HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre deuxième.

 

 

Rome par l’établissement du tribunat, changea une seconde fois la forme de son gouvernement. Il était passé, comme nous venons de le voir, de l’état monarchique à une espèce d’aristocratie, où toute l’autorité était entre les mains du Sénat et des grands. Mais par la création des tribuns, on vit s’élever insensiblement, et comme par degrés, une nouvelle démocratie dans laquelle le peuple, sous différents prétextes, s’empara de la meilleure partie du gouvernement.

Il semblait d’abord que le Sénat n’eût rien à craindre des tribuns, qui n’avaient d’autre pouvoir que celui de s’intéresser à la défense de tous les plébéiens. Ces nouveaux magistrats n’avaient même dans leur origine ni la qualité de sénateurs, ni tribunal particulier, ni juridiction sur leurs concitoyens, ni le pouvoir de convoquer les assemblées du peuple. Habillés comme de simples particuliers, et escortés d’un seul domestique appelé viateur, et qui était comme un valet de ville, ils demeuraient assis sur un banc au dehors du Sénat, et ils n’y étaient admis que lorsque les consuls les faisaient appeler pour avoir leur avis sur quelque affaire qui concernait les intérêts du peuple. Toute leur fonction se réduisait à pouvoir s’opposer aux ordonnances du Sénat par ce mot latin veto, qui veut dire je l’empêche, qu’ils mettaient au bas de ses décrets, quand ils les croyaient contraires à la liberté du peuple, et cette autorité était même renfermée dans les murailles de Rome, et tout au plus à un mille aux environs : et afin que le peuple eût toujours dans la ville des protecteurs prêts à prendre sa défense, il n’était point permis aux tribuns de s’en éloigner un jour entier, si ce n’était dans les feries latines. C’était par la même raison qu’ils étaient obligés de tenir la porte de leurs maisons ouvertes jour et nuit pour recevoir les plaintes des citoyens qui auraient recours à leur protection.

De semblables magistrats semblaient n’avoir été institués que pour empêcher seulement l’oppression des malheureux ; mais ils ne se continrent pas longtemps dans un état si plein de modération. Il n’y eut rien dans la suite de si grand et de si élevé où ils ne portassent leurs vues ambitieuses. Nous les verrons bientôt entrer en concurrence avec les premiers magistrats de la république ; et sous prétexte d’assurer la liberté du peuple, ils n’eurent pour objet que de ruiner insensiblement l’autorité du Sénat.

Une des premières démarches de ces tribuns fut de demander permission au Sénat de choisir deux plébéiens, qui sous le titre d’édiles, les pussent secourir dans la multitude des affaires dont ils se disaient accablés dans une aussi grande ville que Rome, et surtout au commencement d’une nouvelle magistrature.

Le Sénat toujours divisé, et qui avait perdu de vue le point fixe de son gouvernement, se laissa entraîner au gré de ces ambitieux ; on leur accorda encore cette nouvelle demande. Telle fut l’origine des édiles plébéiens, créatures et ministres des premiers tribuns, et qui n’étaient d’abord que leurs agents, mais qui s’attribuèrent dans la suite l’inspection sur les édifices publics ; le soin des temples, des bains, des aqueducs, et la connaissance d’un grand nombre d’affaires qui étaient auparavant du ressort des consuls : nouvelle brèche que les tribuns firent à l’autorité du Sénat.

Cependant les sénateurs les plus populaires se flattaient, en relâchant quelque chose de leurs droits, d’avoir au moins rétabli le calme dans la république. Rome en effet paraissait tranquille, et il semblait que la réunion du peuple avec les patriciens fût sincère et durable. Mais le feu de la division caché au fond des coeurs, ne tarda guère à se rallumer ; une famine qui survint l’année suivante, sous le consulat de T Geganius, et de P Minucius, servit de prétexte aux tribuns pour se déchaîner de nouveau contre les grands et le Sénat. Sp Icilius était cette année le premier des tribuns, et Brutus et Sicinius pour demeurer toujours à la tête des affaires, étaient passés du tribunat à la charge d’édiles. Ces séditieux dont le crédit ne subsistait que par la mésintelligence qu’ils entretenaient entre les deux ordres de la république, publiaient avec malignité que les patriciens ayant leurs greniers remplis de grains, avaient procuré la disette publique, pour se dédommager par le prix excessif qu’ils les vendraient, de l’abolition des dettes ; que c’était une nouvelle sorte d’usure inventée par ces tyrans pour avoir à vil prix le peu de terres qui restaient aux pauvres plébéiens.

Cependant ces tribuns ne pouvaient ignorer que c’était le peuple même, et sa désertion sur le mont sacré, dans la saison qu’on sème les bleds, qui avaient causé cette disette, parce que dans ce désordre général où la plupart des mécontents songeaient à s’établir ailleurs, les terres étaient demeurées incultes et sans être ensemencées. Mais ces artisans de discorde ne cherchaient que des prétextes ; ils savaient bien que les moins vraisemblables étaient toujours des raisons solides pour une populace qui manquait de pain, et ils ne décriaient le gouvernement que pour s’en rendre les maîtres, ou du moins pour le changer suivant leurs intérêts.

Le Sénat n’opposait à ces invectives que des soins constants et généreux, et une application continuelle à pourvoir aux nécessités du peuple. Il faisait acheter du bled de tous côtés ; et parce que les peuples voisins de Rome et jaloux de son agrandissement, refusaient d’en fournir, on fut obligé d’en envoyer chercher jusqu’en Sicile. P Valerius, fils du fameux Publicola, et L Geganius frère du consul furent chargés de cette commission.

Cependant comme les tribuns continuaient à répandre des bruits désavantageux à la conduite du Sénat pour tâcher de soulever le peuple, les consuls convoquèrent une assemblée du peuple pour le détromper, et pour lui faire voir par les soins qu’on avait pris de sa subsistance, l’injustice et la malignité de ses tribuns. Ceux-ci leur disputèrent la parole ; et comme dans cette concurrence les uns et les autres parlaient en même temps, aucun n’était entendu. On représenta en vain aux tribuns qu’ils n’avaient aucun pouvoir de traiter directement avec le peuple, et que leurs fonctions se bornaient au seul droit d’opposition, quand même on aurait fait au peuple quelque proposition contraire à ses intérêts ; ceux-ci renvoyaient les consuls à l’assemblée du Sénat comme au seul endroit où ils pouvaient présider. Mais ils soutenaient avec opiniâtreté, qu’il leur appartenait par préférence aux autres magistrats, de prendre la parole dans les assemblées du peuple.

Ces prétentions réciproques augmentèrent le tumulte, la dispute s’échauffait insensiblement, et les plus emportés de chaque parti étaient prêts d’en venir aux mains, lorsque Brutus qui n’était cette année qu’édile, comme nous l’avons dit, crut à la faveur de ce désordre pouvoir étendre l’autorité des tribuns, et s’adressant aux deux consuls, il leur promit d’apaiser la sédition s’ils voulaient bien lui permettre de parler en public.

Les consuls qui trouvaient dans cette permission que leur demandait un plébéien en présence de ses tribuns, une nouvelle preuve du droit qu’ils avaient de présider à toute assemblée du peuple romain, consentirent qu’il pût dire librement son avis, ne doutant pas que, comme il savait que sous le nom d’assemblée du peuple, on comprenait également les sénateurs et les chevaliers aussi bien que les plébéiens, il ne portât les tribuns à se désister de leurs prétentions. Mais Brutus avait une vue bien différente, et au lieu d’adresser la parole au peuple ou aux tribuns, il se tourna vers le consul Geganius qui avait été un des commissaires que le Sénat avait envoyés sur le mont sacré : Vous souvenez-vous, lui dit-il, que dans le temps que nous travaillions de concert à la réunion des deux ordres de la république, aucun patricien n’interrompit ceux qui étaient chargés des intérêts du peuple, et qu’on en convint même exprès, afin que chaque parti pût exposer ses raisons avec plus d’ordre et de tranquillité ? — Je m’en souviens fort bien, répondit Geganius. — Pourquoi donc, continua Brutus, interrompez-vous aujourd’hui nos tribuns, dont la personne est sacrée, et revêtue d’une magistrature publique ? — Nous les interrompons avec justice, repartit Geganius, parce qu’ayant convoqué nous-mêmes l’assemblée, suivant le privilège de notre dignité, la parole nous appartient. Le consul ajouta avec trop de précipitation, et sans prévoir les conséquences d’un pareil discours, que si les tribuns avaient convoqué l’assemblée, bien loin de les interrompre, il ne voudrait pas même les venir écouter, quoi qu’en qualité de simple citoyen romain, il eût droit d’assister à toutes les assemblées du peuple.

Brutus n’eut pas plutôt entendu ces dernières paroles, qu’il s’écria transporté de joie : Vous avez vaincu, plébéiens : tribuns, cédés la place aux consuls ; qu’ils haranguent aujourd’hui tant qu’il leur plaira, demain je vous ferai voir quelle est la dignité et la puissance de vos charges ; faites seulement que par vos ordres et sous votre convocation le peuple se rende ici de bonne heure : si j’abuse de sa confiance et de la vôtre, je suis prêt d’expier des promesses téméraires par la perte de ma vie.

On fut obligé de congédier l’assemblée, à cause de la nuit qui survint durant ces disputes ; le peuple se sépara dans l’impatience de voir le lendemain l’effet des promesses de Brutus : et les patriciens se retirèrent de leur côté, méprisant les discours d’un particulier, incapable, à ce qu’ils prétendaient, de donner plus d’étendue à la fonction de tribun, que la voie de simple opposition qui lui avait été attribuée sur le mont sacré.

Mais Brutus plus habile que ne le croyait le Sénat, fut trouver le tribun Icilius, il passa une partie de la nuit à conférer avec lui et avec ses collègues, et il leur fit part de ses desseins. Il n’est question pour réussir, leur dit-il, que de faire voir au peuple, que le tribunat lui devient inutile, si les tribuns n’ont pas le pouvoir de convoquer les assemblées pour lui représenter ce qui est de son intérêt ; le peuple ne nous refusera jamais de passer une loi qui ne peut que lui être avantageuse ; toute la difficulté consiste à prévenir le Sénat et les patriciens qui pourraient s’y opposer : pour cela il faut tenir l’assemblée le plus matin qu’on pourra, et se saisir de bonne heure de tous les postes qui environnent la tribune aux harangues. Ses collègues ayant approuvé son projet, envoyèrent dans les différents quartiers de la ville solliciter les principaux plébéiens de se rendre dans la place à la pointe du jour avec le plus de monde qu’il leur serait possible. Les tribuns de leur côté s’y trouvèrent avant le jour, et par le conseil de Brutus ils s’emparèrent d’abord du temple de Vulcain où se plaçaient ordinairement ceux qui voulaient haranguer. Une foule innombrable de peuple eut bientôt rempli la place. Icilius prit la parole, et pour renouveler l’aigreur et l’animosité dans les esprits, il commença par rappeler tout ce que le peuple avait souffert de l’avarice et de l’inhumanité des grands avant l’établissement du tribunat. Il représenta ensuite que la misère publique n’aurait point eu de fin, s’il ne se fût trouvé deux citoyens assez courageux pour s’opposer à la tyrannie des patriciens.

Qu’après l’abolition des dettes, ces mêmes patriciens se servaient de la famine pour réduire de nouveau le peuple dans la servitude, et qu’ils prétendaient interdire aux tribuns l’usage de la parole dans les assemblées, de peur qu’ils n’éclairassent le peuple sur ses véritables intérêts. Que cette tyrannie visible rendait le tribunat inutile ; et qu’il fallait ou que le peuple renonçât lui-même à cette magistrature, ou que par une nouvelle loi il autorisât ses magistrats à convoquer des assemblées pour y traiter de ses droits ; et qu’il fût défendu alors sous de graves peines, de les interrompre et de les troubler dans l’exercice de leurs charges.

Ce discours fut reçu à l’ordinaire avec de grands applaudissements. Le peuple s’écria aussitôt qu’il proposât la loi lui-même. Il l’avait dressée pendant la nuit, et la tenait toute prête, de peur que si on eût été obligé d’en remettre la publication à la prochaine assemblée, le Sénat et les patriciens ne s’y fussent trouvés pour s’y opposer : ainsi il la lut tout haut, et elle était conçue en ces termes. Que personne ne soit assez hardi pour interrompre un tribun qui parle dans l’assemblée du peuple romain. Si quelqu’un viole cette loi, qu’il donne caution sur le champ de payer l’amende à laquelle il sera condamné : s’il le refuse, qu’il soit mis à mort et ses biens confisqués. Le peuple autorisa cette loi par ses suffrages. Les consuls ayant voulu la rejeter, en disant que ce n’était qu’une loi surprise par artifice, et dans une assemblée furtive faite sans auspices et sans convocation légitime, les tribuns déclarèrent hautement qu’ils n’auraient pas plus d’égards pour les sénatus-consultes que le Sénat en aurait pour ce plébiscite. Ce fut le sujet de beaucoup de disputes où tout se passa en reproches de part et d’autre, mais sans jamais en venir aux voies de fait. Enfin le Sénat, comme un bon père, céda à l’opiniâtreté des plébéiens qu’il regardait toujours comme ses enfants. La loi fut reçue par un consentement général des deux ordres ; le peuple content d’avoir augmenté la puissance de ses tribuns, supportait la famine avec patience ; et dans sa misère il conservait encore assez d’équité pour respecter ces grands hommes qui lui résistaient avec tant de courage et de fermeté.

La ville demeura quelque temps tranquille ; mais l’abondance produisit ce que la famine n’avait pu faire ; et une flotte chargée de grains, et qui arriva aux côtes de Rome, fournit une nouvelle occasion aux tribuns d’étendre leur pouvoir, et de rallumer la sédition.

