Ambassade de Manuel au
sultan. — Marche des Ottomans sur Constantinople. — Théologos Korax accusé de
trahir les Grecs. — Sa mort. — Pyllis renonce à la religion chrétienne pour
sauver sa vie. — Siège de Constantinople par Amurath. — Défense des Grecs. Révolte
et mort de Mustapha, frère d'Amurath. — Succès des généraux ottomans en
Europe. — Mort de l'empereur Manuel. — Jean Il Paléologue, son successeur. —
Traité de Jean Paléologue avec Amurath. — Insolence de Djouneïd châtiée. —
Amurath refuse de traiter avec les Vénitiens. — Siège et prise de
Thessalonique par les Turcs. — Prise de Janina. — Hostilités contre la
Servie, la Valachie et la Hongrie. — Négociations de Jean Paléologue avec les
Latins pour la réunion des deux Églises. — L'empereur s'embarque sur les
galères du pape. — Son entrée triomphante à Venise et à Ferrare. — Concile
des Grecs et des Latins à Ferrare et à Florence. — Union des deux Églises. —
Mort du patriarche de Constantinople. — Ses funérailles. — Décret d'union
signé par les Latins et les Grecs. — Retour de Jean Paléologue à
Constantinople. — Mécontentement général. Schisme après le concile de
Florence. — Excès des schismatiques. — Métrophanès élevé sur le siège de
Constantinople. — Zèle de ce patriarche.
Quand
Manuel vit s'écrouler tout l'édifice de sa politique, et disparaître toutes
ses espérances pour le triomphe d'Amurath, il envoya auprès du vainqueur deux
hommes recommandables par la noblesse de leur naissance et par la prudence de
la conduite, Paléologue Lachanes et Marcos Jaganis. Ils étaient chargés de le
féliciter sur la mort de l'usurpateur, de Lui persuader que leur maître
n'avait aucun tort dans ce qui était arrivé, de rejeter sur le vizir Bajazet
la rupture des négociations, et d'avoir recours à tous les moyens pour
désarmer la colère du sultan. Mais Amurath n'avait oublié aucun de ses griefs
contre Manuel ; il ne voulut ni voir ni entendre ses ambassadeurs, avant
d'avoir terminé tous ses préparatifs. Lorsque son armée fut entièrement
disposée à se mettre en marche sur Constantinople, il les congédia en leur
disant : « Assurez l'empereur que bientôt je l'irai trouver. » En effet, au
bout de quelques jours, il partit à la tête de vingt mille hommes pour
assiéger la capitale de l'empire byzantin (1422). L'approche
des troupes d'Amurath jeta la consternation parmi les habitants. Ils
redoutaient la nouvelle lutte qu'ils allaient soutenir contre un peuple
belliqueux et barbare, animé par le fanatisme musulman, et vainqueur de tant
de chevaliers bourguignons et français à Nicopolis. Les premiers succès de ce
peuple étaient bien faits pour augmenter en lui l'ardeur de la conquête. Les
sujets de Manuel remarquaient avec crainte que les Turcs, vrais barbares
quant aux mœurs, avaient emprunté à la civilisation grecque tout ce qui
pouvait assurer le succès de leurs attaques. En effet, ils tenaient des Grecs
l'usage des machines de guerre, une certaine tactique et une ombre de
discipline, qui faisaient valoir les troupes de Byzance. Leurs sultans les
avaient bientôt rendus plus formidables en régularisant leur impétuosité, en
créant parmi eux les grands corps permanents et disciplinés, au moins pour
l'époque, des spahis et des janissaires. Au
milieu d'alarmes sans cesse renaissantes, les habitants se répandirent en
invectives contre l'interprète de la cour, Théologos Korax, s'imaginant que,
furieux de n'avoir pas fait partie de la dernière ambassade adressée au
sultan, il avait provoqué les hostilités par des manœuvres. Pour dissiper ses
soupçons et calmer les esprits irrités, l'empereur députa cet homme auprès
d'Amurath, qui déjà avait assis son camp devant les murs de la ville, près du
palais des Sources. Korax eut une longue conférence avec le sultan et les
grands de sa cour, sans avoir pu rien obtenir. Un de ses plus intimes amis
prétendit l'avoir entendu promettre de livrer la ville, à condition qu'Amurath
lui en abandonnerait le gouvernement. Comme l'accusé sortait du monastère de
Périblepte, où Manuel demeurait chargé d'années et de maladies, le prince
Jean, qui veillait à la défense des remparts, fut tout à coup attaqué par de
sanglantes injures, que vomirent contre lui des habitants mêlés aux soldats.
Le vieil empereur, ayant entendu le bruit, en demanda la cause. On conduisit
alors devant lui l'homme qui avait découvert la perfidie, et il ordonna de le
mettre en prison avec Korax, afin qu'on pût, le jour suivant, examiner la
vérité. Peu
satisfaite de l'Indulgence du souverain, et indignée de voir les intérêts de
Constantinople trahis lâchement par ceux qui tiraient d'elle leur naissance,
leur fortune et leur gloire, la garde du corps des Candiotes se souleva, et
demanda que l'interprète de la cour leur fût livré. Manuel n'osa pas résister
à la multitude qui grondait furieuse autour de son palais, et lui abandonna
le malheureux ambassadeur lié et garrotté, afin de l'absoudre s'il était
innocent, ou de le condamner s'il était coupable. On court aussitôt à sa
maison, on la visite, on y trouve des écrits composés contre la majesté de
l'empereur, de précieuses étoffes, des vases d'or et d'argent qu'il avait
reçus du sultan pour son maître, et qu'il était accusé d'avoir retenus pour
lui-même. Les Candiotes le trament depuis la prison jusque sous les fenêtres
du palais, lui arrachent les yeux, lui déchirent le visage, et le jettent
ainsi couvert de sang et affreusement mutilé dans un cachot, où il expire
trois jours après, au milieu des plus atroces douleurs. Sa maison fut
dévastée, puis livrée aux flammes[1]. Amurait'
apprit avec colère et regret le genre et la cause de la mort de Korax, auquel
il avait toujours témoigné beaucoup de bienveillance. Il attribua cette fin
tragique aux calomnies d'un autre interprète grec, l'Éphésien Michel Pyllis,
noble de naissance, chrétien de religion, et employé dans le palais impérial
en qualité de secrétaire pour les langues grecque et arabe. Cet homme pervers
était devenu l'objet de l'aversion publique. Par malheur pour lui, il se
trouvait alors dans le camp du sultan ; les Turcs le saisirent et
l'appliquèrent sans pitié à la torture. Le jour suivant, ayant allumé un
vaste bûcher, ils le menacèrent de le jeter vivant au milieu des flammes, à
moins qu'il ne renonçât à sa religion. Ce misérable consentit à faire
profession publique de l'islamisme. Longtemps après il termina sa vie
criminelle dans l'impiété de l'apostasie et de la superstition[2]. Dès le
commencement de juin, Michal-Bey avait paru sous les murs de Constantinople
avec dix mille Akindschis, et avait désolé tout le pays d'alentour, incendié
les villages et les moissons, tué les animaux et traîné les habitants en
esclavage. Dix jours après était venue l'armée de siège, qui, ne trouvant
plus que des ruines, exerça sa fureur contre les oliviers et les vignes,
arracha les arbres et les plantes. Enfin Amurath lui-même arriva tout fier de
sa récente victoire, et plein de colère contre les chrétiens. Dans ses désirs
ambitieux il embrassait la conquête de la ville, inondait des flots de son
infanterie et de sa cavalerie le pays changé en désert. Par ses ordres, un
mur fut aussitôt élevé du côté de la terre, depuis la porte Dorée jusqu'à la
porte de Bois, ou depuis le palais Cyclopion, qui touche à la mer, jusqu'au
palais des Blachernes, qui forme le port. Ce rempart, éloigné seulement d'une
portée de flèche de la ville, formé d'énormes poteaux, dont les intervalles
étaient remplis par des fascines et de la terre, soutenu par des claies,
pouvait braver les pierres que lançaient les balistes et les décharges des
armes à feu[3]. Les assiégeants dirigèrent
leur principale attaque contre une vieille tour fendue, située non loin de
l'église Sainte-Dimanche. Des tours en bois de la même hauteur que celles de
la ville s'en approchèrent sur des roues garnies de fer. Les troupes, dont la
présence du sultan excitait l'ardeur, déployèrent une activité
extraordinaire, une partie fabriqua des chariots munis de faux, des tortues,
des faucons, de grands et de petits transports, pour l'assaut des murailles ;
en même temps, l'autre pratiqua des mines et chercha les routes des aqueducs
pour s'introduire dans l'intérieur de la ville. Afin
d'inspirer encore plus de courage aux soldats et d'augmenter le nombre des
assiégeants, Amurath fit proclamer que Constantinople et tous ses trésors
seraient abandonnés aux musulmans. Le dessein de soumettre la ville des
césars et la perspective de riches dépouilles attirèrent de l'Asie de pieux
volontaires qui aspiraient à la couronne du martyre, et une foule de gens
sans aveu. Bientôt le camp des Ottomans se trouva rempli de marchands de
bestiaux, de marchands d'esclaves, d'usuriers, de brocanteurs, calculant déjà
leurs bénéfices et le butin que feraient les vainqueurs. On vit aussi
accourir de nombreux derviches qui convoitaient une part de la proie. Au
milieu d'eux se faisait remarquer, par sa taille imposante et la noblesse de
ses traits, le grand scheick Seïd-Bochari, émir-sultan, gendre de
Bajazet-Ilderim. Fier de sa descendance du prophète, de son alliance avec la
famille du sultan, de l'accomplissement de sa prédiction sur l'heureux succès
de la bataille d'Ouloubad, il s'avança monté sur une mule, entouré d'une
troupe fanatique de seïds et de derviches, qui se précipitaient pour baiser
ses mains, ses pieds, et jusqu'aux rênes de sa monture. Dès que
Seïd-Bochari, dont les prédictions et la présence allaient consacrer les
projets ambitieux d'Amurath, eut mis pied à terre, et qu'il se fut retiré
dans sa tente de feutre, il se mit à consulter les livres des devins pour
déterminer le jour et l'heure où les remparts de la ville tomberaient devant
l'assaut des Moslems. Pendant sa méditation et ses entretiens avec le
prophète, les derviches ses compagnons remplissaient l'air de hurlements, et
n'épargnaient pas les outrages aux défenseurs de Constantinople. « Où
est votre Dieu, Grecs aveugles` ? leur criaient ces insolents blasphémateurs.
