Formation du nouvel organe politique. — I. Principe du parti révolutionnaire. - Ses applications. — II. Formation du Jacobin. - Les éléments de son caractère considérés dans l'espèce humaine. - Dans toute société, l'orgueil et le dogmatisme sont froissés et révoltés. - Comment ils sont contenus dans les sociétés bien assises. - Comment ils se développent dans le régime nouveau. - Effet du milieu sur les imaginations et les ambitions. - Provocation à l'utopie, débordement de la parole, dérangement des idées. - Vacance des places, appel aux convoitises, dérèglement du cœur. — III. Psychologie du Jacobin. — Son procédé intellectuel. - Domination des formules et suppression des faits. - Altération de l'équilibre mental. - Indices de cette altération dans le style révolutionnaire. - Langue et portée d'esprit du Jacobin. - En quoi son procédé est malfaisant. - En quoi il est efficace. - Illusion qu'il produit. — IV. Promesses de la théorie. - Comment elle flatte l'amour-propre souffrant. - Passion maîtresse du Jacobin. - Indices de cette passion dans son style et dans sa conduite. - A ses yeux, il est seul vertueux et ses adversaires sont des scélérats. - En conséquence il doit les supprimer. - Achèvement de ce caractère. - Perte du sens commun et perversion du sens moral. Dans cette société dissoute où les passions populaires sont la seule force effective, l'empire est au parti qui saura les flatter pour s'en servir. Par suite, à côté du gouvernement légal qui ne peut ni les réprimer ni les satisfaire, il se forme un gouvernement illégal qui les autorise, les excite et les conduit. A mesure que le premier se décompose et s'affaisse, le second s'affermit et s'organise, jusqu'à ce qu'enfin, devenu légal à son tour, il prenne la place du premier. I Dès l'origine, pour justifier toute explosion et tout attentat populaire, une théorie s'est rencontrée, non pas improvisée, surajoutée, superficielle, mais profondément enfoncée dans la pensée publique, nourrie par le long travail de la philosophie antérieure, sorte de racine vivace et persistante sur laquelle le nouvel arbre constitutionnel a végété : c'est le dogme de la souveraineté du peuple. — Pris à la lettre, il signifie que le gouvernement est moins qu'un commis, un domestique[1]. C'est nous qui l'avons institué, et, après comme avant son institution, nous restons ses maîtres. Entre nous et lui, point de contrat indéfini ou du moins durable qui ne puisse être annulé que par un consentement mutuel ou par l'infidélité d'une des deux parties. Quel qu'il soit et quoi qu'il fasse, nous ne sommes tenus à rien envers lui, il est tenu à tout envers nous ; nous sommes toujours libres de modifier, limiter, reprendre, quand il nous plaira, le pouvoir dont nous l'avons fait dépositaire. Par un titre de propriété primordiale et inaliénable, la chose publique est à nous, à nous seuls, et, si nous la remettons entre ses mains, c'est à la façon des rois qui délèguent provisoirement leur autorité à un ministre ; celui-ci est toujours tenté d'abuser : à nous de le surveiller, de l'avertir, de le gourmander, de le réprimer, et, au besoin, de le chasser. Surtout, prenons garde aux ruses et aux manœuvres par lesquelles, sous prétexte de tranquillité publique, il voudrait nous lier les mains. Une loi supérieure à toutes les lois qu'il pourra fabriquer lui interdit de porter atteinte à notre souveraineté, et il y porte atteinte lorsqu'il entreprend d'en prévenir, gêner ou empêcher l'exercice. L'Assemblée, même constituante, usurpe quand elle traite le peuple en roi fainéant, quand elle le soumet à des lois qu'il n'a pas ratifiées, quand elle ne lui permet d'agir que par ses mandataires ; il faut qu'il puisse agir lui-même et directement, s'assembler, délibérer sur les affaires publiques, discuter, contrôler, blâmer les actes de ses élus, peser sur eux par ses motions, redresser leurs erreurs par son bon sens, suppléer à leur mollesse par son énergie, mettre la main avec eux au gouvernail, parfois les en écarter, les jeter violemment pardessus le bord, et sauver le navire qu'ils conduisent sur un écueil. Effectivement, telle est la doctrine du parti populaire ; au 14 juillet 1789, aux 5 et 6 octobre, il l'a mise en pratique, et, dans les clubs, dans les journaux, dans l'Assemblée, Loustalot, Camille Desmoulins, Fréron, Danton, Marat, Pétion, Robespierre, ne cessent point de la proclamer. Selon eux, local ou central, partout le gouvernement empiète. A quoi nous sert-il d'avoir renversé un despotisme, si nous en instituons un autre ? Nous ne subissons plus l'aristocratie des privilégiés, mais nous subissons l'aristocratie de nos mandataires[2]. A Paris déjà, le corps des citoyens n'est plus rien, la municipalité est tout. Elle attente à nos droits imprescriptibles quand elle refuse à un district la faculté de révoquer à volonté les cinq élus qui le représentent à l'Hôtel de Ville, quand elle fait des règlements sans les soumettre à la sanction des électeurs, quand elle empêche les citoyens de s'assembler où bon leur semble, quand elle trouble les clubs en plein vent du Palais-Royal : Le patrouillotisme en chasse le patriotisme, et le maire Bailly qui se donne une livrée, qui s'applique 110.000 livres de traitement, qui distribue des brevets de capitaine, qui impose aux colporteurs l'obligation d'avoir une plaque, et aux journaux l'obligation de porter une signature, est, non seulement un tyran, mais un concussionnaire, un voleur, et un criminel de lèse-nation. — Des usurpations pires sont commises par l'Assemblée nationale. Prêter serment à la Constitution, comme elle vient de le faire, nous imposer son œuvre, nous la faire jurer, sans tenir compte de notre droit supérieur, sans réserver notre ratification expresse[3], c'est méconnaître notre souveraineté, c'est se jouer de la majesté nationale, c'est substituer à la volonté du peuple la volonté de douze cents personnes : nos représentants nous ont manqué de respect. Ce n'est pas la première fois, et ce ne sera pas la dernière. En mainte occasion, ils ont excédé leur mandat ; ils désarment, bâillonnent ou mutilent leur souverain légitime ; ils font, au nom du peuple, des décrets contre le peuple. Telle est leur loi martiale, imaginée pour étouffer l'insurrection des citoyens, c'est-à-dire la seule ressource qui nous reste contre les conspirateurs, les accapareurs et les traîtres. Tel est le décret qui interdit toute affiche ou pétition collective, décret nul et de toute nullité, et qui constitue le plus affreux attentat aux droits de la nation[4]. Telle est surtout la loi électorale, qui, exigeant des électeurs un petit cens et des éligibles un cens plus fort, consacre l'aristocratie des riches. Les pauvres, exclus par le décret, doivent le considérer comme non avenu, se faire inscrire d'autorité et voter sans scrupule ; car le droit naturel prime le droit écrit, et les millions de citoyens qu'on vient de dépouiller injustement de leur vote n'auraient exercé que de justes représailles, si, au sortir de la séance, ils avaient pris au collet les chefs de la majorité usurpatrice en leur disant : Vous venez de nous retrancher de la société, parce que vous étiez les plus forts dans la salle ; nous vous retranchons à votre tour du nombre des vivants, parce que nous sommes les plus forts dans la rue. Vous nous avez tués civilement ; nous vous tuons physiquement. Aussi bien, à ce point de vue, toute émeute devient
légitime. Robespierre, à la tribune[5], excuse les
jacqueries, refuse d'appeler brigands les incendiaires des châteaux, justifie
les insurgés de Soissons, de Nancy, d'Avignon, des colonies. A propos des
deux pendus de Douai, Desmoulins remarque qu'ils l'ont été par le peuple et
par les soldats réunis : Dès lors, je le dis sans
crainte de me tromper, ils avaient légitimé l'insurrection ; ils
étaient coupables, et l'on a bien fait de les pendre[6]. Non-seulement
les meneurs du parti excusent les assassinats, mais encore ils les
provoquent. Desmoulins, en sa qualité de
procureur-général de la lanterne, réclame, dans chacun des quatre-vingt-trois
départements, la descente comminatoire d'une lanterne au moins, et
Marat, dans son journal, an nom des principes, sonne incessamment le tocsin. Lorsque le salut public est en danger, c'est au peuple à
retirer le pouvoir des mains auxquelles il l'a confié.... Renfermez l'Autrichienne et son beau-frère.... Saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis,
mettez-les aux fers, assurez-vous du chef de la municipalité et des
lieutenants du maire ; gardez à vue le général, arrêtez l'état-major....
