AGNÈS SOREL ET CHARLES VII

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

Les amis d'Agnès Sorel. — La France de 1434 à 1450. — Fécondité de cette période. — Dunois. — Xaintrailles. — La Hire. — Une lettre de Dunois et de Xaintrailles. — Charles d'Anjou. — Bertrand de Beauveau. — Gaspard et Jean Bureau. — Prégent de Coëtivy. — J. de Bueil. — Étienne Chevalier. — Jacques Cœur. — Robert Poitevin. — Pierre de Brézé. Pèlerinage d'Agnès Sorel à Sainte-Geneviève. — Le dernier service d'Agnès Sorel. — Sa mort. — Son tombeau. — Les poètes à Jumièges.

 

La France ne compte pas dans son histoire avant la révolution française de période plus remarquable, en hommes comme en événements considérables pour sa destinée, que celle qui s'écoule de 1434 à 1450 ; j'entends en hommes de guerre et en hommes d'État. La passion nationale, qui avait enfanté la Pucelle, fut comme une rosée féconde répandue sur le sol, et de toutes les classes, mais particulièrement, comme de raison, de celles qui avaient été touchées par l'éducation, l'on vit surgir des hommes tels que les demandaient les circonstances, ardents, hardis, entreprenants, capables, quelques-uns supérieurs, faits pour l'action et pour le conseil. Plusieurs de ces hommes s'étaient' formés et avaient paru sur la scène avant la révolution de palais que nous avons racontée plus haut, et qui renversa la Trémouille. Mais les uns étaient éloignés des affaires, les autres entravés dans leur liberté d'action. Le grand nombre craignait ou dédaignait de se mettre au service d'un gouvernement misérable, qui n'avait ni la conscience de sa mission ni le sentiment de ses devoirs. Ce n'est qu'après la chute de ce gouvernement et l'arrivée au pouvoir de la maison d'Anjou que l'horizon s'ouvre pour les honnêtes gens-, que la France se reconnaît pleinement, ramasse ses forces et peut librement les employer pour la libération du double fléau de la guerre étrangère et de la guerre civile.

On s'arrête avec complaisance et avec une sorte d'orgueil patriotique devant le groupe d'hommes d'élite que l'histoire nous montre autour de Charles VII, vers l'époque même où surgit Agnès Sorel, et devant le spectacle des événements soit de politique étrangère, soit de politique intérieure, qui se déroule alors sous les yeux.

La popularité s'est attachée aux noms des Dunois[1], des Xaintrailles, des La Hire, grâce à la poésie peut-être plus qu'à l'histoire elle-même. Il ne faut pas s'en plaindre : la poésie n'a été que juste. Dunois n'a fait qu'une faute dans sa longue carrière, celle d'être entré dans la Praguerie, et cette faute était celle de son temps et de sa naissance ; que de services, d'ailleurs, l'ont rachetée avant et après ! Peu d'hommes en ont jamais rendu autant à leur patrie. Il combattit pour elle pendant quarante ans, presque sans repos et sans trêve. Également heureux et brillant dans les négociations et dans les batailles, d'un courage infatigable, d'une habileté consommée, que son orgueil seul pouvait compromettre, d'une bonté et d'une charité infinies, lettré comme il convenait à un fils de Louis d'Orléans élevé par cette gracieuse Valentine de Milan à qui il avait été emblé[2], il avait tous les titres à la faveur des poètes, et il mérite tous les hommages de l'histoire. Si nous plaçons un peu au-dessous pour les services rendus ou les qualités personnelles, Xaintrailles et Étienne de Vignolles, si connu sous le nom de La Hire, tous deux de cette race de Gascons bons chevaucheurs et hardis, n'espargnant ni leurs coups ni leurs chevaux, qui vinrent de bonne heure prendre leur part à la guerre nationale, ils n'ont pas usurpé leur renommée, et nous leur devons plus qu'un banal souvenir. La Hire n'était qu'un soldat, mais un soldat héroïque. Quant à Xaintrailles, il eut quelques-unes des grandes qualités de l'administrateur et de l'homme de guerre[3].

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Les autres n'ont pas le même éclat de popularité : ils n'en méritent pas moins de fixer les regards et la reconnaissance de la postérité. Nous n'avons rien qui surpasse, en services rendus ni peut-être en talents réels, les contemporains, moins heureux auprès de la renommée, des Dunois, des Xaintrailles, des La Hire, le maréchal La Fayette, qui créa l'armée ; les frères Bureau, les organisateurs de l'artillerie[4] ; Jacques Cœur, l'organisateur des finances, qui fut pour le commerce et l'industrie, au quinzième siècle, ce que fut Colbert au dix-septième ; les frères de Coëtivy,, les amis et les compatriotes du connétable, dont l'un, amiral de France, mourut comme Turenne, emporté par un boulet de canon ; Jean de EUH, le successeur de Coëtivy dans le gouvernement des flottes, homme d'épée et homme de plume, l'auteur du roman militaire le Jouvencel ; Cousinot de Montreuil et Étienne Chevalier, si versés dans les affaires et doués d'aptitudes si diverses ; Pierre de Brézé, qui réunissait toutes les sortes de talent et d'esprit ; tant d'autres encore, à qui il n'a manqué pour obtenir dans la mémoire des hommes un rang égal à celui des illustrations guerrières et politiques du dix-septième siècle, que d'être nés dans un temps plus favorisé, plus généralement éclairé, au milieu de cette lumière éclatante que répand sur les contemporains éminents, quel que soit le genre de leur mérite, une grande époque littéraire.

Quoi qu'il en soit, l'œuvre qu'ils avaient à accomplir était grande, et ils l'ont accomplie. Ils avaient à chasser l'étranger, et sur les ruines d'un passé depuis longtemps sapé dans ses bases, ils voulurent à organiser une société nouvelle : ils ont achevé l'une et l'autre partie de la tâche, et cela dans l'espace de quinze années, de 1435 à 1450, au milieu des difficultés les plus grandes, avec une nation épuisée par une longue lutte, foulée par les maîtres les plus divers, ne sachant plus auquel entendre, presque découragée de sa nationalité, ne trouvant plus de refuge dans ses anciens abris ou plutôt écrasée sous eux, soupirant après un état différent et meilleur, et n'ayant qu’une conscience confuse de ses besoins et de son avenir. On ne saurait donc trop admirer et redire ce que le génie de la France, concentré dans la petite élite des conseillers qui entourèrent Charles VII depuis la chute de la Trémouille jusqu'à la conquête de la Normandie, produisit de grand ou d'utile dans cette période mémorable, 'soit dans la guerre, soit dans la politique, soit dans l'administration, soit dans les finances.

