AGNÈS SOREL ET CHARLES VII

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Agnès Sorel à la cour de Lorraine. — Description de cette cour. — Yolande d'Aragon. — Une erreur de M. Michelet. — Isabelle de Lorraine. — Mariage de cette princesse avec l'héritier du duché de Bar, René d'Anjou. — Attachement des Lorrains à la cause française. — Nouvelle erreur de M. Michelet. — Esprit de la noblesse et de la cour de Lorraine. — Guerre de la succession de Lorraine. — Bataille de Bulgnéville. — Captivité de René. — Caractère de ce prince. — Ses idées morales et religieuses. — Réfutation d'une opinion de M. Libert. — Amour de René pour les arts. — Ses poésies. — Son goût pour les fêtes et les tournois. — Départ d'Agnès pour la cour de France.

 

L'éducation des jeunes filles nobles se complétait très-souvent dans les châteaux du suzerain immédiat ou dans une des grandes maisons de l'aristocratie féodale. Les cours et les châteaux, dit La Curne de Sainte-Palaye[1], étoient d'excellentes écoles de courtoisie, de politesse et des autres vertus, non-seulement pour les pages et les écuyers, mais encore pour les jeunes demoiselles. Elles y étoient instruites de bonne heure des devoirs les plus essentiels qu'elles auroient à remplir. On y cultivoit, on y perfectionnoit ces grâces naïves et ces sentiments tendres pour lesquels la nature semble les avoir formées. Elles prévenoient de civilité les chevaliers qui arrivoient dans les châteaux ; suivant nos romanciers, elles les désarmoient au retour des tournois et des expéditions de guerre, leur donnoient de nouveaux habits et les servoient à table. Les exemples en sont trop souvent et trop uniformément répétés, pour nous permettre de révoquer en doute la réalité de cet usage….. Ces demoiselles, destinées à avoir pour maris ces mêmes chevaliers 'qui abordoient dans les maisons où-elles étoient élevées, ne pouvoient manquer de se les attacher par les prévenances, les soins et les services qu'elles leur prodiguoient. Quelle union ne devoient pas former des alliances établies sur de pareils fondements ? Les jeunes personnes apprenoient à rendre un jour à leur mari tous les services qu'un guerrier distingué par sa valeur peut attendre d'une femme tendre et généreuse, et leur préparoient la plus sensible récompense et le plus doux délassement de leurs travaux. L'affection leur inspirait le désir d'être les premières à laver la poussière et le sang dont ils s'étoient couverts, pour une gloire qui leur appartenoit à elles-mêmes. J'en crois donc volontiers nos romanciers, lorsqu'ils disent que les demoiselles et les dames savoient donner, même aux blessés, les, secours ordinaires, habituels et assidus qu'une main adroite et compatissante est capable de leur procurer.

Les plus grandes dames elles-mêmes ne dédaignaient pas de remplir la mission d'institutrices auprès de leurs demoiselles d'honneur. Sainte-Palaye a omis ce détail, qui a pourtant son importance. Il est vrai qu'il dérivait de la nature même des choses. Il est incontestable que les femmes de ce que nous appellerions aujourd'hui le grand monde, et qu'on a appelé naguère la société polie, recevaient une éducation morale et intellectuelle d'un ordre fort élevé, et que l'on pourrait encore, sur certains points, envier de nos jours. Or, comment supposer que ces femmes, ayant d'ailleurs un grand état de maison, et quelques-unes une véritable cour, largement ouverte aux plaisirs et aux devoirs de l'hospitalité, et qui, par conséquent, devaient tenir à honneur de faire face aux exigences d'une telle situation, n'eussent pas considéré comme une de leurs plus précieuses obligations et de leurs plus importantes occupations, l'instruction et l'éducation des jeunes filles commises à leurs soins et destinées à faire l'ornement et le charme de leurs demeures ? L'instinct aristocratique et le besoin d'occuper la vie à défaut d'autres mobiles auraient suffi pour les pousser à jouer ce rôle et à achever elles-mêmes ce qui avait dû être commencé dans la maison paternelle. Le fait, du reste, est attesté par l'histoire. Nous avons vu que la mère du Chevalier sans reproche, Gabrielle de Bourbon, emploioit une partie des jours à composer petiz traitez à l'honneur de Dieu, de la Vierge Marie et à l'instruction de ses demoiselles, et qu'elle avait écrit mi traité sur l'instruction des jeunes filles[2].

La cour de Lorraine, au temps où Agnès Sorel y fut appelée, avait dû s'ouvrir à cette influence heureuse de l'esprit aristocratique, et il est très-permis de supposer qu'il y régnait quelque chose d'analogue à ce que pratiquait chez elle Gabrielle de Bourbon[3]. Les choses de l'esprit y tenaient une grande place, même avant que le roi René y vint régner à côté d'Isabelle de Lorraine, et l'on sait que cette princesse, dans ses vieux jours, aimait à instruire elle-même ses petits-enfants. Nous ne disons pas que la duchesse de Lorraine ait fait dans sa jeunesse ce que nous la voyons faire à la fin de sa vie : les affaires publiques lui en auraient difficilement laissé le loisir, et son âge se rapprochait trop de celui d'Agnès pour qu'il y ait quelque raison de croire qu'elle lui ait servi de pédagogue ou de gouvernante. Ce que nous voulons dire, c'est que sa cour, soit par une institution régulière, soit par l'air même qu'on y respirait, n'a pu qu'entretenir ou développer les idées et les sentiments qu'Agnès avait reçus d'une première éducation et rapportés du foyer domestique. Il est certain du moins que son séjour dans cette cour, ce qu'elle y a vu et entendu, les personnages avec lesquels elle s'y trouvait en contact et l'esprit général qui y régnait, n'ont pu rester sans influence sur une personne que la nature avait ornée et comblée de tous ses dons, et dont l'âme était ouverte à tous les sentiments et à toutes les idées.

Mais, au moment de rechercher le caractère et les effets de cette influence, nous nous trouvons en présence d'un problème historique qui, sans être pour nous d'une très-grande importance, ne saurait cependant être écarté. A quelle époque Agnès Sorel se rendit-elle à la cour de Lorraine ? Dans quelles circonstances, par quelles raisons de famille ou de politique y fut-elle amenée ? Les documents historiques ne répondent pas complétement à toutes ces questions. Si l'on en croit le témoignage de Bourdigné, Agnès entra de bonne heure au service de la reine Isabelle ; il dit, en effet, en parlant d'elle : Et l'avoit nourrie la royne de Sicile dès sa jeunesse, et si fort Paymit qu'elle lui avoit donné plusieurs biens en meubles et héritages, et tant qu'elle tenoit estat comme princesse[4]. Quoique le terme dont se sert le chroniqueur angevin soit assez vague, comme Isabelle était à peu près du même âge qu'Agnès, étant née en 1410, si elle est entrée à son service en qualité de dame d'honneur, il n'a guère été possible qu'elle ait été admise à ces fonctions avant les commencements de l'adolescence, c'est-à-dire avant rage de quatorze ou quinze ans[5].

Quant aux circonstances qui ont pu conduire la fille d'un vassal du comte de Clermont à la cour de Lorraine, on est réduit entièrement aux conjectures, parmi lesquelles la plus vraisemblable est que les hasards de la vie et le train des événements d'une époque agitée ont pu mettre aisément en rapport avec la reine d'Anjou, quelque membre de la famille d'Agnès, par exemple Jean II de Maignelay, son oncle, qui était capitaine des gens d'armes de Charles VII en 1430, et que cette princesse, voulant avoir quelques compagnes de son choix auprès de la jeune fiancée de son fils, aura jeté les yeux sur la belle enfant de Fromenteau, ou se sera, sur une recommandation, intéressée à sa situation et à son avenir. Agnès avait dans sa personne tout ce qui attire l'attention et la sympathie, et tous les titres à une préférence chez une femme aussi distinguée que l'était Yolande.

Yolande d'Aragon mérite qu'on s'arrête quelque temps devant elle. La mère du roi René, la belle-mère de Charles VII, a joué un trop grand rôle ; elle était douée de trop de supériorité pour n'avoir pas sa place dans l'esquisse historique que nous traçons. Il est incontestable d'ailleurs qu'elle a été mêlée à la vie intime d'Agnès Sorel, puisque l'on a été jusqu'à dire qu'elle a fait de l'aimable suivante de sa belle-fille un instrument de sa politique. M. Michelet a dit en effet : Femme d'un prisonnier, Isabelle vint demander secours au roi, menant ses enfants avec elle, et de plus sa bonne amie d'enfance, la demoiselle Agnès. La belle-mère du roi, Yolande d'Aragon, belle-mère aussi d'Isabelle, était comme elle une tête d'homme ; elles avisèrent à lier pour toujours Charles VII aux intérêts de la maison d'Anjou-Lorraine. On lui donna pour maîtresse la douce créature, à la grande satisfaction de la reine, qui voulait à tout prix éloigner la Trémouille et autres favoris[6].

Non, le brillant et spirituel écrivain se trompe : l’opinion qu'il exprime ressemble même à quelque chose comme une quadruple calomnie, n'ayant pas moins en effet que cette conséquence de souiller quatre femmes, la reine d'Anjou, sa belle-fille, sa fille la reine de France, et Agnès. Le seul récit de la vie politique d'Yolande aura pour résultat de renverser le seul étai sur lequel porte son assertion, en montrant qu'on n'avait nul besoin de recourir à de honteux moyens pour lier Charles VII aux intérêts de la maison d'Anjou, et que la force des choses et la conformité des intérêts dispensait d'une infamie. Le tableau des événements n'offre-t-il donc pas de lui-même des couleurs assez sombres pour qu'il soit inutile de le rembrunir encore et d'y ajouter des traits déplaisants[7] ? L'explication que donne M. Michelet de l'intervention d'Yolande dans la vie d'Agnès Sorel, est une raison de plus pour nous d'étudier et d'introduire sur notre scène ce personnage.

