HISTOIRE GÉNÉRALE DE NAPOLÉON BONAPARTE

GUERRE D'ITALIE. - TOME SECOND

 

CHAPITRE XVI.

 

 

Naples effrayée du voisinage des états populaires ; révolte dans la Grafignane. — Bonaparte fait la guerre aux dilapidateurs. — Plaintes du provéditeur général de Venise contre l'armée. — Réponse énergique de Bonaparte. — Il fait surprendre et occuper Bergame, foyer de complots. — Arrestation d'un espion porteur d'une lettre de l'Empereur à Wurmser. Mission de Clarke à Vienne, pour proposer un armistice et négocier la paix. — Conditions du Directoire Bonaparte se déclare contre l'armistice. — L'Empereur ne reconnait pas la République et refuse de traiter. — État des partis dans les États d'Italie révolutionnés. — Congrès de Reggio. — République cispadane constituée. — Alarmes des patriotes en Lombardie.

 

Constituer des peuples d'Italie en états populaires, c'était jeter l'alarme parmi les princes ; ils craignaient ce voisinage et la contagion de l'exemple. Le roi de Naples fit demander des explications propres à le rassurer. Le Directoire convint que ni les troupes françaises, ni les milices nationales de Bologne, Ferrare et autres États confédérés, ne pénétreraient dans les États de l'Église jusqu'à ce que le pape se fût définitivement expliqué sur l'armistice conclu entre la république française et lui, et que la France ne favoriserait en aucune manière les innovations que les peuples de l'Italie méridionale pourraient désirer dans leurs gouvernements. Le Directoire invita le général en chef à prendre des mesures telles que cette disposition fût fidèlement observée, aussi longtemps que le roi de Naples se montrerait lui-même religieux observateur des traités[1].

Mais la haine et la mauvaise foi de ce cabinet, le peu de respect qu'il portait à sa signature et à ses traités, étaient tels, que, longtemps après la conclusion de la paix, il se plaisait à inquiéter l'Italie par des mouvements de troupes sur les frontières, et des menaces offensives, comme si l'on eût été en effet en état de guerre. Il serait difficile d'exprimer l'indignation qu'excitait ce défaut de toute pudeur et de tout respect humain, et qui devait entraîner enfin la perte de ce cabinet[2].

La révolution cispadane avait nécessairement pour ennemis le duc de Modène, le pape, leurs adhérents et les agents de l'Autriche. Ils se concertèrent pour opérer dans les Apennins une insurrection qui aurait suscité beaucoup d'embarras à Bonaparte, lorsqu'il aurait été aux prises avec l'ennemi. Des soulèvements éclatèrent sur plusieurs points dans la Grafignane, à Castel-Nuovo, à Comordia, à Carrare. Mais dans ces cas-là, si l'on parvenait à tromper la vigilance de Bonaparte, il était prompt comme la foudre pour arrêter dès le principe ces révoltes. Il détacha de suite le général Rusca avec une petite colonne mobile composée en grande partie de troupes cispadanes, avec ordre de se rendre à Castel-Nuovo, de faire arrêter et fusiller six chefs, et brûler la maison d'une famille très-connue pour être à la tête de la rébellion ; après quoi de publier un pardon général, et de faire prêter par le gouvernement de Modène, la ville de Castel-Nuovo et les villages révoltés, un nouveau serment à la république française. Après avoir terminé à Castel-Nuovo, Rusca devait aller faire la même opération à Carrare. Mettez de l'éclat, écrivait-il à ce général[3], pour en imposer. Faites courir le bruit que j'envoie 6.000 hommes. Dépêchez-vous, et punissez sévèrement les coupables, afin que l'envie ne leur prenne pas de se révolter lorsque nous pourrions être occupés. Ce n'est pas qu'il y ait quelque chose à craindre tant que nous serons vainqueurs ; mais à la moindre vicissitude, ils pourraient remuer, ce qui serait d'un mauvais exemple pour les fiefs impériaux et pour les habitants des Apennins. Lorsque la tranquillité sera parfaitement rétablie et que vous aurez mis les patriotes en place, faites ce qui pourrait être nécessaire pour effrayer les malveillants et contenter le peuple.

Le général en chef donna en même temps à son aide-de-camp Lavalette une mission dont l'objet prouvait la confiance qu'il avait déjà dans la sagesse et le bon esprit de cet officier. Elle consistait à aller à Plaisance, à Parme, à Reggio, à Modène, à se rendre ensuite dans la Grafignane auprès du général Rusca. Il devait examiner à Plaisance la situation des tètes du pont, de l'artillerie, de la garnison, des hôpitaux, des magasins, en faire des inventaires ou états. A Parme, il lui était prescrit de se rendre chez le duc, de le complimenter de la part de Bonaparte sur son traité avec la République, de remettre à son premier ministre une lettre dans laquelle Bonaparte le priait de faire confectionner 2.000 paires de bottes et 25.000 de souliers. Lavalette était chargé de recueillir dans toutes les villes les noms des Français qui y étaient, avec des notes sur ce qu'ils faisaient et le temps depuis lequel ils y étaient, de faire même arrêter ceux qui s'y trouvaient sans raisons, et notamment un aventurier nommé Lemarais, qui s'était dit longtemps aide-de-camp du général en chef, et un commissaire nommé Fleuri, et de les faire traduire sous bonne escorte à Milan ; de faire connaître ce qui pourrait caractériser l'esprit des habitants de Modène et Reggio, et la manière dont se conduisaient les légions italiennes[4].

Le général Rusca exécuta avec fermeté et modération les ordres du général en chef ; les troubles furent promptement apaisés, les rebelles se soumirent. La révolte fut principalement imputée au frère Zoccolente Magesi, cordelier à Castel-Nuovo, qui se sauva quand il sut les Français en marche. Ce scélérat, ainsi que l'appelait Bonaparte, se retira à Venise. Il chargea Lallemant d'en demander au sénat l'arrestation[5].

Un détachement de 200 hommes de troupes françaises passant à Sienne y fut insulté par des habitants. Le gouverneur fit tout ce qui dépendait de lui pour les réprimer. Le secrétaire de légation Fréville en informa Bonaparte qui lui répondit[6] : Le temps n'est pas éloigné où nous verrons si les habitants de Sienne soutiendront ce ton de mépris qu'ils paraissent manifester chez eux pour l'armée française. Ils sont les seuls du brave peuple toscan qui se soient écartés des sentiments d'estime qu'on professe assez généralement pour la République. N'entretenez pas la cour de Toscane de ces vétilles. Lorsque le moment sera venu, j'ordonnerai à un général d'apprendre aux habitants de Sienne qu'on n'insulte pas impunément l'armée, et que tôt ou tard on la trouve chez soi en bon nombre et quand on s'y attend le moins. Alors il ne sera plus temps de se repentir.

Pendant l'inaction des armées française et autrichienne, occupées, l'une à réparer ses pertes, l'autre à se remettre de ses glorieuses fatigues, dans les intervalles de repos que laissait la lassitude des combats, et que Bonaparte appelait ses moments de loisir, il luttait avec plus de constance que de succès contre les désordres de l'administration. Les forces de la coalition européenne venaient se briser contre lui ; les fournisseurs et les comptables le bravaient presque impunément. Il profita de son séjour à Milan pour attaquer d'innombrables abus sur lesquels les mouvements rapides de l'armée ne lui avaient pas permis de porter un coup-d'œil assez sévère. C'était un contraste affligeant avec le dévouement héroïque du soldat ; c'était le côté honteux de la guerre.

La compagnie Flachat qu'il avait crue composée d'hommes actifs, honnêtes et bien intentionnés, n'était qu'un assemblage d'hommes sans consistance et sans crédit ; elle était formée de Flachat, de Laporte, de Peregaldo et de Payen. Peregaldo, de Marseille, avait renié sa patrie et s'était fait Génois. Il était un de ceux qui étaient sortis de Gênes, en répandant que Bonaparte allait bombarder cette ville. Le général en chef l'avait fait arrêter et chasser de Lombardie. Devons-nous souffrir, écrivait il, que de pareilles gens, plus malintentionnés et plus aristocrates que les émigrés mêmes, viennent nous espionner, soient toujours avec le ministre de Russie à Gênes, et s'enrichissent encore avec nous ? Cependant c'est à de pareils hommes qu'on a confié tous les intérêts de la République en Italie. Ce ne sont pas des négociants, mais des agioteurs comme ceux du Palais-Royal.

Cette compagnie n'acquittait les mandats de la trésorerie qu'avec une perte de 15 ou 20 pour cent ; elle faisait de mauvaises fournitures ; elle était soupçonnée d'avoir corrompu les gardes-magasins pour un versement factice de 80.000 quintaux de blé. Pour les transports de fonds on leur accordait cinq pour cent ; leur marché était onéreux.