P Valerius et L Geganius que le Sénat avait envoyés en Sicile, comme nous l’avons dit, en revinrent avec un grand nombre de vaisseaux chargés de bled sous le consulat de M Minucius et de A Sempronius. Gelon tyran de Sicile en avait fait présent de la meilleure partie, et les envoyés du Sénat avaient acheté le surplus des deniers publics : il était alors question du prix qu’on y mettrait, les tribuns furent mandés dans le Sénat pour en dire leur avis. Les sénateurs qui n’avaient pour objet que de rétablir une parfaite intelligence entre le peuple et le Sénat, opinèrent à ce qu’on distribuât gratuitement aux plus pauvres le bled qui venait de la libéralité de Gelon, et qu’on vendît à vil prix celui qui aurait été acheté des deniers publics. Mais quand ce fut à Coriolan à dire son avis, ce sénateur à qui l’institution du tribunat était odieuse, soutint que cette condescendance du Sénat pour les besoins du peuple, ne servirait qu’à nourrir son insolence ; qu’on ne le retiendrait jamais dans le devoir que par la misère, et que le temps était enfin venu de venger la majesté du Sénat violée par des séditieux, dont les chefs, par un nouveau crime, avaient extorqué des dignités comme la récompense de leur rébellion.

Ce fut ainsi que s’expliqua ce sénateur en présence même des tribuns. Mais avant que de rapporter les suites de cette affaire, je ne crois pas que nous puissions nous dispenser de faire connaître un peu plus particulièrement un homme qui va jouer un si grand rôle dans cet endroit de l’histoire, et dont la fortune eut plus d’éclat que de bonheur.

Caïus Marcius Coriolanus descendait par une fille de Numa Pompilius second roi de Rome. On lui avait donné le surnom de Coriolan pour avoir emporté l’épée à la main corioles une des principales villes des Volsques. Ayant perdu son père dès sa plus tendre jeunesse, il fut élevé avec un grand soin par sa mère appelée Veturie, femme d’une austère vertu, et qui n’avait rien oublié pour inspirer ses sentiments à son fils.

Coriolan était sage, frugal, désintéressé, d’une probité exacte, attaché inviolablement à l’observation des lois. Avec ces vertus paisibles jamais on n’avait vu une si haute valeur, et tant de capacité pour le métier de la guerre ; il semblait qu’il fût né général ; mais il était dur et impérieux dans le commandement ; sévère aux autres comme à lui-même ; ami généreux ; implacable ennemi ; trop fier pour un républicain. Content de la droiture de ses intentions, il allait au bien sans ménagement et sans ces insinuations si nécessaires dans un état, dont l’égalité et la modération faisaient le fondement. Il avait demandé le consulat l’année précédente, et la plupart des sénateurs persuadés qu’un si grand capitaine rendrait des services importants à l’état, s’il était revêtu de cette dignité, l’avaient briguée en sa faveur. Ce fut un titre d’exclusion à l’égard du peuple que cette recommandation des grands. Les tribuns qui redoutaient ce courage élevé, et cette grande fermeté de Coriolan, avaient fait envisager aux plébéiens les sollicitations du Sénat comme une conspiration secrète contre leur ordre, c’est ce qui fit que le peuple lui refusa ses suffrages. Ce refus lui fut très-sensible, et jeta dans son esprit de vifs ressentiments qu’il fit éclater dans cette occasion. Si le peuple prétend, disait-il en plein Sénat, avoir part à nos libéralités, s’il demande des vivres à vil prix, qu’il rende au Sénat ses anciens droits, et qu’il efface jusqu’aux traces des dernières séditions. Pourquoi verrai-je dans la place et à la tête du peuple, des magistrats inconnus à nos pères, former dans l’enceinte de la même ville comme deux républiques différentes ? Souffrirai-je un Sicinius, un Brutus régner impérieusement dans Rome, moi qui n’ai pu y souffrir des rois ? Serai-je réduit à ne regarder qu’avec crainte des tribuns qui ne doivent leur puissance qu’à notre propre faiblesse ? Ne souffrons pas plus longtemps une telle indignité, et rendons à nos consuls cette autorité légitime qu’ils doivent avoir sur tout ce qui porte le nom romain. Si Sicinius en est mécontent, qu’il se retire une seconde fois avec ces rebelles qui nourrissent son insolence et qui soutiennent sa tyrannie. Le chemin du mont sacré leur est encore ouvert, il ne nous faut que des sujets soumis et paisibles, et il vaudrait encore mieux s’en passer que de partager avec une vile populace le gouvernement et les dignités de l’état.

Les sénateurs les plus âgés, ceux surtout qui avaient ménagé la réunion, trouvaient plus de hauteur que de prudence dans un discours si véhément. Les jeunes sénateurs au contraire qui n’en prévoyaient pas les suites, lui donnaient de grandes louanges. Admirateurs de la vertu de Coriolan, ils se récrièrent qu’il était le seul qui eût le courage d’un véritable romain : chacun se reprochait comme une lâcheté inexcusable, le consentement qu’il avait donné à l’érection du tribunat : on parlait tout haut de l’abolir ; et le plus grand nombre de voix allait à rétablir le gouvernement de la république sur ses anciens fondements.

Les tribuns que les consuls avaient fait entrer dans le Sénat, comme nous l’avons dit, voyant cette espèce de conjuration contre leur ordre, en sortirent pleins de fureur, invoquant publiquement les dieux vengeurs du parjure, et les prenant à témoin des serments solennels par lesquels le Sénat avait autorisé l’établissement du tribunat. Ils assemblèrent le peuple tumultuairement, et ils criaient du haut de la tribune que les patriciens avaient formé une conspiration pour les faire périr avec leurs femmes et leurs enfants, à moins que les plébéiens ne remissent leurs tribuns enchaînés en la puissance de Coriolan ; que c’était un nouveau tyran qui s’élevait dans la république, et qui voulait leur mort ou leur servitude.

Le peuple prend feu aussitôt, il pousse mille cris confus remplis d’indignation et de menaces. Rome à peine tranquille, voit renaître une sédition plus dangereuse que la première. Il n’est plus question de se retirer sur le mont sacré, le peuple qui a, pour ainsi dire, essayé ses forces, prétend disputer aux patriciens l’empire de Rome au milieu de Rome même : on ne parle pas moins que d’aller sur le champ arracher Coriolan du Sénat pour l’immoler à la haine publique. Mais les tribuns qui le voulaient perdre plus sûrement, sous prétexte d’observer les formes de la justice, l’envoient sommer de venir rendre compte de sa conduite devant l’assemblée du peuple, dans la vue s’il obéissait, d’être les maîtres et les arbitres de la vie de leur ennemi, ou de le rendre plus odieux au peuple s’il refusait de reconnaître son autorité.

Coriolan naturellement fier et hautain, ayant renvoyé l’appariteur avec mépris, comme les tribuns l’avaient bien prévu, ceux-ci se firent suivre aussitôt par une troupe des plus mutins d’entre les plébéiens, et ils furent l’attendre à la sortie du Sénat pour l’arrêter. Ils le rencontrèrent accompagné à son ordinaire d’une foule de ses clients, et d’un grand nombre de jeunes sénateurs attachés à sa personne, et qui se faisaient honneur de suivre son avis dans le Sénat, et ses exemples à la guerre. Les tribuns ne l’eurent pas plutôt aperçu, qu’ils ordonnèrent à Brutus et à Icilius qui faisaient cette année la fonction d’édiles, de le conduire en prison.

Mais il n’était pas aisé d’exécuter une pareille commission, et l’entreprise était aussi hardie qu’extraordinaire. Coriolan et ses amis se mettent en défense. On repousse les édiles à coup de poing : c’étaient les seules armes d’usage en ce temps-là, dans une ville où l’on ne prenait l’épée que quand on en sortait pour marcher aux ennemis. Les tribuns irrités de cette résistance, appellent le peuple à leur secours ; les patriciens de leur côté accourent pour défendre un des plus illustres personnages de leur corps. Le tumulte s’augmente, on en vient aux injures et aux reproches. Les tribuns se plaignent qu’un simple particulier ose violer une magistrature sacrée. Les sénateurs leur demandent à leur tour par quelle autorité ils osent faire arrêter un sénateur et un patricien d’un ordre supérieur au peuple, et s’ils prétendent s’ériger en tribuns du Sénat comme ils le sont du peuple. Pendant ces disputes, arrivent les consuls qui écartent la foule ; et autant par prières que par autorité, ils obligent le peuple à se retirer.

Mais les tribuns n’en demeurèrent pas là ; ils convoquèrent l’assemblée pour le lendemain. Les consuls et le Sénat qui virent le peuple courir dès la pointe du jour à la place, s’y rendirent de leur côté en diligence pour prévenir les mauvais desseins de ces magistrats séditieux, et pour les empêcher de faire prendre au peuple qu’ils gouvernaient, quelque résolution précipitée, et contraire à la dignité du Sénat et au salut de Coriolan. Leur présence n’empêcha point ces tribuns de se déchaîner à leur ordinaire contre tout l’ordre des patriciens. Tournant ensuite l’accusation contre Coriolan, ils rapportèrent le discours qu’il avait tenu dans le Sénat au sujet de la distribution des grains. On lui fit un nouveau crime de ce grand nombre d’amis que sa vertu attachait à sa suite, et que les tribuns appelaient les satellites du tyran. C’est par son ordre, disaient-ils, en adressant la parole au peuple, que vos édiles ont été maltraités. Il ne cherchait par ces premiers coups qu’à engager la querelle ; et si nous n’avions pas eu plus de modération que lui, peut-être qu’une guerre civile aurait armé vos citoyens les uns contre les autres. Après s’être épuisés en invectives pour rendre Coriolan plus odieux à la multitude, ils ajoutèrent que s’il y avait quelque patricien qui voulût entreprendre sa défense, il pouvait monter dans la tribune et parler au peuple.

Minucius premier consul se présenta, et après s’être plaint en général, et avec beaucoup de modération, de ceux qui saisissaient le moindre prétexte pour exciter de nouveaux troubles dans la république, il remontra au peuple, que bien loin qu’on pût accuser le Sénat et les patriciens d’avoir procuré la famine, tout le monde savait que ce malheur n’était arrivé que par la désertion du peuple, et par la faute de ceux qui avaient négligé l’année précédente de cultiver et de semer leurs terres. Qu’il ne lui serait pas plus difficile de détruire les autres calomnies dont on les entretenait dans des harangues séditieuses, comme si le Sénat eût formé le projet d’abolir le tribunat, et de faire périr tout le peuple par la famine. Que pour faire tomber tout d’un coup des discours si faux et si injurieux, il leur déclarait que le Sénat en qui résidait l’autorité légitime de
la république, confirmait de nouveau la puissance des tribuns avec tous les droits qui y avaient été attachés sur le mont sacré : qu’à l’égard de la distribution des grains, il laissait le peuple maître et arbitre d’y mettre lui-même tel prix qu’il jugerait à propos.

Le consul après un préambule si propre à adoucir les esprits, et à se concilier la bienveillance du peuple, ajouta, comme par un doux reproche, qu’il ne pouvait s’empêcher de les blâmer de la précipitation avec laquelle ils se laissaient entraîner aux premiers bruits que répandaient quelques mutins. Qu’il était bien surprenant qu’ils voulussent faire un crime au Sénat des différents avis qui se proposaient, avant même qu’il eût rien statué. Souvenez-vous, leur dit-il, que pendant votre retraite sur le mont sacré, vos voeux, vos requêtes et vos prières se bornaient à obtenir l’abolition des dettes. à peine vous eut-on accordé une si grande grâce, que vous vous fîtes comme un nouveau droit de la facilité du Sénat, pour demander la création de deux magistrats de votre corps, dont toute l’autorité, de votre propre aveu, devait être renfermée à empêcher qu’un plébéien ne pût être opprimé par un patricien : nouvelle grâce qui nous attira vos remerciements, et qui parut remplir tous vos souhaits. On ne vous vit point dans ces temps fâcheux, lors même que la sédition était la plus échauffée, demander qu’on diminuât l’autorité du Sénat, ou qu’on changeât la forme de notre gouvernement. De quel droit donc vos tribuns prétendent-ils aujourd’hui porter leurs vues et leur censure sur ce qui se passe dans nos conseils ? Quand s’est-on avisé de faire un crime à un sénateur pour avoir dit librement son avis dans le Sénat ? Quelles lois peuvent vous autoriser à poursuivre avec tant d’animosité son exil ou sa mort ? Mais je suppose que par un renversement inouï de tout ordre, le corps entier du Sénat fût justiciable de vos tribuns. Supposons encore, si on le veut, qu’il soit échappé à Coriolan quelque chose de trop dur en disant son avis, n’est-il pas de votre équité d’oublier quelques paroles vaines et qui se sont perdues en l’air, en faveur de ses services réels dont avez vous-même recueilli tout le fruit ? Conservez la vie à un excellent citoyen, conservez à la patrie un grand capitaine ; et si vous ne le voulez pas absoudre comme innocent, donnez-le du moins comme criminel à tout le Sénat qui vous en prie par ma bouche. Ce sera là le lien qui en nous réunissant, servira au Sénat comme d’un nouveau motif pour l’engager à vous continuer ses bienfaits. Au lieu que si vous persistiez à vouloir perdre ce sénateur, peut-être que l’opposition que vous y trouveriez de la part des patriciens, produirait des maux qui vous feraient repentir d’avoir poussé trop loin votre ressentiment.

Ce discours fit impression sur la multitude, et tourna les esprits du côté de la paix et de l’union. Sicinius en fut consterné : mais dissimulant ses mauvais desseins, il donna de grandes louanges à Minucius et à tous les sénateurs, d’avoir bien voulu s’abaisser jusqu’à rendre compte au peuple de leur conduite, et de n’avoir pas même dédaigné d’interposer leurs prières et leurs offices en faveur de Coriolan. Se tournant ensuite vers ce sénateur : Et vous excellent citoyen, lui dit-il d’un ton ironique, ne soutiendrez-vous pas aujourd’hui devant le peuple ces avis si utiles à la république, que vous avez proposez si hardiment dans le Sénat ? Ou plutôt pourquoi n’avez-vous pas recours à la clémence du peuple romain ? Apparemment que Coriolan croit indigne de son courage de s’abaisser jusqu’à demander pardon à ceux qu’il a voulu perdre. L’artificieux tribun lui parlait ainsi, parce qu’il était persuadé qu’un homme du caractère de Coriolan, incapable de plier et de changer d’avis, aigrirait de nouveau le peuple par la fierté de ses réponses. Il ne fut pas trompé dans ses espérances ; car bien loin que Coriolan s’avouât coupable, ou qu’il tâchât d’adoucir le peuple comme avait fait Minucius, il ruina au contraire l’effet du discours de ce consul par une fermeté à contre-temps, et par la dureté de ses expressions. Il se déchaîna avec plus de force qu’il n’avait encore fait, contre les entreprises des tribuns ; et il déclara qu’il n’y avait qu’un sénatus-consulte qui pût obliger un patricien et un sénateur à rendre compte devant l’assemblée du peuple d’un avis qu’il aurait ouvert dans le Sénat : mais que si quelqu’un se tenait offensé de ce qu’il avait dit, il pouvait le citer devant les consuls et les sénateurs qu’il reconnaissait pour ses juges naturels, et devant lesquels il serait toujours prêt de rendre compte de sa conduite.