L'héritier du trône n'a pas le droit de dîner,
lorsque vous manquez de pain. Rassemblez-vous en corps d'armée ;
présentez-vous à l'Assemblée nationale, et demandez qu'à l'instant on vous
assigne de quoi subsister sur les biens nationaux.... Demandez que la contribution patriotique soit appliquée à
faire un sort aux indigents du royaume. Si l'on vous refuse, joignez-vous à
l'armée, partagez-vous les terres et les richesses des scélérats qui ont
enfoui leur or, pour vous réduire par la faim à rentrer sous le joug....
Voici le moment de faire tomber les têtes des ministres
et de leurs subalternes, de Lafayette, de tous les scélérats de l'état-major,
de tous les commandants antipatriotes des bataillons, de Bailly, de tous les
municipaux contre-révolutionnaires, de tous les traîtres de l'Assemblée
nationale. — A la vérité, parmi les gens un peu éclairés, Marat passe
encore pour un exagéré, pour un furieux. Pourtant, tel est le dernier mot de
la théorie : dans la maison politique, au-dessus des pouvoirs délégués,
réguliers et légaux, elle installe un pouvoir anonyme, imbécile et terrible,
dont l'arbitraire est absolu, dont l'initiative est continue, dont
l'intervention est meurtrière : c'est le peuple, sultan soupçonneux et
féroce, qui, après avoir nommé ses vizirs, garde toujours ses mains libres
pour les conduire, et son sabre tout affilé pour leur couper le cou. II Qu'un spéculatif, dans son cabinet, ait fabriqué cette théorie, cela se comprend : le papier souffre tout, et des hommes abstraits, des simulacres vides, des marionnettes philosophiques, comme celles qu'il invente, se prêtent à toute combinaison. — Qu'un maniaque, dans sa cave, adopte et prêche cette théorie, cela s'explique aussi : il est obsédé de fantômes, il vit hors du monde réel, et d'ailleurs, dans cette démocratie incessamment soulevée, c'est lui, l'éternel dénonciateur, le provocateur de toute émeute, l'instigateur de tout meurtre, qui, sous le nom d'ami du peuple, devient l'arbitre de toute vie et le véritable souverain. — Qu'un peuple, surchargé d'impôts, misérable, affamé, endoctriné par des déclamateurs et par des sophistes, ait acclamé et pratiqué cette théorie, cela se comprend encore : dans l'extrême souffrance, on fait arme de tout, et, pour l'opprimé, une doctrine est vraie, quand elle l'aide à se délivrer de l'oppression. — Mais que des politiques, des législateurs, des hommes d'État, finalement des ministres et des chefs de gouvernement se soient attachés à cette théorie, qu'ils l'aient embrassée plus étroitement à mesure qu'elle devenait plus destructive, que, tous les jours, pendant trois ans, ils aient vu l'ordre social crouler sous ses coups, pièce à pièce, et n'aient jamais reconnu en elle l'instrument de tant de ruines ; que, sous les clartés de l'expérience la plus désastreuse, au lieu d'avouer sa malfaisance, ils aient glorifié ses bienfaits ; que plusieurs d'entre eux, tout un parti, une assemblée presque entière, l'aient vénérée comme un dogme et l'aient appliquée jusqu'au bout avec l'enthousiasme et la raideur de la foi ; que, poussés par elle dans un couloir étroit qui se rétrécissait toujours davantage, ils aient marché toujours en avant en s'écrasant les uns les autres ; qu'arrivés au terme, dans le temple imaginaire de leur liberté prétendue, ils se soient trouvés dans un abattoir ; que, dans l'enceinte de cette boucherie nationale, ils aient été tour à tour les assommeurs et le bétail ; que, sur leurs maximes de liberté universelle et parfaite, ils aient installé un despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de l'Inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l'ancien Mexique qu'au milieu de leurs prisons et de leurs échafauds, ils n'aient jamais cessé de croire à leur bon droit, à leur humanité, à leur vertu, et que, dans leur chute, ils se soient considérés comme des martyrs ; cela, certes, est étrange : une telle aberration d'esprit et un tel excès d'orgueil ne se rencontrent guère, et, pour les produire, il a fallu un concours de circonstances qui ne se sont assemblées qu'une seule fois. Pourtant, ni l'amour-propre exagéré ni le raisonnement dogmatique ne sont rares dans' l'espèce humaine. En tout pays, ces deux racines de l'esprit jacobin subsistent indestructibles et souterraines. Partout elles sont comprimées par la société établie. Partout elles tâchent de desceller la vieille assise historique qui pèse sur elles de tout son poids. Aujourd'hui comme autrefois, dans des mansardes d'étudiants et dans des garnis de bohèmes, dans des cabinets déserts de médecins sans clients et d'avocats sans causes, il y a des Brissot, des Danton, des Marat, des Robespierre, des Saint-Just en germe ; mais, faute d'air et de place au soleil, ils n'éclosent pas. A vingt ans, quand un jeune homme entre dans le monde, sa raison est froissée en même temps que son orgueil. En premier lieu, quelle que soit la société dans laquelle il est compris, elle est un scandale pour la raison pure : car ce n'est pas un législateur philosophé qui l'a construite d'après un principe simple ; ce sont des générations successives qui l'ont arrangée d'après leurs besoins multiples et changeants. Elle n'est pas l'œuvre de la logique, mais de l'histoire, et le raisonneur débutant lève les épaules à l'aspect de cette vieille bâtisse dont l'assise est arbitraire, dont l'architecture est incohérente, et dont les raccommodages sont apparents. — En second lieu, si parfaites que soient les institutions, les lois et les mœurs, comme elles l'ont précédé, il ne les a point consenties ; d'autres, ses prédécesseurs, ont choisi pour lui, et l'ont enfermé d'avance dans la forme morale, politique et sociale qui leur a plu. Peu importe si elle lui déplaît ; il faut qu'il la subisse, et que, comme un cheval attelé, il marche entre deux brancards sous le harnais qu'on lui a mis. — D'ailleurs, quelle que soit l'organisation, comme, par essence, elle est une hiérarchie, presque toujours il y est et il y restera subalterne, soldat, caporal ou sergent. Même sous le régime le plus libéral et là où les premiers grades sont accessibles à tous, pour cinq ou six hommes qui priment ou commandent, il y en a cent mille qui sont primés ou commandés, et l'on a beau dire à chaque conscrit qu'il a dans son sac le bâton de maréchal de France, neuf cent-quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, il découvre très-vite, après avoir fouillé le sac, que le bâton n'y est pas. — Rien d'étonnant, s'il est tenté de regimber contre des cadres qui, bon gré mal gré, l'enrégimentent, et dans lesquels la subordination sera son lot. Rien d'étonnant, si, au sortir de la tradition, il adopte la théorie qui soumet ces cadres à son arbitraire et lui confère toute autorité sur ses supérieurs. D'autant plus qu'il n'y a pas de doctrine plus simple et mieux appropriée à son inexpérience ; elle est la seule qu'il puisse comprendre et manier du premier coup : de là vient que la plupart des jeunes gens, surtout ceux qui ont leur chemin à faire, sont plus ou moins Jacobins au sortir du collège ; c'est une maladie de croissance[7]. — Dans les sociétés bien constituées, la maladie est bénigne et guérit vite. L'établissement public étant