Dès que le centre de l'action s'est constitué, que Charles VII est arraché aux déplorables influences qui avaient pesé sur lui si longtemps, et trouve une influence meilleure, il ne s'écoule pas une année qui ne soit marquée par un grand coup, par une conquête sur l'étranger ou sur l'anarchie. En 1435, le traité d'Arras détache la Bourgogne de l'Angleterre et prépare la reddition de Paris, enlevé aux Anglais grâce à la vigueur et à l'habileté de Richemont en 1436. L'année suivante, le roi, par des ordonnances empreintes de l'esprit le plus sage, et, si nous osions ainsi parler, de l'esprit moderne, règle le service des monnayeurs et la valeur de la monnaie, l'exercice de la médecine et de la pharmacie, la tenue des registres des minutes par les notaires, épure le Parlement de l'élément anglais et s'attache l'université par la confirmation de ses privilèges. En 1438 parait la Pragmatique-Sanction, œuvre de bon sens, de fermeté et de véritable politique. Viennent ensuite successivement la réforme des gens de guerre (2 novembre 1439), prélude de la grande organisation militaire accomplie en 1445 et 1448, l'ordonnance sur les finances, précédée par des mesures de sagesse et de vigueur sur le même objet[5], la dissolution de la Praguerie (24 juillet 1440), la dispersion des Écorcheurs (avril 1441), la pacification du Midi (mai et juin 1442), l'heureuse et brillante campagne contre les Anglais terminée par la prise de Pontoise (septembre et octobre 1441), les belles campagnes de Metz et d'Allemagne[6], enfin la conquête de la Normandie, qui préparait celle de la Guienne et la délivrance complète du royaume. Quand on rapproche cette période de celle qui précède immédiatement, on sent que c'est un esprit nouveau qui inspire le gouvernement, et que c'est le génie de la nation même qui siège dans ses conseils.

Le génie de la France s'était encore cette fois, il faut oser le dire, personnifié dans une femme. Un contemporain, sans comprendre toute la portée de cette révolution morale, en rapporte l'honneur, en partie, à Agnès Sorel. Et certes, dit Olivier de la Marche en parlant de la favorite, c'estoit une des plus belles femmes que je vey oncques, et fit, en sa qualité, beaucoup de bien au Royaume ; elle avancoit devers le Roy ieunes gens d'armes et gentils compaignons dont le Roy fut depuis bien servy. Ce témoignage d'autant plus précieux, selon nous, et plus considérable qu'il vient d'un adversaire, et d'un adversaire honnête, éclairé, dans la meilleure situation pour connaître les choses et les juger à leur mesure, ne paraît pas pouvoir être récusé. Il prend même un degré particulier d'autorité et se produit comme l'expression de la vérité-, quand on voit quelques-uns des personnages les plus importants de cette période entrer aux affaires à l'époque même où Agnès paraît sur la scène, s'élever avec elle, chanceler ou tomber après sa mort, et que l'on sait d'une manière authentique que c'est parmi ceux - là que se trouvent ses meilleures amitiés..

Il serait difficile de désigner par leurs noms, dans le contingent d'hommes distingués qui entrent aux affaires au moment de la révolution de 1433 et des premières origines de l'empire d'Agnès, ceux qui y ont été admis ou avancés par son influence. Deux points seulement sont certains, c'est d'abord que la plupart de ces hommes, comme Charles d'Anjou, Bertrand de Beauveau, l'amiral de Bueil[7], l'amiral de Coëtivy, Jacques Cœur, Étienne Chevalier, Pierre de Brézé, les quatre derniers surtout sont des amis de la favorite, et qu'ensuite tous ces hommes appartenant à ce que nous appelons la société polie, ont un goût très-prononcé pour les choses de l'esprit.

Il n'est pas douteux que Jacques Cœur ne tint une grande place dans l'amitié d'Agnès et dans sa vie. Il entre aux affaires à l'époque même où elle s'empare du cœur du roi. La charge d'argentier, qu'il reçut en 1.438, lui permettait de vivre à la cour, où son goût pour les plaisirs, pour les fêtes, pour les spectacles et les magnificences du luxe, aussi bien que ses grands emplois, son immense fortune, sa haute capacité, le rapprochaient sans cesse du roi et le mêlaient à toutes les actions de sa vie privée comme de sa vie publique. Agnès le choisit pour un de ses exécuteurs testamentaires. Il était accusé de l'avoir empoisonnée ; mais il nous semble que cette accusation même — fausse, il est vrai, et reconnue telle —, à laquelle Ses ennemis recoururent pour le perdre aux yeux du prince inconsolable de la mort de la seule femme qu'il eût aimée, et resté inconsolable au milieu même des autres liaisons qui succédèrent, est une preuve nouvelle de l'intimité qui régna entre l'illustre argentier et la favorite. Quel pouvait être en effet le mobile du crime dont il était accusé ? A quelle passion le roi, si facilement trompé dans cette circonstance, pouvait-il l'attribuer ? Ce n'était pas à la haine : Agnès n'aurait pas placé un ennemi parmi ses exécuteurs testamentaires ; ce n'était pas au désir de supprimer auprès du roi une influence hostile : cette hypothèse tombe devant le même fait ; la supposition la plus vraisemblable, c'est que les relations d'Agnès et du ministre auront été incriminées, que l'argentier aura été présenté au roi comme un rival, rival éconduit et recourant au crime pour venger son injure et se délivrer d'un témoin redoutable. Pourquoi Jacques Cœur n'aurait-il pas été accusé d'aspirer à supplanter son maître, comme le fut plus tard un autre argentier célèbre, le surintendant Fouquet ? L'accusation ici était fondée ; Fouquet avait bien jeté les yeux sur la Vallière : elle ne l'était pas en ce qui regarde Jacques Cœur ; mais elle pouvait bien lé paraître aux yeux d'un prince affaibli par sa douleur et par les remèdes qu'il employait contre elle, circonvenu par toutes les intrigues de cour, et qui, en obéissant à sa propre passion, croyait encore satisfaire au bien public[8].

On connaît les magnificences de l'hôtel Jacques Cœur de Bourges, les mille recherches d'art et d'esprit qui s'y déploient, où le goût subtil et l'imagination ingénieuse de l'illustre argentier se sont donné carrière. Ce ne sont partout que devises, emblèmes, allégories, et l'on a pu dire que cette maison ressemble à un livre composé d'images, toutes symboliques et instructives, quelques-unes impénétrables (2)[9]. Or, parmi ces images, dont grand nombre prêteraient à de périlleuses interprétations, il en est une que nous devons rappeler, parce qu'elle a pu fournir des armes à la haine et surtout parce qu'elle peut paraître une preuve de plus des rapports d'amitié qui existèrent entre l'argentier et la maîtresse du roi.