Où est votre Christ ? Où sont vos saints qui doivent vous protéger ? Demain
nous entrerons dans vos murs ; demain nous vous emmènerons en esclavage,
vous, vos femmes et vos enfants ! Ainsi le veut le prophète[4]. » Enfin
l'émir-sultan sortit de sa tente, et vint annoncer d'une voix solennelle qui
pouvait faire croire à l'inspiration, que le lundi 24 août 1422, à une heure
après midi, il monterait à cheval, agiterait en l'air son sabre nu,
pousserait trois fois le cri de guerre, et qu'aussitôt après la ville
tomberait au pouvoir des Ottomans. Au jour et à l'heure indiqués, Bochari
monta un puissant coursier ; il s'avança vers les remparts avec la majesté
d'un prophète, escorté de ses cinq cents derviches, et faisant porter devant
lui un immense bouclier. Son pieux cortége poussa trois fois le cri de guerre
des Turcs. Lui-même lita sou cimeterre, cria d'une voix retentissante : Allah
! Mahomet ! poussa son cheval en avant et commanda l'assaut général. Le
combat s'engagea aussitôt du côté de la terre sur toute l'étendue des murs de
la ville, depuis la porte Dorée jusqu'à la porte de Bois. L'empereur Manuel
était alors mourant. Jean, l'héritier du trône, s'était placé en dehors de la
porte Saint-Romain, excitant les soldats et les habitants à défendre
courageusement contre les musulmans leur culte, leurs foyers et leur liberté.
Des nuées de flèches obscurcissaient le ciel ; dans cet instant suprême toute
la population était sous les armes ; ou voyait des femmes et des enfants se
servir de faux en guise de sabres, et improviser des boucliers avec des fonds
de tonneaux. Les archontes et les éphores, à la tête des assiégés,
combattaient les vizirs et les émirs des Turcs. Les moines et les prêtres
grecs avaient voulu partager aussi les périls de leurs concitoyens ; partout
ils opposaient leurs coups aux coups des seïds et des derviches. Au milieu du
sifflement des flèches et du cliquetis des armes, an fort de la mêlée,
retentissait le cri d'Allah et Mahomet, auquel répondait du côté des Grecs le
cri de Christos et Panogia (très-sainte Vierge). Jamais lutte ne fut plus opiniâtre, jamais
tumulte plus affreux. Déjà le soleil allait disparaître à l'horizon, el les
Grecs continuaient de repousser avec un héroïque courage les efforts de leurs
nombreux ennemis, lorsque les Turcs cédèrent, mirent le feu à leurs machines
de siège, et s'enfuirent comme frappés par nu prodige, donnant ainsi un
démenti aux prophéties de leur fanatique imposteur. Les
habitants de Constantinople attribuèrent le miracle à la Panagia. S'il faut
en croire l'historien Canano, l'émir-sultan assura qu'une vierge imposante,
revêtue d'une robe violette a répandant autour d'elle une lumière
éblouissante, avait parcouru le boulevard extérieur au milieu de la plus
grande fureur de l'assaut, et qu'à cette apparition surnaturelle les
assiégeants, saisis d'une terreur panique, étaient rentrés eu désordre dans
leur camp. Ce qui n'est pas moins extraordinaire, c'est la perte éprouvée des
deux côtés, selon Canano, après une lutte si terrible : les Turcs ne
laissèrent. que mille morts sur la place ; les Grecs n'eurent que cent hommes
mis hors de combat, dont trente seulement furent tués. Ils poursuivirent
vivement les ennemis, et s'emparèrent de plusieurs de leurs machines de
guerre et de quelques canons. L'emploi de cette invention meurtrière leur
avait été conseillé par les Génois, accoutumés à sacrifier à leur cupidité
mercantile toute autre espèce de sentiment. Les
écrivains turcs expliquent ainsi la retraite des Ottomans. Malgré son état de
langueur extrême, qui lui tenait sans cesse l'image de la mort devant les
yeux, l'empereur Manuel eut recours à toutes les ressources de la politique
grecque pour se débarrasser de son formidable ennemi. Au moment même où le
sultan s'avançait contre Byzance, il lui trouvait un nouveau rival dans la
personne d'un autre Mustapha, son frère, âgé seulement de quinze ans. De la
Caramanie, où ce prince s'était enfui avec son gouverneur, l'échanson Élias,
l'empereur l'avait appelé dans l'Asie Mineure. Tandis qu'il assiégeait
Constantinople, Amurath apprit que son frère, ayant levé l'étendard de la
révolte, avait paru pour lui disputer la couronne, et qu'il s'était emparé de
la ville de Nicée. Cette nouvelle inattendue le força de lâcher sa proie et
d'abandonner à l'instant le siège de la capitale de 'empire byzantin pour
retourner en Asie, où sa présence pouvait seule éteindre la révolte
naissante. Il partit après avoir nommé le fils d'Ewrenos beglerbey de
Roumilie, et confié à Firouz Bey le commandement des troupes qui devaient
continuer la guerre au nord contre la Valachie. Amurath
marchait contre les troupes de Mustapha, lorsque ce jeune prince
sortit-secrètement de son camp et trouva le moyen d'aller visiter Manuel à
Constantinople. Il resta quelques jours dans cette ville afin de s'assurer
(le l'assistance des Grecs, et revint en Asie par Sélymbrie. Mais l'échanson
Élias se laissa séduire par le sultan, qui lui promit le gouvernement de
l'Anatolie s'il consentait à lui livrer son maître. Le perfide s'empara du
prince, le conduisit droit au camp d'Amurath, et le remit entre les mains du
grand écuyer Mezid-Bey. Sur l'ordre du sultan, Mustapha fut pendu à un
figuier devant la porte de Nicée : On transporta ensuite son cadavre à Baisa,
où il fut déposé auprès de Mahomet Ier, son père. Quoique
la mort de ce second prétendant eût étouffé les dissensions intestines,
Amurath resta néanmoins en Asie, pour rappeler au devoir le prince de Sinope
et de Kastemouni, qui avait rompu les liens de la soumission. En Europe, le
succès avait couronné les armes de ses généraux : au nord, Firouz-Bey avait
forcé Urakul, le prince de Valachie, d'acheter la paix moyennant le paiement
du tribut en retard depuis deux ans et de magnifiques présents ; au midi, le
fils d'Evrenos avait poursuivi les hostilités contre la Grèce. Le 1er mai
1423, il pénétra par l'isthme d'Hexaniilon dans le Péloponnèse, prit
Lacédémone, Gardica et Tavia, et le 5 juin suivant il remporta, non loin de
cette dernière ville, une victoire signalée sur les troupes albanaises. A
l'imitation de Tamerlan, il érigea une pyramide avec les tètes de huit cents
prisonniers. Après
avoir triomphé du prince de Sinope, et lui avoir accordé la paix à la
condition qu'il lui donnerait sa fille en mariage avec les riches mines des
montagnes de Kastemouni, le sultan repassa l'Hellespont et revint à
Andrinople. C'est dans cette ville qu'il reçut la princesse sa fiancée, avec
les honneurs dus à son haut rang, et qu'il célébra ses noces au milieu des
fêtes les plus brillantes. Taudis
que le fils de Mahomet conduisait ses janissaires à de nouvelles conquêtes en
Europe et en Asie, le vieux Manuel terminait dans son palais sa-triste
existence. Vers la fin de ses jours il avait associé à la couronne son fils
aîné, Jean II Paléologue, et se reposait sur lui de la plus grande partie du
gouvernement. Il expira revêtu d'un habit monastique, après avoir distribué
ses meubles précieux à ses enfants, aux pauvres, à ses médecins et à ses
domestiques favoris, mais sans avoir abjuré le schisme (1425). Son fils, Jean Paléologue II,
fut aussitôt reconnu pour seul empereur des Grecs. Cette
même année, Amurath se consola de son échec devant Constantinople par une
expédition dans la Grèce centrale, depuis longtemps gouvernée par les Latins,
que ses prédécesseurs avaient quelquefois visitée, et qu'il devait lui-même combattre