solide et soigneusement gardé, les mécontents découvrent promptement qu'ils sont trop faibles pour l'ébranler et qu'à combattre ses gardiens ils ne gagneront que des coups. Eux-mêmes, après avoir murmuré, ils y entrent par une porte ou par une autre, se font leur place, en jouissent ou s'y résignent. A la fin, par imitation, par habitude, par calcul, ils se trouvent enrôlés de cœur dans la garnison qui, en protégeant, l'intérêt public, protège par contre-coup leur intérêt privé. Presque toujours, au bout de dix ans, un jeune homme a pris son rang dans la file et y avance pas à pas dans son compartiment, qu'il ne songe plus à casser, sous l'œil du sergent de ville, qu'il ne songe plus à maudire. Sergents de ville et compartiments, parfois même il les juge utiles, et, considérant les millions d'individus qui se heurtent pour gravir plus vite l'escalier social, il parvient à comprendre que la pire des calamités serait le manque de barrières et de gardiens. — Ici, les barrières vermoulues ont craqué toutes à la fois, et les gardiens, débonnaires, incapables, effarés, ont laissé tout faire. Aussitôt la société dissoute est devenue un pêle-mêle, une cohue qui s'agite et crie, chacun poussant, poussé, tous exaltés d'abord et se félicitant d'avoir enfin leurs coudées franches, tous exigeant que les nouvelles barrières soient aussi fragiles, et les nouveaux gardiens aussi débiles, aussi désarmés, aussi inertes qu'il se pourra. C'est ce que l'on a fait, el, par une conséquence naturelle, les gens qui étaient aux premières places ont été relégués aux dernières ; beaucoup ont été assommés dans la bagarre, et, dans le désordre permanent qu'on appelle l'ordre définitif, les talons rouges, les escarpins continuent à être écrasés par les gros souliers et les sabots. — A présent l'esprit dogmatique et l'amour-propre intempérant peuvent se donner carrière : il n'y a plus d'établissement ancien qui leur impose, ni de force physique qui les réprime. Au contraire ; par ses déclarations théoriques et par ses applications pratiques, la constitution nouvelle les invite à s'étaler. — Car, d'une part, en droit, elle se dit fondée sur la raison pure, et débute par une enfilade de dogmes abstraits desquels elle prétend déduire rigoureusement ses prescriptions positives : c'est soumettre toutes les lois au bavardage des raisonneurs qui vont les interpréter et les violer d'après les principes. — D'autre part, en fait, elle livre tous les pouvoirs à l'élection et confère aux clubs le contrôle des autorités : c'est offrir une primé à la présomption des ambitieux qui se mettent en avant parce qu'ils se croient capables, et qui diffament leurs gouvernants pour les remplacer. — Tout régime est un milieu qui opère sur les plantes humaines pour en développer quelques espèces et en étioler d'autres. Celui-ci est le meilleur pour faire pousser et pulluler le politique de café, le harangueur de club, le motionnaire de carrefour, l'insurgé de place publique, le dictateur de comité, bref le révolutionnaire et le tyran. Dans cette serre chaude, la chimère et l'outrecuidance vont prendre des proportions monstrueuses, et, au bout de quelques mois, les cerveaux ardents y deviendront des cerveaux brûlés. Suivons l'effet de cette température excessive et malsaine sur les imaginations et les ambitions. La vieille bâtisse est à bas ; la nouvelle n'est pas assise ; il s'agit de refaire la société de fond en comble ; tous les hommes de bonne volonté sont appelés à l'œuvre, et comme, pour tracer le plan, il suffit d'appliquer un principe simple, le premier venu peut en venir à bout. Dès lors, aux assemblées de section, aux clubs, dans les gazettes, dans les brochures, dans toute cervelle aventureuse et précipitée, le rêve politique fourmille. Pas un commis marchand formé par la lecture de l'Héloïse[8], point de maître d'école ayant traduit dix pages de Tite Live, point d'artiste ayant feuilleté Rollin, point de bel esprit devenu publiciste en apprenant par cœur les logogriphes du Contrat social, qui ne fasse une constitution.... Comme rien n'offre moins d'obstacles que de perfectionner l'imaginaire, tous les esprits remuants se répandent et s'agitent dans ce monde idéal. On commence par la curiosité, on finit par l'enthousiasme. Le vulgaire court à cet essai, comme l'avare à une opération de magie qui lui promet des trésors, et, dans cette fascination puérile, chacun espère rencontrer à la fois ce qu'on n'a jamais vu, même sous les plus libres gouvernements, la perfection immuable, la fraternité universelle, la puissance d'acquérir tout ce qui nous manque et de ne composer sa vie que de jouissances. C'en est déjà une, et très vive, que de spéculer ainsi ; on plane dans les espaces : au moyen de huit ou dix phrases toutes faites, grâce à l'un de ces catéchismes de six sous qui courent par milliers dans les campagnes et dans les faubourgs[9], un procureur de village, un commis de barrière, un contrôleur de contremarques, un sergent de chambrée, se trouve législateur et philosophe ; il juge Malouet, Mirabeau, les ministres, le roi, l'Assemblée, l'Église, les cabinets étrangers, la France et l'Europe. Par suite, sur ces hautes matières qui lui semblaient pour toujours interdites, il fait des motions, il lit des adresses, il harangue, il est applaudi, il s'admire de raisonner si bien et avec de si grands mots. A présent, c'est un emploi, une gloire et un profit que de pérorer sur des questions qu'on n'entend pas. On parle plus en un jour, dit un témoin oculaire[10], dans une section de Paris que dans toutes les assemblées politiques de la Suisse pendant l'année entière. Un Anglais étudierait six mois ce que nous décidons en un quart d'heure, et partout, dans les hôtels de ville, aux sociétés populaires, aux assemblées de section, dans les cabarets, dans les promenades publiques, au coin des rues, la vanité installe une tribune pour le verbiage. Qu'on examine l'incalculable activité d'une semblable machine chez une nation loquace où la fureur d'être quelque chose domine sur toutes les autres affections ; où la vanité a plus de faces qu'il ne brille d'étoiles au firmament ; où les réputations ne coûtaient déjà que la peine de répéter souvent qu'on les méritait ; où la société se trouvait partagée entre les êtres médiocres et leurs prôneurs qui les divinisaient ; où si peu de gens sont contents de leur situation ; où le marchand du coin est plus glorieux de son épaulette que le grand Condé ne l'était de son bâton de commandement ; où l'on s'agite perpétuellement sans moyens comme sans objet ; où, du frotteur au dramaturge, de l'académicien à l'innocent qui barbouille la feuille du soir, du courtisan bel esprit à son laquais philosophe, chacun refait Montesquieu avec la suffisance d'un enfant qui se croit savant en commençant à lire ; où l'amour-propre de la dispute, de l'ergoterie et du sophisme ont tué toute conversation sensée ; où l'on ne parle que pour enseigner, sans se douter qu'il faut se taire pour apprendre ; où les triomphes de quelques fous ont fait sortir de leurs loges tous les cerveaux timbrés ; où, lorsqu'on a combiné deux sottises d'après un livre qu'on n'a pas compris, on se donne des principes ; où les escrocs