LOUIS XVI, MARIE-ANTOINETTE...

 

CHAPITRE XVIII. — LE REPAS DES GARDES DU CORPS.

 

 

Agitation de Paris. — Haine des conspirateurs envers la reine. — Lettres de Marie-Antoinette à madame de Polignac. — Projet de la cour. — Lettre du comte d'Estaing à la reine. — Réunion chez Malouet. — Projet de retraite à Tours rejeté par le roi. — Lettre de La Fayette au comte de Saint-Priest. — Le régiment de Flandre appelé à Versailles. — Menaces des agitateurs. — Ils préparent le peuple à l'insurrection. — Banquet donné par les gardes du corps aux officiers du régiment de Flandre. — La famille royale se montre à cette fête. — Enthousiasme des convives. — Réponse de la reine à une députation de la garde nationale de Versailles. — Bruits absurdes ou mensongers. — Alarmes de la Commune. — Projets des conjurés.

 

Tandis que l'Assemblée constituante se livrait avec ardeur à ses premiers travaux, la fermentation des esprits allait toujours croissant à Paris. Si les motions du café de Foy n'étaient pas aussi ardentes, les attroupements continuaient, les murs de la capitale se couvraient de libelles contre le roi, et surtout contre la reine, en dépit des efforts de la Commune et de La Fayette pour rétablir l'ordre et la confiance. On disait dans tous les clubs, dans tous les groupes qui se rassemblaient en plein vent, qu'il fallait se rendre à Versailles pour séparer Louis XVI de sa femme, de ses perfides conseillers et le ramener à Paris. Cette fermentation excitée et entretenue par les meneurs de la Révolution, répand les inquiétudes et la crainte dans la demeure royale de Versailles. D'où naissent donc l'agitation et la conduite menaçante de ces ambitieux mécontents ? Le roi sans prérogative, sans défense, sans volonté, partageant les heures du jour entre les arts mécaniques et l'exercice de la chasse, n'est plus un danger pour eux. Mais aujourd'hui la reine n'est plus cette Marie-Antoinette frivole et charmante, qui ne voulait voir que des sourires autour d'elle. Depuis la prise de la Bastille, depuis la mort de Foullon et de Berthier, la pâleur a couvert son visage, son front est devenu pensif. Elle ne se méprend plus sur le sens de la Révolution, elle regarde avec tristesse dans l'avenir et chaque jour elle s'efforce d'inspirer de la fermeté, de la résolution à son faible époux, qui l'aime avec passion. Maintenant elle apporte dans les affaires l'ardeur d'une reine poussée par, les outrages de ses ennemis à la défense des droits du trône, et l'impatience d'une mère décidée à combattre pour l'héritage de son enfant. C'est autour de la femme intelligente, énergique, impétueuse, de la reine devenue roi et s'apprêtant à lutter contre la Révolution, que se groupe la cour ; c'est de Marie-Antoinette que peut venir le danger pour les conspirateurs ; ils ont compris combien elle est redoutable, et ils ont résolu d'entraîner Louis XVI à Paris, afin de le soustraire à sa légitime influence, à ses séductions, et de le dominer par la crainte.

Au milieu des inquiétudes de la mère et des alarmes de la reine, Marie-Antoinette trouvait encore le moyen de s'entretenir avec madame de Polignac, et d'épancher son cœur dans le cœur de la fugitive, à laquelle appartenait toute sa pensée. « Je vois que vous m'aimez toujours, lui écrivait-elle le 31 août. J'en ai grand besoin, car je suis bien triste et affligée. Depuis quelques jours les affaires paraissent prendre une meilleure tournure ; mais on ne peut se flatter de rien, les méchants ont un si grand intérêt, et tous les moyens de retourner et empêcher les choses les plus justes ; mais le nombre des mauvais esprits est diminué, ou au moins tous les bons se réunissent ensemble, de toutes les classes et de tous les ordres : c'est ce qui peut arriver de plus heureux... Je ne vous dis point d'autre nouvelle, parce qu'en vérité quand on est au point où nous en sommes, et surtout aussi éloignées l'une de l'autre, le moindre mot peut ou trop inquiéter ou trop rassurer ; mais comptez toujours que les adversités n'ont pas diminué ma force et mon courage, je n'y perdrai rien, mais seulement elles me donneront plus de prudence. C'est bien dans des moments comme ceci que l'on apprend à connaître les hommes... » A la troisième page de sa lettre, Marie-Antoinette céda la plume à sa fille (la duchesse d'Angoulême), qui écrivit ces mots : « Madame, j'ai été bien fâchée de savoir que vous étiez partie, mais soyez bien sûre que je ne vous oublierai jamais. » Puis la reine ajoute : « C'est la simple nature qui lui a dicté ces trois lignes ; cette pauvre petite entrait pendant que j'écrivais ; je lui ai proposé d'écrire et je l'ai laissée toute seule ; aussi ce n'est pas arrangé, c'est son idée, et j'ai mieux aimé vous l'envoyer ainsi. Adieu, mon cher cœur...[1] »

Le temps paraît-il s'assombrir, les événements du lendemain ont-ils banni les espérances de la veille ? C'est encore auprès de son amie que la reine cherche des consolations ; c'est à elle qu'elle confie encore ses douleurs, la faiblesse et les fautes des amis du trône, pour oublier quelques instants les outragés de ses ennemis et les trahisons dont elle est la victime. Ecoutons les plaintes que renferme sa lettre du 1' septembre :

« J'ai pleuré d'attendrissement, mon cher cœur, en lisant votre lettre. Oh ! ne croyez pas que je vous oublie ; votre amitié est écrite dans mon cœur en traits ineffaçables, elle est ma consolation avec mes enfants que je ne quitte plus. J'ai plus que jamais bien besoin de l'appui de ces souvenirs et de tout mon courage, mais je me soutiendrai pour mon fils et je pousserai jusqu'au bout ma pénible carrière ; c'est dans le malheur surtout qu'on sent ce qu'on est ; le sang qui coule dans mes veines ne peut mentir. Je suis bien occupée de vous et des vôtres, ma tendre amie, c'est le moyen d'oublier les trahisons dont je suis entourée ; nous périrons plutôt par la faiblesse et les fautes de nos amis que par les combinaisons des méchants ; nos amis ne s'entendent pas entre eux et prêtent le flanc aux mauvais esprits, et, d'un autre côté, les chefs de la Révolution, quand ils veulent parler d'ordre et de modération, ne sont pas écoutés. Plaignez moi, mon cher cœur, et surtout aimez-moi ; vous et les vôtres, je vous aimerai jusqu'à mon dernier soupir. Je vous embrasse de toute mon âme.

MARIE-ANTOINETTE[2]. »

 

Cette lettre, l'honneur de l'amitié et dont chaque expression est ennoblie par le malheur, porte une empreinte de tristesse qui ne doit pas nous surprendre. A cette époque en effet, tout semblait annoncer l'approche d'un violent orage contre la cour, et la reine, instruite des sourdes intrigues des ennemis du trône, était déchirée par les plus cruelles inquiétudes. Les conjurés du Palais-Royal, descendus dans les districts et les clubs, s'efforçaient d'y renouer les fils brisés de leurs complots. Le marquis de Saint-Huruge, Marat, Danton, Camille Desmoulins, décidés à frapper un coup décisif, agitaient les bas-fonds de la population parisienne. Le langage des journaux révolutionnaires devenait chaque jour plus violent. Si quelquefois ils épargnaient l'honnête, le malconseillé Louis XVI, ils réservaient toutes leurs méchancetés, toutes leurs infamies pour l'Autrichienne. Des pamphlets, dont le titre seul est un outrage, allumaient contre elle de ces haines atroces qui ne s'éteignent que dans le sang. En même temps des rumeurs vagues d'abord, et bientôt pleines d'alarmes, adroitement semées par les conspirateurs, préparaient les esprits à quelque événement extraordinaire. A les croire, les chefs de l'aristocratie avaient conçu le projet d'enlever le roi de Versailles et de le transférer dans une place de guerre où ils lèveraient, au nom du monarque, l'étendard de la révolte contre la nation ; on avait dressé des listes de proscription que des prêtres et des nobles s'empressaient de signer : on avait résolu d'investir encore une fois de troupes la capitale et Versailles, de dissoudre, les armes à la main, l'Assemblée nationale, d'allumer sur tous les points du royaume la guerre civile, d'ensevelir dans les flammes la constitution- et les droits de l'homme[3]. Ces projets de contre-révolution, annoncés avec de criminelles intentions, entretenaient les craintes du peuple, et des nombreux attroupements s'élevait toujours ce cri : Le roi à Paris !