avec succès. Il parut en Thessalie, en Épire, dans le Péloponnèse. Le prince
d'Albanie, Jean Castriot, se soumit à ses armes, et comme garant de sa
fidélité lui livra ses quatre fils, qui furent alors destinés au service de
la Sublime Porte. Le plus jeune d'entre eux, Georges, était remarquable par
la beauté de ses formes, les grâces de sa personne et les qualités de son
esprit. De retour à Andrinople, le sultan fit un traité avec Jean Paléologue,
auquel il accorda la permission de régner moyennant un tribut annuel de trois
cent mille aspres, ou trente mille ducats, et la cession des villes et
forteresses situées sur les bords de la mer Noire, à l'exception de Sélymbrie
et de Derkos, les deux avant-postes de la capitale, dont les Turcs ne s'étaient
pas encore rendus maîtres, ainsi que les autres places sur la Strania (Strymon). Jean Paléologue avait cru
acheter ainsi un repos que rien ne troublerait plus. Son frère Constantin,
ayant échangé ses villes de Mésembrie et de Sélymbrie contre la principauté
de Lacédémone, se formait dans le Péloponnèse une domination respectable aux
dépens des Acciaiuoli, qui s'engageaient à lui prêter hommage. Son autre
frère, Andronic, avait été obligé de céder sa ville de Thessalonique aux
Vénitiens, qui avaient promis aux habitants de les protéger, de les rendre
heureux, de les traiter comme des citoyens de Venise, et dont l'habileté
maritime faisait espérer une utile alliance contre les Ottomans. Vers
cette époque, Amurath, n'oubliant pas les intérêts de sa politique, avait
renouvelé l'ancien traité de paix avec les princes de Servie et de Valachie,
et signé une trêve de deux ans avec le roi de Hongrie, Sigismond, récemment
élu empereur d'Allemagne. Les deux souverains échangèrent de riches présents
: le sultan envoya des tissus d'or et de soie, quatre vases dorés, quatre
masses et des tapis d'Orient ; et Sigismond, huit pommeaux d'or, des pièces
de velours et de drap de Malines, six chevaux de race, et mille florins d'or
de Hongrie. En paix
avec tous ses voisins, Amurath choisit ce moment pour châtier l'insolence de
Djouneïd, qui, depuis sa réintégration dans le gouvernement d'Aldin, avait
refusé de reconnaître la suzeraineté de la Sublime Porte. Ce partisan ambitieux,
plein de bravoure et d'audace, mais d'un esprit inquiet et turbulent, qui
depuis la mort de Bajazet avait prêté son appui à toutes les révoltes,
succomba enfin sous les armes de Khalil, que le sultan choisit pour le venger
de ce rebelle. Djouneïd, comprenant l'impossibilité de la résistance contre
des forces supérieures aux siennes, se rendit au lieutenant d'Amurath, qui
lui promit la vie sauve. Mais Hamsa-Bey, parent de Rhalil, et frère de
Bajazet-Pacha, que Djouneïd avait fait mourir, envoya au milieu de la nuit
quatre bourreaux chargés d'étrangler dans sa tente le prisonnier et sa
famille. Leurs têtes furent expédiées à Andrinople et déposées aux pieds du
sultan. Délivré
de cet ennemi remuant et dangereux, le souverain des Ottomans se rendit à
Éphèse, où il reçut les ambassadeurs des princes d'Europe et d'Asie, ses
vassaux, qui vinrent lui présenter les félicitations de leurs maîtres. Là
parurent les envoyés de Dan, voïévode de Valachie ; de Lazar, despote de
Servie ; et Lucas Notaras, premier ministre de l'empereur de Byzance ; des
Génois de Chio, et même des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem,
possesseurs de File de Rhodes. Il renouvela son alliance avec tous ; mais on
ne vit pas sans effroi qu'il ne voulait point traiter avec les Vénitiens. « La
ville de Thessalonique, disait Amurath, fait partie de mon héritage ;
Bajazet, mon aïeul, l'a enlevée aux Romains par sa valeur ; si les Romains
l'avaient reprise, ils auraient quelques prétextes pour s'excuser de la
rendre, et m'accuser d'injustice si je la leur redemandais ; mais vous êtes
des Latins d'Italie, de quel droit osez-vous y prétendre ? Retirez-vous
promptement, sinon j'irai bientôt Nous en chasser[5]. » Jalouse
de conserver la paix, Venise fit d'inutiles efforts pour obtenir par de
nouveaux agents un traité qui aurait assuré sa tranquillité. Après avoir
pacifié les troubles qui s'étaient élevés dans quelques provinces de l'empire
ottoman, Amurath ordonna de faire tous les préparatifs nécessaires pour
l'expédition de Thessalonique, qu'il méditait depuis son avènement. Dès
qu'ils furent achevés, il se rendit à Serres, s'y livra à tous les plaisirs,
et chargea son lieutenant Hamsa-Bey, rappelé d'Asie, d'aller investir cette
ville importante. A peine arrivé, Hamsa se mit en marche, et parut sous les
remparts de la malheureuse Thessalonique à la tête d'une armée cent fois plus
nombreuse que les assiégés (1429). Déterminés
à soutenir vigoureusement le siège, les Vénitiens se partagèrent la défense
des murailles ; mais la garnison était si insuffisante, qu'après la
distribution des hommes sur les divers points, il n'y en avait qu'un seul
pour garder deux et même trois bastions. Un dimanche, dans la nuit, un
violent tremblement de terre ébranla le sol (26 février), et au milieu de
l'effroi causé par ce fléau, des soldats turcs, sans se réunir en troupes
sous leurs drapeaux, pénétrèrent dans la ville isolément pour essayer s'ils
ne pourraient pas, d'accord avec les habitants et sans livrer d'assaut, en
prendre possession au nom d'Amurath. Beaucoup de Grecs paraissaient disposés
en faveur des Turcs, et le succès eût peut-être couronné leur tentative, sans
la juste défiance des Vénitiens à leur égard. Elle était poussée si loin,
qu'en relevant les sentinelles, ils plaçaient toujours à côté de chaque
soldat grec un homme pris dans la troupe de pillards formée de mercenaires de
toutes les nations. En vain Hamsa fit sommer par trois fois les assiégés de
se rendre, promettant d'épargner la ville et de laisser aux habitants la
liberté ; en vain il lança des flèches entourées de lettres dans lesquelles
des serments confirmaient ces assurances. Les Vénitiens ne voulurent pas entendre
parler de soumission, et les Grecs, qui auraient volontiers consenti aux
propositions de l'ennemi, furent contenus par la force dans l'obéissance. Sur ces
entrefaites, Hamsa, ayant préparé un grand nombre d'échelles, d'hélépoles, et
d'autres machines propres aux sièges, envoya prier Amurath de venir pour
donner l'assaut pendant que les assiégés attendaient du secours de Venise. Le
sultan arriva, et résolut le sac de Thessalonique. Mais la place était très-forte,
et ses troupes avaient à coin-battre des hommes déterminés. Dans la nuit du
28 février au 1er mars, le bruit se répandit d'un assaut général fixé au jour
suivant. Le peuple remplit les églises et courut se prosterner devant les
reliques du saint martyr Démétrius, pour implorer sa protection contre les
barbares ottomans. Les Vénitiens tirèrent des remparts une partie de la
garnison, forte au plus de quinze cents hommes, pour garnir le port, craignant
que les Turcs ne cherchassent à incendier trois galères de la république
arrivées dans la journée. Les Grecs, ignorant la cause de ce mouvement,
crurent que les Vénitiens renonçaient à la défense, et retournèrent dans
leurs maisons. Au
point du jour, les Turcs se précipitèrent à l'assaut avec des échelles, des
planches et des fascines, enflammés par la soif du sang et du pillage. Sur
l'avis d'Ali-Bey, fils d'Ewrenos, Amurath avait fait publier à son de trompe
qu'il abandonnait tout aux soldats, et qu'il ne se réservait que la place.