Nous avons un portrait de la mère de René et de Marie d'Anjou. On voit les traits de cette femme illustre sur le vitrail de la cathédrale du Mans, où elle est représentée à côté de son époux Louis II, le roi de Naples et de Sicile. Elle est à genoux, les mains rapprochées sur la poitrine, dans l'attitude et le recueillement de la prière. Sa mise est assez simple : elle porte une robe brune unie, un surcot gris, orné de quelques broderies d'or, une coiffe blanche relevée par derrière, la couronne sur la tête. Un livre d'heures est ouvert à ses côtés, à sa droite. La figure ne frappe point par un grand air ; sans être vulgaire, elle n'a point cette noblesse ni cette distinction que nous aimons à nous représenter et à trouver dans les figures des grands de la terre, ou de ceux qui ont joué un grand rôle dans le monde. Son caractère distinctif est l'intelligence : le front est haut et droit, les yeux grands, la paupière élevée, le nez long, la bouche belle ; il y a dans la physionomie une certaine• finesse, que l'expression du sentiment religieux, manifesté par son attitude, tempère sans la voiler, et qui n'exclut pas la bienveillance. A tout prendre, on sent, en regardant attentivement cette figure, qu'on n'est pas en présence d'une personne commune, et bien que la tête ne soit pas, comme parle M. Michelet, une tête d'homme, il y a là des qualités viriles, un esprit ferme et net, qui saura saisir le vif d'une situation et trouver la force et les moyens de faire face à ses exigences[8].

Tous les historiens sont d'accord pour reconnaître la supériorité d'Yolande, qui du reste éclate en traits saillants dans toute sa carrière. Restée veuve le 29 avril 1417, à l'âge de trente-sept ans[9], jeune encore, et assez belle pour être aimée, elle se renferme dans le cercle de ses devoirs et de ses affections légitimes, et se consacre exclusivement aux soins de ses États et aux intérêts de sa jeune famille. Dans un siècle de corruption et de mœurs faciles, où la calomnie n'épargne personne à défaut de la vérité, sa réputation reste intacte et s'élève au-dessus du soupçon. Une seule passion semble l'avoir animée, l'amour de la France, qu'elle confondait avec celui de ses enfants. Arrière-petite-fille du roi Jean, elle avait du sang français dans les veines et ne l'oublia jamais : les Anglais n'ont pas eu d'ennemi plus constant et plus habile dans ce siècle malheureux où la France faillit faire naufrage et devenir une province anglaise. Le 17 mai 1417, Charles VII, encore dauphin, avait reçu par lettres royales le duché de Berry et le comté de Poitou pour les tenir en pairie : il était déjà duc de Touraine. La reine de Sicile, quelques jours après, vient à Paris et amène son beau-fils avec elle dans les provinces de l'ouest. C'était là presque une inspiration de génie : en isolant le Dauphin de sa cour, en le plaçant sur la Loire, elle le soustrayait aux influences néfastes, bourguignonne ou anglaise, et créait au centre du pays un point et comme un camp de résistance pour des éventualités déplorables, trop faciles à prévoir. Une autre inspiration, qui fait également honneur à l'esprit politique et au patriotisme de la reine de Sicile, c'est l'union de Louis d'Anjou, duc d'Anjou et roi de Sicile, son fils aîné, avec la princesse Isabelle, fille du duc de Bretagne. Le duc Jean VI était un esprit faible, irrésolu ; quoique marié à une fille du roi Charles VI, qui était aussi une femme distinguée et française, Jeanne de France, on ne pouvait compter sur la constance de sa haine pour les Anglais, ni l'enchainer par trop de liens. Le premier fait qui marqua cette utile alliance fut le traité de Saint-Maur, qui se proposait de réunir tous les princes, les ducs de Bourgogne, de Bretagne, d'Anjou, d'Alençon, contre l'étranger : malheureusement on échoua contre l'influence exercée sur le Dauphin par ses favoris ; mais l'idée n'en fait pas moins honneur à celle qui l'avait conçue.

Un acte politique non moins habile que l'alliance de la maison d'Anjou avec la maison de Bretagne, et qui produisit des résultats immédiats, fut le mariage de René, le second fils d'Yolande, avec Isabelle de Lorraine. Charles II, duc de Lorraine, s'était laissé entraîner à l'alliance bourguignonne ; même, sous l'influence d'Isabelle de Bavière, il avait été sur le point de marier sa fille avec le fils du duc de Bourgogne, alliance qui aurait eu les conséquences les plus désastreuses pour la cause nationale. Le coup fut détourné par Yolande ; elle avait préparé de longue main l'alliance de son fils, héritier du duché de Bar, avec l'héritière du duché de Lorraine, et elle était parvenue à la rendre en quelque sorte inévitable en habituant l'opinion publique à l'idée de l'union des deux duchés[10]. Le moment venu, l'idée du mariage fut jetée dans la circulation, et le 20 mars 1419 le duc de Lorraine et le cardinal Louis, duc de Bar, réunis au château de Jouy, près Toul, signaient un traité par lequel Charles II donnait sa fille à René d'Anjou, héritier présomptif, par adoption, du duché de Bar, et déclarait l'annexion ou la fusion de ce dernier duché dans celui de Lorraine. A partir de ce moment, Charles II rompit les liens qui l'avaient attaché jusque-là à la cause bourguignonne, et embrassa celle du régent.

Ce nouveau service rendu à la France et à sa maison fut suivi de plusieurs autres. Revenue de Sicile en France, après une absence de trois années, pendant laquelle elle avait assuré, par sa fermeté et sa sagesse, la succession du royaume de Naples à son fils Louis III, et trouvant la France de plus en plus fatiguée par le double fléau de la guerre étrangère et de la guerre civile, les Anglais s'avançant par la Loire, le duc de Bretagne, mécontent et irrité contre le roi de France, celui-ci entouré et dominé par d'indignes favoris, elle se met tout de suite à l'œuvre et porte partout, dans la mesure déterminée par sa sagesse et par la connaissance qu'elle a des hommes, le secours de son activité et de ses lumières. Elle contribue pour sa part aux résultats de la victoire de la Gravelle remportée, le 26 septembre 1423, par le comte d'Aumale[11]. Le duc de Bretagne, allié au duc de Bourgogne, était de plus travaillé par Jean de Lancastre pour le compte du duc de Bedford : sous l'influence de la douairière d'Anjou, Jean VI ouvre, quelques mois après son retour, les ports de son duché aux Écossais, auxiliaires du roi de France, et les princes bretons, le duc et son frère Arthur de Richemond, se réconcilient avec Charles VII, qui donne à ce dernier l'épée de connétable et prépare ainsi la ruine des favoris. Dans la période glorieuse de la crise nationale qui vit surgir Jeanne Darc, nous voyons Yolande toujours sur la brèche, toujours favorable à l'héroïne, et travaillant sans relâche à préparer la période suivante, qui vit la chute des favoris, la réconciliation du traité d'Arras, la reddition de Paris, la soumission des villes de la Guienne, les grandes réformes militaires et civiles. Quand elle mourut, en 1442, l'œuvre de libération était presque entièrement achevée, et elle put dormir en paix son sommeil.

Yolande n'a pas, dans l'histoire du règne de Charles VII, la place qui lui appartient : la postérité ne juge souvent de l'importance des princes que par l'éclat ou le bruit qui les accompagnent. Cette cause puissante des événements qui est dans les caractères, si elle ne s'accuse point par l'action, lui échappe. Les contemporains eux-mêmes ne sont pas toujours bons juges, et ils sont pour beaucoup dans l'illusion de la postérité. Charles VII, cependant, a laissé un témoignage d'un grand poids, et qui, pour Yolande, peut servir à fixer le rang : c'est un acte de 1443, dans lequel il s'exprime ainsi en parlant de sa belle-mère : Feue de bonne mémoire, la royne Yolande, nous a en nostre jeune âge faict plusieurs grans. plaisirs et services en maintes manières que nous avons et devons avoir en perpétuelle mémoire... Laquelle notre dite bonne mère, après que nous fumes déboutez de notre ville de Paris, nous reçut libéralement en ses pays d'Anjou et du Maine, et nous donna plusieurs avis, ayde, secours et services, tant de ses biens, gens et forteresses, pour résister aux entreprises de nos ennemis et adversaires les Anglais, qu'autres[12]. Le secrétaire du prince lui consacre aussi cette mention : Elle fut une fort bonne et sage femme[13]. Ces éloges sans phrases ont une grande force dans leur simplicité même, et rapprochés des actes d'une vie si remplie et si agitée, où tout est inspiré par l'amour de la France et le sentiment des plus nobles devoirs, où aucune faiblesse ne se découvre à l'œil le plus attentif dans une si longue carrière, réfutent complétement les petites injustices de l'histoire et témoignent en faveur de la patronne d'Agnès, et, par une conséquence nécessaire, en faveur d'Agnès elle-même.

Isabelle de Lorraine, auprès de laquelle Agnès fut nourrie, comme dit Bourdigné, et dont elle fut l'amie autant que la suivante, était aussi une femme d'un rare mérite, distinguée par l'esprit et le caractère, et presque au niveau d'Yolande. Sa mère, Marguerite de Bavière, sœur d'Isabeau, reine de France, était une princesse honnête et pieuse, qui a laissé la réputation d'une sainte[14] : délaissée par son époux, qui vivait publiquement en concubinage avec une bâtarde d'un prêtre, Alizon de May, elle supporta son humiliation avec une résignation toute chrétienne et qui n'était pas sans grandeur. Son père, Charles II, paya son tribut aux mœurs de son temps ; mais il ne fut pas d'ailleurs un prince médiocre. On l'appelait le Hardy, et il méritait son nom : vaillant, téméraire même et ami des aventures, il avait suivi le duc de Bourbon devant Tunis, combattu à Rosebeq, à Azincourt, en Flandre, en Allemagne, et à un rendez-vous donné, vaincu en bataille rangée l'empereur Venceslas sous les murs de Nancy. Il aimait les lettres et les arts, et l'on croit qu'il accueillit à sa cour l'illustre Van Eyck, qui aurait initié le roi René aux premiers secrets de l'art de peindre. Nullement politique, ni d'instinct ni de métier, il avait l'esprit fin et ouvert de son pays, et il savait à l'occasion aussi bien suivre un bon conseil que le comprendre. C'est ainsi que, malgré ses attaches avec le duc de Bourgogne, il se prêta sans hésiter à fa combinaison imaginée par Yolande pour la réunion des deux duchés de Lorraine et de Bar, l'intérêt de ses États l'emportant sur ses préférences personnelles. Français aussi, comme il convenait à un combattant d'Azincourt, dès qu'il entendit parler de Jeanne Darc et de son héroïque dessein, il la mande de Vaucouleurs, l'encourage et lui vient en aide pour son voyage. Jeanne pourtant lui avait reproché sa conduite envers la duchesse, sans ménager les termes[15].

