LA FRONDE ET MAZARIN

 

CHAPITRE XI. — GUERRE CIVILE. - RETOUR DE MAZARIN.

 

 

Louis XIV déclaré majeur. - Nouvelle composition du conseil. - Condé se retire à Bordeaux et commence la guerre civile. - La cour quitte Paris, marche sur Bourges et s'établit ensuite à Poitiers. - Opérations militaires du comte d'Harcourt. - Déclaration contre les princes. - Émeute à Paris. - Préparatifs de Mazarin pour son retour. - Arrêts du parlement contre le cardinal. - Position du coadjuteur. - Tiers parti. - Entrée de Mazarin en France. - Sa tête est mise à prix. - Conseiller du parlement pris par le maréchal d'Hocquincourt. - Nouveaux 'arrêts. - Alliance de Gaston avec Condé. - Le coadjuteur cardinal. - Mazarin arrive à Poitiers. - Châteauneuf quitte le ministère. - Turenne offre ses services au roi. - Capitulation du duc de Rohan-Chabot. Mlle de Montpensier entre dans Orléans. - Combat de Gergeau. - Querelle entre les ducs de Nemours et de Beaufort. - Condé arrive de Guienne. - Combat de Bléneau. - Condé à Paris.

 

Parvenu au premier jour de sa quatorzième année, le 5 septembre 1641, Louis XIV, d'après l'ordonnance de Charles V, passait de la tutelle de sa mère au plein exercice de l'autorité souveraine. Aussi Anne d'Autriche s'empressa-t-elle d'annoncer que désormais son fils gouvernerait par lui-même. Elle prit toutes les dispositions nécessaires afin de proclamer la majorité avec toute la magnificence propre à concilier au jeune monarque le respect et l'obéissance de ses sujets, Le 7 du même mois, le royal adolescent se rendit au parlement pour y tenir son lit de justice, au milieu d'un brillant cortége de princes et de seigneurs, des officiers de la couronne et des maréchaux de France. Le peuple répandu sur son passage l'accueillit par des acclamations unanimes, et ne put se lasser d'admirer l'adresse avec laquelle il manœuvrait son cheval et la dignité qui régnait dans toute sa personne. Il annonça de lui-même aux magistrats que, suivant les lois de son État, il en voulait prendre lui-même le gouvernement, et espérait de la bonté de Dieu que ce serait avec piété et justice.

Le chancelier Séguier fit ensuite connaître plus particulièrement les intentions de Sa Majesté. Dans sa harangue, il rappela les vertus et les exploits du feu roi Louis XIII, dont le souvenir avait été effacé par les exploits et les vertus plus grandes de la régente, et annonça les futures merveilles du nouveau règne. Anne d'Autriche, s'approchant ensuite du trône, remit à son fils la puissance royale, et le roi, après l'avoir remerciée des soins qu'elle avait donnés à son éducation ainsi qu'à l'administration de son royaume, la pria de lui continuer ses bons avis.

Lorsque les princes du sang, les autres princes, les pairs laïques 'et ecclésiastiques, tous les officiers de la couronne et les autres seigneurs eurent rendu leur hommage au roi, le premier président prononça un discours dans lequel il combla d'éloges « la sage conduite de la reine pendant sa régence et ses royales 'vertus, dont elle avait composé un auguste modèle à Sa Majesté. » Puis, sur l'ordre du chancelier, on ouvrit les portes, afin de laisser entrer le peuple ; et pour inaugurer pieusement la majorité, le greffier lut deux édits, l'un contre les blasphémateurs, l'autre contre les duels, le plus violent qu'on eût encore vu. Dans ce lit de justice, Louis XIV, par une déclaration revêtue de toutes les formes, reconnut solennellement l'innocence du prince de Condé.

Le soir même, le roi distribua des grâces aux seigneurs de son parti et annonça aux courtisans la nouvelle composition de son conseil. Le patriarche des frondeurs, le marquis de Châteauneuf, qu'il paraissait important de rattacher aux intérêts de la cour, était appelé à la principale direction des affaires ; les sceaux étaient rendus au premier président, assez ferme pour soutenir l'autorité royale contre M. le prince ; à la prière de la princesse palatine, on avait donné la surintendance des finances au vieux marquis de la Vieuville, qui, vingt-sept ans auparavant, avait introduit dans le cabinet le cardinal de Richelieu, par lequel il avait été ensuite dépossédé et enfin proscrit. Ce dernier ministre payait largement sa rentrée aux affaires en fournissant au cardinal de Mazarin, alors dans la détresse à Brühl, une somme de quatre cent mille livres dont une partie fut laissée à la reine.

La cour attendait avec anxiété ce qu'allait faire Condé, qui n'était point venu rendre ses devoirs au roi et qui, dans une lettre remise par Conti à la reine, avait présenté comme motif de son absence les calomnies de ses ennemis. Le prince ne revint pas. En quittant Paris, il était allé joindre le duc de Longueville à Trie. Après l'avoir vainement sollicité de se déclarer en sa faveur, il était revenu à Chantilly, où, dans un conseil auquel assistèrent ses principaux adhérents, la guerre civile fut résolue. Condé partit ensuite pour le Berri, un de ses gouvernements, avec tous ceux qui consentaient à suivre sa fortune, c'est-à-dire son frère et les ducs de Nemours et de la Rochefoucault. Il espérait trouver des alliés nouveaux au midi de la Loire ; il en avait besoin, car plusieurs des anciens lui faisaient défaut. Outre le duc de Longueville, le maréchal de Turenne et le duc de Bouillon, son frère, refusaient d'embrasser son

Le prince s'arrêta un jour entier au château du président Pérault, â Augerville-la-Rivière en Gâtinais. Là, il attendit impatiemment une lettre de Gaston, entre les mains duquel il avait remis ses intérêts, et qui pouvait le ramener en lui annonçant de la part du conseil des conditions raisonnables. Le courrier chargé du message, se trompant d'adresse, alla chercher le prince à Angerville près d'Étampes. S'il faut ajouter foi au récit du coadjuteur, le duc d'Orléans, « ravi de lui voir prendre le parti de l'éloignement, aurait dépêché le courrier, trop tard. » Quoi qu'il en soit, Condé, fort irrité de la négligence de son cousin, continua sa route jusqu'à Bourges. Il y fut atteint par l'envoyé de Gaston, le sieur de Croissy, conseiller au parlement, qui lui exposa les conditions dont il était porteur. La reine lui proposait de demeurer en repos dans son gouvernement de Guienne, jusqu'à ce qu'on eût assemblé dans un lieu voisin de la capitale les états généraux ajournés par le fait.