L'armée enveloppait Thessalonique de l'est à l'ouest ; du côté de l'Orient,
où les murs étaient les plus faibles, était rangé un corps d'élite sous les
ordres du sultan lui-même, qui excitait par sa présence les assaillants et
les mineurs, et les comblait de présents et de promesses. Il distribuait des
vêtements de soie aux plus hardis, et tout homme qui apportait une pierre des
bastions était payé comme pour un prisonnier[6]. La grêle de flèches lancées
par les Turcs permettait à peine aux Vénitiens d'aborder les parapets et de
jeter au hasard quelques blocs de pierre sur les assaillants afin de les
empêcher de monter aux échelles. Néanmoins beaucoup d'ennemis furent précipités
dans les fossés. Mais enfin un soldat parvint à gagner le sommet de l'extrême
tour du Trigonon, le sabre entre les dents, tua la sentinelle et jeta sa tête
par-dessus les murs. Les Grecs se dispersèrent aussitôt dans toutes les
directions, persuadés que tout le rempart était emporté. L'exemple de leur
intrépide camarade anime les Turcs d'une nouvelle ardeur ; ils appliquent
leurs échelles au Trigonon et à la tour de Samaro, et le bastion est enlevé
au milieu du bruit des timbales. La
résistance devenait impossible ; les assiégés cherchèrent à se sauver par
tous les moyens ; les uns se cachèrent dans les casemates, les autres dans
les fossés ; beaucoup se dirigèrent vers le port, espérant pouvoir se
défendre avec succès sur ce point, qui était bien fortifié. Mais, arrivés au
mur d'enceinte, ils y trouvèrent les Vénitiens réunis. Ceux-ci ne permirent l'entrée
qu'à un petit nombre d'officiers et de mercenaires, et bientôt, saisis
eux-mêmes d'une terreur panique, ils se précipitèrent de la muraille avancée
dans la mer, sur les galères tenues à l'ancre. Cependant l'armée ottomane,
escaladant les murs ou s'ouvrant un passage au moyen des mines, pénétra de
tous côtés dans Thessalonique, et se porta en masse vers le port, où les
habitants, après la retraite des Vénitiens, avaient cherché un refuge. Alors
commencèrent les scènes d'horreur, le pillage général et la chasse aux
esclaves. Les hordes avides et féroces d'Amurath ne s'arrêtèrent point devant
les larmes de l'innocence, les gémissements de la vieillesse et les cris de
l'enfance ; elles se montrèrent partout sans entrailles et sans pitié. Les
femmes étaient arrachées des bras de leurs maris, et les enfants du sein de
leurs mères. Tous ceux qui opposaient de la résistance étaient
impitoyablement massacrés. On élève jusqu'à sept mille le nombre des
habitants emmenés en esclavage. Pas une maison, pas un palais n'échappa à la
dévastation ; pas une église à la profanation. Entre les prisonniers, des
femmes séduites par de trompeuses promesses, des hommes cédant à la violence
des tourments, avouèrent aux ennemis que les objets les plus précieux et les
trésors avaient été enfouis dans les églises, sous les autels ; les Turcs les
renversèrent sans respect, dévastèrent les sanctuaires, et ne laissèrent pas
pierre sur pierre. Les ornements et les tableaux devinrent la proie des
flammes ou furent mis en pièces ; plus tard, on en vendit quelques-uns aux
chrétiens. Les profanateurs ouvrirent le tombeau de saint Démétrius, et
coupèrent sou corps en morceaux, qu'ils dispersèrent. Mais ces reliques,
recueillies par des âmes pieuses, devaient encore attirer la vénération des
fidèles. Tel fut l'immense désastre qui accompagna la prise de la malheureuse
Thessalonique. L'historien Ducas n'y voit cependant qu'une faible image et
comme un léger essai des violences et des cruautés qui devaient bientôt
affliger la capitale de l'empire. Quand
le désordre eut cessé, Amurath prit possession de la ville, et permit aux
prisonniers devenus son partage de rentrer dans leurs anciennes demeures. Il
remplaça les habitants morts ou conduits en esclavage hors de la province,
par des familles tirées de quelques bourgades et l'excédant des populations
de la ville la plus voisine, Yenidjé-Wardar. Le sultan convertit en mosquée
l'église de la Sainte-Mère-de Dieu et le couvent de Saint-Jean-le-Précurseur.
Il exempta de cette profanation l'église Saint-Démétrius ; mais il la visita,
y fit sa prière, immola un bélier de sa propre main, et la rendit aux
chrétiens[7]. Les Turcs se contentèrent
d'enlever des autres édifices religieux une immense quantité de plaques de
marbre pour les transporter à Andrinople. Plus tard, les Grecs qui avaient
cru trouver dans Amurath non-seulement le conquérant, mais encore le
bienfaiteur de Thessalonique, virent s'évanouir les espérances dont ils
s'étaient bercés. Le sultan s'attribua comme propriété particulière les plus
beaux édifices, donna les palais à ses principaux officiers, et transforma en
mosquées tous les temples, à l'exception de quatre. Les cloîtres devinrent
des caravansérais, et les pierres des églises démolies servirent à la construction
d'un grand bain turc élevé au centre de la ville. Thessalonique, couverte de
souillures, dit Joannès Anagnosa, témoin oculaire de son désastre, versa
d'abondantes larmes ; elle gémit profondément de n'avoir pas été anéantie par
un tremblement de terre, engloutie par les flots de la mer, dévorée par les
flammes. Mieux eût valu, s'écria-t-elle dans sa douleur, n'avoir jamais
existé, que de se voir ainsi outragée et d'accomplir si tristement les paroles
du Prophète : « Les autels du Seigneur tomberont renversés sous la hache et
sous le fer de la houe. » Ainsi
Thessalonique, conquise en 1386 par Amurath [er, restituée aux Byzantins,
puis reprise huit ans après par Bajazet, et par Mahomet, après l'interrègne,
tomba enfin pour la quatrième fois au pouvoir des Ottomans, et depuis ce jour
fit partie de leur empire sous le nom de Salonique. Malgré les dévastations
successives qu'elle avait éprouvées, cette ville, bâtie en amphithéâtre au
pied du mont Kiirtiath, avec un port qui peut contenir trois cents vaisseaux,
ne tarda pas à redevenir florissante, grâce à son heureuse position, qui la
rend l'entrepôt nécessaire du commerce de la Thrace et de la Thessalie.
Aujourd'hui elle compte près de quatre-vingt mille habitants. La
perte de Thessalonique causa d'amers regrets aux Vénitiens. Dans la crainte
de se voir aussi dépouillés de l’ile de Nègrepont, ils envoyèrent des
ambassadeurs au sultan, peu de temps après son retour à Andrinople, et
conclurent la paix avec lui. Amurath se tourna alors contre les peuples à qui
sa parole n'était pas engagée, et presque tous de tristes débris de l'empire
byzantin. Les querelles intestines de la famille de Tocco lui offraient une
belle occasion : les enfants du grand-duc Charles disputaient à son neveu la
possession. de l'Acarnanie. Le sultan chargea ses généraux de les mettre
d'accord. Janina (l'ancienne Cassiope) se soumit sans résistance, sous la condition que ses habitants
conserveraient leurs privilèges. Mais les commissaires envoyés par Amurath
pour prendre possession de la place en son nom violèrent le traité, firent
démolir l'église Saint-Michel et les fortifications. Les seigneurs d'Épire,
d'Acarnanie, d'Étolie, acceptèrent la paix et l'obligation de faire leur
service à la Porte toutes les fois qu'ils en seraient requis (1431). Dans le
cours de cette même année mourut Jean Castriota, seigneur de l'Albanie
septentrionale. Amurath, qui avait auprès de lui Comme otages les quatre fils
de ce prince, s'empara de Croïa et de tout le pays. Le Péloponnèse ne dut son
salut qu'à un nouveau mouvement de l'émir de Caramanie, qui ne laissait
échapper aucune occasion de reconquérir l'autorité perdue par ses ancêtres.
