir en maîtres sur les hommes, créés leurs égaux ? et, lorsqu’ils veulent que les prêtres du Seigneur s’inclinent sur leurs pas, à qui peut-on mieux les comparer qu’au démon, chef de tous les enfants de l’orgueil qui, voulant tenter le souverain pontife, chef des prêtres et fils de Dieu, lui dit, en lui offrant tous les royaumes de la terre : Je te donnerai tout cela, si tu veux tomber devant moi et m’adorer. Peut-on douter que les prêtres de Jésus-Christ ne soient les pères et les maîtres des rois, des princes et de tous les fidèles ?

Le pontife, après avoir encore allégué quelques passages des Pères, qu’il torture ou qu’il exagère, tire nu autre argument du pouvoir miraculeux de l’exorcisme. Il conclut, par une double analogie, que si l’on a pouvoir sur le diable, on doit l’avoir, à plus farte raison, sur les rois et les princes soumis au diable, et que si les simples exorcistes ont ce pouvoir, les prêtres l’ont bien davantage. Puis il s’écrie d’un air de triomphe

Tout roi chrétien, lorsqu’il touche aux derniers moments, pour échapper à l’enfer, pour arriver absous devant Dieu, implore humblement la voix du prêtre ; mais quel prêtre, ou même quel laïque expirant a jamais imploré, pour le salut de son âme, le secours d’un roi sur la terre[1] ? Quel roi, ou quel empereur peut sauver par le sacrement de baptême un chrétien de la puissance du diable, le placer parmi les fils de Dieu et le munir de l’onction sainte[2] ? Enfin, et c’est la grandeur du christianisme, quel roi ou quel empereur peut, d’un mot de sa bouche, créer le sang et le corps du Seigneur ? à qui d’entre eux est donnée la puissance de lier ou de délier dans le ciel et sur la terre ? Quel homme, même de peu de science, doutera donc que les prêtres ne soient supérieurs aux rois ? Que si les rois doivent être jugés de leurs péchés par les prêtres, par qui le seront-ils mieux que par le pontife de Rome ?

Depuis le commencement du monde, ajoutait-il, jusqu’à nos jours, dans toute l’histoire authentique, nous ne trouvons pas sept rois ou empereurs dont la vie ait été ornée par Dieu d’une piété éminente et de signes miraculeux, comme celle de tous ceux qui ont dédaigné le monde. Pour ne pas parler des apôtres ou des martyrs, qui des empereurs et des rois s’est signalé par autant de miracles que Martin, Antoine et Benoît ? Quel empereur ou quel roi a ressuscité des morts, guéri des lépreux, éclairé des aveugles ?

Le pontife terminait cette lettre par le conseil d’honorer les prêtres et de les préférer à tout, de leur obéir avant tout.

Cette apothéose du sacerdoce, cette revendication de la suprématie pontificale sur toutes les puissances de la terre, s’éloignait bien, sans doute, du premier esprit de l’Évangile. Évidemment, l’impérieux pontife, poussé par l’ardeur du combat, confondait un peu les deux royaumes que le Christ avait si formellement séparés. Cet habile instinct du pouvoir, qui dans certains hommes se môle à la candeur de la passion, avertissait le pontife que ceux même des évêques qui s’étaient détachés de sa cause y seraient plutôt ramenés par la fierté d’un tel langage, et qu’en exaltant le sacerdoce au-dessus de toutes les puissances il le soumettait partout à la sienne.

Ravaler, en effet, ainsi les dignités de la terre ; abaisser au nom de leurs péchés et de leurs vices ceux qui possédaient le rang et la force ; donner l’empire à l’Église, c’était en particulier affranchir de la reconnaissance et de la fidélité ces riches évêques d’Allemagne, qui, promus par la faveur gratuite ou intéressée de Henri, tenaient encore pour sa cause ou hésitaient entre Rome et lui. Et, si l’on considère l’état de la société d’alors, si l’on- compare les deux ordres d’hommes qui la dominaient, on conçoit que, devant les passions brutales et la violence des seigneurs, le pontife, qui se promettait de tenir les évêques sous une loi de justice et de pureté, n’hésita point à vouloir la prééminence absolue de ceux dont il se promettait la supériorité morale.

Seulement, cette même âpreté de zèle qu’il avait, mise à réformer, même par la violence laïque, les mœurs relâchées du clergé inférieur, il la déployait ici en faveur du haut clergé, dans l’injurieuse attaque dont il frappait toutes les dignités civiles. Est-ce, en effet, un austère et saint pontife ? Est-ce un démocrate moderne qui prononce ce terrible anathème contre toutes ces dignités de la terre, dénoncées comme autant d’inventions diaboliques, dont quelques hommes se sont servis pour marcher sur la tête des autres hommes, que la nature avait créés leurs égaux ?

On le conçoit maintenant : lorsque dans la gravité religieuse du dix-septième siècle et sous l’autorité affermie du grand roi, Bossuet, le sublime et paisible docteur, rencontrait dans les monuments du onzième siècle, sous un nom vénéré, ces étranges hardiesses de jugement, il devait en être effrayé, et ne reconnaître là ni la sainteté d’un pape, ni la tradition de l’Église ; il devait même se séparer hautement d’une telle doctrine, et le religieux adversaire de Henri de Germanie ne pouvait que lui paraître coupable de violence et d’excès de pouvoir presque autant que Innocent VIII, s’il eût un jour excommunié et déposé Louis XIV.

Mais ce parallèle était bien trompeur, comme le sont presque tous les exemples historiques à longue distance. C’est en vain, ce semble, que le grand évêque, conseiller d’État de Louis XIV, croyait entrevoir une conformité de droit,’ un intérêt commun entre les tumultueuses suzerainetés du moyen âge et les royautés affermies de son temps. Quel droit Henri d’Allemagne, tour à tour le tyran et le justiciable de ses grands vassaux, avait-il sur la ville italienne de Rome, tant de fois occupée, jamais acquise par ses prédécesseurs ? Pourquoi, non pas seulement le pape au bord du Tibre, mais le plus humble clerc de l’Église de Milan, ou le plus obscur paysan des vallées en deçà du Pô, eût-il regardé un margrave allemand, retenu par des guerres civiles en Saxe et en Bohême, comme son prince légitime, et les hommes d’armes de ce chef étranger, comme un sénat ou un concile ? Le seul lien qui rapprochait alors des hommes si différents d’origine, de mœurs, de langue, c’était, un culte commun. Mais, en Italie, ce culte était libre et maître : ses ministres ne relevaient que de leurs chefs religieux. En Allemagne, comme dans d’autres parties de l’Europe, le pouvoir, les richesses, les dignités de l’Église étaient envahis par la force, vendus au plus offrant, et dégradés en même temps qu’usurpés : de là, toute l’importance et, on peut le dire, la grandeur de cette question des investitures. C’était la liberté même de l’Église, avec la liberté, la force, la dignité de ses membres, son accroissement de grands caractères et de grands hommes. A ce point de vue de l’unité de chaque peuple, de son droit de n’être pas soumis à des maîtres étrangers, à cet autre point de vue, plus grave encore, de l’inviolabilité des consciences et du droit devant la force, il n’y’ eut jamais résistance plus juste que celle du pontife de Rome dans sa lutte contre Henri. Et quant aux suites de cette résistance, quant aux imitations fréquentes qui s’en firent dans le moyen âge, on doit bien reconnaître qu’il y avait là, cependant, un principe salutaire et une sauvegarde pour l’humanité.

On a pu le vérifier, jusque dans nos jours si prodigieusement éloignés de la simplicité chrétienne, dans notre monde du scepticisme et de la force. Quand la domination d’un conquérant pesait sur l’Europe, quand de Rome à Hambourg il tenait tout sous sa loi, le premier coup dont il fut blessé, au défaut de son armure, avait cette forme surannée d’excommunication pontificale. La bulle affichée furtivement sur les églises de Rome dans la nuit du 10 juin 1809 fut le premier et le plus puissant tocsin de l’Europe. Cette formule antique : A ces causes, par l’autorité du Dieu tout-puissant, des saints apôtres Pierre et Paul ; ce langage, si moqué dans le dix-huitième siècle et comme aboli sous les ruines de l’Église de France, reparaissant tout à coup dans la bouche du pontife même qui avait sacré Napoléon, marqua l’ébranlement de son pouvoir et parut en seconder la chute.

Celui que nul pouvoir et nul droit humain ne semblaient arrêter dans sa course, demeura comme affaibli de l’anathème lancé par ce vieillard qu’il tenait captif. Il courut, du Midi au Nord, chercher des représailles de victoires, il s’acharna sur le monde, il multiplia les sacrifices humains, mais la plaie était au cœur. Et sous cotte bulle en langue morte qui représentait le cri de la justice et de la loi divine, celui qui avait menacé tout le monde s’écroula par la force de tous et sa propre violence.

Tel est le sens historique et moral que reçoit encore pour nous, hommes du dix-neuvième siècle, cette jurisprudence des excommunications pontificales, proclamée en 1078 dans le concile de Rome, fulminée tant de fois dans le moyen âge, et dont le texte peut se lire dans les annales canoniques de Baronius.

Cependant, même dans l’Allemagne du onzième siècle, cette puissance de l’excommunication religieuse allait tirer sa plus grande force de l’indomptable ténacité d’un peuple mécontent. Henri prolongeait l’exil et la ruine des principaux évêques de Saxe suspects à ses yeux dans la guerre précédente ; n’osant pas encore leur donner de successeurs, il était sans pouvoir sur leur clergé dont les plaintes aigrissaient celles du peuple tourmenté de garnisons étrangères et d’exactions. Partout, en effet, les officiers de Henri avaient reparu avec un surcroît de défiance et de rigueur ; cantonnés dans les forts et sur les hauteurs, ils empêchaient les villages saxons de se concerter et de,se réunir, et multipliaient des vexations qui, dans cette race belliqueuse, firent éclater bientôt le mouvement qu’elles devaient comprimer.

Henri avait ôté leurs chefs aux vaincus ; mais le hasard et le désespoir leur en donnèrent de nouveaux.

Deux fils d’un seigneur châtelain du pays, le comte Géron, réduits à la misère par la confiscation de leur fief, s’étaient enfuis au-delà de l’Elbe. Au bout d’un an, réunis à quelques fugitifs comme eux, ils repassèrent le fleuve, firent des courses sur le territoire de leur ancienne patrie et en vinrent plus d’une fois aux mains avec les officiers du roi qui levaient le tribut dans les villages de Saxe. Le succès grossit leur nombre ; beaucoup de Saxons, de condition libre, d’anciens hommes d’armes, dont les seigneurs étaient prisonniers de Henri, vinrent se ranger autour d’eux. En peu de jours, ils eurent une armée qui, de toutes parts, était accueillie par les habitants, et .qui força les garnisons de Henri de se renfermer dans leurs places fortes.

Rodolphe, duc de Souabe, et les autres seigneurs saisirent ce moment pour mettre en- liberté- les princes saxons que Henri avait confiés à-leur garde ou plutôt laissés comme otages dans leurs mains. Hérimann, évêque de Metz, donna l’exemple de cette infidélité ; Hermann et plusieurs autres princes saxons, déportés en Bavière et en Souabe, reparaissent au milieu de la Saxe, rassemblent leurs vassaux et commencent une campagne plus régulière. Leur délivrance et leur retour soudain sont salués dans toute la Saxe, comme un témoignage de la miséricorde’ de Dieu et de la puissante intercession du pontife. Le soulèvement gagne toute la province ; saint Pierre est le mot d’ordre répété de toutes parts : en peu de jours on emporte d’assaut plusieurs des places occupées par les officiers de Henri. Les vainqueurs renvoient les garnisons, en exigeant d’elles le serment de ne plus servir contre la Saxe.

Henri, au milieu de l’oppression inquiète qu’il étendait sur la Saxe, avait cru faire une chose habile et sage en donnant à Otton, ancien duc de Bavière, le titre et l’investiture de cette autre province enlevée à ses anciens chefs. Il avait espéré, en le dédommageant ainsi, s’assurer en lui un allié fidèle, constamment opposé aux princes dont il occuperait la place et garderait la dépouille. Il l’avait chargé de fortifier de nouveau le château de Hartzbourg et de construire une autre forteresse pour dominer Goslar.

Mais Hermann et les autres chefs du pays révolté n’eurent pas de peine à détacher Otton d’un prince jusque- là son persécuteur. Ils lui firent dire de ne pas travailler ainsi à l’oppression de son pays : ils lui reprochent d’avoir acheté par leur perte la laveur du roi, de s’être rendu le ministre de ses cruautés, et d’avoir eu pour récompense le gouvernement de la Saxe.

Otton, sans attachement pour la cause de Henri, et n’ayant que peu de forces pour la défendre sur un seul point de la Saxe révoltée de toutes parts, répond d’abord par des paroles de paix. Il leur offre d’envoyer sur-le-champ au roi, pour le"presser de délivrer ceux des chefs saxons qu’il tient encore captifs et lui demander de détruire les forteresses qu’il avait rebâties, et de rendre enfin à la Saxe les lois et les anciennes coutumes qu’elle réclamait depuis si longtemps. Il ajoute que si le roi ne consent pas à cette demande, il n’est ni dignité, ni crainte, ni serment qui l’empêche, pour son compte, de se réunir à eux, et de défendre jusqu’au dernier soupir la cause commune.

Engagé par cette promesse, le duc Otton fait partir aussitôt son message pour Henri ; puis, retirant la garnison qui occupait les hauteurs de Goslar, il se met en alliance et en paix avec l’armée saxonne.

Henri avait reçu coup sur coup les nouvelles de la révolte et de toutes les défections qui troublaient de nouveau la Saxe. Dans sa colère, il eût voulu d’abord se venger des vassaux qui lui avaient manqué de foi en délivrant ses prisonniers, et il songeait à marcher sur la ville de Metz, pour châtier l’évêque Hérimann. Mais déjà les lettres du pontife répandues en Allemagne, les intrigues et les haines excitées de toutes parts, la foi douteuse des grands vassaux embarrassaient tellement le roi qu’il dévora son injure. Voulant s’appuyer encore de toute la Germanie contre la Saxe, il convoqua une diète à Worms pour le mois suivant, jour de la Pentecôte. L’assemblée fut assez nombreuse ; mais il n’y vint aucun des grands vassaux que Henri soupçonnait justement de conspirer contre lui, et dont les efforts pouvaient agiter ou pacifier le royaume.

Ne pouvant rien faire avec cette assemblée, Henri en convoque une autre à Mayence, pour la prochaine fête de saint Pierre. Il joint à son édit une instante prière à tous les grands du royaume. Mais soit haine, soit crainte d’une trahison du roi, aucun d’eux ne parut, et déjà la discorde commençait à se mettre parmi les partisans mêmes du prince. Le puissant nom de Rome agissait sur ceux mêmes qui, pour plaire au roi, avaient dit anathème au pontife. Grégoire VII, de loin par ses lettres, de près par ses paroles, armait tout contre Henri. Un évêque de Trèves, ayant passé à Rome au commencement de ces grands débats, revint apporter au concile de Mayence un zèle qui nuisit beaucoup au roi. Ce prélat, respecté pour son âge et pour sa vertu, disait qu’il ne pouvait plus communiquer avec l’évêque de Mayence, le nouvel évêque de Cologne, et tous ceux qui étaient assidus près du roi, parce qu’ils étaient tous excommuniés. Il avait, dit-il, seulement obtenu du pontife romain, à force de prières, la permission de communiquer avec le roi par la parole, afin de le convertir, mais sans avoir le droit de manger, de boire, ou même de prier avec lui.