Condé ne voulut point donner une réponse décisive sans avoir consulté les chefs de son parti. Il se rendit aussitôt à Montrond, et l'affaire fut librement débattue dans un conseil où se trouvèrent la princesse son épouse, la duchesse de Longueville, les ducs de Nemours, de la Rochefoucault et le président Viole. Ses amis, dont le plus grand nombre désirait la guerre par des vues particulières, l'excitèrent à ne pas se laisser amuser et à rechercher le pouvoir uniquement dans l'épée des gentilshommes dévoués à sa cause. Ils lui montrèrent les provinces méridionales-de la France prêtes à se déclarer en sa faveur, et les Espagnols envoyant à son secours des armements considérables. Parmi les conseillers qui le poussaient dans l'abîme, aucun ne fut assez sincère pour% lui représentai' les inquiétudes, les chagrins et les remords auxquels il allait se dévouer en déchirant le sein de sa patrie et en sapant un trône qu'il devait soutenir. Les souvenirs d'un temps meilleur et d'une gloire plus pure lui causèrent cependant un moment d'hésitation ; mais la funeste influence de sa sœur et les instances de ses partisans en triomphèrent facilement, et Condé, mal inspiré, refusa les offres de la reine. « Vous le voulez, dit-il à ses amis avec le cœur serré de douleur, vous le voulez ! Eh bien ! je ferai la guerre ; mais souvenez-vous que c'est malgré moi que je tire l'épée, et que je serai peut-être le dernier à la remettre dans le fourreau[1]. »

Après avoir rejeté l'officieuse intervention du duc d'Orléans, le prince hâta les préparatifs de la guerre civile. Il envoya Lenet à Madrid, afin d'obtenir l'appui de ces mêmes Espagnols dont il avait été la terreur, ordonna des levées d'hommes et d'argent, puis, confiant à son frère et au duc de Nemours le commandement du Berri, il se mit en route avec le duc de la Rochefoucault pour Bordeaux, où il entra au milieu des acclamations et des transports d'allégresse de tons les habitants (22 septembre). A la nouvelle de son arrivée dans la capitale de la Guienne, toute la noblesse et la plupart des villes du midi se soulevèrent ; l'Espagne, espérant profiter de nos dissensions, arma par terre et par mer, fit avec le prince tous les traités qu'il voulut, et lui promit de puissants secours d'hommes et d'argent. Le général Marsin, que la cour avait envoyé en Catalogne, abandonna sa propre fortune et vint le joindre à Bordeaux avec douze ou quinze cents hommes de ses meilleurs soldats. La Rochefoucault et la Trémoille excitèrent le Poitou à la révolte et s'emparèrent de Saintes. Condé, non content de négocier avec les Espagnols, s'efforça de réveiller le parti protestant, et ne craignit pas de rechercher l'appui du fameux Olivier Cromwell[2].

Son plan de campagne, savamment combiné, était de revenir de la Garonne sur la Loire et la Seine à la tête de forces redoutables, pendant que ses troupes de la frontière du nord, réunies à un corps d'armée espagnol, envahiraient la Champagne, sous les ordres de Turenne, pour le venir joindre devant les murs de Paris. Mais la défection de Turenne et de Bouillon, qui firent accord avec la reine, déconcerta ses mesures.

Anne d'Autriche avait facilement rattaché à la cause royale ces deux illustres personnages, dont l'exemple fit rentrer beaucoup d'autres seigneurs dans l'obéissance. La révolte du prince lui fournit un motif spécieux pour la dispenser de convoquer les états généraux, dont les députés étaient élus dans les bailliages et sénéchaussées, et l'occasion de s'éloigner de la capitale, où les frondeurs surveillaient toujours ses démarches avec inquiétude. Elle forma donc la résolution de montrer le jeune roi aux provinces soulevées, afin d'affermir dans le devoir ceux qui chancelaient et d'inspirer plus de confiance aux sujets rebelles. Avant de partir, elle remit au coadjuteur l'acte officiel qui le désignait pour le cardinalat, et dont Mazarin se réservait, dit-on, d'annuler l'effet à la cour de Rome par de secrètes intrigues. La reine n'oublia pas non plus le ministre exilé ; pour adoucir la douleur profonde qu'il avait dû ressentir en lisant la déclaration publiée contre lui dans toutes les justices du royaume, et dont il se plaignit en termes nobles et touchants, elle lui envoya le pouvoir de négocier la paix avec les ministres d'Espagne. Le 2 octobre, elle prit la route du Berri, après avoir laissé en son absence la conduite des affaires au duc d'Orléans, assisté de Gondi et du garde des sceaux, premier président, et confié la défense de la frontière du nord aux maréchaux Villequier-Aumont et de la Ferté-Senneterre. L'armée du midi fut placée sous la conduite du comte d'Harcourt.