Parmi les bruits qui circulaient alors, celui de l'éloignement du roi n'était pas dénué de fondement. La cour en effet, lasse des sacrifices sans cesse répétés que chaque jour on exigeait d'elle, avait reconnu l'urgente nécessité d'arrêter des entreprises qui tendaient à l'entier anéantissement de la monarchie, et peut-être à la destitution du roi. Marie-Antoinette, écoutant les conseils de quelques amis dévoués, avait adopté une résolution désespérée, celle de conduire Louis XVI à Metz, pour le soustraire aux entreprises des factieux. L'a, dans une place forte, au milieu d'une garnison fidèle, que commandait un homme d'un courage chevaleresque, le marquis de Bouillé, le roi, désormais libre, eût ordonné ce qu'il eût voulu. Instruits par leurs espions de tout ce qui se passait au château, les conspirateurs sentirent combien il leur importait de prévenir une tentative dont le succès entrainerait la ruine de leurs espérances. Forts de l'appui du peuple qu'ils dirigeaient à leur gré, et sûrs de pouvoir déjouer les mouvements de la cour, ils épiaient une faute, une imprudence, disons mieux, un prétexte, pour faire éclater leur complot.

Le comte d'Estaing, commandant de la garde nationale de Versailles, et partisan des idées nouvelles sans cesser pour cela d'être sincèrement attaché à la famille royale, apprit dans un voyage à Paris le projet de fuite que méditait la cour, et le I4 septembre il écrivit à la reine la lettre suivante dans laquelle il lui expose avec une fermeté respectueuse les menées des auteurs de ce projet et les vives alarmes qu'elles lui causent[4].

« Mon devoir et ma fidélité l'exigent... Il faut que je mette aux pieds de la reine le compte du voyage que j'ai fait à Paris. On me loue de bien dormir la veille d'un assaut ou d'un combat naval. J'ose assurer que je ne suis peint timide en affaires. Élevé auprès de M. le Dauphin, qui me distinguait, accoutumé à dire la vérité à Versailles dès mon enfance, soldat et marin, instruit des formes, je les respecte sans qu'elles puissent altérer ma franchise ni ma fermeté.

« Eh bien ! il faut que je l'avoue à votre Majesté, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. On m'a dit dans la société, dans la bonne compagnie — et que serait-ce, juste ciel, si cela se répandait dans le peuple ! — l'on m'a répété que l'on prend des signatures dans le clergé et la noblesse. Les uns prétendent que c'est d'accord avec le roi ; d'autres croient que c'est à son insu. On assure qu'il y a un plan de formé ; que c'est par la Champagne ou par Verdun que le roi se retirera ou sera enlevé ; qu'il ira à Metz. M. de Bouillé est nommé, et par qui ? par M. de La Fayette, qui me l'a dit tout bas chez M. Jauge, à table. J'ai frémi qu'un seul domestique ne l'entendit ; je lui ai observé qu'un seul mot de sa bouche pouvait devenir un signal de mort-. Il est froidement positif M. de La Fayette... Il m'a répondu qu'à Metz comme ailleurs les patriotes étaient les plus forts, et qu'il valait mieux qu'un seul mourût, pour le salut de tous.

« M. le baron de Breteuil, qui tarde à s'éloigner, conduit le projet. On accapare l'argent, et l'on promet de fournir un million et demi par mois. M. le comte de Mercy est malheureusement cité comme agissant de concert. Voilà les propos, s'ils se répandent dans le peuple, leurs effets sont incalculables : cela se dit encore tout bas. Les bons esprits m'ont paru épouvantés des suites : le seul doute de la réalité peut en produire de terribles. J'ai été chez M. l'ambassadeur d'Espagne, et certes je ne le cache point. à la reine, où mon effroi a redoublé. M. Fernand-Nunès a causé avec moi de ces faux bruits, de l'horreur qu’il y avait à supposer un plan impossible, qui entraînerait la plus désastreuse et la plus humiliante des guerres civiles, qui occasionnerait la séparation ou la perte totale de la monarchie, devenue la proie de la rage intérieure et de l'ambition étrangère, qui ferait le malheur irréparable des personnes les plus chères à la France. Après avoir parlé de la cour errante, poursuivie, trompée par ceux qui ne l'ont pas soutenue lorsqu'ils le pouvaient, qui veulent actuellement l'entraîner dans leur chute... affligée d'une banqueroute générale, devenue dès lors indispensable, et de toute épouvantable, je me suis écrié que du moins il n'y aurait d'autre mal que celui que produirait cette fausse nouvelle, si elle se répandait, parce qu'elle était une idée sans fondement. M. l'ambassadeur d'Espagne a baissé les yeux à cette dernière phrase. Je suis devenu pressant : il est enfin convenu que quelqu'un de considérable et de croyable lui avait appris qu'on lui avait proposé de signer une association. Il n'a jamais voulu me le nommer ; mais, soit par inattention, soit pour le bien de la chose, il n'a point heureusement exigé ma parole d'honneur, qu'il m'aurait fallu tenir. Je n'ai pas promis de ne dire à personne ce fait. Il m'inspire une grande terreur que je n'ai jamais connue. Ce n'est pas pour moi que je l'éprouve. Je supplie la reine de calculer dans sa sagesse tout ce qui pourrait arriver d'une fausse démarche : la première conte assez cher. J'ai vu le bon cœur de la reine donner des larmes au sort des victimes immolées ; actuellement ce seraient des flots de sang versé inutilement qu'on aurait à regretter. Une simple indécision peut être sans remède. Ce n'est qu'en allant au-devant du torrent, ce n'est qu'en le caressant, qu'on peut parvenir à le diriger en partie. Rien n'est perdu. La reine peut reconquérir au roi son royaume. La nature lui en a prodigué les moyens ; ils sont seuls possibles. Elle peut imiter son auguste mère : sinon je me tais... Je supplie votre Majesté de m'accorder une audience pour un des jours de cette semaine. »

Marie-Antoinette reçut d'Estaing. On a prétendu que les dispositions de l'un et de l'autre changèrent dans cette entrevue, c'est-à-dire que le comte promit de se prêter aux mesures de sûreté pour le roi, et que la reine renonça à favoriser le projet dont l'entretenait cette lettre. Cette opinion se trouve d'accord avec les démarches qui furent faites depuis[5]. Suivant plusieurs écrivains, on agita dans le Conseil la question du départ pour Metz ; quelques-uns des ministres ayant soutenu que ce serait, déposer la couronne, la reine partagea cet avis, en disant que le projet de fuite pourrait-être repris s'il devenait nécessaire.

A la même époque, plusieurs membres de la Constituante, dévoués au roi, apprirent, par des lettres confidentielles, que les conspirateurs avaient choisi le 5 octobre pour l'exécution de leur dessein, c'est-à-dire pour envahir Versailles, soumettre l'Assemblée nationale et enlever Louis XVI. Ces renseignements les effrayèrent, ils se réunirent chez Malouet au nombre de quinze, et délibérèrent, sur les mesures qu'ils devaient adopter dans la circonstance. Ils se croyaient assurés du concours de plus de trois cents députés du Tiers ; et l'évêque de Langres, le marquis de Virieu. Lally-Tollendal, présents à la réunion, promettaient l'adhésion de la majorité du clergé et de la noblesse. Enfin il fut convenu que le parti le plus sage était d'obtenir du roi la translation de l'Assemblée à Tours où elle serait d'ailleurs à l'abri de l'influence désastreuse de la capitale. Dans la crainte que leur projet ne fût découvert ; ils ne voulurent point soumettre directement cette proposition au roi, mais ils chargèrent l'évêque de Langres et Malouet d'aller trouver M. de Montmorin. Les deux députés se présentèrent chez le ministre à neuf heures du soir. Necker s'entretenait avec lui dans ce moment. Ils les informèrent de la résolution qu'ils venaient de prendre. Montmorin et Necker partirent aussitôt et le Conseil fut convoqué ; mais Louis XVI se refusa d'une manière absolue à la translation de l'Assemblée[6].