Les jeunes sénateurs charmés de l’intrépidité qu’il faisait paraître, et ravis qu’il se trouvât quelqu’un qui osât dire tout haut ce qu’ils pensaient tous, s’écrièrent qu’il n’avait rien avancé qui ne fût conforme aux lois : mais le peuple qui se croyait méprisé, résolut de lui faire sentir son pouvoir. On lui fit son procès sur le champ, comme à un rebelle, et à un citoyen qui refusait de reconnaître l’autorité du peuple romain. Sicinius après avoir conféré en secret avec ses collègues, sans daigner même recueillir les suffrages de l’assemblée, prononça contre lui une sentence de mort ; et il ordonna qu’on le précipitât du haut de la roche Tarpéienne : supplice dont on punissait les ennemis de la patrie. Les édiles, ministres ordinaires de toutes les violences des tribuns, s’avancèrent pour se saisir de sa personne ; mais le Sénat et tout ce qu’il y avait de patriciens dans l’assemblée, accoururent à son secours. Ils le mirent au milieu d’eux, et s’étant faits des armes des premiers objets que l’indignation et la colère leur présentaient, ils paraissaient résolus d’opposer la force à la violence.

Le peuple qui craint toujours quand on ne le craint point, refusa son secours aux édiles, et demeura comme en suspens, soit qu’il n’osât attaquer un gros où il voyait ses magistrats et ses capitaines, soit qu’il trouvât que ses tribuns eussent poussé l’animosité trop loin, en condamnant un citoyen à mort pour de simples paroles. Sicinius qui craignait que Coriolan ne lui échappât, fit approcher Brutus son conseil et son oracle, aussi séditieux que lui, mais moins emporté, et qui avait des vues plus étendues. Il lui demanda secrètement son avis sur l’irrésolution du peuple qui déconcertait tous ses desseins.

Brutus lui dit qu’il ne devait pas se flatter de pouvoir faire périr Coriolan, tant qu’il serait environné de toute la noblesse qui lui servait de gardes ; qu’on murmurait même dans l’assemblée de ce qu’il voulait être en même temps juge et partie ; que le peuple qui passe en un instant de la colère la plus violente à des sentiments de compassion, avait trouvé trop de rigueur dans la condamnation de mort ; que dans la disposition où il voyait les esprits, il ne réussirait pas assurément par les voies de fait, mais que sous le prétexte toujours spécieux de ne vouloir rien faire que dans les formes, il devait exiger du Sénat que Coriolan pût être jugé par l’assemblée du peuple, et surtout qu’il fallait obtenir à quelque prix que ce fût que l’assemblée serait convoquée par tribus où les voix se comptaient par tête, de peur que si on donnait les suffrages par centuries, les patriciens et les riches qui seuls en composaient le plus grand nombre, ne sauvassent Coriolan.

Sicinius s’étant déterminé à suivre cet avis, fit signe au peuple qu’il voulait parler : et après qu’on lui eut donné audience : Vous voyez, romains, leur dit-il, qu’il ne tient pas aux patriciens qu’on ne répande aujourd’hui beaucoup de sang, et qu’ils sont prêts d’en venir aux mains pour soustraire à la justice l’ennemi déclaré du peuple romain. Mais nous leur devons de meilleurs exemples, nous ne ferons rien avec précipitation. Quoique le criminel soit assez convaincu par son propre aveu, nous voulons bien lui donner encore du temps pour préparer ses défenses. Nous t’ajournons, dit-il en s’adressant à Coriolan, à comparaître devant le peuple dans vingt-sept jours. À l’égard de la distribution des grains, si le Sénat n’en prend pas le soin qu’il doit, les tribuns y donneront ordre eux-mêmes ; et là-dessus il congédia l’assemblée.

Le Sénat pendant cet intervalle, pour se rendre le peuple favorable, fixa la vente des grains au plus bas prix qu’ils eussent été même avant la famine, et les consuls entrèrent en conférence avec les tribuns sur l’affaire de Coriolan, dans la vue de les adoucir, et de réduire ces magistrats populaires à se conformer aux anciennes règles du gouvernement. Minucius qui portait la parole, leur représenta que depuis la fondation de Rome on avait toujours rendu ce respect au Sénat, de ne renvoyer aucune affaire au jugement du peuple que par un sénatus-consulte ; que les rois même avaient eu cette déférence pour un corps si auguste. Qu’il les exhortait à se conformer aux usages de leurs ancêtres. Mais que s’ils avaient des griefs considérables à proposer contre Coriolan, ils s’adressassent au Sénat qui leur ferait justice, et qui sur la nature du crime et la solidité des preuves, le renvoierait par un sénatus-consulte au jugement du peuple qui pour lors seulement serait en droit de faire le procès à un citoyen.

Sicinius s’opposa avec son insolence ordinaire à cette proposition, et il déclara qu’il ne souffrirait jamais que l’on décidât par un sénatus-consulte de l’autorité du peuple romain. Ses collègues aussi mal intentionnés, mais plus habiles dans la conduite de leurs desseins, virent bien qu’ils se rendraient odieux même aux plébéiens, s’ils s’éloignaient si ouvertement des formes ordinaires de la justice ; ainsi ils obligèrent Sicinius à se désister de son opposition sous prétexte de condescendance pour les consuls. Mais cette complaisance apparente leur coûtait d’autant moins, qu’ils étaient bien résolus, si le sénatus-consulte ne leur était pas favorable, de se fonder sur la loi Valeria pour en appeler devant l’assemblée du peuple, et par là cette affaire devait toujours revenir à leur tribunal, et il n’était au plus question que de savoir si elle y serait portée en première ou en seconde instance.

Ainsi ces tribuns convinrent sans peine que le Sénat déciderait à son connaissance de cette accusation ; et ils demandèrent seulement qu’ils pussent être entendus dans le Sénat sur les griefs qu’ils prétendaient proposer contre l’accusé.

Les consuls et les tribuns étant convenus de cette forme préliminaire, on introduisit le lendemain ces magistrats du peuple dans le Sénat. Decius un de ces tribuns, quoique le plus jeune, portait la parole, et on lui avait déféré cet honneur, à cause de son éloquence et de la facilité de s’énoncer en public ; qualité indispensable dans tout gouvernement populaire, et surtout à Rome où le talent de la parole n’était pas moins nécessaire pour s’avancer, que le courage et la valeur : ce tribun s’adressant à tout le Sénat : vous savez, pères conscrits, leur dit-il, qu’ayant chassé les rois par notre secours, vous établîtes dans la république la forme du gouvernement qui s’y observe, et dont nous ne nous plaignons pas. Mais vous n’ignorez pas aussi que dans tous les différends que de pauvres plébéiens eurent dans la suite avec des nobles et des patriciens, ces plébéiens perdaient toujours leur procès, parce que leurs parties étaient leurs juges, et que tous les tribunaux n’étaient remplis que de patriciens. Cet abus obligea P Valerius Publicola, ce sage consul et cet excellent citoyen, d’établir la loi qui permettait d’appeler devant le peuple des ordonnances du Sénat et du jugement des consuls. Telle est la loi appelée Valeria, qu’on a toujours regardée comme la base et le fondement de la liberté publique.

C’est à cette loi que nous avons recours aujourd’hui, si vous nous refusez la justice que nous demandons contre un homme noirci du plus grand crime qu’on puisse commettre dans une république. Ce n’est point un seul plébéien qui se plaint, c’est le corps entier du peuple romain qui demande la condamnation d’un tyran qui a voulu faire mourir de faim ses concitoyens, qui a violé notre magistrature, et repoussé la force à la main nos officiers et les édiles de la république. C’est Coriolan que nous accusons d’avoir proposé l’abolition du tribunat, cette magistrature consacrée par les serments les plus solennels. Qu’est-il besoin après cela de sénatus-consulte pour juger un pareil crime ? Ne sait-on pas que ces décrets particuliers du Sénat n’ont lieu que dans des affaires imprévues et extraordinaires, et sur lesquelles les lois n’ont encore rien statué ? Mais dans l’espèce dont il s’agit, où la loi est si formelle, où elle dévoue si expressément aux dieux infernaux ceux qui la violeront ; n’est-ce pas se rendre complice du crime que d’en vouloir douter ? Ne craignez-vous point que par ces retardements affectés de prononcer contre le criminel, sous prétexte de la nécessité imaginaire d’un sénatus-consulte, le peuple ne se persuade que Coriolan n’a été que l’interprète de vos sentiments ?

Je sais que plusieurs parmi vous se plaignent que ce n’a été que par violence qu’on a arraché votre consentement pour l’abolition des dettes, et l’établissement du tribunat. Je veux même que dans ce haut degré de puissance où vous vous étiez élevés depuis l’expulsion des rois, il ne vous ait été ni utile ni même honorable d’en relâcher une partie en faveur du peuple ; mais vous l’avez fait, et tout le Sénat s’y est engagé par les serments les plus solennels. Après l’établissement de ces lois sacrées, et qui rendent la personne de nos tribuns inviolables, irez-vous au gré du premier ambitieux révoquer ce qui fait la sûreté et le repos de l’état ? Vous ne le ferez pas assurément, et j’en répons tant que je verrai dans cette assemblée les vénérables magistrats qui ont eu tant de part à la réunion qui s’est faite sur le mont sacré : devait-on seulement souffrir qu’on mît un si grand crime en délibération ? Coriolan est le premier qui par des avis séditieux a tâché de rompre ces liens sacrés, qui à la faveur de nos lois unissent les différents ordres de l’état. C’est lui seul qui veut détruire la puissance tribunitienne l’asile du peuple, le rempart de la liberté, et le gage de notre réunion. Pour arracher le consentement du peuple, il veut faire réussir un crime par un plus grand crime. Il ose dans un lieu saint et au milieu du Sénat proposer de laisser mourir le peuple de faim. Ne songeait-il point cet homme cruel et insensé tout ensemble, que ce peuple qu’il voulait faire mourir avec tant d’inhumanité, plus nombreux et plus puissant qu’il ne souhaite, réduit au désespoir, se serait jeté dans les maisons des plus riches, qu’il aurait enfoncé ces greniers et ces caves qui recèlent tant de biens, et qu’il aurait ou succombé sous la puissance des patriciens, ou qu’eux-mêmes auraient été exterminés par une populace en furie, qui n’aurait pris alors la loi que de la nécessité et de son ressentiment ?

Car afin que vous ne l’ignoriez pas, nous ne nous serions pas laissés consumer par une famine fomentée par nos ennemis. Mais après avoir pris à témoin les dieux vengeurs de l’injustice, nous aurions rempli Rome de sang et de carnage. Tel eût été le funeste succès des conseils de ce perfide citoyen, si des sénateurs plus affectionnés à la patrie n’en avaient empêché l’exécution. C’est à vous, pères conscrits, que nous adressons nos justes plaintes. C’est votre secours et la sagesse de vos ordonnances que nous réclamons pour réduire cet ennemi public à venir devant tout le peuple romain assemblé par tribus, rendre compte de ses pernicieux conseils. C’est là, Coriolan, que tu dois soutenir tes premiers sentiments si tu l’oses ; ou les excuser sur la précipitation de ta langue. Quitte si tu m’en crois, tes maximes hautaines et tyranniques. Fais-toi plus petit, rends-toi semblable à nous, prends même des habits de deuil si conformes à l’état présent de ta fortune. Implore la pitié de tes concitoyens, et peut-être que tu en obtiendras la grâce et le pardon de tes fautes.

Ce tribun ayant cessé de parler, les consuls demandèrent l’avis de l’assemblée : ils commencèrent par les consulaires et par les sénateurs les plus anciens. Car en ce temps-là, dit Denis D’Halicarnasse, les jeunes sénateurs n’étaient pas assez présomptueux pour se croire capables d’ouvrir un avis. Cette jeunesse modeste et retenue, sans oser parler, déclarait seulement son sentiment par quelque signe, et en passant du côté qui lui paraissait le plus juste. Ce fut de cette manière si respectueuse d’opiner qu’ils furent appelés sénateurs pédaires, parce qu’on ne connaissait leur avis que par le parti où ils allaient se ranger : aussi disait-on communément qu’un avis pédaire ressemblait à une tête sans langue.

Tous les sénateurs par différents motifs attendaient les uns avec impatience, d’autres avec inquiétude, quel serait le sentiment d’Appius Claudius. Quand ce fut son tour pour opiner : Vous savez, pères conscrits, leur dit-il, que pendant longtemps je me suis souvent opposé tout seul à la trop grande facilité avec laquelle vous accordiez au peuple toutes ses demandes. Je ne sais si je ne me suis pas même rendu importun par les funestes présages que je faisais de la réunion que l’on vous proposait avec ces déserteurs de la république. L’événement n’a que trop justifié mes justes soupçons. On tourne contre vous aujourd’hui cette partie de la magistrature que vous avez relâchée à des séditieux. Le peuple vous punit par vos propres bien-faits ; il se sert de vos grâces pour ruiner votre autorité. C’est en vain que vous vous cachez à vous-même le péril où se trouve le Sénat ; vous ne pouvez ignorer qu’on veut changer l’ancienne forme de notre gouvernement. Les tribuns pour faire réussir leurs desseins secrets, vont comme par degrés à la tyrannie. D’abord on n’a demandé que l’abolition des dettes, et ce peuple aujourd’hui si fier, et qui veut s’ériger en juge souverain des sénateurs, crut alors avoir besoin d’une amnistie pour la manière peu soumise dont il avait demandé cette première grâce. Votre facilité a fait naître de nouvelles prétentions : le peuple a voulu avoir ses magistrats particuliers. Vous savez avec quelle force je m’opposai à ces nouveautés ; mais malgré mon opposition on se relâcha encore sur cette demande. On accorda des tribuns au peuple, c’est à dire des chefs perpétuels de sédition. Le peuple enivré de fureur, voulut même qu’on consacrât d’une manière particulière cette nouvelle magistrature, ce qu’on n’avait pas fait pour le consulat la première dignité de la république.

