AGNÈS SOREL ET CHARLES VII

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Les bords de la Loire. — Les reines de France et les maîtresses des rois de France. — Leurs demeures sur la Loire. — Les résidences d'Agnès Sorel. — Chinon. — La maison Roberdeau. — Les châteaux d'usage, de Tours. — Le pavillon Bonaventure. — La Herpinière. — Candes. — Le Plessis. — Amboise. — Cheillé. — Le château de Fontenailles. — Loches. — Beaulieu. — Le château de la Guerche. — Mehun-sur-Yèvre. — Les châteaux de Dame et de Bois-Sire-Aimé. — Fromenteau. — Enfance de Charles VII. — Son éducation. — Ses gouverneurs et ses maîtres. Les seigneurs de Beauvau et de Maillé. — Gérard Machet. — Portrait de Charles VII. — Son portrait du Louvre. — Son caractère d'après les chroniqueurs. — Thomas Basin. — Georges Chastelain. — Erreurs de ce chroniqueur. — Erreurs de M. Vallet de Viriville. — Martial d'Auvergne. — Son panégyrique de Charles VII. — Causes du changement de conduite du roi après la révolution de palais de 1433.

 

Quand on parcourt les bords de la Loire, on est assailli de souvenirs historiques d'un caractère particulier : les châteaux répandus sur le fleuve ou sur ses affluents, l'Indre, le Cher, la Vienne, les bois, les ruines, la tradition, tout parle de femmes célèbres et nous montre l'image de quelque reine ou de quelque maîtresse de roi. C'est là comme le privilège du beau fleuve, du grand fleuve français : les souvenirs qui le peuplent sont gracieux comme ses rives, et l'imagination, en quelque sorte, s'harmonise avec la réalité. Ici, sur les bords de la Fare, au milieu d'épaisses masses de bois, de vertes prairies, d'étangs majestueux, qui rappellent les lacs de la Suisse, le château construit par Louis XIV pour la belle et douce la Vallière ; là, dans une île formée par l'Indre, celui d'Azay-le-Rideau, où l'on voit les chiffres entrelacés de François Ter et de Diane de Poitiers[1] ; plus loin, sur le Cher, la merveille de Chenonceaux, où nous retrouvons la maîtresse du roi-chevalier, devenue la favorite de son fils, à côté de la grimaçante et sinistre figure de Catherine de Médicis, et où passent comme des ombres légères, dans des fêtes rapides et rarement édifiantes, la fière et voluptueuse Marie Stuart, puis Marguerite de Valois, la moins fière, mais non moins voluptueuse épouse de Henri IV, puis une de ses filles d'honneur, l'aimable mademoiselle de Rebours, qui fut un des nombreux caprices du Béarnais, puis la belle Gabrielle, sa puissante maîtresse ; enfin, sur le fleuve lui-même, le château d'Amboise, théâtre de tant d'événements, et séjour de tant de rois et de reines, parmi lesquels, aux premiers jours, nous distinguons François II et sa jeune épouse, la future reine d'Écosse, de triste et gracieuse mémoire ; puis Chinon, Loches, Candes, le château d'Usage, etc., etc., résidences ordinaires ou demeures de passage d'Agnès Sorel.

C'est surtout de la célèbre favorite de Charles VII que la tradition a conservé le souvenir ; c'est dans les lieux qu'elle habitait ou qu'elle aimait à parcourir, que l'imagination populaire s'arrête le plus volontiers. Les figures, si belles ou si touchantes, des Diane de Poitiers, des Marie Stuart, des Gabrielle, des la Vallière s'effacent ou se perdent comme dans un lointain, et, visibles seulement à l'œil de l'homme cultivé, ne sont presque pour les autres que des curiosités archéologiques. L'image d'Agnès Sorel, au contraire, est encore toute fraîche et toute vivante dans la pensée de tous ; son nom est resté dans une foule de lieux comme une trace lumineuse qui les éclaire encore à quatre siècles de distance, et que nous comparerions, si cela ne paraissait trop ambitieux, à cette lumière sidérale qui subsiste encore pour nous longtemps après que l'astre d'où elle émane s'est éteint. Sans doute on peut expliquer ce privilège par des causes extérieures indépendantes de toute supériorité du côté du personnage. Agnès Sorel est née en Touraine ; elle est, pour ainsi dire, une fille du grand fleuve national, une nymphe sortie de ses eaux ; elle y a vécu durant les vingt années de sa grandeur ; mille lieux ont joui de sa présence, et son histoire se mêle et se confond avec la leur. Il nous semble pourtant qu'on en peut donner encore une autre raison, d'un ordre supérieur : c'est qu'Agnès a marqué sa présence et son séjour par des bienfaits ; c'est qu'elle n'a pas rendu des services aux lieux seuls où elle a passé, mais à la patrie commune ; c'est que son amour, s'il était coupable, a été utile, tandis que celui des autres favorites ou maitresses de nos rois, même l'innocente passion de la triste et douce la Vallière, ne rappelle que des faiblesses tout à la fois coupables et stériles.

L'histoire locale a conservé le nom des résidences d'Agnès ; plusieurs même de ces résidences ont survécu et sont consacrées par son souvenir. On sait que d'une des tours du château de Chinon, nommée la Tour d'Argenton, qui existe encore, on communiquait, par des passages souterrains, avec la maison Roberdeau[2], située hors de l'enceinte, et qui était la demeure d'Agnès Sorel, celle sans doute qu'elle occupa dans les premiers temps de sa liaison avec le roi, où elle dut cacher son amour dans l'ombre et le mystère. On peut visiter, en parcourant la belle vallée d'Huismes, qui se termine à la Loire, le château de Tours, celui d'Usage, et à côté le pavillon de Bonaventure, que Charles VII avait fait bâtir pour la favorite, et où il venait souvent lui demander l'hospitalité du soir, comme le rapporte la tradition locale, pour se livrer le lendemain avec elle au plaisir de la chasse, Le château d'Usage paraît avoir été la maison de plaisance préférée du roi, et son séjour le plus habituel quand il était à Chinon. Les environs, en effet, étaient tout couverts de châteaux habités par des hommes de la cour ou des officiers royaux : Ripalfond, véritable type de manoir féodal, avec tourelles et donjon ; l'Ermitage, Villonaire, demeure du majordome du roi ; enfin la Chancellerie qui, de toutes ces demeures, est la seule qui soit en ruines. Non loin de là aussi, à Savigny, on voit encore une autre maison de plaisance de Charles VII, la Herpinière, qui paraît avoir été la demeure de la reine Marie d'Anjou. Une peinture à fresque, assez bien conservée, dans l'une des chambres du château, représente cette princesse[3]. Candes, au confluent de la Vienne et de la Loire, n'avait pas de maison de plaisance, mais une forteresse, admirablement située, dont il ne reste aujourd'hui que les ruines. Agnès Sorel a dû y habiter pourtant quelquefois : parmi les cinq lettres qui nous restent d'elle, et que nous avons citées, il en est une qui est datée de Candes[4]. Candes était un pays de chasse. Il est constant d'ailleurs que Charles VII s'y trouvait en 1446 et qu'il y assembla la commission chargée de juger les complices de la conspiration tramée contre lui par le dauphin Louis ; on sait aussi que Louis XI et Charles VIII ont habité la forteresse de Candes. La beauté du lieu devait aussi y attirer Charles VII et Agnès. Il y a là, plus de raisons qu'il n'en faut pour placer Candes parmi les résidences accidentelles de la favorite. Trois autres lettres d'Agnès, prouvent qu'elle a habité, au moins en passant, Amboise[5], Razillé et le Plessis, près le Vaugandré, à une petite distance de Chinon[6]. A Cheillé, on trouve aussi quelques anciens rendez-vous de chasse où le roi Charles VII s'arrêtait quand il chassait la grande bête dans la forêt de Chinon. Dans une partie de la Touraine[7], plus éloignée de Chinon, on voit encore le château de Fontenailles, donné par le roi à sa maîtresse, et où il venait souvent la visiter, si l'on en croit la tradition[8].