Jacques Cœur était une grande personnalité, mais une personnalité qui avait besoin de se produire : son hôtel était rempli de lui-même ; sa pensée, ses attributs, ses facultés dominantes y éclataient de toutes parts. Il n'y avait pas oublié toutefois Charles VII ni sa cour. Ainsi, dans le pavillon principal, orné extérieurement d'un riche dais ou baldaquin sculpté à jour, la large croisée ogivale qui l'éclaire, présente dessinée en relief une très-grande fleur de lis, au-dessus de laquelle se rangent et s'abritent deux cœurs. Le baldaquin portait en outre la statue équestre du roi, armé de pied en cap et avec les attributs de la souveraineté. Il y avait dans la chapelle la chambre du roi. Peut-être même y est-il donné une place à quelques incidents de sa vie privée. La salle des Angelots ou petits anges présente un sujet allégorique où l'on incline fort à reconnaître Agnès Sorel. La scène sculptée, nous dit M. Vallet de Viriville, occupe les trois faces d'un chapiteau prismatique. Elle représente un bosquet ou verger. Sur la droite, une jeune-femme, vêtue avec un luxe prodigieux d'étoffes et de fourrures, est nonchalamment couchée au milieu des fleurs. Une fontaine coule à ses pieds. De l'autre côté du bassin s'avance insidieusement un jeune prince, qui pose la main sur son cœur. Un fou, qui semble être son guide : l'accompagne et le suit. La dame, portant la main droite à son front, paraît montrer au damoiseau la couronne (de duchesse ?) qui ceignait sa tête. Mais le prince, à son tour, lui indique une autre couronne, la couronne royale, qui se reflète dans le bassin de la fontaine. En effet, au sein du feuillage touffu que présente l'arbre du milieu, un roi couronné assiste au dialogue. Le phylactère qui se déroule près de sa bourse est muet ou effacé.

Il est évident qu'il y a là une allégorie, et, selon toute vraisemblance, c'est à quelque fait ou à quelque passion, à quelque intrigue peut-être de la vie de cour qu'elle se rapporte. Mais quel est ce fait, quelle est cette passion ou cette intrigue ? L'allégorie n'habite pas ici un palais diaphane ; elle peut donner lieu à des interprétations diverses. M. Vallet de Viriville la rattache à un épisode de la vie d'Agnès qui serait considérable, s'il était authentique. Il croit reconnaître avec certitude, dit-il, dans le personnage couronné qui, au sein du feuillage touffu, assiste au dialogue, le roi Charles VII ; dans celui qui s'avance vers la femme couchée au milieu des fleurs, le Dauphin Louis, et dans cette femme, Agnès Sorel. Il fonde son hypothèse sur les données historiques suivantes : 1° Louis XI ou le Dauphin, depuis la Praguerie, n'avait cessé d'attenter à la couronne de son père ; 2° le jeune prince lui-même, en revenant de l'expédition d'Armagnac, avait fait sa cour à la maîtresse du roi[10]. Ainsi, dans cette interprétation, le Dauphin aurait voulu tout à la fois prendre à son père sa couronne et sa maîtresse ; il aurait essayé de faire entrer celle-ci dans cette double conspiration, que le roi aurait découverte. Selon d'autres, c'est Jacques Cœur lui-même qu'il faudrait voir dans le personnage principal du petit drame, et, quelle que fût l'héroïne, Agnès Sorel ou une autre, il ne faudrait point chercher un autre héros[11]. M. Pierre Clément, qui reproduit aussi l'allégorie, n'essaye point de l'expliquer[12], et peut-être est-ce là ce qu'il y, a de plus prudent. Nous imitons sa réserve. Si nous avions à exprimer une opinion, nous inclinerions à penser que l'allégorie n'a aucun' caractère personnel et qu'elle exprime tout simplement, sous une forme différente, la pensée satirique qu'on a cru voir dans la pluie d'or de Danaé. Nous ferons remarquer toutefois que, sous l'empire de la passion et avec les interprétations de la haine, la chose a pu paraître moins innocente à Charles VII, et, avec les relations d'amitié existant entre Jacques Cœur et Agnès[13], tourner contre le ministre et contribuer à sa perte.

Parmi les amis particuliers d'Agnès se place à un rang éminent Étienne Chevalier, qu'une calomnie posthume de l'histoire lui a même donné pour amant. Ici les preuves abondent au sujet des sentiments d'amitié qui Unirent le secrétaire le plus intime du roi et la favorite. Il est au nombre de ses exécuteurs testamentaires ; il assiste à ses derniers moments à Jumièges. C'est lui qui figure à côté d'Agnès dans le diptyque de Melun dont nous avons parlé. C'est à lui que le roi confia l'érection des monuments de Loches et de Jumièges consacrés à la sépulture de sa maîtresse. Mille liens les avaient rattachés l'un à l'autre et devaient les tenir unis. Ils vivaient dans la même cour, dans la même atmosphère ; ils jouissaient l'un et l'autre, à des titres divers, de la confiance et de l'amitié du roi. Étienne Chevalier, secrétaire de Charles VII, maître de la chambre aux deniers, contrôleur de la recette générale des finances du roi, trésorier de France, membre du grand conseil, ambassadeur, homme d'esprit, ami éclairé des arts[14], était mêlé à tous les plaisirs du roi, comme à toutes ses affaires. La finesse et l'enjouement de son esprit devaient lui donner une place distinguée dans cette société d'élite dont Agnès paraît avoir été l'âme et le centre.

Nous trouvons au nombre des exécuteurs testamentaires de la favorite, Robert Poitevin, son médecin, qui était aussi le médecin de la reine. Poitevin était un personnage considérable, non-seulement à la cour, mais dans l'État. Il avait été délégué par la faculté de médecine de Paris, en 1433, comme représentant de l'université au congrès d'Arras, et à ce titre, il avait concouru à la pacification du royaume. Il résida longtemps à Paris et figura jusqu'à sa mort au nombre des régents de l'école à la réédification de laquelle il prit une grande part. A l'époque de la mort d'Agnès, il jouissait du plus grand crédit : il était le médecin de la cour ; c'est entre ses bras que Marguerite d'Écosse rendit, comme nous l'avons vu, le dernier soupir. Il comptait en outre parmi ses clients le duc et la duchesse d'Orléans, les princes du sang et les plus grands personnages du royaume[15]. C'est lui que nous trouvons aussi au lit de mort d'Agnès Sorel. La confiance qu'elle lui témoigna, en plaçant son nom à côté de celui du roi dans son testament, permet aisément de croire qu'elle le tenait pour un de ses amis les meilleurs et les plus intimes.