Le général en chef signalait encore peu favorablement Lachèze, consul français à Gênes, le commissaire-ordonnateur Gosselin, le commissaire-ordonnateur Flack. Excepté l'ordonnateur en chef Denniée, le commissaire - ordonnateur Sucy, les commissaires Boinod, Mazade, et deux ou trois autres, il n'estimait pas le reste ; au lieu de surveiller, ils donnaient les moyens de dilapider en signant tout. Il y en avait trois en jugement, l'un pour avoir vendu une caisse de quinquina que le roi d'Espagne envoyait à l'armée, l'autre pour avoir vendu des matelas. Ils avaient vendu cinquante mille aunes de toile fine que la ville de, Crémone avait fournies pour les hôpitaux. Je m'arrête, écrivait Bonaparte au Directoire, tant d'horreurs font rougir d'être Français. Vous avez calculé sans doute que vos administrateurs voleraient, mais qu'ils feraient le service et auraient un peu de pudeur ; ils volent d'une manière si ridicule et si impudente que, si j'avais un mois de temps, il n'y en a pas un qui ne pût être fusillé. Je ne cesse d'en faire arrêter et traduire au conseil de guerre ; mais on achète les juges ; c'est ici une foire, tout se vend.

Il réclamait la destitution de tous ces commissaires, quoique peut-être ils ne demandassent pas mieux, et qu'on lui en envoyât de probes, s'il y en avait.

Passant aux agents de l'administration, Bonaparte n'en faisait pas un tableau plus consolant.

Sonolet, agent des vivres, Ozou, fournisseur des fourrages, Thévenin, agent des charrois, étaient des fripons qui ne faisaient pas leurs services. Ce dernier était un voleur affectant un luxe insultant, bon à arrêter, à retenir six mois en prison, et qui pouvait payer 500.000 francs de taxe de guerre. Les charrois étaient pleins d'émigrés ; ils s'appelaient royal charrois, portaient le collet vert et n'étaient que des espions. Il n'y avait pas un agent qui ne désirât la défaite de l'armée et qui ne correspondît avec l'ennemi. Ils disaient le nombre des troupes et détruisaient le prestige. Aussi Bonaparte se gardait-il plus d'eux que de Wurmser. Il n'en avait jamais avec lui ; pendant ses expéditions, il nourrissait son armée sans eux, et cependant ils n'en présentaient pas moins le compte de leurs fournitures. Collot, seul, faisait son service avec exactitude ; il avait du zèle et de l'honneur.

Les dénonciations que je fais, ajoutait le général en chef[7], sont des dénonciations en âme et conscience comme juré. Vous sentez que dans ma place et avec mon caractère, je ne vous dénoncerais pas ces gens-là, si j'avais le temps de ramasser des preuves contre eux. Mais je suis obligé de partir demain pour l'armée : grande joie pour tous les fripons. Je ne vous parle ici que des grands voleurs. En leur faisant une guerre ouverte, il est clair que je soulève contre moi mille voix qui vont chercher à pervertir l'opinion. Je comprends que si, il y a deux mois, je voulais être duc de Milan[8], aujourd'hui je voudrais être roi d'Italie ; mais tant que mes forces et votre confiance dureront, je ferai une guerre impitoyable aux fripons et aux Autrichiens.

 

La comptabilité des dépenses de l'armée fournit aussi au général en chef l'occasion d'adresser au Directoire des observations importantes. Depuis six mois qu'elle était en campagne, elle n'avait dépensé que onze millions, parce qu'elle avait longtemps vécu de réquisitions, qu'elle avait eu des denrées en nature de Modène, Parme, Ferrare, Bologne, de l'intérieur de la République, et qu'elle avait souvent vécu des magasins ennemis. Une différence de quatre ou cinq millions entre le compte du payeur et celui des commissaires du Gouvernement avait donné lieu à des calomnies contre l'ordonnateur Denniée, quoique sans talents transcendants, homme d'ordre et bon travailleur.

Suivant le général en chef, cette différence provenait de ce que les commissaires du Gouvernement avaient eux-mêmes ordonné et fait payer des dépenses sans le concours du payeur et de l'ordonnateur, ce qui était subversif de tout ordre et de toute comptabilité. Ils avaient ainsi alloué des gratifications ou indemnités à des officiers faits prisonniers, ce qui produisait un mauvais effet. Au moindre petit échec, chacun disait avoir perdu son porte-manteau ; les conseils d'administration signaient tout ce qu'on voulait. Pour mettre un terme à cet abus, le général en chef décida qu'il ne serait plus accordé d'indemnité de pertes, ni même de gratifications de campagne, sans la signature du ministre.

Il y avait peu d'ordre dans l'administration des contributions. Le général en chef l'attribua à ce que les commissaires du Directoire, au lieu de se borner à une surveillance, y jouaient un rôle actif, ce qui ne s'accordait pas avec leur responsabilité morale et politique ; à ce qu'ils n'étaient pas assez habitués aux détails de la comptabilité, science à part, qui exige un travail particulier et une attention réfléchie. Il pensait qu'il était convenable, pour faire cesser les abus, de confier cette administration à un commissaire-ordonnateur qui correspondrait directement avec le ministre des finances et la trésorerie[9].

Le Directoire encouragea beaucoup le général en chef à continuer sans ménagement la guerre qu'il avait déclarée aux dilapidateurs ; et lui annonça que l'on établirait bientôt un régime qui remédierait aux abus de l'administration. Mais c'était une hydre qui assiégeait alors, outre les armées, l'intérieur de la France, la capitale, toutes les avenues du pouvoir, et qui avait de hauts complices et de puissants protecteurs.

Le régime promis ne parut point. La compagnie Flachat, à la fois chargée de recevoir les fonds provenant des contributions et de faire des fournitures à l'armée, se payait de ses propres mains et par voie de compensation. Elle s'était ainsi appliquée une somme de cinq millions. Le général en chef, trouvant avec raison ce procédé contraire aux règles de la comptabilité et susceptible de beaucoup d'abus, chargea Faypoult de prendre les moyens les plus expéditifs pour faire verser cette somme dans la caisse du payeur de l'armée[10].

Le temps se passait, la compagnie Flachat ne s'exécutait point. D'après un traité fait avec la trésorerie, elle devait payer le prêt de l'armée avec les fonds provenant des contributions. Ce service manquait depuis vingt jours. Cependant elle avait reçu cinq millions et n'en avait rendu aucun compte. C'était la seule ressource disponible. En vertu d'un arrêté des commissaires du Gouvernement, Bonaparte fit tirer une somme de 600.000 livres sur elle par le payeur de l'armée, et lui déclara que si elle ne l'acquittait pas, il requerrait Faypoult de la regarder comme banqueroutière et de la traiter comme telle, d'en faire arrêter les membres et de mettre les scellés sur leurs papiers[11]. Il chargea Baraguay-d’Hilliers d'en faire autant à Milan envers l'agent en chef de la compagnie[12].

Elle ne paya point la traite et la laissa protester. Les scellés furent mis sur ses maisons de Gênes et de Livourne. Bonaparte écrivit au Directoire[13] : Je vous prie de donner des ordres pour faire arrêter à Paris les agents de cette compagnie : ils nous ont mis ici dans une situation bien embarrassante. J'ai voulu faire arrêter Flachat et son beau-frère ; mais ils s'étaient sauvés.

Bonaparte avait déjà signalé comme un voleur Auzou, fournisseur des fourrages, et le fit arrêter, parce que son service n'avait jamais été fait, ni organisé, quoiqu'il eût reçu 1.800.000 liv. ; parce qu'il ne s'était jamais trouvé au quartier-général lorsque sa présence y était le plus nécessaire, c'est-à-dire lorsque l'ennemi allait attaquer ; que par sa négligence le service de l'artillerie avait considérablement souffert ; qu'on avait perdu plusieurs centaines de chevaux ; que la cavalerie, obligée de courir les champs et de fouiller les fermes pour vivre, s'était souvent portée à des excès propres à lui aliéner l'esprit des habitants[14].

Il donna l'ordre au chef d'état-major-général de faire arrêter les employés Bockty, Chévilli et Descriveur, accusés d'avoir, par le rachat des bons et des versements factices, compromis l'armée et les opérations les plus importantes de la guerre. Je demande, lui écrivait-il[15], qu'ils soient traduits devant un conseil de guerre et condamnés à la peine de mort ; car ce ne sont pas de simples voleurs ; ils font couler le sang français, trop précieux pour qu'on ne prenne pas tous les moyens capables d'épouvanter leurs complices trop nombreux dans l'armée. Plus Bonaparte approfondissait les plaies honteuses des administrations de l'armée, plus il sentait vivement la nécessité d'y porter un prompt remède.

Chez le payeur, la comptabilité était dans un désordre frappant ; on' ne pouvait avoir aucun compte, et, à la réputation de friponnerie bien constatée du contrôleur, se joignait l'ineptie des autres employés. Tout se vendait. L'armée consommait cinq fois ce qui lui était nécessaire, parce que les gardes magasins faisaient de faux bons, et étaient de moitié avec les commissaires des guerres.