Chinon fut le centre des diverses résidences d'Agnès, comme sans doute le premier théâtre de ses amours ; Loches semble avoir été le second, ou peut-être cette grande passion s'est-elle partagée au hasard des circonstances entre l'un et l'autre séjour. Charles VII était à Loches avec Agnès Sorel au moment de la reddition de Paris, en 1436, quand le connétable de Richemont vint lui annoncer cette bonne nouvelle. En 1448, Agnès faisait modifier par son royal amant l'organisation du chapitre de Notre-Dame de Loches, et augmenter les privilèges et immunités de cette collégiale, pour laquelle elle avait une prédilection toute particulière[9]. Beaulieu, petite ville reliée à Loches par une suite de ponts jetés sur un bras de l'Indre, était souvent habitée par Agnès Sorel : elle y avait un hôtel, qui subsiste encore, mais dégradé, et dont quelques restes de peinture à fresque et dorée attestent seuls l'ancienne splendeur[10]. Cet hôtel portait en 1493 le nom de Maison de la Reine[11]. Mais c'était surtout au château de la Guerche que la favorite séjournait quand le roi se trouvait à Loches. La Guerche est situé à une petite distance de Loches, sur la rive droite de la Creuse. Charles VII y fit construire, avec une grande rapidité, un château pour sa maîtresse ; c'était un de ses rendez-vous de chasse. Ce château subsiste encore, mais mutilé. On y retrouve toutefois dans les appartements quelques traces de peintures à fresque, qui rappellent les goûts favoris du prince, des sujets de chasse représentant des figures de grandeur naturelle, revêtues de costumes dorés, des devises, des allégories, des rébus dictés par l'amour.

Il convient de s'arrêter un moment à Fromenteau, lieu de naissance de la favorite, où la légende s'est emparée de son nom et de son histoire.

Lorsqu'on parcourt les environs de Loches, en descendant vers le sud, on rencontre au-dessous de Châtillon un plateau légèrement ondulé, dont les eaux se rendent au sud dans la Creuse, au nord dans la petite rivière de la Claise, et qui, se relevant un instant à la hauteur des villages de Saulnay, Sainte-Gemme et Villiers, va finir, en s'inclinant, à la rivière de l'Indre. Le sol en offre un aspect étrange : couvert de bois, de bruyères, d'étangs mêlés et comme entrelacés aux terres arables, il rappelle les vallées mamelonnées de l'Écosse, et l'imagination n'y trouverait pas déplacées quelques scènes des romans de l'illustre Walter Scott. Le pays, tout rempli de gibier, est visité encore de loin en loin par des oiseaux voyageurs d'espèces que l'on chercherait en vain sur d'autres points de la France. Partout la vue s'arrête sur des souvenirs de toutes les époques, dolmens, ruines antiques, châteaux féodaux. Vers le centre, le vieux manoir du Bouchet, berceau légendaire des Brennus, se dresse sur un mamelon verdoyant qui domine la Brenne, et baigne ses pieds dans les eaux limpides d'un étang qui porte le nom poétique de la Mer-Rouge. Un peu plus au nord, l'on voit Mézières, qui n'a pas oublié ses anciens maîtres, les ducs d'Anjou, ni les royales visites qu'elle reçut au quatorzième et au quinzième siècles. Tout près de là, Douai montre la chambre où coucha Charles VII. Plus à l'ouest, s'élève l'abbaye de Saint-Cyran, l'ancien Longoretur des rois mérovingiens, qui possède encore sa charte de fondation signée du nom de Dagobert. Enfin, au nord-ouest, sur les confins de la Touraine, on aperçoit, au milieu de grands massifs de bois, Villiers-en-Brenne, lieu de naissance d'Agnès Sorel.

Le château de Fromenteau, où vint au monde la mai-tresse.de Charles VII, était en effet tout près de Villiers, situé par conséquent à l'extrémité sud-ouest de l'ancienne province du Berry et du département de l'Indre, sur le versant gauche de l'Indre. Le pays est d'une admirable fertilité, circonstance qui valut sans doute aux dépendances du château le nom significatif de Fromenteau. Il est légèrement accidenté, couvert de bois et de forêts, où abonde le gibier, surtout le cerf, le chevreuil, le sanglier, le lièvre. Le château est aujourd'hui détruit et remplacé par une construction d'assez mauvais goût remontant aux premières années de ce siècle. Il en reste cependant une tour, qui touche à l'entrée d'un bois placé au sud-est du château moderne. Cette tour parait avoir flanqué une poterne ouvrant sur le bois, qui porte encore le nom de bois de la Dame.

L'image de la belle Agnès plane donc sur tous ces lieux qui l'ont vue naître, où s'est écoulée nue partie de son enfance., où sans doute elle revint plusieurs fois au temps de ses amours et de ses grandeurs. Et ce n'est pas seulement Villiers, le bois de la Dame, la vieille tourelle, dernière ruine du manoir féodal, qui lui sont restés fidèles : elle est partout dans les lieux circonvoisins, depuis Loches jusqu'à Fromenteau, en passant par Châtillon, La Royauté, Mézières, dans la longueur de vingt kilomètres. Il y a entre Loches et Chatillon un souterrain creusé dans la craie blanche et tendre qui forme le sol de la ville de Loches et des coteaux de la rive gauche de l'Indre, et ce souterrain, d'après la tradition, aurait mis en communication les vieux châteaux des deux villes, et par suite celui de Loches, séjour du roi, avec Villiers et le manoir d'Agnès. Il y a plus : tout près de Fromenteau, à un kilomètre à l'est, se trouve le village de La Morinière, hameau de trois à quatre feux. C'est là, dans une chétive maisonnette, aux boiseries noircies par le temps et par la fumée, que fut nourrie, rapporte-t-on, une princesse qui devint la maitresse d'un roi[12]. Là, disent encore aujourd'hui les vieilles Brennouses en filant leur laine ou teillant leur chanvre, là, dans cette vieille masure à pignon de bois saillant et à grossières moulures, là fut nourrie la fille d'un ancien seigneur de Fromenteau, que le diable et les beaux yeux d'un prince perdirent à tout jamais. On la vit revenir quelquefois, à de rares intervalles, au berceau de son enfance ; mais son front était pâle, elle aimait à être seule... Un jour, elle ne reparut pas. Dieu ne voulut pas permettre qu'elle revînt embrasser sa vieille nourrice... Pourtant on dit qu'elle était bonne et charitable[13].