Le vol d'un cheval arabe dont on vantait la beauté et que le prince avait
enlevé par supercherie au chef des Turcomans de Soulkadr, qui s'en plaignit
au sultan, fut la cause frivole de celte rupture. Amurath voulut châtier
l'insolent, et après s'être emparé de deux villes, il accorda la paix aux
prières de sa sœur, mariée à l'émir. Un
seigneur valaque appelé Wlad-Drakul (en langue valaque, le Diable), homme fourbe et scélérat, qui
ne démentait en rien son nom, avait tué Dan, son souverain. Il venait de
conclure un traité de paix avec le sultan, déterminé d'abord à soutenir les
droits du frère que laissait le prince légitime ; mais l'offre d'un tribut de
la part de l'usurpateur, et la promesse de se reconnaître vassal de la Porte,
levèrent tous les scrupules d'Amurath. L'année suivante (1433), il jugea utile d'entretenir
des relations d'amitié avec le roi de Hongrie, et de le féliciter de son
avènement au trône d'Allemagne. Sigismond reçut ses ambassadeurs à Bâle, dans
la cathédrale, revêtu des ornements impériaux. Les douze principaux d'entre
eux lui présentèrent au nom de leur maître douze coupes en or remplies de
pièces du mème métal, et des vêtements de soie brodés d'or et chargés de
pierres précieuses. La
Bulgarie avait disparu avec son dernier prince sous le règne de Bajazet ; la
Servie existait encore, et avait des chefs tributaires des Turcs, et
quelquefois leurs alliés utiles. Le fils de Lazar, le despote Étienne V, qui
avait sauvé Soliman à la bataille d'Angora, recommanda aux siens en mourant
de choisir pour son successeur le vieux Georges Brankovich. Sommé par Amurath
de livrer la Servie, Georges acheta la paix en promettant au sultan sa fille
Bara pour épouse, avec une partie de ses États pour dot. Il en obtint eu
retour la permission d'élever une citadelle à Seniertdra, sur la rive du
Danube, afin de se défendre contre la Hongrie. Les travaux furent conduits
par le beau-frère de Brankovich, qui avait épousé Irène, de la famille des
Cantacuzène. Le sultan célébra ses noces avec une rare magnificence. Au
commencement du printemps, Amurath conçut un détestable projet contre son
beau-père, d'après les conseils d'un certain Fadulac, homme d'un naturel
pervers et ennemi irréconciliable des chrétiens. Ce Fadulac avait autrefois
perçu les revenus de l'empire des Turcs. Sa grande capacité dans les affaires
et sa haine contre les adorateurs du Christ le firent élever à la dignité de
vizir. Un jour il parla de la sorte au sultan : « Pourquoi n'exterminez-vous
pas, seigneur, les ennemis de notre foi ? Au lieu d'user selon la volonté de
Dieu de la puissance qu'il a remise entre vos mains, vous flattez les
infidèles. Ce n'est pas là ce que Dieu attend de vous ; il veut que votre
épée dévore la chair des impies, jusqu'à ce qu'ils se convertissent et qu'ils
embrassent la doctrine de Dieu et de son prophète. Considérez donc, seigneur,
que le fort élevé par le prince de Servie est contraire à nos intérêts. Si
vous l'en chassez, nous aurons le passage libre eu Hongrie. Nous en tirerons
des sources d'or ; et quand nous serons maîtres de ce pays, nous irons en
Italie abattre la puissance des ennemis de notre foi[8]. » Le
sultan prêta l'oreille aux insinuations du vizir, et exigea de son beau-père
la cession de la forteresse de Semendra. Poussé aussi à. de nouvelles
entreprises contre Drakul, woïévode de Valachie, il le somma, ainsi que
Georges, de comparaître à sa cour. Au lieu d'obéir à cet ordre, le despote de
Servie mit en état de défense Semendra et recourut à Sigismond. Le roi de
Hongrie, qui, malgré ses apparences de bonne intelligence avec Amurath,
entretenait des relations secrètes avec ses ennemis, semblait capable de
reprendre heureusement la lutte contre les Turcs. Il venait alors de
déterminer par une loi fondamentale l'organisation militaire du royaume et
les services des vassaux. Georges lui céda sa place forte de Belgrade en
échange de quelques villes de Hongrie. Ce fut Sigismond qui porta seul le
poids de la colère du sultan. Pendant quarante-cinq jours l'armée ottomane
dévasta le pays, et, en se retirant, emmena soixante-dix mille prisonniers.
Malheureusement la mort empêcha le roi de Hongrie de tirer une vengeance
éclatante de ces ravages. Ses trois couronnes de Hongrie, de Bohême et
d'Allemagne ne passèrent pas sans difficulté sur la tête de son gendre Albert
et de sa fille Élisabeth. En quelques jours une sanglante rivalité divisa les
Hongrois de Bude et les Allemands de la suite d'Albert. Le massacre de tous
les étrangers, Allemands, Bohémiens, Italiens, vengea le meurtre d'un
seigneur hongrois ; mais le nouveau roi comprit qu'il fallait pardonner pour
rester sur le trône. Rassurés
par la mort de Sigismond, les Turcs avaient envahi la Servie. Au premier
mouvement de leur armée, Georges Brankovich confia la défense de Semendra à
son fils aîné Grégoire, et s'enfuit avec Lazare, le plus jeune, en Hongrie,
auprès du roi Albert. Quant au voïévode de Valachie, qui n'eut pas le temps
de s'échapper ou qui avait espéré conjurer l'orage, il fut saisi et enfermé
dans la tour de Gallipoli. Au bout de quelque temps, on lui demanda pour
otages ses deux fils, qui furent envoyés dans le fort de Nymphée en Orient,
avec ordre de les garder étroitement ; et, après avoir exigé de lui un
nouveau serment de fidélité, on les renvoya en Valachie. Cependant Amurath
avait formé le siège de Semendra, qui succomba après une vaillante et habile
défense de Grégoire et de Cantacuzène, son oncle maternel. Grégoire, fait
prisonnier, eut les yeux crevés, ainsi que son frère, retenu depuis longtemps
en otage à Andrinople, et ils furent transférés dans les prisons d'Amasra et
de Tokat. Après
avoir arrangé les affaires de Bohème, Albert se mit à la tête de son armée,
et voulut passer le Danube, afin d'enlever Semendra aux Turcs. Mais une
maladie contagieuse abattit ses 'troupes ; puis une terreur panique les
saisit, et elles prirent la fuite en criant : Le loup/ le loup ! Quoique
ce cri d'alarme fût déjà connu des Hongrois depuis Koloman, l'effroi général
le fit répéter à l'approche des troupes du sultan, qui attribuaient, comme
les Romains, un grand rôle à la louve dans leur origine. Cependant
l'empereur Jean II Paléologue, dans la crainte que la ruine des Servions et
des Hongrois ne retombât sur lui, et dans l'espoir de conjurer l'orage qui
menaçait les restes de l'empire, avait imploré le secours des princes latins
contre les Ottomans. Il renouvela même bientôt le projet de réunir les deux
églises, et, au mépris des avis de son père, il écouta, de bonne foi à ce
qu'il paraît, la proposition de s'aboucher avec le pontife romain dans un
concile général au-delà de la mer Adriatique. Du vivant de Manuel il avait
adressé au pape Martin V, qui avait envoyé à Constantinople le nonce Antoine
Massan, une lettre témoignant de son désir d'opérer la réunion. « Nous
voudrions, lui disait-il, que l'union se pût faire dès aujourd'hui ; mais le
nonce Antoine a vu de ses yeux l'état de nos affaires. Nous sommes presque
entièrement détruits. Cette ville et tout notre empire est exposé au glaive
qui le menace, et il n'est pas possible d'assembler les évêques d'Asie, ni
d'Europe, à cause de la guerre des infidèles. Sitôt que Dieu nous aura donné
la paix et quelque consistance à nos affaires, nous vous écrirons ; et, quand
nous aurons reçu votre réponse et l'assurance pour la dépense du concile,
nous voulons qu'il s'assemble de ce jour-là jusqu'à la fin de l'année. Nous
demandons encore que vous prononciez une excommunication terrible contre tous
ceux des vôtres qui nous laisseront seuls dans la guerre contre les
infidèles, étant cependant en paix avec eux. Ils doivent nous secourir, et ne
pas permettre aux infidèles d'avoir dans leurs vaisseaux des chrétiens armés
contre nous. » Après
la mort de Martin V, le monarque grec envoya au pape Eugène IV, son
successeur, une ambassade afin de le prier, suivant l'ordonnance de son
prédécesseur, de célébrer un concile pour l'union des Églises d'Orient et d'Occident.
Le pontife se montra favorable à sa demande, et promit aussi aux Grecs de les
défrayer pour venir au concile, et pour leur retour lorsqu'il serait terminé.
Plus tard, les Pères du concile de Bâle, qui ambitionnaient la gloire de
ramener les Grecs au giron de l'Église, députèrent des légats à l'empereur et
au patriarche de Constantinople pour les presser de se réunir à eux.