Les principales actrices de l'Italie étaient entretenues par les employés de l'armée française ; le luxe, la dépravation et la malversation étaient à leur comble. Les lois étaient insuffisantes ; à tous ces maux il ne trouvait qu'un seul remède, à la fois analogue à l'expérience, à l'histoire et à la nature du gouvernement républicain, et infaillible, c'était une syndicature, une magistrature qui serait composée d'une ou de trois personnes, dont l'autorité durerait seulement trois ou cinq jours, et qui, pendant ce court espace, aurait le droit de faire fusiller un administrateur quelconque de l'armée. Cette magistrature, envoyée tous les ans ; aux armées, ferait que tout le monde, ménagerait l'opinion publique, et garderait une certaine décence non-seulement dans les mœurs et dans la dépense, mais encore dans le service journalier.

Le maréchal de Berwick, ajoutait Bonaparte en transmettant son projet au Directoire, fit pendre l'intendant de l'armée, parce qu'il manqua de vivres ; et nous, au milieu de l'Italie, ayant tout en abondance, dépensant dans un mois cinq fois ce qu'il nous faudrait, nous manquons souvent. Ne croyez pas cependant que je sois mou, et que je trahisse la patrie dans cette portion essentielle de mes fonctions. Je fais arrêter tous les jours des employés ; je, fais examiner leurs papiers, visiter les caisses, mais je ne suis secondé par personne, et les lois n'accordent pas une assez grande abrité au général pour pouvoir imprimer une terreur salutaire à cette nuée de fripons. Cependant le mal diminue, et, à force de gronder, de punir, de me fâcher, les choses je l'espère, se feront avec un peu plus de décence ; mais songez, je vous le répète, à l'idée que je vous donne d'une syndicature.

 

En parlant de toutes les friponneries, il rendait justice aux employés qui se conduisaient bien et avec décence. Il citait Pessillicot, agent de la compagnie Cerfbeer, le fournisseur des vivres-viande Collot, le commissaire des guerres Boinod dont la probité était reconnue de toute l'armée. Il pensait que s'il y avait une quinzaine de commissaires des guerres comme celui-là, on pourrait leur faire présent à chacun de cent mille écus, et qu'on y gagnerait encore une quinzaine de millions[16].

Les menaces faites au lion de Saint-Marc par Bonaparte, en adressant ses reproches aux Milanais, s'expliquaient par ces termes de sa lettre au Directoire : Le gouvernement de Venise a très-bien traité l'armée autrichienne ; il y avait auprès de M. Alvinzi des provéditeurs et des approvisionnements. On en avait aussi fourni à Bonaparte, mais à contre-cœur. On était tout âme pour l'Autriche, et l'on aiguisait des poignards contre les Français.

Cependant le provéditeur général de Venise adressa des plaintes au général en chef sur des excès qui auraient été commis par les troupes françaises. Celui-ci fit éclater son juste ressentiment et vengea énergiquement l'honneur national dans la réponse qu'il fit à ce magistrat.

Dans la note que vous m'avez envoyée, lui manda-t-il, je n'ai pas reconnu la conduite des troupes françaises sur le territoire de la république de Venise ; mais bien celle des troupes de l'empereur qui, partout où elles ont passé, se sont portées à des horreurs qui font frémir. Sur les six pages qu'on vous a envoyées de Vérone, il y en a cinq dont le style est d'un mauvais écolier de rhétorique auquel on a donné pour thèse de faire une amplification. Eh ! bon Dieu, M. le provéditeur, les maux que souffre nécessairement un pays qui est le théâtre de la guerre, et qui sont produits par le choc des passions et des intérêts, sont déjà si grands et si affligeants pour l'humanité, que ce n'est pas, je vous assure, la peine de les augmenter au centuple, et d'y broder des contes de fées, au moins extrêmement ridicules.

Je donne un démenti formel à celui qui oserait dire qu'il y a eu dans les états de Venise une seule femme violée par les troupes françaises. Ne dirait- on pas à la lecture de la note ridicule qui m'a été envoyée, que toutes les propriétés sont perdues, qu'il n'y a pas dans le Véronais et le Brescian une église et une femme qui aient été respectées ? La ville de Vérone, celle de Brescia, celles de Vicence, de Bassano, en un mot toute la terre ferme de l'État de Venise, souffrent beaucoup de cette longue lutte ; mais à qui la faute ? C'est celle d'un gouvernement égoïste qui concentre dans les îles de Venise toute sa sollicitude et ses soins, sacrifie ses intérêts à ses préjugés, à sa passion, et le bien de la nation vénitienne entière à quelques caquetages de coteries. Certes, si le sénat eût été mu par l'intérêt du bien public, il eût senti que le moment était venu de fermer à jamais son territoire aux armées indisciplinées, de l'Autriche, et par-là de protéger ses sujets et d'éloigner d'eux à jamais le théâtre de la guerre.

On me menace de faire naître des troubles et de soulever les villes contre l'armée française : les peuples de Vicence et de Bassano savent à qui ils doivent s'en prendre des malheurs de la guerre, et distinguer notre conduite de celle des armées autrichiennes.

Il me paraît qu'on nous jette le gant. Etes-vous, dans cette démarche, autorisé par votre gouvernement ? La république de Venise veut-elle aussi se déclarer contre nous ? Déjà je sais que la plus tendre sollicitude l'a animée pour l'armée du général Alvinzi ; vivres, secours, argent, tout lui a été prodigué ; mais, grâce au courage de mes soldats et à la prévoyance du gouvernement français, je suis en mesure et contre la perfidie et contre les ennemis déclarés de la république française.

L'armée française respectera les propriétés, les mœurs et la religion ; mais malheur aux hommes perfides qui voudraient lui susciter de nouveaux ennemis ! C'est sans doute par leur influence qu'on assassine tous les jours sur le territoire de Bergame et de Brescia. Mais puisqu'il est des hommes que ne touchent pas les malheurs que leur inconduite pourrait attirer sur la terre ferme, qu'ils apprennent que nous avons des escadres : certes, ce ne ;sera pas au moment où le gouvernement français a accordé généreusement la paix au roi de Naples, où il vient de resserrer les liens qui l'unissaient à la république de Gènes et au roi sarde, qu'on pourra l'accuser de chercher de nouveaux ennemis ; mais ceux qui voudraient méconnaître sa puissance, assassiner ses citoyens et menacer ses armées, seront dupes de leurs perfidies et confondus par la même armée qui, jusqu'à cette heure, et non encore renforcée, a triomphé de ses plus grands ennemis.

Je vous prie, du reste, monsieur le provéditeur, de croire, pour ce qui vous concerne particulièrement, aux sentiments d'estime, etc.[17]

 

Par cette seconde lettre de Bonaparte on peut juger de l'effet que sa première produisit sur le provéditeur.

Si j'ai été surpris, monsieur, du ton de la dernière note que l'on m'a envoyée de Vérone, c'est que, comme son extrême exagération est évidente à tous les yeux, j'ai pensé qu'elle pouvait être le fait d'un commencement de système : la conduite tenue envers l'armée de M. Alvinzi m'en fournissait une preuve assez, naturelle. Quoi qu'il en soit, monsieur, l'armée française suivra la ligne qu'elle a commencée depuis le principe de la campagne, et l'on n'oubliera jamais de punir exemplairement les soldats qui pourraient s'éloigner des règles d'une sévère discipline.

Je vous demande seulement, monsieur, que vous vouliez bien engager les gouverneurs qui sont sous vos ordres, lorsqu'ils auront des plaintes à me faire, qu'ils m'indiquent simplement ce qu'ils voudraient que l'on fit, sans les noyer dans un tas de fables. Vous me trouverez, au reste, toujours disposé à vous donner des preuves des sentiments, etc.

 

Pour détruire un foyer de complots existant à Bergame, et empêcher l'ennemi de l'occuper et de gêner les communications entre l'Adda et l'Adige, le général en chef résolut de s'en emparer, et chargea de cette expédition le général Baraguay-d’Hilliers qui, par une combinaison de ruse et de force, l'exécuta avec succès. Il y avait, tant dans la ville haute, qui était fortifiée, que dans le château et les faubourgs, i 200 hommes d'infanterie, 500 de cavalerie, 200 d'artillerie, 700 cavaliers napolitains. Le 5 nivôse, au jour tombant, Baraguay-d'Hilliers arriva à la basse ville ; on lui fit quelques difficultés à la porte ; il brusqua la garde et entra la carabine haute et au grand trot avec les dragons. Il demanda à parler au provéditeur qui était dans la haute ville ; on lui dit qu'il ne pouvait y entrer avec toute son escorte. Sans insister, il feignit de la réduire à 10 hommes, donna, en secret, l'ordre au reste de le suivre d'assez près, pour, en deux minutes de galop, l'avoir rejoint, et à l'infanterie d'entrer au pas de charge dans la ville et de suivre le mouvement. Toutes ces dispositions réussirent. Arrivé chez le provéditeur, le général lui notifia sa mission ; il recula d'étonnement, chercha à éluder, et voulut donner des ordres secrets. Le général lui signifia de ne pas sortir, et lui donna cinq minutes pour se décider. Le provéditeur fit livrer les portes du château. Les habitants demeurèrent tranquilles, les émigrés s'étaient enfuis, et l'aristocratie, comprimée par la peur, rugit en secret. Baraguay-d’Hilliers profita de son séjour à Bergame pour faire des reconnaissances dans tous les débouchés des montagnes[18].