Placée entre une mère pieuse et dévouée, et un père plus que léger de mœurs, mais de race chevaleresque, vaillante et fière d'elle-même, il semble qu'Isabelle de Lorraine eût hérité des douces vertus de l'une et des hautes qualités de l'autre. Elle fut mariée à l'âge de dix ans à peine à l'héritier présomptif du duché de Bar, René d'Anjou, comte de Guyse, et mêlée aux études variées de ce jeune époux qu'elle aimait d'un fervent et cordial amour, comme le disent les Heures manuscrites du roi René ; elle ne s'y livra que dans une juste mesure, n'en faisant pas l'unique soin de sa vie. Les premières années de son mariage, si voisines de celles de son enfance, s'étaient écoulées dans les distractions d'une cour brillante et guerrière ; mais quand le temps des épreuves arriva, elle se trouva tout à coup à leur niveau et montra dans les circonstances les plus difficiles la généreuse énergie de sa race, gouvernée toutefois avec plus de prudence. Aussitôt la nouvelle reçue de la bataille de Bulgnéville, où son mari fut vaincu et fait prisonnier, Isabelle, qui ignorait encore les conséquences de la défaite et le sort de René, assemble le conseil des seigneurs lorrains, et revêtue de longs -voiles de deuil, tenant à la main ses quatre petits-enfants, elle entre dans la salle en disant : Hélas ! ne sçay si mon marit est mort ou pris. Les seigneurs lui jurant de la défendre et de soutenir ses droits à outrance, elle ne perd pas un moment et ordonne une levée générale dans les deux duchés, bien résolue à continuer la lutte contre un redoutable adversaire.

Même ardeur intrépide dans une épreuve plus rude. Jeanne de Duras, dernière héritière de Charles Ier, roi de Sicile, avait laissé par testament son royaume à René d'Anjou. Ce prince, captif du duc de Bourgogne, charge sa femme d'aller conquérir le trône qui venait de lui être légué, et que lui disputait un rival habile et puissant. La jeune duchesse s'embarque à Marseille le 18 octobre 1435, avec ses enfants et quelques chevaliers provençaux dévoués à sa cause, s'empare de la direction des affaires, et justifie, par la sagesse et la fermeté de sa conduite, cet éloge d'Étienne Pasquier : Cette vraye amazone, qui dans un corps de femme portoit un tueur d'homme, fist tant d'actes généreux pendant la prison de son mary, que ceste pièce doit estre enchassée en lettres d'or dedans les annales de Lorraine.

Le reste de sa carrière, qui se termina le 28 février 1452, deux ans après la mort de son amie, d'Agnès Sorel, ne démentit point ces illustres commencements. Elle supporta tous les coups de la fortune — qui ne lui furent pas épargnés —, et la perte de plusieurs de ses enfants, moissonnés, dit l'historien de Provence, dans leur blonde jeunesse[16], avec une constance vraiment héroïque. Aussi le roi René ressentit-il de sa mort un chagrin sérieux et aussi profond que le comportait son âme, plus faite pour la joie que pour la douleur, ainsi que nous pouvons en juger par ce qui nous en est dit par un naïf chroniqueur de l'Anjou.

De la perte de sa loyalle compaigne, fut le noble roy de Sicille si actaint de dueil, qu'il en cuyda bien mourir, ne jamais tant comme il fut en vie n'oublia l'amour qu'il avoit à elle. Et ung jour comme ses privez lui remonstroient, le cuydans consoler, qu'il falloit qu'il entre oubliast son dueil et prist réconfort, le bon seigneur, en plorant, les mena en son cabinet, et leur monstra une paincture que luy même avoit faicte, qui es-toit ung arc turquoys, du quel la corde estoit brisée, et au dessoubz d'icelluy estoit escript ce proverbe itallien : arco perlentare plaga non sana[17] ; puis leur dist : Mes amys, ceste paincture fait response à tous vos argumens. Car ainsi que pour destendre ung arc, ou en briser ou rompre la corde, la playe qu'il a faicte de la sagette qu'il a tirée, n'en est de rien plus tost guarie ; ainsi pourtant si la vie de ma chère espouse est par mort brisée, plus tost n'est pas guarie la playe de loyalle amour, dont elle vivante navra mon tueur[18].

 

Nous verrons que la plaie se ferma et que le bon roi René chercha et trouva des consolations dans un autre amour ; mais la légèreté du cœur de l'époux ne regarde que lui et ne jette aucune ombre sur l'éclat du mérite de l'épouse.

Il était difficile, comme on voit, de souhaiter alors pour une jeune femme destinée à jouer un rôle dans le monde politique de plus nobles amitiés que celle d'Yolande d'Aragon et d'Isabelle de Lorraine, non plus qu'une meilleure et plus sérieuse école. Agnès Sorel étudia auprès de ces deux femmes illustres toutes les grandes parties de la vie publique et put faire dans leur commerce l'apprentissage des fortes qualités qu'elle réclame. Elle aurait pu aussi apprendre d'elles la vertu naissante encore du patriotisme, si elle n'en avait trouvé déjà le germe dans sa famille et dans son éducation même.

Nous ne nous sommes pas dissimulé l'influence fâcheuse que pouvait avoir la lecture des romans de chevalerie sur les mœurs ; cette influence est frappante, et nous aurions pu nous passer de recourir au Dante pour la faire sentir ; mais tout n'y était pas source de mal, dans ces fictions et ces chimères poétiques de nos pères. Qui sait si l'amour de la France, si ce sentiment du patriotisme que nous voyons apparaître presque comme une nouveauté au commencement du quinzième siècle, n'en est pas sorti ? Il y avait dans le moyen âge bien des raisons pour que ce généreux sentiment qui attache l'homme au sol sur lequel il est né, périt dans son germe et se réduisît à un brutal instinct : l'ignorance et la misère des classes inférieures, l'isolement dans lequel vivaient les populations, le manque d'air, et pour ainsi dire de perspective, les bornes étroites de l'horizon qu'embrassaient l'intelligence et la vie. L'amour de la patrie n'est pas un sentiment simple ; il se compose de mille affections diverses, depuis l'instinct qui nous attache, comme certains animaux, à notre demeure, jusqu'à l'amour de la liberté morale et politique, jusqu'à l'enthousiasme des institutions et des lois, et par cela même il est susceptible de variations et de degrés ; mais nulle part il n'est capable de grandes choses à moins qu'il ne s'élève, et il n'y avait rien à cette époque qui pat l'élever. Une des conditions du patriotisme, ou du moins de sa puissance d'élan et de sa grandeur, c'est une idée générale, c'est une passion commune ; or il n'y avait ni idée générale, ni passion commune dans le moyen âge ; tout était local, individuel, excepté par le christianisme, et le christianisme n'est pas une source de patriotisme. A quelque point de vue en effet que l'on envisage la religion chrétienne, on ne trouve rien qui puisse l'en faire sortir. Le dogme de la fraternité et celui de l'humilité lui sont également incompatibles.

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus...

Sentiment romain, dit Pascal. Cor diminutum, sentiment chrétien ! Il n'est pas besoin d'insister.

Ce n'est, à cette époque, que dans le domaine de l'imagination  que le sentiment romain pouvait naître. Les livres de chevalerie en ont été le berceau. La cause de la France est devenue la cause des femmes par les chants des troubadours et la lecture des romans. Peut-on croire que cette France chevaleresque et guerrière, instrument et théâtre de tant d'exploits, qui savait si bien se battre et si bien aimer, dont les livres célébraient sans cesse le courage brillant et les héroïques amours, ne dût pas devenir un objet de prédilection et de culte pour ceux de ses enfants qui pouvaient en suivre l'image par la pensée à travers les siècles, et sentir en quelque sorte les battements de son noble cœur ? L'amour se nourrit de comparaisons, et rien ne pouvait se comparer à la France dans l'Europe d'alors : c'était dans son sein que s'était formé tout ce qui avait ému les imaginations pendant trois siècles, et tout ce qui les faisait vivre et les exaltait depuis. La longue guerre contre les Anglais a suscité le patriotisme dans le peuple et l'a fait grandir sans cesse avec le progrès même des maux qu'elle entraînait. Dans les classes aristocratiques il y avait quelque chose de plus : la France n'était pas seulement pour elle le sol nourricier ou la terre, des ancêtres ; elle était la patrie de l'âme, la terre privilégiée de l'esprit et de la grandeur morale, telle qu'on la comprenait alors. On pourrait faire bien des objections, et singulièrement trouver dans Froissart et dans le caractère même du chroniqueur des raisons de penser que l'idée de patrie n'existe pas au quatorzième siècle : cela ne prévaudrait point contre notre point de vue. Le quatorzième siècle n'est pas le quinzième, et puis nous ne disons pas que l'idée de la patrie ait apparu à la conscience, même au sein des châteaux, dans tout son jour, avec toute sa clarté, et y ait éclos brusquement sous l'aile de la muse. Il nous semblerait plus exact de dire qu'elle s'y est formée peu à peu, sous l'empire de causes diverses, et que, parmi ces causes, la poésie, l'imagination, tiennent une grande place, et que cette influence, grandissant avec le temps, a peu à peu condensé la nébuleuse, qui, trouvant des circonstances favorables dans la grande crise nationale du commencement du quinzième siècle, a surgi tout à coup sur l'horizon de la France en jetant un vif éclat.

La haine des Anglais, destinée à populariser cette idée et à faire descendre en quelque sorte les rayons de l'astre des châteaux sur les chaumières, devait se rencontrer à un haut degré dans l'atmosphère où avait vécu Agnès Sorel, et y suppléer à l'idée pure de patrie, dans l'hypothèse qu'elle n'y eût pas existé. Jean Soreau, son père, avait servi la cause nationale. En 1425, nous le trouvons à titre de gentilhomme et de conseiller auprès de Charles Ter, duc de Bourbon, alors comte de Clermont, fils de Jean, duc de Bourbon, prisonnier des Anglais à la bataille d'Azincourt. C'était mieux encore du côté de sa mère, et la haine de l'Anglais pouvait s'y considérer comme une tradition. Son aïeul, Jean de Maignelay, qui portait le nom chevaleresque de Tristan, tiré de la Table ronde, descendait de ce Pierre Tristan de Maignelay, qui, à la bataille de Bouvines, sauva la vie à Philippe Auguste. Lui-même il combattit vaillamment à la funeste journée de Poitiers : il y tenait la bannière du Dauphin et fut pris sur le champ de bataille. Froissart nomme Tristan parmi les prisonniers de distinction qui passèrent la mer avec le roi Jean[19]. Raoul de Maignelay, père de Catherine et grand-père maternel par conséquent d'Agnès Sorel, était de la retenue de Charles VI ; enfin le fils de Raoul, Jean II de Maignelay, qui était, comme nous l'avons dit, capitaine du comte de Clermont, prit part à la grande guerre de l'indépendance au temps de la Pucelle ; il défendit contre les Bourguignons la place de Gournay-sur-Aronde, puis celle de Creil, et fut toute sa vie un des plus valeureux champions de la cause royale[20].