À Paris cependant la fermentation devenait de plus en plus alarmante. Le projet de marcher sur Versailles paraissait acquérir de la consistance, et les grenadiers de la garde nationale, les anciens gardes françaises, qui avaient quitté le service du roi, annonçaient qu'ils allaient reprendre leurs anciens postes[7]. La Fayette les détourna de ce dessein, mais il en avertit d'abord le comte de Saint-Priest par le duc de La Rochefoucauld, et écrivit ensuite à ce ministre la lettre suivante (17 septembre) : « Le duc de La Rochefoucauld vous aura dit l'idée qu'on avait mise dans la tête des grenadiers d'aller cette nuit à Versailles. Je vous ai mandé de n'être pas inquiet, parce que je comptais sur leur confiance en moi pour détruire ce projet, et je leur dois la justice de dire qu'ils voulaient me demander la permission et que plusieurs croyaient faire une démarche très-simple et qui serait ordonnée par moi. Cette velléité est entièrement détruite par les quatre mots que je leur ai dits, et il ne m'en est resté que l'idée des ressources inépuisables des cabaleurs. Vous ne devez regarder cette circonstance que comme une nouvelle indication de mauvais desseins, mais non en aucune manière comme un danger réel. Envoyez ma lettre à M. de Montmorin.

« On avait fait courir la lettre dans toutes les compagnies de grenadiers, et le rendez-vous était pour trois heures à la place Louis XV[8]. »

Malgré ces assurances, La Fayette prouva combien peu il comptait sur l'obéissance de ses grenadiers, en postant à Sèvres et à Saint-Cloud des détachements de la garde nationale non soldée pour défendre ces deux passages de la Seine. Aussi la cour fut-elle effrayée, lorsqu'elle apprit le projet des gardes françaises, Elle n'avait pas alors des forces assez nombreuses pour garder Versailles, l'Assemblée et la- famille royale. La milice bourgeoise de cette ville ne pouvait lui inspirer beaucoup de confiance à cause de ses dispositions fort incertaines, et, d'ailleurs, elle était incapable, en cas d'attaque, de résister à des troupes réglées. M. de Saint-Priest, jugeant donc insuffisantes les précautions déjà prises par La Fayette, porta la lettre du général au conseil du roi, et fit approuver sa proposition de renforcer Versailles de quelques troupes aguerries.

Un décret récent défendait de faire entrer aucune force armée dans une ville que sur-la réquisition de la municipalité et avec l'autorisation du corps législatif lorsqu'il siégeait dans cette ville. En conséquence, M. de Saint-Priest montra la lettre de La Fayette au comte d'Estaing qui communiqua cette pièce confidentielle au comité de la garde nationale de Versailles, après avoir pris la précaution de faire sortir- tous les officiers au-dessous du grade de capitaine (18 septembre). Il lui peignit les alarmes du roi et les périls auxquels cette insurrection des gardes françaises exposerait la famille royale et même les représentants de la nation. Les officiers lui répondirent qu'il fallait repousser la force par la force. « Etes-vous en état, leur demanda le comte, de résister à dix-huit cents ou deux mille hommes disciplinés et bien armés ? » Tous convinrent avec franchise de leur impuissance. Après un aveu si modeste, on arrêta que la municipalité serait requise de demander au roi le secours d'un régiment d'infanterie.

Le comte d'Estaing, accompagné de six officiers de l'état-major, se rendit aussitôt à la municipalité et l'instruisit des dangers qui la menaçaient. Sur une lettre du ministre Saint-Priest, destinée à remplacer celle de La Fayette, qu'il fallait éviter de compromettre aux yeux de ses soldats, et à motiver. sa résolution, la municipalité adressa au pouvoir exécutif la demande d'un renfort de troupes réglées. Le régiment d'infanterie de Flandre escortait en ce moment, de Douai à Paris, un convoi d'armes pour la garde nationale. Son colonel, le marquis de Lusignan, était d'ailleurs membre de l'Assemblée et connu par son attachement au parti populaire. Saint-Priest proposa d'appeler ce corps à Versailles, après sa mission finie. On évitait ainsi, du moins en partie, la fermentation que pouvait occasionner à Paris et dans l'Assemblée nationale l'arrivée d'une troupe de ligne autour de la résidence du roi. Cette mesure fut adoptée par le Conseil. Le ministre se hâta de notifier à l'Assemblée la demande de la municipalité de Versailles (21 septembre) : Mirabeau prétendit qu'une municipalité quelconque ne pouvait appeler un corps d'armée dans le lieu où résidait le corps législatif, sans y être autorisée par lui. Il réclama ensuite la lettre du comte de Saint-Priest, dans l'espoir de compromettre La Fayette et de laisser soupçonner ses liaisons avec la cour. Mais l'Assemblée, rejetant sa motion, décida qu'il n'y avait pas lieu à délibérer[9].

Dès qu'à Paris on connut l'arrivée du régiment de Flandre, les révolutionnaires inquiets redoublèrent d'efforts pour y semer partout l'alarme, et leurs journaux, obéissant au mot d'ordre, enregistrèrent les bruits les plus sinistres[10]. Les soixante districts, où se manifesta bientôt la plus grande agitation, demandèrent aux représentants de la Commune l'éloignement des troupes, ou menacèrent de se transporter à Versailles. Afin de calmer leur inquiétude, Bailly envoya quatre députés s'informer du comte de Saint-Priest, des motifs qui avaient fait appeler le régiment de Flandre. Interrogé du ton le plus impérieux, le ministre répondit avec modération et justifia cette mesure militaire par la lettre de La Fayette. Les députés repartirent assez mécontents. Deux membres de l'Assemblée nationale, Barnave et Alexandre Lameth, se présentèrent aussi chez le comte et l'engagèrent 'a demander au roi de révoquer l'appel de ce régiment. La réponse de Saint-Priest dut leur en ôter tout espoir.

Enfin, le 23 septembre, le régiment de Flandre entra dans Versailles, sous 'la conduite du marquis de Lusignan et suivi de tout son attirail de guerre. Deux canons, quelques barils de poudre et quelques caissons de cartouches parurent aux habitants -un amas immense de munitions. Le peuple remarqua les gardes du corps se promenant sur l'avenue de Paris, bottés et prêts à monter à cheval ; il en conçut des soupçons. On conduisit le régiment sur la place d'armes, où il prêta aux mains de l'autorité municipale le serment prescrit par la loi. Pour apaiser les craintes des habitants et dissiper leur défiance, il remit à la milice bourgeoise ses munitions et son artillerie[11]. La cérémonie se passa d'une manière convenable, et le roi écrivit au comte d'Estaing la lettre suivante, conservée dans les registres de la municipalité de Versailles :

« Je vous charge, mon cousin, de remercier la garde nationale de ma ville de Versailles de l'empressement qu'elle a marqué à aller au-devant de mon régiment de Flandre. J'ai lu avec plaisir la liste que je vous avais demandée, et que tous vous ont accompagné. Témoignez à la municipalité combien je suis satisfait de sa conduite ; je n'oublierai pas son attachement et sa confiance en moi, et les citoyens de Versailles le doivent à mes sentiments pour eux. C'est pour l'ordre et la sûreté de la ville que j'ai fait venir le régiment de Flandre, qui s'est bien conduit à Douay et ailleurs. Je suis persuadé qu'il en sera de même à Versailles, et je vous charge de m'en rendre compte.

Ce 21 décembre 1789.

LOUIS. »

 

L'arrivée de ces mille hommes fut un intarissable objet d'alarmes pour les Parisiens, qui trouvaient honteux que Versailles eût ouvert ses portes à des soldats étrangers. Toujours excités par les meneurs, les districts envoyaient députations sur députations à l'Hôtel-de-Ville, qui lui-même adressait aux ministres des commissaires chargés de rapporter de Versailles les éclaircissements les plus détaillés. Il fallut, pour calmer l'agitation, que Bailly intervint ; des affiches annoncèrent que l'état des troupes cantonnées autour de Paris, dans un cercle de quinze lieues, s'élevait seulement à trois mille six cent soixante-dix hommes. Dans tous les temps, il y en avait eu deux mille neuf cents[12].