L’autorité de cet évêque imposait au grand nombre, et l’on commençait à s’éloigner du palais : on refusait d’y revenir, même à la demande du roi. Quelques évêques, il est vrai, engagés dans la confiance de Henri, élevés par sa faveur, ou compromis pour sa cause, se moquaient amèrement de ces scrupules prétendus ; ils ne comptaient pour rien, disaient-ils, l’anathème d’un pontife qui, sans les convoquer en synode, sans les écouter, sans les convaincre, les avait excommuniés par colère. L’évêque de Trèves, ajoutaient-ils, et ses partisans voulaient autre chose que ce qu’ils disaient : ils avaient moins de respect pour le saint-siège que d’envie de détruire la dignité royale, en couvrant leur haine contre Henri d’un voile de religion. Le roi ferait bien de tourner à temps contre ses ennemis le glaive que, suivant la parole de l’apôtre, il a reçu pour la punition des méchants. Mais Henri commençait à se sentir trop faible pour adopter ces résolutions violentes, et, à l’exception de quelques évêques, ses conseillers intimes, il voyait chaque jour les serments faillir et les cœurs s’éloigner de lui sous l’influence des anathèmes de Rome.

Ne pouvant, avec des vassaux rebelles et désunis, marcher contre la Saxe soulevée tout entière sous ses anciens chefs, il tenta de négocier encore. Il avait gardé près de lui les deux évêques saxons, Werner de Magdebourg, et Werner de Mersbourg. Il les fit partir avec d’autres envoyés, pour proposer la paix à leurs compatriotes : les deux évêques firent leur message ; mais ne trouvant que défiance et haine contre le roi, et avertis eux-mêmes qu’il fallait, dès ce moment, rester en Saxe ou n’y plus revenir, ils restèrent volontiers.

Résolus de ne plus traiter avec Henri, que d’après la sentence du pape ils nomment l’ex-roi, les chefs saxons s’engagent entre eux, par serment et par otages, à l’aire choix d’un nouveau souverain. Ils envoient des députés aux Souabes, pour demander leur alliance et leur appui contre Henri, l’ennemi commun.

En même temps ils adressaient au pontife de Rome des lettres suppliantes, pour que, par lui-même ou par ses légats, il vînt au secours d’un peuple affligé. En voyant un prince actif et guerrier comme Henri hésiter à prendre les armes, on peut juger quelle était alors la puissance des anathèmes de Rome, sans cesse réitérés par les lettres que Grégoire VII adressait en Allemagne. Jugeant bientôt que sous ce flot croissant de malédictions et de haines, le temps était contre lui, et que, pour n’être pas délaissé ou assailli dé toutes parts, il fallait agir au moins contre un ennemi, Henri, malgré le peu de troupes dont il disposait, entreprit de marcher sur la Saxe. Il passe dans la Bohême, dont le duc lui est fidèle ; il en reçoit un secours de troupes, lui donne en retour l’investiture de la Misnie, et entre en armes dans cette province. Il espérait regagner encore le duc Otton, et, sans vouloir prendre ses conseils, il comptait sur son secours. Mais Otton, mécontent de cette nouvelle invasion, fit dire au roi que, puisque ses conseils utiles et loyaux étaient rejetés, il ne se croyait plus lié par aucun serment d’obéissance, surtout quand on lui ordonnait, contre les lois de Dieu et le salut de son âme, de prendre les armes comme un païen, pour verser le sang innocent : que dès lors, absous de tout parjure, il allait de tout son pouvoir défendre la juste cause de sa nation.

Les autres chefs de la Saxe et de la Thuringe tenaient le même langage. Quand même quelques-uns d’entre eux auraient voulu ménager Henri, -ils ne le pouvaient pas. La rébellion était cette fois plus violente et plus populaire. Elle n’avait pas besoin d’être excitée par les manœuvres et les exhortations des chefs. Les habitants prenaient les armes d’eux-mêmes et voulaient vaincre pour être libres. D’ailleurs, les nouveaux chefs qui s’étaient élevés, les deux fils du comte Géron, étaient plus ardents à la guerre et ne voulaient entendre parler ni de traité, ni de roi.

Aussitôt qu’on apprend l’invasion de Henri dans la Misnie, ils courent pour le combattre, à la tête de sept mille cavaliers, tandis que tout le pays, redoutant les vengeances et les pillages de Henri, s’anime à une défense désespérée.

Henri, qui dans la confusion et l’instabilité de ces querelles féodales avait compté sur l’alliance secrète et le retour de plus d’un chef saxon, ne s’attendait pas à une si rude défense ; il n’avait pas de forces suffisantes pour la dompter ; et s’étant avancé trop vite dans un pays partout hostile, sans recrues et sans vivres assurés, il aurait éprouvé quelque grand échec s’il n’avait pas promptement reculé et si un débordement des eaux de la Molda n’avait pas couvert et protégé sa retraite. Il repasse ainsi dans la Bohême avec une armée affaiblie, et de là, traversant à la hâte la Bavière, il revient triste et découragé dans Worms. Il ne pouvait, en effet, lutter que par des victoires contre les anathèmes de Rome, et maintenant cet avantage lui manquait.

Les anathèmes réitérés contre le roi et les recommandations directes adressées par le pontife à la plupart des princes allemands ne pouvaient manquer leur effet devant ces revers partiels ou cette inaction de Henri. Les trois grands feudataires, Rodolphe, duc de Souabe, Welf, duc de Bavière, Berthold, duc de Carinthie, se réunirent dans la ville d’Ulm avec Adalbert, évêque de Wurtzbourg, Adalbert, évêque de Worms, et beaucoup d’autres seigneurs des diverses parties du royaume. On résolut là de convoquer, pour le 16 novembre prochain, une diète capable de mettre un terme aux maux dont la paix de l’Église était depuis si longtemps troublée, et tous les seigneurs de Bavière, de Souabe, de Lorraine, de Saxe, de Franconie, furent sommés, au nom de Dieu, de rendre ce service à leur patrie commune.

Cette réunion solennellement annoncée, en dehors de l’autorité et sans l’appel du roi, ne pouvait manquer d’exciter une grande attente, et par là même ébranlait, de prime abord, un pouvoir qu’elle semblait méconnaître. Plusieurs des plus fermes partisans de Henri en prirent occasion de se détacher de sa cause ; l’évêque de Mayence, Sigefride, donna l’exemple de ce changement. Il quitta la cour et il commença de prêcher publiquement sur la nécessité d’une grande réforme dans le royaume et d’une pénitence à faire pour les péchés du roi : de nombreuses voix suivirent celle de l’évêque dans le clergé et le peuple de ce puissant diocèse.

Contre un parti qui grossissait chaque jour, Henri n’avait que peu de ressources et de défense. Une fois malheureux, tout lui manquait, tout le trahissait. Il comptait sur la dépendance obligée de quelques seigneurs dont il avait réservé les fils en otage, les confiant à la garde de quelques chefs présumés’ plus fidèles ; mais cette précaution, plus irritante que sûre, tourna contre lui : un des fils de l’ancien duc Otton fut renvoyé à ce seigneur par son geôlier même. Deux autres précieux otages, les fils de deux puissants seigneurs saxons et les parents de l’évêque de Mayence, étaient confiés aux soins du comte Eberhart, le serviteur le plus dévoué à Henri. Dans leur captivité, les deux jeunes gens commencent à entendre parler des troubles de l’Allemagne et de la prochaine assemblée de Mayence. Ils veulent s’échapper à tout prix ; profitant d’une chasse où les avait menés le comte Eberhart, ils s’élancent de toute la vitesse de leurs chevaux à travers les bois, arrivent jusqu’au Mein, le traversent dans une barque de pêcheurs et paraissent à Mayence. Le comte Eberhart, qui, fidèle et plein de dépit, avait suivi ses captifs à la trace, accourt à Mayence encore nominalement soumise au pouvoir de Henri, veut forcer une maison où s’étaient retirés les fugitifs et réclame, avec menace, les otages du roi.

Toute la ville s’émeut, une sédition est près d’éclater : l’évêque Sigefride, instruit de ce désordre, envoie un des seigneurs du diocèse, Conrad, à la tête d’hommes d’armes qui repoussent le ministre de l’empereur.

Les jeunes captifs sont conduits au palais épiscopal et de là renvoyés, sous escorte, à leurs parents. Cet incident de publique désobéissance et de résistance épiscopale montrait toute la faiblesse du pouvoir de Henri, dans les provinces même qui jusque-là semblaient le plus paisibles ; l’audace des confédérés s’en accrut encore.

Au jour fixé, une diète était réunie dans Tribur, sur la rive gauche du Rhin, ancienne et petite ville, mais célèbre par la résidence de plus d’un monarque de la race carlovingienne dont elle vit les grandeurs et aussi la chute dans l’humiliante déposition de l’empereur Charles le Gros, à la fin du neuvième siècle. Le choix même du lieu semblait une menace pour Henri. L’assemblée fut nombreuse ; on y comptait surtout des seigneurs souabes et saxons, les uns animés par l’ambition de leur duc, les autres parla vengeance et l’intérêt de leur pays. Tous étaient opiniâtrement résolus d’ôter le trôné à Henri et de le transférer à un prince élu par eux. Mais ce qui devait donner à cette assemblée un grand pouvoir sur l’esprit des peuples, c’était la présence de deux légats du siège apostolique : Sicard, patriarche d’Aquilée, et Altman, évêque de Padoue. Ils étaient délégués par le pape pour exercer tout pouvoir dans le jugement des causes ecclésiastiques. De plus, Grégoire avait fait partir avec eux plusieurs laïques qui passaient pour avoir abandonné de grandes richesses afin de se consacrer à Dieu : ils venaient pour témoigner que Henri avait été justement frappé d’anathème, et pour promettre l’assentiment et l’appui du pape en faveur de l’élection d’un autre roi. Sans doute, dans cette assemblée d’Allemands, presque tous laïques et gens de guerre, le pontife avait cru profitable de faire entendre d’autres voix que celles de ses légats ecclésiastiques, dont le langage devait conserver une sorte de douceur et de bénignité.

Ces missionnaires laïques, envoyés de Rome, refusaient de communiquer avec tout prince et tout particulier qui avait approché de Henri depuis sa sentence d’anathème, tant qu’il ne s’était pas fait absoudre par Altman, vicaire du souverain pontife. Ils évitaient avec le même scrupule tous ceux qui avaient été en communion de prières avec des prêtres mariés ou des hommes accusés d’avoir acheté les dignités ecclésiastiques. Cette sévérité faisait ressortir la puissance religieuse des légats ; et soit pour se faire relever d’une faute commise, soit pour se vanter d’une ancienne fidélité à Rome, tous les membres de la diète se pressaient autour des envoyés du pape ; l’ambitieux Rodolphe donnait l’exemple de cette déférence.

Pendant sept jours consécutifs, les seigneurs assemblés à Tribur mirent en délibération le parti qu’il fallait prendre pour renverser l’État. De violentes attaques, de formelles accusations étaient élevées contre le roi ; on reprit. la suite des actes de sa vie, vrais ou prétendus, depuis son orageuse minorité, les scandales et les désordres de sa jeunesse, les injustices publiques ou particulières dont il était accusé. La présence des légats et l’esprit même de tous dirigeaient une grande part des reproches sur la conduite privée et les mœurs même de Henri. Mais le génie de la société féodale se montrait aussi dans quelques griefs d’un ordre tout différent ; le roi était accusé d’avoir exclu de sa familiarité les grands du royaume, et d’avoir élevé au comble des honneurs des hommes de basse naissance, avec lesquels, disait-on, il passait les jours et les nuits à comploter l’extermination de la noblesse ; d’avoir laissé en paix des nations païennes et tourné les armes contre ses sujets. On l’accusa d’avoir rasé des églises et des monastères et détourné les aliments des serviteurs de Dieu pour les employer à l’entretien de ses soldats, et négligé tout soin de la religion, ne s’occupant que de faire la guerre et de construire des forteresses, non pour repousser les barbares, mais pour opprimer ses peuples chrétiens. On se plaignit qu’il n’y avait plus de soulagement pour les orphelins et les veuves, plus d’asile pour les opprimés, plus de respect pour l’Église ; qu’un seul homme avait fait tous ces maux, et qu’il n’y avait d’autre remède que d’écarter cet homme et d’élire un autre prince qui raft un frein à tout ce désordre. C’était un torrent de paroles injurieuses, et aucune voix ne s’élevait pour la défense de Henri. On doit remarquer toutefois que, parmi tant d’expressions violentes accumulées contre Henri, les contemporains ne rapportent aucun fait particulier, aucun crime notoire que l’on ait allégué dans l’assemblée de Tribur.

Cependant le jeune roi était sur l’autre rive du Rhin, dans, le château d’Oppenheim, avec peu de troupes et quelques amis dévoués à sa fortune. Instruit des délibérations de Tribur, chaque jour il envoyait un message aux seigneurs assemblés pour leur promettre de réformer les abus et de s’en remettre à leurs conseils pour le gouvernement de l’Empire ; qu’on lui laissât du moins le nom de roi et les insignes de la royauté dont il avait été légitimement revêtu, et qu’il ne pouvait perdre sans honte pour eux-mêmes et sans flétrissure pour le royaume teutonique ; que si l’on se défiait de ses, paroles, il était prêt à les confirmer par tous les serments et par tous les otages que l’on voudrait.

Les seigneurs lui faisaient répondre qu’il n’y avait plus dans le monde de moyens pour lui d’attester ou d’engager sa foi, après qu’on l’avait vu si souvent promettre devant Dieu la correction de ses mœurs, et, le péril passé, rompre tous ses engagements comme des toiles d’araignée, et se rejeter de nouveau dans les excès du mal. Leur résolution, disaient-ils, n’avaient été ni téméraire, ni précipitée : ils avaient longtemps souffert et tenté toutes les voies pour le fléchir ; mais un mal si invétéré et si funeste n’offre plus d’espérance. Pendant que l’on a souffert avec trop de patience ses dérèglements, l’État est dissous, la tranquillité des Églises troublée, la majesté de l’Empire détruite, et, selon les paroles du prophète, la malédiction et le mensonge, l’homicide, le vol et l’adultère ont débordé, et le sang a touché le sang.

A ces expressions, sans doute inspirées par les légats du pontife, l’assemblée de Tribur ajoutait une déclaration plus formelle encore de sa dépendance à Rome. Maintenant, disait-elle, que Henri pour ses crimes a été retranché de l’Église par le glaive de l’anathème, nous ne pouvons communiquer avec lui sans dommage pour notre foi. Lorsque le pontife romain, par son autorité apostolique, nous a déliés des serments qui nous engageaient, il serait insensé à nous de ne pas saisir à pleines mains l’occasion qui nous est offerte de la part de Dieu. Laissons donc de côté tous les vains arguments de Henri ; nous sommes invariablement résolus à nous pourvoir, sans délai, d’un homme qui marche à notre tête et combatte avec nous les ennemis du Seigneur, pour abaisser et détruire la grandeur de quiconque s’élève contre la justice, la vérité de Dieu, et contre l’autorité de Dieu, et contre l’autorité de la sainte Église romaine.

Henri renouvela vainement ses messages : les confédérés étaient inflexibles dans leur refus. Sans doute, le roi, dans une autre situation, aurait eu ‘recours à la force ; mais quoiqu’il eût près de lui quelques troupes, il ne pouvait tenter le passage du Rhin. L’archevêque de Mayence, Sigefride, avait eu soin de faire conduire sur la rive opposée toutes les barques et tous les navires. Les confédérés voulurent même en profiter pour attaquer Henri ; tout fut disposé de leur part, et le prince, averti de leur projet, ayant fait prendre les armes aux siens, se tenait prêt à combattre l’ennemi, à la descente sur le rivage.