La même tradition se retrouvait dans la cour de Lorraine. Ce pays en effet, quoique fief de l'empire, fut toujours puissamment attaché à la France, et servit sa cause contre l'Angleterre, même longtemps avant ses attaches avec la maison d'Anjou.

M. Michelet nous dit dans sa description des provinces de France, en parlant de la Lorraine et en nous la montrant au seuil du moyen âge : Cette terre ostrasienne, partout marquée des monuments carlovingiens, avec ses douze grandes maisons, ses cent vingt pairs, avec son abbaye souveraine de Remiremont, où Charlemagne et son fils faisaient leurs grandes chasses d'automne, où l'on portait l'épée devant l'abbesse, la Lorraine offrait une miniature de l'empire germanique. L'Allemagne y était partout pêle-mêle avec la France, partout se trouvait la frontière. Là aussi se forma, et dans les vallées de la Meuse et de la Moselle, et dans les forêts des Vosges, une population vague et flottante, qui ne savait pas trop son origine, vivant sur le commun, sur le noble et sur le prêtre, qui les prenait tour à tour à son service. Metz était leur ville, à tous ceux qui n'en avaient pas, ville mixte s'il en fut jamais. . . . . . . . . .

.... Pendant deux cent cinquante ans, la Lorraine eut des ducs alsaciens d'origine, créatures des empereurs, et qui, au dernier siècle, ont fini par être empereurs. Ces ducs furent presque toujours en guerre avec l'évêque et la république de Metz, avec la Champagne, avec la France : mais l'un d'eux ayant épousé, en 1255, une fille du comte de Champagne, devenus français par leur mère, ils secondèrent vivement la France contre les Anglais, contre le parti anglais de Flandre et de Bretagne. Ils se firent tous tuer ou prendre en combattant pour la France, à Courtray, à Cassel, à Crécy, à Auray. Une fille des frontières de Lorraine et Champagne, une pauvre paysanne, Jeanne Darc, fit davantage : elle releva la moralité nationale ; en elle apparut, pour la première fois, la grande image du peuple sous une forme virginale et pure. Par elle, la Lorraine se trouvait attachée à la France. Le duc même, qui avait un instant méconnu le roi et lié les pennons royaux à la queue de son cheval, maria pourtant sa fille à un prince du sang, au comte de Bar, René d'Anjou[21].

Nous voyons assez bien dans cette esquisse rapide et brillante le lien qui unit la Lorraine à la France. Un point pourtant doit être relevé : il n'est pas exact de dire que c'est Jeanne Darc qui attacha la Lorraine à la France ; l'alliance morale existait longtemps avant l'avènement de l'héroïne, et, M. Michelet vient de nous le dire, elle avait été cimentée par le sang versé à Crécy, à Poitiers, à Azincourt. Nulle province de France, en effet, n'avança plus avant que la Lorraine dans le mouvement national contre l'Angleterre et n'y persévéra plus opiniâtrement — sauf l'interruption d'un moment que nous avons marquée —, même avant Jeanne Parc, qui n'a été que l'interprète, pour ainsi dire, et le symbole d'une passion préexistante et trouvée toute faite. Les Lorrains avaient à venger d'anciennes blessures avant qu'il fût question de Jeanne Darc ou de la maison d'Anjou. A Crécy, un duc de Lorraine avait péri dans la bataille en combattant vaillamment[22]. Un comte de Vaudemont était pris dans la journée de Poitiers[23]. Dans la guerre qui se poursuivit pendant la captivité du roi Jean, un seigneur lorrain, Broquart de Fenestrages, fut chargé par le duc de Normandie (Charles V) de chasser les Anglais de la Champagne, et il fit merveille contre eux. Il était à la tête de cinq cents lances et avait parmi ses compagnons force Lorrains, entre autres le comte de Vaudemont et un de ses vassaux, messire Henry Quenillart, et vainquit à Nogent-sur-Seine un parti anglais commandé par un seigneur du Hainaut, de grande renommée, Eustache d'Auberthicourt, ainsi que nous l'apprend Froissart[24]. Enfin, le père d'Isabelle, comme nous l'avons dit, combattit à Azincourt, où le cardinal de Bar avait vu périr ses deux frères.

Dans la période contemporaine d'Agnès, si critique pour Charles VII et pour la France, la Lorraine resta fidèle à ses précédents. D'abord elle donne la Pucelle, qui entraîne tout[25], et elle applaudit à l'union de René (l'Anjou avec Isabelle, gage certain d'une alliance intime et définitive avec la France.

Les ducs de Bar et de Lorraine,

Commercy et de grands seigneurs,

Vinrent à son service et règne,

Iceulx offrir, et d'aultres plusieurs,

nous dit Martial d'Auvergne, dans ses Vigilles de Charles VII. Ainsi, avec René d'Anjou, elle prend une part active à la lutte. Après le sacre de Reims, auquel il avait assisté, il rompt les liens qui avaient attaché le duché aux Anglais, par un fier manifeste adressé au duc de Bedfort[26]. Quand le vaillant sire de Barbazan fut délivré de sa longue captivité au Château-Gaillard par un hardi coup de main de la Hire, il s'attacha au drapeau du chevalier sans reproche, comme à une école d'honneur et de vertu guerrière, et l'accompagna dans toutes ses entreprises, à Pont-sur-Seine, Anglure Chantilly, Pont-Sainte-Maxence et Choisy, à Châlons-sur-Marne,, à Chappes, où fut livré un sanglant combat qui assura dans toute la Champagne le triomphe de la cause royale. Il ne fut arrêté dans cette carrière que par la compétition du comte de Vaudemont, qui prétendait à la succession de Charles II de Lorraine, et par sa captivité, qui suivit la défaite de Bulgnéville.

Agnès Sorel se trouvait donc dans un milieu très-national, très-français, où les malheurs, comme les victoires des nôtres, devaient remuer les cœurs et exciter les courages. Elle y trouvait quelque chose de plus, l'esprit français tout entier, le goût des arts et du luxe, l'amour des plaisirs et des fêtes, les idées chevaleresques, le culte de la femme et la galanterie.

La cour du père d'Isabelle, Charles le Hardi, n'avait rien de vulgaire. D'abord, le duc lui-même était un véritable grand seigneur, pour employer le langage d'un autre temps, fier, galant, aimant les fêtes et les plaisirs, parmi lesquels il plaçait à un haut rang les plaisirs de l'esprit[27]. Sa maîtresse, Alizon de May, qui était française, était belle, spirituelle et distinguée[28], et jouissait auprès du prince d'un grand crédit[29], dont elle n'usait que pour animer sa vie et sa cour.

Ce quinzième siècle, dont nous essayons de crayonner quelques traits, possède, au milieu de grands désordres, de nobles et fiers caractères, et nous en trouvons, auprès du duc Charles, un groupe qu'il convient d'indiquer.

Le comte Antoine de Vaudemont se présente en première ligne ; c'était un prince hardy et preulx, dit Champier, que c'estoit chose merveilleuse, car en guerre il ressembloit ung aultre Thémistocle Athénien. On l'appelait l’entrepreneur. Il avait combattu à Azincourt. D'un caractère élevé, généreux, plein de droiture, il était de plus ami des pauvres et, comme on disait alors, grand justicier. Il avait rompu avec le duc Charles en 1425, en protestant contre l'acte qui changeait le caractère du fief de Lorraine et s'était préparé dès ce moment à soutenir ses droits par la force. On peut suivre dans la Chronique de Monstrelet cette guerre de la succession de Lorraine où le comte de Vaudemont déploya les plus grandes et les plus solides qualités. A Bulgnéville, quand un des hérauts d'armes de son adversaire vint, suivant l'usage du temps, lui présenter le combat, il fit cette fière réponse qui annonce Fontenoy : Je l'attends. Son langage et sa conduite avant et pendant la bataille sont d'un homme de guerre : il sait s'emparer des hommes, il sait dire et faire ce qu'il faut et ce qui fait agir, avec une netteté et une présence d'esprit admirables. Monté sur un cheval de petite taille, il parcourut les rangs avant l'action, invitant chacun, dit Monstrelet, à faire paix et union, ceulx qui avoient haine ensemble. Il remonstroit amyablement à tous ceulx là estant, qu'ils combattissent de bon courage, que le duc de Bar le vouloit sans cause déshériter, parce qu'il avoit toujours tenu le party des ducs Jehan et Philippe. Il finit en jurant par la damnation de sou âme que sa querelle es-toit bonne et juste. Les armées étant en présence à portée d'arbalète et prêtes à s'assaillir, un cerf, sorti d'un bois voisin, s'était arrêté quelque temps entre les lignes ennemies, comme incertain de la route qu'il devait prendre, puis s'était élancé à travers les rangs des Lorrains, où il avait jeté quelque confusion. Le comte, saisissant l'occasion : Or, frappons sur eulx, mes amis, s'écrie-t-il, et suyvons notre fortune, car ils sont nostres, et Dieu nous monstre signe que la fuyte tournera auj ourd'huy du costé de nos ennemys[30]. Opiniâtre autant que vaillant, il défend son droit de toutes armes, par des mémoires d'une logique savante, comme par l'épée, et il ne cède qu'après un compromis qui assure à son fils aîné, marié à Yolande, fille de son rival, la succession de Lorraine[31].

A côté du comte de Vaudemont se plaçait celui qui devait combattre et périr le premier dans la guerre de succession, le sénéchal de Lorraine, Jean de Rémicourt, pour lequel le roi René avait une affection particulière. C'était un chevalier hardi et opiniâtre, dit Pelegrin, aimant le péril comme un docte aime les lettres. Il périt au siège de Vezelise, forteresse importante appartenant au comte de Vaudemont. Il avait été frappé d'une flèche à la poitrine, en s'approchant des remparts. Le roi René, qui l'aimait chèrement, le fit enterrer à l'endroit même où il avait été mortellement blessé, et fit élever au-dessus de sa tombe une croix de pierre sculptée, ornée de son écusson et d'une épitaphe.