parlent de morale, les femmes perdues de civisme, et les plus infâmes des humains de la dignité de l'espèce humaine ; où le valet affranchi d'un grand seigneur s'appelle Brutus ! — Effectivement, il est Brutus à ses propres yeux ; à l'occasion, il le sera tout à fait, surtout contre son dernier martre ; ce n'est qu'un coup de pique à donner. En attendant qu'il fasse les actions du rôle, il en dit les paroles, il s'échauffe par ses tirades ; à la place de son bon sens, il n'a plus que les mots ronflants du jargon révolutionnaire, et la déclamation, achevant l'œuvre de l'utopie, allège son cerveau de son dernier lest. Ce ne sont pas seulement les idées que le nouveau régime a dérangées, ce sont aussi les sentiments qu'il dérègle. Du château de Versailles et de l'antichambre des courtisans, l'autorité a passé, sans intermédiaire et sans contrepoids, dans les mains des prolétaires et de leurs flatteurs[11]. Brusquement tout le personnel de l'ancien gouvernement a été écarté ; brusquement l'élection universelle en a installé un autre, et les places n'ont point été données à la capacité, à l'ancienneté, à l'expérience, niais à la suffisance, à l'intrigue et à l'exagération. Non-seulement les droits légaux ont été nivelés, mais les rangs naturels ont été transposés ; l'échelle sociale, renversée, a été replantée le bas en haut, et le premier effet de la régénération promise a été de substituer, dans la gestion des affaires publiques, des avocats aux magistrats, des bourgeois aux ministres d'État, des ci-devant roturiers aux ci-devant nobles, des citoyens à des soldats, des soldats à des officiers, des officiers à des généraux, des curés à des évêques, des vicaires à des curés, des moines à des vicaires, des agioteurs à des financiers, des empiriques à des administrateurs, des journalistes à des publicistes, des rhéteurs à des législateurs, et des pauvres à des riches. — A ce spectacle, toutes les convoitises se sont redressées. La profusion des places offertes et des vacances attendues a irrité la soif du commandement, tendu l'amour-propre, et enflammé l'espérance chez les hommes les plus ineptes. Une farouche et grossière présomption a délivré le sot et l'ignorant du sentiment de leur nullité. Ils se sont crus capables de tout, parce que la loi accordait les fonctions publiques à la seule capacité. Chacun a pu entrevoir une perspective d'ambition : le soldat n'a plus songé qu'à déplacer l'officier, l'officier qu'a devenir général, le commis qu'à supplanter l'administrateur en chef, l'avocat d'hier, qu'à se vêtir de la pourpre, le curé qu'à devenir évêque, le lettré le plus frivole qu'à s'asseoir sur le banc des législateurs. Les places, les états, vacants par la nomination de tant de parvenus, ont offert à leur tour une vaste carrière aux classes inférieures. — Ainsi, de proche en proche, par le déplacement des conditions, s'est opéré l'ébranlement des âmes. Ainsi l'on a transformé la France en une table de joueurs, où, avec l'offrande du citoyen actif, avec du pariage, de l'audace et une tête effervescente, l'ambitieux le plus subalterne a jeté ses dés... Voyant sortir du néant un fonctionnaire public, quel est le décrotteur dont l'âme n'ait pas été remuée d'émulation ? — Il n'a qu'à se pousser et à jouer des coudes pour prendre son billet dans cette immense loterie de fortunes populaires, d'avancements sans titres, de succès sans talents, d'apothéoses sans vertus, d'emplois infinis distribués par le peuple en masse et reçus par le peuple en détail. — Tous les charlatans politiques y sont accourus, au premier rang ceux qui, étant sincères, croient à la vertu de leur drogue, et ont besoin du pouvoir pour imposer leur recette au public. Puisqu'ils sont des sauveurs, toutes les places leur sont dues, et notamment les plus hautes. Par conscience et philanthropie, ils les assiègent : au besoin, ils les prendront d'assaut, ils les garderont de force, et, de gré ou de force, ils administreront leur panacée au genre humain. III Ce sont là nos Jacobins : ils naissent dans la décomposition sociale, ainsi que des champignons dans un terreau qui fermente. Considérons leur structure intime : ils en ont une, comme autrefois les puritains, et il n'y a qu'à suivre leur dogme à fond, comme une sonde, pour descendre en eux jusqu'à la couche psychologique où l'équilibre normal des facultés et des sentiments s'est renversé. Lorsqu'un homme d'État qui n'est pas tout à fait indigne de ce grand nom rencontre sur son chemin un principe abstrait, par exemple celui de la souveraineté du peuple, s'il l'admet, c'est comme tout principe, sous bénéfice d'inventaire. A cet effet, il commence par se le figurer tout appliqué et en exercice. Pour cela, d'après ses souvenirs propres et d'après tous les renseignements qu'il peut rassembler, il imagine tel village, tel bourg, telle ville moyenne, au nord, au sud, au centre du pays pour lequel il fait (les lois. Puis, du mieux qu'il peut, il se figure les habitants en train d'agir d'après le principe, c'est-à-dire votant, montant leur garde, percevant leurs impôts et gérant leurs affaires. De ces dix ou douze groupes qu'il a pratiqués et qu'il prend pour spécimens, il conclut par analogie aux autres et à tout le territoire. Évidemment, l'opération est difficile et chanceuse : pour être à peu près exacte, elle requiert un rare talent d'observation et, à chacun de ses pas, un tact exquis : car il s'agit de calculer juste avec des quantités imparfaitement perçues et imparfaitement notées[12]. Lorsqu'un politique y parvient, c'est par une divination délicate qui est le fruit de l'expérience consommée jointe au génie. Encore n'avance-t-il que bride en main dans son innovation ou dans sa réforme ; presque toujours, il essaye ; il n'applique sa loi que par portions, graduellement, provisoirement ; il en veut constater l'effet ; il est toujours prêt à corriger, suspendre, atténuer son œuvre, d'après le bon ou le mauvais succès de l'épreuve, et l'état de la matière humaine qu'il manie ne se révèle à son esprit, même supérieur, que par une succession de tâtonnements. — Tout au rebours le Jacobin. Son principe est un axiome de géométrie politique qui porte en soi sa propre preuve ; car, comme les axiomes de la géométrie ordinaire, il est formé par la combinaison de quelques idées simples, et son évidence s'impose du premier coup à tout esprit qui pense ensemble les deux termes dont il est l'assemblage. L'homme en général, les droits de l'homme, le contrat social, la liberté, l'égalité, la raison, la nature, le peuple, les tyrans, voilà ces notions élémentaires : précises ou non, elles remplissent le cerveau du nouveau sectaire ; souvent elles n'y sont que des mots grandioses et vagues ; mais il n'importe. Dès qu'elles se sont assemblées en lui, elles deviennent pour lui un axiome qu'il applique à l'instant, tout entier, en toute occasion et à outrance. Des hommes réels, nul souci : il ne les voit pas ; il n'a pas besoin de les voir ; les yeux clos, il impose son moule à la matière humaine qu'il pétrit ; jamais il ne songe à se figurer d'avance cette matière multiple, ondoyante et complexe, des paysans, des artisans, des bourgeois, des curés, des nobles contemporains, à