Bataglia, provéditeur de Brescia, adressa sur cette invasion diverses observations au général en chef. D'après sa réponse, ses troupes avaient occupé Bergame pour prévenir l'ennemi, qui avait l'intention d'occuper ce poste, essentiel. Il avoua franchement qu'il avait été bien aise de saisir cette circonstance pour chasser de cette ville la grande quantité d'émigrés qui s'y étaient réfugiés, et châtier un peu les libellistes, qui y étaient en grand nombre, qui, depuis le commencement de la-campagne, ne cessaient de prêcher l'assassinat contre les troupes françaises, et qui avaient, jusqu'à un certain point, produit cet effet, puisqu'il était constant que les Bergamasques avaient plus assassiné de Français que le reste de l'Italie ensemble.

La conduite de M. le provéditeur de Bergame avait toujours été très-partiale en faveur des Autrichiens, et il ne s'était jamais donné la peine de dissimuler, tant par sa correspondance que par ses propos et par ses actions, la haine qui l'animait contre l'armée française. Le général en chef n'était point son juge, ni celui d'aucun sujet de la sérénissime république de Venise ; cependant, lorsque, contre les intentions bien connues de leur gouvernement, il était des personnes qui transgressaient les principes de la neutralité et, se conduisaient en ennemis, le droit naturel l'autorisait aussi à user de représailles.

Il priait Bataglia d'engager M. le provéditeur de Bergame, qui était son subordonné, à être un peu plus modeste, plus réservé, et un peu moins fanfaron lorsque les troupes françaises étaient éloignées de lui, et un peu moins pusillanime, à se laisser moins dominer par la peur, à la vue des premiers pelotons français.

Prenant en considération la position de la ville de Bergame, le général en chef annonça qu'il en retirait une partie des troupes, et qu'il donnait l'ordre à Baraguay-d'Hilliers de restituer le château à la garnison vénitienne et de faire le service ensemble. Quant à la tranquillité de Bergame, les intentions de Bataglia, celles du gouvernement de Venise et la bonté du peuple lui en étaient un sûr garant. Il connaissait le petit nombre d'hommes malintentionnés, qui, depuis six mois, ne cessaient de prêcher la croisade contre les Français. Malheur à eux s'ils s'écartaient des sentiments de modération et d'amitié qui unissaient les deux gouvernements !

Le général en chef saisissait avec plaisir cette occasion pour rendre justice au désir de la tranquillité publique que montraient M. l'évêque de Bergame et son respectable clergé. Je me convaincs tous les jours, disait-il en terminant sa lettre[19], d'une vérité bien démontrée à mes yeux, c'est que, si le clergé de France eût été aussi sage, aussi modéré, aussi attaché aux principes de l'Evangile, la religion romaine n'aurait subi aucun changement en France ; mais la corruption de la monarchie avait infecté jusqu'à la classe des ministres de la religion : l'on n'y voyait plus des hommes d'une vie exemplaire et d'une morale pure, tels que le cardinal Mattei, le cardinal archevêque de Bologne, l'évêque de Modène, l'évêque de Pavie, l'archevêque de Pise ; il m'a paru quelquefois, discourant avec ces personnages respectables, me retrouver aux premiers siècles de l'Église.

Quoique la prise de la citadelle de Bergame ne fut pas une opération militaire, il n'en avait pas moins fallu de la dextérité et de la fermeté : le général en chef fut si satisfait de la conduite de Baraguay-d'Hilliers, qu'il résolut de lui donner le commandement d'une brigade, espérant qu'aux premières affaires il mériterait sur le champ de bataille le grade de général de division[20].

Ne doutant pas que l'occupation de Bergame n'eût fait une vive impression sur Venise, le Directoire trouva que le général en chef en avait bien agi, puisque cette mesure lui avait paru indispensable sous le point de vue militaire ; mais il pensait qu'il était utile de ne pas trop alarmer cette puissance, jusqu'au moment favorable pour donner suite aux projets ultérieurs que l'on avait à son égard[21].

D'après les ordres donnés d'user de la plus grande surveillance aux avant-postes, on y arrêta, dans la nuit du 3 au 4 nivôse, trois hommes qui cherchaient à s'introduire dans Mantoue. Le général Al. Dumas, commandant par intérim le blocus de cette place, devant lequel ils furent conduits, leur fit subir à chacun un interrogatoire ; mais il s'attacha particulièrement à l'un d eux qui lui paraissait avoir le plus de moyens et qu'il soupçonnait chargé d'une mission importante. Après l'avoir fait fouiller, les recherches ayant été inutiles, Dumas lui dit qu'il avait des dépêches, qu'il en était sur d'après la connaissance qu'il avait des moyens qu'employaient les généraux autrichiens ; enfin que ces dépêches étaient dans son ventre, et le menaça de le faire fusiller s'il persistait à nier. L'air d'assurance avec lequel le général lui parla le déconcerta ; il balbutia ; Dumas le pressa, et il convint du fait. Le général lui ordonna, sous peine d être fusillé, de le faire avertir toutes les fois qu'il aurait des besoins, et, deux jours après, il rendit, une lettre écrite par le maréchal Alvinzi au maréchal Wurmser, de Trente, le 13 décembre, et ainsi conçue[22] :

Je m'empresse d'avoir l'honneur de transmettre à votre excellence, littéralement et dans la même langue que je les ai reçus, les ordres de sa majesté, en date du 5 de ce mois.

Vous aurez soin d'avertir sans retard le maréchal Wurmser pour ne pas discontinuer ses opérations. Vous lui ferez savoir que j'attends de sa valeur et de son zèle qu'il défendra Mantoue jusqu'à toute extrémité ; que je le connais trop, ainsi que les braves officiers-généraux qui sont avec lui, pour craindre qu'il se rende prisonnier, surtout s'il s'agissait de transporter la garnison en France, au lieu de la renvoyer dans mes États. Je désire que, dans le cas qu'il fut réduit à toute extrémité et qu'il se trouvât sans ressources pour la subsistance, il trouvât les moyens, en détruisant autant que possible ce qui, dans Mantone, serait de préférence utile à l'ennemi, et en emmenant la partie des troupes qui sera en état de le suivre, de gagner et de passer le Pô, de se porter à Ferrare ou à Bologne, et de se rendre, en cas de besoin, vers Rome ou en Toscane. Il trouvera de ce côté très-peu d'ennemis, de la bonne volonté pour l'approvisionnement de ses troupes, pour lequel, au besoin, il fera usage de la force, ainsi que pour surmonter tout autre obstacle.

Un homme sûr, cadet du régiment de..... remettra cette dépêche importante à votre excellence. J'ajouterai que la situation actuelle et le besoin de l'armée ne permettent pas de tenter de nouvelles opérations avant trois semaines ou un mois, sans s'exposer derechef au danger de ne pas réussir. Je ne puis trop insister près de votre excellence, afin qu'elle tienne le plus longtemps possible dans Mantoue...., l'ordre de sa majesté lui servant d'ailleurs de direction générale. Dans tous les cas, je prie votre excellence de m'envoyer de ses nouvelles par des moyens sûrs, dont je puisse me servir pour correspondre avec elle à Mantoue.

En informant le Directoire de cette découverte, Bonaparte lui écrivit[23] :

Si cette méthode de faire avaler les dépêches n'était pas parfaitement connue, je vous en enverrais les détails, afin que cela fût envoyé à nos généraux, parce que les Autrichiens se servent souvent de cette méthode. Ordinairement les espions gardent cela dans leur corps pendant plusieurs jours ; s'ils ont l'estomac dérangé, ils ont soin de reprendre le petit cylindre, de le tremper dans de l'élixir, et de le réavaler. Ce cylindre est trempé dans de la cire d'Espagne, délayée dans du vinaigre.

Vous verrez par la lettre de l'empereur que Wurmser doit effectivement être à toute extrémité ; la garnison ne se nourrit que de polenta et de viande de cheval ; cependant il est possible que sa réduction tarde encore : les Autrichiens mettent tant d'espérance dans cette place, qu'il n'est pas étonnant qu'ils souffrent toutes les extrémités avant de la rendre. Le parti qu'ordonne l'empereur n'est pas bien dangereux.