Les lieux que nous venons de parcourir, où Charles VII passa son insouciante et voluptueuse adolescence, et où vint le frapper tout à coup, vers la fin de sa première jeunesse, la double étincelle du véritable amour et du sentiment du devoir, présentent comme un théâtre choisi tout exprès pour l'amour et pour la guerre. Rien de plus doux, de plus aimable, de plus propre à inspirer les sentiments tendres, à plonger de plus en plus dans la mollesse les natures molles, à amollir les natures fortes, à inspirer l'amour du plaisir et la philosophie du plaisir (témoin Rabelais), que la plaine fertile que traverse la Vienne, et au milieu de laquelle s'élève la ville de Chinon. Ici, dit un écrivain tourangeau[14] en parlant de cette contrée, la nature offre toute sa poésie avec tous ses bienfaits. Si les divinités mythologiques n'avaient pas été proscrites par les lettres modernes, qui, soit dit en passant, n'ont rien mis à la place de ces gracieuses fictions, nous dirions qu'au printemps le vallon qu'arrose la Vienne est l'empire de Flore, qu'aux jours tièdes encore de l'automne, Bacchus et Pomone y étalent à l'envi leurs plus riches trésors. Et sur le coteau qui surplombe la ville, s'offre en contraste l'ancien château, aujourd'hui ruine pittoresque, naguère forteresse redoutable, dont les restes encore imposants attestent le farouche génie du moyen âge et l'abrupte grandeur de ses monuments.

La colline qui domine ici le cours de la Vienne, dit le même écrivain, est jonchée, sur une superficie d'environ mille pas, d'une masse de constructions militaires, dont les caractères divers révèlent les différents âges auxquels elles appartiennent. C'est ce qu'on nomme le château ou plutôt les châteaux ; car on peut encore distinguer, dans l'ensemble de ces ruines, trois parties, dont la plus ancienne est située à l'est. Celle-ci fut construite vers 950 par Thibaut le Tricheur, comte de Blois et de Tours... Le château du dixième siècle se lie aux constructions moins anciennes par un pont en pierre remplaçant l'ancien pont-levis. On pénètre dans les deux autres châteaux, dont la séparation est peu distincte, par une porte en ogive ouverte au pied d'un beffroi appelé aujourd'hui la Tour de l'Horloge, et dans lequel plusieurs chambres encore logeables ont été conservées. Henri II fit bâtir plusieurs tours et courtines maintenant en ruines, qui se confondent ici avec la troisième partie de cette forteresse construite par Philippe Auguste, mais reprise sur presque tous les points par Charles VII, ainsi que l'atteste le caractère de plusieurs grosses tours et du beffroi Au sud, la colline, coupée à pic, tient comme suspendues sur la ville des murailles et des tours qui ne l'ont pas toujours menacée en vain. Au nord passe une grande route pratiquée dans les anciennes douves du château, et d'où le voyageur mesure de l'œil, avec quelque admiration, cette puissante forteresse, qui de ce côté proteste encore avec vigueur contre les outrages du temps[15].

C'est sur ce roc sauvage, et au milieu de cette nature riante, que Charles VII, n'étant encore que dauphin, vint transporter sa demeure et la fortune de la France, vers le printemps de 1421. Il avait dix-huit ans. Chinon fut pendant plus de trente ans sa principale résidence. Il y trouva tout d'abord la sécurité et le plaisir. Il y pouvait aussi nourrir son imagination de souvenirs de guerre et d'amour. Le château de Chinon avait été le théâtre et le témoin de bien des événements divers. Il avait vu la guerre de Henri II, roi d'Angleterre, et de Geoffroi Plantagenet, son frère. Richard Cœur de Lion, blessé au siège de Chalus, était venu y mourir. Le château avait été assiégé par Philippe Auguste et enlevé à Jean sans Terre. Il avait servi de prison à Jacques Molay et à quelques principaux chevaliers de son ordre, les commandeurs de Chypre, de Normandie, d'Aquitaine, qui y furent interrogés et soumis à la torture. Il s'y était passé aussi des scènes d'un genre moins lugubre, bien qu'à vrai dire l'amour fût bien souvent marqué, dans les premiers siècles de la féodalité, du caractère farouche et violent des temps barbares. Ainsi, vers la fin du dixième siècle, le château de Chinon avait été témoin d'un drame épouvantable. Guillaume II, duc d'Aquitaine et comte de Poitou, qui avait épousé Emma, fille de Thibaut le Tricheur, comte de Touraine et possesseur de Chinon, aimait éperdument la vicomtesse de Thouars, et lui rendait souvent visite dans son château. Un jour l'épouse offensée rencontre dans les chemins son heureuse rivale, pousse vers elle son destrier, la frappe au visage, la renverse de son cheval, puis, sautant à terre, lui fait subir les plus honteux outrages et l'abandonne à la brutalité de ses gens d'armes[16]. L'histoire des Plantagenet offrait des exemples moins terribles, sinon plus édifiants. Henri II entretenait, dit-on, des relations galantes avec le cloître de Fontevrault ; il avait fait construire un pont, nommé le pont aux Nonnains[17], qu'il traversait souvent pour aller rendre visite aux bonnes religieuses. A la fin de sa vie, le même prince avait subi l'empire d'un véritable amour, dont l'objet était 'Alix de France ; après avoir fiancé cette jeune fille à son fils Richard, il l'avait retenue auprès de lui, au grand scandale du public. Il n'y avait pas jusqu'à l'amour chevaleresque et platonique dont on n'entendit un lointain écho sous les voûtes sombres du vieux château, s'il est vrai que la reine Blanche s'y soit rencontrée avec Thibaut de Champagne, lorsque l'aimable et puissant seigneur, se détachant de la Ligue de 1226, vint rendre hommage à Louis IX, au château de Coursay[18].

Ces lieux et ces souvenirs, surtout par leur côté gracieux et voluptueux, répondaient à ce qu'il y avait de plus intime dans le caractère et le tempérament du jeune dauphin, et aux premières impressions de l'enfance, qui avaient été pour lui l'éducation de la famille, impressions profondes que l'éducation des maîtres, si salutaire qu'elle fût, n'avait jamais effacées.