leur charrue, dans leur garni, à leur bureau, dans leur presbytère, dans leur hôtel, avec leurs croyances invétérées, leurs inclinations persistantes, leurs volontés effectives. Rien de tout cela ne peut entrer ni se loger dans son esprit ; les avenues en sont bouchées par le principe abstrait qui s'y étale et prend pour lui seul toute la place. Si, par le canal des oreilles ou des yeux, l'expérience présente y enfonce de force quelque vérité importune, elle n'y peut subsister ; toute criante et saignante qu'elle soit, il l'expulse ; au besoin, il la tord et l'étrangle, à titre de calomniatrice, parce qu'elle dément un principe indiscutable et vrai par soi. — Manifestement, un pareil esprit n'est pas sain : des deux facultés qui devraient tirer également et ensemble, l'une est atrophiée, l'autre hypertrophiée ; le contrepoids des faits manque pour balancer le poids des formules. Tout chargé d'un côté et tout vide de l'autre, il verse violemment du côté où il penche, et telle est bien l'incurable infirmité de l'esprit jacobin. Considérez, en effet, les monuments authentiques de sa pensée, le journal des Amis de la Constitution, les gazettes de Loustalot, Desmoulins, Brissot, Condorcet, Fréron et Marat, les opuscules et les discours de Robespierre et Saint-Just, les débats de la Législative et de la Convention, les harangues, adresses et rapports des Girondins et des Montagnards, ou, pour abréger, les quarante volumes d'extraits compilés par Buchez et Roux. Jamais on n'a tant parlé pour si peu dire ; le verbiage creux et l'emphase ronflante y noient toute vérité sous leur monotonie et sous leur enflure.. A cet égard, une expérience est décisive : dans cet interminable fatras, l'historien qui cherche des renseignements précis ne trouve presque rien à glaner ; il a beau en lire des kilomètres : à peine s'il y rencontre un fait, un détail instructif, un document qui évoque devant ses yeux une physionomie individuelle, qui lui montre les sentiments vrais d'un villageois ou d'un gentilhomme, qui lui peigne au vif l'intérieur d'un hôtel de ville ou d'une caserne, une municipalité ou une émeute. Pour démêler les quinze ou vingt types et situations qui résument l'histoire du temps, il nous a fallu et il nous faudra les chercher ailleurs, dans les correspondances des administrations locales, dans les procès-verbaux des tribunaux criminels, dans les rapports confidentiels de police[13], dans les descriptions des étrangers[14], qui, préparés par une éducation contraire, traversent les mots pour aller jusqu'aux choses et aperçoivent la France par delà le Contrat social. Toute cette France vivante, la tragédie immense que vingt-six millions de personnages jouent sur une scène de vingt-six mille lieues carrées, échappe au Jacobin ; il n'y a, dans ses écrits comme dans sa tête que des généralités sans substance, celles qu'on a citées tout à l'heure ; elles s'y déroulent par un jeu d'idéologie, parfois en trame serrée, lorsque l'écrivain est un raisonneur de profession connue Condorcet, le plus souvent en fils entortillés et mal noués, en mailles lâches et décousues, lorsque le discoureur est un politique improvisé ou un apprenti philosophe comme les députés ordinaires et les harangueurs de club. C'est une scolastique de pédants débitée avec une emphase d'énergumènes. Tout son vocabulaire consiste en une centaine de mots, et toutes les idées s'y ramènent à une seule, celle de l'homme en soi : des unités humaines, toutes pareilles, égales, indépendantes et qui, pour la première fois, contractent ensemble, voilà leur conception de la société. Il n'y en a pas de plus écourtée, puisque, pour la former, il a fallu réduire l'homme à un minimum ; jamais cerveaux politiques ne se sont desséchés à ce degré et de parti pris. Car c'est par système et pour simplifier qu'ils s'appauvrissent. En cela, ils suivent le procédé du siècle et les traces de Jean-Jacques Rousseau : leur cadre mental est le moule classique, et ce moule, déjà étroit chez les derniers philosophes, s'est encore étriqué chez eux, durci et racorni jusqu'à l'excès. A cet égard, Condorcet[15] parmi les Girondins, Robespierre parmi les Montagnards, tous les deux purs dogmatiques et simples logiciens, sont les meilleurs représentants du type, celui-ci au plus haut point et avec une perfection de stérilité intellectuelle qui n'a pas été surpassée. — Sans contredit, lorsqu'il s'agit de faire des lois durables, c'est-à-dire d'approprier la machine sociale aux caractères, aux conditions, aux circonstances, un pareil esprit est le plus impuissant et le plus malfaisant de tous ; car, par structure, il est myope ; d'ailleurs, intériosé entre ses yeux et les objets, son code d'axiomes lui ferme l'horizon : au delà de sa coterie et de son club, il ne distingue rien, et, dans cet au-delà confus, il loge les idoles creuses de son utopie. — Mais, lorsqu'il s'agit de prendre d'assaut le pouvoir ou d'exercer arbitrairement la dictature, sa raideur mécanique le sert, au lieu de lui nuire. Il n'est pas ralenti et embarrassé, comme l'homme d'État, par l'obligation de s'enquérir, de tenir compte des précédents, de compulser les statistiques, de calculer et de suivre d'avance, en vingt directions, les contre-coups prochains et lointains de son œuvre, au contact des intérêts, des habitudes et des passions des diverses classes. Tout cela est maintenant suranné, superflu : le Jacobin sait tout de suite quel est le gouvernement légitime et quelles sont les bonnes lois ; pour bâtir comme pour détruire, son procédé rectiligne est le plus prompt et le plus énergique. Car, s'il faut de longues réflexions pour démêler ce qui convient aux vingt-six millions de Français vivants, il ne faut qu'un coup d'œil pour savoir ce que veulent les hommes abstraits de la théorie. En effet la théorie les a tous taillés sur le même patron et n'a laissé en eux qu'une volonté élémentaire ; par définition, l'automate philosophique veut la liberté, l'égalité, la souveraineté du peuple, le maintien des droits de l'homme, l'observation du contrat social. Cela suffit : désormais, on tonnait la volonté du peuple, et on la tonnait d'avance ; par suite, on peut agir sans consulter les citoyens ; on n'est pas tenu d'attendre leur vote. En tout cas, leur ratification est certaine ; si par hasard elle manquait, ce serait de leur part ignorance, méprise ou malice, et alors leur réponse mériterait d'être considérée comme nulle ; aussi, par précaution et pour leur éviter la mauvaise, on fera bien de leur dicter la bonne. — En cela, le Jacobin pourra être de très bonne foi : car les hommes dont il revendique les droits ne sont pas les Français de chair et d'os que l'on rencontre dans la campagne ou dans les rues, mais les hommes en général, tels qu'ils doivent être au sortir des mains de la Nature ou des enseignements de la Raison. Point de scrupule à l'endroit des premiers : ils sont infatués de préjugés, et leur opinion n'est qu'un radotage. A l'endroit des seconds, c'est l'inverse ; pour les effigies vaines de sa théorie, pour les fantômes de sa cervelle raisonnant ; le Jacobin est plein de respect, et toujours il s'inclinera devant la réponse qu'il leur prote ; à ses yeux, ils sont