Mais l'amitié la plus vive et la plus profonde d'Agnès, l'amitié de cœur, paraît avoir été celle de Pierre de Brézé. C'est à lui que sont adressées les deux lettres les plus importantes qui nous restent d'elle. Dans une de ces lettres, elle l'appelle son très-chier amyt ; dans les deux, elle lui donne le nom de compère, soit qu'il eût été le parrain de l'une de ses filles, soit qu'ils eussent tenu ensemble un enfant sur les fonts de baptême, hypothèses qui sont également admissibles. Une esquisse rapide de la vie de Pierre de Brézé montrera quels liens unirent le grand ministre de Charles VII et la favorite, et quel prix celle-ci dut attacher à l'amitié d'un tel homme.

Pierre de Brézé, seigneur de la Varenne et de Brissac, d'une famille noble de l'Anjou, naquit vers 1410. Il entra aux affaires en 1433, après la chute de la Trémouille, avec son patron Charles d'Anjou, comte du Maine, au moment où apparaît l'influence d'Agnès. En 1437, âgé seulement de vingt-sept ans, il est admis au conseil et nommé sénéchal d'Anjou, capitaine de, la grosse tour d'Angers, poste qu'il échange pour devenir sénéchal de Poitou après la Praguerie. Les Anglais n'ont pas d'ennemi plus constant, plus intrépide, ni plus habile. Chargé des fonctions de premier ministre vers la fin de 1443, il porte sur tous les points et dans toutes les directions son intelligente activité : la guerre, l'administration, les finances, tout lui est également familier, et partout il excelle. Personne ne fit autant que lui pour la conquête de la Normandie. C'est à lui que Charles VII confie le gouvernement de cette province, après la prise de Rouen, en lui adressant ces belles paroles : Sire de la Varenne, encore bien qu'autrefois on nous ait rapporté aucunes choses de vous, desquelles nous avons fait faire information par les gens de notre parlement, nous vous tenons pour bien déchargé et connaissons que vous nous avez toujours loyalement servi. C'est pourquoi nous vous baillons les clefs de notre ville et châtel de Rouen, et nous vous en avons fait et faisons capitaine[16].

Delarue[17], proclame Pierre de Brézé le personnage le plus complet de son siècle et lui attribue, avec la gloire de la grande réforme militaire de 1439, le mérite des actes les plus importants du règne. Cette opinion, contre laquelle semble protester M. Pierre Clément[18], ne nous Parait pas à nous s'éloigner de la vérité. L'abbé Legrand dit de lui qu'il estoit un homme de teste et de main et qu'il gouvernoit son maistre sans lui plaire[19]. Il ajoutait encore aux qualités solides les dons les plus brillants. Premier ministre à l'âge de trente-cinq ans, dit M. Vallet de Viriville, Pierre de Brézé fut au pouvoir un brillant gentilhomme ; pour tout dire en un mot, il fut amoureux, dans l'extension la plus libérale que ce terme recevait au quinzième siècle. A Nancy, devant les dames, le comte d'Évreux (un des titres de Brézé) se mesurait la lance en main, contre le royal successeur des Lusignan. Les poésies de Charles d'Orléans attestent que le grand sénéchal savait tenir également son rang dans les tournois littéraires. Olivier de la Marche, Georges Chastelain et Robert Gaguin, juges autorisés, le représentent comme un causeur disert, comme un esprit charmant, plein d'enjouement et de vivacité.... Pierre de Brézé lui-même poursuivait de son hommage une beauté mystérieuse dont le nom ou la désignation précise n'a pas été révélée, par l'indiscrétion de ses contemporains, à la curieuse postérité. Nous savons seulement qu'elle était dénommée la plus du monde, que Brézé composa pour elle un beau livre, qu'il la fit représenter par une tapisserie historiée rehaussée d'or, et qu'il portait enfin les couleurs, le chiffre et la devise de l'inconnue à côté de ses propres armes[20].

Pierre de Brézé occupait donc une place éminente dans le monde poli d'alors comme dans le monde politique. Aussi le voyons-nous figurer avec les plus brillants de ses contemporains, dans cette galerie des amoureux que nous décrit le livre di tuer d'amours espris du bon roi René, où on le fait parler ainsi :

Je Pierre de Brézé, mon nom est en ce point,

Qui d'Amours ay esté fort assailly et point ;

Mais Dieu mercy j'ay tant en mon fait regardé

Que ma langue a le corps suffisamment gardé,

Voire assez longuement, mais certes en la fin

Le dieu d'Amours m'a fait apprendre le chemin

D'aller à l'ospital comme les autres font,

Qui par le dieu d'Amours les contraintes en ont,

Sy y viens en cryant : La plus du monde voir,

Mais par elle ne puis nul bon remède avoir.

Par dedans le portal j'ay mon blazon assis,

D'Amours fort enserré, doloureux et pensis[21].

Cette rare réunion de qualités sérieuses et brillantes, où elle se reconnaissait en quelque sorte elle-même, devait plaire à Agnès et lui plut. Il est de toute probabilité qu'elle contribua à le faire apprécier du roi, et il est certain qu'elle le soutint contre les ennemis que sa supériorité et sa liberté de langage durent nécessairement lui attirer et qui, en effet, ne lui manquèrent pas.

Ici se placent quelques faits particuliers, événements de cour, qui prouvent quelle active sollicitude Agnès portait dans ses amitiés, et en particulier quelle affection elle avait pour Brézé.