Mais, au dernier moment, on hésita dans l’assemblée de Tribur. Rodolphe et les siens ne voyaient pas sans inquiétude ce jeune roi belliqueux réduit au désespoir, et les légats apostoliques, d’après leurs instructions, ne souhaitaient pas qu’un combat engagé vînt tout finir et enhardir le vainqueur, quel qu’il fût, à se passer du pardon ou de l’appui de Rome.

On résolut donc de ne point recourir aux armes et d’essayer encore les négociations avec le roi, que ses périls accrus pouvaient rendre plus traitable. La diète siégeant encore, quelques députés souabes et saxons passèrent le Rhin et vinrent, au nom de l’assemblée, déclarer au roi, avec assez de hauteur, que, malgré son mépris des lois, les seigneurs de Souabe et de Saxe voulaient les observer avec lui, et que tant manifestes que fussent les infractions et les violences qui lui étaient reprochées, ils désiraient en réserver la connaissance entière au jugement du pontife romain ; qu’ils engageraient en conséquence le pape à se rendre dans la ville d’Augsbourg, à la prochaine fête de la Purification de la Vierge (2 février), pour entendre, dans une grande assemblée des seigneurs du royaume, l’accusation et la défense du roi, et le condamner ou l’absoudre. Ils ajoutèrent que si Henri ne se faisait pas relever de son excommunication avant l’anniversaire du jour où elle avait été prononcée, il serait déchu pour jamais et ne pourrait reprendre l’administration du royaume, les lois ne permettant pas à celui qui avait encouru l’excommunication de régner au-delà d’un an ; que si, au contraire, il acceptait la condition qui lui était offerte et promettait de se montrer en tout obéissant et docile au pontife romain, ce serait, pour eux-mêmes, une preuve de sa bonne foi. De plus, ils le pressaient d’éloigner à l’instant de sa personne et de sa cour tous ceux que le pape avait excommuniés, de se rendre, sans appareil militaire, dans la ville de Spire, et là, seul avec l’évêque de Verdun et quelques autres ministres approuvés par les seigneurs, de mener une vie privée, n’entrant pas dans l’église, ne disposant pas des affaires publiques, sans pompe, sans cortége royal, jusqu’au jour fixé pour le jugement pontifical. Enfin on exigeait qu’il rendît à l’évêque de Worms sa ville épiscopale dont il avait chassé la sainte milice, qu’il retirât ses garnisons, qu’il donnât, par otages et par serment, sûreté à l’évêque contre toute révolte et toute trahison des habitants ; que si quelqu’une de ces conditions était par lui violée, alors, libres de tous reproches, exempts de tous parjures, les grands détermineraient, sans attendre le pontife romain, ce qui serait nécessaire au salut de l’État.

Quelque rigoureuse et humiliante que parut cette convention, Henri l’accepta pour gagner du temps et, sans doute, par absolue nécessité. Apparemment il voyait dans le délai même une espérance de rompre ou d’affaiblir la fédération actuelle, et il attendait mieux d’une autre assemblée que de la diète de Tribur, tout entière à ses ennemis. Il accomplit exactement ce qui lui était demandé, il éloigna de son camp ses plus fidèles conseillers excommuniés pour sa cause : les évêques de Cologne, de Bamberg, de Strasbourg, de Bâle, de Spire, de Lausanne, de Zeilz et d’Osnabruck, ainsi que son confident Ulric de Cosheim et le comte Eberhard. Il envoya, sans plus de délai, l’ordre à ses soldats, en garnison dans Worms, de se retirer et d’ouvrir la ville à l’évêque. Enfin il congédia, en les remerciant, les milices que lui avaient amenées plusieurs vassaux fidèles, et il dispersa la petite armée qui lui restait encore, puis il se retira dans la ville de Spire pour y vivre dans une sorte de pénitence sous les yeux des conseillers qui lui étaient laissés ou imposés par la diète[3].

Tant de sacrifices étaient durs à l’orgueil de Henri ; mais il prévenait ainsi le grand péril dont il était menacé, une élection immédiate qui donnerait un chef à la guerre civile. L’assemblée de Tribur une fois séparée sans avoir fait un roi de Germanie, il espérait, par ruse ou par force, reprendre l’avantage.

Cependant, afin de mieux assurer la future assemblée d’Augsbourg, les seigneurs souabes et saxons, avant de se retirer et d’emmener leurs troupes, exigèrent du roi qu’il écrivît au saint-père une humble lettre pour lui promettre entière obéissance et se soumettre à son jugement dans la réunion projetée. L’archevêque de Trèves, attaché à la cause de Henri, mais récemment absous par les légats, fut porteur de ce message. Mais les confédérés, pleins de défiance, députèrent en même temps à Rome[4] le comte Mangold et quelques autres des leurs pour surveiller les négociations du roi et supplier le pape de ne pas refuser à l’Allemagne, dans les maux qui l’affligeaient, le secours de sa sainte présence. Puis, ayant juré en commun de ne plus tenir Henri pour roi s’il demeurait excommunié au-delà, d’un an, et s’étant promis aide et foi mutuelle contre sa vengeance, ils s’en retournèrent glorieux et satisfaits, chacun dans sa province, jusqu’à la grande assemblée d’Augsbourg.

Mais Henri s’était bientôt ravisé sur l’engagement qu’il avait pris et sur le danger d’attendre le pape en Allemagne. Ayant, dit-on, secrètement altéré la lettre qu’il envoyait de concert avec la diète, il se bornait à demander au pape une entrevue dans Rome, sans parler d’Augsbourg. Arrivés devant le pontife, les deux ambassades, celle du roi et celle de la diète, se contredirent à la lecture de la lettre du roi. L’impératrice Agnès, toujours si peu touchée des peines de son fils, conseillait elle-même au pape de se défier de lui. Grégoire VII, averti doublement de l’importance de son voyage en Allemagne par le veau des princes et par les craintes de Henri, refusa l’audience dans Rome, et répondit que si Dieu le voulait il se rendrait lui-même à Augsbourg vers la fête de la Purification, pour entendre et réconcilier Henri en présence des grands du royaume.

En même temps il remit aux envoyés de la diète, après beaucoup d’instructions orales, une lettre pour les grands et le peuple de Germanie.

Nous avons résolu, leur écrivait-il, faible et indigne serviteur que nous sommes du prince des apôtres, de nous rendre près de vous avec l’aide de la bonté divine, et de hâter si bien notre départ, sans attendre la présence du plus grand nombre de nos féaux, que nous soyons le 15 janvier à Mantoue. Notre foi, notre vœu, par confiance en vous, c’est de braver tous les périls et au besoin de verser notre sang pour la liberté de l’Église et le salut de l’Empire. Il appartient à vous de désigner pour nous recevoir et nous accompagner ceux qui peuvent le mieux et doivent le plus remplir cet office. Ayez soin, d’ailleurs, d’affermir la paix dans vos contrées, afin que rien ne puisse entraver notre projet. Les contentions que nous avons eues avec les envoyés du roi, et les réponses que nous avons opposées à ses arguments, tous les détails enfin qui manquent dans cette lettre, vous les apprendrez de nos envoyés. Comme nous nous sommes fiés à eux pour les choses que par leur organe vous avez promises à saint Pierre et à nous, ainsi vous pouvez croire ce qu’ils vous diront de notre part.

Rodolphe de Rheinfelden, qui reçut ce message en l’absence de la diète, se chargea de fournir l’escorte demandée et de s’avancer dans les gorges du Tyrol, au-delà de Klausen, pour amener Grégoire VII à Augsbourg, par la route de Trente et d’Inspruck.

Henri, cependant, apprit avec un amer déplaisir le refus du pape de lui donner audience à Rome, et sa volonté persévérante de venir en Allemagne. L’humiliation de comparaître à jour fixe, comme un coupable, devant ses vassaux ennemis, la crainte que le pape, au milieu des mécontents de l’Allemagne, ne fulminât de nouveaux anathèmes, l’inquiétude sur le royaume d’Italie et les deux couronnes qu’il pouvait perdre à la fois, toutes ces pensées agitaient l’âme de Henri, et son état présent lui semblait insupportable.

Bientôt il apprit que plusieurs de ses anciens partisans, excommuniés pour sa cause, les évêques surtout, partaient pour l’Italie ; qu’ils allaient aux pieds du pape solliciter leur absolution et l’accuser lui-même involontairement par leur repentir. Il hésitait encore à les imiter ; les jours, les semaines s’écoulaient dans cette, incertitude. Enfermé dans le château de Spire avec une femme qu’il n’aimait pas, loin des fêtes bruyantes de son ancienne cour, privé de la chasse et de la guerre, Henri n’avait devant les yeux que son jugement et sa chute au bout d’une ennuyeuse inaction. Il se détermine enfin à tout tenter pour se délivrer, avant l’année révolue, de l’excommunication qui pèse sur lui. Il ne veut pas attendre le pape en Allemagne et livrer sa cause à un juge ennemi, devant des accusateurs implacables. A cette ruine assurée il préfère toutes les humiliations et tous les périls ; il aime mieux essayer la foi douteuse de ses sujets d’Italie., courir à la rencontre du pape[5], en obtenir à tout prix la levée de l’anathème, espérant qu’alors il pourra retrouver ses amis, faire tête à ses ennemis, négocier, combattre. Peut-être aussi, se souvenant de ses aïeux, croit-il trouver au-delà des monts une armée, et effrayer de près le pontife, de loin si terrible ; ou, du moins, il retardera sa marche et interceptera son passage, même en lui demandant grâce.

Plein de cette pensée, Henri chercha d’abord à s’assurer une médiation près du pape. Il écrivit à l’abbé de Cluny, son parrain, homme si puissant dans la chrétienté, et qui, bien que dévoué au saint-siège, avait toujours eu de grands égards pour l’empire. La forme de cette lettre mérite d’être rappelée par la pieuse déférence qu’elle exprime :

Henri, par la grâce de Dieu, roi des Romains, Auguste, au vénérable abbé Hugues, hommage d’un fils à son père,

Il y a longtemps, seigneur et père, que vous n’avez visité votre malade et que vous n’avez soulagé de vos avis et de vos consolations ce cœur blessé. Nous voulons travailler à la restauration des églises, qui de nos jours et par nos péchés sont tombées en ruine, et ce désastre de l’Église que nous avons fait, nous voulons l’expier par le raffermissement de la paix et de la justice.

Enfin, à ces avances de regret et de soumission, il ajoutait la promesse qui pouvait le plus toucher la pieuse ferveur de l’abbé de Cluny, et répondait à ce vœu de croisades déjà suscité dans l’Occident chrétien : Nous vous informons, disait-il, que si par la faveur de Dieu nous parvenons à réconcilier le sacerdoce et l’empire, après la paix affermie nous nous proposons d’aller à Jérusalem, et de voir la terre sainte où Notre-Seigneur s’est montré et a communiqué avec les hommes, afin de l’adorer de plus près, dans le lieu même où nous savons qu’il a souffert pour nous les soufflets, les crachats, les flagellations, la croix, la mort et la sépulture.

En écrivant ces mots, Henri devait songer avec amertume qu’il aurait pu, quelques années plus tôt, visiter en conquérant cette terre sainte dont il projetait maintenant le pèlerinage. Vers le même temps, une seconde lettre à l’abbé Hugues atteste encore le besoin qu’il croyait avoir d’un tel appui, et toute la crainte que lui inspirait la guerre engagée contre Rome. Se recommandant aux prières de l’abbé et de la congrégation de Cluny, et rappelant le zèle de ses ancêtres à protéger les biens qu’elle possède dans le royaume teutonique et dans le royaume d’Italie, il ajoutait : Priez, nous vous en supplions, pour cette unité de l’empire et du sacerdoce que nous désirons et que nous cherchons, et afin que le seigneur pape cesse de marcher contre nous. L’abbé Hugues partit en effet pour l’Italie, et nous le retrouvons plus tard exerçant la médiation qui lui était demandée.

Dans la même pensée, Henri, sans faire connaître ses desseins, priait par une lettre instante Mathilde d’engager le pape à faire au moins le voyage de Lombardie et à s’avancer sur la frontière pour lui donner audience.

Enfin il envoyait à Grégoire VII un nouveau message pour protester humblement de sa soumission et de son repentir[6]. Ces mesures prises, Henri, aidé par l’évêque de Verdun, que la diète avait laissé près de lui, dispose sa fuite. Dans le séquestre de ses domaines royaux, il manquait de tout pour les dépenses d’un si long voyage. Il demanda secrètement des secours à beaucoup de seigneurs qu’il avait obligés au temps de sa puissance : bien peu lui en accordèrent, touchés à l’excès de son malheur ; et un seul, noble de Germanie, peu considérable par la naissance et la fortune, consentit à le suivre. Du reste, comme il était abandonné plutôt qu’il n’était gardé, il sortit librement de Spire avec sa femme et son fils enfant, peu de jours avant les fêtes de Noël.

D’autres excommuniés partaient en même temps ; mais, croyant la cause du roi plus mauvaise que la leur, ils ne voulurent pas faire route en commun avec lui.

Henri, prenant un détour par la Bourgogne, se rendit d’abord à Besançon, près du comte Guillaume Tête-Hardie, oncle de sa femme, seigneur magnifique et puissant dont Grégoire VII, à son avènement, avait invoqué le secours contre Robert Guiscard. Courtoisement accueilli par le comte, le roi célébra chez lui la fête de Noël, et repartit dès le lendemain[7] avec sa suite pour gagner les Alpes à travers le Jura. Il n’avait pas le choix d’une autre route. Il savait que les trois ducs, Rodolphe, Welf et Berthold, avaient occupé et faisaient garder tous les passages qui, du Tyrol, de la Carniole et de la Carinthie, débouchent en Italie[8]. Il espérait, au contraire, un accès facile sur les terres d’Adélaïde de Suze, sa belle-mère, veuve du comte Oddon, qui par elle-même ou par ses fils possédait, aux deux versants des Alpes, le Valais et la plaine d’Aoste, la Savoie et le duché de Turin.

Arrivé en grande hâte à la petite ville de Vevay[9], le roi y trouva la comtesse Adélaïde avec son second fils, le comte Amé. Il fut reçu par eux avec honneur ; mais Adélaïde, princesse impérieuse et zélée catholique, se montra sévère sur les conditions du passage que réclamait Henri. Belle-mère de Rodolphe comme de Henri, elle pouvait hésiter entre les deux rivaux, et sa vénération pour Grégoire VII, qui souvent l’avait nommée fille de saint Pierre, les louanges de Pierre Damien qui la comparait à Déborah, prophétesse et juge du peuple[10], la rendaient peu favorable au malheur d’un gendre excommunié. Le jeune comte Amé, que Grégoire VII avait mis au nombre des fidèles de saint Pierre, n’était pas mieux disposé pour Henri. Tous deux, abusant de sa mauvaise fortune, lui refusèrent le passage, à moins qu’il ne leur cédât cinq évêchés d’Italie contigus à leurs États. La demande parut intolérable aux conseillers du roi. Pressé par le temps et par son malheur, il se défendit, pria, employa le crédit et les pleurs de sa femme, naguère si dédaignée par lui, et ne put d’abord fléchir la comtesse ni son fils : Tant dit un pieux contemporain, l’indignation du Seigneur avait aliéné de Henri même les amis et les parents[11].

Enfin, à force de prières, il leur fit accepter pour unique rançon une province de Bourgogne, le Bugey, frontière de la Savoie, et il eut à ce prix le chemin libre et des secours pour arriver en Italie. Il parait même que la comtesse Adélaïde, après avoir fait de si dures conditions à son gendre, touchée du péril qu’allait courir sa fille, voulut le partager et passer les monts avec elle pour aider plus tard Henri de sa médiation près du pape.