La cour, suivie d'un petit nombre de soldats, marcha rapidement sur Bourges par Montargis et Gien, travers des populations empressées de montrer leur zèle pour Leurs Majestés. A la nouvelle de l'approche du roi, la ville de Bourges cessa toute résistance-et chassa Conti et la duchesse de Longueville, qui Se retirèrent à Montrond ; ne s'y croyant pas en sûreté, ils se hâtèrent d'aller joindre leur frère à Bordeaux, ou s'était déjà réfugiée la princesse de Condé-, accompagnée de son fils, le duc d'Enghien. Louis récompensa la fidélité des habitants de Bourges en autorisant la démolition de la grosse tour de leur ville, antique donjon bâti par Philippe-Auguste, monument odieux à la bourgeoisie, qui le regardait comme le témoin toujours vivant de son ancienne servitude. Le même jour, il envoya au parlement de Paris un édit par lequel Condé et ses adhérents étaient déclarés rebelles, criminels de lèse-majesté et déchus de tous honneurs, offices et gouvernements, si, dans le délai d'un mois après la déclaration publiée, ils ne rentraient pas dans le devoir (8 octobre). Les affaires du Berri terminées, la cour laissa deux mille hommes, sous le commandement du comte de Palluau, devant le fort château de Montrond qui servait de place d'armes aux gentilshommes du parti des princes, et continua sa route jusqu'à Poitiers. C'est là que vint la joindre le comte d'Harcourt, à la tête de quatre mille soldats détachés de l'armée du nord, et que l'oncle de la Rochefoucault, le baron d'Estissac, suivi de mille gentilshommes de l'Angoumois, offrit ses services à Leurs Majestés.

Le comte d'Harcourt arrivait à temps, car le parti de Condé faisait des progrès dans les provinces du sud-ouest. L'influence des puissantes maisons de la Trémoille et de La Force, qui s'étaient données à lui, avait entraîné une grande partie du Périgord, de l'Angoumois et de la Saintonge. Le duc de Richelieu lui avait amené des levées faites dans le pays d'Aunis, et le comte du Doignon, gouverneur de Brouage, était venu se ranger sous sa bannière. Ce dernier, ancien Confident et lieutenant du jeune amiral de Brézé, grâce à la faiblesse du pouvoir royal, avait usurpé une portion de l'héritage de son maître, et avait étendu sur la Rochelle et les îles de Ré et d'Oléron une autorité dont il s'inquiétait peu de justifier les titres. Il s'était donné une petite armée et une escadre avec le produit des impôts et des riches salines de Brouage. En un mot, il se comportait presque en roi de l’Aunis, et se faisait respecter depuis Nantes jusqu'à Bordeaux. L'habile et fidèle agent du prince avait aussi obtenu à Madrid un traité fort avantageux, et quelques jours après, treize vaisseaux espagnols et six brûlots, partis du Passage, remontaient la Gironde avec des 'munitions et de l'argent[3].

Après avoir rassemblé ses troupes à Niort, le comte d'Harcourt marcha vers Surgères, et, sur la nouvelle que le duc de la Rochefoucault et le prince de Tarente, fils du duc' de la Trémoille, pressaient vivement Cognac, place forte sur la Charente, il se porta rapidement' au secours de cette ville. Arrivé à temps ; il battit sous les yeux de Condé lui-même, accouru de Bordeaux afin de conduire le siège, un régiment de son armée séparé du reste par la rivière, et força les assiégeants de lever le siège. De là il se rendit sous les murs de la Rochelle, qui s'était déclarée pour le roi, mais dont- les tours défendant le port avaient été garnies de 'soldats suisses appartenant au comte du Doignon. Les habitants, aidés du baron d'Estissac, à la tête d'un détachement royaliste, 'en avaient' déjà repris deux. Le comte d'Harcourt fit attaquer par la sape et par le canon la troisième et la plus forte, la tour de Saint-Nicolas. Les assiégés furent saisis d'une telle frayeur qu'ils crièrent Vive le roi ! et demandèrent quartier du haut de leurs remparts. D'Harcourt consentit à leur accorder la vie, s'ils jetaient leur commandant par-dessus les murailles. Cet officier exclu du pardon menaça de mettre le feu aux poudres ; ses soldats le saisirent et, l'ayant poignardé, le précipitèrent du haut de son bastion au milieu des assiégeants, qui eurent la dureté de l'achever.

Condé n'arriva devant la Rochelle que pour être témoin de ce désastre. Les troupes royales marchèrent contre lui, le combattirent avec avantage et le forcèrent de quitter le poste de Tonnay-Charente, dont il s'était emparé ; et de repasser la rivière. Après -avoir laissé des garnisons dans Saintes et dans Taillebourg, le prince se replia sur la ligne de la Gironde et de la Dordogne, s'assura de Périgueux et livra aux Espagnols ses alliés le port et la place de Bourg, qui lui paraissait plus sûre que celle de Talmont, qu'il leur avait d'abord abandonnée en exécution du traité de Madrid. Mais ce fut avec la plus vive indignation qu'un grand nombre des habitants de Bordeaux, même parmi les plus ardents frondeurs, virent le pavillon de Castille flotter sans obstacle sur la Gironde. Une opposition énergique ne tarda pas à se manifester, et trente présidents ou conseillers du parlement quittèrent la ville désormais en proie à la discorde[4].

Cependant les négociations entreprises par le duc d'Orléans avec Condé, de l'aveu de la cour, avaient empêché le parlement d'enregistrer la déclaration de lèse-majesté rendue par le roi contre les princes. Après la Saint-Martin, la compagnie, sur la proposition du garde des sceaux, s'assembla pour délibérer sur cet enregistrement. Tous les magistrats condamnaient l'alliance de M. le prince avec l'Espagne et sou mépris de l'autorité royale. Mais Gaston sollicita un nouveau délai, pendant lequel des personnes de qualité seraient envoyées à Condé pour connaître sa dernière résolution. H ne craignit pas d'annoncer, sur des avis dignes de foi, le retour imminent du cardinal Mazarin ; et ajouta que ce retour était la chose urgente dont le parlement devait s'occuper. Le débat se prolongea dix jours avec une grande solennité. Une lettre du roi prescrivit enfin l'enregistrement immédiat, qui passa à. la majorité de cent vingt voix contre quarante, et le jour suivant la déclaration fut lue et publiée (5 décembre).