A peine le régiment de Flandre avait-il commencé le service conjointement avec la garde nationale de Versailles, que les conspirateurs résolurent de priver la royauté de cette faible ressource en gagnant les soldats par tous les moyens de corruption qui avaient déjà séduit la majeure partie de l'armée. Ils envoyèrent de Paris un essaim de filles perdues avec la fameuse Théroigne de Méricourt, et des messagers inconnus qui, répandant l'or à pleines mains, les sollicitèrent à la défection[13]. De son côté, la cour, informée de ces odieuses intrigues, s'efforça de les déjouer. Les officiers furent présentés à la famille royale, admis au jeu de la reine et à ces petites faveurs que prise tant la vanité française. On ne manqua pas de peindre au peuple ces moyens innocents comme autant de criminelles entreprises contre la liberté. Une autre circonstance, l'élévation de Mounier à la présidence de l'Assemblée nationale (28 septembre), jeta un nouvel aliment à l'irritation des révolutionnaires, qui le regardaient comme vendu à la cour[14]. « Voici une quinzaine par-dessus laquelle il faudra sauter à pieds joints, » dit un des habitués du café de Foy, en apprenant cette nomination. Aussi les agitateurs redoublèrent-ils d'efforts et d'audace afin de préparer les esprits 'a l'insurrection, vers la fin du mois de septembre. Mirabeau, initié à tous leurs projets, qu'il détestait comme devant conduire à une révolution violente, ne cachait à personne ni ses opinions ni ses craintes, et dans un entretien avec Blaisot, libraire de Versailles, il lui disait : « Mon cher Blaisot, par amitié pour vous, je veux vous prévenir que dans très-peu de jours, vous verrez de grands malheurs, des horreurs même, du sang répandu à Versailles. Je vous en avertis, afin de dissiper vos inquiétudes personnelles : les bons citoyens comme vous n'ont rien à craindre. » Il avait aussi prononcé ces paroles, qui étaient répétées à Paris et surtout au Palais-Royal : « Si une insurrection est possible, ce serait seulement dans le cas où les femmes s'en mêleraient et se mettraient à la tête. » A la même époque, il répétait souvent au comte de La Marck, son ami, en parlant de la cour : « A quoi donc pensent ces gens-là ? Ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas ? » = Une fois même, plus exaspéré que de coutume, il s'écria : « Tout est perdu ; le roi et la reine y périront, et vous le verrez : la populace battra leurs cadavres. » A la vue de l'horreur que cette expression causait au comte. « Oui, oui, répéta-t-il, on battra leurs cadavres ; vous ne comprenez pas assez les dangers de leur position ; il faudrait cependant les leur faire connaître[15]. » Enfin Loustalot écrivait dans son Journal : « Il faut un second accès de révolution ; tout s'y prépare. »

Il importait aux factieux d'armer le peuple de défiance contre la garde nationale ; d'enchaîner cette force armée au moment où ils allaient tenter une insurrection qu'elle aurait pu réprimer. Aussi les voyons-nous accuser d'aristocratie le plus grand nombre de ses officiers, s'élever avec force contre les patrouilles qui portent la contrainte et le morne silence dans les promenades publiques, et quelquefois ridiculiser leurs évolutions précipitées au milieu des groupes ; et afficher sur les murs du Palais-Royal le patrouillotisme chassant le patriotisme, caricature dont le but était de montrer cette milice vendue aux prêtres et aux nobles[16].

En même temps une disette factice ajoutait encore aux inquiétudes déjà si grandes de la population. La rareté et la cherté du blé augmentaient d'une manière effrayante, malgré l'abondance de la récolte. Les portes des boulangers étaient assiégées par la multitude ; les ouvriers s'y portaient en foule pour s'y procurer du pain, et, dans ces rassemblements, de nombreux agents accusaient le gouvernement, la cour et surtout la reine de la disette. Tantôt les boulangers refusaient de cuire[17] ; tantôt ils s'emparaient arbitrairement des farines aux avenues de la Halle. On cherchait aussi à effrayer les habitants sur la qualité des grains employés pour leur subsistance. Des hommes soudoyés trouvaient les moyens de se procurer des farines avariées, mises à l'écart, et qu'il était défendu de vendre, et les promenaient dans les rues de Paris afin d'ameuter la populace. Aussi l'Hôtel-de-Ville, où se rassemblaient les représentants de la Commune, dont le nombre venait d'être élevé à trois cents[18], était-il sans cesse rempli de députations des districts, qui venaient témoigner leurs inquiétudes, porter des plaintes et proposer des mesures pour remédier au mal.

Tout se préparait aussi à l'Assemblée nationale où les agents des conjurés ne restaient pas inactifs. Dans la pensée cille la déclaration des droits et les articles de la constitution, déjà décrétés, seraient une occasion de querelle, ils proposèrent de porter ces articles à l'acceptation du roi, avant de consentir à la contribution du quart. Cette motion, que présenta le député Brostaret, fut appuyée par Toulongeon et saisie avec ardeur par Mirabeau. L'Assemblée l'adopta, malgré les efforts de Cazalès et de Maury, auxquels se joignit d'Eprémesnil, pour demander que cette acceptation fût discutée (1er octobre)[19].

Ce jour-là même, les gardes du corps, conformément à un ancien usage en vigueur dans l'armée française, offrirent un banquet aux officiers du régiment de Flandre. Ils les avaient invités, après les visites accoutumées, et avec eux vingt officiers choisis dans les deux divisions de la garde nationale de Versailles[20], ceux des chasseurs des Trois-Evêchés, des gardes-suisses, des cent-suisses, de la prévôté et de la maréchaussée[21]. Quelques invitations particulières avaient été adressées aussi à d'anciens camarades ou à plusieurs officiers isolés qui se trouvaient alors à Versailles. Le repas fut servi dans la magnifique salle de spectacle du château et présidé par le duc de Villeroi, capitaine des gardes de service. Autour des tables dressées en fer à cheval sur le théâtre, pour trois cents convives au moins, on avait placé alternativement un garde du corps et un officier du régiment de Flandre. Partout des glaces qui renvoyaient en tous sens des ruisseaux de lumière ; un nombreux orchestre, que composaient les trompettes des gardes et la musique du régiment de Flandre, avait été appelé dans la salle du festin ; des clames de la cour et une foule d'habitants de Versailles remplissaient les loges. La reine, ayant résolu de ne point se montrer à cette fête, y envoya madame Campan, avec l'ordre de lui en rendre un compte fidèle.

Au second service, les grenadiers de Flandre se présentèrent à l'amphithéâtre ; le duc de Villeroi les fit entrer dans l'intérieur du fer à cheval ainsi que les chasseurs des Trois-Evêchés et les grenadiers suisses. Là, tous, le sabre en main, afin de rendre, suivant l'usage, les honneurs de la guerre à Louis XVI, chef suprême de l'armée, portèrent avec transport les santés du roi, de la reine, du Dauphin et de la famille royale. Articulée par une voix timide, la santé de la nation ne trouva point d'écho parmi les convives[22]. Bientôt le vin excite la gaieté la plus vive ; bientôt de l'orchestre s'élance, avec une expression puissante, l'air si connu : Ô Richard ! ô mon roi ! l'univers t'abandonne ! Au même instant un indicible enthousiasme fait battre tous les cœurs, et le théâtre retentit des cris de Vive le roi ! répétés pendant plusieurs minutes. Les soldats défilent autour des tables et mêlent leurs acclamations à celles de leurs chefs. Madame Campan avait emmené dans sa loge une de ses nièces et une autre jeune personne élevée par la reine avec Madame. Ses deux compagnes criaient Vive le roi ! de toutes leurs forces. Un député du Tiers-état, qui occupait la loge voisine de la sienne, les interpella et leur reprocha leurs cris ; il s'affligeait, disait-il, « de voir de jeunes et jolies Françaises, élevées à suivre d'aussi vils usages, crier à tue-tête pour la vie d'un seul homme, et le placer dans leur cœur, par un véritable fanatisme, au-dessus même de leurs plus chers parents : il leur peignit le mépris qu'inspirerait une semblable conduite à de braves Américaines, si elles voyaient des Françaises corrompues de cette manière dès leur plus tendre jeunesse. »

Invitée à cette fête, Marie Antoinette avait d'abord refusé de s'y montrer dans la crainte qu'on accusât la cour d'avoir imaginé les séductions du banquet. Mais, à la vue des témoignages d'attachement qui éclatent pour la famille royale au sein de cette brillante réunion, le duc de Luxembourg et quelques-unes des dames qui étaient répandues dans les loges, volent chez la reine, lui vantent la beauté du coup d'œil, la joie, la loyauté chevaleresque des convives, et la pressent de se rendre au festin. La princesse hésite, comme avertie par un pressentiment qui semble lui prédire les suites funestes de cette innocente démarche. Dans ce moment le roi arrive de la chasse, et Marie-Antoinette, cédant à de nouvelles instances, lui propose de l'accompagner ; le duc, sans laisser au roi le temps de quitter ses bottes et son habit de chasseur, les entraîne l'un et l'autre avec le Dauphin. La famille royale va s'asseoir dans une loge grillée, mais bientôt sa présence est devinée ou aperçue, et le roi ; ne pouvant résister aulx témoignages de respectueux attachement de tous les militaires, se rend à la salle du banquet.