plus réels que les hommes vivants, et leur suffrage est le seul dont il tienne compte. Aussi bien, à mettre les choses au pis, il n'a contre lui que les répugnances momentanées d'une génération aveugle. En revanche, il a pour lui l'approbation de l'humanité prise en soi, de la postérité régénérée par ses actes, des hommes redevenus, grâce à lui, ce que jamais ils n'auraient dû cesser d'être. — C'est pourquoi, bien loin de se considérer comme un usurpateur et un tyran, il s'envisagera comme un libérateur, comme le mandataire naturel du véritable peuple, comme l'exécuteur autorisé de la volonté générale ; il marchera avec sécurité dans le cortège que lui fait ce peuple imaginaire ; les millions de volontés métaphysiques qu'il a fabriquées à l'image de la sienne le soutiendront de leur assentiment unanime, et il projettera dans le dehors, comme un chœur d'acclamations triomphales, l'écho intérieur de sa propre voix. IV Lorsqu'une doctrine séduit les hommes, c'est moins par le sophisme qu'elle leur présente que par les promesses qu'elle leur fait ; elle a plus de prise sur leur sensibilité que sur leur intelligence ; car, si le cœur est parfois la dupe de l'esprit, l'esprit bien plus souvent est la dupe du cœur. Un système ne nous agrée point parce que nous le jugeons vrai, niais nous le jugeons vrai parce qu'il nous agrée, et le fanatisme politique ou religieux, quel que soit le canal théologique ou philosophique dans lequel il coule, a toujours pour source principale un besoin avide, une passion secrète, une accumulation de désirs profonds et puissants auxquels la théorie ouvre un débouché. Dans le Jacobin, comme dans le puritain, il y a une source de cette espèce. — Ce qui la nourrit chez le puritain, ce sont les anxiétés de la conscience alarmée qui, se figurant la justice parfaite, devient rigoriste et multiplie les commandements qu'elle croit donnés par Dieu ; si on la contraint d'y manquer, elle se révolte, et, pour les imposer à autrui, elle est impérieuse jusqu'au despotisme. Mais sa première œuvre, toute intérieure, est la répression de soi par soi-même, et, avant d'être politique, elle est morale. — Au contraire, chez le Jacobin, la première injonction n'est pas morale, mais politique ; ce ne sont pas ses devoirs, mais ses droits qu'il exagère, et sa doctrine, au lieu d'être un aiguillon pour la conscience, est une flatterie pour l'orgueil[16]. Si énorme et si insatiable que soit l'amour-propre humain, cette fois il est assouvi ; car jamais on ne lui a offert une si prodigieuse pâture. — Ne cherchez pas dans le programme de la secte les prérogatives limitées qu'un homme fier revendique au nom du juste respect qu'il se doit à lui-même, c'est-à-dire les droits civils complets avec le cortège des libertés politiques qui leur servent de sentinelles et de gardiennes, la sûreté des biens et de la vie, la fixité de la loi, l'indépendance des tribunaux, l'égalité des citoyens devant la justice et sous l'impôt, l'abolition des privilèges et de l'arbitraire, l'élection des députés et la disposition de la bourse publique, bref les précieuses garanties qui font de chaque citoyen un souverain inviolable dans son domaine restreint, qui défendent sa personne et sa propriété contre toute oppression ou exaction publique ou privée, qui le maintiennent tranquille et debout en face de ses concurrents et de ses adversaires, debout et respectueux en face de ses magistrats et de l'État lui-même. Des Malouet, des Mounier, des Mallet-Dupan, des partisans de la constitution anglaise et de la monarchie parlementaire peuvent se contenter d'un si mince cadeau ; mais la théorie en fait bon marché, et au besoin marchera dessus comme sur une poussière vile. Ce n'est pas l'indépendance et la sécurité de la vie privée qu'elle promet, ce n'est pas le droit de voter tous les deux ans, une simple influence, un contrôle indirect, borné, intermittent de la chose publique ; c'est la domination politique, à savoir la propriété pleine et entière de la France et des Français. Nul doute sur ce point : selon les propres termes de Rousseau, le contrat social exige l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté, chacun se donnant tout entier, tel qu'il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu'il possède font partie, tellement que l'État, maître reconnu, non seulement de toutes les fortunes, mais aussi de tous les corps et de toutes les âmes, peut légitimement imposer de force à ses membres l'éducation, le culte, la foi, les opinions, les sympathies qui lui conviennent[17]. — Or chaque homme, par cela seul qu'il est homme, est de droit membre de ce souverain despotique. Ainsi, quelles que soient ma condition, mon incompétence, mon ignorance et la nullité du rôle dans lequel j'ai toujours langui, j'ai plein pouvoir sur les biens, les vies, les consciences de vingt-six millions de Français, et, pour ma quote-part, je suis czar et pape. — Mais je le suis bien plus que pour ma quote-part, si j'adhère à la doctrine. Car cette royauté qu'elle me décerne, elle ne la confère qu'à ceux qui, comme moi, signent le contrat social tout entier ; tous les autres, par cela seul qu'ils en ont rejeté quelque clause, encourent la déchéance ; on n'est pas admis aux bénéfices d'un pacte, lorsqu'on en répudie les conditions. — Bien mieux, comme celui-ci, institué par le droit naturel, est obligatoire, quiconque le rejette ou s'en retire est, par cela même, un scélérat, un malfaiteur public, un ennemi du peuple. Jadis, il y avait des crimes de lèse-majesté royale ; maintenant il y a des crimes de lèse-majesté populaire, et on les commet lorsque, par action, parole ou pensée, on dénie ou l'on conteste au peuple une parcelle quelconque de l'autorité plus que royale qui lui appartient. Ainsi le dogme qui proclame la souveraineté du peuple, aboutit en fait à la dictature de quelques-uns et à la proscription des autres. On est hors de la loi quand on est hors de la secte. C'est nous, les cinq ou six mille Jacobins de Paris, qui sommes le monarque légitime, le pontife infaillible, et malheur aux récalcitrants ou aux tièdes, gouvernement, particuliers, clergé, noblesse, riches, négociants, indifférents, qui, par la persistance de leur opposition ou par l'incertitude de leur obéissance, oseront révoquer en doute notre indubitable droit ! Une à une, ces conséquences vont se produire à la lumière, et visiblement, quel que soit l'appareil logique qui les déroule, jamais, à moins d'un orgueil démesuré, un particulier ordinaire ne peut les adopter jusqu'au bout. Il lui faut une bien haute opinion de soi pour se croire souverain autrement que par son vote, pour manier les affaires publiques sans plus de scrupule que ses affaires privées, pour y intervenir directement et de force, pour s'ériger, lui et sa coterie, en guide, en censeur, en gouverneur de son gouvernement, pour se persuader qu'avec la médiocrité de son éducation et de son esprit, avec ses quatre bribes de latin et ses lectures de cabinet littéraire, avec ses informations de café et de gazette, avec son expérience de conseil municipal et de club, il est capable de trancher net des questions immenses et compliquées que les hommes supérieurs et spéciaux abordent