Désespérés de n'avoir pas été soutenus par les magie-trais, les partisans des princes et Gaston cherchèrent les inerte de se venger. La populace, excitée par loura agents, se réunit le lendemain eu troupe nombreuse dans la rue de Tournon, et se porta au Luxembourg en poussant des vociférations et chargeant d'imprécations Mazarin et ses adhérents, Le duc d'Orléans parut aux fenêtres de son palais, et fut accueilli par des clameurs qui n'étaient pas menaçantes. Les séditieux s'écriant qu'ils voulaient la paix et qu'on ne laissât pas rentrer Mazarin en Fiance, Gaston, sans s'inquiéter de les calmer, les renvoya vers ceux dont l'autorité était plus grande que la sienne. Ils le comprirent, quittèrent le Luxembourg, parcoururent les rues avec une fureur que le tumulte exaltait encore, et arrivèrent dans le plus effrayant désordre devant l'hôtel de Matthieu Molé. Leurs cris redoublés, leurs menaces de pillage et d'incendie épouvantèrent les serviteurs, qui barricadèrent l'entrée. Le premier président travaillait alors dans son cabinet ; il ordonna d'ouvrir toutes les portes aux mutins. Ceux-ci se répandirent dans les appartements ; Molé s'avança vers ces misérables, leur montra un front intrépide, et leur dit qu'il les ferait tous pendre s'ils ne se retiraient à l'instant. A ces paroles, les plus furieux prirent la fuite, comme s'ils avaient eu devant eux cent canons prêts à les foudroyer, et se dispersèrent dans les 'rues voisines. Molé reprit tranquillement son travail.

Afin d'empêcher l'émeute de troubler les citoyens paisibles, le parlement rendit un nouvel arrêt par lequel il « intima au procureur général d'informer de ces désordres, défendit à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu'elles fussent, de s'attrouper et d'exciter sédition à peine de la vie. » Mais les mutins atteignirent leur but : deux jours après, compagnie s'assembla pour délibérer sur le projet de rappeler en France le ministre banni par une déclaration royale.

Mazarin pressait en effet ses préparatifs de retour. La guerre civile lui fournissant une occasion favorable pour rentrer dans le royaume, il n'avait' pas négligé de la saisir. Depuis longtemps il était en correspondance avec la plupart 'des commandants des provinces et des places fortes du nord de la France, dont il avait créé la fortune et qui voulaient lui témoigner leur reconnaissance. Au sein de l'exil, il s'était assuré l'appui du duc de Vendôme par le mariage de sa nièce, Laure-Victoire Mancini, avec le duc de Mercœur. De plus, la princesse palatine, désormais fidèle au parti de la reine, le servait contre ses ennemis. Sa confiance, devenue chaque jour plus grande, loi inspira le dessein de veiller lui-même à ses intérêts. Il quitta donc Brühl et s'établit d'abord à Huy, entre Liège et Namur, puis s'avança jusqu'à Dinant, petite ville située sur la Meuse et voisine de Namur. Quoiqu'il fût certain de trouver des amis puissants et dévoués à son entrée sur le territoire 'français, il voulut y paraître dans une attitude belliqueuse, et avec des forces qui n'appartinssent qu'à lui : cinquante mille écus ; reste des débris de sa fortune, et l'argent envoyé par le surintendant la Vieuville, lui procurèrent les moyens de faire des levées de soldats dans l'évêché de Liège et sur les bords du Rhin.

Après avoir travaillé sans relâche à rendre plus facile au cardinal le chemin de la France ; Anne d'Autriche fut en proie à la plus grande perplexité. Elle craignit d'exposer au risque -de tomber entre les mains de ses ennemis cet ancien ministre chargé d'arrêts de proscription ; et de soulever tout le royaume contre elle. On prétend qu'au milieu de cette hésitation, augmentée par les conseils du marquis de Châteauneuf, elle fit insinuer -à Mazarin de se retirer à Rome. Si la reine eut cette velléité, elle ne fut pas de longue durée : sans attendre, comme le conseillait la prudence, que les succès de l'armée royale sur le prince rebelle fussent moins balancés, elle lui envoya le 17 novembre l'invitation formelle de revenir au secours du roi. Secondé par des agents actifs et habiles, surtout par Colbert, que ses talents et ses services devaient élever un jour aux plus hautes dignités de l'État, il acheva heureusement ses levées. Bientôt il eut sous ses ordres une armée de huit mille de ces mercenaires qu'avait licencié la paix de Westphalie, et il s'empressa de les faire avancer vers la frontière de France.

Pendant ce temps, le parlement délibérait et décidait à l'unanimité des suffrages que le roi serait prié d'éloigner.de sa personne ceux qui adhéraient au cardinal, c'est-à-dire Le Tellier, que la reine avait rappelé au conseil. En même temps„ défense fut faite à tous gouverneurs de donner passage ni retraite au cardinal (13 décembre). Puis, à l'occasion d'une lettre du ministre reçue par le duc d'Elbeuf, gouverneur de Picardie, auquel il demandait passage à travers les places de sa province, les magistrats laissèrent éclater un ressentiment furieux, et rendirent un nouvel arrêt à peu près conforme au précédent.

Le rappel de Mazarin fit comprendre au coadjuteur toute l'étendue de la faute qu'il avait commise en laissant sortir la cour de Paris. Il avoue, avec confusion d'un homme honteux d'avoir été joué, qu'elle était impardonnable. Il semblait qu'en bonne politique il ne lui restât plus d'autre parti à prendre que de se dévouer entièrement à la cour ou d'embrasser la cause du prime de Condé. Dans la position incertaine.et peu solide que les événements venaient de lui faire, sa conduite fut pleine d'habileté. Il résolut de se maintenir entre les deux factions armées avec l'aide du parlement, du peuple de Paris et de buttes les bennes villes en état.de fiers-parti qui, ne tirant aucun secours de l'étranger et n'ayant aucune liaison avec Condé, comme rebelle, se montrerait Ail contraire très-fidèle au roi, mais ennemi acharné du ministre.