 

L'empereur, comme on peut bien le penser, ne répondit point à la menace inconvenante que Bonaparte lui avait faite d'après l'ordre du Directoire, de détruire Trieste, s'il ne consentait pas à négocier la paix. Lorsque les armées d'Allemagne eurent rétrogradé sur le Rhin et que les têtes de pont de Kehl et de Huningue furent assiégées, Moreau proposa un armistice auquel l'archiduc se refusa, à moins qu'on ne lui cédât les deux tètes de pont ; mais les efforts d'Alvinzi pour délivrer Mantoue venaient d'échouer à Arcole. Le Directoire conçut l'espoir de faire accepter le principe d'un armistice général qui conserverait Huningue et Kehl à la France et Mantoue à l'Autriche, et envoya à Vienne un négociateur militaire ; c'est sous ce titre du moins que sa mission fut officiellement annoncée[24]. C'était le général Clarke, ancien chef du bureau topographique au comité de salut public, et employé aux mêmes fonctions sous le Directoire. Cet envoyé passa par l'Italie. Était-il en outre chargé d'une mission secrète relative à Bonaparte ? Le Directoire commençait-il à redouter son ambition ? Napoléon n'en doute pas et dit même tantôt que la mission de Clarke allait jusqu'à le faire arrêter, tantôt qu'il était chargé de négocier auprès de lui les intérêts de la minorité du Directoire, et qu'il aborda franchement Clarke sur sa mission secrète[25].

Arrêter Bonaparte ! le Directoire ne l'aurait pas osé, et Clarke encore moins. Quel motif donnera cette violence ? Il n'y en avait pas qu'on pût avouer. Cela n'est pas vraisemblable. Il serait possible que Clarke eût la mission de Carnot, avec qui il était lié, de sonder en cas d'événement les dispositions du général en chef dont les deux partis existants dans le Directoire sentaient plus que jamais toute l'importance.

D'après ses instructions datées du 26 brumaire, veille de la bataille d'Arcole, Clarke était chargé de négocier un armistice entre les troupes impériales et françaises, tant en Allemagne qu'en Italie jusqu'au 1er prairial ou messidor, et de faire à l'Autriche da proposition d'une réunion de ministres plénipotentiaires pour traiter de la paix générale. La condition de l'armistice était le maintien de l'état où se trouvaient les choses. Il ne devait être fait aucune cession à l'Autriche que celles des tètes de pont de Manheim, de Neuwied et d'Huningue, et seulement dans le cas d'une absolue nécessité, et à condition que les troupes autrichiennes ne pourraient sortir de Mayence.

Le statu quo comprenait Mantoue, à qui il serait fourni des approvisionnements, jour par jour, proportionnés à la force de la garnison constatée par des commissaires français. Il était recommandé à Clarke de se concerter avec le général en chef, tant en ce qui concernait cette place, que pour la détermination des limites à établir entre les années en Italie. Si l'empereur consentait à envoyer des plénipotentiaires à Baie ou à Paris pour négocier la paix, il était convenable que les alliés respectifs y en envoyassent aussi.

Le ministre des relations extérieures, Delacroix, ajouta à ces instructions, et indiqua au général Clarke divers objets sur lesquels il importait au Directoire d'avoir des renseignements précis.

Piémont. — Faire sentir aux commissaires pour la démarcation des limites, l'importance de ménager à la France dans la chaine des Alpes tous les postes militaires ; le traité leur donnant à cet égard toutes les facilités possibles. Recommander à Poussielgue, chargé par Bonaparte de négocier une alliance, de ne rien presser, et surtout de ne point promettre de cessions de territoire qui formeraient un obstacle peut-être insurmontable à la paix, ou à l'établissement de la liberté dans la Lombardie, d'entretenir le roi et son gouvernement dans des dispositions de neutralité qui suffisaient.

Mitan, Modène, Reggio, Bologne et Ferrare. — Ces peuples sont-ils vraiment mûrs pour la liberté ? Sont-ils en état de la défendre ou seuls ou avec l'appui de la France ? Dans ce dernier cas, quel serait le nombre de troupes françaises qu'ils seraient en état de solder ? Quelles étaient leurs dispositions à l'égard de la maison d'Autriche ? Rentreraient-ils sans secousse sous son joug, dans le cas où la paix serait à ce prix ?

Venise. — On dit que tous les états de terre ferme, principalement les Bressans, les Bergamasques et les Véronais sont révoltés de l'orgueil des nobles vénitiens et disposés à s'armer pour la liberté. Admis dans la république lombarde ou devenus ses alliés, ils lui donneraient une force nouvelle ; quels obstacles, ou quelles facilités pourrait présenter, l'exécution de ce projet ?

Le ministre, supposant ensuite le négociateur arrivé à Vienne, observant tous les grands personnages qui figuraient sur ce théâtre, et traçant leurs portraits d'une touche aussi ferme que facile, lui disait que son voyage serait suffisamment utile quand il n'aboutirait qu'à faire connaître les passions qui animaient ces personnages et le moyen de les faire tourner au profit de la République et de l'humanité.

Sans être spécialement chargé de négocier la paix, Clarke pouvait la préparer dans des entretiens. On y arriverait sans contredit beaucoup plus facilement, si l'on pouvait offrir à l'Autriche des compensations convenables. Ce système de compensation admettait une foule de combinaisons que le négociateur pourrait effleurer dans ses conversations, afin de démêler quelles étaient celles qui plairaient davantage. Le ministre en esquissait ainsi les principales :

1° Restituer à l'Autriche ce qu'elle possédait en Italie ; lui donner en Allemagne Salzbourg, Berchtoldsgaden, l'évêché de Passau à l'exception de la ville, le haut Palatinat jusqu'à la Naab ; dédommager l'électeur palatin vers le Rhin.

2° Modifier ce premier projet, en substituant aux États de Milan, partie des États du pape, la Romagne, la marche d'Ancône, le duché d'Urbin ; transférer le grand duc de Toscane à Rome, lui donner le surplus des États du pape, lui réserver le Siennois, consentir à le nommer roi de Borne ; donner Florence au duc de Parme, ménager l'échange d'une partie de ses États avec le roi de Sardaigne, réserver l'île d'Elbe à la France, dont le roi de Naples serait dédommagé par Bénévent, Ponte-Corvo et la marche de Fermo ; faire payer la France en Amérique de ce qu'elle laisserait prendre en Italie.

3° Céder à l'Autriche la Bavière, le haut Palatinat, Salzbourg, Passau et autres souverainetés ecclésiastiques y enclavées, à la charge par la maison d'Autriche de renoncer à tout ce qu'elle possédait au midi de la chaîne des Alpes et dans le cercle de Souabe, de dédommager le duc de Modène et d'apanager le grand duc de Toscane ; donner à l'électeur palatin les États du pape, à l'exception de la marche de Fermo, de Bénévent, de Ponte-Corvo, de Bologne et Ferrare ; y ajouter le Siennois et lui donner le titre de roi des Romains.

4° A la maison d'Autriche, ce qui lui était donné au N° précédent ; traiter le grand duc et les États d'Italie comme au N° 2 ; faire céder à l'électeur palatin la part de la maison d'Autriche dans la Pologne, et la faire servir de point de ralliement pour la restauration de cet État ; conserver au roi de Prusse la plus grande partie de ce qu'il en avait acquis.

On voit par ces diverses combinaisons que le ministre, pour nous servir d'une expression triviale, taillait en plein drap ; qu'elles compliquaient l'œuvre de la paix par des bouleversements qui avaient bien moins pour objet l'intérêt de la République et la liberté des peuples, que l'agrandissement de la maison d'Autriche à Laquelle on semblait alors vouloir faire un pont d'or pour l'amener à la paix ; et que Clarke avait en Italie une mission de pure observation qui pouvait contrarier Bonaparte, mais qui ne semblait pas se rapporter à sa personne.

Le Directoire remit à Clarke une lettre à l'empereur pour l'accréditer auprès de ce prince, et pour l'engager, par tous les motifs tirés de l'humanité et de l'intérêt des peuples, à négocier la paix et préalablement l'armistice. Le Directoire faisait valoir la négociation alors entamée entre la France et l'Angleterre qui avait en effet envoyé lord Malmesbury à Paris[26].

Arrivé au quartier-général de l'armée d'Italie, vers le 15 frimaire, Clarke jugea devoir écrire à l'empereur, et sa lettre fut adressée par Bonaparte à Alvinzi, pour la faire parvenir à Vienne. Clarke communiqua l'objet de sa mission au général en chef qui se prononça fortement contre l'armistice, surtout s'il devait avoir lieu avant la reddition de Mantoue, qu'il regardait comme très-prochaine. Il y eut à cet égard entre eux un échange de notes. Voici quels étaient les motifs de Bonaparte :

Mantoue était bloquée depuis plusieurs mois : il y avait au moins dix mille malades qui étaient sans viande et sans médicaments, et six à sept mille hommes de garnison, à la demi-ration de pain, à la viande de cheval et sans vin ; le bois même était rare. Il était entré dans Mantoue six mille chevaux de cavalerie et trois mille d'artillerie ; on en tuait cinquante par jour, on en avait salé six cents ; beaucoup étaient morts faute de fourrages. Il en restait encore 1.800 qui se détruisaient tous les jours. Il était probable que Mantoue serait rendue dans un mois.