en hésitant. Au commencement, cette outrecuidance n'était en lui qu'un germe, et, en temps ordinaire, faute de nourriture, elle serait restée à l'état de moisissure rampante ou d'avorton desséché. Mais le cœur ne sait pas les étranges semences qu'il porte en lui-même : telle de ces graines, faible et inoffensive d'aspect, n'a qu'à rencontrer l'air et l'aliment pour devenir une excroissance vénéneuse et une végétation colossale. — Avocat, procureur, chirurgien, journaliste, curé, artiste ou lettré de troisième et quatrième ordre, le Jacobin ressemble à un pâtre qui, tout d'un coup, dans un recoin de sa chaumière, découvrirait des parchemins qui l'appellent à la couronne. Quel contraste entre la mesquinerie de son état et l'importance dont l'investit la théorie ! Comme il embrasse avec amour un dogme qui le relève si haut à ses propres yeux ! Il lit et relit assidûment la Déclaration des droits, la constitution, tous les papiers officiels qui lui confèrent ses glorieuses prérogatives ; il s'en remplit l'imagination[18], et tout de suite il prend le ton qui convient à sa nouvelle dignité. — Rien de plus hautain, de plus arrogant que ce ton. Dès l'origine, il éclate dans les harangues des clubs et dans les pétitions à l'Assemblée constituante. Loustalot, Fréron, Danton, Marat, Robespierre, Saint-Just ne quittent jamais le style autoritaire : c'est celui de la secte, et il finit par devenir un jargon à l'usage de ses derniers valets. Politesse ou tolérance, tout ce qui ressemble à des égards ou à du respect pour autrui est exclu de leurs paroles comme de leurs actes : l'orgueil usurpateur et tyrannique s'est fait une langue à son image, et l'on voit non seulement les premiers acteurs, mais encore les simples comparses trôner sur leur estrade de grands mots. Chacun d'eux, à ses propres yeux, est un Romain, un sauveur, un héros, un grand homme. J'étais à la tête des étrangers, écrit Anacharsis Clootz[19], dans les tribunes du Palais, en qualité d'ambassadeur du genre humain, et les ministres des tyrans me regardaient d'un a air jaloux et mal assuré. A l'ouverture du club de Troyes, un maître d'école recommande aux femmes d'apprendre à leurs enfants, dès qu'ils commenceront à bégayer, qu'ils sont nés libres, égaux en droits aux premiers potentats de l'univers[20]. Il faut lire le voyage de Pétion dans la Berline du roi au retour de Varennes pour savoir jusqu'où peuvent monter la suffisance d'un cuistre et la fatuité d'un malotru[21]. Dans leurs Mémoires et jusque dans leurs épitaphes, Barbaroux, Buzot, Pétion, Roland, Mme Roland[22], se décernent incessamment des brevets de vertu, et, à les en croire, ils sont des personnages de Plutarque. — Des Girondins aux Montagnards, l'infatuation va croissant. Simple particulier, à vingt-quatre ans, Saint-Just est déjà furieux d'ambition rentrée. Je crois avoir épuisé, dit Marat, toutes les combinaisons de l'esprit humain sur la morale, la philosophie et la politique. D'un bout à l'autre de la Révolution, Robespierre sera toujours, aux yeux de Robespierre, l'unique, le seul pur, l'infaillible, l'impeccable ; jamais homme n'a tenu si droit et si constamment sous son nez l'encensoir qu'il bourrait de ses propres louanges. — A ce degré, l'orgueil peut boire la théorie jusqu'au fond, si répugnante qu'en soit la lie, si mortels qu'en soient les effets sur ceux-là mêmes qui en bravent la nausée pour en avaler le poison. Car, puisqu'il est la vertu, on ne peut lui résister sans crime. Interprétée par lui, la théorie divise les Français en deux groupes : d'un côté, les aristocrates, les fanatiques, les égoïstes, les hommes corrompus, bref, les mauvais citoyens ; de l'autre côté les patriotes, les philosophes, les hommes vertueux, c'est-à-dire les gens de la secte[23]. Grâce à cette réduction, le vaste monde moral et social qu'elle manipule se trouve défini, exprimé, représenté par une antithèse toute faite. Rien de plus clair à présent que l'objet du gouvernement : il s'agit de soumettre les méchants aux bons, ou, ce qui est plus court, de supprimer les méchants ; à cet effet, employons largement la confiscation, l'emprisonnement, la déportation, la noyade et la guillotine. Contre des traîtres, tout est permis et méritoire ; le Jacobin a canonisé ses meurtres, et maintenant c'est par philanthropie qu'il tue. — Ainsi s'achève ce caractère, pareil à celui d'un théologien qui deviendrait inquisiteur. Des contrastes extraordinaires s'assemblent pour le former : c'est un fou qui a de la logique, et un monstre qui se croit de la conscience. Sous l'obsession de son dogme et de son orgueil, il a contracté deux difformités, l'une de l'esprit, l'autre du cœur : il a perdu le sens commun, et il a perverti en lui le sens moral. A force de contempler ses formules abstraites, il a fini par ne plus voir les hommes réels ; à force de s'admirer lui-même, il a fini par ne plus apercevoir dans ses adversaires et même dans ses rivaux que des scélérats dignes du supplice. Sur cette pente, rien ne peut l'arrêter ; car, en qualifiant les choses à l'inverse de ce qu'elles sont, il a faussé en lui-même les précieuses notions qui nous ramènent à la vérité et à la justice. Aucune lumière n'arrive plus aux yeux qui prennent leur aveuglement pour de la clairvoyance ; aucun remords n'atteint plus l'âme qui érige sa barbarie en patriotisme et se fait des devoirs de ses attentats. |
[1] Ces textes sont extraits du Contrat social. — Buchez et Roux, Histoire parlementaire, XXVI, 96. Déclaration des droit, lue par Robespierre aux Jacobins le 21 avril 1793, el adoptée par la Société comme sienne. Le peuple est le souverain, le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis. Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.
[2] Buchez et Roux, III, 324, article de Loustalot, 8 novembre 1789. — Ibid., 331. Motion du district des Cordeliers, présidé par Danton. — Ibid., 239. Dénonciation de Marat contre la municipalité. — V, 128 ; VI, 24-41 (mars 1790). La majorité des districts réclame la permanence des districts, c'est-à-dire des assemblées politiques souveraines.
[3] Buchez et Roux, IV, 458, séance du 24 février 1790, article de Louas-lot. — III, 202. Discours de Robespierre, séance du 21 octobre 1789. — Ibid., 219. Arrêté du district Saint-Martin, décidant que la loi martiale ne sera pas exécutée. — Ibid., 222, article de Loustalot.
[4] Buchez et Roux, X, 124, article de Marat, — X, 1 — 22. Discours de Robespierre, séance du 9 mai 1791. — III, 247, article de Loustalot. — Ibid., 217. Discours de Robespierre, séance du 22 octobre 1789. — Ibid., 431, articles de Loustalot et de Desmoulins, novembre 1789. — VI, 336, articles de Loustalot et de Marat, juillet 1790.
[5] Ernest Hamel, Histoire de Robespierre, I, 436 et passim. Robespierre propose d'accorder aux hommes de couleur les droits politiques. — Buchez et Roux, IX, 264 (mars 1791).
[6] Buchez et Roux, V, 146 (mars 1790) ; VI, 436 (26 juillet 1790) ; VIII, 247 (décembre 1790) ; X, 224 (juin 1791).
[7] G. Flaubert. Tout notaire a rêvé des sultanes. (Madame Bovary.) — Frédéric trouvait que le bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. (L'Éducation sentimentale.)
[8] Mallet-Dupan, Mémoires, II, 241.