Les foudres parlementaires n'arrêtèrent point le cardinal. Ses préparatifs achevés, il quitta Dinant, eut le bonheur d'échapper aux cavaliers du prince et aux Croates postés sur sa route, et, le 24 décembre franchit la frontière avec un corps de troupes portant l'écharpe verte, couleur de sa livrée, comme les soldats de Condé la portaient de couleur isabelle. Il fut reçu à Sedan avec les honneurs ordinaires par le marquis de Fabert, passa la Meuse, gagna Rethel et pénétra on Champagne renforcé par les comtes de Broglie et de Navailles, les deux maréchaux de France Hocquincourt et la Ferté-Senneterre qui lui amenèrent quelques troupes -et auxquels il confia le commandement des différents corps de son armée.

Tandis que Mazarin hâtait sa marche afin de rejoindre la cour, le marquis de la Vieuville, surintendant des finances, et le premier président, garde des sceaux, étaient rappelés auprès du roi ; le champ devenait ainsi plus libre aux agitateurs. Privé des lumières tie l'homme qui s'éloignait de Paris avec l'intention de dire la vérité à la cour, puis d'obéir à son souverain, le -parleraient devait bientôt voir la confusion s'introduire dans ses délibérations. A la nouvelle positive que le cardinal avait mis le pied sur le territoire français, il se rassembla en tumulte, et le même jour (29 décembre) un arrêt inouï et furibond le déclara perturbateur du repos public et criminel de lèse-majesté, enjoignit aux communes de lui courir sus, ordonna de procéder à la vente de ses meubles et de sa bibliothèque et mit sa tête à prix. Sur le produit de cette vente il serait prélevé une somme de cent cinquante mille livres, pour être délivrée de celui qui représenterait ledit cardinal mort ou vif. Le duc d'Orléans était prié d'employer l'autorité du roi et la sienne pour l'exécution de cet arrêt.

Loin de s'effrayer d'une sentence de mort rendue par une compagnie qui semblait prise de délire, Mazarin continuait sa route à travers la Champagne. Après avoir franchi la Marne, l'Aube et la Seine, sans que le petit corps d'armée de Gaston, aux ordres du duc de Beaufort, eût tenté de s'opposer à son passage, les conseillers Bitaut et Géniers, envoyés par le parlement pour s'enquérir de sa marche et ameuter contre lui les communes, furent plus hardis et entreprirent d'arrêter son avant-garde à Pont-sur-Yonne. Un piquet de cavalerie attaqua leur faible escorte, et le pont de la ville fut bientôt forcé. Géniers, blessé et renversé, monta sur le cheval de son clerc et se sauva du côté de Sens. Bitaut, fait prisonnier, parut devant MM. d'Hocquincourt, de Broglie et de Navailles, qui lui reprochèrent l'imprudence de son procédé et voulurent le conduire à Mazarin. Mais le conseiller refusa de les suivre, et leur dit en sénateur romain « qu'il ne le verrait que sur la sellette pour le condamner à mort. »

Cet attentat d'un maréchal de France contre deux conseillers frappa d'horreur le parlement. Son indignation « n'aurait pu être plus grande quand il se serait agi de l'assassinat du monde le plus noir et le plus horrible ; médité et exécuté en pleine paix. » Parmi les magistrats, les uns demandaient qu'on décrétât le maréchal de prise de corps, les autres qu'on le déclarât sans délai criminel de lèse-majesté. « Je vais, dit tout bas au coadjuteur le conseiller Bachaumont connu par son esprit enjoué, « je vais acquérir une merveilleuse réputation, car j'opinerai à-écarteler M. d'Hocquincourt, qui a été assez insolent pour charger des gens qui armaient les communes contre lui. » On se contenta cependant d'ordonner qu'il ne serait pas reconnu commandant des troupes du roi, mais fauteur et défenseur du cardinal[5]. Jusque alors le parlement avait refusé de recevoir les lettres de Condé. Il accueillit néanmoins ce même jour une requête du prince, arrêta qu'elle serait envoyée au roi pour lui en remontrer l'importance, et qu'il serait sursis à l'exécution de la déclaration portée contre lui jusqu'à ce que Mazarin eût été expulsé du royaume (12 janvier 1652).

Peu de jours après arrivèrent de Poitiers les députés expédiés au roi, suivant les arrêts des 13 et 20 décembre. Ils annoncèrent au parlement que le cardinal n'était rentré en France avec des troupes que par ordre exprès de Sa Majesté, qui engageait la compagnie à joindre ses forces aux siennes pour ramener la paix dans le royaume. Cette réponse du roi, si peu conforme aux paroles solennelles que sa mère leur avait souvent réitérées, ne laissait plus aux magistrats d'équivoque possible. La lecture des arrêts des parlements de Rouen et de Toulouse, rendus contre Mazarin, sembla les enflammer d'une haine plus ardente à son égard, et quelques-uns, se ralliant à l'avis du maréchal d'Étampes, serviteur particulier du duc d'Orléans, proposèrent de s'unir avec ce prince pour chasser l'ennemi commun. Entraînée par les présidents de Novion et.de Mesmes, dévoués aux intérêts de la cour, et qui s'élevèrent avec force contre ce mot d'union, la parole du monde la plus criminelle, la majorité rejeta cette demande comme ne tendant qu'à une guerre civile. Elle se contenta de voter de nouvelles remontrances sur le retour du ministre et des informations contre le désordre des troupes du maréchal d'Hocquincourt (25 janvier). Gaston, qui avait assisté à la délibération, sortit atterré ; car il voulait faire adopter à la compagnie des mesures plus violentes. Du reste, jugeant qu'il n'y avait rien à espérer de la magistrature et renonçant au tiers-parti, dont il pouvait être le chef, il s'était jeté dans la faction de Condé, et dès le jour précédent il avait signé une alliance secrète avec le rebellé.