Charles, comte de Ponthieu[19], fut élevé comme ses frères et ses sœurs sous les yeux et par les soins de sa mère. Si Isabeau de Bavière fut loin d'être une épouse accomplie, elle ne fut pas du moins une mauvaise mère ; elle avait plus que l'instinct de la maternité, elle avait le sentiment des devoirs qu'elle impose. Quand le jeune prince, à l'âge de sept ans, sortit des mains des femmes, elle lui donna pour gouverneurs Hugues de Noyers, Pierre de Beauvau et Hardouin, seigneur de Maillé, en Touraine, et pour précepteur et confesseur Gérard Machet, docteur en Sorbonne.

Ces choix étaient irréprochables. Les gouverneurs du comte de Ponthieu étaient des hommes honnêtes et expérimentés. De plus, deux d'entre eux, les seigneurs de Beauvau et. de Maillé, étaient attachés à la maison d'Anjou et représentaient dès lors, comme le remarque judicieusement M. Vallet de Viriville, auprès du jeune prince cette influence angevine qui fut plus tard si utile dans ses conseils[20]. Quant à Gérard Machet, c'était un des hommes les plus savants et les plus vertueux de son temps ; il était l'ami de Gerson, ce qui dispense de tout éloge. Docteur en théologie, ancien régent, puis principal du collège de Navarre, il avait été désigné par sa réputation de science et de vertu au choix de la reine. Il s'attacha avec une grande fidélité à son élève et à sa cause, qui était celle de la patrie. Il fut autant que Gerson l'adversaire de Jean Petit et du duc de Bourgogne. Dans la grande crise nationale d'où sortit Jeanne Darc, on le trouva toujours du meilleur parti et du meilleur conseil. Lorsque l'héroïne se présenta à Charles VII, il fut des premiers à se déclarer pour elle[21]. C'est lui qui décida Troyes à ouvrir ses portes à Charles VII le 11 juillet 1429, par son influence sur l'évêque de cette ville, Jean Laiguilé, qui avait été son condisciple au collège de Navarre[22]. Sa voix s'éleva et s'unit à celle de Gerson en faveur de la Pucelle pendant l'odieux procès où elle succomba. Dans la grande question politique et religieuse qui fut vidée par la Pragmatique-Sanction de 1438 en faveur des libertés de l'Église gallicane, il contribua au triomphe de la doctrine nationale par son éloquence et par ses lumières. Charles ne pouvait donc pas trouver de meilleur guide pour son enfance, comme il n'en trouva point de plus sage dans son âge mûr. Mais l'éducation ne se fait pas uniquement par les maîtres : elle se fait aussi et surtout par la famille, par les exemples, par les choses que l'on voit et que l'on entend, et, pour ainsi parler, par l'atmosphère que l'on respire[23]. Or, l'atmosphère que respira le prince Charles, était loin d'être pure. Il passa son enfance dans l'hôtel du Petit-Musc ou Pute-y-Muse[24], sorte de maison de plaisance, pour ne pas dire de petite maison, qui servait aux plaisirs de la cour, et en particulier du duc d'Orléans, frère du roi et amant de la reine. Il fut bercé au bruit des orgies. Ses premiers spectacles furent les fêtes équivoques ou malsaines, et les querelles ouvertes et sanglantes de ses proches. Les natures faites pour le noble et le grand, quand elles sont énergiques et, comme l'on dit, fortement trempées, résistent aux influences mauvaises et se portent d'autant plus en sens contraire et dans le courant moral de l'éducation des maîtres. Mais Charles VII n'était pas une nature énergique ; il n'était pas de ces âmes supérieures qui ont leur ressort en elles-mêmes : il subit toutes les influences et se partagea entre les bons et les mauvais instincts, qui tour à tour prévalurent, sans abdiquer com piétement les uns ou les autres, capable du bien comme du mal, suivant les circonstances et les hommes qui s'emparaient de lui, pouvant descendre jusqu'aux profondeurs du vice et en sortir tout à coup sous le branle d'une grande passion, sans jamais toutefois atteindre jusqu'à la vertu.

Parmi les grandes influences qui agirent sur Charles VII, la plus curieuse, sans contredit, comme la plus puissante et la plus salutaire, est celle que nous voulons étudier, celle d'Agnès Sorel. Mais avant d'y arriver, nous croyons devoir montrer la figure du prince telle que nous l'ont présentée les contemporains.

Les peintres nous ont laissé plusieurs portraits de Charles VII, mais de Charles VII vieilli et en possession de la gloire. Aucun d'eux, celui de Fouquet excepté, n'a grand mérite au point de vue de l'art ; ils en ont au point de vue de la ressemblance. Il suffit de jeter les yeux sur celui du Louvre pour en être persuadé[25]. Il touche comme une image sensible ; il fait l'effet de la réalité, en dépit de la main qui la traduit. La tête ne frappe point par une haute expression ; elle n'a ni beauté ni distinction. Elle n'est pourtant pas vulgaire : le front est large et haut ; les yeux sont d'un bleu pâle, petits, mais placés sous des arcades saillantes et vivement accusées ; le nez fort et long, les lèvres épaisses, la bouche grande et bien dessinée, le menton relevé ; tout cela forme un ensemble qui ne manque pas d'harmonie et que l'on ne regarde pas sans plaisir. L'impression générale est donc favorable. Les deux traits dominants sont l'intelligence et la sensualité, deux choses qui se contrarient parfois, mais qui ne sont pas contradictoires. Il s'y trouve aussi un air de bonté très-remarquable, que fait ressortir encore je ne sais quelle teinte de tristesse mélancolique répandue sur la physionomie tout entière. Il nous semble toutefois que ce voile de tristesse n'est qu'accidentel et tient moins à la nature du modèle qu'a l'âge et à la disposition d'esprit du moment. La nature avait fait Charles VII pour tous les plaisirs, ceux des sens, ceux de l'esprit, ceux du cœur, et, dans l'âge des plaisirs, l'expression de son visage devait être celle du bonheur. Le nuage n'est venu que du temps, de l'abus des jouissances, peut-être aussi d'une grande douleur ; car nous ne pouvons oublier que le portrait porte la date de 1450, et, par conséquent, de la mort d'Agnès Sorel.

On peut compléter le portrait et confirmer les inductions morales qu'il suggère, à l'aide des chroniqueurs contemporains, dont quelques-uns avaient vu, de leurs yeux, l'original.