Tout à coup les portes s'ouvrent. La reine paraît accompagnée de Louis XVI et tenant son fils par la main. A cette vue les transports éclatent ; chacun se lève, chacun s'écrie, et un garde de la manche du roi, M. de Canecaude, qui faisait les honneurs du banquet, ordonne au chef de musique d'exécuter l'air : Oit peut-on être 'mieux qu'au sein de sa famille ! Mais le chef de musique ne l'avait pas ; il choisit l'air de Richard qui retentit une seconde fois[23]. Alors Marie-Antoinette, comme autrefois Marie-Thérèse présentant Joseph II à ses fidèles Hongrois, prend le Dauphin dans ses bras ; belle et majestueuse, elle s'avance l'œil humide de larmes, le front couvert d'un léger nuage de tristesse, et fait le tour des tables. Chaque' regard, chaque sourire, chaque parole de la reine électrise les officiers, déjà profondément émus de la simplicité familière et affectueuse du monarque. A l'air de Richard succède celui du Déserteur : Peut-on affliger ce qu'on aime ? Cette musique chargée d'exprimer des sentiments si vrais, ce tableau séduisant d'une mère pressant contre son sein un fils chéri, d'une reine malheureuse et tant de fois calomniée, offrant au dévouement de généreux défenseurs un enfant innocent, unique et tendre espérance de la France, enflammèrent toutes les âmes. Les gardes du corps, les officiers, les soldats, portent de nouveau la santé du roi, du Dauphin avec des acclamations d'amour et de joie. La royale famille accepte cet hommage et se retire ; elle est ramenée comme en triomphe jusqu'à son appartement[24].

Après ce départ, même enthousiasme. Les vins, prodigués avec une rare magnificence, changent la gaité en exaltation. La musique, de plus en plus animée, exécute encore différents morceaux, puis joue la Marche des Milans ; les trompettes sonnent la charge. Dans ce moment le délire ne connaît plus de bornes ; on escalade les loges en poussant des cris. Au milieu de cet accès d'enthousiasme insensé, plusieurs capitaines de la garde nationale, sur l'invitation des gardes du corps, échangent la cocarde de couleur contre la cocarde blanche[25]. Les convives sortent, se répandent dans la cour de marbre et vont danser une ronde sous les fenêtres du -roi : Perseval, aide de camp du comte d'Estaing, escalade le balcon de l'appartement de Louis XVI, s'empare des postes intérieurs et s'écrie : « Ils sont à nous, qu'on nous appelle désormais gardes royales. » Il se pare de la cocarde blanche, et quelques-uns des spectateurs l'imitent. Un grenadier de Flandre le suit, et Perseval le décore d'une crois de Limbourg qu'il portait à la boutonnière ; un chasseur du régiment des Trois-Evêchés, moins heureux, veut se détruire pour n'avoir pu mériter le même honneur[26].

Tel fut ce banquet fameux, que les conjurés appelèrent l'orgie du ter octobre[27] et le marquis de Virieu une fête patriotique, dont « la joie et les chants, dit Rivarol, furent comme les derniers éclairs du caractère des Français, qui n'a pas reparu depuis. » Ce banquet fut la suprême joie de la royauté, qui, bientôt abreuvée des plus sanglants outrages et dévorant sa honte, sera forcée d'abandonner ce palais, jadis témoin de la grandeur de Louis XIV. Il fit descendre un rayon d'espérance dans l'âme de Louis XVI et dans l'âme de Marie-Antoinette, heureux un moment de ces véritables cris d'amour, de ces ardents hommages de la fidélité. La prudence prescrivait sans doute à la famille royale, dans les conjonctures où elle se trouvait, de ne pas se montrer à cette fête, mais nous devons l'avouer, l'étude des faits et des événements antérieurs, nous a convaincu que, sans cette réunion contre laquelle se déchaînèrent tant de colères, les funestes journées des 5 et 6 octobre se seraient accomplies de la même manière. Nous pensons avec Rivarol que, « dans ces conjonctures, les officiers et les domestiques du roi ne pouvaient faire une action innocente. On les épiait, et on avait besoin qu'ils fissent, non pas une faute, mais quelque chose. »

Dès le lendemain de cette fête, une députation de la garde nationale de Versailles alla remercier la reine pour le don qu'elle lui avait fait de plusieurs drapeaux. Encore émue du spectacle auquel elle avait assisté la veille, et qu'elle regardait comme le gage d'une union fraternelle entre les gardes du corps et la garde nationale, Marie-Antoinette leur répondit ; « Je suis fort aise d'avoir donné des drapeaux à la garde nationale de Versailles. La nation et l'armée doivent être attachées au roi, comme nous le leur sommes nous-mêmes. J'ai été enchantée de la journée de jeudi[28]. »

Le surlendemain, 3 octobre, les gardes du corps donnèrent dans la grande salle du manège un déjeuner auquel ils invitèrent quelques-uns de leurs amis particuliers et un fusilier de chaque compagnie de la garde nationale ; les convives étaient encore plus nombreux. On porta la santé du roi, de la reine, du Dauphin, de l'Assemblée constituante, de la garde nationale, et l'ordre public ne fut point troublé. Un seul homme, et cet homme était un intrus, se permit des discours incendiaires. « Il était en petit uniforme des gardes du corps, portait une culotte noire et un petit gilet blanc, chose qui n'était point d'usage ni tolérée au corps. » On soupçonna que cet individu n'appartenait pas à la garde du roi. Il se vit observé et disparut pendant que M. de Canecaude cherchait à le reconnaître[29].

Bientôt le bruit de la fête du 1er Octobre se répandit. Le journaliste Gorsas, dévoué au parti d'Orléans et entraîné par un riche négociant de Versailles, Lecointre, qui commandait la première division de la garde nationale et n'avait pas été invité au banquet, en présenta le premier beaucoup de circonstances comme un attentat à la souveraineté du peuple. Il osa même ajouter qu'il y aurait incessamment une fête générale à laquelle se réuniraient quatre mille chevaliers de Saint-Louis, et qu'on projetait de dissoudre l'Assemblée nationale. En même temps les agents des conjurés se mettaient en mouvement à Paris, et s'efforçaient d'exciter une insurrection générale par le récit mensonger de ce qui s'était passé à Versailles. « Quelle orgie indécente ! s'écriaient-ils, la cocarde nationale foulée aux pieds ! l'Assemblée maudite et menacée ! Marchons, courons à Versailles, pour venger la nation et enlever le roi aux ennemis de la patrie[30]. » D'un autre côté, Danton soulevait par ses harangues incendiaires le district des Cordeliers, tandis que Marat passait le temps en voyages de Paris à Versailles, « et faisait à lui seul autant de bruit que les quatre trompettes du jugement dernier. » Enfin, le 4 octobre, l'agitation extrême de la capitale présagea de tristes événements. Les attroupements du Palais-Royal prirent l'attitude la plus menaçante. Des conciliabules furent tenus au bout des ponts, sur les quais, dans le faubourg Saint-Antoine et le faubourg Saint Marceau[31]. La porte des cafés, dans lesquels les chefs des conjurés présidaient les assises de l'émeute, était assiégée par une population inquiète et menaçante. Camille Desmoulins nous apprend qu'il « s'établit, à la porte des cafés, des conférences entre la chambre haute et les habits, qui étaient dans l'intérieur, et la chambre basse, les vestes et les bonnets de laine, attroupés extra murs[32]. » Là circulaient des bruits absurdes ou mensongers sur les prétendues manœuvres de la cour pour affamer Paris, sur les complots mystérieux de la reine et des princes français avec les princes allemands. Le même écrivain avoue que « la fable aida au soulèvement général aussi bien que la vérité, et la terreur et les ouï-dire aussi bien que les faits notoires[33]. »