Vevay, d’où partaient les nobles voyageurs, était la route directe du grand Saint-Bernard et l’une des antiques stations de cet itinéraire d’Antonin qui, traversant les Alpes, allait de Milan à Mayence.

Quoique la voie romaine eût péri par le temps et les invasions barbares, le passage n’avait pas cessé d’être fréquenté dans le moyen âge. Les armées de Charlemagne et de ses fils l’avaient souvent franchi, comme autrefois les légions. Les pèlerins s’en servaient d’ordinaire. C’est par là que, trente années auparavant, le jeune moine Hildebrand avait amené de Besançon à Rome le pape allemand Léon IX. Toutefois le passage difficile, en toute saison, était regardé comme impraticable en hiver.

Le roi quitta Vevay, vers le 1er janvier, avec toute sa suite, augmentée des secours d’Adélaïde. Il franchit en quelques heures la route montagneuse et hérissée de Saint-Maurice, antique bourgade consacrée par le sang de la légion thébéenne, et souvent nommée, dans le moyen âge, le camp des Martyrs d’Agaune. Ayant près de là passé le Rhône, il traversa Martigny, ancien poste romain, et fut au pied de la montagne.

L’hiver de 1076 à 1077 est signalé dans les chroniques comme le plus long et le plus froid du onzième siècle. D’épais frimas couvrirent l’Allemagne pendant cinq mois entiers. Presque toutes les vignes périrent ; le Rhin gela dans son cours et fut traversé sur la glace, depuis la Saint-Martin jusqu’aux premiers jours d’avril. A cette intempérie, l’âpre climat des Alpes joignait toutes ses rigueurs. Les premières gorges de la montagne étaient comblées de neige, et les sommets hérissés de glaces énormes épouvantaient les voyageurs. An lieu où le passage s’ouvrait, les pieds des chevaux et des hommes pouvaient à peine tenir sur une montée roide et glissante. Henri, cependant, avait hâte, le terme fatal approchait[12]. Quelques semaines encore, et le cours d’une année que lui avaient fixé les princes pour se faire absoudre une fois révolu, ses ennemis le proclamaient déchu de l’Empire, et il arrivait trop tard, même pour demander grâce. Il se hasarda donc avec les siens. Des gens du pays, accoutumés aux cimes des Alpes, servaient de guides à prix d’argent et déblayaient un peu la route en la faisant battre par des bœufs[13]. On avançait avec beaucoup de souffrances et de périls. Henri, courageux comme dans une bataille, veillait sur sa femme et son jeune fils, et pressait le pas des siens[14].

On parvint, après quelques milles de marche, au point le plus élevé du passage, à cette cime aride que couvre en partie un lac toujours glacé près duquel, dès la fin du dixième siècle, Bernard de Menton, saint archidiacre d’Aoste, renversant une ancienne statue de Jupiter, avait élevé un couvent et un hospice pour les voyageurs, maison de charité toujours ouverte, dit la légende[15]. Cet hiver, cependant, où personne ne tentait le passage, le couvent était resté désert. Le roi et les siens y trouvèrent du moins un abri contre la nuit glaciale des Alpes. Mais, parvenus jusque-là par le secours des guides et avec tant d’efforts, ils ne pouvaient plus avancer. Le revers de la montagne, plus âpre et plus roide du côté de l’Italie, était comme une mer de glace coupée à pic ; les chevaux ne pouvaient y prendre pied ; on en suspendit quelques-uns en les soutenant avec des cordes, on en fit glisser quelques autres les jambes liées, immobiles sur des planches, et la plupart, dans le trajet, furent tués ou mutilés. Les hommes, tantôt rampant sur les mains et les pieds, tantôt essayant quelques pas, puis tombant et roulant, atteignirent quelques pentes moins rapides. La reine, son jeune fils, la comtesse Adélaïde et quelques femmes qui les servaient furent placés dans des traîneaux faits à la bâte avec des peaux de bœuf, et que les guides, s’aidant de crampons de fer, tiraient arec précaution sous le noir ouragan de la montagne. Ainsi, à travers mille souffrances, le roi et sa suite arrivèrent enfin à l’entrée de l’Italie, sous un ciel moins rigoureux, dans le val d’Aoste.

La nouvelle du voyage de Henri était déjà répandue au-delà des monts, et elle excitait une vive attente, surtout dans ces provinces de Lombardie, aliénées dès longtemps de l’influence de Rome, et aimant mieux alors la domination du roi de Germanie que lés visites et les réformes des légats du pape. C’était la conséquence, ancienne déjà, de ce qu’on appelait le schisme de Milan. Le clergé de cette partie de l’Italie protestait contre la discipline du célibat et s’en exemptait par la licence des mœurs et souvent par des mariages que la loi du pays n’interdisait pas et que cette Église relâchée consacrait elle-même.

Cette antipathie qui, dans quelques villes de Germanie, avait éclaté contre les décrets du pape à l’égard des ecclésiastiques mariés ou concubinaires, était également vive dans le diocèse de Milan et n’y trouvait pas l’obstacle de riches évêques et de puissants seigneurs zélés par ambition pour le pouvoir lointain du pape. Prêtres et laïques, presque tous à Milan saluaient avec joie la présence de Henri et cri attendaient d’heureux effets contre Rome. La plupart, se rappelant la conduite de son père Henri III, lorsqu’il avait visité l’Italie, supposaient que le fils, jeune et guerrier, n’aurait pas moins de pouvoir et de fermeté. Les évêques et les autres ecclésiastiques, maltraités par le pape, disaient que l’Empereur venait pour les venger, pour abaisser l’orgueilleux pontife, et peut-être élire un autre pape.

Une foule immense accourut au-devant de ce prince, à sa descente des Alpes, lorsqu’il entra dans l’évêché de Turin, et son cortége fut, en un moment, grossi de, tous les évêques d’Italie, excommuniés pour sa cause. Mais Henri les reçut avec embarras. Il ne voulait pas avouer la perte de son pouvoir en Allemagne ; il ne pouvait déguiser la faiblesse de son escorte et son impuissance à venger ses partisans, lorsqu’il venait lui-même se soumettre et s’humilier. Mais il affecta devant les évêques de ne venir que pour eux et de vouloir les mettre à l’abri derrière la majesté de son rang. Il voulait, disait-il, s’expliquer avec le pontife et lui demander les motifs de l’injurieuse sentence dont eux-mêmes étaient frappés.

Ces évêques étonnés, d’un tel langage, priaient Henri de ne pas reconnaître pour pontife et pour père apostolique celui dont eux-mêmes venaient, par ses ordres, de rejeter le pouvoir, celui qu’ils avaient, par de publics anathèmes, retranché pour jamais du sein de l’Église. Cependant ils comprirent l’embarras de Henri trop faible, avec un titre contesté, pour annuler le vœu des grands du royaume et les irriter par cette offense. Ils résolurent de céder au temps et de se soumettre.

Ils espéraient du moins, lui dirent-ils, qu’après une entrevue si nécessaire Henri se réunirait à eux de nouveau, pour s’affranchir, lui et son royaume, de ce sacrilège pontife ; autrement il devait savoir que cette tyrannie si violente et si rusée, qui prenait le beau nom de puissance apostolique, le priverait du trône et de la vie, et que ceux qui s’étaient toujours montrés prêts à braver, pour sa cause, la mort et la ruine seraient aussi perdus et condamnés.

Cependant Grégoire VII, à l’époque où Henri s’acheminait vers l’Italie, avait songé lui-même à se rendre en Allemagne, malgré la crainte des principaux de Rome, inquiets du voyage et du séjour. On lui objectait l’imprudence de traverser le pays schismatique et séditieux des Lombards, pour aller, sur la foi de guides étrangers, dans cette terre ennemie, où de saints papes ses prédécesseurs étaient morts captifs, se jeter, parmi les chances et le bruit des armes, entre un souverain si redoutable encore et des princes souvent désunis. Mais le pape écoutait peu ces conseils. Pressé, dit un chroniqueur, de donner sa vie pour son peuple, il voulait se trouver à jour fixe, au lieu où devait l’attendre l’escorte promise. Assuré de la foi et de l’ambition de Rodolphe, il tenait à ne pas lui manquer ; et, sans doute, il était flatté d’apparaître comme un arbitre suprême de l’Allemagne au milieu de l’Allemagne même, ne fulminant plus de loin de mystérieux décrets, mais accessible à tous, venant se faire obéir, au nom de la puissance inviolable qu’il croyait porter en lui. Un secours fidèle, d’ailleurs, protégerait sa route et lui permettrait, en s’avançant sur l’Italie du Nord, pour passer au-delà des monts, de braver sans péril l’humeur factieuse et ce qu’on appelait l’impiété des Lombards. Mathilde était attendue à Rome, libre désormais de tout obstacle, de tout engagement ; et pouvant dévouer au pape, comme à son père apostolique et à son vrai seigneur, les forces et la richesse d’une puissante principauté d’Italie.

Mathilde avait alors trente ans accomplis. Rien n’égalait sa grâce altière et sa beauté ; fille du vaillant chevalier Boniface, seigneur de Lucques, margrave de Toscane, qu’elle perdit dès l’enfance, mais qui lui transmit un sang héroïque ; élevée dans le sein de son intrépide et pieuse mère, Béatrix ; séparée d’elle quelque temps par les persécutions allemandes, puis, rendue à sa tendresse et associée à tous ses périls ; elle avait pour lui plaire, épousé à vingt ans Gottfried de Lorraine, le fils d’un premier lit du second mari de Béatrix. Mais ce jeune homme n’avait pas le noble cœur de son père le duc Gottfried, dont Béatrix n’avait accepté la main qu’en résistance à l’empire et pour donner un protecteur à la minorité de sa fille. Petit et contrefait de sa personne, bien que brave et habile à la guerre, il ne sut pas gagner l’affection de la belle et fière Mathilde. Bientôt elle eut à regretter cette union, et à mépriser en lui, moins sa difformité que ses calculs de servile ambition, son zèle intéressé pour l’empire et sa désertion de la cause italienne. Jamais, dès lors, elle ne voulut le suivre au-delà des monts ; et quand la mort du duc Gottfried était venue, en 1069, transférer à son fils le titre de duc de Lorraine, que lui confirma volontiers le roi de Germanie, elle avait refusé plus que jamais de quitter sa mère, veuve une seconde fois, et de laisser le beau ciel et les arts naissants de Pise et de Florence pour un château de la Lorraine, ou pour la cour suspecte et le camp barbare de Henri. Depuis 1073, le glorieux pontificat commencé devait d’autant plus la retenir à Florence et près de Rome. Grégoire VII, on peut le croire, ne l’en dissuadait pas dans les difficultés qu’il prévoyait et que bientôt il ressentit du côté de l’Allemagne. Consulté par Béatrix, il lui répondait : Sur Mathilde, notre fille à tous deux, la servante du bienheureux Pierre, je veux ce que tu veux. Mais à quel état de vie doit-elle se fixer, sous la conduite de Dieu, je ne le sais pas encore avec certitude. Et en attendant la décision et l’avenir, Mathilde restait loin de l’empire et d’un époux que son cœur et sa politique dédaignaient également. Gottfried, de son côté, humilié de ce dédain et préoccupé des soins de son nouveau gouvernement, était demeuré trois ou quatre ans sans visiter la marche d’Italie, laissant à si grande distance Mathilde dans une sorte de veuvage, dit un chroniqueur du temps.

Ce lien faible et stérile venait d’être brisé par une mort accidentelle ; au milieu des mécontentements que Gottfried avait excités en Lorraine par son zèle ardent pour Henri, ses levées d’hommes et ses vanteries publiques d’aller, quand son suzerain le voudrait, introniser un autre pape à Rome, il fart assassiné dans la nuit par un domestique. Ce crime resta obscur et impuni dans les troubles du temps ; et le duché de Lorraine, moyennant mille marcs donnés au roi d’Allemagne, passa au jeune neveu du malheureux duc, à ce Godefroy de Bouillon, qui, destiné d’abord, sous la bannière de Henri, à l’assaut des murs de Rome défendus par Grégoire VII, devait s’en absoudre longtemps après à Jérusalem, en délivrant le tombeau du Christ, et devenir, grâce à la poésie, le plus grand nom chrétien du moyen âge.

Mathilde cependant, affranchie, dès lors, de toute chance de retour vers l’Allemagne, n’avait vu dans sa condition nouvelle que la liberté d’un dévouement plus complet à l’Église ; et bientôt, une perte douloureuse ne lui avait plus laissé d’autre affection dominante et d’autre devoir. Peu de temps après la fin violente de Gottfried, au commencement de l’année 1076, Béatrix, qui depuis plusieurs années associait sa fille à tous les droits de principautés qu’elle tenait de son chef et du chef de son premier époux, était enlevée parla mort. Celle à qui Grégoire VII avait écrit dans une lettre commune aux deux princesses : Si je suis aimé, comme j’aime, j’ai l’assurance qu’il n’est aucun mortel que vous me préférez, mourait à Pise, au milieu des sollicitudes que la crise actuelle de l’Église ajoutait aux longues épreuves de sa vie agitée. Et, à ses derniers moments, elle recommandait sa fille à la sainte tutelle du pape, et Rome au courage de sa fille.

La jeune guerrière, dans son affliction, avait accepté avec ardeur cette noble tâche. Après les cérémonies funèbres célébrées au milieu des larmes du périple, Béatrix fut ensevelie dans la cathédrale de Pise avec l’humble épitaphe qu’elle avait dictée :

Quoique pécheresse, je fus appelée dame Béatrix, et me voici sous cette tombe, moi jadis comtesse. Qui que tu sois, accorde-moi de dire pour mon âme trois Pater.

Mathilde s’occupa courageusement de ce qui lui semblait, avant tout, le legs sacré de sa pieuse mère. Assurée que sa propre puissance était reconnue dans tout son héritage paternel, Mantoue, Lucques, Modène, et la Toscane entière, sans attendre ni demander l’investiture de son suzerain de Germanie, elle rassembla des forces pour marcher au secours du pape, comme quinze ans auparavant sa mère Béatrix, la conduisant toute jeune fille à la guerre, était venue sur la frontière de Lombardie, combattre l’invasion allemande de l’antipape Cadaloüs, et préparer l’avènement d’Alexandre, le pontife élu des Romains et du cardinal Hildebrand.

Aujourd’hui, c’était le grand cardinal, devenu pape, que Mathilde, devenue souveraine, allait chercher à Rome, pour le conduire en Lombardie, et de là menacer le roi d’Allemagne à son tour.

Des lettres de Henri qui lui parvinrent alors, et qui demandaient avec instance sa médiation près du pape pour une conférence dans Rome, ne pouvaient lui paraître qu’un indice de péril et de trahison cachée ; et, après quelque temps encore de préparatifs, appelée sans doute par les avis du pontife, elle se mit en route pour Rome avec les prêtres qui formaient la cour sévère de Pise, l’évêque de Lucques, Anselme, son confesseur, et cette élite d’hommes d’armes italiens et de diverses nations qu’avait attirée jadis la renommée militaire du margrave Boniface, et qui s’était entretenue et renouvelée sous Béatrix et Gottfried. Elle marchait à cheval à leur tête, obéie avec respect, servie avec amour. Touché de son deuil ; de sa piété, de son courage, le peuple, s’agenouillant sur son passage, la nommait déjà la grande comtesse.

Tous les dons semblaient orner Mathilde, Allemande, ou plutôt Française septentrionale et Italienne, à la fois, parlant avec une égale aisance aux chevaliers étrangers de sa suite les langues allemande, française et provençale, communiquant avec les savants et les prêtres dans la langue des anciens Romains et de l’Église, elle dominait sans effort tout ce qui approchait d’elle. On eût dit un ange à l’épée de feu, envoyé d’en haut pour la défense de l’autel et le salut de l’Italie contre ceux que l’Italie nommait et doit nommer les barbares.