Paléologue n'était pas éloigné d'accepter celte proposition, et les Pères
catholiques reçurent honorablement ses ambassadeurs, parmi lesquels se
trouvait un parent du souverain, le protovestiaire Démétrius Paléologue ;
mais le choix du lieu pour le concile parut un obstacle insurmontable. On
disputa longtemps sur ce sujet ; les Grecs indiquèrent plusieurs villes de
l'Italie ou dans les environs du Danube, car l'empereur refusait obstinément
de traverser les Alpes ou la mer de Sicile. Les Latins voulaient que ce fût
Bâle, puisqu'il y était déjà tout assemblé. Les autres articles éprouvèrent
moins de difficulté : on convint de défrayer l'empereur et une suite de sept
cents personnes durant son voyage ; de lui faire remettre aussitôt une somme
de huit mille florins pour venir en aide à son clergé ; enfin d'accorder dans
son absence un secours de dix mille ducats, de trois cents archers et de
quelques galères pour veiller à la sûreté de Constantinople. Depuis
longtemps les Grecs conféraient avec Eugène IV et avec le concile sur
l'affaire de la réunion, que le pape avait fort à cœur de terminer, et Jean
II Paléologue, au milieu de sa triste situation, était flatté de voir les
puissances ecclésiastiques de l'Occident rechercher à l'envi son amitié. Dans
l'intention de plaire aux Grecs, le pontife romain était déterminé à
transporter du Rhin sur le Pô le concile, auquel il se proposait d'assister
en personne. De toutes les villes de l'Italie, celle de Ferrare, située sur
les bords de la mer Adriatique, lui paraissait la plus commode. Mais les
Pères de Bâle, peu disposés à lui être agréables, prirent un parti tout
opposé, et offrirent seulement de transférer le concile à Avignon ou dans
quelque autre ville de la Savoie. Pendant que le pape et le concile
discutaient sur cet article, les légats d'Eugène décidèrent les Grecs à
préférer l'Italie à la Savoie comme plus voisine, et l'affaire fut conclue
avec l'empereur grec (1437). Les
légats restés à Bâle priaient cependant les Pères au nom du chef de l'Église
de se désister de leur résolution, en faveur des Grecs. Mais ils ne voulurent
point désigner d'autre lieu que la ville d'Avignon, et n'eurent point égard
aux plaintes des Grecs, qui les accusaient d'une dureté excessive. L'un des
ambassadeurs, Jean Dishypate, procureur de l'empereur des Romains et du
patriarche de Constantinople, joignit même à ces plaintes une protestation
conçue en ces termes : « Les Grecs m'ont envoyé pour vous représenter quatre
choses : 1° Tous ceux qui composent l'Église orientale sont prêts à venir
dans le temps marqué par l'acte en forme de décret, dont ils ne prétendent se
départir en aucune manière. : 2° Je suis chargé de vous solliciter de remplir
dans le temps prescrit tout ce qui est compris dans ce décret, parce que, si
l'on y manquait en la moindre des choses, il s'ensuivrait de grands
inconvénients. 3° Je dois savoir si le lieu qui sera choisi est du nombre de
ceux qui sont nommés dans le décret, et nous est commode à nous, aux Grecs et
au pape, parce que sa présence nous est très-nécessaire en cette affaire, et
que nous ne croyons pas qu'on puisse rien faire de bon sans lui. 4° Je dois
voir les galères sur lesquelles nous devons venir, et les recevoir avec les
trois cents arbalétriers portés par le décret. Si tout ne s'exécute pas, je
dois protester, comme je proteste en effet, que c'est par votre faute, et non
par la nôtre, que l'union ne s'accomplit pas. « Je
suis venu, comme vous voyez, avec de grandes peines et de grands périls : et
j'ai trouvé que quelques-uns d'entre vous ne veulent point choisir de lieu,
ou, ce qui est pire, qu'ils en ont choisi un qui n'est point nommé dans le
décret, et où le pape ne viendra jamais ni n'enverra ses légats. Ils veulent
que nous venions d'Orient à. Bâle par un chemin très-long, très-dangereux et
très-incommode pour nous ; ils veulent que nous traversions une grande mer,
pleine de pirates ennemis de tous les chrétiens. Ce qui m'étonne, c'est de
voir que nos vieux prélats sont venus du Caire, de Jérusalem, d'Alexandrie,
d'Antioche, et même de Russie, jusqu'au pape, pour l'affaire des infidèles,
et que ces prélats, avec l'empereur et le patriarche de Constantinople, qui
est très-vieux, doivent encore venir par mer et par les terres des Turcs,
durant plusieurs centaines de lieues, jusque dans le pays des Latins ; et
vous ne voulez pas faire huit à dix journées dans votre pays en paix et en
santé ! « C'est
pourquoi, si vous ne pourvoyez dans le temps à nommer un autre lieu commode
pour nous et pour le pape, je proteste, au nom de l'empereur et de toute
l'Église orientale, et devant Dieu et ses anges, et devant tout le monde,
qu'il ne tient pas à nous que les articles du décret fait entre vous et nous
ne soient exécutés dans leur temps. Vous en aurez de la confusion par tout le
monde, et en rendrez compte au jugement de Dieu[9]. » Afin
d'abréger toutes les lenteurs, Eugène IV déclara le concile transféré à
Ferrare, et s'empressa d'envoyer à Constantinople de l'argent et neuf galères
équipées à Venise et dans l'île de Candie. Paléologue hésita quelque temps
encore, avant de quitter son palais et son pays, de tenter cette entreprise.
Il se rappelait alors les conseils de Manuel. Mais, débarrassé, par une
réponse équivoque des députés, des Pères de Bâle, il annonça la résolution de
s'embarquer sur les galères du pape. Le patriarche Joseph, que son grand âge
rendait plus susceptible de crainte que d'espoir, céda néanmoins à la volonté
de l'empereur. Les cinq porte-croix ou dignitaires de Sainte-Sophie furent
attachés à sa suite. Dans une liste choisie de vingt prélats du premier
ordre, tous distingués par leur mérite, on trouvait Marc, archevêque
d'Éphèse, et Bessarion, évêque de Nicée, élevés à cette dignité par la
confiance qu'inspiraient leur savoir et leur éloquence ; Denis, archevêque de
Sardes ; Isidore, archevêque de Kiovie, métropolitain de Russie, et les
évêques d'Héraclée, de Cyzique et de Nicomédie. On eut soin de leur associer
quelques moines, un grand nombre de personnes éclairées du second ordre,
outre plusieurs officiers de l'empire. Jean Justinien prétend que les Grecs
étaient au nombre de sept cents. L'empereur avait obtenu (les pouvoirs des
patriarches d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, dont il chargea ceux
des prélats qui devaient les représenter au concile. Un vaisseau reçut les
vases précieux de Sainte-Sophie, afin qu'il Mt permis au patriarche
d'officier avec toute la pompe ordinaire, et l'empereur employa tout l'or
qu'il put rassembler à décorer son char et son lit d'ornements mas-sirs.
Mais, tout en s'efforçant de soutenir l'extérieur de leur ancienne
magnificence, les Grecs se disputaient l'argent que leur avait envoyé le
pape. Lorsque
tous les préparatifs furent terminés, Jean II Paléologue, accompagné de son
frère Démétrius, de plusieurs sénateurs et des premiers personnages de l'État
et de l'Église, s'embarqua sur huit vaisseaux à voiles et à rames, traversa
le détroit de Gallipoli, entra dans l'Archipel, et passa dans le golfe
Adriatique. Après une fatigante navigation de soixante-dix-sept jours, cette
escadre jeta l'ancre devant Venise (8 février 1438). La seigneurie fit avertir
l'empereur de ne point sortir de sa galère jusqu'au lendemain, afin qu'il fût
reçu dans la ville avec tous les honneurs dus à son rang. Le jour suivant,
dès le matin, le doge et les sénateurs montèrent le vénérable Bucentaure,
suivi de douze puissantes galères, et allèrent rendre leurs hommages à Paléologue,
qu'ils trouvèrent assis sur un riche trône placé sur la poupe de son
vaisseau. La mer disparaissait sous des milliers de gondoles dont la couleur
habituellement sombre était relevée ce jour-là par des draperies de brocart
aux teintes éclatantes ; l'air retentissait du bruit des cloches de toutes
les églises, des sons de la musique et des joyeuses acclamations des
innombrables spectateurs ; les matelots, vêlas de brillantes livrées,
battaient fièrement l'eau de la rame et de l'aviron ; les vaisseaux, sur
lesquels les armes de Venise s'unissaient à celles de Rome, resplendissaient
de soie et d'or. Tout était fête, allégresse et magnificence. La marche
triomphale remonta le grand canal, et passa sous le pont de Rialto. Il serait
difficile de peindre la surprise qu'éprouvèrent le monarque grec et son
cortége à la vue de la première et de la plus belle ville du monde chrétien.