Les chroniqueurs nous représentent Charles VII avec une physionomie agréable, qui n'était pas même sans une certaine beauté, celle qui vient de l'âme, celle qui chez la femme s'appelle la grâce. Le roi Charles, dit Thomas Basin, était de taille ordinaire ; il avait la physionomie heureuse, assez gracieuse ; les épaules droites, mais les cuisses et les jambes minces et grêles. Lorsqu'il était vêtu de la toge (ou habit long), il ne manquait pas d'élégance ; mais quand il prenait le vêtement court de couleur verte, ce qu'il faisait d'ordinaire, ses jambes grêles et mal tournées, ses genoux cagneux, le rendaient presque difforme[26]. Le même historien nous dit qu'il était très-sobre, ce qui, ajoute-t-il, lui conservait la santé en bon état. Il était rarement malade, parce qu'il s'attachait à observer le régime qui lui était prescrit par ses médecins[27]. Il se levait matin et mangeait seul, excepté les jours de fêtes solennelles où il admettait à sa table les personnages de distinction : dès que l'on commençait à servir, les courtisans se retiraient[28]. Solitaire estoit, dit un écrivain anonyme qui parait avoir fait partie de la cour, vivant sobrement, aymant joyeuseté. Son jeu estoit aux eschecs ou à tirer de l'arbalète ; son serment : Sainct Jean ! Sainct Jean ! Il prenoit ordinairement chaque jour deux repas seulement ; il parloit et buvoit peu. oyoit tous les jours trois messes, et disoit ses heures sans y faillir[29]. Georges Chastelain, chroniqueur bourguignon, le représente avec des traits pâles, le visage maigre, le maintien noble et gracieux, peu robuste de corps et peu porté à l'action[30].

Son goût pour les plaisirs et sa passion pour les femmes sont marqués dans sa vie en traits trop saillants pour avoir échappé aux contemporains. Il fut, dit l'un d'eux, que nous avons déjà cité, adonné aux plaisirs de l'amour, non-seulement dans sa jeunesse, mais encore dans sa vieillesse, bien au-delà de ce que permet et tolère l'honnêteté. Ceux qui l'entouraient se prêtaient aisément à ses faiblesses et en profitaient pour obtenir plus de crédit et plus de faveurs... Il avait de la répugnance pour le séjour des grandes villes, et surtout de Paris ; il n'aimait ni les villes ni les lieux où il était exposé à rencontrer la foule ; il leur préférait les petites forteresses et les châteaux des environs de Bourges ou de Tours, là où le monde ne pénétrait pas, où il n'y avait place que pour lui et pour ses gardes. Il cherchait, en effet, la solitude pour garder avec plus de liberté et de commodité les troupeaux de courtisans et de femmes de mauvaises mœurs qu'il avait toujours autour de lui, et pour jouir plus abondamment des plaisirs qu'il y trouvait[31]. — Et aucunes fois, dit un autre contemporain, l'anonyme cité plus haut, il prenoit le Jeudy ou partie du jour, pour sa plaisance... avoit ses jours de récréation aussi avec les femmes, par lesquelles il dévoya plus que assez et fut exemple de grant mal et de grant playe en son temps.

Les autres traits dominants de sa nature, marqués dans le portrait du Louvre, sont également attestés par les contemporains, comme du reste par sa vie, nous voulons dire l'intelligence et la bonté. Charles VII était de ces natures heureuses qui comprennent tout, qui se trouvent par les qualités de l'esprit au niveau de toutes les situa--fions, qui prennent la vie par le bon côté, et en savent cueillir les fleurs et les fruits, égoïstes et bons, incapables de faire du mal à autrui autant qu'à eux-mêmes, aimant par conséquent la justice comme d'instinct, à qui rien ne manquerait si elles avaient l'initiative et la force, et qui ont même le riche privilège de se compléter parce qu'elles comprennent ce qui leur manque et savent le prendre chez autrui.

Il estoit, dit un annaliste du quinzième siècle, moult bel prince et biau parleur à toutes personnes et estoit piteux envers povres gens. Mais il ne s'armoit mie vollontiers et n'avoit point chier la guerre, s'il s'en eust pu passer[32]. Thomas Basin, dont le témoignage n'est pas suspect, quand il est favorable, dit qu'il était fidèle à ses promesses et à sa parole jusqu'au scrupule envers tous, les petits comme les grands, qu'il s'attachait à ceux qui le servaient, ne les déplaçait jamais si ce n'est pour les avancer, ne s'en séparant que pour des raisons graves, manquements aux devoirs ou défections, et dans tous les cas leur laissant le droit de libre défense[33]. Ces qualités le rendaient cher au peuple et aux hommes en charge. Il aimait l'ordre ; il honora toujours les bons et fut toujours avare du sang humain. Peu ambitieux de sa nature, il comprit l'ambition, quand elle lui fut montrée comme un devoir. Né timide, il sut faire la guerre et payer de sa personne, faisant violence à ses instincts sous la double pression du devoir et de la passion. Malgré son grand amour pour les plaisirs, il était d'une rare activité, d'une industrie merveilleuse, comme dit Georges Chastelain, quand il s'agissait des affaires et du bien de l'État. Il avait réglé l'emploi de son temps et avait assigné à chaque jour de la semaine un travail spécial avec ses ministres ou grands fonctionnaires. Le labeur le plus aride même ne le rebutait pas s'occupait des finances comme de la justice et de la guerre, et entrait partout dans les plus minutieux détails[34]. Les qualités brillantes de l'esprit s'unissaient chez lui aux solides : il avait la mémoire vive, la parole facile, et le talent de raconter avec charme ; il aimait les lettres, et la littérature latine ne lui paraissait pas inconnue[35]. Quoique fort simple dans ses mœurs, il tenait singulièrement, dans les représentations, aux règles de l'étiquette. Il était religieux comme on l'était de son temps et comme il convenait dans sa situation, donnant beaucoup aux pratiques extérieures, et faisant ses réserves pour la raison d'État et pour la passion, ainsi qu'on l'a vu plus tard dans Louis XIV, mais moins faible que le brillant souverain de Versailles dans l'es choses de la foi, ayant dans le cœur plus de bonté et dans l'esprit plus de lumières.

Georges Chastelain, historiographe aux gages de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, a tracé un portrait en pied de Charles VII, auquel nous avons déjà emprunté quelques traits, mais que nous croyons devoir donner dans son entier :

Cestuy Charles septiesme, à proprement le descripre au vif, selon que nature y avoit ouvré, pas n'estoit des plus espéciaulx de son œuvre. Car moult estoit linge et de corpulence maigre. Avoit foible fondacion et estrange marche, sans portion. Visage avoit blesme, mais spécieux, assez parolle belle et bien agréable et subtile, non'de plus haute oye. En luy logeoit ung très-beau et gracieulx maintien. Néanmoins aucuns vices soutenoit, souverainement trois : c'estoient muableté, diffidence et au plus dur et le plus c'estoit envie pour la tierce.

De sa personne lui-même n'étoit pas homme belliqueux. N'estoit robuste, ni animeux homme pour faire de main propre. Ne cherchoit mesme l'estour, ny rencontre ; mais non assuré, entre Cent mille, se fut épovanté d'un homme seul non connu. Mais avoit des grâces à l'encontre, que de sages et vaillants hommes ç'accompagnoit voulentiers, et s'en souffroit conduire : par quoy, ce qu'il perdoit en vaillance, le recouvroit-il en sens... Avoit une merveilleuse industrie, vive et fresche mémoire, estoit historien grant, beau racompteur, bon latiniste et bien sage en conseil.