Le Sénat consentit à tout, moins par bonté que par faiblesse ; on déclara la personne des tribuns sacrée et inviolable ; on en fit une loi. Le peuple exigea qu’elle fût autorisée par les serments les plus solennels, et ce jour-là, messieurs, vous jurâtes sur les autels votre propre perte et celle de vos enfants. Qu’ont produit tant de grâces ? Votre facilité n’a servi qu’à vous attirer le mépris du peuple, et à augmenter l’orgueil et l’insolence de ses tribuns. Ils se sont faits eux-mêmes des droits nouveaux ; et ces magistrats modernes, qui devraient vivre comme de simples particuliers, convoquent aujourd’hui les assemblées du peuple, et à notre insu font recevoir des lois par les suffrages d’une vile populace.

C’est cependant à ce tribunal si odieux qu’on cite aujourd’hui un sénateur, un citoyen de votre ordre, Coriolan ce grand capitaine, et cet homme de bien en même temps, encore plus illustre par son attachement aux intérêts du Sénat que par sa valeur. On ose faire un crime à un sénateur d’avoir dit son avis en plein Sénat avec cette liberté si digne d’un romain, et si vous-même ne lui aviez pas servi de bouclier et de rempart, on aurait assassiné à vos yeux un de vos plus illustres citoyens. La majesté du Sénat allait être violée par ce meurtre, on perdait à votre égard le respect dû à votre dignité, et vous perdiez vous-même la liberté et l’empire.

La fermeté et le courage que vous fîtes paraître dans cette occasion, a comme réveillé ces furieux de leur ivresse. Il semble qu’ils soient honteux aujourd’hui d’un crime qu’ils n’ont pu achever ; ils se désistent des voies de fait qui ne leur ont pas réussi ; et ils ont recours en apparence à la justice et aux règles de droit.

Mais quelle est cette justice, dieux immortels, que ces hommes de sang veulent introduire ! Ils tâchent avec des manières soumises de surprendre un sénatus-consulte qui les mette en état de pouvoir traîner au supplice le meilleur de vos citoyens. On vous cite la loi Valeria comme la règle de votre conduite ; mais ne sait-on pas que cette loi qui autorise les appels devant l’assemblée du peuple, ne regarde que les pauvres plébéiens, qui destitués de protection, pourraient être opprimés par le crédit d’une cabale puissante ? Le texte de la loi y est formel : il est expressément porté qu’il sera permis à un citoyen condamné par les consuls, d’en appeler devant le peuple. Publicola par cette loi ouvrait seulement un asile aux malheureux, qui pouvaient se plaindre d’avoir été condamnés par des juges prévenus.

L’objet de la loi n’était que de faire revoir leur procès ; et quand vous avez consenti depuis à l’établissement des tribuns, ni vous ni même le peuple n’avez prétendu en créant ces nouveaux magistrats, que de donner à cette loi des protecteurs, et aux pauvres des avocats, qui les empêchassent d’être opprimés par les grands. Qu’a de commun une pareille loi avec l’affaire d’un sénateur d’un ordre supérieur au peuple, et qui n’est comptable qu’au Sénat de sa conduite ? Pour faire voir que la loi Valeria  ne regarde que de simples plébéiens, depuis dix-neuf ans qu’elle est établie, que Decius me montre un seul patricien qui en vertu de cette loi ait été traduit en jugement devant le peuple, et notre dispute sera terminée. Quelle justice y aurait-il donc après tout, de livrer un sénateur à la fureur des tribuns, et que le peuple fût juge dans sa propre cause, comme si ce peuple dans ses assemblées tumultueuses, et conduit par des magistrats séditieux, était sans préjugés, sans haine et sans passion ? Ainsi, messieurs, je vous conseille avant que de rien statuer, de songer sérieusement que dans cette occasion vos intérêts sont inséparables de ceux de Coriolan. Du reste, je ne suis point d’avis qu’on révoque les grâces que vous avez faites au peuple, de quelque manière qu’il les ait obtenues ; mais je ne puis m’empêcher de vous exhorter à refuser courageusement dans la suite tout ce qu’on prétendra obtenir de vous contre votre propre autorité, et contre la forme de notre gouvernement.

On voit par ces discours si opposés de Decius et d’Appius que l’affaire de Coriolan ne servait que de prétexte à de plus grands intérêts. Le véritable sujet de la dispute et de l’animosité des deux partis, roulait sur ce que les nobles et les patriciens prétendaient que par l’expulsion des rois ils avaient succédé à leur autorité, et que le gouvernement devait être purement aristocratique ; au lieu que les tribuns tâchaient par de nouvelles lois de le tourner en démocratie, et d’attirer toute l’autorité dans l’assemblée du peuple qu’ils gouvernaient à leur gré. Ainsi l’ambition, l’intérêt et la jalousie animaient ces différents partis, et faisaient craindre aux plus sages une nouvelle séparation, ou une guerre civile.

C’est ce que M. Valerius ce consulaire qui avait eu tant de part à la réunion sur le mont sacré, représenta au Sénat en des termes également forts et touchants. C’était un véritable républicain, et qui souffrait impatiemment que les nobles et ceux de son ordre affectassent une distinction et un empire toujours odieux dans un état libre. Comme il avait une éloquence douce et insinuante, il dit d’abord beaucoup de choses en général à la louange de la paix, et sur la nécessité d’entretenir l’union dans la république.

De là il passa à l’affaire de Coriolan, et il fut d’avis qu’on en renvoyât la connaissance à l’assemblée du peuple. Il soutint que le Sénat en cédant quelque chose de son autorité, en assurerait la durée ; qu’elle serait plus ferme si elle était moindre, et que rien n’était plus propre à désarmer le ressentiment du peuple contre cet illustre accusé, que de lui en abandonner le jugement : que la multitude charmée de cette déférence, s’abstiendrait de prononcer contre un homme qu’elle savait être si cher au Sénat : que pour achever de l’adoucir, il était d’avis que tous les sénateurs se répandissent dans l’assemblée, et que par des manières plus douces et plus populaires ils tâchassent chacun de son côté de gagner les plébéiens qui étaient de leur connaissance.

Valerius se tournant ensuite vers Coriolan, le conjura dans les termes les plus touchants de donner la paix à la république : Allez Coriolan, lui dit-il, vous présenter vous-même généreusement au jugement du peuple ; c’est la seule manière de vous justifier, qui soit digne de vous ; c’est le moyen le plus propre à imposer silence à ceux qui vous accusent d’affecter la tyrannie. Le peuple charmé de voir ce grand courage plier enfin sous la puissance de ses tribuns, ne se résoudra jamais à prononcer contre Coriolan ; au lieu que si vous persistez à mépriser ce tribunal, si vous déclinez sa justice, et si vous vous obstinez à n’être jugé que par les consuls, vous commettrez le Sénat avec le peuple, et vous allumerez une cruelle sédition. Vous seul en serez le flambeau fatal ; et qui sait jusqu’où se portera l’incendie ? Représentez-vous l’image affreuse d’une guerre civile ; les lois sans force ; les magistrats sans pouvoir ; la fureur et la violence régner dans les deux partis ; le fer et le feu briller de toutes parts, et vos citoyens s’égorger les uns les autres ; la femme vous demande son mari, le père ses enfants, tous vous chargent d’imprécations ; enfin représentez-vous Rome à qui les dieux avaient promis de si grandes destinées, succomber sous les fureurs des deux partis, et s’ensevelir sous ses propres ruines.

Valerius qui aimait sincèrement sa patrie, attendri par l’idée de ces grands malheurs, ne put retenir des larmes qui lui échappaient malgré lui, et ces larmes d’un consulaire vénérable par son âge et par ses dignités encore plus éloquentes que son discours, touchèrent la plupart des sénateurs, et disposèrent les esprits à la paix.

Pour lors Valerius se voyant maître de l’assemblée, éleva sa voix, et comme s’il eût repris de nouvelles forces, ou qu’il eût été un autre homme, il se montra à découvert, et il leur parla avec cette autorité que lui donnaient son âge et une longue expérience dans les affaires : on veut nous faire peur, s’écria-t-il, pour la liberté publique, si nous donnons tant de pouvoir au peuple, et si on lui remet le jugement de ceux de notre ordre qui seront accusez par les tribuns. Je suis persuadé au contraire que rien n’est plus propre pour la maintenir. La république est composée de deux ordres, de patriciens et de plébéiens ; il est question de décider auquel de ces deux ordres il est plus sûr de confier la garde et le dépôt sacré de notre liberté. Je soutiens qu’elle sera plus en sûreté entre les mains du peuple qui ne demande que de n’être pas opprimé, que dans celles des nobles qui tous ont une violente passion de dominer. Ces patriciens revêtus des premières magistratures, distingués par leur naissance, leurs richesses et leurs dignités, seront toujours assez puissants pour retenir le peuple dans son devoir : et le peuple autorisé par les lois, attentif aux démarches des grands, naturellement ennemi et jaloux de toute élévation, fera craindre la sévérité de ses jugements à ceux des patriciens qui seraient tentés d’aspirer à la tyrannie.

Vous avez, pères conscrits, aboli la royauté, parce que l’autorité d’un seul devenait trop absolue. Non contents de partager le pouvoir souverain entre deux magistrats annuels, vous leur avez encore donné un conseil de trois cens sénateurs qui servent d’inspecteurs de leur conduite, et de modérateurs de leur autorité. Mais ce même Sénat si formidable aux rois et aux consuls, ne trouve rien dans la république qui balance son autorité. Je sais bien que jusqu’ici nous n’avons, grâces aux dieux, qu’à nous louer de sa modération. Mais je n’ignore pas aussi que peut-être en sommes-nous redevables à la crainte du dehors, et à ces guerres continuelles qu’il nous a fallu soutenir ; mais qui nous répondra que dans la suite nos successeurs devenus plus fiers et plus puissants par une longue paix, n’attenteront point à la liberté de leur patrie, et qu’il ne se formera point dans le Sénat même quelque faction puissante dont le chef se fasse le tyran de son pays, s’il ne se trouve en même temps hors du Sénat une autre puissance, qui à la faveur des accusations qu’on pourra porter dans l’assemblée du peuple, soit en état de s’opposer aux entreprises ambitieuses des grands ?

On me demandera peut-être si on n’a pas le même inconvénient à craindre de la part du peuple, et si on pourra empêcher qu’il ne s’élève quelque jour parmi les plébéiens quelque chef de parti qui abuse de son pouvoir sur les esprits de la multitude, et qui sous le prétexte ordinaire de défendre les intérêts du peuple, n’opprime à la fin sa liberté et celle du Sénat. Mais vous n’ignorez pas qu’au moindre péril où vous paraîtrait la république de ce côté-là, nos consuls sont en droit de nommer un dictateur qu’ils ne tireront jamais que de votre corps ; que ce magistrat souverain et maître absolu de la vie de ses concitoyens, est seul capable par son autorité de dissiper une faction populaire : et la sagesse de nos lois ne lui a même laissé cette puissance redoutable que pour six mois, de peur qu’il n’en abusât, et que pour établir sa propre tyrannie, il n’employât une autorité qui ne lui était confiée que pour détruire celle des autres. C’est ainsi, ajouta Valerius, que par une inspection réciproque le Sénat veillera sur la conduite des consuls, le peuple sur celle du Sénat, et le dictateur quand l’état des affaires demandera qu’on ait recours à cette dignité, servira de frein à l’ambition des uns et des autres. Plus il y aura d’yeux ouverts sur la conduite de chaque particulier, et plus notre liberté sera assurée, et plus la constitution de notre gouvernement sera parfaite.

D’autres sénateurs qui étaient du même avis, ajoutèrent que rien n’était plus propre à maintenir la liberté que de laisser à tout citoyen romain compris sous le cens, le pouvoir d’intenter action devant l’assemblée du peuple contre ceux qui auraient violé les lois ; que ce droit d’accusation non seulement tiendrait les grands en respect, mais servirait encore à exhaler, pour ainsi dire, les murmures du peuple, qui sans ce secours pourraient se tourner en sédition. Ainsi on résolut à la pluralité des voix de renvoyer cette affaire au jugement du peuple. On prit d’autant plus volontiers ce parti, que la réquisition que faisaient au préalable les tribuns d’un sénatus-consulte pour pouvoir faire le procès à l’accusé, servirait à l’avenir d’un nouveau titre de la puissance et de l’autorité du Sénat. Quoique la compagnie sût qu’elle allait sacrifier un innocent à la passion de ses ennemis, l’intérêt public l’emporta sur le particulier, et on dressa aussitôt le sénatus-consulte. Mais avant qu’il fût signé, Coriolan qui vit bien que le Sénat l’abandonnait, demanda la liberté de parler, et l’ayant obtenue : Vous savez, pères conscrits, dit-il en adressant la parole aux sénateurs, quelle a été jusqu’ici ma conduite. Vous savez que cette haine opiniâtre du peuple, et les persécutions si injustes que j’en souffre, ne viennent que de cet attachement inviolable que j’ai toujours fait paraître pour les intérêts de cette compagnie. Je ne parle point de la récompense que j’en reçois aujourd’hui, l’événement justifiera la faiblesse, et peut-être la malignité des conseils qu’on vous donne à mon sujet. Mais puisque enfin l’avis de Valerius a prévalu, que je sache au moins quel est mon crime, et à quelles conditions on me livre à la fureur de mes ennemis. Coriolan s’expliquait ainsi pour tâcher de pénétrer si les tribuns feraient rouler leur accusation sur le discours qu’il avait tenu en plein Sénat.