Le Dauphin avait voulu perdre auprès du roi, Pierre de Brézé, dont il connaissait la valeur et la loyauté. Plusieurs tentatives avaient échoué. Enfui, à force de signaler le ministre comme un traître, par ses rapports secrets lancés de sa retraite du Dauphiné, il avait presque réussi à ébranler la confiance de Charles VII, qui, sollicité par l'accusé lui-même, l'éloigna momentanément des affaires et le mit en procès devant le Parlement. L'innocence du ministre fut facilement reconnue. Mais tout porte à croire que l'intervention d'Agnès Sorel ne fut pas 'étrangère à ce résultat. Nous voyons, en effet, dans le temps même de la disgrâce de son ami, la favorite, qui était alors dans tout l'éclat de sa faveur et de sa puissance, et qui rie quittait jamais son amant, le laisser tout à coup à Tours, et se diriger sur Paris accompagnée par Guillaume Gonfler et Poncet de Rivière, écuyers du roi. Un compte domestique nous dit que le but du voyage était un pèlerinage à madame Sainte-Geneviève[22]. Mais au quinzième siècle les pèlerinages servaient souvent de prétexte à la politique, et tout fait présumer que celui d'Agnès avait cette fois pour but de sauver le ministre et de porter aux juges la pensée du maître. Agnès, en effet, quittait Paris le 10 mai 1448 et le 14 mai Pierre de Brézé était relevé de sa disgrâce[23]. Ajoutons que sous l'influence d'Agnès le roi rendit toute sa confiance au jeune et intelligent ministre, et que, quelque temps après, la campagne de Normandie ayant été décidée, c'est lui qu'il place au premier poste et charge des principales opérations.

Cette campagne de Normandie, qui devait se terminer d'une manière si glorieuse pour Charles VII et pour la France, peut, sans injustice, être rangée parmi les titres d'honneur de la favorite. On peut croire que personne ne prit une part plus active au mouvement national qui amena l'expédition. Il y eut, dans l'année 1448, comme une recrudescence de haine contre l'occupation étrangère. La population, relevée par plusieurs années de prospérité, frémissait d'impatience et voulait enfin jeter l'Anglais à la mer. Le poète Blondel faisait entendre de nouveau ses patriotiques accents. Charles VII y prêta l'oreille, et la guerre fut résolue, le 31 juillet 1449, dans une assemblée du Conseil tenue au château des Roches-Tranchelion. Sans doute Agnès n'assistait pas à la séance où fut prise cette grande résolution ; mais on sait qu'elle n'y fut pas étrangère, ou du moins qu'elle y poussa le roi de toutes ses forces. Nous avons déjà raconté la scène du Jouvencel où l'amiral de Bueil nous montre une belle dame priant le roi de la mener à la guerre et lui disant ces nobles paroles, que l'on ne saurait trop répéter : Pensez-vous être un roy sans affaire... Les grands roys ont les grandes affaires. Vous trouverez encores assez à exploiter les vertus des belles dames, quand vous vouldrez. C'est la voix d'Agnès Sorel que le vieil amiral, devenu moraliste et romancier, voulait nous faire entendre. C'était aussi le chant du cygne mourant, le dernier élan d'une belle âme, que les plus nobles sentiments avaient remplie et inspirée.

Agnès Sorel vit la prise de Rouen et put jouir du triomphe qu'elle avait en partie préparé. Mais elle fut comme ensevelie dans ce triomphe. Le roi entrait à Rouen le 10 novembre 1449 et sa maîtresse mourait dans l'abbaye de Jumièges le 9 février suivant.

Lorsque s'ouvrit la campagne de 1449, Agnès Sorel, qui allait être mère pour la quatrième fois, ne suivit pas le roi et ne vint pas lui porter l'heur qu'elle lui promettait dans la scène du Jouvencel. Mais Charles l'avait toujours présente à sa pensée, et, comme s'il lui eût rapporté ses succès, il se faisait un devoir de lui faire partager les dépouilles de l'ennemi. Charles VII était un prince et un amant généreux. Il avait comblé Agnès de libéralités. Il lui avait donné d'abord, vers 1444, par une inspiration de galanterie chevaleresque, le château royal de Beauté-sur-Manie, près le bois de Vincennes, affin, dit un auteur[24], qu'elle fust dame de Beaulté de nom comme de fait. Dans les années qui suivirent, il lui donna également une terre à Issoudun, engagée précédemment au capitaine Salazar, la châtellenie de Roquecesière, en Rouergue, qui avait été possédée par un prince du sang, Louis de Bourbon, comte de Vendôme[25], et la seigneurie de Bois-Trousseau, en Berry. Aussitôt qu'il est maître de la Normandie, il veut qu'elle ait souvenir de la conquête, et il lui fait don de la terre de Vernon-sur-Seine, qui, pendant l'occupation anglaise, avait été l'apanage de sa sœur, Catherine de France, veuve de Henri VI, puis enfin, quelque temps après, de la seigneurie d'Anneville, près Jumièges[26].

C'est dans cette dernière terre que la favorite devait mourir. Il faut laisser ici la parole à l'historiographe du roi, Jean Chartier, peu favorable à Agnès, mais auquel on doit ajouter toute, confiance en ce qui concerne les tristes détails qui vont suivre. Agnès était venue faire ses couches au château d'Anneville. L'accouchement terminé, une maladie grave se déclara et l'enleva après quelques jours de souffrance.... Elle print le flus au ventre, dont elle fut fort malade, comme se porte par la déposition de maistre Denis....[27] Augustin, docteur en théologie, son confesseur. Elle eut ensuite moult belle contrition et repentance de ses péchez, luy souvenant de Marie-Magdeleine, qui fut une grande pécheresse au péché de la chair, et invocoit Dieu moult dévotement et la Vierge Marie en son aide. Puis, comme bonne catholique après la réception de ses sacrements, demanda ses heures pour dire les vers de sainct Bernard, qu'elle avait escripts de sa propre main. Après, elle fit plusieurs vœux, lesquels furent mis par escript qui se pouvoient bien monter, tant pour aumosnes que pour payer ses serviteurs, comme soixante mille écus. Et fist ses exécuteurs noble homme Jacques Cuer, conseiller et argentier ou trésorier du roy et honorables et saiges personnes maistre Robert Poictevin, fusicien et maistre Etienne Chevalier, secrétaire et aussi trésorier du roy. De plus, elle ordonna que le roy seul et pour le tout fust par dessus les trois susdits.

Depuis, voyant et sçachant ladite Agnès sa maladie engréger de plus en plus, dit à Monseigneur de Tancarville, et à Madame la séneschale de Poictou et à l'un des escuyers du roy nommé Gouffier et à toutes ses damoiselles, que c'estait peu de chose et ordre et fétide, de nostre fragilité, a donc requist audit maistre Denis son confesseur, qu'il la voulust absouldre de peine et de coulpe, par vertu d'une absolution, qui lors estait à Loches, comme elle disoit. Ce que son dit confesseur fist à sa relation et sur sa parole. Puis, après qu'elle eust fait un fort hault cry, réclamant et invoquant la benoiste Vierge Marie, se sépara l'âme du corps, le lundi IXe jour de février, l'an mil quatre cent quarante-neuf[28], sur les six heures après midy, laquelle fut depuis ouverte et son cueur porté et mis en terre en ladite abbaye, pourquoy elle avoit fait en icelle de fort grans dons. Pour ce qui est du corps, il fut mené et conduit en sépulture à Loches, fort honorablement en l'église collégial de Nostre Dame, où elle avoit fait plusieurs belles fondations et donacions. Dieu luy fasse mercy à l'âme. Amen.