Dans tous les quartiers, même spectacle : des femmes de la Halle et des faubourgs, rassemblées en tumulte, inondant les jardins, les rues, les places publiques de leurs groupes frémissants, demandaient du pain, vomissaient des imprécations contre la cour, et s'animaient à marcher sur Versailles pour enlever le roi à ses ravisseurs et le ramener dans sa capitale. Irrité de l'imprudente bravade de quelques jeunes gens qui osèrent se montrer avec des cocardes noires, le peuple arracha cinq de ces cocardes au Luxembourg et au Palais-Royal. Un de ceux qui la portaient, ramassa la sienne, et la baisa 'd'un air respectueux ; il essayait de la rattacher à son chapeau, lorsque cent bâtons aussitôt levés sur sa tête, le forcèrent de l'abandonner. Alors, sur la motion d'un orateur des plus exaltés, la foule résolut de pendre au premier réverbère le premier individu qui arborerait la cocarde anti-patriotique, à moins qu'il ne fût étranger. Peu de temps après, un jeune homme portant une cocarde noire, fut arrêté et conduit sur la place du Louvre ; mais à force de prudence et de sang-froid le commandant du poste de Saint-Germain l'Auxerrois parvint à lui sauver la vie.

Alarmés de l'irritation du peuple, les trois cents représentants de la Commune se réunirent à l'Hôtel-de-Ville et proclamèrent la défense de porter d'autre cocarde que celle aux trois couleurs, devenue un signe de fraternité pour tous les citoyens, et que le roi lui-même avait adoptée. Pendant qu'ils délibéraient, de nombreuses patrouilles de la garde nationale parcouraient la ville, s'efforçant de réprimer les mouvements tumultueux de la foule. Mais le peuple, excité par les agitateurs, montrait les dispositions les plus hostiles envers cette dangereuse aristocratie de trente mille hommes armés au milieu de huit cent mille hommes sans armes. On craignit un instant qu'il se portât la nuit dans les corps de garde pour désarmer la troupe et partît aussitôt pour Versailles. Les représentants de la Commune en prévinrent les districts ; on doubla les patrouilles et la nuit se passa tranquillement. Mais les conjurés seuls veillèrent et préparèrent la journée du lendemain[34]. Les amis du duc d'Orléans suivaient depuis longtemps avec anxiété les passions et l'agitation de la foule. Ils avaient déjà répandu beaucoup d'or et d'argent, ils en répandirent encore pour aider le mouvement qui se préparait. Ils espéraient en effet que la lieutenance générale du royaume serait confiée à ce prince, si les événements forçaient le roi à s'éloigner. Mais le duc d'Orléans, dont l'ambition n'avait aucune idée arrêtée et qui ne sut jamais concerter un plan, ne détermina point l'impulsion, et sa main, comme par le passé, resta encore invisible. Au milieu de ce nouveau mouvement populaire, il soudoya quelques agents subalternes, plutôt pour satisfaire sa haine contre Marie-Antoinette que dans l'espoir d'obtenir la couronne ou même la régence. Quoique son vote régicide semble justifier toutes les accusations portées antérieurement contre lui, il faut le reconnaître, nous manquons de preuves suffisantes pour lui attribuer le rôle personnel que lui font jouer beaucoup d'historiens dans les funestes journées d'octobre. Un autre ennemi, plus dangereux pour la reine, le comte de Provence, a-t-il prêté son appui à cette insurrection ? Nous l'ignorons. L'histoire n'a pu encore dire à ce prince qui se couvrait habilement de tous les masques : tu es ille vir.

 

FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Catalogue d'autographes du 1er avril 1844.

[2] Lettre communiquée par M. le marquis de Biencourt. — Histoire de Marie-Antoinette, p. 236.

[3] Histoire de la. Révolution, par deux amis de la liberté, t. I, chap. IV, p. 98-100.

[4] Le brouillon seul de cette lettre a été conservé à l'histoire. On le trouve dans l'Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. I, chap. IV, p. 101-103, Édition de 1792, et dans les Mémoires du marquis de Ferrières, t. I, liv. IV, p. 269-272.

[5] Mémoire sur Mirabeau, t. I, p. 468. — Mémoires de Ferrières, t. I, chap. IV, p. 272.

[6] Histoire de la Révolution, de Bertrand de Molleville, t. I, chap. XV.

« Le roi, qui ne voyait point de véritables amis de l'autorité royale dans le parti modéré, se refusa à la proposition de s'éloigner qui lui fut faite par M. Necker et M. de Montmorin. » (Mémoires de Weber, t. I, chap. IV, p. 421).

[7] « Ce fut dans le courant de juillet que le régiment des gardes françaises, déjà insurgé à la fin de juin, abandonna ses drapeaux. Une seule compagnie de grenadiers resta fidèlement à son poste à Versailles. M. le baron de Levai en était le capitaine. Il venait me prier tous les soirs de rendre compte à la reine de la disposition de ses soldats : mais M. de La Fayette leur ayant fait parvenir un billet, ils déserteront tous dans la nuit, et furent joindre leurs camarades envolés dans la garde de Paris ; et Louis XVI, en s'éveillant, ne vit plus de gardes aux postes qui leur étaient confiés. » (Mémoires de Madame Campan, t. II, chap. XV, p. 68).

[8] Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. I, chap. IV, p. 109.

[9] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. IV, p. 273-276. — Mémoires sur Mirabeau, t. I, p. 470-475. — Mémoires de Bailly, t. II, p. 381-382. — Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. III, chap. IV, p. 1 I0-114. — Voir dans les Mémoires de Madame Campan, t. II, p. 292, l'Abrégé des circonstances du départ de Louis XVI, pour Pans, le 6 octobre 1789, par M. de Saint-Priest.

[10] « On dit que les officiers municipaux de Versailles, soumis aux grands et aux ministres, n'ont demandé mille hommes de troupes que pour s'empresser de leur obéir ; on dit que ces mille hommes doivent favoriser le départ du roi pour la ville de Metz ; on dit que de là le roi rentrerait dans son royaume, à la tête de l'armée des confédérés, et tenterait ainsi de l'asservir par droit de conquête. Comment croire à de telles invraisemblances ? Pourtant on parle de se transporter à Versailles ; les citoyens du Palais-Royal sont agités ; pourtant les districts assemblés sont dans la plus grande effervescence ; l'on n'agite rien moins que de traîner des canons, de tripler les gardes, d'être prêts à marcher au premier signal : Français, nous serons libres, je le vois ! » (Prudhomme, Révolutions de Paris, n° XI, p. 21).

Il ne faut pas oublier que ces bruits sinistres, répandus par les journaux, précédent de douze jours les événements du 5 et du 6 octobre.

[11] Son artillerie se composait de deux pièces de quatre ; huit barils de poudre, six caisses de balles, de cinq cents livres chacune, un caisson de balles pour la chasse, un de mitraille et sept mille cartouches formaient ses munitions. (Moniteur du 9 octobre 1789.)

[12] Bailly. Mémoires, t. XI, p. 387.

[13] Ferrières attribue ce rôle aux anciens gardes-françaises qui se rendirent à Versailles en habit bourgeois. Il dit quelques lignes plus loin : » Un tas de filles perdues du Palais-Royal, envoyées par les révolutionnaires, secondaient les gardes-françaises avec beaucoup d'activité. Le régiment de Flandre, investi de tous les genres de séduction, fut bientôt désorganisé. Le duc d'Orléans, pour fournir à ces dépenses, fit en Hollande un emprunt de six millions. » (Mémoires de Ferrières, t. I, liv. IV, p. 279).