C’était à la vérité l’unique cause du déchaînement des tribuns contre ce sénateur à qui ils ne pouvaient pardonner la proposition qu’il avait faite d’abolir le tribunat ; mais comme ils craignaient de se rendre trop odieux au Sénat, s’ils prétendaient faire un crime à chaque sénateur des avis qu’il ouvrirait dans les délibérations publiques, ils déclarèrent après en avoir conféré ensemble, qu’ils renfermeraient toute leur accusation dans le seul crime de tyrannie. Si cela est ainsi, repartit Coriolan, et que je n’aie à me défendre que d’une calomnie si mal fondée, je m’abandonne librement au jugement du peuple, et je n’empêche point que le sénatus-consulte n’en soit signé. Le Sénat ne fut pas fâché que l’affaire eût pris ce tour, et qu’on fût convenu de ne point parler de ce qui s’était passé dans la dernière assemblée, ce qui aurait intéressé l’honneur et l’autorité de la compagnie. Ainsi du consentement de toutes les parties, l’arrêt fut signé, et il y fut statué que l’accusé aurait vingt-sept jours pour préparer ses défenses. On remit cet arrêt entre les mains des tribuns, et de peur que contre leur parole ils ne prétendissent toujours faire un crime à Coriolan dans l’assemblée du peuple, de ce qu’il avait avancé au sujet du tribunat, et du prix qu’il fallait mettre aux grains ; on rendit un nouveau sénatus-consulte qui le déchargeait de toute action qui pourrait être intentée contre lui à ce sujet : précaution que le Sénat prit, pour ne pas voir discuter devant le peuple, jusqu’à quel point les sénateurs pouvaient porter la liberté de leurs avis.

Les tribuns après avoir fait la lecture du décret du Sénat dans la première assemblée du peuple, exhortèrent tous les citoyens de la république, tant ceux qui demeuraient dans Rome, que les habitants de la campagne, de se trouver dans la place au jour marqué pour y donner leurs suffrages. La plupart des plébéiens attendaient ce terme avec impatience dans le dessein de signaler leur haine contre Coriolan, et ils paraissaient animés contre ce sénateur, comme si sa perte eût été le salut de la république.

Enfin on vit paraître le jour fatal où l’on devait décider de cette grande affaire : une foule innombrable de peuple remplit de grand matin toute la place. Les tribuns qui avaient leurs vues, le séparèrent par tribus avant l’arrivée des sénateurs ; au lieu que depuis le règne de Servius Tullius on avait toujours recueilli les voix par centuries. Cette seule différence décidait de la plupart des délibérations, et faisait pencher la balance ou en faveur du peuple, ou en faveur des patriciens. Les consuls étant arrivés dans l’assemblée, voulaient maintenir l’ancien usage, ne doutant point de sauver Coriolan si on comptait les voix par centuries dont les patriciens composaient le plus grand nombre. Mais les tribuns aussi habiles et plus opiniâtres, représentèrent que dans une affaire où il s’agissait des droits du peuple et de la liberté publique, il était juste que tous les citoyens, sans égard au rang et aux richesses, pussent donner chacun leurs suffrages en particulier, et ils déclarèrent hautement qu’ils ne consentiraient jamais qu’on recueillît les voix autrement que par tête et par tribus. On poussa fort loin la dispute sur ce sujet : à la fin le Sénat qui ne voulait pas faire sa cause de celle de Coriolan, et qui craignait qu’on n’attaquât directement son autorité, céda à son ordinaire à l’opiniâtreté des magistrats du peuple.

Cependant Minucius le premier consul, pour couvrir en quelque manière ce qu’il y avait de faible, et même de honteux dans cette conduite du Sénat, monta à la tribune aux harangues. Il ouvrit son discours par les avantages que produisait l’union et la paix, et par les malheurs qui suivaient de la discorde. Il passa de ces lieux communs à l’affection que le Sénat avait pour le peuple, et aux bienfaits dont il l’avait comblé en différents temps. Il déclara qu’il ne demandait pour toute reconnaissance que la grâce de Coriolan, et il exhorta les plébéiens à faire moins d’attention à quelques paroles échappées dans la chaleur du discours, qu’aux services importants que ce généreux citoyen avait rendus à la république : Contentez-vous, romains, ajouta-t-il, de la soumission de ce grand homme ; et qu’il ne soit pas dit qu’un citoyen si illustre passe par les formes de la justice comme un criminel. Sicinius lui répondit que si une pareille indulgence avait lieu dans le gouvernement des états, il n’y en aurait point qui fussent en sûreté. Que tous ceux qui auraient rendu de grands services, pourraient entreprendre impunément les choses les plus injustes. Que dans les monarchies les rois pouvaient faire grâce ; mais que dans les républiques, les lois seules régnaient, et que ces lois sourdes aux sollicitations, punissaient le crime avec la même exactitude qu’elles récompensaient la vertu.

Puisque malgré nos prières, lui repartit Minucius, vous vous opiniâtrez à faire juger Coriolan par les suffrages de l’assemblée, je demande que suivant que vous en êtes convenu dans le Sénat, vous renfermiez toute votre accusation dans le seul chef du crime de tyrannie, et que vous en fournissiez les preuves et les témoins. Car, ajouta ce consul, à l’égard des discours qu’il a tenus en opinant dans nos assemblées, outre que vous n’avez pas droit d’en connaître, le Sénat l’en a déchargé. Pour justifier ce qu’il avançait, il lut tout haut le sénatus-consulte qui en faisait mention : il descendit ensuite de la tribune, et ce fut tout le secours que cet illustre accusé tira de la timide politique du Sénat.

Sicinius prit la parole, et représenta au peuple qu’il y avait longtemps que Coriolan, descendu des rois de Rome, cherchait à se faire le tyran de sa patrie. Que sa naissance, son courage, ce grand nombre de partisans qu’on pouvait appeler ses premiers sujets, ne devaient le rendre que trop suspect. Qu’on ne pouvait trop craindre que cette valeur tant vantée par les patriciens ne devînt pernicieuse à ses concitoyens. Qu’il était même déjà trop criminel dès qu’il s’était rendu suspect et redoutable. Qu’en matière de gouvernement, le seul soupçon d’affecter la tyrannie était un crime qui méritait la mort ou du moins l’exil. Sicinius ne voulut pas s’expliquer plus ouvertement avant qu’il eût entendu Coriolan dans ses défenses, afin de tourner dans une réplique tout le fort de l’accusation contre les endroits moins défendus : artifice dont il était convenu avec Decius qui devait parler à son tour dans cette affaire.

Coriolan se présenta ensuite dans l’assemblée avec un courage digne d’une meilleure fortune, et il n’opposa aux soupçons que le tribun avait voulu répandre avec tant de malignité sur sa conduite, que le simple récit de ses services. Il commença par ses premières campagnes ; il rapporta toutes les occasions où il s’était trouvé, les blessures qu’il avait reçues, les récompenses militaires dont ses généraux l’avaient honoré, et enfin les différents grades de la milice par où il avait passé. Il exposa à la vue de tout le peuple un grand nombre de différentes couronnes qu’il avait reçues, soit pour être monté le premier sur la brèche dans un assaut, soit pour avoir forcé le premier le camp ennemi, soit enfin pour avoir en différents combats sauvé la vie à un grand nombre de citoyens. Il les appela tout haut chacun par leurs noms, et il les cita comme témoins de ce qu’il avançait.

Ces hommes la plupart plébéiens se levèrent aussitôt, et rendirent un témoignage public des obligations qu’ils lui avaient. Nous l’avons vu plusieurs fois, s’écriaient-ils, percer lui seul les bataillons ennemis les plus serrés, pour sauver un citoyen accablé par la foule des ennemis. C’est par lui seul que nous vivons, et que nous nous trouvons aujourd’hui dans notre patrie, et dans le sein de nos familles. On lui fait un crime de notre reconnaissance ; on accuse ce grand homme et cet excellent citoyen de mauvais desseins, parce que ceux à qui il a sauvé la vie s’attachent à sa suite comme ses clients. Pouvons-nous en user autrement sans ingratitude ? Nous est-il permis d’avoir des intérêts séparés des siens ? Si vous ne demandez qu’une amende, nous offrons tous nos biens : si vous l’exilez, nous nous bannissons avec lui : et si la fureur opiniâtre de ses ennemis en veut à sa vie, qu’on prenne plutôt les nôtres. C’est son bien par
le plus juste de tous les titres : nous ne ferons que lui rendre ce que chacun de nous tient de sa valeur, et nous conserverons un excellent citoyen à la république
. Ces généreux plébéiens en prononçant ces paroles versaient des larmes en abondance ; tendaient les mains vers l’assemblée en forme de suppliants, et tâchaient de fléchir la multitude. Pour lors Coriolan déchirant sa robe, montra son estomac couvert des cicatrices d’un grand nombre de blessures qu’il avait reçues : C’est pour sauver ces gens de bien, dit-il, c’est pour arracher ces bons citoyens à nos ennemis que j’ai mille fois exposé ma vie. Que les tribuns allient s’ils le peuvent de pareilles actions avec les desseins perfides dont ils me veulent rendre suspect. Est-il vraisemblable qu’un ennemi du peuple se fût exposé à tant de périls dans la guerre pour le salut de ce même peuple qu’on dit qu’il veut faire périr dans la paix ?

Ce discours soutenu d’un air noble, et de cette confiance que donnent l’innocence et la vérité, fit honte au peuple de son animosité. Les plus honnêtes gens de cet ordre s’écrièrent qu’il fallait renvoyer absous un si bon citoyen. Mais le tribun Decius alarmé de ce changement, prenant la parole comme il en était convenu avec Sicinius son collègue : Quoique le Sénat ne nous permette pas, dit-il, de prouver les mauvais desseins de cet ennemi du peuple par les discours odieux qu’il a tenus en plein Sénat, d’autres preuves aussi essentielles ne nous manqueront pas. Je rapporterai des actions où cet esprit de tyrannie et son orgueil ne se montrent pas moins à découvert. Vous savez que par nos lois les dépouilles des ennemis appartiennent au peuple romain ; que ni les soldats ni leur général même ne peuvent en disposer ; mais que tout doit être vendu, et le prix qui en provient porté par un questeur dans le trésor public. Tel est l’usage et la forme de notre gouvernement. Cependant au préjudice de ces lois aussi anciennes que Rome même, Coriolan ayant fait un butin considérable sur les terres des Antiates, de son autorité privée, il le distribua entre ses amis ; et ce tyran leur donna le bien du peuple, comme les premiers gages de leur conjuration. Il faut donc ou qu’il nie un fait certain et avéré, et qu’il dise qu’il n’a point disposé de ce butin, ou qu’il soutienne qu’il l’a pu faire sans violer les lois. Ainsi sans s’arrêter à ces vaines exclamations de ses partisans, ni à toutes ces cicatrices qu’il montre avec plus d’ostentation que de vérité, je le somme de répondre à cet unique chef que je propose contre lui.

Il est vrai que Coriolan avait fait cette distribution du butin, ou plutôt qu’il avait souffert que ses soldats en prissent chacun leur part. Mais bien loin qu’il en eût disposé seulement en faveur de ses amis et de ses créatures, comme on le lui objectait, il est constant que ses soldats qui faisaient partie de ce même peuple qui le poursuivait avec tant d’animosité, avaient tiré toute l’utilité de ce pillage. Pour éclaircir ce fait, il faut savoir que les Antiates se prévalant de la famine dont Rome était affligée, et de la discorde qui était entre le peuple et le Sénat, étaient venus faire des courses jusque aux portes de la ville, sans qu’on eût pu engager le peuple à en sortir pour repousser les ennemis. Coriolan ne put souffrir cette insulte : il demanda aux consuls la permission de prendre les armes : il se mit à la tête de ses amis, et pour engager les soldats plébéiens à le suivre dans cette expédition, il leur promit de les ramener chargés de butin. Les soldats qui connaissaient sa valeur et son expérience dans la guerre, et qui d’ailleurs se trouvaient pressés par la faim, coururent se ranger sous ses enseignes.

Coriolan suivi des plus braves plébéiens, sortit de Rome, surprit les ennemis répandus dans la campagne, les battit en différentes occasions, les repoussa jusque sur leurs terres, et les força à la fin de se renfermer dans Antium. Il usa même de représailles, et pendant qu’il tenait les portes de cette ville comme scellées par la crainte de ses armes et par la terreur de son nom, ses soldats à leur tour en fourragèrent le territoire, coupèrent les grains et firent la récolte l’épée à la main. Ce général ne consentit qu’ils retinssent ce grain que pour les aider à faire subsister leurs femmes et leurs enfants, et qu’afin d’exciter par leur exemple les autres plébéiens à aller généreusement chercher des vivres jusque sur les terres de leurs ennemis. Mais ceux du peuple qui n’avaient point eu de part à cette expédition, ne virent qu’avec une jalousie secrète les soldats de Coriolan rentrer dans Rome chargés de bled. Decius qui avait démêlé ces sentiments, résolut d’en profiter, et il ne douta point que ces plébéiens jaloux du bonheur de leurs voisins, ne consentissent à faire un crime à Coriolan d’une action généreuse dont ils n’avaient point profité.

Ce tribun vif et pressant demandait insolemment à Coriolan s’il était le roi de Rome, et par quelle autorité il avait disposé du bien de la république. Coriolan surpris d’une accusation contre laquelle il n’avait point préparé de défenses, se contenta d’exposer simplement le fait de la manière dont nous venons de le rapporter. Il représentait qu’une partie du peuple avait profité des dépouilles des ennemis, et il appelait à haute voix les centurions et les principaux plébéiens qui l’avaient suivi dans cette course pour rendre témoignage à la vérité. Mais ceux qui n’avaient point eu de part au pillage du bled des Antiates, étant en plus grand nombre que les soldats de Coriolan, faisaient tant de bruit, que ces chefs de bandes ne se purent faire entendre. Les tribuns voyant que le petit peuple reprenait sa première animosité, profitèrent de cette disposition pour faire recueillir les suffrages ; et Coriolan fut enfin condamné à un exil perpétuel. La plupart des nobles et des patriciens se crurent comme exilés avec ce grand homme, qui avait toujours été le défenseur et le soutien de leur ordre. D’abord la consternation fut générale, et bientôt la colère et l’indignation succédèrent à ce premier sentiment. Les uns reprochaient à Valerius qu’il avait séduit le Sénat par son discours artificieux ; d’autres se reprochaient à eux-mêmes leur excès de complaisance pour le peuple ; tous se repentaient de n’avoir pas plutôt souffert les dernières extrémités, que d’abandonner un citoyen si illustre à l’insolence d’une populace mutinée.