Ils contemplaient avec admiration ces palais de marbre, bâtis sur les deux
côtés du canal et s'élevant majestueusement du sein de l'onde, les tentures bariolées
qui pendaient aux fenêtres gothiques, les longues bannières qui flottaient
au-dessus des portes, et l'immense population de Venise la Superbe ; mais ils
soupirèrent à la vue des dépouilles jadis enlevées par les Latins au sac de
Constantinople. Informé
de l'arrivée de l'empereur à Venise, le pape l'envoya complimenter par le
cardinal de Sainte-Croix, qui avait ouvert le concile à Ferrare. Le marquis
de Ferrare, Nicolas d'Este, l'accompagnait ; il offrit à Paléologue sa ville
et ses États. Le cardinal Julien félicita aussi ce prince sur son heureuse
arrivée, et sur la sainte résolution qu'il avait prise de traiter d'une
réunion sincère et parfaite. L'empereur, de son côté, députa au saint-père
deux abbés et trois officiers pour lui rendre ses devoirs. Le 28 février il
partit de Venise, où il laissa le patriarche, et continua sa route
alternativement par terre et par eau jusqu'à Ferrare. On avait tout disposé
afin de le traiter avec les honneurs accordés autrefois à l'empereur
d'Orient. Le
marquis d'Este alla le recevoir à la descente. Tons les cardinaux, suivis
d'un grand nombre de prélats, se portèrent au-devant de lui hors de la ville.
Il fit son entrée sur un cheval noir magnifiquement orné ; mais on conduisait
devant lui un cheval blanc, d'une rare beauté, couvert d'une housse de
velours cramoisi, et dont le harnais était enrichi d'aigles en broderies
d'or. Il marcha jusqu'au palais du pape sous un dais de couleur bleu céleste,
soutenu par les enfants et les plus proches parents du marquis. Le prince
grec ne descendit de cheval qu'au pied de l'escalier ; à la porte de
l'appartement il trouva le pape, qui l'embrassa paternellement et le
conduisit à un siège placé à sa gauche. Après quelques moments d'entretien,
Eugène IV le fit conduire avec la même pompe, au son des trompettes, dans le
palais qu'on lui avait préparé ; Paléologue y fut traité avec une
magnificence toute royale. Trois
jours s'étaient écoulés depuis l'entrée de l'empereur, lorsque le patriarche,
demeuré à Venise avec une partie des métropolitains et des évêques, arriva
par eau à Ferrare ; sur une galère du marquis d'Este qui ressemblait à un
palais flottant. Quatre cardinaux accompagnés de vingt-cinq évêques, d'un
grand nombre d'autres prélats et officiers du pape, du marquis d'Este avec
ses enfants et le corps de la noblesse, allèrent recevoir le patriarche à la
descente du vaisseau ; on amena aussi des chevaux et des mulets pour lui et
sa suite. C'est ainsi qu'ils entrèrent à Ferrare, le patriarche s'avançant à
cheval au milieu de deux cardinaux. Aussitôt ils allèrent au palais du pape,
où Joseph mit pied à terre. On le conduisit ensuite jusqu'à la porte de la
chambre secrète ; Eugène IV l'attendait sur un trône fort élevé, ayant à sa
droite les cardinaux sur des sièges inférieurs. Le patriarche se présenta
accompagné seulement de six métropolitains d'Orient. Le pape se leva de son
trône pour le recevoir, et lui donna le baiser de paix ; il reçut les autres
étant assis ; ils lui baisèrent la main droite et la joue. Le patriarche
occupa à sa gauche un siège semblable à celui des cardinaux. Au bout
de quelques jours, l'empereur pria le pape d'assembler le concile général,
auquel assistaient non-seulement les évêques, mais encore les rois et les
princes de l'Europe, en personne ou par leurs lieutenants. Eugène lui dit que
cela était impossible, à cause des divisions qui régnaient entre eux. Comme
Paléologue insistait toujours, le pape, ne pouvant faire autrement, demanda
un délai de quatre mois, qui lui fut accordé. Alors il envoya partout des
lettres et des nonces. On résolut néanmoins de tenir le neuvième jour
d'avril, qui était le mercredi saint, la première séance avec les Grecs, et,
en attendant l'arrivée des princes et des prélats latins, de ne laisser pas
de discuter sur les dogmes de la religion. Sur la
question d'étiquette, on convint que le pape serait placé dans une chaire à
la première place du côté droit, devant le rang des Latins, et que le trône
de l'empereur grec serait du côté gauche, à la même hauteur, en face de la
seconde place du siège vacant de l'empereur d'Allemagne, puis celui du
patriarche de Constantinople, des vicaires des autres patriarches et des
évêques grecs. Paléologue,
suivi d'une troupe de favoris, passa dans un vaste monastère, situé
agréablement, à six milles de Ferrare, le délai de quatre mois accordé aux
princes latins pour se rendre au concile. Oubliant dans les plaisirs de la
chasse les graves questions soumises à la décision de l'Église et les
calamités de l'État, il ne s'occupait qu'à détruire le gibier, sans vouloir
écouter les justes plaintes du marquis et des laboureurs. Pendant ce temps,
ses malheureux Grecs enduraient tous les maux de l'exil et de la pauvreté. De
plus, la peste survint à Ferrare, et Denys, évêque de Sardes, vicaire du
patriarche de Jérusalem, en mourut. Dans ces circonstances, le pape proposa à
l'empereur et au patriarche de transférer le concile à Florence. Ils y consentirent,
mais ils furent à peine arrivés que le patriarche Joseph, fort avancé en âge,
tomba malade (1439).
Enfin ce fut dans cette ville qu'après de graves et solennelles discussions,
l'empereur et les prélats grecs abjurèrent toute doctrine contraire à celle
de l'Église romaine, excepté Marc d'Éphèse, qui persista dans son
obstination. Le jeudi 4 juin, on rédigea par écrit l'acte d'union, dont on
fit trois exemplaires. On en envoya un au pape, l'empereur en prit un, et le
patriarche, le troisième. Il portait : « Nous sommes d'accord avec vous :
l'addition que vous avez faite au symbole vient des saints Pères. Nous
l'approuvons, et nous disons que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils
comme d'un seul principe. » Le
patriarche fut surtout ravi du triomphe si glorieux de la vérité, et il
voulait qu'on publiât aussitôt le décret de l'union, afin d'avoir avant sa
mort la consolation de voir l'accomplissement de cet important ouvrage. Mais
le vénérable pontife n'eut pas la satisfaction qu'il souhaitait : le mardi au
soir, 9 juin, on vint tout à coup dire aux prélats grecs que le patriarche
était mort. lis coururent au monastère des dominicains, où il était logé, et
apprirent de ses serviteurs qu'après souper il s'était retiré, selon sa
coutume, dans son cabinet, et qu'ayant pris du papier et un roseau, il se mit
à écrire. Mais bientôt, saisi d'un tremblement et d'une grande agitation, il
avait expiré. Ses dernières paroles avaient été des paroles de paix et de
charité. Les évêques, étonnés, lurent ce qu'il avait écrit, l'acte contenant
ses dernières volontés. Il était conçu en ces termes : « JOSEPH par la miséricorde de Dieu
archevêque de Constantinople, la nouvelle Rome, et patriarche œcuménique :
Puisque me voici arrivé à la fin de nia vie et près de payer la dette commune
à tous les hommes, j'écris par la grâce de Dieu, très-clairement, et souscris
mon dernier sentiment, que je fais savoir à tous mes chers enfants. Je
déclare donc que tout ce que croit et enseigne la sainte Église catholique et
apostolique de Notre-Seigneur Jésus-Christ, celle de l'ancienne Rome, je le
crois aussi, et que j'embrasse tous les articles de cette croyance. Je
confesse que le pape de l'ancienne Rome est le bienheureux père des pères, le
pontife suprême et le vicaire de Jésus-Christ, pour rendre certaine la foi
des chrétiens. Je crois aussi le purgatoire des âmes. En foi de quoi j'ai
signé cet écrit, le 9 juin 1439. » De
l'avis des prélats, l'empereur envoya le jeudi suivant prier le pape de
donner une église pour enterrer le corps du patriarche et de permettre de
célébrer ses funérailles suivant l'usage des Grecs, mais promptement et sans
appareil. Eugène IV désigna l'église Saint-Marc-la-Nouvelle, qui était celle
du monastère des dominicains. Le patriarche fut enterré avec toute la
magnificence due à sa dignité, revêtu de ses habits pontificaux. L'empereur,
un grand nombre de cardinaux, les évêques latins, les magistrats et les
principaux citoyens de Florence, honorèrent ses obsèques. Enfin,
après de longues et vives discussions sur les points contestés de part et
d'autre, on tint une dernière session du concile le lundi 6 juillet 1439,