Si la cour de Vienne concluait l'armistice, c'est qu'elle ne se sentirait pas en état de combattre avec quelque espoir de succès. Dans le cas contraire, elle attendrait l'issue de ses derniers efforts avant de rien conclure. Quand la France aurait Mantoue, l'Autriche s'estimerait trop heureuse d'accorder les limites du Rhin. Rome n'était point en état d'armistice avec la République : elle était en guerre ; elle ne voulait payer aucune contribution, la chute de Mantoue seule pouvait lui faire changer de conduite. On perdrait donc par l'armistice :

1° Mantoue jusqu'au printemps, et, à cette époque, on la trouverait parfaitement approvisionnée, quelque arrangement que l'on fit.

2° On perdrait l'argent de Rome qu'on ne pouvait avoir sans Mantoue.

3° L'Autriche étant plus près de l'Italie, ayant plus de moyens de recruter, aurait, en mai, une armée plus nombreuse que celle de la France ; car quelque chose que l'on fît, dès que l'on ne se battrait plus, tout le monde s'en irait. Dix à quinze jours de repos feraient du bien à l'armée d'Italie ; trois mois la perdraient.

4° La Lombardie était épuisée ; on ne pouvait nourrir l'armée d'Italie qu'avec l'argent du pape ou de Trieste ; ou se trouverait donc embarrassé à l'ouverture de la campagne qui suivrait l''armistice.

5° Si, après l'armistice, on devait recommencer une nouvelle campagne, il aurait un effet très-préjudiciable ; si l'armistice devait être le préliminaire de la paix, il ne fallait le faire qu'après la prise de Mantoue ; il y aurait le double de chances pour qu'il fût bon et profitable.

6° Conclure l'armistice actuellement, c'était s'ôter les moyens et les probabilités de faire une bonne paix dans un mois.

En résumé, il fallait attendre la prise de Mantoue, renforcer l'armée d'Italie par tous les moyens possibles, afin d'avoir de l'argent à la campagne prochaine, non-seulement pour cette armée, mais encore pour celles du Rhin, et afin de pouvoir prendre une offensive si déterminée et si alarmante pour l'empereur, que la paix se conclût, sans difficulté, avec gloire, honneur et profit.

Si l'on voulait renforcer l'armée d'Italie de 20.000 hommes, y compris les 10.000 qu'on annonçait du Rhin, et de 1.500 hommes de cavalerie, on pouvait promettre avant le mois d'avril trente millions aux armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse, et obliger l'empereur à tourner ses efforts du côté du Frioul.

Clarke répondait : Mantoue ne peut être prise avant un mois ; c'est même une chose douteuse ; mais jusque-là il y a encore des chances à courir :, déjà elle a été débloquée une fois ; elle a failli l'être de nouveau, et on a été sur le point de perdre une, partie de l'Italie.

L'opinion attache avec raison un grand prix à la prise de Mantoue ; mais pour en attendre le moment on ne doit pas continuer une campagne d'hiver que les soldats de l'armée du Rhin refuseraient de faire. La lassitude de la guerre se fait sentir dans toutes les parties de la République. Le peuple souhaite ardemment la paix, les armées murmurent hautement de ce qu'elle n'est point faite, celle d'Italie et les plus braves mêmes en parlent et la désirent. Le corps législatif la veut ; il la commande, pour ainsi dire, n'importe à quelles conditions, et ses refus prolongés de faire fournir au Directoire des fonds pour continuer la guerre en sont la preuve. Les finances sont nulles. Tous les partis, harassés, veulent la fin de la révolution, et si notre état de misère intérieure se prolonge, le peuple, fatigué, ne trouvant pas le bien dans ce qui est, voudra le chercher dans un autre ordre de choses qui fera naître et recommencer de nouvelles révolutions, et nous aurons pendant vingt ou trente ans tous les fléaux que ces secousses amènent[27].

Il faut donc la paix, et, pour retrouver l'enthousiasme qui nous a fait vaincre, il faut que nos ennemis éloignent sa conclusion, et qu'il n'y ait personne en France qui ne soit convaincu que le gouvernement a voulu une paix raisonnable, et qu'elle a été rejetée par l'ambition ou par la haine de nos principes.

Le moment de parler de paix, c'est le moment actuel, celui où l'armée d'Italie vient de battre ses ennemis ; celui surtout où la lassitude d'une campagne extrêmement active s'est fait sentir dans toute l'Allemagne ; celui où l'Angleterre doit paraître à ses alliés n'avoir agi que pour elle-même, et les avoir joués en voulant nous jouer nous-mêmes par des ouvertures de négociations pleines de mauvaise foi et de réticences. C'est un malheur, sans doute, de n'avoir pas Mantoue ; mais si nous concluons l'armistice, ne sera-ce pas comme si nous avions conclu la paix, puisque le gouvernement n'aura qu'à se résoudre à ne jamais rompre cet armistice pour tourner contre l'empereur le cri de toute l'Europe, s'il recommence les hostilités ? Par cet armistice, nous restons possesseurs de l'Italie, au moins jusqu'à la paix, ou nous ne guerroierons qu'avec l'assentiment de tous les peuples. Déjà l'obstination de l'empereur fait pressentir la formation d'une neutralité armée en Allemagne, qu'il est de son intérêt de prévenir.

Serions-nous arrêtés pat l'envie de conquérir Rome ? Quelque glorieux que soit cet avantage, j'ose dire qu'il ne serait que momentané. Nous avons manqué notre révolution de religion. On est redevenu catholique romain en France, et nous en sommes peut-être au point d'avoir besoin d u pape lui-même pour faire seconder chez nous la révolution parles prêtres et par conséquent par les campagnes qu'ils sont parvenus à gouverner de nouveau.

Si l'on eût pu anéantir le pape il y a trois ans, c'eût été régénérer l'Europe[28] ; le terrasser au moment actuel, n'est-ce pas s'exposer à séparer à jamais de notre gouvernement une foule de Français soumis au pape et qu'il peut se rallier ? Je crois fermement qu'il est de l'intérêt de presque tous les états de rendre sa puissance, encore colossale, absolument nulle ; mais les préjugés des rois et des peuples combattent cet intérêt. Il faut trente ans de liberté de la presse en Italie et en France pour amener ce moment et abattre la puissance spirituelle de l'évêque de Rome. L'Espagne, Naples, la Sardaigne et toute l'Italie se réuniraient à nos ennemis, devenus irréconciliables, et ne nous pardonneraient jamais d'avoir détruit une puissance qui les subjugue et qui les gêne, mais que l'autorité du temps et celle de la déraison, enseignée par principe, leur font respecter et chérir.

Manquerait-il à la gloire de Bonaparte de conquérir Rome ? non sans doute, puisque cette conquête s'est faite et a été consolidée le jour où l''armistice, qui nous en livrait les chefs-d'œuvre, les richesses, et qui en séparait les peuples de Bologne, de Ferrare, etc., a été signé. Faire exécuter les conditions de cet armistice et le comprendre dans l'armistice général, devient nécessaire, et c'est l'intention du Directoire exécutif, ce qui répond à tout.

Bonaparte ne jugea pas convenable de continuer cette discussion, ni d'entrer avec le général Clarke dans une controverse sur l'état intérieur de la France et le philosophisme de ce négociateur. Il se borna à persister sèchement dans son opinion sur l'inopportunité de l'armistice, et la transmit au Directoire[29].

En attendant la réponse de l'empereur, Clarke envoyait au ministre Delacroix le résultat de ses observations sur la situation des peuples. Suivant lui, il était d'une saine politique que le Directoire attendît encore pour se prononcer sur le sort du nord de l'Italie. Une décision prématurée pourrait former un grand obstacle à la paix ; un peuple aussi dépourvu d'énergie, esclave des préjugés les plus dégradants, soutiendrait assez mal le rôle de peuple libre ; il serait toujours temps de l'affranchir ou de lui donner une constitution plus libre au moment où l'on traiterait de la paix[30]. C'était aussi la politique du Directoire. Clarke augurait mal du retard que la cour de Vienne mettait à répondre aux avances qu'on lui avait faites. Le ministre Delacroix pensait que l'orgueil de cette cour serait ébranlé par une réunion de circonstances, savoir : la descente en Irlande, dont tout pronostiquait le succès ; la mort de l'impératrice de Russie[31], les dispositions pacifiques de son successeur, son penchant pour la Prusse, son attachement pour le duc de Wurtemberg dont l'agrandissement dépendait de la France ; le mécontentement de tous les princes séculiers d'Allemagne, et le désir qu'ils avaient de s'agrandir aux dépens des princes ecclésiastiques ; les menaces de la Porte Ottomane qui réclamait pour la France les limites du Rhin, et qui, ainsi que l'écrivait l'ambassadeur Aubert Dubayet, faisait marcher des troupes sur le Danube pour soutenir la médiation qu'elle voulait interposer entre ses anciens amis et son voisin qu'elle n'aimait guère[32].