Le seul Coriolan insensible en apparence à sa disgrâce, sortit de l’assemblée avec la même tranquillité que s’il eût été absous. Il fut d’abord à sa maison où il trouva sa mère, appelée Veturie, et Volomnie sa femme toutes en larmes, et dans les premiers transports de leur affliction. Il les exhorta en peu de paroles à soutenir ce coup de la fortune avec fermeté ; et après leur avoir recommandé ses enfants encore jeunes, il sortit sur le champ de sa maison et de Rome, seul et sans vouloir être accompagné par aucun de ses amis, ni suivi par ses domestiques et ses esclaves. Quelques patriciens et quelques jeunes sénateurs l’accompagnèrent seulement jusqu’aux portes de la ville ; mais sans qu’il leur dît une seule parole, et sans qu’il lui échappât aucune plainte, il se sépara d’eux sans leur faire ni remerciement pour le passé, ni prières pour l’avenir.

Jamais le peuple n’avait fait paraître tant de joie, même après avoir vaincu les plus grands ennemis de Rome, qu’il en fit éclater, pour l’avantage qu’il venait de remporter sur le Sénat et sur le corps de la noblesse. La forme du gouvernement venait d’être absolument changée par la condamnation et l’exil de Coriolan, et ce peuple qui dépendait auparavant des patriciens, se trouvait leur juge, et en droit de décider du sort de tout ce qu’il y avait de plus grand dans l’état.

En effet l’autorité souveraine venait de passer du Sénat dans l’assemblée du peuple, ou pour mieux dire entre les mains de ses tribuns, qui sous prétexte de défendre les intérêts des particuliers, se rendaient les arbitres du gouvernement. Les consuls seuls, ces chefs suprêmes de la république, leur étaient seuls redoutables. Ce fut pour en affaiblir le pouvoir et la considération qu’ils tâchèrent de ne faire tomber cette dignité qu’à des patriciens dévoués à leurs intérêts, ou si peu estimés qu’ils n’en eussent rien à craindre. Et pour préparer la multitude à donner ses suffrages selon leurs vues, ils insinuaient avec beaucoup d’art dans toutes les assemblées, que les plus grands capitaines n’étaient pas les plus propres au gouvernement d’une république. Que ces courages si fiers accoutumés dans les armées à un pouvoir absolu, rapportaient avec la victoire un esprit de hauteur toujours à craindre dans un état libre. Que dans l’assujettissement fatal où se trouvait le peuple de ne pouvoir tirer ses consuls que du corps des patriciens, il était très important de ne choisir au moins que des esprits modérés, capables des affaires, mais sans trop d’élévation, et sans supériorité.

Le peuple qui n’agissait plus que par l’impression qu’il recevait de ses magistrats, refusa ses suffrages aux plus grands hommes de la république dans les comices qui se tinrent sous le consulat de Q Sulpitius, et de Sp Largius, pour l’élection de leurs successeurs. Le Sénat et les patriciens disposaient ordinairement de cette souveraine dignité, parce que l’on ne pouvait être élu que dans une assemblée par centuries où la noblesse avait le plus grand nombre de voix. Mais dans cette occasion le peuple l’emporta sur les patriciens, par l’habileté de ses tribuns qui surent en gagner quelques-uns, et intimider les autres. C Julius et P Pinarius Rufus furent proclamés consuls : ils étaient peu guerriers, sans considération dans le Sénat, et ne seraient jamais parvenus à cette dignité s’ils en avaient été dignes.

On peut dire à ce sujet que le Sénat et le peuple toujours opposés de sentiments, allaient l’un et l’autre contre leurs véritables intérêts, et semblaient vouloir allier deux choses incompatibles. Tous les romains tant patriciens que plébéiens, aspiraient à la conquête de l’Italie ; le commandement des armées était réservé aux seuls patriciens qui étaient en possession des dignités de l’état, ils n’avaient pour soldats que des plébéiens en qui ils eussent bien voulu trouver cette soumission timide, et cette dépendance servile, qu’à peine eussent-ils pu exiger de vils artisans, et d’une populace élevée et nourrie dans l’obscurité.

Le peuple au contraire puissant, nombreux et plein de cette férocité que donne l’exercice continuel des armes, ne cherchait pour diminuer l’autorité du gouvernement que des consuls et des généraux indulgents, faibles, pleins d’égards pour la multitude, et qui eussent plutôt avec leurs soldats les manières modestes de l’égalité, que cet air élevé et ce caractère d’empire que donne le commandement des armées. Il fallait pour faire cesser la mésintelligence qui était entre ces deux ordres de la république, ou que les uns et les autres résolussent de concert de se renfermer paisiblement dans les bornes étroites de leur petit état, sans entreprendre de faire de conquêtes, ou que les patriciens, s’ils voulaient subjuguer leurs voisins, donnassent plus de part dans le gouvernement à un peuple guerrier, bourgeois et citoyen pendant l’hiver, mais soldat pendant tout l’été : et le peuple à son tour ne devait choisir pour le commander que les plus habiles généraux de la république. Je dois cette réflexion aux évènements qui suivent, et on va voir que le peuple ne fut pas longtemps sans se repentir d’avoir remis le gouvernement de l’état, et le commandement des armées à deux hommes qui en étaient inégalement incapables.

Coriolan, errant au sortir de Rome, cherchait moins un asile et une retraite que le moyen et les occasions de se venger. Ce courage si élevé, ce romain si ferme en apparence, livré enfin à lui-même, ne peut se défendre contre les mouvements secrets de son ressentiment ; et dans les desseins qu’il forma pour la perte de ses ennemis, il n’eut point de honte d’y comprendre la ruine même de sa patrie.

Il passa les premiers jours de son exil dans une maison de campagne. Son esprit agité d’une passion violente, formait successivement différents projets. Enfin après avoir jeté les yeux sur différents peuples, voisins et ennemis de Rome, Sabins, Èques, Toscans, Volsques et Herniques, il n’en trouva point qui lui parussent plus animés contre les romains, et en même temps qui fussent plus en état d’entreprendre la guerre, que les Volsques peuples de l’ancien Latium.

C’était une république, et comme une communauté formée de plusieurs petites villes qui s’étaient unies par une ligue, et qui se gouvernaient par une assemblée des députés de chaque canton. Cette nation voisine de Rome, et jalouse de son agrandissement, s’y était toujours opposée avec beaucoup de courage ; mais la guerre ne lui avait pas été heureuse. Les romains leur avaient enlevé plusieurs bourgades, et une partie de leur territoire ; de sorte que dans la dernière guerre les Volsques après avoir été battus en différentes rencontres, avaient enfin été réduits à demander une trêve pour deux ans, dans la vue de rétablir leurs forces à la faveur de cette suspension d’armes. L’animosité n’en était pas moins vive dans leurs coeurs ; ils cherchaient dans toute l’Italie à susciter de nouveaux ennemis aux romains, et c’était sur leur ressentiment que Coriolan fondait l’espérance de leur faire reprendre les armes. Mais il était moins propre qu’un autre pour leur inspirer ce grand dessein ; lui seul leur avait fait plus de mal que tous les romains ; il avait plus d’une fois taillé en pièces leurs troupes, ravagé leur territoire, pris et pillé leurs villes : le nom de Coriolan était aussi odieux que formidable dans toute la communauté des Volsques.

D’ailleurs cette petite république était gouvernée alors par Tullus Aufidius général de cette nation, jaloux de la gloire de Coriolan qui l’avait battu dans toutes les occasions où ils s’étaient trouvés opposés : outrage qu’on voudrait se pouvoir cacher à soi-même, mais qu’on ne pardonne jamais. Il n’y avait pas d’apparence de s’aller livrer entre les mains d’un ennemi qui pour couvrir la honte de sa défaite, pouvait persuader à ses citoyens de se défaire de lui. Toutes ces raisons se présentèrent à l’esprit de Coriolan ; mais le désir immodéré de la vengeance l’emporta dans un coeur qui n’était guère accessible à la crainte, et il résolut de s’adresser directement à Tullus même.

Il sortit de sa retraite après s’être déguisé ; et au commencement de la nuit il entra dans Antium principale ville de la communauté des Volsques. Il fut droit à la maison de Tullus, le visage couvert : il s’assit sans dire un seul mot auprès du foyer domestique, lieu sacré dans toutes les maisons de l’ancien paganisme. Une conduite si extraordinaire, et certain air d’autorité qui n’abandonne jamais les grands hommes, surprirent les domestiques, ils coururent en avertir leur maître. Tullus vint, et lui demanda qui il était, et ce qu’il exigeait de lui. Coriolan se découvrant alors : Si tu ne me reconnais pas encore, lui dit-il, je suis Caïus Marcius, mon surnom est Coriolan, seule récompense qui me reste de tous mes services. Je suis banni de Rome par la haine du peuple et la faiblesse des grands, je dois me venger, il ne tiendra qu’à toi d’employer mon épée contre mes ennemis et ceux de ton pays. Si ta république ne veut pas se servir de moi, je t’abandonne ma vie, fais périr un ancien ennemi qui pourrait peut-être un jour causer de nouvelles pertes à ta patrie.

Tullus étonné de la grandeur de son courage lui tendit la main : Ne crains rien, lui dit-il, Marcius, ta confiance est le gage de ta sûreté. En te donnant à nous, tu nous rends plus que tu ne nous as ôté. Nous saurons aussi mieux reconnaître tes services que n’ont fait tes citoyens. Il est bien juste qu’un si grand capitaine n’attende que de grandes choses des Volsques. Il le conduisit ensuite dans son appartement, où ils conférèrent en secret des moyens de renouveler la guerre. Nous avons dit qu’il y avait alors une trêve entre les Volsques et les romains, il était question de déterminer les premiers à la rompre. Mais l’entreprise n’était pas sans difficulté, à cause des pertes et des disgrâces récentes que les Volsques avaient essuyées dans la dernière guerre. Tullus de concert avec Coriolan, chercha un prétexte pour faire renaître leur ancienne animosité. Les romains se disposaient à faire représenter des jeux publics qui faisaient partie de la religion ; les peuples voisins de Rome y accoururent de tous côtés, et il s’y trouva surtout un grand nombre de Volsques. Ils étaient répandus dans différents quartiers de la ville, il y en eut même plusieurs qui n’ayant pu trouver d’hôtes pour les recevoir, couchèrent sous des tentes dans les places publiques. Ce grand nombre d’étrangers causa de l’inquiétude aux consuls, et pour l’augmenter Tullus leur fit donner un faux avis que les Volsques devaient mettre le feu en différents endroits de Rome. Les consuls en firent leur rapport au Sénat, et comme on n’ignorait pas leur animosité, les magistrats firent publier une ordonnance dans toute la ville, qui enjoignait à tous les Volsques d’en sortir avant la nuit, et on leur prescrivit même la porte par où ils devaient se retirer. Cet ordre fut exécuté avec rigueur, et tous ceux de cette nation furent chassés de Rome à l’instant ; ils portèrent chacun dans leurs cantons la honte de ce traitement et le désir de la vengeance. On tint tumultuairement une assemblée des états ; Tullus ne manqua pas de fomenter l’animosité publique : Est-il possible, disait-il, qu’on vous ait chassé d’une fête publique, et pour ainsi dire d’une assemblée des dieux et des hommes, comme des profanes et des méchants ? Pouvez-vous après un traitement si indigne, vous cacher à vous-même la haine opiniâtre que vous portent les romains ? Attendrez-vous que malgré la trêve qui nous a fait quitter les armes, ils viennent vous surprendre, et ravager de nouveau votre territoire ?

Le grand nombre opinait à les prévenir, et à aller sur le champ, les armes à la main, demander raison aux romains de l’insulte qu’ils avaient reçue. Mais Tullus qui conduisait cette affaire, leur conseilla avant que d’éclater, d’appeler Coriolan dans leur assemblée. Ce capitaine, leur dit-il, dont nous avons tant de fois éprouvé la valeur, à présent plus ennemi des romains que les Volsques, semble avoir été conduit ici par les dieux pour rétablir nos affaires, et il ne nous donnera point de conseils dont il ne partage les périls de l’exécution. Le romain fut appelé et introduit dans l’assemblée, il y parut avec une contenance triste et ferme en même temps ; tout le monde avait les yeux tournés sur un homme qui leur avait été plus redoutable que tous les romains ensemble, et on l’écouta avec ce respect que s’attire toujours le mérite persécuté.

Personne de vous n’ignore, leur dit-il, que j’ai été condamné à un exil perpétuel, par la malice ou par la faiblesse de ceux qui en sont les auteurs ou les complices. Si je n’avais cherché qu’un asile, je pouvais me retirer ou chez les latins nos alliés, ou dans quelque colonie romaine. Mais une vie si obscure m’eût été insupportable, et j’ai toujours cru qu’il valait mieux y renoncer, que de se voir réduit à ne pouvoir ni servir ses amis, ni se venger de ses ennemis. Telle est ma disposition, je cherche à mériter par mon épée l’asile que je vous demande, joignons nos ressentiments communs. Vous n’ignorez pas que ces citoyens ingrats qui m’ont banni si injustement, sont vos plus cruels ennemis ; Rome cette ville superbe vous menace de ses fers. Il est de votre intérêt d’affaiblir des voisins si redoutables : je vois avec plaisir que vous vous disposez à renouveler la guerre, et j’avoue que c’est l’unique moyen d’arrêter les progrès de cette ambitieuse nation.

Mais pour rendre cette guerre heureuse, il faut qu’elle soit juste devant les dieux, ou du moins qu’elle le paroisse devant les hommes ; il faut que le motif ou le prétexte qui vous fera reprendre les armes intéresse vos voisins, et vous procure de nouveaux alliés. Feignez que vous aspirez à convertir la trêve qui est entre les deux nations en une paix solide ; que les ambassadeurs que vous enverrez à Rome ne demandent pour toute condition que la restitution des terres qui vous ont été enlevées, ou par le malheur de la guerre, ou dans des traités forcés. Vous n’ignorez pas que le territoire de Rome dans l’origine de cette ville, n’avait au plus que cinq ou six mille d’étendue. Ce petit canton est devenu insensiblement un grand pays par les conquêtes, ou pour mieux dire, par les usurpations des romains. Volsques, Sabins, Èques, Albains, Toscans, Latins, il n’y a point de peuples dans leur voisinage dont ils n’aient envahi des villes et une partie du territoire. Ce seront autant d’alliés qui se joindront à vous dans une affaire qui vous est commune, et qui vous intéresse tous également.