Estoit morigéné assez et sobre à table, mais de nul ne pouvoit estre regardé, souverainement de gens non connus : car de cesty-là ne se bougeoint ses yeux, et ne perdoit contenance et le manger. De même, n'estoit nulle part sûr, nulle part fort ; craignoit toujours mourir par le glaive par jugement de Dieu, parce que présent fut en la mort du duc Jehan. Ne s'osoit loger sur un plancher, ni passer un pont de bois à cheval, tant fût bon. Toutefois avoit beaucoup de vertus, avec lesquelles, ensemble l'entremise de ses divers seigneurs, et forcément le bras de Dieu qui s'y joignit, il fist sa fortune chère et glorieuse[36].

 

M. Vallet de Viriville admire beaucoup ce portrait, qu'il appelle une effigie tracée de main de maître, et il prétend que celui du Louvre le confirme par une merveilleuse ressemblance[37]. Non, le burin de l'historien n'exprime pas la même physionomie morale que le pinceau du peintre ; nous croyons même qu'il a ajouté certains traits à l'original, qu'il en a retranché certains autres, et que ces soustractions et additions nuisent étrangement à la ressemblance. Le savant et ingénieux historien d'Agnès Sorel a oublié trois choses : d'abord l'historiographe Georges Chastelain était aux gages de la cour de Bourgogne, et ne pouvait que plaire à ceux qui le payaient, en prêtant à Charles VII, l'adversaire heureux de Philippe le Bon, certains vices qui pouvaient paraître expliquer les succès de sa politique, et en faisant la critique de Louis XI sur le dos de son père[38] ; puis, il a omis de parler des faiblesses, si connues, pourtant, du prince, dans la crainte sans doute que le blâme qu'il n'eût pu se défendre d'exprimer en touchant ce point, ne Mt retombé de tout son poids à côté de lui ; enfin ces trois vices de l'inconstance, de la méfiance et de l'envie, mis si vivement en relief dans le portrait de Chastelain, n'apparaissent nullement dans celui du Louvre. Ajoutons (ce qui est plus grave encore et plus accablant pour l'historiographe et pour l'opinion de M. Vallet de Viriville), que Chastelain est en opposition avec lui-même, et qu'il est difficile de concilier certaines qualités qu'il reconnaît dans Charles VII, avec cet esprit de défiance et d'envie qu'il lui attribue. L'escorte de sages et vaillants hommes dont le roi aimait à s'entourer, et dont il se souffroit conduire, ne proteste-t-elle pas hautement contre ces défauts honteux et mesquins, qui sont la manifestation des cœurs faibles ? L'historiographe a tracé le portrait moral avec ses passions et a faussé la vérité ; le peintre a laissé la nature se produire elle-même, et, malgré la grossièreté de l'enveloppe, il a trouvé le secret de montrer clairement ce qu'il y avait au-dessous, dans les profondeurs de l'âme[39].

Nous sommes aussi plus près de la vérité dans le panégyrique que nous trouvons dans les Vigilles de Charles VII, de Martial d'Auvergne[40]. Ce n'est pas l'impartiale histoire : les faiblesses de l'homme et du souverain sont écartées ou voilées systématiquement, et les qualités fortement accusées ; c'est un tableau où manquent les ombres : mais, cela reconnu, tout ce qui est dans la lumière est d'une ressemblance parfaite et nous découvre des côtés nouveaux dont il n'avait pas été tenu assez de compte. Charles VII, selon le poète chroniqueur, aimait la justice et se plaisait surtout à récompenser les services rendus[41]. Les hommes de mérite, les lettrés, les clercs, trouvaient auprès de lui un patronage assuré, et il se faisait un devoir de les employer. Les grandes dignités de la magistrature, de l'Église, des universités, leur étaient réservées. Charles avait un profond mépris pour l'ignorance, qu'il regardait comme la honte et la plaie des États, et tenait en grande estime la science, qui était à ses yeux la force et l'honneur des empires[42]. Il était charitable et bon pour les pauvres, pour les petits, pour les faibles[43], pour les femmes malheureuses ou coupables, dans la mesure que la justice permettait[44]. En outre, libéral, généreux, gracieux envers tout le monde, même envers ses ennemis[45], sans rancune d'aucune sorte, doux, modeste, sans ombre d'orgueil ou de dédain[46].

D'une sensibilité délicate, d'une grande vivacité d'impressions, tout le touchait dans le présent, et ses souvenirs l'émouvaient comme la réalité. Quand il revit Paris après sa longue absence, il ne put retenir ses larmes. Bien qu'il fût simple dans sa personne et dans ses goûts, il ne lui déplaisait pas de voir le luxe autour de lui, non plus que les fêtes, les spectacles, les jeux, et il s'y mêlait volontiers. Le commerce des femmes le charmait ; on sent que son cœur était là ; aussi nul n'était plus courtois, plus galant, plus poli envers elles[47], de quelque condition qu'elles fussent, il était pour elles plein d'égards, comme fut plus tard Louis XIV, qui, nous dit Saint-Simon, se découvroit devant la moindre coiffe.

Le bon ton régnait dans sa cour, et personne n'eût osé tenir devant les femmes un langage inconvenant[48]. Ses goûts, son langage, ses plaisirs étaient ceux d'un esprit cultivé ; il commença, sous une forme moins brillante, cette suite illustre de nos rois, François Pr, Henri IV, Louis XIV, qui ont eu une influence si heureuse, non sur les mœurs, mais sur les manières, dans la société polie en France et dans l'Europe.

Encore une fois, nous ne prétendons pas que le panégyriste ait dit tout ce qu'il fallait dire soit en bien soit en mal, et il faut en rabattre un peu de cet idéal de prince accompli qu'il présente à l'admiration de ses contemporains. A tout prendre cependant, il est l'interprète exact d'une partie de la vérité, et, sauf le voile qu'il jette sur les déportements qui souillent les commencements et la fin de la carrière de son héros, le panégyriste est historien fidèle. Il nous semble surtout qu'il est bien dans le point de vue de la période que nous retraçons, de l'époque brillante où Agnès Sorel, d'abord cachée dans l'ombre et comme enveloppée dans le mystère de son amour, puis placée dans toutes les splendeurs de sa situation de favorite officielle, régnait sur le cœur du roi et sur toute la cour[49]. Ajoutons que, si nous rapprochons l'image tracée par le chroniqueur du portrait du Louvre, nous trouvons dans l'un les traits principaux qui marquent la physionomie de l'autre, et en nous plaçant, par l'imagination, à vingt ans eu arrière, devant l'œuvre du peintre, en y effaçant quelques rides, en y ravivant quelques couleurs, en faisant tomber le voile de tristesse qui l'enveloppe, nous revoyons l'amant d'Agnès tel qu'il était au moment où elle lui apparut.

Quoi qu'il en soit, nous pouvons désormais aborder le problème historique que nous nous sommes posé et que nous essayons de résoudre.