L'histoire pourrait rassembler bon nombre de personnages et de noms dignes d'être placés sous les yeux et recueillir des milliers de faits et de mots propres à donner une haute idée de cette noblesse lorraine au milieu de laquelle Agnès Sorel devait passer sa première jeunesse. Parmi les combattants de Bulgnéville, les uns qui meurent sur le champ de bataille, l'évêque de Metz, Jean de Ville, le comte de Salm, Guyot de Gondrecourt, Odon de Germini, les sires de Beaufremont, de Sancy et de Fenestranges ; les autres, qui sont faits prisonniers, comme Vitalis, Érard du Châtelet, le vicomte d'Arcy, les sires de Salvery, de Rodemack, de la Tour, etc., on trouverait plus d'un fier caractère et d'un noble esprit. Cette héroïque noblesse ne péchait que par l'excès de ses qualités : elle comptait trop sur son courage et ne faisait nul cas de la vie[32]. Dans cette bataille de Bulgnéville, qui eut une si grande importance dans son temps, le revers, comme à Azincourt, ne vint que d'un excès de bravoure et de confiance. Barbazan promettait le succès si l'on savait attendre. Ces gens nous faut assaillir, dit Robert de Saarbruck ; de la première venue nous les emporterons. Ils ne sont mye pour nos paiges. On railla même le vieux chevalier. Quant on a paour des feuilles, ne fault aller aux bois, disait-on. Qui a paour se retire, ajoutait Jean d'Haussonville. Barbazan montra bien qu'il n'avait pas peur et se fit tuer sur le champ de bataille, voulant mourir comme il avait vécu, sans reproche.

René d'Anjou ne faisait pas tache au milieu de cette brillante noblesse, spirituelle et fière comme le génie de son pays, qu'elle était seule alors à personnifier. Dans cette aspre, forte et douloureuse bataille de Bulgnéville, qui ouvre sa vie, il déploya les mêmes qualités de bravoure bouillante et audacieuse que ses compagnons. Il rejeta comme eux le conseil si sage de Barbazan : Il étoit si avisé de combattre, qu'il luy sembloit qu'il n'y seroit jamais à temps, dit le chroniqueur. Dans la mêlée, il fit des prodiges de valeur, et dans la déroute, ne supportant pas le déshonneur de sa fuyte, ni le reproche de manquer de tueur, il se défendit en désespéré. Blessé au bras, au nez et à la lèvre, voyant ses compagnons morts, la bataille perdue, resté seul, adossé à un arbre, il continue de combattre, disent les chroniqueurs, comme ung soldat qui n'estime sa vie un bouton, et il ne rend son épée qu'à la dernière extrémité.

On pourrait suivre toute la carrière si accidentée de René d'Anjou, et l'on n'y trouverait rien qui ne fût d'accord avec ces commencements. Le Bon Roi n'a été ni un homme de guerre, ni un politique ; il fut toujours un vaillant chevalier, un héroïque soldat. Mais c'est à un autre point de vue que nous avons à l'étudier ici. Marié de bonne heure à l'amie d'Agnès — tous les historiens reconnaissent qu'Isabelle de Lorraine fut pour sa demoiselle d'honneur une amie —, ayant passé son enfance et sa première jeunesse dans sa familiarité, l'associant sans aucun doute à toutes ces fêtes dont il était si avide, à tous ces plaisirs de l'esprit qu'il goûtait si vivement et qu'il aimait tant à faire goûter aux autres, ses idées, ses sentiments, sa manière de comprendre la vie et de la remplir n'ont pas dû se produire autour de la compagne d'enfance d'Isabelle sans agir avec quelque empire sur son esprit et lui laisser jusqu'à un certain point leur empreinte. Agnès n'aurait-elle pas été avec la jeune duchesse, son amie, la première confidente des essais poétiques de l'auteur de tant de vers doux et charmants inspirés par l'amour, comme aussi son auxiliaire dans ces fêtes dont le jeune prince embellissait la cour de Nancy et sa studieuse adolescence ? L'imagination se prête sans effort à cette idée, et il nous semble que la raison elle-même est loin de s'y refuser. Si nous voulons, par conséquent, nous rendre compte du milieu moral où s'est formée la maîtresse de Charles VII, telle qu'elle va nous apparaître sur la scène de l'histoire, nous ne pouvons nous dispenser de retracer, au moins rapidement, l'aimable figure du bon roi René, qui n'est encore pour nous que le jeune et brillant vaincu de Bulgnéville.

René d'Anjou nous paraît être le produit le plus pur et l'expression la plus complète de ce que pouvait être l'éducation chevaleresque dans son temps. L'éducation du chevalier, et par conséquent du gentilhomme, avait eu, dans l'âge glorieux de la chevalerie, un triple caractère : elle était religieuse, militaire et galante (dans le sens élevé et désintéressé que ce mot perdit facilement et promptement dans la pratique). Elle liait le jeune homme à la religion et l'y subordonnait. Elle lui enseignait le métier des armes et l'initiait de bonne heure, par la vie de château, à la société toute guerrière dans laquelle il était appelé à vivre. Et, en le plaçant tout d'abord dans la vie réelle, au milieu des brillants spectacles du monde, des fêtes splendides, des banquets somptueux, des éclatantes armures, des toilettes élégantes, des séductions enivrantes qui pouvaient, tout en enchantant son imagination, égarer ses sens et tourner ses aspirations du côté de la matière, elle avait pris garde de le préserver des écueils sur lesquels elle semblait avoir voulu le lancer ; elle avait forgé pour cela un idéal de l'amour, noble, pur, désintéressé, et elle l'avait mis sous la sauvegarde du sentiment le plus puissant, le sentiment de l'honneur, excitant et retenant à la fois l'imagination, à propos de la plus fougueuse des passions humaines. Il résultait de tout cela, dans les natures heureuses, un homme supérieur, pratique tout ensemble et élevé, fait pour l'action et pourtant non sevré de toute contemplation, religieux, moral, aimant la gloire et les femmes, mais aimant plus encore l'honneur, qui était sa première divinité, un homme complet enfin, si cette école de gymnastique pratique, de moralité religieuse, d'élégance et d'honneur avait été ouverte aux lettres et aux sciences, et, sans rien ôter à l'action, avait donné quelque chose à la pensée.

Ce système d'éducation du grand âge de la chevalerie avait survécu à la chevalerie elle-même. Au quinzième siècle, la chevalerie était morte comme institution : les armes à feu l'avaient tuée ; elle n'existait que dans les imaginations et par sa partie en quelque sorte récréative et extérieure, par ses fêtes et ses spectacles. Mais l'éducation chevaleresque subsistait encore, et, de plus, dans les grandes maisons en particulier, elle s'était ouverte précisément à ce qui lui avait manqué dans l'âge précédent : les lettrés et les savants y avaient pénétré, et les livres étaient venus prendre place à côté des armes. Ainsi, le roi René, comme aussi beaucoup d'autres de ses contemporains. son cousin Charles d'Orléans, par exemple, reçut l'éducation des treizième et quatorzième siècles[33]. Comme nous l'allons voir par ses écrits et par quelques faits de son histoire, l'idéal religieux, guerrier, galant et mondain de l'âge d'or de la chevalerie, hante incessamment son imagination ; il est même entré dans son âme, il en fait le fond et la vie, tempéré toutefois, et dans certaines parties relevé par une culture intellectuelle plus savante, plus étendue et plus haute. René d'Anjou pourrait être appelé l'honnête homme de son temps : on trouve en lui la fleur de cette civilisation chrétienne et chevaleresque, si regrettée depuis, et qui serait en effet digne de tous les regrets, si elle n'avait pas été trop souvent un simple rêve de belles âmes, un tissu d'aimables chimères déchiré par la main brutale de la réalité.

M. Libert, qui a fait un livre très-piquant, très-spirituel sur la Chevalerie en France, dit qu'en prétendant hériter de la chevalerie, le bon roi René n'eut point d'autre dessein que de s'amuser[34]. C'est là une erreur. Le roi René s'est trompé de temps ; ce qu'il voulait ressusciter en Provence, et qu'on essayait aussi de ressusciter à côté de lui en Bourgogne, avait perdu son principe de vie. Mais si son illusion était naïve, elle était sincère. S'il cherchait dans la chevalerie une source de distractions et de plaisirs, il croyait aussi y trouver autre chose : il espérait que l'ordre dm Croissant, qu'il restaurait, serait une institution sérieuse et qui lui ferait honneur auprès de la postérité. Il n'est pas à oublier que le gentil cœur du roi René, dit Bourdigné, ne put se contenter de passer son âge sous silence et sans faire quelque chose d'éternelle mémoire[35]. Il ne prétendait pas seulement lui donner pour mobile le prix obtenu dans un tournoi, mais bien de grands principes d'honneur et de religion. Le bon roy, dit encore Bourdigné, s'estoit mis en pensée que tout noble courage doit entreprendre et viser à tout acte généreux et magnanime, croistre de vertu en vertu et toujours augmenter à bien faire, tant en doulceur et courtoisie qu'en vaillance et glorieux faicts d'armes, afin que sa renommée aille toujours en croissant et non pas en diminuant.

Le sérieux des statuts de l'ordre suffit, du reste, pour prouver le sérieux de l'intention qui avait présidé à sa création. Tout ce qu'il y a de plus pur et de plus élevé dans les principes et les règles de l'ancienne chevalerie, s'y voit réuni. On n'y lit pas un mot qui ne respire comme le parfum des plus nobles sentiments, des plus belles maximes ; et ce n'est pas seulement une association entre égaux, une sorte d'assurance mutuelle entres chevaliers et écuyers : il s'y trouve un sentiment chrétien qui s'étend à tous ; on y dit ; par exemple, que les chevaliers sont tenus de soustenir le droit des pauvres femmes veufues et des orphelins aussy ; d'avoir tousiours pitié et compassion du pauvre peuple, comme d'estre, en faits, en dits et en paroles, doux et courtois et aimable envers chascun ; de ne meidire des femmes de quelques esta'ts qu'elles soient pour chose qui doibve advenir.