Le roi assistait à l'agonie de sa maîtresse ; H recueillit son dernier soupir ; et tout porte à penser qu'il fut profondément affecté de sa perte. Il l'avait comblée de biens pendant sa vie, il la combla d'honneurs après sa mort. Il chargea Etienne Chevalier de présider aux funérailles, qui furent magnifiques. Suivant la coutume usitée pour les plus grands personnages, on divisa les dépouilles mortelles. Son cœur et ses entrailles restèrent à Jumièges, dans la chapelle même de la Vierge, où on lui éleva un mausolée en marbre noir, haut d'environ trois pieds, surmonté d'une statue en marbre blanc. Elle était représentée à genoux, tenant entre ses mains un cœur qu'elle semblait offrir à la Vierge pour la prier de la réconcilier avec Dieu. Au pied du tombeau l'on voyait un autre cœur aussi en marbre blanc. Ce mausolée, détruit dans les guerres religieuses du seizième siècle, portait entre autres inscriptions, l'épitaphe suivante :

Ci gist Agnès 5eurelle, noble damogselle, en son vivant

dame De Roquesecière, de Beaulté, d'Issoudun et de

Vernon-sur-Seine ; piteuse entre toutes gens, qui de

ses biens donnoy largement aux églises et aux poures ;

laquelle trespassa le neufnième jour de février de l'an de

grâce MCCCCXLIX. Priez Dieu pour le repos d'âme d'elle. Amen.

Deux épitaphes latines, où elle reçoit la qualité de duchesse, furent gravées sur le mausolée de Jumièges. L'une de ces épitaphes, qui comptait vingt-deux vers, commençait ainsi :

Hic jacet in tumba mitis simp]exque Columba,

Candidior oignis, flamma rubicundior ignis...

La seconde épitaphe, composée de dix distiques, renfermait entre autres louanges celle qu'on va lire :

Occubuere simul sensus, species et honestas,

Dum decor Agnetis occubuisse datur.

Solas virtutes, meritum, famamque relinquens,

Corpus cura specie mors miseranda rapit[29].

Le corps d'Agnès fut transporté à Loches et déposé dans l'église collégiale de cette ville sous un monument, qui subsiste encore aujourd'hui, non sans avoir subi quelques vicissitudes. Ce mausolée, placé au milieu du chœur, était de marbre noir. La base servait de couche à une statue de marbre blanc. Agnès étendue y était représentée avec les attributs de duchesse, titre posthume que nous avons déjà vu dans, l'épitaphe de Jumièges, que le roi lui avait destiné pendant sa vie et qu'il lui décerna après sa mort. Deux anges gardiens soutenaient un oreiller de marbre où reposait sa tête, ornée de la couronne ducale. Elle tenait à la main son livre de prières, et ses pieds s'appuyaient sur deux agneaux de marbre blanc. On lisait autour du tombeau une épitaphe presque identique à l'inscription française de Jumièges. Jacques Milet[30], poète de la cour, eut ordre d'en rédiger une autre en latin, qui est restée célèbre sous le titre, tiré du premier vers :

Fulgor Apollinceus rutilantis luxque Dianœ, etc.

Le poème, qui comprenait vingt vers, où nous retrouvons le titre de duchesse donné à la favorite, célébrait avec éclat ses vertus et sa beauté[31].

Agnès Sorel a plus d'une fois inspiré la muse de l'élégie. Le poète Baïf visitait Jumièges vers 1560 et, au milieu des souvenirs dont ces lieux étaient encore tout remplis, il composait un petit poème d'un tour charmant, que nous avons fait connaître en partie et qui se termine ainsi :

Mais las ! elle ne put rompre sa destinée,

Qui pour trancher ses jours l'avoit icy menée

Où la mort la surprit. Las ! amant, ce n'estait

Ce qu'après tes travaux ton cœur te promettait !

Car tu pensais adono récompenser au double

L'heur dont t'avait privé de guerre le long trouble

Quand la mort t'en frustra. 0 mort ! ceste beauté

Devait de sa douceur fléchir ta cruauté :

Mais la lui ravissant en la fleur de son âge

Si grand que tu cuidois n'a esté ton outrage :

Car si elle eust fourni l'entier nombre des jours

Que lui pouvait donner de nature le cours,

Ses beaulx traits, son beau teint et sa belle charnure

De la tarde vieillesse allaient sentir l'injure,

Et le renom de belle avec qui sa beauté

Luy fust pour tout jamais par les hommes osté !

Mais jusques à la mort l'ayant vue toujiours telle

Ne luy purent oster le beau surnom de belle :

Agnès de Belle Agnès retiendra le surnom

Tant que de la beauté beauté sera le nom !

Un poète du dix-neuvième siècle, assez inconnu, je pense, l'a pris sur un ton plus lugubre. Charles VII est maître d'Harfleur. Il vient de féliciter ses capitaines auxquels il doit ses succès,

L'audace de Brézé, la valeur de Dunois,

lorsque tout à coup un noble chevalier, accourant de Jumièges, lui apporte la fatale nouvelle de la maladie et de l'agonie d'Agnès. Le roi, pénétré de douleur, se rend en toute hâte auprès de sa maîtresse, qu'il trouve mortellement atteinte et en proie au désespoir. La pensée de ses coupables amours, que les clameurs du peuple viennent de lui rappeler, lui est un tourment insupportable : c'est de ce mal qu'elle meurt.

Qu'est-ce que j'entendis ! ô mortel déshonneur !

Mon ami, je ne suis qu'une indigne maîtresse !

Ton nom est par le mien à jamais obscurci ;

Tes maux viennent de moi, ceux de l'État aussi !

Je t'arrache au devoir, j'énerve ta pensée ;

On nomme tes enfants, ton épouse offensée ;

On m'accuse, on te blâme ; et j'ai vu qu'en tous lieux,

Si tu ne m'aimais plus, on t'aimerait bien mieux !

On me reproche tout, mon orgueil, ma faiblesse,

Et tes moindres présents et ma propre richesse !

Voilà ce que partout l'on criait sur mes pas.

Ils ont dit plus encore, et c'est un tel outrage

Que de le supporter je n'ai pas le courage :

Ils ont dit, mon ami, que je ne t'aimais pas !