Alvinzi répondit d'après les ordres de l'empereur que S. M. désirait que son aide-de-camp, le baron de Vincent, s abouchât avec le général Clarke, et pût s'expliquer avec lui sur les divers objets de sa lettre ; il demanda un sauf-conduit pour le baron, et proposa une entrevue à Vicence, le 13 nivôse (2 janvier). Elle eut lieu ; les négociateurs eurent deux conférences ; le baron de Vincent déclara que l'empereur ne pouvait recevoir à Vienne un plénipotentiaire de la République qu'il ne reconnaissait pas ; que d'ailleurs il ne pouvait se séparer de ses alliés, et qu'enfin si le ministère français avait quelque communication à faire, il pouvait s'adresser au ministre d'Autriche à Turin. L'idée désastreuse d'un armistice fut donc éludée par l'ennemi. Le plénipotentiaire du Directoire était à peine de retour sur l'Adige, que déjà Alvinzi manœuvrait pour débloquer Mantoue.

Profitant de cette porte qui semblait rester ouverte aux négociations, et dans l'espoir que la cour de Vienne se déterminerait à les entamer, le Directoire s'empressa d'envoyer à Clarke les pouvoirs et les instructions nécessaires pour les conduire promptement à un heureux résultat. Les conditions auxquelles le Directoire autorisait à signer la paix étaient la cession et l'abandon par l'Autriche à la république des Pays-Bas autrichiens, du duché de Luxembourg et de tout ce qu'elle possédait sur la rive gauche du Rhin, de l'évêché de Liège, du Porentruy et de quelques enclaves dépendants de l'empire ; la restitution à l'empereur de ses États en Italie ; qu'aucun individu des parties de l'Allemagne et de l'Italie qui avaient été occupées par les troupes de la République, ne pourrait être inquiété ni dans sa personne, ni dans ses propriétés, à raison de ses opinions ou actions civiles, politiques, militaires, commerciales, pendant la guerre. Le Directoire prescrivait à Clarke d'observer le plus profond secret sur cette négociation, parce que, si le bruit de l'évacuation de l'Italie venait à se répandre, il pourrait en résulter pour la France les plus graves inconvénients. Il chargeait enfin Clarke de communiquer ces instructions au général Bonaparte ; de se concerter entièrement avec lui sur la négociation, et de ne rien proposer ni de faire aucune démarche sans qu'il les eût trouvées conformes aux intérêts de la République et à la sûreté de son armée[33].

On ne peut voir de sang-froid la légèreté et l'indifférence avec lesquelles le Directoire consentait à remettre sous le joug de l'Autriche et à livrer à sa vengeance les peuples de ses États d'Italie. Ce n'était pas lui, il est vrai, qui les avait appelés à la liberté ; mais c'était toute l'armée française, depuis le soldat jusqu'au général en chef, et le Directoire ne s'y était point opposé et les avait au moins laissé faire. Ces peuples avaient mis leur nouvelle existence sous la protection de la République ; elle ne les avait point repoussés, elle leur en avait donné l'espérance. Ils s'étaient organisés sous les yeux, sous la protection de Bonaparte ; il était donc impossible qu'il flétrît - lui-même son nom et sa gloire en leur retirant son appui. Aussi, lorsqu'il fut devenu, par les dernières instructions du Directoire, le véritable négociateur, n'approuva-t-il pas ces conditions. Il croyait que la République avait le droit d'exiger les limites du Rhin et un état en Italie qui y entretînt l'influence française et maintînt dans sa dépendance la république de Gênes, le roi de Sardaigne et le pape ; car l'Italie ne pouvait plus être considérée comme avant la guerre ; si jamais les Français repassaient les Alpes sans y conserver un auxiliaire puissant, les aristocraties de Gênes, de Venise, et le roi de Sardaigne, pour se garantir des principes démocratiques et populaires, se serreraient avec l'Autriche par des liens indissolubles. Venise, qui depuis un siècle n'était d'aucune influence dans la balance de l'Europe, éclairée désormais par l'expérience et le danger qu'elle venait de courir, aurait de l'énergie, des trésors et des armées pour renforcer l'empereur et comprimer les idées de liberté et d'indépendance de la terre ferme. Pontifes, rois, nobles, se réuniraient pour défendre leurs privilèges et fermer les Alpes aux idées modernes[34].

En refusant l'armistice, l'Autriche épargna à Bonaparte toute discussion avec le Directoire, et à celui-ci la honte de trahir la cause des peuples et les espérances de l'Italie. La mission de Clarke ayant échoué, il demeura néanmoins à l'armée. Je lui offris, dit Napoléon[35], de le faire travailler ; il me resta.

Bonaparte écrivit à Carnot[36] : Tous les officiers autrichiens, généraux et autres, auxquels j'ai fait part de la bêtise de la cour de Vienne qui, dans les entrevues avec le général Clarke, a paru ne pas reconnaître la République, ont beaucoup crié. L'opinion publique à Vienne est très-contraire à Thugut. J'ai dit à Manfredini, la dernière fois que je l'ai vu, que si l'empereur voulait avoir la preuve que Thugut s'était vendu à la France dans le temps de son ambassade à Constantinople, il serait facile de la lui procurer.

Quel était alors l'état des partis dans la Lombardie et dans la république cispadane ? C'est Bonaparte lui-même qui va le dire, et nous confier comment il agissait avec eux.

En Lombardie, il y en avait trois ; 1° celui qui se laissait conduire par les Français ; 2° celui qui voulait la liberté et se montrait même impatient de l'obtenir ; 3° les amis de l'Autriche. Bonaparte encourageait le premier, contenait le second, et comprimait le troisième.

La Cispadane était aussi divisée en trois partis ; 1° les amis des anciens gouvernements ; 2° les partisans d'une constitution indépendante, mais un peu aristocratique ; 3° les partisans de la constitution française ou de la pure démocratie. Bonaparte comprimait le premier, soutenait le second, et modérait le troisième. Il soutenait le second, parce que c'était le parti des riches propriétaires et des prêtres qui, en dernière analyse, finiraient par gagner la masse du peuple qu'il était essentiel de rallier à la cause de la France. Le dernier parti était composé de jeunes gens, d'écrivains et d'hommes qui, comme en France et dans tous les pays, changeaient de gouvernement, et n'aimaient la liberté que pour faire une révolution[37].

La première pierre de la liberté des peuples cispadans avait été posée dans le congrès tenu à Modène sous les auspices de Bonaparte ; c'était là que s'étaient formés les premiers liens de leur fédération. Il restait à la cimenter par une constitution. Le congrès se rassembla à Reggio. L'enthousiasme républicain des députés s'accrut encore par la présence de ceux de la Lombardie, que Bonaparte avait autorisés à s'y rendre pour fraterniser. Ce fut entre eux un échange de discours brûlants de patriotisme, d'imprécations contre la tyrannie et d'hommages sincères à la liberté. Le peuple y répondait par ses acclamations et des cris d'allégresse. Fava, de Bologne, présenta, au nom d'une commission, le projet d'union des quatre États ; l'assemblée l'adopta et proclama, au milieu des plus ardents transports, la confédération cispadane et l'unité de la République. Pendant cette explosion, arriva dans la salle Marmont, aide-de-camp du général en chef, par lui envoyé, pour diriger les délibérations, et imposer à un parti fédéraliste qui ne laissait pas que de montrer de l'opposition. Des applaudissements retentirent de toutes parts, le délire fut à son comble.

Le président du congrès écrivit à Bonaparte : (30 décembre) Adoptez, général invincible, cette république, l'aînée de votre valeur et de votre magnanimité. Vous en êtes le père, soyez-en le protecteur. Sous vos auspices, elle restera debout, inébranlable, et bravera les vains efforts des tyrans ; vous seul pouvez lui donner cette immortalité attachée à votre nom.

Bonaparte répondit :

J'ai appris avec le plus vif intérêt, par votre lettre du 30 décembre, que les républiques cispadanes sont réunies en une seule, et que, prenant pour symbole un faisceau, elles sont convaincues que leur force consiste dans l'unité et l'indivisibilité. La malheureuse Italie est depuis longtemps effacée du tableau des puissances de l''Europe. Si les Italiens de nos jours sont dignes de recouvrer leurs droits, et de se donner un gouvernement libre, on verra un jour leur patrie figurer avec gloire parmi les puissances de la terre ; n'oubliez pas cependant que les lois ne sont rien sans la force. Votre premier regard doit se porter sur votre organisation militaire. La nature vous a tout donné, et, après la concorde et la sagesse que l'on remarque dans vos différentes délibérations, il ne vous manque plus, pour atteindre au but, que d'avoir des bataillons aguerris et animés du feu sacré de la patrie.