Les statuts de l'ordre du Croissant ne s'occupent pas des grandes fêtes de la chevalerie, et il n'y est point question un seul instant de cet idéal d'amour chevaleresque, de ce culte de la femme qui tient une si large place dans le code de la chevalerie du moyen âge ; il n'y est fait nulle mention des tournois, et l'on n'y parle de la femme que pour la couvrir de cette protection générale, je ne dis point banale, qui vient du cœur et de l'Évangile. Mais il n'y a aucune conclusion à tirer de ce silence : on sait assez que le roi René a fait un long traité sur la forme et devis des tournois, enrichi de trente-trois grandes miniatures, qu'il a passé une partie de ses loisirs au milieu de ces distractions brillantes, qui ne pouvaient plus être pourtant que des jeux inutiles, et que l'amour, soit qu'il en chante les plaisirs ou les peines, les longues illusions ou les réalités éphémères, remplit ses poésies comme les derniers jours de son âge mûr et de sa vieillesse, et qu'il a toujours représenté cette passion sous cette forme élevée et pure qui ravissait les héros de la chevalerie et, de son temps, plaisait aux délicats.

Le roi René n'est pas de cette grande race de poètes qui convertissent en or ce qu'ils touchent et jettent leurs pensées ou leurs impressions dans un moule immortel. Il n'a pas même celte inspiration spontanée et vigoureuse qui, sans être le génie, en est le principe, et que nous avons signalée dans son contemporain Villon. Il y aurait pourtant quelque injustice à lui refuser le talent : avec un peu moins de goût, de souplesse et d'invention dans la forme que son parent et ami, le gracieux prisonnier d'Azincourt, il doit être placé à côté de lui, ou très-peu au-dessous. Dans les poésies légères, où il sait se dégager des formes pédantesques du moyen âge et remplacer les personnages allégoriques, pâles et froides abstractions qui effarouchent ou glacent l'imagination, par des personnages réels, ou que du moins on peut considérer comme tels, il trouve des tours heureux, des vers charmants et même des situations vraies, où l'on se place sans effort et dont on suit le développement avec plaisir. Il y a plus : dans les compositions de longue haleine qui marquent la dernière partie de sa vie et où il imite les fictions romanesques de nos vieux poètes, de temps en temps apparaissent quelques vives peintures, des expressions senties qui font songer au poète[36]. Ce ne sont là pourtant que de faibles lueurs, de rares éclairs dans une sorte de monde crépusculaire. Ce n'est que lorsqu'il chante l'amour qu'il éprouve, l'amour heureux, que l'inspiration lui vient et lui souffle ses bons vers. Son imagination n'a point cette aile puissante qui emporte loin du présent, dans le passé ou dans les vastes régions des passions, pour ressusciter ce qui fut, ou faire vivre ce qui peut être.

Mais ce n'est pas du talent du roi René qu'il s'agit, ni de la nature ou du degré de son talent. Nous n'avons qu'à marquer la place que l'amour tient dans ses préoccupations et dans ses œuvres.

Nous demandons à passer rapidement sur le Livre du cuer d'amours, roman chevaleresque et allégorique où le poète roi raconte une longue histoire de deux amants fidèles, qu'il a entrevus dans un rêve, à l'instar du Roman de la Rose. M. de Quatrebarbes a beau nous dire que son héros y prodigue tous les trésors de sa riche imagination, et que les êtres allégoriques, si froids dans le Roman de la Rose, deviennent sous sa plume des personnages réels, nous avons peine à nous intéresser à leurs grands coups d'épée, et les périlleuses aventures que le cuer, dans la conqueste de Doulce-Mercy, tente pour l'amour de sa dame, ne nous vont que médiocrement à l'âme. Tout ce qu'il y a à signaler dans le roman, tant vanté par le panégyriste, que pour nous nous persistons à proclamer fade et très-fade, c'est l'esprit qui l'anime, c'est le profond respect que le poète couronné porte à la femme, ce sont ces idées chevaleresques, à savoir que l'amour doit être le prix de la vaillance, qu'il ne doit jamais se séparer de la loyauté et que sa puissance est universelle.

Se Doulce-Mercy

Desires de povoir avoir,

Il faut que tu faces devoir,

Par force d'armes l'acquérir.

Dans l'hôpital d'amour, façon nouvelle de Champs-Élysées, où il place les amoureux les plus fameux, Alain Chartier, Pierre de Brezé, Pétrarque, Boccace, Machault, poète renommé, Louis de Beauveau, Charles de Bourbon, Charles V, Charles d'Anjou, comte du Maine, Louis de Luxembourg, Jehan Clopinel, de Mehun, etc., et lui-même, René, roy de Jérusalem et de Sicile.

N'y gist que loyaulx amoureux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qui a plus amé loyaulment,

Et plus y gist honnestement.

Mais en test champs hors ces murailles,

Il n'y gist fors que truandailles,

Qu'excommuniez sont d'amours

Par leur faulx et desloyaulx tours...[37]

Puis il nous montre dans l'allégorie des grenouilles, que les hommes les plus forts et les plus fiers ont fini par céder au pouvoir de l'amour, qui souvent s'est vengé de leur mépris en d'étranges façons, Virgile, Aristote, Hercule, Salomon :

Car il cuidoit bien estre saige ;

Aussi estoit-il pour certain ;

Mais il n'est nul tant soit haultain,

Plain de science ou bien apris,

Qui d'amours souvent ne soit pris.

Le petit poème intitulé Regnault et Jehanneton, ou les Amours du Bergier et de la Bergeronne, qui mériterait de nous arrêter plus longtemps, s'il ne s'agissait pas pour nous d'autre chose que de donner une idée exacte et complète du talent de l'auteur, est moins dans le courant chevaleresque que le Livre de cuer d'amours espris, ou roman de la Conqueste de Doulce-Mercy ; à vrai dire, c'est tout simplement une idylle, dans le genre antique ; mais, par la vérité et la fraîcheur de l'accent, le naturel de la situation, l'abondance et la facilité de l'expression, il nous fait pénétrer plus intimement dans le cœur du bon roi, il nous le montre en quelque sorte dans son particulier ; nous avons ainsi aisément une idée de ses préoccupations, et de ses conversations habituelles et familières soit dans cette cour de Nancy où s'écoula sa première jeunesse, soit dans celle de Provence qui vit la fin de sa vie.

Une description gracieuse du printemps sert d'introduction â l'idylle : c'est comme une ouverture d'Auber, pleine de gazouillements, qui retentirait sous une charmille embaumée.

Vers my avril, au temps que la verdeur

Jà apparoist, commençant par doulceur,

Du renouveau issir la fueille et fleur

En boutonnant, de laquelle l'odeur

Fait devenir l'air serain trop meilleur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tant s'esjoyssent ainsi en leur chanter

Qui deux à deux vont les buissons hanter,

Dedans lesquelz ung chascun lamenter,

On les orroit et d'amours guementer (se plaindre).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le merle, mauviz, le pinson

Recordent bien lors leur leson,

Jà de moult long, par tel façon

Que leur amoureuse tenson

Sent le printemps qu'est en bouton,

Ou moitié fleur et reverdie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D'autre part aussi hault s'escrie,

En chantant son chant, hors desvie, (s'écarte)

Pour l'amour de sa doulce amie,

Lequel, soy plaignant, approprie

Sa voix piteuse et très-polie,

Par ce qu'amours trop le maistrie,

Le sauvaige ramier coulon.

Un nid est enlevé à la cime d'un arbre et offert par un berger à la pastourelle :

La bergière, qui mieulx courir sara,

Et qui plustot à moy tout droit vendra,

Savoir lui fais certes que les ara,

Pour ung baiser plaisant et gracieulx.

Les jeux et les danses commencent ;

Et puis après iront tous, sans targer (tarder),

Dessoubz saulles, en l'ombre, eulx haberger,

Et, comme en dance, l'un près l'autre renger

Trestouz ensemble ; et puis, sans aracher,

Avalleront des branches pour branler,

Et par les bouz, pour le conte achever,

Les lieront tort, et dessus s'asserront.

Le poète continue sa description des lieux et des plaisirs de cette heureuse jeunesse, et introduit sur la scène un pèlerin qui, s'arrêtant

….. Dessoubtz un hault rivage

Oü viz fontaine,

Dont l'eau estoit doulce, clère et semble,

Qui là couroit, sur la grève ou araine

Moult gentement……

surprend et répète la conversation du berger et de la bergère, Regnault et Jeanneton.

Cette conversation est un petit chef-d'œuvre de poésie primitive : rien de plus naïf, de plus vrai ni de plus gracieux ne se trouve dans l'idylle antique : c'est presque Daphnis et Chloé : il faut remarquer seulement que Daphnis est un roi et Chloé une reine, et que l'accent n'en est pas moins celui de la nature.

Le touchant récit de l'amour de deux tourterelles, dit M. de Quatrebarbes que nous laissons parler ici, succède à ces descriptions fraîches comme la rose de mai. La bergère, qui les avait vues se poser sur l'arbre voisin, les fait remarquer à son ami, et se plaît à comparer leur affection à la sienne. Regnault complète l'éloge de la tourterelle, toujours fidèle à son per, et qui, lorsqu'elle l'a perdu s'en va esgarée, toute joye fuyant, sans jamais se reposer sur branche reverdie, ni boire en nulle eaue si clère soit ; et languit en telle angoisse

Que puis en meurt.

Mais il ajoute en riant que pas une femme n'aime ainsi.

Alors la bergère, dont les joues sont devenues vermeilles, se plaint de son ami, et lui demande à quel propos il a dit ce mot-là. Elle reproche aux hommes leur légèreté, leur inconstance, leurs promesses parjures et leurs traîtres parlers.

Le pauvre Regnault, les larmes aux yeux, demande si c'est à lui que ce dur accueil s'adresse. Il implore sa grâce de la bergère, qui n'excepte que lui seul. Ensuite il rappelle les nombreuses preuves de fidélité données depuis le jour où il délaissa moutons et brebis, et vint au plaisant pays de France pour y livrer son cœur.

La pastourelle, à son tour, soutient vivement son dire. Elle reconnaît que Regnault l'aime ; mais il a été tant de fois amoureux, qu'il doit se rendre sans parler plus et ne pas comparer surtout

Amour qui n'est pas primeraine

A la seule vraye et certaine,

Et premier née,

Car n'en aima jamais autres que luy.

Regnault reste un instant sans répondre. Mais enhardi ung petit par la tendresse, qui perce même dans les reproches de son amie, il exprime le désir qu'un clerc scient en lettre, bon et savant, les eût entendus pour lui soumettre leur débat.

Lors, sans tarder, le pèlerin s'approche, et leur dit qu'en cheminant sa voye il les a ou'it, ne leur desplust. Pris à l'instant pour juge, il se rappelle tous leurs beaux et plaisants refreins ; mais comme il est loin du logis, que le jour s'incline à l'horizon et qu'il désire remplir son vœu dans la soirée, il remet au lendemain à prononcer sa sentence et emporte, en partant, les cadeaux de Regnault et de la bergère : un flajollet d'escource vend, des nouilles et du brun pain.