Ce problème, on le connaît ; il s'agit d'expliquer la transformation qui a éclaté en 1434 dans le caractère et la conduite de Charles VII, et qui coïncide avec la révolution de palais, que nous avons esquissée dans le chapitre précédent, et avec les premières relations d'Agnès Sorel et du roi de France, relations dont Chinon fut d'abord le théâtre. Il s'agit de montrer comment un prince, jusqu'alors insouciant, livré à d'indignes plaisirs et à d'indignes ministres, indifférent à tous les devoirs d'une situation extraordinaire et aux grandes choses qui eu pouvaient sortir, s'est trouvé tout à coup à la hauteur de cette situation et avec la conscience de ses devoirs ; il s'agit, en un mot, de trouver et de faire en quelque sorte toucher du doigt la baguette magique qui a opéré ce prodige.

Tout le monde est d'accord sur un point, à savoir que le problème historique est un problème moral ; et cela, en effet, saute aux yeux : il n'y a qu'une cause intérieure et profonde, il n'y a qu'une révolution de l'âme qui soit en état de produire de tels effets. Mais on ne s'entend pas toujours sur le principe de cette révolution ; les uns croient qu'elle est un simple résultat du progrès de l'âge, une sorte de phénomène de génération spontanée ou de miracle de la grâce, ou encore un fruit de l'expérience et de la vie ; les autres, admettant le concours d'une cause extérieure et étrangère à la personne elle-même, expliquent tout par l'influence d'Yolande d'Aragon, dont la longue persévérance aurait enfin été couronnée de succès, et par celle de Marie d'Anjou, qui serait venue en aide à sa mère, et, à force de douceur et de vertu, aurait déterminé la métamorphose de son époux.

Pour nous, nous ne pensons pas que les forces supposées en jeu soient proportionnées à l'effet produit. D'abord la première de ces explications, celle qui attribue le changement survenu dans la conduite de Charles VII au travail secret de sa pensée sur elle-même, tombe devant ce simple fait, à savoir que le prince fut très-mécontent de l'exécution de la Trémouille, et devant cette réflexion que, Si le travail secret dont on parle avait déjà été accompli, ce n'est pas un mouvement de mécontentement qui aurait dû se produire, mais un mouvement contraire, l'explosion d'une âme satisfaite et rendue à elle-même. La seconde explication n'est pas plus décisive à nos yeux. Quand on embrasse toutes les données que nous avons recueillies, que l'on rapproche ce que nous savons du naturel du roi et de ses antécédents avant le jour de la crise de 1433, la mollesse de son caractère et la fougue de son tempérament, les défauts de sa première éducation, sa situation d'homme nécessaire, si favorable au progrès de ses vices, l'influence des lieux et des souvenirs au milieu desquels s'écoulait sa jeunesse, la perversité des hommes qui le gouvernaient, et la nature des moyens qu'ils employaient pour le gouverner, il devient clair comme la lumière du jour qu'il n'y a eu qu'une secousse violente qui ait pu opérer un prodige comme celui qu'il s'agit d'expliquer. Or, est-ce Marie d'Anjou qui a pu donner cette secousse ? Et n'est-il pas plus naturel de l'attribuer à quelque chose comme l'éclosion soudaine d'une grande passion ? Il nous paraît que, l'homme étant donné, poser la question c'est la résoudre.

Nous voulons pourtant fortifier l'argumentation, et pour cela nous devons faire connaître Marie d'Anjou, et rechercher, s'il se peut dans l'analyse des caractères des deux amants, Charles VII et Agnès, et des affinités ou des contrastes de ces caractères, le secret de leur long attachement et de l'empire de la favorite.

 

 

 



[1] On retrouve même dans l'ornementation les allégories favorites du roi ; un bas-relief qui représente une salamandre au milieu des flammes, porte la devise : Ung seul désir.

[2] Voir Volet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. III, p. 178.

[3] Touchard-Larosse. La Loire historique, t. IV, p. 284. Tours, 5 vol. in-4°.

[4] Voyez chapitre III.

[5] Charles VII était à Amboise quand il fut informé de la Praguerie.

[6] La Loire historique, t. IV, p. 275.

[7] Commune de Louestault, canton de Château-Renault, près Neuvy-le Roi.

[8] La Loire historique, t. IV, p. 179.

[9] La Loire historique, t. IV, p. 208.

[10] La Loire historique, t. IV, p. 223.

[11] La Loire historique, t. IV, p. 223.

[12] MM. de la Tremblais et de la Villegille, Esquisses de l'Indre.

[13] Correspondance de M. Wolsey-Boistard, notaire à Mézières-en-Brenne (Indre).

[14] La Loire historique, t. IV, p. 257, 258.

[15] La Loire historique, t. 1V, p. 273-275.

[16] Chronique de l'abbaye de Maillezais, la Loire historique, t. IV, p. 259, 260.

[17] Ce pont existait encore à la fin du XVIIIe siècle

[18] La Loire historique, t, IV, p. 262.

[19] Ce fut le premier nom ou le premier titre de Charles VII. Ce prince naquit le 24 février 1403, à Paris, à l'hôtel Saint-Paul. Il était le cinquième fils et le onzième des douze enfants d'Isabeau de Bavière. Charles VI était en démence depuis plusieurs années quand le comte de Ponthieu vint au monde : son premier accès de folie remonte à 1392. On connaît les scrupules de Charles VII sur la légitimité de sa naissance. Ces scrupules étaient naturels ; mais ils pouvaient n'être pas fondés. Isabeau continuait à cohabiter avec le roi, malgré son état de démence ; le roi avait seulement des co-partageants.

[20] Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. Ier, p. 5.

[21] Procès, t. III, p. 75 ; t. V, p. 32. — Gérard. Machet est le personnage désigné en ces termes dans le poème latin anonyme :

. . . . . . . . . . . . . . . Vir anus,

Inter doctores sacros non ultimus.

(Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. II, p. 59.)

[22] Procès, t. II, p. 92, 93.

[23] Voltaire disait :

La Providence en tout tel -4s éprouva

Mon bon roi Charles avec mainte détresse.

Dès son berceau fort mal on l'éleva ;

Le Bourguignon poursuivit sa jeunesse ;

De tous ses droits son père le priva ;

Le parlement de Paris, près Gonesse,

Tuteur des rois, son pupille ajourna ;

De ses beaux lis un chef anglais s'orna ;

Il fut errant, manqua souvent de messe

Et de dîner ; rarement séjourna

En même lieu. Mère, oncle, ami, maîtresse,

Tout le trahit ou tout l'abandonna.

(La Pucelle, chant XVIII.)

[24] L'hôtel du Petit-Musc ou du Pute-y-Muse était situé à l'angle des rues actuelles de Saint-Antoine et du Petit-Musc. — On remarquera la dénomination de Pute-y-Muse donnée à l'hôtel fréquenté par le duc d'Orléans et la reine.