Cette céleste figure, dont bien des traits, sans doute, ont péri pour nous, resta longtemps vivante dans les cœurs italiens. Dès l’âge suivant, elle fut retracée, d’après la tradition, par le pinceau naïf de Cimabue, sous l’aspect d’une vierge en habit de guerre, le visage demi-voilé, les yeux brillant d’inspiration et de fierté, guidant d’une main un cheval fougueux et portant de l’autre une grenade, symbole de sa pureté sévère. C’est là que, plus tard, le génie poétique est venu la chercher, pour la représenter sous l’image plus douce d’une jeune et belle femme qui chante des hymnes et cueille des fleurs, aux bords du Léthé, dans l’Éden, entre le dernier cercle du purgatoire et l’entrée du divin séjour : et c’est ainsi qu’il voulut immortaliser l’affection vive pour l’Église, en la personne et sous le nom même de Mathilde, qui s’avance gracieuse, comme une messagère divine, annonçant le triomphe et précédant le char mystique de Rome, sur lequel apparaît Béatrix glorieuse, la Béatrix du Dante : magnifique apothéose qui donne à Mathilde le premier rang, après celle que le poète avait aimée. Plus tard encore, quelque chose de cette héroïque et gracieuse image n’est-il pas revenu ?

Dans les vers d’un autre grand poète, Mathilde n’est-elle pas apparue aux yeux passionnés du Tasse ? N’a-t-elle pas respiré de nouveau dans Clorinde, dans la guerrière d’Orient, dans cette vierge homicide baptisée sur le champ de bataille par la main de son vainqueur ? Ainsi toujours l’histoire servit à la poésie : et la grandeur vraie de l’humanité, à certaines époques, devient pour l’avenir le modèle idéal de l’imagination. Mais, pour les contemporains, à l’heure du combat et des haines, cette ferveur si pure de Mathilde était loin d’être comprise et honorée de tous. La grande comtesse de Toscane fut calomniée comme l’humble villageoise de France, Mathilde comme Jeanne d’Arc. Tant de honteuses faiblesses, de simonies et de vices que Grégoire VII contrariait de la rigueur de ses institutions et de sa discipline, se vengeaient en accusant l’innocence de sa vie et la sainteté de ses amitiés. Le concile de Worms, réuni l’année précédente sous les yeux de Henri, avait encouragé ces mensonges par une accumulation d’anathèmes contre le pontife enfermé, disait-il, dans un cénacle de femmelettes, corrupteur infecté d’un esprit de Python, séparant les maris des femmes et séduisant les épouses. Les prêtres schismatiques et mariés de Milan répétaient avec joie ces injures. On les avait semées parmi le peuple des villes lombardes, naturellement ennemi de la Toscane et de Rome. Une absurde légende y racontait que le balcon du Vatican, où se montraient parfois aux regards du peuple le pontife et la princesse, s’étant tout à coup détaché par un juste jugement de Dieu, avait été soutenu dans l’air parle secours des démons. Mais à Rome, ces bruits misérables étaient ignorés, et selon la forte expression d’un contemporain allemand, la vie toute apostolique du pape et la sublimité de son commerce avec la terre n’admettait aucune ombre qui obscurcit sa vertu. Grégoire VII aimait dans Mathilde une âme digne de la sienne, et que Dieu lui confiait. Mathilde vénérait avec idolâtrie, dans Grégoire VII, un père évangélique, un saint, un grand homme. Et si quelque chose d’humain se mêlait à ce culte religieux et filial, c’était, avec le ressentiment des injures de Béatrix et l’aversion des conquérants germains, une reconnaissance passionnée gour le bras qui luttait contre ce joug étranger et pouvait le briser par l’anathème.

L’arrivée de Mathilde à Rome, accueillie par les transports du peuple, détermina sans plus de délai le départ du pape, pour gagner Mantoue, et de là les confins du Tyrol. Grégoire, seulement, avant de quitter son Église, où ses prêtres inquiets voulaient le retenir, somma les princes allemands de leur parole par une nouvelle lettre.

Moi, pontife, serviteur du prince des apôtres, contre la volonté et le conseil des Romains, confiant à la miséricorde de Dieu et à votre catholicité, je viens vers vous prêt à subir la mort pour « la gloire de Dieu et votre, salut, comme le Christ a donné sa vie pour nous. Car notre condition à nous, c’est, à travers beaucoup de souffrances, de tendre et d’arriver au royaume des cieux. Pour vous, frères très aimés et très souhaités, faites en sorte que je puisse, avec l’aide de Dieu, vous « visiter et vous servir en tout. Vous bénisse Celui par la grâce duquel il m’a été dit le jour de mon ordination : Tout ce que tu auras béni est béni, et tout ce que tu as délié sur la terre l’est aussi dans le ciel.

Puis, ayant fait de graves adieux au clergé romain et aux principaux de la ville, Grégaire s’était mis en route dais les derniers jours de décembre 1076, avec quelques cardinaux, l’abbé Hugues et la comtesse Mathilde, que suivait un cortége de chevaliers et d’hommes d’armes. Il alla presque sans s’arrêter jusqu’à Verceil pour atteindre Mantoue. Là, il apprit l’arrivée du roi et le mouvement excité par sa présence dans le Piémont et la Lombardie. Cet événement n’eût peut-être pas changé sa résolution ; mais le secours attendu pour l’accomplir lui manquait.

La nouvelle que le roi était sorti de Spire et sa fuite rapide et mystérieuse au-delà des Alpes avaient déconcerté les grands de la diète. Redoutant la hardiesse du prince, dont ils ne connaissaient pas bien le projet, se défiant de quelque embûche, et qu’il ne revînt contre ses vassaux d’Allemagne à la tête, de ses sujets d’Italie, ils redoublèrent de vigilance pour garder les issues et les positions fortifiées sur leur territoire ; mais ils ne se hasardèrent pas au delà ; et Rodolphe n’amenait pas l’escorte promise qui avait dû, de Klausen dans le Tyrol, descendre jusqu’à Mantoue.

Forcé de s’arrêter entre l’inaction de ses alliés d’Allemagne et l’hostilité croissante des Lombards ; le pape, à la prière de Mathilde, qui ne pouvait quitter l’Italie menacée d’un péril présent, revint un peu sur ses pas ; et, tout ensemble pour ne pas s’éloigner de la frontière, qu’il espère encore franchir, et pour être à couvert d’une surprise, il se retire dans la forteresse de Canosse, patrimoine de la comtesse, au centre des montagnes de Reggio. Bâtie sur un rocher, entourée d’une triple enceinte de murailles, Canosse passait pour imprenable, Un siècle auparavant, Adélaïde, la jeune et belle veuve du dernier roi lombard, échappée par un souterrain de la tour de Garde, où la tenait enfermée Béranger, n’avait trouvé que dans Canosse une inaccessible retraite parla protection du châtelain Albert Azzon, ancêtre de Mathilde. C’était là qu’elle attendait la main d’Otton de Germanie, et qu’une flèche lancée jusqu’au’ sommet de la tour, à travers les lignes des assiégeants, lui apporta, dit-on, la promesse d’amour de son libérateur. C’était là que plus tard, impératrice, elle se retirait toujours en l’absence de son vaillant époux. Accrue dans la suite par le souvenir reconnaissant des Otton, la seigneurie de Canosse était devenue aussi indépendante que sa forteresse passait pour inexpugnable. Là, Béatrix avait trouvé souvent un rempart contre la domination allemande ; là, devenue veuve de Boniface, elle s’était unie au duc Gottfried, ennemi de l’empire ; là, pendant la captivité de Béatrix, s’était élevée la fière et libre enfance de Mathilde, à l’ombre des créneaux et du sanctuaire. Grégoire VII ne pouvait choisir un plus sûr asile, aux portes mêmes d’un pays ennemi. Garnison, habitants, tout y fut soumis au pontife avec le religieux dévouement dont la comtesse donnait l’exemple, et qu’inspirait sa vue.

Là, Grégoire VII, impatient après quelques jours de pénible attente, apprit par un message que les confédérés allemands, incertains sur leurs forces et inquiets sur l’Italie du nord, ajournaient leur promesse de venir au-devant de lui. Il demeura cependant, mais inactif et en apparence indécis. Il redoutait l’union du roi avec les Lombards, si ennemis de l’Église romaine. Il ne savait pas toute la grandeur des troubles de l’Allemagne. Il n’espérait pas assez dans la faiblesse de Henri et dans sa propre puissance. Ému surtout de l’horreur du sang, à la pensée des maux de la guerre amenés par Henri sur l’Italie, on dit qu’il passait les jours et les nuits en larmes et en prière, demandant à Dieu de lui inspirer d’en haut ce qu’il devait faire, et ce qu’il devait, dans une épreuve si grave, réserver à la décision d’un concile.

Ces sollicitudes cependant ne diminuaient rien de sa rigueur. Parmi les prélats excommuniés qui, pour se rendre à Rome, avaient pris, à dessein, un autre chemin que le roi, deux des plus compromis, Dietrich, évêque de Verdun, et Rupert, évêque de Bamberg, étaient tombés dans les postes des princes ennemis de l’empire, qui les avaient dépouillés de tout et les tenaient au cachot. Mais les autres, échappant avec bien des périls aux bandes qui gardaient les gorges intérieures du Tyrol, étaient parvenus en Italie, jusqu’à l’asile du pape. C’étaient Liémar, archevêque de Brème, un des plus intimes confidents du roi, les évêques de Zeitz, de Lausanne, de Strasbourg, d’Onasbruck ; et, parmi les laïques, le fameux Ulric de Cosheim, l’ancien champion du prince dans un duel sur l’honneur de son nom, et ce comte Eberhard qui, trois ans auparavant, était venu au Vatican apporter la confirmation prétendue de l’élection de Grégoire VII. Pieds nus, avec la chemise de laine sur le dos, ils se précipitaient aux portes de Canosse, demandant humblement d’être admis à la pénitence : Introduits devant le pape, ils s’agenouillèrent en le priant de les réconcilier avec Dieu. La miséricorde, leur dit Grégoire, ne sera pas refusée à ceux qui reconnaissent et pleurent leurs péchés ; mais une longue désobéissance, comme une rouille envieillie, doit être brûlée par le feu d’un long repentir. Si donc vous êtes pénitents, supportez bien le fer chaud qui sera mis sur les plaies de vos âmes. Alors, il sépara les évêques et les fit enfermer, chacun dans une cellule à part, où ils ne recevaient que vers, le soir un peu de pain et d’eau. Aux laïques il imposa d’autres rigueurs analogues, jeûnes, macérations, plaies du corps humiliantes ; puis, après quelques jours, il les fit paraître devant lui ; et, les ayant réprimandés avec douceur, il les releva de l’excommunication et les renvoya libres avec la recommandation réitérée de ne prêter aucune aide, de ne rendre aucune obéissance à Henri, jusqu’à ce qu’il eût satisfait à l’Église, et de ne l’approcher que pour l’exhorter au repentir.

Henri, cependant, après avoir traversé une grande partie du Piémont et de la Lombardie, au milieu des veaux du clergé schismatique et des acclamations du peuple, semblait perdre courage à mesure qu’il approchait de l’asile de son ennemi ou de son juge. Quoiqu’il vît toute une armée d’indigènes se presser autour de lui, quoiqu’il entendît des évêques mêmes lui conseiller la guerre immédiate, ou du moins n’admettre son entrevue prochaine avec le pape que comme un expédient passager, pour arriver à la vengeance, il écoutait de préférence quelques voix qui lui prêchaient une soumission sans réserve. C’est l’avis qu’il recevait surtout par les messages de Hugues de Cluny, et que fortifiait près de lui sa belle-mère Adélaïde. Enfin il songeait surtout à l’Allemagne, aux décisions imminentes de la diète et à l’importance d’ôter à ses ennemis le prétexte de droit qu’ils tiraient contre lui de l’anathème pontifical, espérant encore les vaincre, lorsqu’il n’aurait plus à combattre que leurs armes.

Dans cette disposition d’esprit, soit qu’il n’eût pas un moment projeté d’attaque sur Canosse, si forte et si bien gardée, soit qu’il y renonçât, se détachant de son camp d’Italiens zélés, il s’avança paisible et désarmé vers le redoutable refuge du pontife. S’étant fait précéder de divers messages, et s’arrêtant à quelque distance du château, il fit demander à Mathilde une entrevue, qu’elle ne refusa point. Là se trouvaient réunis Adélaïde, belle-mère de Henri, le jeune comte Amé, le margrave Albert Azzon, oncle de Mathilde, d’autres seigneurs italiens qui passaient pour être en crédit auprès du pape, et Hugues de Cluny, le plus considérable et le plus impartial de tous. Quelques-uns de ces médiateurs, dans leur zèle pour le pape, étaient pleins de défiance contre le roi et croyaient démêler de secrètes trahisons dans toutes ses paroles. Il obtint cependant de Mathilde et des principaux seigneurs qu’ils iraient demander pour lui au pape de l’absoudre et de ne pas ajouter foi légèrement aux accusations de princes allemands, inspirées, disait-il, plutôt par l’envie que par le zèle de la justice. L’anniversaire de son anathème approchait, disait-il, et ses ennemis épiaient ce terme pour le déclarer indigne du trône, sans autre jugement. Ce qu’il demandait aujourd’hui, c’était la levée de cet anathème, sauf à répondre plus tard à toutes les accusations de ses ennemis, et à garder ou à perdre le titre de roi, d’après la sentence du pape.

Grégoire se montrait inflexible, et à toutes les instances il répondait. : Eh bien, s’il est touché d’un vrai repentir, qu’il nous remette la couronne et les autres insignes de la royauté, et qu’il se déclare à l’avenir indigne du trône ! On se récriait sur cette rigueur, on pressait vivement le pape d’adoucir son arrêt et de ne pas écraser le roseau plié par l’orage. Le pape consentit enfin, à grand’peine, à recevoir Henri seulement à la pénitence.

Henri, que tant de lenteurs désespéraient et qui craignait d’être absous trop tard, sans attendre une dernière réponse du pape, s’était avancé jusque sous les murs de Canosse, vêtu de deuil, avec les excommuniés de sa suite ; et, frappant humblement à la porte de la citadelle, il demandait qu’on lui en permît l’entrée. Admis seul dans la seconde enceinte, au dehors du château, il y demeura les pieds nus sur la neige, jeûnant jusqu’au soir, par le froid rigoureux de ce mois de janvier. Il revint, les deux jours suivants, faire au même lieu la même pénitence, et attendant la grâce du pardon apostolique, il était là pleurant. Las, enfin, de cette rude épreuve, il voulait se retirer ; mais auparavant il entra, près de là, dans la chapelle de Saint-Nicolas, et, les larmes aux yeux, il suppliait pour la dernière fois l’abbé Hugues d’être son garant : Cela ne se peut, répondit l’abbé. Mathilde, présente à cet entretien, parut touchée de l’humiliation d’un prince, son parent, et, comme lui, elle pria l’abbé. Mais celui-ci répondit : Personne, si ce n’est vous, comtesse, ne pourra réussir à cela. Le roi, fléchissant le genou devant elle, lui dit alors : Si tu « ne viens à mon secours, je ne briserai plus jamais de boucliers, car le pape m’a frappé et mon bras est mort. Ma cousine, fais qu’il me bénisse, va. » Mathilde se levant donna sa parole au roi et remonta dans le château, près du pontife. Là, elle le supplia de finir la dure pénitence du roi. Les seigneurs italiens qui entouraient Grégoire VII étaient émus de pitié, et, malgré leur pieu1e admiration pour le pape, ils accusaient hautement, sa rigueur. Enfin, après beaucoup de discussions et de prières, il parut se laisser vaincre, et déclara que si Henri venait, résolu de confirmer avec serment, par lui-même et par lés garants qui lui seraient désignés, toutes les clauses d’obéissance et de satisfaction que le pontife de Rome pourrait lui imposer pour l’utilité et le maintien de la sainte Église ; que si, de plus, il promettait de renouveler dans la suite la foi de ce serment entre les mains des garants déjà réunis, de l’impératrice encore absente, il ne refuserait pas de le recevoir dans la communion, chrétienne seulement. Du reste, se réservant de juger le roi dans une diète, il voulait que jusqu’au jour de cette sentence suprême Henri ne gardât aucun appareil, aucune marque de dignité, qu’il ne se mêlât point des affaires publiques, et, hormis la levée des taxes royales nécessaires pour sa subsistance et celle des siens, ne fit aucun acte de pouvoir et de royauté. Il exigeait, de plus, que tous ceux qui avaient jadis prêté foi et hommage au roi demeurassent dégagés de leurs serments, et que le prince continuât d’éloigner de sa personne Rupert, évêque de Bamberg, Ulric de Cosheim et les autres dont le commerce lui avait été interdit. Enfin, pour dernière condition, si le roi manquait à quelqu’une de ses promesses, cette absolution demandée avec tant d’instance deviendrait nulle, il serait tenu pour condamné par son propre aveu, n’obtiendrait plus audience pour se justifier, et les, princes, libres de toute entrave, éliraient un autre roi.