Il découvre le clocher de la chapelle qu'éclairaient à moitié les derniers rayons du soleil. Déjà les oiselets suspendaient leurs ramages, les cailles s'appelaient le long des prairies, les cerfs sortaient des bois pour paître dans les blés, les perdrix s'abattaient sur les guérets, les cerfs-volants bruyaient par l'air, et les lapins se mettaient en quête.

Mais bientôt le soleil disparaît, le triste hibou sort de sa retraite, et fait entendre son cri plaintif ; les chauves-souris annoncent l'approche des ténèbres, et la fraîcheur du soir saisit le pèlerin.

La cloche de la chapelle sonnait alors l'Ave : il tombe à deux genoux près du grand autel, et supplie Notre Dame

Affin que prise son chier fis

Que, des péchés vers lui commis,

Eusse pardon et paradis,

Quand du corps me partira l'âme.

Le bon pèlerin passe la nuit en prières. Puis se levant avec l'aube, il retourne aux lieux où la veille il rencontra les deux amants. Mais en vain longuement il s'arrête, les appelle à haute voix et les attend jusqu'au midi. Personne ne lui répond ; il prend enfin, et bien à regret, le parti de retourner à sa demeure.

Ainsi se termine cette simple pastorale, où la vérité des descriptions n'est égalée que par la délicatesse des sentiments et la chasteté de la pensée. Bien supérieur à tous les fabliaux du moyen âge, c'est peut-être le poème le plus parfait que nous ayons dans ce genre ; et nous avons éprouvé à sa lecture un charme inexprimable. Sans doute, il est facile de noter, çà et là, surtout dans le dialogue des deux amants, quelques vers obscurs, une certaine afféterie et de puérils jeux de mots, imités de la langue italienne. Mais semblables à l'insecte endormi dans le calice d'une fleur, ces défauts du siècle de René ne jettent qu'une ombre légère sur l'ensemble de cette ravissante composition, qui place son royal auteur à la tête des poètes de son siècle, au-dessus même du chevaleresque prisonnier d'Azincourt, le gracieux et mélancolique Charles d'Orléans[38].

 

Ceci nous emporte un peu loin de la cour de Nancy. Ce n'était pas auprès d'Agnès Sorel, ce n'était pas aux pieds d'Isabelle de Lorraine que René chantait les Amours de Bergier et de la Bergeronne ; c'était pour Jeanne de Laval, sa seconde et nouvelle épouse, que le vieux roi soupirait, d'une voix si fraîche et si pure, les vers que l'amour lui dictait. Mais si la voix était encore fraîche et pure quand déjà la vieillesse se faisait sentir, qu'était-ce donc aux premiers jours de la vive jeunesse, et dans l'épanouissement d'un premier amour ?

Ainsi — il ne faudrait pas connaître le cœur humain pour y contredire —, en même temps qu'Agnès Sorel retrouvait dans la cour de Lorraine le sentiment français, l'amour et même parfois l'enthousiasme de la cause nationale, elle y respirait dans une sorte d'atmosphère chevaleresque le souffle et comme l'air d'une passion plus tendre : elle y voyait une maîtresse du souverain toute-puissante, entourée d'hommages, et elle était l'amie d'un jeune prince qui comprenait l'amour et qui le chantait. Tout la livrait donc à sa destinée ; son cœur, amolli par le spectacle d'une cour fière, mais galante, allait trouver un complice dans un de ses meilleurs sentiments, dans cet amour de la France qu'elle avait sucé avec le lait, que son éducation n'avait pu qu'accroître, et que les malheurs des temps avaient exalté si puissamment dans les nobles âmes. En mettant le pied dans la cour de Chinon, elle ne se doutait pas à coup sûr de ce qui l'y attendait. Cela pourtant n'était que trop facile à prévoir : un roi jeune, galant, voluptueux, aimant les fêtes et les plaisirs de l'esprit, fort détaché de sa femme ou du moins fort émancipé de son influence, très-sensible à la beauté, et non moins sensible à la grâce, pouvait-il ne pas remarquer la présence d'Agnès ou pour mieux dire n'en être pas ébloui ? Elle était dans tout l'éclat de cette opulente beauté, si délicate pourtant, que nous révèle son portrait, dans tout le charme d'un esprit aimable et enjoué, dans la splendeur de ses vingt-deux ans. Elle-même n'ayant point encore connu l'amour, comment serait-elle insensible à celui qui allait lui être offert par un prince entouré du double prestige de la jeunesse et du malheur ? L'épreuve était d'autant plus périlleuse que la passion trouvait une excuse toute prête dans le désir d'élever le prince au niveau de sa destinée et de ses devoirs, et d'avoir ainsi une part dans la gloire d'assurer et d'achever l'œuvre de la délivrance ; noble désir, bien fait sinon pour tenter une belle âme, du moins pour voiler ses faiblesses !

 

 

 



[1] Mémoires sur l'ancienne chevalerie, t. I, p. 10 et 11.

[2] Le Panégyric du chevalier sans reproche, p. 448.

[3] Marguerite de Bavière, mère d'Isabelle de Lorraine, avoit un grand soin, nous dit Dom Calmet, que les personnes qui la servoient, et les princesses ses filles, ne demeurassent point dans l'oisiveté ; elle leur donnoit l'exemple du travail et de l'occupation, et leur faisoit de saintes lectures les jours de fêtes et dimanches. (Dom Calmet, Histoire de Lorraine, t. III, p. 520.)

[4] Mémoires, liv. IV, chap. XXIX. — Collection du Panthéon, p.175.

[5] C'est l'opinion de M. Vallet de Viriville : Il était d'usage, dit-il, en ces temps, parmi la noblesse, que les jeunes filles, ainsi que les jeunes hommes, ayant une fois atteint l'âge de l'adolescence, quittassent le manoir natal et se rendissent à la cour de quelque suzerain ou patron plus puissant. Là, sevrées de la tendresse, parfois excessive, des parents, elles achevaient leur éducation privée sous une tutelle plus ferme, au service de quelque dame illustre. Elles faisaient en même temps l'apprentissage de la vie publique, à laquelle, aussi bien que les hommes, ou du moins beaucoup plus que de nos jours, elles étaient également appelées. -Agnès Sorel, au sortir de l'enfance, fut placée sous ces auspices à la cour d'Isabelle ou d'Isabeau de Lorraine. (Vallet de Viriville, Agnès Sorel. — Revue de Paris, 155.)

[6] Michelet, Histoire de France, t. V, p. 226.

[7] M. Henri Martin n'y met pas plus de façons que M. Michelet : il accepte l'opinion que nous considérons comme une calomnie. Parlant du changement que l'on remarque dans Charles VII à l'époque où Agnès paraît à. la cour, il l'attribue en partie à Yolande, et il ajoute : Avec moins d'éclat et d'autorité apparente, cette habile Espagnole semble presque avoir renouvelé Blanche de Castille. Si les intentions n'étaient pas moins louables, on n'en saurait dire autant des moyens. La reine douairière d'Anjou était peu scrupuleuse, et Charles n'était pas un saint Louis ! Elle n'avait pu le gouverner par sa fille, par la reine, par la femme légitime ; elle ne pouvait l'empêcher d'avoir des maîtresses ; elle lui en donna une de sa propre main et le gouverna par cet étrange intermédiaire. (Histoire de France, t. VI, p. 321.)

[8] Le portrait d'Yolande a été reproduit par M. Ferdinand de Lasteyrie, Histoire de la peinture sur verre, 1835 et années suivantes, in-folio, pl. 52, et dans le Moyen Age et la Renaissance, t. V.

[9] Yolande ou Violante d'Aragon, comme on la nommait dans sa langue maternelle, était née en 1380, de Jean, roi d'Aragon, et d'Yolande de Bar, petite-fille du roi de France Jean le Bon. (Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII et de son temps, t. I, p. 44.)

[10] Le duché de Bar avait alors pour duc Louis de Bar, cardinal, évêque de Châlons-sur-Marne, puis de Verdun. Ce prélat avait hérité du dernier de ses frères, Édouard III de Bar, tué en 1415 à la bataille d'Azincourt, bien que le duché, fief féminin ainsi que la Lorraine, revint de droit à l'une de ses sœurs, Yolande d'Aragon, qui était fille de Violante de Bar. Mais plus tard un accommodement intervint, et, par manière de transaction, le cardinal-duc adopta pour héritier son petit-neveu, René d'Anjou, deuxième fils d'Yolande et frère de Marie d'Anjou, mariée au dauphin. Cela fait, l'union de la Lorraine et du duché de Bar devenait facile : il n'y avait plus qu'à marier René et la fille du duc de Lorraine. C'est à quoi travailla et réussit Yolande. (Dom Calmet. Histoire de Lorraine, 1747, in-folio, t. III, col. 533.)

Aux mois d'août et de septembre 1419, Yolande plaidait au parlement contre le cardinal. (T. XX, 1480, fol. 191. — Vallet de Viriville. Histoire de Charles VII, t. I, p. 150.)

[11] Bourdigné.

[12] P. P. 2298 à la date du 22 février 1443.

[13] Berry, p. 422.

[14] Sa vie est remplie de miracles. (Voir dom Calmet, p. 520 et suiv.)

[15] Dom Calmet, Chroniques de Lorraine, Preuves. t. II, p. 6.

[16] De Quatrebarbes, Œuvres du roi René. Angers, 4 vol. in-4°. Introduction, XCII.

[17] Briser l'arc ne guérit pas la plaie.

[18] De Quatrebarbes. Œuvres de roi René. Introduction, XCI et XCII.

[19] Si estoyent auec luy, de son Royaume, pour passer la mer, messire Iehan d'Artois, Comte d'Eu, le Comte de Dampmartin, le grand prieur de France, messire Bouciquaut, Mareschal de France, messire Tristan de Maguelles, etc... (Histoire et chronique de Jehan Froissart. Lyon 1559, 4 vol. in-folio, t. I, chap. ccix, p. 265.)

Un autre chroniqueur dit, parlant de lui, que toutes gens le clamoient le bon chevalier.

[20] Vallet de Viriville, Revue de Paris. — Agnès Sorel, p. 46.

[21] Michelet, Histoire de France, t. II, p. 74, 75, 77 et 78.