Tu vois qu'il faut mourir ! Je suis bien criminelle,

Puisque je te ravis le cœur de tes sujets ;

Mais toi, tu rends justice à mon âme fidelle ;

Dis un mot, bénis-moi, je mourrai sans regrets.

Le roi s'efforce en vain de la calmer ; indigné des injustes clameurs qui Fa poursuivent, il rappelle en vain les services qu'il a reçus d'elle et le bien qu'elle a fait à la France.

Te connaît-il, Agnès, ce monde qui t'outrage ?

Quand il m'abandonnait à l'ennemi vainqueur,

Sait-il que, m'appuyant de plus près sur ton cœur,

C'est là que je repris confiance et courage ?

Sait-il que c'est par toi que mon bras fut armé ?

Pour me rendre à l'honneur connaît-il tes prières ?

Sait-il que, désertant moi-même mes bannières,

Je ne serais plus roi si je ne n'avais aimé ?

Agnès est frappée au cœur ; le peuple du reste n'est pas si injuste dans ses colères, et puis son œuvre à elle est accomplie. Ce peuple a raison, dit-elle, en condamnant ma vie.

Je suis comme à ses yeux coupable aux yeux de Dieu,

Des erreurs du passé, souffre que je m'accuse ;

Le rang et la beauté ne sont point une excuse.

Un roi doit aux sujets l'exemple des vertus.

Dis-leur mon repentir quand je ne serai plus ;

Dis-leur que j'ai pleuré mes criminelles joies,

Que Dieu me les remet, que je meurs dans ses voies ;

Que je l'ai confessé le cœur plein de regrets :

Mais surtout apprends-leur, Charles, que je t'aimais !

Adieu ! donne ta main, sois l'amour de la France ;

Avant de la quitter j'ai vu sa délivrance,

Tes ennemis vaincus, ton règne glorieux,

Et j'emporte avec moi ce bonheur dans les cieux[32].

 

 

 



[1] Duclos ne sépare pas les noms de Dunois et d'Agnès Sorel. Le bâtard d'Orléans, autrement dit le comte de Dunois, fut celui qui lui rendit les plus grands services, et Agnès Sorel en partagea la gloire. (Histoire de Louis XI, p. 6 et 7.)

[2] La lettre suivante, adressée par Dunois à madame de Dampierre, donne une idée de son cœur et de son esprit. — Madame ma commère, je me recommande à vous tant comme je puys ; je vous envoie Gauvayn avecque tel messaige que debvrez vous en esmerveiller de ma part, qui est ce petit enfant lequel ay depuyz deux jours et le veulx sortir de nos marches l'ayant resçu d'une povre fame, laquelle ayant ung franc archer navré de grant plaie et le tenant à son col, me l'a se tellement recommandé que je le prinsse que ne l'ay peu refuser, et le vous veulx aussi recommander et que faciez prier pour la povre dicte fame, laquelle avant que morir, se confessa et prist touz les sacremenz comme bonne chrestienne, me priant bien de son dit enfant et de son ame. De quoy vous en retorne jouxte la promesse que luy en ay faicte, priant notre benoit créateur vous donner en sa grasse bien bonne vye et vos désirz.

De sainct Benoict, XXe jour de sétambre. Le tout votre bon compère,

LE BASTARD D'ORLÉANS.

(Collection du baron de Trémont.)

[3] Saintrailles ou Xaintrailles devint successivement capitaine d'armes, bailli du Berry et maréchal de France. Voici une lettre de lui qu'on ne lit pas sans intérêt :

Honorée et puissante dame, madame de Grantville, je, Poton, seigneur de Sainteraille, premier escuier de corps du Roy nostre seigneur, ay sceu que comme principalle houesse (héritière) des biens meubles de vostre feu mary et seigneur, vous detenez prisonnier un poure gentilhomme, nommé Jehan Du Vergier, et est à finance à la somme vuit cens saluz d'or à paier à dous termes par moictié, laquelle somme lui est moult griefve au regart de sa faculté ; mais nyentmoins, s'il vous plaist m'envoier le dit Jehan Du Vergier séant quittes de toutes chouses avecques bon, seur et loyal saufconduit durant troys moys, je vous promets la foy et serment de mon corps et soubz l'obligation de ces presentes sans fraude et sans mal engin vous rendre et paier ou à tout autre par vous commis, dedans trois mois après la dabte dou saufconduit doudit Jehan, la somme de dons cens salai d'or, quelle somme fait moictié dou premier paiement et autres deus cens saluz dedans autres troys moys prouchains ensuivans, au lieu de Beaumont, et en baillant bon et loyal saufconduit au dit Jehan comme par devant, en moy rendant ces présentes en la fin don paiement ; ou vous rendre le corps doudit Jehan mort ou viff au dit lieu de Beaumont. Escript à Beaumont, le XVIe jour de juillet l'an mil IIIIe vingt et neuff.

POTON.

(Collection du baron de Trémont. La signature seule est de Xaintrailles.)

[4] Voir Napoléon III, Œuvres militaires de Napoléon III. Paris, 1856, in-8°.

[5] Création de deux généraux des finances, 31 décembre 1441. — Destitution de Guillaume de Champeaux, commissaire général des finances en Languedoc, même époque. — Ordonnance sur les deniers, publics, 25 septembre 1443.

[6] 1444-1445. — Une chose remarquable que nous ne devons pas omettre, c'est que, dans cette expédition de l'Est, qui se termina par la soumission des huit évêchés, Charles VII, par des mémoires adressés aux sires de Metz, de Toul, de Verdun, de Bêle, à l'empereur et aux seigneurs d'Allemagne, revendique hautement les frontières antiques et naturelles de la Gaule française, qui s'étendent, est-il dit formellement, jusqu'au Rhin. (Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. III, p. 49.)

[7] L'amiral de Bueil est l'auteur du roman militaire le Jouvencel. Il reste peu de détails sur la vie privée de Jean de Bueil. Mais le rôle qu'il fait jouer à Agnès Sorel dans le Jouvencel laisse aisément présumer qu'il était au nombre des amis de la célèbre favorite.

[8] Il est remarquable toutefois que ce soit l'accusation d'empoisonnement dont on chargeait Jacques Cœur, qui fut toujours le principal grief du ministre aux yeux de Charles VII. Il dit, au commencement du procès, que si le dict argentier n'estoit trouvé chargé d'avoir empoisonné ou faict empoisonner la dicte Agnès Sorelle, il luy remettoit et pardonnoit tous les autres cas dont on luy faisait charge. (Procès de Jacques Cœur, p. 1157. Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles VII, p. 268.)