Le duc d'Orléans avait traité avec M. le prince en dépit de tous les efforts du coadjuteur. Le prélat ne vit pas sans un vif déplaisir l'oncle du roi et le parlement lui échapper ; mais il resta fidèle à sa politique, et se console de ses revers par le chapeau rouge. En effet, le 19 février le pape Innocent X, malveillant pour Mazarin, que peu de personnes estimaient à Home, le préconisa dans un consistoire dont il cacha la connaissance à l'ambassadeur français, chargé par la reine de retirer la nomination du prélat infidèle aux engagements contractés avec elle. La chose était saris remède ; la cour prit le parti d'en paraître contente, et Mazarin lui-même félicita bientôt son nouveau collègue.

Le ministre, peu effrayé des nombreux arrêts du parlement, avait poursuivi sa route sans trouver nulle part d'obstacle sérieux. Il arriva, le 28 janvier, à Poitiers, où il fut reçu avec des honneurs extraordinaires ; le roi, accompagné des seigneurs les plus illustres et de plusieurs ministres, alla à sa rencontre jusqu'à une lieue de la ville ; le reste des courtisans l'attendit avec la reine, qui ne pouvait contenir la joie et son impatience. Dès le lendemain il reprit la conduite des affaires, et, par l'aisance qu'il montra dans leur décision, on put juger que son absence ne lui avait dérobé aucun secret.

Si la guerre de Guienne marchait lentement, elle était avantageuse dans son ensemble à la Cause royale ; malgré les efforts de Condé. Le prince avait trouvé dan§ lé comte d'Harcourt un digne rival dont la diligence et les talents lui laissaient peu de repos. La bourgeoisie était en général peu favorable à sa cause, et l'Espagne ne tenait pas scrupuleusement à ses promesses. Mais le retour de Mazarin causait de l'autre côté de la Loire une assez vive agitation parmi les populations, et décidait à la révolte le duc de Rehan -Chabot, depuis deux ans gouverneur de l'Anjou. Le duc de Nemours était allé chercher en Flandre les vieux régiments de Condé et demander des troupes auxiliaires à l’archiduc.

On délibéra dans le conseil 'sur la résolution qu'il fallait prendre. Mazarin proposa de marcher avec toute la cour et l'armée sur Angers, afin d'assiéger Chabot dans la capitale de son gouvernement et de se rapprocher de Paris. Le marquis de Châteauneuf insista au contraire pour qu'on s'avançât vers Angoulême et qu'on disputât vivement la Guienne à Condé. Anne d'Autriche suivit l'avis du Cardinal, et Châteauneuf ; dégoûté de se voir inutile et ne voulant pas de la seconde place au conseil, quitta le ministère. Le vieux courtisan, trompé dans ses ambitieuses espérances, se retira d'abord à Tours, puis dans sa maison de Montrouge, où il mourut bientôt après, « chargé d'années et d'intrigues, qui sont, dit Mme de Motteville, des œuvres bien vides devant Dieu. »

Alors même que la reine voyait s'éloigner de la cour un odieux conseiller, le maréchal de Turenne, rentré dans la voie que lui traçait son caractère, et s'éloignant de Paris, où Gaston avait voulu le faire arrêter, vint offrir ses services au roi et au cardinal. Leurs Majestés le reçurent avec beaucoup de marques de bienveillance.

Les troupes amenées par Mazarin reprirent le chemin de la Loire, et la cour alla s'établir à Saumur, sous la garde du vicomte de Turenne, pendant que d'Hocquincourt assiégeait Angers. Le maréchal s'empara sans difficulté du port de Sorges et des faubourgs de la ville, qu'il bloqua étroitement jusqu'à l'arrivée de l'artillerie dont il était dépourvu. Le gouverneur de Bretagne, la Meilleraye, s'empressa d'en faire partir de. Nantes par la Loire. Avec ce secours, il battit en brèche les murailles d'Angers ; Rohan, que les habitants secondaient faiblement, ne chercha point à se maintenir dans le château, et, après une résistance de trois semaines, il fit sa capitulation pour cette place et ensuite pour le Pont-de-Cé ; au moment où de Paris on arrivait à son aide (28 février). En effet le duc de Nemours, rentré en France par la Picardie à la tête des troupes espagnoles, avait passé la Seine sur le pont de Mantes, que lui avait livré le duc de Sully. Puis il avait opéré sa jonction dans les environs de Chartres avec son beau-frère, le duc de Beaufort, qui commandait les troupes de Gaston. Mais il était trop tard pour secourir Angers, et -les deux généraux concentrèrent entre Seine et Loire leurs opérations contre l'armée royale.

A peine les troupes étrangères conduites par Nemours avaient-elles franchi la frontière, qu'un cri général s'était élevé dans le parlement contre une alliance si manifeste avec les ennemis de l'État, et le roi avait écrit deux lettres à la compagnie, afin qu'elle informât contre lui et ses adhérents. Gaston avoua Nemours comme son lieutenant et soutint que ces troupes, auxquelles il venait de joindre les siennes, n'étaient point espagnoles, mais allemandes et à sa solde. Après de longues et confuses délibérations, le parlement ne rendit point d'arrêt. Mais sur ses instances le duc d'Orléans et le maréchal de L'Hôpital, gouverneur de Paris, interdirent aux années des deux partis d'approcher de la capitale dans un rayon de dix lieues. Il était impossible que cette convention fût longtemps observée[6].