[25] Voici la liste des principaux portraits de Charles VII qui nous sont restés : 1° celui qui a été peint par Fouquet dans l'Épiphanie : il est représenté à genoux ; c'est un des rois mages (Livre d'heures d'Étienne Chevalier, propriété de M. Brentano, de Francfort, 1re série, n° 8) ; — 2° peint en buste vers 1453, pour la Sainte-Chapelle de Bourges (musée du Louvre, école française, n° 653 ; chromolithographie, le Moyen âge et la Renaissance, t. V ; voir aussi le Bulletin de la Société des antiquaires, 1862, p. 62) ; — 3° excellente répétition ou analogue du n° 2 ; faisait partie en.1854 de la galerie de M. Duclos, à Paris ; — 4° peint en pied, miniature, dans le Voyage d'Eningen vers 1457 ; le manuscrit original est à Stuttgart ; la bibliothèque Sainte-Geneviève possède un autre exemplaire contemporain et détaché de cette miniature ; — peint en Charlemagne, dans le tableau du Palais de Justice (1re chambre de la Cour impériale).

[26] Th. Basin, Historisrum Caroli VII, liber V, cap. XXII.

[27] Historisrum Caroli VII, liber V, cap. XXII.

[28] Denys Godefroy, Histoire de Charles VII ; reproduction d'un manuscrit anonyme intitulé De la vie, complexion et condition du roy Charles VII.

[29] Denys Godefroy, Histoire de Charles VII.

[30] Georges Chastelain.

[31] Th. Basin, Historisrum Caroli VII, liber V, cap. XXIII.

[32] Mémoires de Pierre de Ténin, cité par M. Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles VII, p. 42.

[33] Th. Basin, Historisrum Caroli VII, liber V, cap. XXIII.

[34] Il voyoit chaque an et plus souvent tout le fait de ses finances, et le faisoit calculer en sa présence, car il l'entendoit bien ; il signoit de sa main les rôles des receveurs généraux, les états et acquits de ses finances, et tellement s'en prenoit garde qu'il apercevoit et concevoit tout ce qu'on y pouvoit faire. (Denys Godefroy. Histoire de Charles VII.)

[35] Voir Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. III, p. 44.

[36] Georges Chastelain, Extrait inédit publié par M. Quicherat, dans la Bibliothèque de l'école des Charles, t. IV, p. 76.

[37] Agnès Sorel, Revue de Paris.

[38] Georges Chastelain a écrit ses chroniques de 1461 à 1469, et ses écrits portent partout l'empreinte d'une vive hostilité contre la France.

[39] M. Vallet de Viriville semble aussi accepter sans réserve ce que dit Georges Chastelain sur la timidité et presque la couardise de Charles VII, qui nous parait avoir été étrangement exagérée. Cette exagération, qui, exprimée après la mort du roi, devient une calomnie, a été reconnue par notre savant professeur de l'école des Chartes, notamment dans les Recherches sur Agnès Sorel (p. 50) ; comment donc ne l'a-t-elle pas mis en garde contre le témoignage du chroniqueur ?

[40] Martial d'Auvergne était procureur au parlement de Paris : né dans cette ville en 1440, il y mourut en 1508.

[41] Les Vigiles, poésies de Martial de Paris, dit d'Auvergne, procureur au parlement. (Paris, édit. de 1724, t. Ier, p. 190, 208.)

[42] Les Vigilles, édit. de 1724, t. II, p. 21, 22, 27.

Un royaume où grant science abonde,

Si adviennent tretous les biens du monde,

Au contraire d'ignorance impérice ;

Et où règne faveur et injustice

Ne vient que maulx, abuz, extorcion.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Las ! le feu Roy Charles le débonnaire

Aymoit les Clercs, gens lettrez en science,

Et si prenoit à les avoir plaisance,

Pour s'en servir en tout cas jus et sus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ses ennemis mesmes si le louoient

Des saiges Clercs qui auprès luy estoient.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le feu bon Roy esmeu de bonne colle,

Tenoit des Clercs et boursiers à l'escolle,

Et fut jadiz son escollier premier

Le bon Evesque de Paris Charetier.

[43] Les Vigilles, édit, de 1724, t. II, p. 30.

D'aumosnes, biens, assez il en faisoit

Aux povres gens selon leur indigence ;

Debaz discors entre amys apaisoit ;

Vesves, mineurs n'estoient sans pourveance ;

A nobles honteux faisoit bailler finance,

Gentilz femmes pour leur vie et repas,

Ladres, impotens, l'aumosne et la pitance,

Et d'autres biens que l'en ne sçavoit pas.

[44] Les Vigilles, édit. de 1724, t. II, p. 30.

Piteux estoit à intercession

De dons pardons que femmes requeroient,

Et leur donnoit plaine remission,

Selon les cas quant ilz le desiroient ;

Esconduites jamais de luy n'estoient,

Si le cas n'eust esté trop execrable,

Et dont grans mattlx par cel là avenoient,

Car sa justice le faisoit raisonnable.

[45] Les Vigilles, édit. de 1724, t. II, p. 104 ; voir aussi t. Ier, p. 4.

Quant Talebot fut deschargié,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Roi luy fist acneil joyeulx,

En parlant à luy longuement,

Et par ung adieu gracieulx

Luy offrit des dons largement.

Oultre si le fist convoler,

En mahdant par ses bonnes Villes

Que l'en le voulsist festoier,

Et lui faire chieres fertiles.

[46] Les Vigilles, édit. de 1724, t. II, p. 29.

[47] Les Vigilles, édit, de 1724, t. 11, p. 31, 32.

Adieu Dames, Bourgeoises, Damoiselles,

Festes, danses, joustes et tournoiemens,

Adieu, filles gracieuses et belles,

Plaisirs mondains, joyes, et esbatements...

Adieu galans qui souliez faire fringues

Parmy les rites, voustes et espanades,

Saillans en l'air pour prendre les esplingues

Au seing des Dames regardans les estrades...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Adieu Déesses chantans comme seraines,

Adieu, baisiers et plaisances mondaines...

[48] Les Vigilles, édit. de 1724, t. II, p. 30.

L'en n'eust osé dire une villenie

Le bon Seigneur pour sa joieuseté,

Portoit sur luy souvent quelque verdure,

Ou és habitz en yver ou esté,

Et estoit gay pour rejouyr nature ;

De grans pompes et bobans n'avoit cure,

il chassoit pou, aymoit gens de finances,

Livres, chanssons, selon ce l'aventure,

Et passoit temps en ces menues plaisances.

A gentil'femme ou quelque Damoiselle

Riche ou povre par jeu ou compaignie,

Fust bourgoyse, mesehine, ou povre ancelle ;

Car en sa Court la coustume estoit telle.

De defendre user de gouliardise,

Qui le faisoit la peine estoit mortelle,

Ainsi Dames vivoient là en franchise.

[49] Quelques-uns des traits du caractère et des mœurs de Charles VII se rencontrent aussi, moins exacts et moins purs, mais aussi saisissants parfois, que chez Martial d'Auvergne, qui n'est qu'un chroniqueur en vers, dans les fictions de certains poètes, Shakespeare, Voltaire, Alexandre Dumas.