[9] Entretiens du Père Girard, par Collot d'Herbois. — Les Étrennes au peuple, par Barrère. — La Constitution française pour les habitants des campagnes, etc. — Plus tard, l'Alphabet des Sans-Culottes, le Nouveau Catéchisme républicain, les Commandements de la Patrie et de la République (en vers), etc.
[10] Mercure de France, article de Mallet-Dupan, 7 avril 1792 (Résumé de l'année 1791).
[11] Mercure de France, n° du 30 décembre 1791, et du 7 avril 1792.
[12] Avant de décider une mesure, Fox s'informait au préalable de ce qu'en pensait M. H..., député des plus médiocres et même des plus bornés. Comme on s'en étonnait, il répondit que M. H.... était, à ses yeux, le type le plus exact des facultés et des préjugés d'un country-gentleman et qu'il se servait de lui comme d'un thermomètre. — De même Napoléon disait qu'avant de faire une loi considérable, il imaginait l'impression qu'elle produirait sur un gros paysan.
[13] Tableaux de la Révolution française, par Schmidt (notamment les rapports de Dutard), 3 vol.
[14] Correspondance de Gouverneur Morris. — Mémoires de Mallet-Dupan, A Journal during a residence in France, by John Moore, M. D. — Un séjour en France de 1792 à 1795.
[15] Voyez dans le Progrès de l'esprit humain, la supériorité qu'il attribue à la constitution républicaine de 1793 (livre IX). Les principes sur lesquels la constitution et les lois de la France ont été combinées sont plus purs, plus précis, plus profonds que ceux qui ont dirigé les Américains ; ils ont échappé bien phis complètement à l'influence de toutes les espèces de préjugés, etc.
[16] C. Desmoulins, qui est l'enfant terrible de la Révolution, avoue cette vérité ainsi que toutes les autres. Après avoir cité les révolutions du quinzième et du dix-septième siècle, qui liraient leur force de la vertu et avaient leur racine dans la conscience, qui étaient soutenues par le fanatisme et par les espérances d'une autre vie, il conclut ainsi : Notre révolution, parement politique, n'a ses racines que dans l'égoïsme et dans les amours-propres de chacun, de la combinaison desquels s'est composé l'intérêt général. (Brissot dévoilé, par C. Desmoulins, janvier 1792). — Buchez et Roux, XIII, 207.
[17] Cette idée de Rousseau sur l'omnipotence de l'État est aussi celle do Louis XIV et de Napoléon. Il est curieux d'en voir le développement dans l'esprit d'un petit bourgeois contemporain, demi-homme de lettres et demi-homme du peuple, Rétif de la Bretonne (Nuits de Paris, XVe nuit, 377, sur les massacres de septembre) : Non, non, je ne les plains pas, ces prêtres fanatiques ; ils ont fait trop de mal à la patrie. Quand une société ou sa majorité veut une chose, elle est juste. Celui qui s'y oppose, qui appelle la guerre et la vengeance sur la nation, est un monstre. L'ordre se trouve toujours dans l'accord de la majorité. La minorité est toujours coupable, je le répète, eût-elle raison moralement. Il ne faut que du sens commun pour sentir cette vérité-là. — Ibid., (sur l'exécution de Louis XVI), p. 447 : La nation a-t-elle pu le juger, l'exécuter ? Cette question ne peut pas se faire par un être qui pense. La nation peut tout chez elle, elle a le pouvoir qu'aurait le genre humain, si une seule nation, un seul gouvernement régissait le globe. Qui oserait alors disputer au genre humain son pouvoir ? C'est ce pouvoir indiscutable, senti par les anciens Grecs, qu'a une nation de perdre même un innocent, qui leur fit exiler Aristide et condamner à mort Phocion. Ô vérité que n'ont pas sentie nos contemporains, que ton oubli a causé de maux !
[18] Moniteur, XI, 46, séance du 5 janvier 1792. Discours d'Isnard. Le peuple, connaît aujourd'hui sa dignité. Il sait que, d'après la constitution, la devise de tout Français doit être celle-ci : Vivre libre, l'égal de tous, et membre du souverain. — Guillon de Montléon, I, 445. Discours de Chalier au club central de Lyon, 21 mars 1793. Sachez que vous êtes rois et plus que rois. Ne sentez-vous pas la souveraineté qui circule dans vos veines ?
[19] Moniteur, V, 136 : fête de la Fédération du 14 juillet 1790.
[20] Albert Babeau, Histoire de Troyes pendant la Révolution, I, 436 (10 avril 1790).
[21] Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, I, 353 (récit autographe de Pétion). Ce nigaud gourmé ne sait pas même l'orthographe ; il écrit eselle pour aisselle, etc. Il est persuadé que Mme Élisabeth veut le séduire et lui fait des avances. Je pense que, si nous eussions été seuls, elle se serait laissée aller dans mes bras, et se serait abandonnée aux mouvements de la nature. — Mais il se drape dans sa vertu et n'en devient que plus rogue envers le roi, le petit dauphin et les femmes qu'il ramène.
[22] Les Mémoires de Mme Roland sont le chef-d'œuvre de l'orgueil qui croit se déguiser et ne quitte jamais ses échasses : Je suis belle, j'ai du cœur, j'ai des sens, j'inspire l'amour, je le ressens, je reste vertueuse ; mon intelligence est supérieure, mon courage invincible, je suis philosophe, politique, écrivain, digne de la plus haute fortune : voilà la pensée constante qui perce à travers ses phrases. Jamais de modestie vraie ; en revanche, des indécences énormes commises par bravade et pour se guinder au-dessus de son sexe. Cf. les Mémoires de mistress Hutchinson, qui font contraste. — Mme Roland écrivait : Je ne vois dans le monde de rôle qui me convienne que celui de Providence. — La même présomption éclate chez les autres en prétentions moins raffinées. Dans les papiers de l'armoire de fer, on trouve la lettre suivante, adressée au roi par le député Rouyer : J'ai tout comparé, tout approfondi, tout prévu. Je ne demande pour l'exécution de mes nobles desseins que la direction des forces que la loi vous confie. Je connais les périls el je les brave ; la faiblesse les compte et le génie les détruit. J'ai porté mes regards sur toutes les cours de l'Europe, et je suis bien sûr de les forcer à la paix. Heureux du bonheur de tous, je reporterai vers vous seul la reconnaissance publique. —Un obscur folliculaire, Robert, demandait à Dumouriez l'ambassade de Constantinople, et l'auteur de Faublas, Louvet, déclare dans ses Mémoires que la liberté a péri parce qu'on ne l'a pas nommé ministre de la justice.
[23] Moniteur, XIV, p. 189. Discours de Collot-d'Herbois à propos des mitraillades de Lyon : Et nous aussi, nous sommes sensibles ! Les Jacobins ont toutes les vertus : ils sont compatissants, humains, généreux. Mais, toutes ces vertus, ils les réservent pour les pats iotas, qui sont leurs frères, et les aristocrates ne te seront jamais ! — Meillan, Mémoires, 4 : Robespierre faisait un jour l'éloge d'un nommé Desfieux, homme connu par son improbité et qu'il a sacrifié dans la suite. — Mais votre Desfieux, lui dis je, est connu pour un coquin. — N'importe, c'est un bon patriote. — Mais c'est un banqueroutier frauduleux. — C'est un bon patriote. — Mais c'est un voleur. — C'est un bon patriote. — Je n'en pus arracher que ces trois paroles.