Henri trouvait ces clauses de pardon bien rigoureuses ; mais ne pouvant, bon gré, malgré, obtenir autrement trêve de l’Église, il consentit avec douleur. Il parait cependant que le pape abandonna quelques-unes de ses prétentions, ou du moins elles ne furent point consignées dans le serment qu’il imposait au roi, et que voici : Moi, Henri roi, sur la dissidence des archevêques, évêques, ducs, comtes et des autres princes du royaume teutonique et de tous ceux qui les suivent dans le même parti, je ferai, avant le terme fixé par le seigneur pape, justice suivant sa sentence, ou accommodement suivant son avis, à moins de quelque obstacle pour moi ou pour lui ; et, l’empêchement levé, je serai prêt à accomplir ma promesse. De plus, si le seigneur pape Grégoire veut aller au-delà des monts ou dans d’autres contrées, il sera de ma part et de la part de ceux auxquels je puis commander, à l’abri de tout danger de mort, mutilation ou captivité, et lui-même et ceux qui devront le conduire et l’escorter, soit pendant le voyage, soit durant le séjour, soit au retour ; et il n’éprouvera de mon aveu aucune gêne contraire à sa dignité, et si quelqu’un lui en imposes je lui prêterai secours de bonne foi, selon mon pouvoir.

Henri fut même exempté de jurer en personne cette formule de serment ; mais c’était moins un égard qu’une insulte à la foi de ses paroles. Les garants choisis par le pape promirent pour lui. L’abbé de Cluny, alléguant que la règle de son monastère ne lui permettait pas de jurer, s’engagea sous les regards de Dieu qui voit tout. L’évêque de Zeitz, l’évêque de Verceil, chancelier du royaume d’Italie, le marquis d’Azzo et les autres médiateurs pour Henri jurèrent, sur les reliques des saints, que le prince accomplirait ce qu’il promettait, et que nul événement, nulle nécessité ne le ferait changer de résolution.

Ces préliminaires une fois solennellement scellés, le quatrième jour de la pénitence, le 25 janvier au matin, le pape permit que le roi parût en sa présence. Il entra, la plante des pieds nue et encore glacée par le froid, avec les autres excommuniés qui pleuraient comme lui, et, se jetant le corps étendu en croix, il s’écria : Pardonne, bienheureux père, pardonne ! On dit qu’au milieu de ce spectacle d’humiliation, Grégoire VII versait lui-même des larmes abondantes, soit qu’étant homme il ne pût se défendre d’un sentiment de pitié pour un si grand abaissement de fortune, soit que, prêtre convaincu dans l’ardeur de foi mêlée à ses passions, il fût touché du retour de ces âmes naguère perdues, que son pieux orgueil croyait sauvées par le pardon qu’elles obtenaient de lui.

Restait à accomplir le cérémonial de l’absolution, selon les rites antiques du bréviaire romain. Le pape, revêtu du manteau, de l’étole et du pluvial violet ; la tête ornée de la mitre, vint s’asseoir devant la principale porte de l’église de Canosse. Henri, demi-nu jusqu’à la ceinture, s’avança suivi de cinq évêques et de plusieurs de ses seigneurs et de ses chevaliers ; tous excommuniés et dépouillés comme lui. S’étant agenouillé : Très saint-père, dit-il, je prie votre sainteté devant Dieu de me délier des liens de l’anathème et de me rendre la grâce de la communion chrétienne, et il jura sur son âme d’être dorénavant fidèle aux saints commandements de l’Église.

Le pape, ayant pris une baguette que lui remit un diacre, récita le psaume : Miserere mei, Domine, secundum magnant misericordiam tuam, et le psaume : Deus misereatur nostri et benedicat nobis ; et à chaque verset il s’interrompait et frappait légèrement les épaules du pénitent agenouillé. Alors, ayant ôté sa mitre, il se leva, et, les yeux au ciel, il dit encore : Seigneur, ayez pitié de nous, ô Christ ! ayez pitié de nous. Et intercédant pour le prince excommunié et pour ceux qui l’accompagnaient : Ô Dieu, dit-il, sauvez votre serviteur ; écoutez ma prière et que nos cris montent jusqu’à vous ! Nous vous en supplions, Dieu de miséricorde et de pardon, accueillez notre parole ; et ce malheureux serviteur lié des chaînes de l’excommunication, que votre pitié l’absolve par Jésus-Christ Notre-Seigneur. »

Alors le pontife, comme s’il eût senti sa prière exaucée, se rassoit la mitre sur la tête et dit : Par l’autorité du Dieu tout-puissant et des bienheureux apôtres Pierre et Paul, je te délie des liens de l’anathème. Il se leva, tendit les bras vers le roi agenouillé, et, le prenant par la main, il lui fit passer le seuil du temple, en prononçant ces mots solennels : Je te ramène dans le sein de la sainte Église mère, et dans la communion de toute la chrétienté, d’où la sentence d’excommunication t’avait banni, et je te réintègre dans la participation des sacrements, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Puis il lui donna le baiser de paix ainsi qu’aux évêques de Strasbourg et de Brême, de Lausanne, de Bâle et de Neustadt : et, étant monté à l’autel, il chanta une grande messe.

Au moment de la communion, ayant appelé Henri près de l’autel, il lui présenta l’hostie consacrée et lui adressa ces paroles : J’ai depuis longtemps reçu de toi et de tes partisans des lettres où tu m’accusais d’avoir usurpé par simonie la chaire apostolique, et d’avoir, même avant et depuis mon épiscopat, souillé ma vie par des crimes qui, suivant les décrets de l’Église, m’auraient interdit l’accès du sacerdoce. Bien que je puisse réfuter cette calomnie par les affirmations d’un grand nombre de témoins véridiques, c’est-à-dire de ceux qui connaissent ma vie entière depuis mon enfance et de ceux qui furent les auteurs de ma promotion à l’épiscopat, cependant, pour ne pas paraître m’appuyer sur le témoignage des hommes plutôt que sur celui de Dieu, et pour ôter par une courte et prompte satisfaction à tout le monde tout prétexte de scandale, voici le corps du Seigneur que je vais prendre ; qu’il devienne pour moi l’épreuve de mon innocence, en sorte que le Dieu tout-puissant m’absolve aujourd’hui du crime qu’on m’objecte, si je suis innocent, et me frappe de mort soudaine si je suis coupable.

Après avoir prononcé ces paroles et quelques autres malédictions terribles,-par lesquelles il conjurait Dieu d’être son juge et d’assister son innocence, il rompit l’hostie et en consomma la moitié. A cette vue, le peuple poussa des acclamations de joie, comme pour louer Dieu de sa justice et féliciter le pontife de l’éclatant témoignage qui manifestait son innocence. Grégoire, après un moment d’interruption, commande le silence, et les yeux tournés vers Henri : Fais donc, mon fils, dit-il, s’il te plaît, ce que tu m’as vu faire. Les grands du royaume teutonique fatiguent tous les jours mes oreilles de leurs accusations. Ils t’imputent une foule de crimes capitaux pour lesquels ils pensent que tu dois être séquestré, non seulement de l’administration des affaires publiques, mais encore de la communion chrétienne et de tout commerce avec les hommes. Ils demandent qu’on fixe le jour et le lieu, et que l’on dispose l’audience, pour discuter canoniquement les accusations qu’ils élèvent contre toi. Or tu connais bien l’incertitude des jugements humains ; tu sais que, dans les débats publics, le faux se fait souvent admettre pour vrai, que, selon le talent des orateurs, l’abondance et le charme des discours, le mensonge rehaussé de belles paroles est écouté avec plaisir, tandis que la vérité sans l’appui de l’éloquence reste dédaignée. Comme je veux donc te rendre service, parce que dans tes malheurs tu as cherché la protection du saint-siège apostolique, fais ce que je te conseille. Si tu es assuré de ton innocence, si tu crois que ta réputation est faussement attaquée par le mensonge de tes rivaux,délivre promptement l’Église  de Dieu d’un scandale, et toi-même des lenteurs, d’un procès douteux : prends cette partie du corps de Notre-Seigneur, afin que ton innocence ayant Dieu pour témoin, la bouche soit fermée désormais à tes ennemis, et que moi, devenant l’avocat de ta cause et le plus fidèle défenseur de ton innocence, les grands te soient réconciliés, le royaume te soit rendu, et que la tempête de la guerre civile, qui depuis longtemps affligeait l’État, soit apaisée à jamais.

A ces paroles solennelles, le roi, qui n’était en rien préparé à cette épreuve si redoutable dans l’esprit du temps, hésite, s’embarrasse et demande à délibérer un moment avec ses conseillers loin des yeux de la foule. Le pontife avait sans doute pressenti quel serait l’effet inattendu d’une telle menace sur l’âme d’un prince en qui les passions et les vices n’ôtaient rien aux terreurs de la foi. Henri, après s’être remis de son trouble, allégua pour s’excuser l’absence de ceux des grands qui lui restaient fidèles dans son infortune, disant que, loin de leurs yeux, sans leur témoignage, toute épreuve qu’il ferait de son innocence paraîtrait vaine à ses ennemis et ne trouverait que des incrédules. Il priait donc instamment le pape de renvoyer tout à un concile général et à une grande assemblée. Là, tous ses accusateurs étant réunis et leurs personnes comme leurs attaques étant soumises à discussion, suivant les lois de l’Église, il repousserait les reproches de ses ennemis dans les formes que les grands du royaume jugeraient équitables.

Grégoire VII n’insista point, satisfait d’avoir porté ce dernier coup, et, pour ainsi dire, excommunié le prince au milieu de son absolution même. Il acheva tranquillement la cérémonie sainte. Le peuple et les partisans du pape l’admiraient d’avoir, par une telle épreuve, surpris sans doute quelque perfidie cachée dans l’âme du prince ; et Henri, tremblant sous le pardon, n’osant regarder l’autel, paraissait plus abattu qu’à l’instant même où il avait rampé la face contre terre aux pieds du pontife.

Cependant, après la messe, le pape et lui vinrent s’asseoir à la même table et prirent ensemble un repas frugal. Ensuite, s’étant levés pour dire les grâces, et s’étant l’un à l’autre répété bien de vaines paroles sur l’obéissance promise, sur la foi donnée, sur la résolution de ne point violer le serment et d’être en garde contre l’impiété des Lombards, le roi reçut les adieux et la bénédiction du pape et se retira, suivi des siens, à l’exception de quelques évêques qui furent retenus par Grégoire VII.

Il voulait exiger d’eux un serment spécial qu’il demandait aux familiers du roi, et ces évêques, invoquant le privilège de leur ordre, disputaient avec opiniâtreté sur les termes de la formule proposée, dans la crainte de donner plus tard quelque prise sur eux pour une accusation de parjure, et ils tâchaient à tout prix de ne faire aucun serment. Un d’eux, l’évêque d’Augsbourg, s’évada furtivement dans la nuit et vint rejoindre Henri IV qui brûlait de se venger, et, projetait d’attirer le pontife dans une odieuse entrevue.

Au reste, le pape n’était pas dans sa réconciliation plus sincère que le roi. Au moment où il accueillait les humiliations de Henri et le relevait de la pénitence, des envoyés saxons présents à Canosse lui exprimant leur regret de cette réconciliation et la crainte que le roi ne revînt plus puissant et plus implacable pour leur malheureuse patrie, le pontife leur dit : Ne soyez pas inquiets ; je vous le renvoie plus accusable qu’il n’était. Mot profond et terrible, qu’on voudrait effacer de la vie d’un grand homme qui devait être un saint ! En effet, on le vit bientôt. Grégoire VII n’avait enfin accueilli la pénitence et les humiliations de Henri IV que pour les publier hautement, les étaler à tous les yeux et faire assister toute l’Allemagne au spectacle de honte que l’Empereur avait cru cacher dans les murs de Canosse. Il se hâta d’écrire en Germanie une lettre trop remarquable pour n’être pas rapportée tout entière. Dans les expressions adroites et véhémentes, dans la diplomatie théologique de cette lettre, on voit que le pape n’a rien relâché de sa rigueur, qu’il ne veut pas qu’on se trompe aux pardons accordés, et qu’il dégrade Henri pour que d’autres le renversent.

Grégoire[16], évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les archevêques, évêques, ducs, comtes, et aux grands du royaume teutonique qui défendent la foi chrétienne, salut et bénédiction apostolique.

Comme dans cette lutte de la milice chrétienne, vous avez fait cause commune avec nous et partagé nos périls, nous avons soin avec une charité sincère d’annoncer à votre affection de quelle manière le roi, s’étant humilié par la pénitence, a obtenu la grâce de l’absolution, et comment cette affaire a été conduite depuis son entrée en Italie jusqu’à présent.

Ainsi qu’il avait été réglé avec vos envoyés, nous nous sommes rendus en Lombardie, près de vingt jours avant l’époque où quelqu’un des chefs devait venir au-devant de nous à la sortie des montagnes, attendant leur arrivée, afin de pouvoir passer dans vos contrées. Mais, comme, le terme étant expiré, on nous, annonçait que dans ces temps, à cause des difficultés nombreuses, ce que nous croyons sans peine, il n’était pas possible d’envoyer une escorte au-devant de nous, et que nous n’avions pas d’autre moyen de passer sûrement vers vous, nous nous sommes trouvés dans un embarras qui n’était pas médiocre, sur le parti le plus convenable à prendre.

Cependant nous avions appris d’une manière certaine que le roi s’approchait. Avant même d’entrer en Italie, il s’était fait précéder vers nous par une ambassade suppliante, avait offert de donner toute satisfaction à Dieu et à saint Pierre et à nous, et promis d’accomplir en toute obéissance la réforme de sa vie, pourvu qu’à ce prix[17] il obtint près de nous la faveur du pardon et la bénédiction apostolique.