Après la soumission d'Angers, la cour partit pour Tours, d'où elle se rendit à Blois. C'est de là que Servien reçut l'ordre de la rejoindre. Toutes les places situées sur le cours de la Loire jusqu'à Orléans avaient ouvert leurs portes. Les habitants de cette dernière ville chef-lieu de l'apanage de Gaston, semblaient disposés à prendre le parti de leur seigneur. Menacés par l'armée royale, dont le vicomte de Turenne partageait le commandement avec le maréchal d'Hocquincourt, ils avaient besoin d'être affermis par la présence du prince. Ses amis, surtout Nemours et Beaufort, lui conseillaient de s'y transporter ; mais il n'aimait pu les hasards, et beaucoup de raisons l'engageaient à ne point quitter Paris. Il jugea plus à propos d'y envoyer sa fille giflée, Mlle de Montpensier, que. les mémoires de cette époque appellent la grande Mademoiselle.

Amie-Marie de Bourbon, duchesse de Montpensier,' née de la première femme du duc d'Orléans, et âgée de vingt-cinq ans, était généreuse, spirituelle et hardie, mais fantasque et orgueilleuse. Cette princesse, au cœur fier, à la résolution énergique et populaire après avoir vu désigner pour elle tous les hommes de batailles, tous les grands noms, se nourrissait de l'idée d'épouser Louis XIV plus jeune qu'elle de onze ans. Son peu de jugement lui avait persuadé que le meilleur moyen d'y réussir était de rendre quelque service important à M. le prince, et de faire ensuite sentir à la cour le besoin d'acheter sen appui. Son caractère qui contrastait avec les irrésolutions de son père, n'hésita point à se charger de l'expédition d'Orléans.

Elle partit tout émerveillée de jouer enfin un rôle, avec l'assurance du succès, fondée principalement sur la prédiction du « marquis de Vilette, homme d'esprit et de savoir, qui passait pour un des habiles astrologues de ce temps. » Les comtesses de Fiesque et de Fonterie, qu'on appelait en riant ses maréchales de camp, habillées en amazones, le comte de Fiesque, le duc de Rohan et deux conseillers au parlement suivaient cette romanesque héroïne, cette princesse jalouse d'imiter les exploits de Mme de Longueville. Lorsqu'elle parut Sous les murs de la Ville, elle y trouva le garde des sceaux qui demandait passage au nom du roi. Les Orléanais, auxquels les perplexités de Gaston avaient laissé le temps de réfléchir, s'étaient décidés à tenir leurs portes fermées pour tout le monde. Les magistrats municipaux que Mademoiselle fit avertir délibérèrent 4uigtemps et s'excusèrent de lui donner entrée.

Dans son impatience elle tournait miteux des remparts, suivie seulement de ses dames, quand elle arriva devant une ancienne porte qui donnait sur la rivière et n'était pas gardée. Excités perde fortes récompenses, des bateliers entreprirent de lui pratiquer par là un passage, et soutenus des partisans que le prince apanagiste avait dans la ville y les uns brisèrent les ais, les autres écartèrent les immondices, et Mademoiselle passa courageusement à travers la brèche. Le peuple, touché, de sa confiance, la reçut avec respect, la plaça sur un vieux fauteuil de bois et la porta eu triomphe à l'hôtel de ville, Son entrée imprévue mit fin à la délibération des bourgeois et des magistrats. Ils promirent de ne pas recevoir le garde de sceaux, et Mademoiselle devint bientôt toute-puissante dans Orléans où elle ne put cependant introduire une garnison-. Les habitants consentirent à recevoir son escorte, à l'exception du duc de. Rohan[7].

La cour, ayant perdu l'espoir de se faire ouvrir les portes d'Orléans, remonta la Loire et se dirigea, le long de la rive méridionale, vers Jargeau et Sully, avec l'armée royale, forte seulement de huit à neuf mille hommes. Celle des princes, supérieure en nombre depuis la jonction des ducs de Nemours et de Beaufort, s'était portée à quelques lieues •en avant dans l'intention d'occuper le pont de Jargeau. Averti de la marche des ennemis, Turenne usa de la plus grande diligence, et arriva sur le pont avec deux cents hommes au moment où l'avant-garde du duc de Beaufort se disposait à le franchir. Il l'arrêta par une barricade dressée à la bâte et qu'il défendit avec succès jusqu'à l'arrivée de ses régiments. Alors il attaqua vivement les assaillants, les chasse de la ville et les repoussa avec perte sur le rivage opposé (28 mars). C'est là que tomba blessé Mortellement le baron de Sirot, l'un des plus braves capitaines du parti de Condé, soldat hardi et' déterminé, dont la valeur à la journée de Rocroi avait été digne des plus grands éloges. La conduite de Turenne dans -cette circonstance périlleuse -dissipa tous les doutes que la reine avait conservés jusqu'à ce-jour sur sa fidélité. Dans les transports de sa reconnaissance, elle assura en présence de toute la cour qu'il avait empêché la ruine de Pelat. En effet, dit le maréchal du Plessis, « jamais la France n'avait été dans un péril plus grand ; car, si Jargeau avait été pris, jamais on n'aurait pu sauver Leurs Majestés. » Après avoir rompu le pont, l'armée royale marcha rapidement sur Gien et s'empara de ce poste important.

Cette défaite, imputée à l'impéritie de Beaufort, augmenta encore la mésintelligence qui régnait depuis longtemps entre les deux chefs rebelles. De fausses confidences dans quelques affaires communes aux deux beaux-frères, des défiances et des mépris avaient donné naissance à une mutuelle et funeste antipathie. Ils allèrent cependant tenir conseil- dans un faubourg d'Orléans sur leur plan de campagne, -en présence de Mlle de Montpensier. Là, Nemours prétendit que l'armée devait passer la Loire et marcher au secours de Montrond et de la Guienne ; Beaufort, pour se conformer aux ordres de Gaston, s'y opposa de toutes ses forces et voulut qu'elle restât au nord du fleuve. Celui-ci, accusé par son beau-frère de n'être pas sincèrement attaché aux intérêts de M. le prince, répondit avec aigreur. Bientôt les deux beaux-frères, malgré les efforts de la princesse, en vinrent des paroles aux plus grossières injures et même aux coups. Ils osèrent mettre l'épée à la main, et il fallut se jeter entre eux pour les empêcher de s'égorger. Cédant enfin aux douces paroles de Mademoiselle, ils consentirent à s'embrasser, et tous 'deux, allèrent rejoindre leur armée pour la diriger vers Montargis.