[14] « M. Mounier, ci-devant procureur, a été lancé au fauteuil national, et l'apôtre du veto royal est le chef de l'Assemblée représentative du peuple... Si nous disions que sur six millions de bons citoyens français qui connaissent le nom de M. Mounier, il y en a cinq millions neuf cent mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf qui le regardent comme un homme vendu à la cour, et capable de faire une constitution tout de travers, pour se faire une place de dix à douze mille livres de rente, nous dirions une chose très-difficile à prouver mathématiquement, et que disent pourtant sans hésiter plusieurs personnes qui font profession d'être bons patriotes. » (Prudhomme, Révolutions de Paris, n° 12, p. 26-27).

[15] Ad. de Bacourt, Correspondance entre le comte de Mirabeau et te comte de La Marck, t. I, Introduction, p. 112.

[16] « On parla aujourd’hui (e.r octobre) d'une caricature intitulée : Le Patrouillotisme chassant le Patriotisme du Palais-Royal. On y voit des patrouilles dans le jardin ; les soldats, un bandeau sur les yeux, se promènent à tâtons, la baïonnette en avant ; ils ont à leur tête des espèces de monstres, coiffés de mitres et chargés de cordons et de croix. Un de ces chefs tient l'épée nue sur la poitrine à un bourgeois d'une figure honnête et un peu triste, qui a dans sa main un pamphlet sur lequel est écrit : Constitution, Liberté. » (Mémoires de Bailly, t. II, p. 402).

[17] « Ne pas cuire dans Paris, était donner le signal de l'insurrection, d'une insurrection machinée pendant plus de quinze jours, et pour laquelle on a fait jouer différents ressorts, à mesure que nous trouvions le moyen de les démonter. » (Mémoires de Bailly, t. XI, p. 391.)

[18] « Les districts viennent de substituer un corps de trois cents représentants aux cent quatre-vingts qui composaient la municipalité. Cette assemblée nouvelle, instruite par les fautes de ses prédécesseurs, suivra peut-être une marche plus mesurée, plus conforme aux vrais intérêts de ses commettants. Elle a tenu hier (19 septembre) sa première séance, et l'on parait attendre beaucoup du zèle et des lumières de ses membres. » (Mémoires de Bailly, t. III, p. 15).

[19] Ferrières, Mémoires, t. I, liv. IV, p. 277-279. — Bailly, Mémoires, t. II, p. 398-404.

[20] Ces deux divisions correspondaient l'une au quartier Saint-Louis, l'autre au quartier Notre-Dame ; on donnait le titre de lieutenant-colonel aux chefs de division.

[21] C'était pour se conformer à l'usage constamment observé dans les garnisons, que les gardes du corps donnèrent ce repas aux officiers du régiment de Flandre. « Ce repas était d'autant plus motivé qu'au voyage de Louis XVI à Cherbourg, les gardes du corps avaient été régalés par plusieurs régiments ; qu'à %%lorgnes deux régiments d'infanterie traitèrent, pendant huit jours, quatre détachements des gardes du corps. » (Ferrières, Mémoires, t. I, liv. IV, p. 279).

« Un usage immémorial dans l'armée française voulait que lorsqu'un régiment nouveau arrivait dans une ville où il se trouvait d'autres troupes, les officiers des différents corps se donnassent des repas. Les gardes du corps du roi... ne pouvaient se dispenser de recevoir les officiers du régiment de Flandre d'une manière conforme à l'étiquette militaire et digne de leur courtoisie. Ceux-ci leur avaient donné le premier repas. » (Weber, Mémoires, t. I, chap. IV, p. 422).

[22] Les historiens ne sont point d'accord sur les circonstances relatives à la santé de la nation. Suivant les uns, elle aurait été proposée et rejetée expressément, ainsi que le déclara Lecointre, alors lieutenant-colonel de la garde nationale de Versailles, et depuis conventionnel ; suivant les autres, elle aurait été omise à dessein, et une autorité plus digne de confiance, d'Estaing, l'affirme dans une lettre à la reine ; suivant d'autres encore et surtout Ferrières, elle n'aurait pas été en usage à cette époque, et l'omission s'expliquerait ainsi d'une manière toute naturelle. Au milieu de ces versions contradictoires, nous avons adopté celle qui nous a paru la plus positive et que M. Bertrand de Motteville a suivie dans son Histoire de la Révolution, t. Il, chap. V : « Il m'a été, dit-il, assuré par deux témoins oculaires que les mots à la santé de la nation, avaient été aussi faiblement articulés par un des convives ou par un des spectateurs, et que ce toast, n'ayant pas été répété ou appuyé, n'avait eu aucune suite. »

[23] En faisant un tel choix, le chef d'orchestre était bien loin de prévoir qu'il préparait à Fouquier-Tinville un des articles de son acte d'accusation contre l'infortunée Marie-Antoinette. « Sous prétexte d'une réunion nécessaire entre les ci-devant gardes du corps et les officiers et soldats du régiment de Flandre, elle (Marie-Antoinette) a ménagé un repas entre ces deux corps, le premier octobre 1789, lequel est dégénéré en une véritable orgie, ainsi qu'elle le désirait, et pendant le cours de laquelle les agents de la veuve Capet, secondant parfaitement ses projets contre-révolutionnaires, ont amené la plupart des convives à chanter, dans l'épanchement de l'ivresse, des chansons exprimant le plus entier dévouement pour le trône et l'aversion la plus caractérisée pour le peuple.... (Acte d'accusation contre Marie-Antoinette, veuve de Louis Capet, dressé le premier mois de l'an second de la République Française une et indivisible, par Antoine Quentin Fouquier-Tinville, accusateur public près le tribunal criminel révolutionnaire. Arch. de l'Empire, armoire de fer, dossier Marie-Antoinette, cote 40e-)

[24] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. IV, p. 279-282. — Mémoires de madame Campan, t. Il, chap. XV, p. 69-71. — Mémoires de Rivarol, p. 258-259. — Mémoires de Bailly, t. III, p. 54-58. — Mémoires de Weber, t. I, chap. IV, p. 422-425. — Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. III, chap. V, p. 129-132. Qu'il nous soit permis de remarquer ici avec quel art perfide M. Michelet nous présente Marie-Antoinette dans ce moment où elle recueille les hommages des officiers, des soldats qui jurent de défendre le trône. Il s'efforce de faire disparaître tout l'intérêt qui peut s'attacher à cette reine déjà si malheureuse « La reine, écrit-il, fait le tour des tables, belle et parée de son enfant qu'elle porte dans ses bras... Tous ces jeunes gens sont ravis, ils ne e connaissent plus... La reine, il faut l'avouer, moins majestueuse à d'autres époques, n'avait jamais découragé les cœurs qui se donnaient à elle ;' elle n'avait pas dédaigné de mettre dans sa coiffure une plume du casque de Lauzun... C'était même une tradition que la déclaration hardie d'un simple garde du corps avait été accueillie sans colère, et que, sans autre punition qu'une ironie bienveillante, la reine avait obtenu de l'avancement pour lui. (Histoire de la Révolution Française, t. I, chap. VIII, p. 274).

[25] Les conjurés et plusieurs historiens ont prétendu que, dans le banquet du jeudi premier octobre, des injures avaient été faites à la cocarde nationale, que les gardes du corps avaient repris la cocarde blanche et foulé aux pieds celle aux trois couleurs. C'est une erreur, car ainsi que l'observe Mounier dans son Appel au tribunal de l'opinion publique, les gardes du roi n'avaient pas encore à cette époque quitté la cocarde blanche, et ne pouvaient pas, en conséquence, se trouver dans le cas de la reprendre. Mais ce qui parait établi positivement, et nous avons adopté cette opinion, c'est que sur leur invitation plusieurs officiers de la garde nationale en changèrent.