Après que nous eûmes longtemps consulté et différé, le reprenant avec force de ses excès par tous les messages qui allaient et venaient de part et d’autre, lui-même enfin, sans rien affecter d’hostile ou de menaçant, s’est approché avec peu de monde de la ville de Canosse où nous étions[18]. Là, pendant trois jours, devant la porte, ayant dépouillé misérablement tout appareil de roi, sans chaussure et vêtu de laine, debout, il n’a cessé d’implorer avec larmes le secours et la consolation de la miséricorde apostolique, jusqu’à ce qu’il eût touché de pitié et de compassion pour ses souffrances tous ceux qui étaient présents ou à qui cette nouvelle est parvenue. Ce fut au point que, venant à intercéder pour lui par des prières et des larmes, tous voyaient avec étonnement notre rigueur inaccoutumée ; et[19] quelques-uns s’écriaient qu’il y avait en nous, non pas la fermeté sévère de l’apôtre, mais la cruauté farouche du tyran.

Vaincu enfin par l’ardeur de sa componction et par les prières si vives de tous ceux qui étaient présents, nous l’avons, relâchant les liens de l’anathème, admis au bienfait de la communion et dans le sein de l’Église, notre sainte mère, après avoir reçu de lui les sûretés que vous trouverez transcrites plus bas, et dont la confirmation nous a encore été donnée par les mains de l’abbé de Cluny, et de nos filles Mathilde et la comtesse Adélaïde, ainsi que des autres princes, évêques et laïques qui nous ont semblé utiles à cet effet.

Ces choses étant ainsi réglées, afin de tout disposer pleinement avec l’aide de Dieu pour la paix de l’Église et l’union du royaume, comme nous l’avons dès longtemps souhaité, nous désirons passer dans vos contrées par l’occasion la plus prochaine ; car nous voulons que votre affection sache bien, comme vous le pouvez remarquer dans les promesses écrites, que toute l’affaire est encore en suspens, de sorte que notre arrivée parmi vous et l’unanimité de vos conseils paraissent absolument nécessaires pour finir. Ainsi donc, soyez tous attentifs à persister comme vous avez commencé dans la foi et l’amour de la Justice[20], sachant bien que nous n’avons rien fait pour le roi, sinon de lui dire qu’il espérât en nous pour les choses dans lesquelles nous pouvons l’aider pour son salut et son honneur, soit dans l’intérêt de la justice, soit dans celui de la miséricorde, sans exposer notre âme et la sienne.

On voit, par les dernières expressions de cette lettre et surtout par la complication un peu diplomatique de la dernière phrase, que le pontife, comme il l’avait déclaré d’ailleurs dans l’église de Canosse, n’abandonnait rien du droit de juger la souveraineté de Henri, qu’il voulait que l’Allemagne en fût instruite, et qu’elle ne prît pas l’absolution du roi pour la fin de la guerre suscitée contre lui.

Avec cette lettre le pape envoyait aux seigneurs et aux évêques d’Allemagne la copie du serment de Henri dans ses mains, comme la pièce du procès qu’il s’agissait d’instruire devant eux. Enfin, comme le remarque un apologiste contemporain de Henri, le pape, en lui interdisant de reprendre encore la pourpre et la couronne, avait voulu ne lui laisser que l’alternative de paraître faible et avili, dans ses propres États, s’il obéissait, ou de se replacer, par l’infraction de cette injurieuse défense, sous le coup même de l’excommunication qu’il venait de conjurer[21].

Mais pendant qu’il s’appuyait ainsi contre Henri des préventions et des résistances que les fautes de ce roi avaient soulevées contre lui dans l’Allemagne, des sentiments bien contraires éclataient avec plus de force dans la haute Italie, sous les yeux du pontife et au mépris de son pouvoir. Au moment de se séparer du roi qu’il venait d’absoudre, Grégoire avait envoyé de Canosse à Milan un évêque de son parti, pour relever de l’excommunication tous ceux qui pouvaient l’avoir encourue par quelque commerce avec le roi, pendant la durée de son anathème aujourd’hui révoqué. Cette orgueilleuse indulgence, cette prétention de tant pardonner irrita les esprits déjà mécontents des Lombards et la foule de ceux qui, par amour du changement, zèle du schisme, espoir ou crainte, s’étaient empressés à la suite du roi. La contrariété même que leur donnait son humble démarche près du pape ne diminua pas leur impatience de cette sorte d’amnistie qu’ils n’avaient pas demandée.

A peine le légat eut-il exposé l’objet de sa mission qu’un violent orage éclata contre lui. On l’interrompit par des huées et des menaces ; on s’écria, au milieu d’un torrent d’injures, qu’on n’avait nul souci de l’excommunication de son pape, excommunié lui-même ; que cet homme avait envahi la chaire de saint Pierre par simonie ; qu’il l’avait souillée de meurtres et d’adultères ; que le roi n’avait pas agi d’une façon séante, et qu’il avait fait à son honneur une tache ineffaçable, en soumettant la majesté royale à un hérétique flétri de mille infamies ; qu’il était mal à ce roi, choisi par eux pour vengeur des droits de l’Église, de trahir par une honteuse soumission la foi catholique, l’Église, l’État ; que, pour sa défense, ils avaient fait au pape toutes les injures imaginables, et maintenant il les laissait là dans le péril, et, ne songeant qu’à lui-même, se réconciliait par un calcul personnel avec l’ennemi public[22].

Les archevêques de Milan et de Ravenne, Thédald et Guibert, Denis, évêque de Plaisance, les principaux seigneurs de Lombardie, tous ceux qui s’étaient montrés le plus empressés pour le roi, étaient les plus indignés et répandaient leurs plaintes et leur colère dans le peuple.

Dans ce premier emportement on disait, sur les places publiques des villes de Lombardie, qu’il fallait rejeter le roi[23] comme indigne, nommer à sa place son fils Conrad, tout enfant qu’il était, et, lui en tête, marcher à Rome, pour élire un autre pape qui, sur l’heure, consacrerait le jeune prince empereur et casserait tous les actes de l’apostat Grégoire. L’intérêt que les seigneurs lombards avaient à la vente des bénéfices, et le grand nombre de prêtres qui vivaient avec des femmes, font concevoir ce soulèvement, excité moins encore par l’indignation contre Henri que par la peur du joug imminent de Grégoire VII.

Le roi, qui revenait assez confus de Canosse, trouva ces dispositions sur son passage, et, à Pavie, comprit bientôt qu’il allait perdre plus qu’il ne croyait avoir gagné par un si rude sacrifice. Il envoya çà et là quelques seigneurs des plus fidèles à sa cause pour calmer les esprits effarouchés. Il faisait dire à ses amis de ne pas prendre comme un affront pour eux ce qu’il avait fait sous le coup de la nécessité ; pour satisfaire aux princes allemands qui machinaient de lui ôter la couronne par leurs calomnies, et pour désarmer le pape, qui de ses foudres bouleversait l’État, il n’avait eu d’autre moyen que d’obtenir à tout prix l’absolution avant le jour fixé ; libre maintenant des entraves où l’avaient enserré ses ennemis, il pourrait disposer de toutes ses forces pour venger son injure et celle de ses partisans.

Ces discours ne purent dissiper d’abord la défiance et le blâme. Plusieurs seigneurs italiens quittèrent le camp du roi et retournèrent sans son congé dans leurs châteaux. Les autres, qui demeurèrent, ne lui marquaient plus le même respect, et ne fournissaient plus avec la même libéralité les redevances ordinaires. Tristes et mécontents, ils murmuraient partout des reproches de sa légèreté et de son imprudence, et se plaignaient que ce roi, si longtemps attendu, si souhaité, n’eût apporté, faute de cœur, aucun remède aux maux de l’Italie[24].

Inquiet de ce mécompte, et poussé par les conseils de Guibert, Henri ne songea plus qu’à reprendre, de force ou de ruse, quelque avantage sur le pape ; et d’abord il lui fit demander par un nouveau message d’autoriser son couronnement dans Monza, par les mains des évêques de Milan et de Pavie, ou de tout autre évêque s’il rejetait ceux-là comme frappés d’anathème. Avec l’esprit de contention subtile qui se mêlait à la barbarie du temps, il se fondait sur ce que la question du trône, réservée par le pape, ne l’était que pour l’Allemagne et non pour l’Italie ; et de là il voulait tirer ou une reconnaissance nouvelle de son droit, ou un texte de rupture et de vengeance. Le pape, qui prétendait l’avoir provisoirement suspendu de toute royauté, et qui était blessé de la récente captivité de ses légats, lui répondit par un refus en l’accusant de retenir saint Pierre prisonnier.

Le roi, étant alors revenu vers Bibianello[25] à quelque distance de Canosse, fit tous ses efforts pour attirer le pape hors de ses remparts et en obtenir un nouvel entretien.

Grégoire sortit en effet de Canosse et passa le fleuve du Pô[26] pour se rendre au rendez-vous, où Mathilde le suivit. La conférence fut courte et troublée. Mathilde, gardienne vigilante du pape, et, la dame aux cent yeux, comme dit son chapelain, soupçonna quelque embûche du roi ; elle rompit l’entretien, et, appelant ses hommes d’armes, se retira brusquement avec le pape sur les hauteurs, dans le fort de Bibianello[27]. Que cette alarme fût réelle ou feinte, Henri revint courroucé : ce fut la dernière fois qu’il vit Grégoire VII et Mathilde.

Cependant il subissait encore, auprès du peuple et du clergé lombards, la défaveur de son humble réconciliation avec le pape : Comme il parcourait la Lombardie, pour rendre justice aux opprimés et tenir des plaids solennels, les villes lui fermèrent leurs portes, et les habitants ne sortirent pas là sa rencontre avec des flambeaux et en poussant des cris de joie. Il était obligé de camper au dehors ou dans quelques faubourgs ; on ne lui apportait que peu de vivres pour ses troupes, assez seulement pour ne pas encourir trop vite le reproche de s’être révolté contre lui ; et des gardes étaient mis aux fermes et aux hameaux pour les préserver de ses maraudeurs.

Retrouvant presque en Italie les rébellions de l’Allemagne, Henri vit bien que la guerre contre le pape, ailleurs dangereuse, lui regagnerait seule l’affection des Lombards. Sans se faire sacrer à Monza, il reprit la couronne d’or et tout l’appareil royal, il rappela près de lui Liémar de Brême, Bennon d’Osnabruck, Burchard de Lausanne, Ulrich de Cosheim, Eberard le Barbu, le comte Berthold, et tous ceux enfin que les légats avaient éloignés de lui à Oppenheim, et que le pape lui avait défendu de voir, même absous. Il en fit de nouveau sa cour et son conseil. Un seul ennemi de Grégoire VII ne fut pas accueilli. C’était Cenci, qui, las de vivre de brigandages dans la campagne romaine, était venu menant avec lui l’évêque de Côme, enlevé par sa troupe, se présenter à Pavie et demander au roi le prix de ses services. Henri, lorsqu’il le vit dans la foule, n’osa saluer un tel excommunié, et pendant plusieurs jours il refusa de le recevoir. Cenci, se plaignant avec hauteur de cette ingratitude et répétant qu’il était indignement joué, se fit enfin promettre une audience. Mais dans l’intervalle cet homme ayant été saisi d’une violente inflammation de gorge qui presque subitement l’étouffa, sa mort, que l’on comparait à la strangulation de Judas, parut un coup du Ciel.

Henri, satisfait d’être délivré de Cenci, n’en montrait pas d’ailleurs moins de colère et d’animosité contre le pape. Il ne le nommait plus devant les seigneurs lombards qu’avec des expressions injurieuses, comme l’instigateur de tous les maux de l’État et de l’Église. Ce changement de langage eut un grand effet sur l’esprit mobile et passionné des Italiens. Les défiances tombèrent ; le zèle pour le roi se ranima ; on revint de toutes parts à son camp où de nouveau les vivres abondèrent. Excepté Mantoue, Reggio et quelques villes où dominait Mathilde, toutes les portes de la Lombardie furent ouvertes au roi. Il recueillit de l’or, de l’argent, des étoffes précieuses, et dans le mois de mars il vint en grande pompe célébrer la fête des Rameaux à Vérone au milieu du concours et des vœux de tous les schismatiques[28].

Durant cette agitation prolongée de la haute Italie, cette révolution des esprits, ce repentir du roi plus mécontent de son humiliation que de ses fautes, cette guerre de surprises et d’embuscades tentée de nouveau par lui, les affaires d’Allemagne suivaient leur cours, et le dénouement qu’avait voulu détourner le roi dans Canosse se précipitait en son absence. Les confédérés, que son départ avait troublés d’abord, et qui, sur le bruit des mouvements de la Lombardie, avaient craint de s’engager hors du Tyrol et de venir au-devant du pape, n’en tenaient pas moins à réunir au plu, tôt la grande diète qu’ils avaient annoncée.

La date en était fixée comme le lieu, pour la fin de l’année, à Forsheim dans la Bavière. La convocation était adressée à tous les seigneurs et à tous les prélats du parti, et l’attente inquiète dans toutes les provinces de Germanie des bords du Danube et de la Lippe jusqu’aux villes commerçantes du Rhin. La grande rigueur de l’hiver, notée cette année dans toute l’Europe, retarda seule quelque peu la réunion de l’assemblée. Mais dès les premiers jours de mars elle était assez nombreuse pour délibérer ; et, à défaut du pontife, elle voyait arriver deux légats du saint Père, Bernard, cardinal de l’Église romaine, et Bernard, abbé de Saint-Victor de Marseille, accompagnés par un autre prêtre français, Chrétien Guimond, célèbre alors par une réfutation des hérésies de Bérenger.

Par cette mission, selon toute apparence, Grégoire VII voulait plutôt différer que hâter la révolution de l’Allemagne ; mais les confédérés, convoqués à Forsheim, avaient une autre pensée, par l’instinct même de leur péril, dans une lutte contre un prince tour à tour implacable et souple, mobile dans ses projets et divers dans ses moyens de vengeance.

Ils avaient donc envoyé vers lui un seigneur attaché à Rodolphe, le comte Mangold Véringhem, pour lui annoncer la nouvelle diète qui suppléait celle d’Augsbourg, et pour y souhaiter sa présence, sans toutefois prendre de nouvelles précautions pour assurer son voyage.

Le pontife pressentait sans doute, dès lors, l’élévation de Rodolphe, mais il n’avait point hâte de l’avouer. Évidemment il eût préféré qu’elle fût plus tardive et précédée d’un débat solennel sur la déchéance de Henri. Sa première pensée fut donc de renvoyer près du monarque, encore en Italie, le délégué de la diète, en le faisant accompagner par un de ses cardinaux, Grégoire, évêque d’Ostie, et’ d’inviter ainsi le prince à réaliser sa promesse en venant chercher lui-même à l’assemblée de Forsheim la juridiction qu’il avait acceptée pour Augsbourg. Dans cette supposition, maintenue avec hauteur, Grégoire VII semblait n’attendre qu’un sauf-conduit du roi pour se rendre enfin lui-même en Allemagne et y présider ce grand débat où il attendait le roi pour justiciable. Mais cela même indiquait le changement survenu dans la fortune de Henri et, par contrecoup, dans sa politique. Retrouvant la soumission et même le zèle de l’Italie, quand une partie de l’Allemagne lui échappait, Henri pouvait oublier une promesse imposée naguère par la force, et dont l’exécution maintenant avait besoin de son consentement et presque de son appui. Il répondit à l’envoyé de la diète et à celui du pape : Qu’il ne saurait sitôt quitter ses sujets d’Italie, après une si longue attente de leur part, et quand il était occupé de mille soins pour eux ; que le terme, d’ailleurs fixé pour la diète, était trop rapproché et qu’il ne donnerait pas au pape de sauf-conduit pour s’y rendre. Les rôles semblaient changés en effet, et l’autorisation même demandée à Henri l’avertissait qu’il pouvait encore du moins prévenir la réunion de ses ennemis et empêcher par ce refus sa propre déchéance.