dans l'église cathédrale de Florence, avec la plus grande solennité. Là fut
publié le décret d'union, en forme de bulle, du pape Eugène, décret que
déterminent ces paroles par lesquelles les Grecs reconnaissaient la
suprématie du pape : « Nous décidons aussi que le Saint-Siège de Borne, et le
pape qui le remplit, a la primauté dans tout le monde ; que le pape est le
successeur de saint Pierre, le vrai vicaire de Jésus-Christ, le chef de toute
l'Église, le père et le docteur de tous les chrétiens, et que Jésus-Christ
lui a donné, en la personne de saint Pierre, la pleine puissance d'enseigner
et de gouverner l'Église universelle, comme il est contenu dans les actes des
conciles universels et dans les saints canons. « Renouvelons
l'ordre des autres patriarches, en sorte que celui de Constantinople soit le
second après le pape, irai d'Alexandrie le troisième, celui d'Antioche le
quatrième, celui de Jérusalem le cinquième, sauf tous leurs privilèges et
leurs droits. » Cette
bulle fut souscrite par le pape Eugène, l'empereur Jean H Paléologue, huit
cardinaux, deux évêques ambassadeurs de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et
d'un grand nombre de prélats grecs et latins. Après que tous eurent signé,
ils baisèrent les mains du pape, s'embrassèrent les uns les autres en signe
d'union, et ensuite se séparèrent. Eugène
IV pressait les Grecs d'élire avant leur départ un patriarche à la place de
Joseph, promettant de confirmer celui qui serait élevé à cette dignité. Nais
l'empereur et les prélats n'y voulurent jamais consentir, disant qu'on ne
pouvait procéder à l'élection d'un nouveau patriarche ailleurs que dans la
cathédrale de Sainte-Sophie. Ils demandèrent ensuite avec instance leur
retour et le paiement des arrérages qui leur étaient dus. Le pape leur donna
généreusement beaucoup plus qu'il ne leur avait promis par son traité. Quelque
temps auparavant, il s'était engagé à leur fournir des galères et de l'argent
pour les ramener à Constantinople, plus de trois cents chevaliers et deux
galères entretenus à ses dépens pour la garde de la capitale ; à faire
mouiller dans le port de Byzance tous les vaisseaux qui transporteraient des
pèlerins à Jérusalem, et à solliciter dans une occasion pressante les secours
des nations chrétiennes. Le 26
août, Jean Paléologue quitta Florence, où sa présence et celle des premiers personnages
de son empire dans l'ordre civil et religieux avaient imprimé une impulsion
extraordinaire à l'amour de l'antiquité classique. Il était accompagné de
trois cardinaux et d'un grand nombre de prélats, qui le conduisirent jusque
sur les frontières de la république. De là il se rendit à Venise, et les
Grecs y officièrent solennellement dans une église des Latins. Ils
demeurèrent quelque temps dans cette ville, et ne s'embarquèrent que le 11
octobre suivant, sur les galères qu'on leur avait préparées pour retourner à
Constantinople. Ils y arrivèrent le 4er février de l'année 1440. Ils avaient
laissé en Italie l'évêque de Nicée, le savant Bessarion, qui obtint la pourpre
ecclésiastique, et fut toujours considéré à Rome comme le chef et le
protecteur des Grecs. En
débarquant sur la rive de Byzance, ils furent salués ou plutôt assaillis par
le murmure général du clergé, du peuple et surtout des moines, qui
gouvernaient presque seuls les consciences. Depuis deux ans qu'avait duré
leur absence, la capitale était privée de ses chefs civils et
ecclésiastiques, et le fanatisme fermentait au milieu de l'anarchie. Avant
son départ pour l'Italie, l'empereur avait flatté ses sujets d'un prompt et
puissant secours. Mais, trompés dans leur attente, ils se livrèrent à
l'indignation ; ils accablèrent d'injures les prélats qui avaient souscrit le
décret d'union, et comblèrent de louanges Marc d'Éphèse, pour avoir refusé
son adhésion. On le regarda comme l'unique défenseur de son pays. Cette
persécution intimida ceux qui avaient abjuré le schisme, et presque tous se
rétractèrent. « Nous avons, disaient-ils, vendu notre foi, nous avons changé
de religion avec impiété, nous avons trahi le pur sacrifice pour les azymes.
» Quand on leur demandait : « Pourquoi avez-vous signé l'union ? » ils
répondaient : « Nous avions peur des Italiens. » Si l'on ajoutait : « Les
Italiens vous ont-ils donc torturés, flagellés, mis en prison ? » Ils
répondaient : « Non, ils n'ont pas employé la violence ; mais qu'on abatte la
main qui a souscrit, qu'on arrache la langue qui a prononcé le symbole des
Latins. » Le
lâche repentir de ceux qui avaient adopté la doctrine des Latins rendit Marc
d'Éphèse plus insolent. Le zèle de l'empereur se trouva ralenti par ses
démêlés avec son frère Démétrius, démêlés qui causèrent une guerre civile.
Marc était d'autant plus fier, qu'il n'y avait point alors de patriarche à
Constantinople pour s'opposer à ses entreprises. Il écrivit contre l'union
une longue lettre circulaire, qu'il adressa au patriarche. Mais Joseph,
évêque de Méthone, justifia, dans une espèce de dialogue entre lui et Marc,
tout ce qui s'était passé à Florence, et reprocha fortement à l'audacieux
schismatique son opiniâtreté, ses fourberies et ses mensonges. Les partisans
de Marc écrivirent aussi et répandirent en Orient, et surtout à
Constantinople, de nombreuses calomnies. Les uns assuraient que les Grecs
s'étaient laissé corrompre par des présents, et que les Latins les avaient
forcés de signer en les laissant mourir de faim. Les autres soutenaient qu'on
avait renversé tous les fondements de la foi, condamné la doctrine des
anciens Pères, et changé les saintes cérémonies de l'Église grecque.
Bessarion et d'autres réfutèrent victorieusement toutes ces calomnies des
schismatiques ; mais les Grecs, ennemis des Latins, n'en demeurèrent pas
moins obstinés dans l'erreur. On en vint même au point de ne plus vouloir se
trouver au service divin avec ceux qui avaient assisté au concile de Florence
; on les fuyait comme des impies et des excommuniés. Afin
d'étouffer la flamme de la discorde religieuse, que propageaient l'exemple et
les écrits de Marc d'Éphèse et de ses nombreux adhérents, l'empereur prit la
résolution de faire élire un patriarche à la place de Joseph. Il espérait par
ce moyen ramener plus aisément les schismatiques. Il fallait choisir un homme
plein de zèle et de fermeté. Il jeta les yeux sur les archevêques d'Héraclée
et de Trébizonde, qui refusèrent le poste vacant, et attristèrent le monarque
par un changement auquel il ne s'attendait pas. Enfin on élut Métrophanes de
Cyzique, qui avait signé le sixième au concile de Florence. Il fut sacré dans
l'église Sainte-Sophie, et prit possession du siège de Constantinople la
veille de l'Assomption. Appuyé de l'autorité de l'empereur, le nouveau
patriarche fit tout ce qu'on pouvait attendre d'un homme de bien pour engager
les Grecs à renoncer au schisme. D'un autre côté, le pape Eugène envoya le
cardinal de Venise, son neveu, pour seconder le zèle du patriarche. Hais,
soit que Paléologue craignît d'irriter Amurath, qui avait conçu quelque
jalousie de l'intelligence apparente des Grecs et des Latins ; soit qu'il
n'espérât presque plus rien de ceux-ci depuis la mort de l'empereur Albert ;
soit enfin qu'il appréhendât d'exciter une révolte dans Constantinople, dont
presque tous les habitants étaient déclarés contre l'union, il est certain
que son zèle se refroidit, ainsi que le pape s'en plaignit dans une lettre à
Constantin son frère. Réunis au peuple et au clergé, les schismatiques repoussèrent pendant trois ans le patriarche catholique nommé par l'empereur, et après la mort de ce vertueux prélat ils firent vaquer son siège pendant trois ans. « Infortunés, s'écrie l'historien Ducas, vous êtes insensibles à la juste colère du Dieu qui se venge ; vos entrailles ne sont émues par aucune pensée, par aucun désir de paix. Si un ange descendait du ciel pour sous dire : Gardez la paix et l'unité, et je chasserai l'ennemi de la ville, vous n'y consentiriez jamais, ou bien vos paroles seraient hypocrites et menteuses. Ils savent que je dis vrai, ceux qui préfèrent la domination des Turcs à celle des Francs[10]. » |
[1]
Ducas, chap. 28.
[2]
Ducas, chap. 16.
[3]
Joannis Canano, Narratio de bello Constantinopolitano, p. 189.
[4]
Joannis Canano, p. 193.
[5]
Ducas, chap. 29.
[6]
Anagnosa, De excidio Thessalonicensi, t. XI, p. 105.
[7]
Ducas, chap. 29.
[8]
Ducas, chap. 30.
[9]
Fleury, Histoire ecclésiastique.
[10]
Ducas, chap. 31, 39.