[22] Le comte Louis de Blois, neveu du Roy de France, et le duc de Lorraine, seronrge d'iceluy Comte, avecques leurs gens et leurs bannieres, se combattirent moult fort ; mais ils furent enclos d'une route d'Anglois et Gallois, et furent occis : combien qu'ils y firent moult de prouesses. (Froissart. t. I, chap. CXXX, p. 153.)

[23] Et d'autre part prins le comte de Vaudemont et de Genuille. (Froissart. t. I, chap. CLXII, p. 193.)

[24] Quand messire Broquart de Fenestrages (qui estoit hardi et courageux Chevalier) veit que messire Eustache d'Auberthicourt et sa bataille ne descendyoent pas de leur tertre, si dit : — Allons vers eux. Il les nous faut combattre, à quelque méchef que ce soit... Si écheut messire Eustache ès mains d'un Chevalier de dessous le Comte de Veudumont, qui s'appeloit messire Henry Quenillart... (Froissart. t. I, chap. CXCIX, p. 224, 225.)

[25] Nous trouvons deux Lorrains au siège d'Orléans, et tous deux y déploient le naturel facétieux de leur compatriote Callot ; l'un est le canonnier maître Jean, qui faisait si bien le mort ; l'autre est un chevalier qui fut pris par les Anglais, chargé de fers, et qui, à leur départ, revint à cheval sur un moine anglais. (Histoire au vrai siège. — Michelet, Histoire de France, t. V, p. 47.)

[26] Hault et puissant prince, je, René, fils du roy de Jerusalem et de Sécile, duc de Bar, marquis de Pont, comte de Guyse, vous fait assavoir que par ces présentes renonciatures et la teneur de ces présentes lettres, veuil et entends, de ce jour en avant, par moy estre, et demeure quitte et déchargé de tous lyens de foy, hommaiges et promesses quelconques, que mondict oncle pourroit avoir faict en vos mains, comme régent, pour moy et en mon nom, et par vertu de mesdictes lettres de procuration à luy données, et aultrement, et moy par mesdictes lettres patentes, à vous sur ce envoyées, et ces choses vous signifié-je, et vous escript par ces présentes scellées de mon scéel pour y saulver et garder mon honneur.

Données le tiers d'août 1429.

(Le comte de Quatrebarbes, Œuvres complètes du roi René, t. I. Introduction, XVII.)

[27] On assure qu'il aimoit extrêmement la musique, et qu'il avoit toujours des musiciens à sa suite. Il aimoit aussi la littérature, principalement l'histoire, et il portoit toujours dans ses voyages et ses expéditions Tite-Live et les Commentaires de César, et ne passoit guères de jour qu'il n'en lût quelques feuillets. Souvent en parlant de soi-même, il disoit qu'en comparaison de César, il lui sembloit n'être qu'un apprentif dans le métier de la guerre. (Dom Calmet, Histoire de Lorraine, t. III, p. 558.)

[28] Dom Calmet, Chroniques de Lorraine. Au dernier volume des preuves, p. 12.

[29] M. Michelet veut à toute force qu'Yolande ait été une entremetteuse : il lui a prêté ce beau rôle, comme nous l'avons vu, dans la liaison de Charles VII et d'Agnès Sorel ; il prétend encore qu'elle l'a rempli auprès de Charles le Hardi, et qu'il se pourrait bien que ce fût des mains de la reine de Sicile que le prince lorrain tint sa maîtresse : on voit que la monomanie érotique de M. Michelet date de loin. Peut-être, dit-il en parlant d'Alizon de May, cette maîtresse, qui vient à point pour les intérêts de la maison d'Anjou et de Bar, fut-elle donnée au duc par la très-peu scrupuleuse Yolande, comme elle donna Agnès Sorel à son gendre Charles VII (une rivale à sa propre fille). Elle éveilla le jeune roi par les conseils d'Agnès, et probablement elle endormit le vieux duc de Lorraine par ceux de l'adroite Alizon. Alizon de May était de naissance fort honteuse, dit Calmet ; mais en revanche, elle était belle, spirituelle, de plus très-féconde ; en quelques années, elle donna cinq enfants à son vieil amant. — Histoire de France, t. V, p. 27.

M. Michelet croit avoir besoin d'une explication honteuse pour rendre raison de la conduite politique de Charles le Hardi ; et, chose singulière, il va tout aussitôt se démentir et donner l'application vraie, qui est parfaitement suffisante et indépendante de la première. Il s'agit de donner la raison de l'union de René avec Isabelle de Lorraine.

Le duc, gouverné alors par une maîtresse française, consentit à donner sa fille et ses Etats à un prince français de cette maison de Bar, si longtemps ennemie de la sienne.

Les Anglais y avaient aidé en faisant au duc de Lorraine le plus sensible outrage. Henri V lui avait demandé sa fille en mariage, et il épousa la fille du roi de France ; en même temps il inquiétait le duc en voulant acquérir le Luxembourg, aux portes de la Lorraine. L'irritation de Charles le Hardi augmenta, lorsqu'en 1424, les Bourguignons, auxiliaires des Anglais, occupèrent en Picardie la ville de Guise, qui lui appartenait. Alors il assembla les états de son duché, et leur fit reconnaître la Lorraine comme fief féminin et sa fille, femme de René d'Anjou, comme son héritière. — Histoire de France, t. V, p. 27, 28.

[30] Monstrelet.

[31] La cour de Lorraine vit aussi (mais Agnès Sorel ne put l'y voir que tout enfant) le fils même d'Antoine de Vaudemont, Ferry de Vaudemont, qui commença, par son union avec la fille du roi René et d'Isabelle de Lorraine, cette lignée de princes lorrains, si remarquables par leur beauté (a) et leur bonne tournure. Ce prince, aussi hardi que son père, resta attaché à la cause française. Nous le voyons figurer aussi avec beaucoup d'éclat dans les tournois. Si on en croit César Nostradamus, Ferry de Vaudemont aurait enlevé sa fiancée Yolande et devancé l'époque fixée pour leur union. M. de Quatrebarbes, en citant le fait d'après Nostradamus, le traite de supposition romanesque : La confiance et l'attachement, dit-il, que René ne cessa de montrer à son gendre démentent cette supposition romanesque, qui n'est appuyée par aucune preuve historique. (Œuvres du roi René.)

(a) Ferry, dit Champier, étoit bien foict de corps et beau de visage ; parfoict en mœurs, couraige, force et prudence en armes.

[32] Il y avait, comme on le pense bien, des exceptions. Les chroniqueurs en signalent une assez curieuse à l'occasion de la bataille de Bulgnéville. Le damoisel de Commercy avait abandonné des premiers le champ de bataille. Dans la suite, il rencontre Barbazan, qui lui fait des reproches : — Tort ay, répond-il, ains (mais) l'avois promys à ma mie. — Car devoit le damoisel aller sur la vesprée veoir certaine Agathe qu'estoit sienne, et que avoit promesse de luy que quitteroit la meslée et que viendroit à tout meshuy en sa chambrette, que valoit mieulx, ce disoit-elle, que champs, où n'estoient que picques et horions. Et de ce, n'en doubtez, ajouté le chroniqueur, fut grande risée. (Manuscrit inédit de la bibliothèque de Mori d'Elvange. — Œuvres du roi René. Introduction, XXVIII.)

[33] On peut consulter sur l'instruction de la noblesse à la fin du moyen âge, les savants mémoires de M. Léopold Delisle.

[34] J. Libert. Histoire de la chevalerie en France, p. 273.

[35] Bourdigné, Histoire agrégative des annales et chroniques d'Anjou. Angers, 1845. — Steenackers, Histoire des ordres de chevalerie en France, p. 189.

[36] Dans l'Abuzé en court, où il se propose de peindre les illusions de l'ambitieux, et surtout l'ingratitude des cours, on rencontre parfois des idées et des vers qui ne sont nullement méprisables.

….. C'est le plus doux,

C'est le Temps désiré de tous...

C'est le Temps de court gracieulx,

Qui entretient les amoureux...

Il est à l'un plein de promesses,

De paroles et de largesses,

De dons, de lettres et de papiers,

De chaynes, d'abitz et de courciers.

Il faict les grands offices mectre

Es petites capacités…..

Il fait les saiges débouter,

Et les folz en conseil bouter...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vielz anges et vielz braconniers,

Vielz héraulx et vielz menestriers,

Vielz chevaux et congneux lévriers,

Vielz sergens, pouvres serviteurs,

N'ont guères l'amour des seigneurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et parlant des effets de l'amour :

Faisant d'ung umbre une figure,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D'un pertuiz une pourtraicture...

Ainsi me tenoit folle amour,

Et me pourmenoyt nuyt et jour.

Huy content, demain despiteux,

Ung jour marry, l'aultre joyeulx,

Une heure en pleurs, l'aultre en soucy :

Une fois seur, l'aultre esbahy ;

Demy-fol, saige peu souvent,

Plus paresseux que diligent.

Voici comment il présente la cour et les moyens d'y réussir, moyens qui eux-mêmes sont souvent trompeurs :

Troys choses sont soubz moy la Court,

Qui bien souvent par une espace ;

Mais quant l'ouvre vers la fin court,

En mocquerie tourne et passe ;

L'une est rapporter par fallace ;

L'aultre le fait de flaterie ;

L'aultre qui tmt honneur efface

Est l'estat de macquerelerie.

Tous dateurs qui scevent flater

 

Et venir corner à l'oreille,

Et en flatant faire semoler (paraître)

De chose commune merveille,

Posé que la court s'appareille

A les oyr pour une espace,

Souvent en ce leur appareille

Ung bon conflit en passe passe.

 

Du segond point qu'en rapportant

Tel fait à cil qui s'y deporte,

Tel si est souvent deportant

Qu'en fin peu d'honneur en emporte.

Pour ling temps lui prestons la porte,

Pour veoir de quoy servir il scet,

Mais enfin son maleur emporte

Qu'ay veu faire à plus de sept.

 

De l'aultre point n'en dire n'ose,

Tant à Dieu et aux bons desplait,

Tant est villain que je suppose,

Que nul qui vaille ne s'y mect.

Et si aulcun s'en entremect,

Garde bien comment il s'y boute,

Car souvent cil pour qui le fait,

Le premier le hait et deboute.

(L'Abuzé en court. Comte de Quatrebarbes. Œuvres du roi René, t. IV.)

Cela ne nous paraît pas trop mal dit pour un roi qui devait s'y connaître : ou n'est trahi que par les siens.

[37] Comte de Quatrebarbes, Œuvres du roi René, t. III.

[38] Œuvres du roi René, t. II, p. 101, 102, etc.