La discorde dont Mademoiselle venait de suspendre les effets eut une fâcheuse influence sur les affaires publiques. Elle passa des généraux aux officiers, de ceux-ci ait soldats ; et plus d'une fois les troupes de Monsieur et celles du prince furent prêtes à se charger, au grand scandale des chefs étrangers, souvent obligés d'interposer leurs bons offices. Heureusement pour ces troupes, il leur arrivait en- ce moment un général supérieur à tous les autres : c'était Condé, que• ses amis sollicitaient depuis quelque temps d'accourir au nord de la Loire. Dégoûté de la guerre de Guienne, où ses nouvelles levées ne pouvaient résister avec avantage aux vieux soldats du comte d'Harcourt, et voyant d'ailleurs que les grands coups allaient' se décider à Paris, le prince résolut de quitter les contrées méridionales, pour aller prendre le commandement de -l'armée aux ordres de Nemours et de Beaufort désunis.

Condé laissa donc te gouvernement de la Guienne déjà refroidie pour sa cause, à son frère et à sa sœur, souvent divisés par de honteuses querelles, leur recommanda la paix, et partit d'Agen, à moitié révolté contre lui. Déguisé en simple cavalier, et accompagné de huit personnes parmi lesquelles étaient le duc de la Rochefoucault et le prince de Marsillac, son fils, il franchit en sept jours tout le pays entre la Guienne et la Loire, passa en dernier fleuve à la Charité, échappa vingt fois à ses ennemis, et, à travers mille dangers, arriva dans l'armée de Nemours, arrêtée eux environs de Lorris eu Gâtinais.

Les soldats le reçurent avec grands transports de joie, et, sous un tel général, ils se montrèrent animés d'une nouvelle ardeur. Condé profita de leurs bonnes dispositions, marcha vers Montargis dont il se rendit maître, puis sur Château-Renard, où il apprit que la cour était à Gien, Turenne à Briare, et que d'Hocquincourt avait distribué sa cavalerie autour de Bléneau. A la puit tombante, il tourna tout à coup vers le dernier, et fondit avec la rapidité de la foudre sur ses quartiers, trop éloignés les uns des autres pour rendre la défense heureuse. Attaqués sur plusieurs points avec un admirable ensemble, cinq de ces quartiers furent enlevés, incendiés et pillés, et la cavalerie du maréchal mise en pleine déroute. Aussitôt l'alarme devint générale, et la plaine se couvrit de fuyards poursuivis par les détachements du prince, à la lueur des feux allumés de tous côtés.

Cependant d'Hocquincourt, revenu de sa surprise, rassembla tout ce qu'il put des siens, et, s'efforçant de réparer son imprudence, prit position derrière un ruisseau profond et marécageux dans l'espoir d'arrêter les progrès de son ennemi. Mais Condé, soutenu des ducs de Nemours, de Beaufort, de la Rochefoucault et d'une brave noblesse, attaqua de nouveau le maréchal avec sa promptitude ordinaire, et, malgré ses efforts et son courage, enfonça ses troupes, les dispersa et assura la victoire (7 avril).

Les nouvelles du désastre de la nuit répandirent la consternation à la cour. Dans la crainte que le prince n'arrivât à Gien avec ses troupes victorieuses et ne s'emparât du roi, on conseillait à la reine de rompre le pont et de s'enfuir à Bourges. Mais l'illustre capitaine qui avait déjà tiré la cour d'un grand péril, la sauva encore dans cette circonstance difficile.

Informé pendant la nuit de la défaite du maréchal d'Hocquincourt, Turenne, décidé à vaincre ou à périr, s'était dirigé à la hâte vers Bléneau avec les quatre mille hommes placés sous ses ordres. Au point du jour, il occupa une position tellement avantageuse entre un bois, un étang et des collines, que Condé, à la tête d'une armée triple, désespéra d'accabler son rival. Après une légère attaque, il se contenta de faire avancer son artillerie, et le reste de la journée se passa en coups de canon. A l'approche de la nuit, les deux généraux replièrent leurs postes, laissant indécis le sort du combat, pendant lequel les régiments d'Hocquincourt avaient eu le temps de se rallier. Turenne, de retour à Gien, fut accueilli par la reine comme le sauveur de l'État. Sans lui, en effet, il n'y eût pas eu une ville qui n'eût fermé ses portes à la cour. Rassurée par le succès de cet illustre capitaine, elle se retira tranquillement à Sens, d'où elle gagna les environs de Paris. Quant à Condé, il confia le commandement de son armée à MM. de Tavannes et de Vallon, et partit aussi pour la capitale, par une autre route, avec les ducs de Beaufort, de Nemours et de la Rochefoucault (11 avril). Il lui importait de s'assurer de cette ville, des compagnies souveraines et du duc d'Orléans[8].

 

 

 



[1] Mémoires de Mine de Motteville.

[2] Burnet, Histoire de mon temps.

[3] Lenet, p. 585-586. — Mémoires de Montglat. — Mémoires de Mme Motteville.

[4] Lenet, p. 531-538. — Mémoires de Montglat. — Mémoires de Mme Motteville.

[5] Mémoires de Retz.

[6] Journal du Temps présent, p. 165-228. — Montglat. — Mémoires de Mme de Motteville.

[7] Mémoires de Mlle de Montpensier, t. II, p. 1.

[8] Mémoires de Turenne. — Mémoires de Lenet. — Mémoires de Mlle de Montpensier. — Mémoires de Mme de Motteville.