Si les romains intimidés par la crainte de vos armes, se disposent à vous rendre les villes, les bourgs et les terres qu’ils vous ont enlevées, pour lors à votre exemple les autres peuples d’Italie redemanderont chacun les fonds dont on les a dépouillés : ce qui réduira tout d’un coup cette fière nation à la même faiblesse où elle était dans son origine. Ou si elle entreprend, comme je n’en doute pas, de retenir ses usurpations par la force des armes, alors vous aurez dans une guerre si juste et les dieux et les hommes favorables. Vos alliés s’uniront plus étroitement avec vous ; il se formera une ligue redoutable et capable de détruire, ou du moins d’humilier une république si superbe. Je ne vous parle point du peu de capacité que j’ai acquise dans les armées : soldat, ou capitaine, dans quelque rang que vous me placiez, je sacrifierai volontiers ma vie pour vous venger de nos ennemis communs.

Ce discours fut écouté avec plaisir, comme tous ceux qui intéressent et qui flattent nos passions. On résolut la guerre, la communauté des Volsques en confia la conduite à Tullus et à Coriolan ; et pour attacher le romain plus étroitement à la nation des Volsques, on lui défera la qualité de sénateur. On dépêcha en même temps suivant son avis, des ambassadeurs à Rome. Ils n’y furent pas plutôt arrivés, qu’ils représentèrent au Sénat que leurs supérieurs, à l’exemple des latins, aspiraient à la qualité d’alliés du peuple romain ; mais pour rendre cette union inaltérable, nous demandons, dirent ces ambassadeurs, que la république nous restitue les villes et les terres que nous avons perdues par le malheur de la guerre. Ce sera le gage assuré d’une paix solide et durable : autrement nous ne pourrions pas nous dispenser de les reprendre par la force des armes.

Ces ambassadeurs s’étant retirés, le Sénat n’employa pas beaucoup de temps à délibérer. On ne savait à Rome ce que c’était que de plier sous des menaces ; et c’était une maxime fondamentale du gouvernement de ne céder pas même à des ennemis victorieux ; ainsi on fit bientôt rentrer les ambassadeurs. Le premier consul leur répondit en peu de mots, que la crainte ne ferait jamais rendre aux romains ce qu’ils avaient conquis par leur valeur, et que si les Volsques prenaient les premiers les armes, les romains ne les quitteraient que les derniers ; on les congédia ensuite. Le retour de ces ambassadeurs fut suivi de la déclaration de la guerre. Tullus et Coriolan qui avaient prévu la réponse du Sénat, tenaient leurs troupes prêtes à entrer en action. Tullus avec un corps de réserve resta dans le pays pour en défendre l’entrée aux ennemis, pendant que Coriolan à la tête de la principale armée, se jeta sur les terres des romains et de leurs alliés avant que les consuls eussent pris aucune mesure pour lui résister. Il chassa d’abord de Circée une colonie de romains qui s’y était établie.

Satricum, Longule, Postulie et Corioles furent emportées l’épée à la main. Corbion, Ditellie, Trebie, ouvrirent leurs portes à un général qu’il était dangereux d’arrêter, et les habitants de Bolle pour avoir voulu faire quelque résistance, furent passés au fil de l’épée. Les soldats de Coriolan répandus dans la campagne, portaient le fer et le feu de tous côtés. Mais dans ce pillage et cet incendie général ils avaient des ordres secrets d’en exempter les maisons et les terres des patriciens. Coriolan affectait une distinction si marquée, soit par son ancien attachement pour ceux de cet ordre, soit comme il est plus vraisemblable, pour rendre le Sénat suspect au peuple, et augmenter les dissensions qui étaient entre les uns et les autres.

Cette conduite eut tout l’effet qu’il en avait prévu. Le peuple ne manqua pas d’accuser publiquement le Sénat d’être d’intelligence avec Coriolan, et de l’avoir fait venir exprès à la tête d’une armée pour abolir la puissance tribunitienne. Les patriciens de leur côté reprochaient au peuple qu’il avait forcé un si grand capitaine à se jeter par désespoir parmi les ennemis. Les soupçons, la défiance, la haine régnaient dans l’un et l’autre parti : et dans ce désordre on songeait moins à repousser les Volsques qu’à décrier et à perdre l’ennemi domestique. Les deux consuls cachés derrière les murailles de Rome, ne faisaient des levées que lentement. Spurius Nautius, et Sextus Furius qui leur succédèrent, ne firent pas paraître plus de courage et de résolution. On voyait bien qu’ils craignaient de se commettre avec un si grand capitaine. Le peuple même et ses tribuns si fiers dans la place publique, ne se pressaient point de donner leurs noms pour se faire enrôler ; personne ne voulait sortir de Rome, soit qu’ils ne fussent pas prévenus en faveur de leurs généraux, soit qu’ils appréhendassent de tomber entre les mains d’un ennemi victorieux et irrité.

Coriolan ne trouvant point d’armée en campagne qui s’opposât à ses desseins, avance toujours, emporte Lavinium, et vient enfin camper aux fosses cluiliennes à cinq milles de Rome.

Au bruit de ces heureux succès, la plupart des Volsques accourent dans l’armée de Coriolan. Les soldats même de Tullus dans l’espérance de la prise et du pillage de Rome, abandonnent leur général, et publient qu’ils n’en reconnaissent point d’autre que le romain : ce fut comme une nouvelle victoire que Coriolan remporta sur Tullus, et qui laissa de vifs ressentiments dans le coeur du volsque. Toute l’Italie avait les yeux tournés sur les romains et les Volsques, qui par le seul changement de généraux en éprouvaient un si grand dans leur fortune : tant il est vrai que les forces d’un état consistent moins dans le nombre et le courage des troupes, que dans la capacité de celui qui les commande.

La consternation était générale dans Rome. Le peuple qui du haut de ses murailles voyait les ennemis répandus dans la campagne, demande la paix avec de grands cris. On dit tout haut dans la place qu’il faut casser l’arrêt de condamnation qui avait été porté contre Coriolan, et le rappeler de son exil : enfin ce même peuple qui venait de le bannir avec tant de fureur, demande son retour et son rappel avec la même violence. La plupart des patriciens s’y opposèrent, soit pour éloigner le soupçon qu’ils eussent conservé la moindre intelligence avec lui, ou seulement par cet esprit de générosité si ordinaire parmi les romains, de ne marquer jamais plus d’éloignement de la paix que dans les mauvais succès. Il sortit alors du Sénat cette réponse si fière et si hautaine, mais qui fut mal soutenue dans la suite, que les romains n’accorderaient jamais rien à un rebelle tant qu’il aurait les armes à la main. Coriolan instruit et irrité de cette réponse, lève son camp, marche droit à Rome et investit la place, comme pour en former le siège. Un dessein si hardi jette les patriciens et le peuple dans une consternation égale ; tous manquent de coeur et de résolution ; la haine cède à la peur. Pour lors le Sénat et le peuple conviennent également de demander la paix : on envoie des députés à Coriolan, et on choisit même pour cette négociation cinq consulaires, et ceux du Sénat qui avaient fait paraître plus d’attachement pour ses intérêts. Les Volsques firent passer ces députés au milieu de deux rangs de soldats qui étaient sous les armes, et Coriolan environné de ses principaux officiers les reçut assis dans son tribunal, avec la fierté d’un ennemi qui voulait donner la loi.

Les romains l’exhortèrent en des termes touchants et modestes à donner la paix à l’une et à l’autre nation : et ils le conjurèrent de ne pousser pas si loin les avantages que ses armes donnaient aux Volsques, qu’il en oubliât les intérêts de sa patrie. Mais ils n’en rapportèrent que cette rigoureuse réponse, qu’on pourrait traiter de la paix en rendant aux Volsques le pays qu’on leur avait enlevé, en donnant à ces peuples le même droit de bourgeoisie que les latins avaient obtenu, et en rappelant les colonies romaines des villes dont ils s’étaient emparés injustement. Coriolan ayant traité avec tant de hauteur ce qui regardait les intérêts publics, prit des manières plus gracieuses avec les envoyés. Il leur offrit en particulier de leur faire tous les plaisirs qu’ils pouvaient justement attendre d’un ancien ami. Mais ces généreux romains ne lui demandèrent pour toute grâce que de vouloir bien éloigner ses troupes de la campagne de Rome, pendant
que le Sénat et le peuple se détermineraient, soit pour la guerre, soit pour la paix. Coriolan à leur considération, accorda trente jours de trêve pour le seul territoire de Rome : il congédia ensuite ces députés avec lesquels il était convenu que le Sénat lui renverrait une réponse décisive dans les trente jours. Il employa ce temps à prendre encore différentes villes des latins, et après cette expédition il parut de nouveau aux portes de Rome avec toute son armée.

On lui envoya aussitôt de nouveaux députés qui le conjurèrent de n’exiger rien qui ne fût convenable à la dignité du nom romain ; mais Coriolan naturellement dur et inflexible, sans colère apparente, et aussi sans pitié, leur répondit sèchement que les romains n’avaient point d’autre parti à prendre que la guerre ou la restitution ; qu’il ne leur donnait plus que trois jours pour se déterminer, et qu’après ce terme il ne leur serait pas permis de revenir dans son camp.

Le retour de ces envoyés augmenta la consternation publique. Tout le monde court aux armes, les uns se postent sur les remparts ; d’autres font la garde aux portes de peur d’être trahis par les partisans secrets de Coriolan ; quelques-uns se fortifient même jusque dans leurs maisons, comme si l’ennemi eût déjà été maître de la ville. Dans cette confusion il n’y avait ni discipline ni commandement. Les consuls qui ne savaient que craindre, semblaient avoir renoncé aux fonctions de leur dignité, on n’entendait plus parler des tribuns. Dans cette terreur générale les particuliers ne prenaient l’ordre, pour ainsi dire, que de leur timidité : ce n’étaient plus ces romains si fiers et si intrépides ; il semblait que le courage de cette nation fût passé avec Coriolan dans le parti des Volsques. Le Sénat s’assemble, ce ne sont que conseils sur conseils, on ne forme aucun dessein digne du nom romain ; tout se termine à envoyer de nouveaux députés à l’ennemi, et pour le fléchir on y emploie les ministres de la religion.

Les prêtres, les sacrificateurs, les augures et les gardiens des choses sacrées, revêtus de leurs habits de cérémonie, sortent de Rome comme en procession. Ils entrent dans le camp ennemi avec une contenance grave et modeste, propre à imposer à la multitude. Celui qui portait la parole, conjure Coriolan par le respect dû aux dieux, et par tout ce que la religion a de plus sacré, de donner la paix à sa patrie ; mais ils le trouvèrent également dur et inexorable. Il leur répondit que ce qu’ils demandaient dépendait uniquement des romains, et qu’ils auraient la paix dès qu’ils se mettraient en état de restituer les pays qu’ils avaient usurpés sur leurs voisins. Il ajouta qu’il n’ignorait pas que les premiers rois de Rome pour exciter l’ambition des romains, et justifier leurs brigandages, avaient eu l’adresse de répandre dans le public, que les dieux destinaient l’empire du monde à la ville de Rome. Que le Sénat avait pris grand soin d’entretenir une opinion que la religion rendait respectable, et que le peuple prévenu et entêté de ces visions, trouvait justes et saintes toutes les guerres qui allaient à l’agrandissement de leur patrie.

Mais que les voisins de Rome ne se croyaient pas obligés de se soumettre sur des révélations si suspectes et si intéressées. Que la conjoncture présente en justifiait assez la fausseté ; qu’il ne pouvait leur dissimuler qu’il était sûr d’emporter la place en peu de temps. Que les romains pour ne pas rendre des terres injustement acquises, s’exposaient à perdre leurs propres états ; et que pour lui il protestait devant les dieux qu’il était innocent de tout le sang qu’on n’allait répandre que par leur opiniâtreté à retenir le fruit de leurs usurpations. Ayant ensuite donné quelques marques de respect et de vénération extérieure qu’il croyait devoir à la sainteté de leur caractère, il les renvoya sur le champ, et sans vouloir rien relâcher de ses premières propositions. Quand on les vit revenir à Rome sans avoir pu rien obtenir, on crut la république à la veille de sa ruine. Les temples n’étaient remplis que de vieillards, de femmes, d’enfants, qui tous les larmes aux yeux et prosternés aux pieds des autels, demandaient aux dieux la conservation de leur patrie.

Telle était la triste situation de la ville, lorsqu’une romaine appelée Valerie, soeur de Valerius Publicola, comme émue par une inspiration divine, sortit du capitole, accompagnée d’un grand nombre de femmes de sa condition auxquelles elle avait communiqué son dessein, et fut droit à la maison de Véturie, mère de Coriolan. Elles la trouvèrent avec Volomnie, femme de ce romain, qui déploraient leurs propres malheurs et ceux de Rome.

Valerie les aborda avec un air de tristesse convenable à l’état présent de la république : Ce sont des romaines, leur dit-elle, qui ont recours à deux romaines pour le salut de leur patrie commune. Ne souffrez pas, femmes illustres, que Rome devienne la proie des Volsques, et que nos ennemis triomphent de notre liberté. Venez avec nous jusque dans le camp de Coriolan lui demander la paix pour ses concitoyens : toute notre espérance est dans ce respect si connu, et dans cette tendre affection qu’il a toujours eue pour une mère et pour une femme si vertueuses. Priez, pressez, conjurez. Un si homme de bien ne pourra résister à vos larmes. Nous vous suivrons toutes avec nos enfants : nous nous jetterons à ses pieds, et qui sait si les dieux touchés de notre juste douleur, ne conserveront point une ville dont il semble que les hommes abandonnent la défense ?

