Agnès Sorel à la cour
de Lorraine. — Description de cette cour. — Yolande d'Aragon. — Une erreur de
M. Michelet. — Isabelle de Lorraine. — Mariage de cette princesse avec
l'héritier du duché de Bar, René d'Anjou. — Attachement des Lorrains à la
cause française. — Nouvelle erreur de M. Michelet. — Esprit de la noblesse et
de la cour de Lorraine. — Guerre de la succession de Lorraine. — Bataille de
Bulgnéville. — Captivité de René. — Caractère de ce prince. — Ses idées
morales et religieuses. — Réfutation d'une opinion de M. Libert. — Amour de
René pour les arts. — Ses poésies. — Son goût pour les fêtes et les tournois.
— Départ d'Agnès pour la cour de France.
L'éducation
des jeunes filles nobles se complétait très-souvent dans les châteaux du
suzerain immédiat ou dans une des grandes maisons de l'aristocratie féodale. Les cours et les châteaux, dit La Curne de Sainte-Palaye[1], étoient d'excellentes écoles de courtoisie, de politesse et des autres
vertus, non-seulement pour les pages et les écuyers, mais encore pour les
jeunes demoiselles. Elles y étoient instruites de bonne heure des devoirs les
plus essentiels qu'elles auroient à remplir. On y cultivoit, on y
perfectionnoit ces grâces naïves et ces sentiments tendres pour lesquels la
nature semble les avoir formées. Elles prévenoient de civilité les chevaliers
qui arrivoient dans les châteaux ; suivant nos romanciers, elles les
désarmoient au retour des tournois et des expéditions de guerre, leur
donnoient de nouveaux habits et les servoient à table. Les exemples en sont
trop souvent et trop uniformément répétés, pour nous permettre de révoquer en
doute la réalité de cet usage….. Ces demoiselles, destinées à
avoir pour maris ces mêmes chevaliers 'qui abordoient dans les maisons
où-elles étoient élevées, ne pouvoient manquer de se les attacher par les
prévenances, les soins et les services qu'elles leur prodiguoient. Quelle
union ne devoient pas former des alliances établies sur de pareils fondements
? Les jeunes personnes apprenoient à rendre un jour à leur mari tous les services
qu'un guerrier distingué par sa valeur peut attendre d'une femme tendre et
généreuse, et leur préparoient la plus sensible récompense et le plus doux
délassement de leurs travaux. L'affection leur inspirait le désir d'être les
premières à laver la poussière et le sang dont ils s'étoient couverts, pour
une gloire qui leur appartenoit à elles-mêmes. J'en crois donc volontiers nos
romanciers, lorsqu'ils disent que les demoiselles et les dames savoient
donner, même aux blessés, les, secours ordinaires, habituels et assidus
qu'une main adroite et compatissante est capable de leur procurer. Les
plus grandes dames elles-mêmes ne dédaignaient pas de remplir la mission
d'institutrices auprès de leurs demoiselles d'honneur. Sainte-Palaye a omis
ce détail, qui a pourtant son importance. Il est vrai qu'il dérivait de la
nature même des choses. Il est incontestable que les femmes de ce que nous appellerions
aujourd'hui le grand monde, et qu'on a appelé naguère la société polie,
recevaient une éducation morale et intellectuelle d'un ordre fort élevé, et
que l'on pourrait encore, sur certains points, envier de nos jours. Or,
comment supposer que ces femmes, ayant d'ailleurs un grand état de maison, et
quelques-unes une véritable cour, largement ouverte aux plaisirs et aux
devoirs de l'hospitalité, et qui, par conséquent, devaient tenir à honneur de
faire face aux exigences d'une telle situation, n'eussent pas considéré comme
une de leurs plus précieuses obligations et de leurs plus importantes
occupations, l'instruction et l'éducation des jeunes filles commises à leurs
soins et destinées à faire l'ornement et le charme de leurs demeures ?
L'instinct aristocratique et le besoin d'occuper la vie à défaut d'autres mobiles
auraient suffi pour les pousser à jouer ce rôle et à achever elles-mêmes ce
qui avait dû être commencé dans la maison paternelle. Le fait, du reste, est
attesté par l'histoire. Nous avons vu que la mère du Chevalier sans reproche,
Gabrielle de Bourbon, emploioit une partie
des jours à composer petiz traitez à l'honneur de Dieu, de la Vierge Marie et
à l'instruction de ses demoiselles, et qu'elle avait écrit mi traité sur l'instruction
des jeunes filles[2]. La cour
de Lorraine, au temps où Agnès Sorel y fut appelée, avait dû s'ouvrir à cette
influence heureuse de l'esprit aristocratique, et il est très-permis de
supposer qu'il y régnait quelque chose d'analogue à ce que pratiquait chez
elle Gabrielle de Bourbon[3]. Les choses de l'esprit y
tenaient une grande place, même avant que le roi René y vint régner à côté
d'Isabelle de Lorraine, et l'on sait que cette princesse, dans ses vieux
jours, aimait à instruire elle-même ses petits-enfants. Nous ne disons pas
que la duchesse de Lorraine ait fait dans sa jeunesse ce que nous la voyons
faire à la fin de sa vie : les affaires publiques lui en auraient
difficilement laissé le loisir, et son âge se rapprochait trop de celui
d'Agnès pour qu'il y ait quelque raison de croire qu'elle lui ait servi de
pédagogue ou de gouvernante. Ce que nous voulons dire, c'est que sa cour,
soit par une institution régulière, soit par l'air même qu'on y respirait,
n'a pu qu'entretenir ou développer les idées et les sentiments qu'Agnès avait
reçus d'une première éducation et rapportés du foyer domestique. Il est
certain du moins que son séjour dans cette cour, ce qu'elle y a vu et