Vous êtes dans une position plus heureuse que le peuple français ; vous pouvez arriver à la liberté sans la révolution et ses crimes. Les malheurs qui ont affligé la France avant l'établissement de sa constitution ne se verront jamais au milieu de vous. L'unité qui lie les diverses parties de la république cispadane sera le modèle constamment suivi de l'union qui régnera entre toutes les classes de ses citoyens ; et le fruit de la correspondance de vos sentiments et de vos principes soutenus par votre courage, sera la liberté, la république et le bonheur[38].

 

Cependant la marche du congrès était entravée par des discussions interminables. Il envoya des députés à Bonaparte ; il les éclaira de ses lumières et de ses conseils, leur recommanda de se donner promptement une constitution, et de ne pas perdre leur temps en débats inutiles.

Ces conseils ne furent point suivis ; on ne s'entendait pas, on s'occupait d'objets étrangers au grand œuvre de la constitution. Le parti fédéraliste, ou de l'étranger, entretenait les divisions. Des députés furent encore envoyés à Bonaparte pour lui soumettre différentes demandes délibérées par le congrès. Il refusa de remettre en liberté des otages arrêtés à la suite des soulèvements de Graffignane et de Carrare ; il dit que les juifs et tous les hommes de quelque religion qu'ils fussent, devaient avoir les mêmes droits civils et politiques ; qu'il aurait été plus convenable de ne pas parler de religion ; que le congrès aurait dû s'occuper seulement de la constitution, et laisser le soin du reste aux gouvernements ; qu'il désirait que l'acte constitutionnel fût décrété dans l'espace de dix jours au plus tard et ensuite soumis à la sanction du peuple ; qu'il comptait rester moins d'un mois dans son expédition de Rome ; et qu'à son retour il espérait voir la république cispadane constituée : elle le fut en effet.

La politique du Directoire, peu favorable à l'émancipation des peuples, n'était pas couverte d'un voile assez épais pour que les amis de la liberté n'en eussent pas pénétré quelque chose. Les agents de l'Autriche cherchaient à indisposer les patriotes lombards contre la France, en leur disant qu'elle voulait, à la paix, les rendre à leur ancien maître. Ils refusaient de croire à cette trahison y .et ne pouvaient cependant, à Milan, dissimuler leurs alarmes. En autorisant le congrès lombard à envoyer des députés à Reggio pour fraterniser avec le congrès cispadan, Bonaparte lui avait écrit[39] : Je suis bien aise de saisir cette circonstance pour détruire des bruits répandus par la malveillance. Si l'Italie veut être libre, qui pourrait désormais l'en empêcher ?

Les Milanais prirent ces mots à la lettre, et quand le congrès de Reggio eut décrété la république cispadane, ils se rassemblèrent en foule sur la place publique criant Souveraineté ! Indépendance ! et déclarant qu'ils voulaient se constituer en république transpadane. L'administration générale de la Lombardie et le général Baraguay-d'Hilliers, loin de seconder ce mouvement, le comprimèrent.

On ne concevait pas que la France, après avoir favorisé de fait la révolution de la Lombardie, ne lui donnât pas une sanction légale ; que le général en chef, qui avait lancé ces peuples dans la carrière de la liberté, ne se décidât pas enfin à les y fixer ; qu'ayant, pour ainsi dire, malgré le Directoire, émancipé et constitué les Cispadans, il laissât si longtemps les Lombards dans une situation équivoque.

Napoléon en explique ainsi les motifs ; quoique peu satisfaisants, nous les rapportons.

Lorsque des circonstances difficiles décidèrent le général en chef à proclamer la république cispadane, le congrès lombard fut vivement alarmé ; mais on lui fit sentir que cela tenait aux différences des circonstances. La ligne d'opérations de l'armée ne passait pas par le territoire cispadan ; et enfin il ne fut pas difficile de convaincre les plus éclairés que quand il serait vrai que cela tînt au désir du gouvernement français, de ne pas prendre des engagements que les succès de la guerre pouvaient ne pas lui permettre de tenir, cela ne devait pas les alarmer ; car enfin il était bien évident que le sort du parti français en Italie dépendait du hasard des champs de bataille ; que d'ailleurs cette garantie, que dès aujourd'hui la France donnait à la république cispadane, leur était également favorable ; puisque s'il arrivait qu'un jour la fatalité des circonstances obligeât la France à consentir au retour des Autrichiens en Lombardie, la république cispadane serait alors un refuge pour les Lombards, et un foyer où se conserverait le feu sacré de la liberté italienne[40].

 

 

 



[1] Lettre du 5 frimaire (25 novembre).

[2] Montholon, III, page 432.

[3] Lettres des 14, 18, 21 frimaire (4, 8, 11 décembre).

[4] Lettre du 21 frimaire (11 décembre).

[5] Lettre du 18 frimaire (8 décembre).

[6] Lettre du 21 frimaire (11 décembre).

[7] Lettre du 21 vendémiaire an V (12 octobre).

[8] On l'en avait accusé dans des journaux et des pamphlets.

[9] Lettre de Bonaparte au Directoire, 21 vendémiaire.

[10] Lettre du 14 frimaire (4 décembre).

[11] Lettre du 23 frimaire.

[12] Lettre du 24 frimaire.

[13] Lettre du 17 nivôse.

[14] Lettre du 18 frimaire.

[15] Lettre du 11 nivôse.

[16] Lettre du 17 nivôse (6 janvier 1797).

[17] Lettre du 18 frimaire (8 décembre).

[18] Lettres, de Baraguay-d'Hilliers à Bonaparte, 6, 8 nivôse (26 et 28 décembre).

[19] Lettre du 12 nivôse (1er janvier 1797).

[20] Lettre au Directoire, 8 nivôse (28 décembre).

[21] Lettre du 18 nivôse (7 janvier).

[22] Lettre de Dumas à Bonaparte, 5 nivôse (25 décembre).

[23] Lettre du 8 nivôse (28 décembre).

[24] Moniteur du 2 frimaire.

[25] Montholon, tom. I, page 20. — Las Cases, tom. 6, page 350.

[26] Il y était venu le 1er brumaire et en fut renvoyé le 1er nivôse, lorsque le Directoire se fut convaincu que la mission du lord n'était rien moins que sérieuse ; son ultimatum était la rétrocession de la Belgique à l'empereur.

[27] Ce tableau est extrêmement exagéré. Il faudrait faire un volume pour le réduire à sa valeur et à la vérité.

[28] Il est vrai que la persécution du clergé, imputable autant aux prêtres eux-mêmes qu'aux excès révolutionnaires, avait réveillé en leur faveur un sentiment d'humanité, et le royalisme l'exploitait à son profit. Mais il s'en fallait de beaucoup que la France fût subjuguée à ce point par les prêtres. Il est certain que si l'Assemblée constituante l'eût osé, elle se fût trouvée dans une position plus favorable que celle où parlait Clarke pour anéantir, du moins en France, l'autorité du pape. Car pour régénérer l'Europe, sous ce rapport, il n'y avait pas beaucoup de personnes qui en eussent eu la pensée comme ce négociateur. L'occasion se représenta encore après le 18 brumaire, de décider de l'autorité du pape en France ; le général Clarke a dû probablement regretter plus d'une fois de n'avoir pas eu alors assez d'influence dans les affaires pour faire prévaloir ses principes, au triomphe desquels, suivant lui, tons les Etats étaient intéressés.

[29] Lettre du 16 frimaire (6 décembre).

[30] Lettre du 10 nivôse (30 décembre).

[31] Morte subitement le 17 novembre, lorsque la coalition se flattait que cette princesse allait enfin, moyennant un subside de l'Angleterre, fournir les troupes qu'elle promettait depuis le commencement de la guerre.

[32] Lettre de Delacroix à Clarke.

[33] Botta, (Histoire d'Italie, liv. 8) accuse le Directoire d'avoir offert alors Venise à l'Autriche, Venise qu'il pressait de conclure avec lui une alliance. Il n'y a pas un mot de cette offre dans les instructions du Directoire et de son ministre.

[34] Montholon, tome III, page 437.

[35] Las Cases, tome VI, page 350.

[36] Lettre du 9 pluviôse (28 janvier).

[37] Lettre de Bonaparte au Directoire, 8 nivôse (28 décembre).

[38] Lettre du 12 nivôse (1er janvier).

[39] Lettre du 20 frimaire (10 décembre).

[40] Montholon, tom. III, page 440.