Privée d’une si grande sanction, l’assemblée de Forsheim n’en fut pas moins, dans l’esprit du temps, redoutable pour Henri. On y voyait reparaître l’ancien droit des leudes germaniques à se choisir un chef et à juger au besoin celui qu’ils avaient choisi. Prélats et seigneurs statuaient là, comme hommes libres, suivant l’expression d’un récit contemporain : l’archevêque de Mayence y siégeait au premier rang par sa suprématie religieuse, et avec lui les évêques de Wursbourg, de Metz, des villes de la Saxe et d’une foule de diocèses. Le duc Rodolphe, ce candidat depuis si longtemps notoire, assisté des ducs Berthold et Welf, se voyait entouré d’un assez grand nombre de margraves et de comtes possédant fiefs, qui saluaient en lui leur futur souverain. Les opposants se taisaient, ou plutôt n’étaient pas venus à cette assemblée, dont la décision était irrésistible et prévue par l’état violemment précaire de l’Allemagne et l’absence du roi. Toutefois, quand le comte Mangold, qui, hâtant son retour après le refus de Henri, avait rejoint les premiers légats du pape, parvint avec eux jusqu’à Forsheim, et se présenta devant l’assemblée porteur d’une lettre pontificale, un nouvel ajournement fut sollicité. Les légats, tout en faisant ressortir l’infidélité des promesses de Henri, sa mauvaise foi contre le pape, ses efforts pour lui fermer à la fois l’Allemagne et Rome, insistaient cependant sur le vœu persévérant du pontife, sur son espoir d’être libre plus tard et de prendre part aux actes de l’assemblée et à l’élection d’un nouveau roi.

Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,

A ses frères et fils très chers en Jésus-Christ, aux évêques, ducs, comtes et autres princes qui, avec tout le peuple du royaume de Germanie, défendent la foi et la religion chrétiennes, salut et bénédiction apostolique.

Dans nos lettres précédentes et par la voix de nos légats, sachant que vous vous étiez montrés d’une manière digne de Dieu, défenseurs de la justice, en vraie obéissance et respect du pouvoir apostolique, mettant donc en vous et dans vos conseils notre espoir plein de confiance, nous « avions annoncé que, contre le vœu de presque tous nos fidèles, hormis la très fidèle et très aimée fille de saint Pierre, Mathilde, nous entreprenions un voyage vers vous, à travers non seulement beaucoup de difficultés, mais beaucoup de périls En effet, nous aurions pu arriver au terme si nous avions trouvé des guides et une escorte à l’époque et au lieu convenus. Cependant le retard même de notre départ ayant donné au roi, dans sa marche précipitée vers l’Italie, l’occasion de parvenir jusqu’à nous, touché de son humilité et des marques nombreuses et diverses de son repentir, nous l’avons dégagé des liens de l’anathème et reçu dans la grâce de la communion chrétienne.

Du reste, nous n’avons rien réglé avec lui hors les dispositions que semblaient nous demander la prudence et l’honneur de vous tous. Les évêques de Lombardie ayant appris dès lors que la décision de toute l’affaire était réservée à une assemblée générale et aux délibérations de votre prudence, et voyant qu’ils ne pourraient, avec l’impunité qu’ils espéraient, se faire absoudre de leurs fautes, se dressèrent contre nous ; avec quels efforts d’orgueil et d’insidieuse malice, il est pénible de le dire, il est douloureux de l’entendre. Ceux-là, en effet, qui devaient être les colonnes dans l’Église de Dieu, non seulement ne servent pas à l’assemblage des membres du Christ, mais ils en deviennent les obstinés agresseurs, et, autant qu’il dépend d’eux, les destructeurs.

Quant au roi, en ce qui touche soit à sa sincérité à ce qu’il nous a promis, soit à la fidélité dans sa promesse, nous n’avons pas grande satisfaction de lui, sa présence ici ne faisant que donner à tous les méchants plus d’audace contre nous et le siège apostolique qu’ils n’ont de crainte pour leurs injustices passées.

Toutefois, dans l’attente de vos conseils, nous avions appris par notre fils Rabdodd, que nous avions envoyé vers vous, que pour notre passage dans vos contrées, et afin de le rendre plus sûr, vous désiriez et nous recommandiez le concours et l’appui du roi. Nous donc, comme nous vous l’avons mandé, jaloux en toute chose de satisfaire à vos intentions et à votre vœu, sous le bon plaisir de Dieu, nous avons cherché, par nos nonces, à régler ce point avec le roi ; mais sa disposition à se rapprocher en cela de votre désir et du nôtre avant l’envoi de cette légation, nous n’avons pu la bien connaître à cause de l’éloignement où ce prince était de nous. Mais dès que nous la saurons, nous ne tarderons pas à vous la communiquer. Sachez donc que notre volonté, notre désir est, soit avec le consentement du roi, soit malgré lui, s’il est possible, d’arriver près de vous dans l’intérêt public et pour le salut de vous tous. Si, par les obstacles que soulèvent les péchés et les efforts des méchants, cela est impossible, absent, le supplierai toujours de mes instantes prières le Dieu tout-puissant afin qu’il affermisse vos cœurs et votre foi dans la grèse et dans la vertu, et que les choses les plus dignes de Dieu et les plus utiles à vous pour la stabilité et la gloire de votre noble royaume, il vous soit donné de les prévoir et de les accomplir.

Pour vous, dans cette tâche de défendre la justice, que vous avez commencée au nom du Christ et des récompenses éternelles, persévérez avec assez de constance pour atteindre, sous la main de Dieu, à la couronne de ce combat si simple et qui plaît au Seigneur. Nous vous aurions écrit plus longuement, n’était que nous vous avons envoyé des légats que vous pouvez croire pleinement, et dans la bouche desquels nous « avons mis tout ce qui manque à cette lettre et tout ce que notre cœur renferme pour vous et vous adresse.

A cette première lettre, qui marquait encore l’espérance du pontife de passer en Allemagne et son désir de ne point hâter la déchéance de Henri, il en joignit bientôt une plus pressante, qu’il adressait à ses légats déjà partis pour l’Allemagne.

Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,

Aux bienheureux diacres de la sainte Église romaine et au bienheureux abbé de Marseille, salut et bénédiction apostolique.

Nous ne doutons pas que votre fraternité ne sache que nous étions parti de Rome, confiant à la miséricorde de Dieu et du bienheureux Pierre, afin d’aller dans les contrées germaniques régler des choses pour l’honneur de Dieu, l’utilité et la paix de l’Église ; mais par le manque de ceux qui devaient nous conduire au but indiqué, entravé nous-même par l’arrivée du roi en Italie, nous sommes resté en Lombardie, au milieu des ennemis de la religion chrétienne, non sans un grand péril, et nous n’avons pu jusqu’à ce jour, comme nous le désirions, passer au-delà des monts. En conséquence, nous vous avertissons, et, de la part du bienheureux Pierre, vous prescrivons d’aller, forts de l’autorité de cet ordre et armés en notre lieu de l’autorité du prince des apôtres, sommer l’un et l’autre roi, Henri et Rodolphe, de nous ouvrir la voie pour arriver en sécurité jusqu’à vous et de nous assurer conduite et cortége par un choix de personnes honorées de votre confiance pour que la route nous soit libre sous la protection du Christ.

Nous, en effet, avec l’avis des clercs et des laïques de ce royaume qui craignent et aiment Dieu, voulons juger entre les deux rois avec la grâce de Dieu, et désigner lequel des deux partis la justice recommande pour le gouvernement de l’État. Vous savez, en effet, qu’il est de votre devoir et qu’il appartient à la sagesse providentielle du siège apostolique de juger les gouvernements des grandes chrétientés et de les régler sous l’inspiration de la justice. L’affaire qui s’agite entre ces princes est de telle gravité et de conséquences si dangereuses que, si elle était pour quelques motifs négligée par nous, elle entraînerait non seulement pour eux et pour nous, niais pour l’Église entière, un grand et lamentable dommage.

Donc, si l’un ou l’autre des deux rois refuse d’obtempérer à cette volonté, à cette décision de notre part, de se conformer à vos conseils, et si, allumant son orgueil au flambeau de la convoitise humaine contre l’honneur de Dieu, sa fureur n’aspire qu’à la désolation de l’empire romain, résistez-lui de toute manière, par tous moyens, jusqu’à la mort s’il le faut, en notre nom et par l’autorité du bienheureux Pierre, et, lui déniant l’administration du royaume, et lui et tous ses adhérents, rejetez-les de la participation au corps et au sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ et du seuil de la sainte Église, vous souvenant toujours que c’est encourir le crime de l’idolâtrie de refuser d’obéir au saint-siège, et que Grégoire, le saint et humble docteur, a déclaré déchus de leur royauté les rois qui osaient, par un attentat téméraire, lutter contre les ordres du siège apostolique. Quant à l’autre roi, qui aura déféré avec humilité à notre commandement et montré à l’Église, mère universelle, l’obéissance que lui doit un roi chrétien devant une assemblée de prêtres et de laïques aussi nombreuse que vous pourrez la réunir, prêtez lui conseil et secours en toute chose, confirmez-le de notre part dans la dignité royale par l’autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et, au nom du Dieu tout-puissant, prescrivez à tous les évêques, abbés, clercs et laïques habitant le royaume, de lui prêter fidèle obéissance comme il convient envers un roi.

L’impartiale alternative posée dans cette lettre peut étonner sans doute. Aux yeux du pape, la résistance était-elle à craindre dans, Rodolphe, et le pontife pouvait-il lui-même se croire neutre entre les deux rivaux ? Toutefois le soin qu’il prenait de laisser encore à celui-là même qu’il avait frappé le nom de roi, cette manière d’annoncer aux électeurs de la diète que leur œuvre n’était pas complète tant qu’elle n’avait pas eu sa présence et sa sanction, explique assez le motif dominant du pontife et le secret de sa modération apparente. A l’époque même où il fortifiait de cette instruction le zèle de ses légats, témoins assistants plut8t qu’approbateurs du couronnement de Forsheim, une autre lettre pontificale répandue dans toute l’Allemagne semblait intéresser le peuple lui-même et le corps entier dés fidèles à la lenteur d’examen et au scrupule inquisitorial qu’affectait le pontife dans cette révolution suscitée par lui.

Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,

Aux archevêques, évêques, ducs, comtes, et à tous les fidèles du Christ dans le royaume teutonique,

Salut et bénédiction apostolique.

Nous voulons, très chers frères, vous faire connaître qu’à nos légats, Bernard, fils et diacre de la sainte Église romaine, et Bernard, abbé du monastère de Marseille, nous donnons mission d’avertir l’un et l’autre roi, Henri et Rodolphe, par eux-mêmes ou par messagers convenables, d’avoir à nous ouvrir la route pour passer en sûreté près de vous avec l’aide de Dieu, et juger le procès qui, pour leurs péchés, s’élève contre eux.

Notre cœur, en effet, est inondé de tristesse et de douleur, si, pour l’orgueil d’un seul homme, tant de millions de chrétiens sont livrés à la mort temporelle et éternelle, la religion chrétienne bouleversée et l’empire romain précipité vers la ruine. L’un et l’autre des deux rois recherchent secours de nous, ou plutôt du siège apostolique que nous occupons quoique indigne ; et, nous confiant à la miséricorde du Dieu tout-puissant et au secours du bienheureux Pierre, avec l’assistance de vos conseils, à vous qui craignez Dieu et aimez l’Église chrétienne, nous sommes prêt à scruter avec soin le bon droit de chaque côté et à secourir celui que la justice appelle notoirement à l’administration du royaume. C’est pourquoi, si l’un d’eux, enflé d’orgueil, met obstacle par quelque artifice à notre arrivée vers vous, et, dans le sentiment de sa propre injustice, se dérobe au jugement du Saint-Esprit en devenant par cette désobéissance rebelle à l’Église sainte et universelle, rejetez-le comme un membre de l’Antéchrist et un destructeur de la religion chrétienne, et donnez force à la sentence que les légats auront prononcée contre lui. Mais l’autre, qui aura gardé l’humilité et n’aura pas méconnu le décret du Saint-Esprit proclamé par vous ; car, nous le croyons sans hésiter, là où deux ou trois sont réunis au nom du Seigneur, ils sont éclairés de sa présence ; celui-là, dis-je, montrez-lui dévouement et respect, suivant ce qu’auront prescrit nos légats, et travaillez de tous vos efforts pour qu’il puisse tenir avec honneur la dignité royale et prêter appui à l’Église chancelante.

Et alors, revenant avec plus de détail à sa prétention suprême, le pontife redisait : Vous ne devez pas oublier, en effet, que celui qui dédaigne l’obéissance au siège apostolique encourt le crime d’idolâtrie. Et, répétant la menace de saint Grégoire sur l’excommunication et la déchéance des rois corrupteurs du saint-siège, il ajoutait : Si, en effet, la chaire du bienheureux Pierre juge et dénoue les liens célestes et spirituels, combien n’a-t-elle pas plus de pouvoir sur les liens terrestres et séculiers !

Vous savez, très chers frères, que depuis notre départ de Rome nous avons vécu dans de grands périls, entre les ennemis de la foi ; et cependant, ni par crainte ni par amour, nous n’avons promis aucun secours en dehors de la justice à l’un ni à l’autre des rois. Nous aimons mieux en effet subir, s’il le faut, la mort que de consentir, vaincu par notre volonté propre, à ce que l’Église de Dieu soit confondue ; car nous savons que nous a avons été ordonné et placé sur la chaire apostolique, à cette fin de chercher dans la vie, non pas nos intérêts, mais les choses du Christ, et de nous a acheminer par mille travaux, sur la trace des pères, au repos futur et éternel par la miséricorde de Dieu[29].

 

 

 



[1] Greg. pap., lib. oct., epist. XXI.

[2] Greg. pap., lib. oct., ep. XXI.

[3] Bertold. Const. chr., p. 38.

[4] Bertold. Const. chr., p. 37.

[5] Berthot. Const., p. 39, L. II.

[6] Doniz., apud Murat, p. 365.

[7] Berth. Const., chronic., p. 41.

[8] Lamb. Schaf., p. 246.

[9] Lamb. Schaf., p. 246.

[10] Petri Damiani, epist., p. 329.

[11] Lamb. Schaf., p. 246.

[12] Lamb. Schaf., p. 246.

[13] Lamb. Schaf., p. 246.

[14] Les incidents de cette traversée des Alpes, alors si périlleuse en hiver, se retrouvent dans un autre récit du moyen âge : l’itinéraire d’un aspirant au siège de Liége, dénoncé à Rome, allant s’y justifier et revenant par la même route quelque temps après Noël vers le milieu du douzième siècle. Le passage s’accomplit également par le mont Joux, avec le secours de guides armés de crocs de fer, en rampant sur les pieds et les mains sous d’épaisses avalanches, et à travers bien des chutes et des pertes de chevaux et d’hommes. (Acher. Spicileg., t. II, p. 703 in gest. abb. Trudonenshim.)

[15] Act. sanct. Jun., t. 1I, p. 1083 et 1078.

[16] Greg. pap., epist., l. IV, ep. 12.

[17] Greg, pap., epist., lib. IV, ep. 4.

[18] Greg. pap. epist., lib. IV., ep. 12.

[19] Greg. pap. epist., lib. IV., ep. 12.

[20] Greg. pap. epist., lib. IV., ep. 12.

[21] Wall. apud Struv., p. 250.

[22] Lambert. Schafn., p. 251.

[23] Lambert. Schafn., p. 251. Dom. ap. Murat., t. V., p. 366.

[24] Lamb. Schafn., p. 251.

[25] Doniz. apud. Murat., t. V, p. 166.

[26] Doniz. ap. Murat.

[27] Doniz. ap. Murat.

[28] Berthold. Const. Chron., p. 46.

[29] Chronic. Virdunens., p. 220.