Suivant Ferrières, une voix s'écria : A bas la cocarde de couleur ! vive la cocarde blanche ! Mounier soutient que ce dernier cri n'a pas été proféré. Lecointre affirme que la cocarde nationale fut proscrite : les deux amis de la liberté, le continuateur de Bailly, et un journal du temps, intitulé le vieux tribun (Bonneville) admettent cette opinion, que repousse avec force M. Lacretelle jeune. Weber nie que la cocarde nationale ait été foulée aux pieds et qu'on ait arboré la cocarde noire autrichienne : « Je n'ai nul motif de croire, dit M. de Saint-Priest, qu'il soit arrivé que la cocarde nationale ait été foulée aux pieds ; ce qui est d'autant moins vraisemblable, que le roi lui-même la portant alors, c'eut été manquer de respect à Sa Majesté elle-même. Ce fut un mensonge inventé pour échauffer les esprits de la garde nationale parisienne. » (Voir madame Campan, Éclaircissements historiques, t. II, p. 296). « Quelle apparence, écrit Rivarol, que deux cent quarante gentilshommes se fussent portés à des excès puérils contre une cocarde, en présence de trois mille spectateurs ? Mais l'accusation a été suffisamment démentie par tout le monde » (Mém., page 260).

Suivant le journaliste Gorsas, peu favorable à ta cour, et qui avait tout vu, tout entendu, un officier aurait crié : « A bas les cocardes de couleur ! que chacun prenne la noire, c'est la bonne. » Corsas ajoute même cette réflexion qui prouve le peu de cas qu'il faisait de ce propos : « La cocarde noire doit avoir apparemment quelque vertu : c'est ce que j'ignore. » Il se tait sur l'insulte faite à la cocarde tricolore.

A ces preuves nous pouvons en ajouter d'autres, recueillies par les jures du Châtelet de Paris :

« M. de Rebourceaux, garde du corps : J'atteste, comme ayant assisté aux deus repas depuis le commencement jusqu'à la fin, n'avoir entendu aucun propos insultant et n'avoir point vu fouler aux pieds de cocarde nationale. Cette calomnie est d'autant plus absurde, que les gardes du corps n'avaient point d'autre cocarde que la cocarde blanche, qu'ils ont toujours portée jusqu'à cette époque. Il ne serait pas moins absurde de supposer que, pour fouler ainsi cette cocarde nationale, nous l'eussions arrachée aux officiers et soldats que nous avions engagés à ces repas.

« M. le marquis d'Aguesseau, maréchal des camps et armées du roi, major des gardes : La cocarde n'a point été foulée aux pieds, *puisque les gardes du roi n'avaient que des cocardes blanches, qui étaient leurs cocardes d'uniforme, et que l'on ne peut pas supposer qu'ils aient arraché des cocardes aux personnes par eux invitées ; et j'atteste qu'étant présent à ce repas, il n'a été arraché de cocarde à personne.

« M. de la Brousse de Belleville, ancien chevau-léger de la garde du roi. On a dit que, lors du dinar des gardes du corps, on avait foulé la cocarde nationale aux pieds ; j'assure, comme témoin oculaire, que c'est une pure calomnie. »

De tous ces témoignages, auxquels nous pourrions en ajouter beaucoup d'antres, ainsi que du silence de Gorsas et des nombreux spectateurs du banquet, on doit conclure que l'insulte faite à la cocarde est une fable inventée sans doute par quelque officier de la garde nationale de Versailles, mécontent de n'avoir pas été invité à cette fête militaire.

[26] Pour tous ces faits le marquis de Ferrières est d'accord avec les deux amis de la liberté, dont il ne s'éloigne que dans quelques détails. Je rapporte ces faits, dit-il, pour montrer avec quelle coupable adresse, en les dénaturant, on a cherché les-preuves d'un complot contre Paris et contre l'Assemblée nationale. Quel homme de bonne foi aperçoit dans ces niaises folies un plan de guerre civile et de contre-révolution ? Quel homme instruit du caractère et de l'esprit français n'y reconnaît pas un effet simple, naturel, de cette pétulance irréfléchie, de cet enthousiasme inconsidéré, si facile à produire chez un peuple léger, extrême en tout, accoutumé depuis des siècles à voir la nation et l'État dans le roi. » (Ferrières, Mémoires, tom. I, liv IV, p. 283).

Suivant le récit de témoins dignes de foi et bien informés, l'aventure de ce chasseur du régiment des Trois-Évêchés, qui voulut se percer de son sabre, aurait eu un caractère plus sérieux. M. Miomandre de Châteauneuf, ancien officier du régiment de Touraine, dont les deux frères servaient dans la compagnie de Luxembourg, vit cet homme qui, dans son désespoir, s'accusait d'avoir reçu de l'argent pour trahir son maitre, et lui parla. « Notre bon roi... cette brave maison du roi... Je suis un grand gueux ! Les monstres ! Qu'exigent-ils de moi ? » Telles furent les premières paroles du chasseur qui paraissait en proie à un violent délire. « Qui ? lui demanda M. Miomandre. — Ces j... f... de commandant (La Fayette) et d'Orléans. » Bientôt la fureur s'empara de cet homme : on ne put le contenir qu'avec peine. Aidé de M. du Verger, garde de la compagnie de Luxembourg, Miomandre conduisit ce soldat, qui perdait beaucoup de sang, au corps de garde des ci-devant gardes françaises. « En traversant la cour royale, continue-t-il, j'aperçus M. le comte de Saint Marceau, officier des gardes du corps ; je l'appelai et le priai de vouloir être témoin des aveux que nous espérions avoir de cet homme. En arrivant dans le local ci-dessus désigné, je fis étendre une houe de paille et y fis placer cet homme, qui était tombé dans un abattement total ; mais, lorsque nous espérions être seuls avec lui, sont survenus plusieurs de ses camarades, qui, à la vue de l'état de ce chasseur, se sont avancés, et un d'entr'eux m'a détaché deux coups de pied dans l'estomac, en disant que c'était un mauvais sujet dont ils voulaient se défaire ; ce qui me décida à me retirer. Je montai au château où cette affaire avait eu de la publicité. Arrivé à VOEU-de-Bœuf, plusieurs personnes me demandèrent des détails, et M. de Villeroi, capitaine des gardes de service auprès du roi, vint à moi et me mena dans la salle des Nobles, et voulut un récit exact de l'événement qui venait de m'arriver. Je lui fis part de tout à voix basse dans une des croisées. Il me dit qu'il fallait chercher M. de Montmorency, colonel-commandant des chasseurs des Trois-Evêchés. Nous le trouvâmes à l'Œil-de-bœuf, en uniforme. Je lui donnai tous les détails dont je viens de parler. » (Procédure du Châtelet, troisième partie, p. 41-42.)

Cette déposition nous montre les menées auxquelles l'armée était en butte de la part des agitateurs.

[27] Camille Desmoulins ose écrire dans les Révolutions de France, t. I, p. 375, que l'orgie avait coûté vingt-six livres par tête, et la plupart des journaux révolutionnaires le répétèrent après lui. Ils insistèrent principalement sur le scandale de ce banquet somptueux en présence de la misère du peuple. Mais ce témoignage mensonger est contredit par le récit d'un brigadier des gardes du corps, le chevalier Fougères, très-bien informé ; il affirme que chaque garde n'eut s supporter que sept livres dix sous de dépense, pour lui et pour son hôte. (Consulter la brochure du chevalier Fougères, intitulée : La conduite des gardes du corps dans l'affaire qui se passa à Versailles les 5 et 6 du courant).

[28] Les ennemis de Marie-Antoinette lui ont vivement reproché cette approbation donnée au repas des gardes du corps. « Mais la reine, dit Mounier, pouvait-elle savoir que les impostures des factieux avaient rendu cette journée odieuse au peuple ? Dans les courts intervalles qu'elle avait passés au festin des gardes du corps, qu'avait-elle pu voir, sinon l'enthousiasme qu'inspiraient la présence du roi et la sienne ? Et si elle avait prévu que cette journée serait odieuse, l'aurait-elle rappelée aux députés d'une milice dont elle sentait qu'il fallait ménager l'affection. »

[29] Mounier, Appel â l'opinion publique.

[30] Mémoires de Weber, t. I, chap. IV, p. 428. — Mémoires de Rivarol, p. 262. Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. III, chap. VI, p. 142.

[31] Prudhomme, Révolutions de Paris, n° 13, p. 7.

[32] Camille Desmoulins, Rév. de France, t. IV, p. 360.

[33] Camille Desmoulins, Rév. de France, t. IV, p. 362.

[34] Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. III, ch. VI, p. 148-150. — Mémoires de Ferrières, t. I, p. 289-290.