[9] Vallet de Viriville, Charles VII, t. III, p. 271, 272. La Thaumassière, p. 278. — Raynal, p. 66. — Mérimée, Rapport au ministre de l'intérieur, 1838. — Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles VII.

[10] Histoire de Charles VII et de son époque, t. III, p. 281, 282, 283.

[11] M. Ubicini, (Société du Berri, 1860, in-8°. Notice sur Jacques Cœur, p. 30). — L'oiseau qui penche du côté du fol est un coucou et complétait l'allégorie.

[12] Jacques Cœur et Charles VII, p. 158.

[13] Il faut aussi rappeler, à propos de ces relations d'amitié, que des lettres spéciales d'indulgence avaient été accordées par le pape à Agnès, et que, selon toute vraisemblance, ces lettres lui étaient parvenues par l'entremise de Jacques Cœur.

[14] C'est à Étienne Chevalier que l'on doit le chef-d'œuvre de la calligraphie du quinzième siècle et les principales productions de Jean Fouquet.

[15] Biographie Didot. Article Poitevin.

[16] Escouchy-Beaucourt, p. 233. — Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. III, p. 165.

[17] Delerue, Essais historiques sur les Bardes, les Jongleurs et les Trouvères, Paris, 1834, 3 vol. in-8°, t. III, p. 327.

[18] Jacques Cœur et Charles VII, p. 243.

[19] L'abbé Legrand, Histoire de Louis XI, liv. I, p. 104 ; II, p. 105 ; Bibl. imp. Mss. — Brézé, ajoute-t-il, avoit l'administration des finances, employ où il n'est pas aisé de contenter tout le monde. Sa trop grande liberté de parler luy faisoit beaucoup d'ennemis ; il n'épargnoit pas le Roy.

[20] Vallet de Viriville. Histoire b Charles VII, t. III, 104, 105.

[21] Quatrebarbes, Œuvres complètes du roi René, t. III, p. 126, 127.

[22] Journal de Paris. Agnès entra dans Paris en la dernière semaine d'avril. — Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. III, p. 141.

[23] Ce point est mis parfaitement dans son jour par M. Vallet de Viriville. Voir Histoire de Charles VII, t. III, p. 141.

[24] Chronique de Monstrelet.

[25] La châtellenie de Roquecesière était un bailliage royal comprenant quatre-vingt-dix-huit paroisses.

[26] Indépendamment de ces terres, Agnès avait reçu du roi des sommes d'argent considérables. D'anciens registres de la chambre des comptes constatent en ces termes un don fait à Agnès : A madame de Beaulté, baillé 3.000 livres que le Roy lui a ordonnées pour la pension de l'an mil CCCCXLVII.

On a deux reçus d'Agnès des revenus de la terre de Roquesecière, qui lui rapportait près de trois cents livres. Voici l'un de ces reçus : Nous Agnès Sorelle, dame de Beaulté et de Roquesecière, confessons avoir eu et réaniment reçeu de maistre Jean le Tainturier, notaire et secrétaire du Roy nostre Sire et son trésorier du Rouergue, la somme de deux cent soixante-quinze livres tournois sur ce qu'il nous puet et pourra devoir à cause de la recepte de la revenue de la Roquesecière, de laquelle somme de ije LXXVl t. sommes contente et en quittons ledit trésorier et voulons estre tenu quitte partout où il appartiendra. En tesmoing de ce, nous avons signé ceste présente quittance de nostre seing manuel, et icelle fait escrire et signer par Pierre d'Ardaine, notaire royal en la séneschaussée de Rouergue, le XXIIe jour d'avril, l'an mil CCCC quarante-huit ;

AGNÈS. — P. D'ARDAINE.

(Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles VII, p. 234, 235.)

[27] Le nom patronymique est resté en blanc dans le manuscrit.

[28] La véritable date est le 9 février 1450, et non 1449, comme le porte la version de Jean Chartier.

[29] Champollion-Figeac, Documents historiques inédits, t. I, p. 420. (Paris, 1842-1843, 4 vol. in-4°.) — Deshayes, Histoire de l'abbaye royale de Jumièges, Rouen, 1829, p. 100. — P. Clément. Jacques Cœur et Charles VII, p. 250, 251.

[30] Poète français, né vers 1425, mort à Paris en 1466.

[31] Robertet, poète médiocre, qui vivait sous Charles VIII et Louis XII, a laissé, à l'état de manuscrits, de nombreux fragments, parmi lesquels se trouve l'Epitaphe de Jacques Millet, où nous lisons ces vers placés dans la bouche de Calliope :

C'est la bouche que je esleus

Qui, au temps de prospérité,

Fit Fulgbr Apollinceus

Pour Agnès, dame de Beaulté,

Ce mettre (poème) est en solennité

Ecrit à Loches sur la lame ;

Le quel a plusieurs incité

De prier à Dieu pour son âme.

Et ainsi, jadis escrivoit

Contre la mort et sa vilté

Quand les complaintes escrivoit

De sa grand importunité.

(Biographie Didot. — Article Milet.)

Les débris du tombeau de Loches, saccagé pendant la Révolution, furent recueillis par le général de Pommereul, devenu plus tard préfet d'Indre-et-Loire. Le 10 nivôse an XIV (31 décembre 1806) le général préfet procéda à la restauration du tombeau d'Agnès. Ce tombeau fut placé au rez-de-chaussée d'une tour, qui porte le nom de cette femme célèbre, dans les bâtiments de la Collégiale, devenus ceux de la sous-préfecture, et on y grava les inscriptions suivantes :

Les chanoines de Loches, enrichis de ses dons, demandèrent à Louis XI d'éloigner son tombeau de leur chœur. — J'y consens, dit-il, mais rendez la dot. Le tombeau y resta.

— Un archevêque de Tours, moins juste, le fit reléguer dans une chapelle. A la Révolution il fut détruit.

— Des hommes sensibles recueillirent les restes d'Agnès Sorel, et le général de Pommereul, préfet d'Indre-et-Loire, releva le mausolée de la seule maîtresse de nos rois qui ait bien mérité de la patrie, en mettant pour prix à ses faveurs l'expulsion des Anglais hors de France. — Delort. Essai critique sur l'histoire de Charles VII et d'Agnès Sorel. — P. Clément, Jacques Cœur et Charles VII, p. 250, 251.

On grava en outre ces mots dans le tympan du fronton de la porte d'entrée du mausolée :

Je suis Agnès ; vive France et l'Amour !

Nous partageons entièrement l'avis de Delort, qui trouve ces inscriptions inconvenantes et de mauvais goût.

[32] Ulric Guttinguer. Charles VII à Jumièges, Paris, 1827, in-8°.