Les larmes que Valerie répandait en abondance interrompirent un discours si touchant, auquel Véturie répondit avec une tristesse égale : vous avez recours, Valerie, à une faible ressource en vous adressant à deux femmes abîmées dans la douleur. Depuis ce malheureux jour où le peuple furieux bannit si injustement Coriolan, nous vîmes disparaître ce respect filial et cette tendre affection qu’il avait eue jusqu’alors pour sa mère, et pour une femme très chère. Au sortir de l’assemblée où il venait d’être condamné, il nous aborda d’un air farouche ; et après être demeuré quelque temps dans un morne silence : c’en est fait, nous dit-il, Coriolan est condamné : des citoyens ingrats viennent de me bannir pour toujours du sein de ma patrie. Soutenez ce coup de la fortune avec un courage digne de deux romaines. Je vous recommande mes enfants : adieu je pars, et j’abandonne sans peine une ville où l’on ne peut souffrir les gens de bien : il s’échappe en disant ces mots. Nous nous mîmes en état de le suivre, je tenais son fils aîné par la main, et Volomnie qui fondait en larmes portait le plus jeune dans ses bras. Pour lors se tournant : n’allez pas plus loin, nous dit-il, et finissez des plaintes inutiles. Vous n’avez plus de fils, ma mère ; et vous, Volomnie, la meilleure de toutes les femmes, votre mari est perdu pour vous. Fassent les dieux que vous en trouviez bientôt un autre digne de votre vertu, et plus heureux que Coriolan ! Sa femme à un discours si dur et si inhumain tombe évanouie, et pendant que je cours à son secours il nous quitte brusquement avec la dureté d’un barbare, sans daigner recevoir nos derniers embrassements, et sans nous donner dans une si grande affliction la plus légère marque de compassion pour nos malheurs.

Il sort de Rome, seul, sans domestiques, sans argent, et sans nous dire seulement de quel côté il tournait ses pas. Depuis qu’il nous a abandonnées il ne s’est point informé de sa famille, et ne nous a point donné de ses nouvelles ; en sorte qu’il semble que dans la haine générale qu’il fait paraître contre sa patrie, sa mère et sa femme soient ses plus grands ennemis. Quel succès pouvez-vous donc espérer de nos prières auprès d’un homme si implacable ? Deux femmes pourront-elles fléchir ce coeur si dur, que les ministres même de la religion n’ont pu adoucir ? Et après tout, que lui dirai-je ? Que puis-je honnêtement exiger de lui ? Qu’il pardonne à des citoyens ingrats qui l’ont traité comme un homme noirci des plus grands crimes ? Qu’il ait pitié d’une populace furieuse qui n’en a point eu de son innocence ? Et qu’il trahisse une nation, qui non seulement lui a ouvert un asile, mais même qui l’a préféré à ses plus illustres citoyens dans le commandement des armées ? De quel front oserai-je lui proposer d’abandonner de si généreux protecteurs pour se livrer de nouveau à ses plus cruels ennemis ? Une mère et une femme romaines peuvent-elles exiger avec bienséance d’un fils et d’un mari des choses qui le déshonoreraient devant les dieux et devant les hommes ? Triste situation où il ne nous est pas même permis de haïr le plus redoutable ennemi de notre patrie ! Abandonnez-nous donc à nos malheureuses destinées ; laissez-nous ensevelies dans notre juste douleur.

Valerie et les autres femmes qui l’accompagnaient ne lui répondirent que par leurs larmes. Les unes embrassent ses genoux, d’autres supplient Volomnie de joindre ses prières aux leurs, toutes conjurent Véturie de ne pas refuser ce dernier secours à sa patrie. La mère de Coriolan vaincue par des prières si pressantes, leur promit de se charger de cette nouvelle députation si le Sénat y consentait. Valerie en donna avis aux consuls qui en firent la proposition en plein Sénat. On agita longtemps cette affaire : les uns s’y opposaient dans la crainte que Coriolan ne retînt toutes ces femmes qui étaient des premières maisons de Rome, et qu’il ne s’en servît ensuite pour s’en faire ouvrir les portes sans tirer l’épée. Quelques-uns proposaient même de s’assurer de sa mère, de sa femme et de ses enfants, comme d’autant d’otages qui pourraient le porter à quelque ménagement : mais le plus grand nombre approuva cette députation, en disant que les dieux qui avaient inspiré ce pieux dessein à Valerie le feraient réussir ; et qu’on n’avait rien à craindre d’un homme du caractère de Coriolan, fier à la vérité, dur et inflexible, mais incapable de violer le droit des gens. Cet avis l’emporta, et le lendemain tout ce qu’il y avait de plus illustre parmi les femmes romaines se rendit chez Véturie. On les fit monter aussitôt dans des chariots que les consuls leur avaient fait préparer, et elles prirent sans escorte le chemin du camp ennemi.

Coriolan ayant aperçu cette longue file de coches et de chariots, les envoya reconnaître. On lui rapporta peu de temps après que c’était sa mère, sa femme, et un grand nombre d’autres femmes qui venaient droit au camp. Il fut d’abord surpris que des femmes romaines élevées dans cette austère retraite qui leur faisait tant d’honneur, eussent pu se résoudre à venir sans escorte dans une armée ennemie, parmi des soldats où règne ordinairement tant de licence. Il jugea bien par cette députation d’une espèce si nouvelle, quelles pouvaient être les vues des romains : il comprit que c’était la dernière ressource que le Sénat employait pour le fléchir. Il résolut de les recevoir avec le même respect qu’il avait rendu aux ministres de la religion, c’est-à-dire d’avoir pour des femmes si respectables tous les égards qui leur étaient dus, et de ne leur accorder au fond aucune de leurs demandes. Mais il comptait sur une dureté dont il ne fut point capable ; et il n’eut pas plutôt reconnu sa mère et sa femme à la tête de cette troupe de romaines, que saisi et ému par la vue de personnes si chères, il courut avec précipitation les embrasser. Les uns et les autres n’exprimèrent d’abord la joie qu’ils avaient de se revoir que par leurs larmes ; mais après qu’on eût donné quelque temps à ces premiers mouvements de la nature, Véturie voulant entrer en matière, Coriolan pour ne se pas rendre suspect aux Volsques, fit appeler les principaux officiers de son armée, afin qu’ils fussent témoins de ce qui se passerait dans cette négociation.

Ils ne furent pas plutôt arrivés, que Véturie prenant la parole, pour engager son fils à avoir plus d’égards à la prière qu’elle venait faire, lui dit que toutes ces femmes romaines qu’il connaissait, et qui étaient des premières familles de la république, n’avaient rien oublié depuis son absence pour la consoler et Volomnie sa femme. Que touchées des malheurs de la guerre, et craignant les suites funestes du siège de Rome, elles venaient lui demander de nouveau la paix. Qu’elle le conjurait au nom des dieux de la procurer à sa patrie, et de tourner ailleurs l’effort de ses armes. Coriolan lui répondit qu’il offenserait ces mêmes dieux qu’il avait pris à témoin de la foi qu’il avait donnée aux Volsques, s’il lui accordait une demande si injuste. Qu’il était incapable de trahir les intérêts de ceux qui après lui avoir donné un rang honorable dans leur Sénat, venaient encore de lui confier le commandement de leur armée. Qu’il avait trouvé dans Antium plus d’honneurs et de biens qu’il n’en avait perdu à Rome par l’ingratitude de ses concitoyens ; et qu’il ne manquerait rien à sa félicité si elle voulait bien la partager avec lui, s’associer à sa fortune, et venir jouir parmi les Volsques des honneurs qu’on rendrait à la mère de leur général.

Les officiers Volsques qui assistaient à cette conférence, témoignèrent par leurs applaudissements combien une pareille réponse leur était agréable ; mais Véturie sans entrer dans une comparaison de Rome avec Antium, qui les aurait peut-être offensés, se contenta de dire à son fils qu’elle n’exigerait jamais rien de lui qui pût intéresser son honneur, mais qu’il pouvait sans manquer à ce qu’il devait aux Volsques ménager une paix qui fût également avantageuse aux deux nations. Et pouvez-vous, mon fils, ajouta-t-elle en élevant sa voix, refuser une proposition si équitable, à moins que vous ne vouliez préférer une vengeance cruelle et opiniâtre aux prières et aux larmes de votre mère ? Songez que votre réponse va décider de ma gloire et même de ma vie. Si je remporte à Rome l’espérance d’une paix prochaine ; si j’y rentre avec les assurances de votre réconciliation, avec quels transports de joie ne serai-je pas reçue par nos concitoyens ? Le peu de jours que les dieux me destinent encore à passer sur la terre, seront environnés de gloire et d’honneurs. Mon bonheur ne finira pas même avec cette vie mortelle ; et s’il est vrai qu’il y ait différents lieux pour nos âmes après la mort, je n’ai rien à craindre de ces endroits obscurs et ténébreux où sont relégués les méchants : les Champs Elysées, ce séjour délicieux destiné pour les gens de bien, ne suffiront pas même pour ma récompense. Après avoir sauvé Rome cette ville si chère à Jupiter, j’ose espérer une place dans cette région pure et sublime de l’air qu’on dit être habitée par les enfants des dieux. Mais je m’abandonne trop à des idées si flatteuses. Que deviendrai-je si tu persiste dans cette haine implacable dont nous n’avons que trop ressenti les effets ? Nos colonies chassées par tes armes,
de la plupart des villes qui reconnaissaient l’empire de Rome ; tes soldats furieux répandus dans la campagne, et portants le fer et le feu de tous côtés, ne devraient-ils pas avoir assouvi ta vengeance ? As-tu bien eu le courage de venir piller cette terre qui t’a vu naître, et qui t’a nourri si longtemps ? De si loin que tu as pu apercevoir Rome, ne t’est-il point venu dans l’esprit, que tes dieux, ta maison, ta mère, ta femme et tes enfants étaient renfermés dans ses murailles ? Crois-tu que couvert de la honte d’un refus injurieux, j’attende paisiblement que tes armes aient décidé de notre destinée ? Une femme romaine sait mourir quand il le faut, et si je ne te puis fléchir, apprends que j’ai résolu de me donner la mort en ta présence. Tu n’iras à Rome qu’en passant sur le corps de celle qui t’a donné la vie ; et si un spectacle aussi funeste n’est pas capable d’arrêter ta fureur, songe au moins qu’en voulant mettre Rome aux fers, ta femme et tes enfants ne peuvent éviter une prompte mort, ou une longue servitude
.

Coriolan agité de différentes passions paraissait interdit : la haine et le désir de la vengeance balançaient dans son coeur l’impression qu’y faisait malgré lui un discours si touchant. Véturie qui le voyait ébranlé, mais qui craignait que la colère ne l’emportât sur la pitié : Pourquoi ne me réponds-tu point, mon fils, lui dit-elle ? Méconnais-tu ta mère ? As-tu oublié les soins que j’ai pris de ton enfance ? Et toi qui ne fais la guerre que pour te venger de l’ingratitude de tes concitoyens, peux-tu sans te noircir du même crime que tu veux punir, refuser la première grâce que je t’aie jamais demandée ? Si j’exigeais que tu trahisse les Volsques qui t’ont reçu si généreusement, tu aurais un juste sujet de rejeter une pareille proposition. Mais Véturie est incapable de proposer rien de lâche à son fils : et ta gloire m’est encore plus chère que ma propre vie. Je demande seulement que tu éloignes tes troupes des murailles de Rome : accorde-nous une trêve d’un an, pendant lequel on puisse travailler à établir une paix solide. Je t’en conjure, mon fils, par Jupiter, tout bon et tout puissant qui préside au capitole, par les mannes de ton père, et de tes ancêtres. Si mes prières et mes larmes ne sont pas capables de te fléchir, vois ta mère à tes pieds qui te demande le salut de sa patrie ; et en disant ces mots, et fondant en larmes, elle lui embrasse les genoux ; sa femme et ses enfants en font autant, et toutes les femmes romaines qui les accompagnaient demandent grâce par leurs larmes et par leurs cris.

Coriolan transporté et comme hors de lui de voir Véturie à ses pieds, s’écrie : Ah ! Ma mère, que faites-vous ? Et lui serrant tendrement la main en la relevant : Rome est sauvée, lui dit-il, mais votre fils est perdu ; prévoyant bien que les Volsques ne lui pardonneraient pas la déférence qu’il allait avoir pour ses prières. Il la prit ensuite en particulier avec sa femme, et il convint avec elles qu’il tâcherait de faire consentir les principaux officiers de son armée à lever le blocus. Qu’il emploierait tout son crédit et tous ses soins pour obtenir la paix de la communauté des Volsques, et que s’il n’y pouvait réussir, et que les succès précédents les rendissent trop opiniâtres, il se démettrait du commandement, pour se retirer dans quelque ville neutre ; que ses amis pourraient alors négocier son rappel et son retour à Rome. Il se sépara ensuite de sa mère et de sa femme après les avoir tendrement embrassées, et ne songea plus qu’à procurer une paix honorable à sa patrie.

Il assembla le lendemain le conseil de guerre ; il y représenta la difficulté de former le siège d’une place où il y avait une armée redoutable pour garnison, et autant de soldats qu’il s’y trouvait d’habitants, et il conclut à se retirer. Personne ne contredit son avis, quoique après ce qui s’était passé on ne pût pas ignorer les motifs de sa retraite. L’armée se mit en marche, et les Volsques plus touchés de ce respect filial qu’il avait fait paraître pour sa mère, que de leurs propres intérêts, se retirèrent chacun dans leurs cantons.

Mais Tullus ce général qui l’avait reçu d’abord avec tant d’humanité, jaloux du crédit qu’il avait acquis parmi les soldats, saisit cette occasion pour le perdre ; et il ne le vit pas plutôt de retour dans la ville d’Antium qu’il publia hautement que ce banni avait trahi les intérêts des Volsques. On le cite devant le conseil général de la nation, et comme il se disposait à rendre raison de sa conduite dans une assemblée publique, Tullus qui ne redoutait pas moins son éloquence que sa valeur, excita un tumulte, à la faveur duquel ses partisans se jetèrent sur lui et le poignardèrent : sort funeste et presque inévitable pour tous ceux qui ont le malheur de prendre les armes contre leur patrie.

Telle fut la fin de ce grand homme, trop fier à la vérité pour un républicain, mais qui par ses grandes qualités et ses services méritait un meilleur traitement des Volsques et des romains. Quand on apprit sa mort à Rome, le peuple n’en témoigna ni joie ni douleur ; et peut-être qu’il ne fut pas fâché que les Volsques l’eussent tiré de l’embarras de rappeler un patricien qu’il ne craignait plus, et qu’il haïssait encore.