entendu, les personnages avec lesquels elle s'y trouvait en contact et
l'esprit général qui y régnait, n'ont pu rester sans influence sur une
personne que la nature avait ornée et comblée de tous ses dons, et dont l'âme
était ouverte à tous les sentiments et à toutes les idées. Mais,
au moment de rechercher le caractère et les effets de cette influence, nous
nous trouvons en présence d'un problème historique qui, sans être pour nous
d'une très-grande importance, ne saurait cependant être écarté. A quelle
époque Agnès Sorel se rendit-elle à la cour de Lorraine ? Dans quelles
circonstances, par quelles raisons de famille ou de politique y fut-elle
amenée ? Les documents historiques ne répondent pas complétement à toutes ces
questions. Si l'on en croit le témoignage de Bourdigné, Agnès entra de bonne
heure au service de la reine Isabelle ; il dit, en effet, en parlant d'elle :
Et l'avoit nourrie la royne de Sicile dès sa
jeunesse, et si fort Paymit qu'elle lui avoit donné plusieurs biens en
meubles et héritages, et tant qu'elle tenoit estat comme princesse[4]. Quoique le terme dont se sert
le chroniqueur angevin soit assez vague, comme Isabelle était à peu près du
même âge qu'Agnès, étant née en 1410, si elle est entrée à son service en
qualité de dame d'honneur, il n'a guère été possible qu'elle ait été admise à
ces fonctions avant les commencements de l'adolescence, c'est-à-dire avant
rage de quatorze ou quinze ans[5]. Quant
aux circonstances qui ont pu conduire la fille d'un vassal du comte de
Clermont à la cour de Lorraine, on est réduit entièrement aux conjectures,
parmi lesquelles la plus vraisemblable est que les hasards de la vie et le
train des événements d'une époque agitée ont pu mettre aisément en rapport
avec la reine d'Anjou, quelque membre de la famille d'Agnès, par exemple Jean
II de Maignelay, son oncle, qui était capitaine des gens d'armes de Charles
VII en 1430, et que cette princesse, voulant avoir quelques compagnes de son
choix auprès de la jeune fiancée de son fils, aura jeté les yeux sur la belle
enfant de Fromenteau, ou se sera, sur une recommandation, intéressée à sa situation
et à son avenir. Agnès avait dans sa personne tout ce qui attire l'attention
et la sympathie, et tous les titres à une préférence chez une femme aussi
distinguée que l'était Yolande. Yolande
d'Aragon mérite qu'on s'arrête quelque temps devant elle. La mère du roi
René, la belle-mère de Charles VII, a joué un trop grand rôle ; elle était
douée de trop de supériorité pour n'avoir pas sa place dans l'esquisse historique
que nous traçons. Il est incontestable d'ailleurs qu'elle a été mêlée à la
vie intime d'Agnès Sorel, puisque l'on a été jusqu'à dire qu'elle a fait de
l'aimable suivante de sa belle-fille un instrument de sa politique. M.
Michelet a dit en effet : Femme d'un
prisonnier, Isabelle vint demander secours au roi, menant ses enfants avec
elle, et de plus sa bonne amie d'enfance, la demoiselle Agnès. La belle-mère
du roi, Yolande d'Aragon, belle-mère aussi d'Isabelle, était comme elle une
tête d'homme ; elles avisèrent à lier pour toujours Charles VII aux intérêts
de la maison d'Anjou-Lorraine. On lui donna pour maîtresse la douce créature,
à la grande satisfaction de la reine, qui voulait à tout prix éloigner la
Trémouille et autres favoris[6]. Non, le
brillant et spirituel écrivain se trompe : l’opinion qu'il exprime ressemble
même à quelque chose comme une quadruple calomnie, n'ayant pas moins en effet
que cette conséquence de souiller quatre femmes, la reine d'Anjou, sa
belle-fille, sa fille la reine de France, et Agnès. Le seul récit de la vie
politique d'Yolande aura pour résultat de renverser le seul étai sur lequel
porte son assertion, en montrant qu'on n'avait nul besoin de recourir à de
honteux moyens pour lier Charles VII aux intérêts de la maison d'Anjou, et
que la force des choses et la conformité des intérêts dispensait d'une
infamie. Le tableau des événements n'offre-t-il donc pas de lui-même des
couleurs assez sombres pour qu'il soit inutile de le rembrunir encore et d'y
ajouter des traits déplaisants[7] ? L'explication que donne M. Michelet
de l'intervention d'Yolande dans la vie d'Agnès Sorel, est une raison de plus
pour nous d'étudier et d'introduire sur notre scène ce personnage. Nous
avons un portrait de la mère de René et de Marie d'Anjou. On voit les traits
de cette femme illustre sur le vitrail de la cathédrale du Mans, où elle est
représentée à côté de son époux Louis II, le roi de Naples et de Sicile. Elle
est à genoux, les mains rapprochées sur la poitrine, dans l'attitude et le
recueillement de la prière. Sa mise est assez simple : elle porte une robe
brune unie, un surcot gris, orné de quelques broderies d'or, une coiffe
blanche relevée par derrière, la couronne sur la tête. Un livre d'heures est
ouvert à ses côtés, à sa droite. La figure ne frappe point par un grand air ;
sans être vulgaire, elle n'a point cette noblesse ni cette distinction que
nous aimons à nous représenter et à trouver dans les figures des grands de la
terre, ou de ceux qui ont joué un grand rôle dans le monde. Son caractère
distinctif est l'intelligence : le front est haut et droit, les yeux grands,
la paupière élevée, le nez long, la bouche belle ; il y a dans la physionomie
une certaine• finesse, que l'expression du sentiment religieux, manifesté par
son attitude, tempère sans la voiler, et qui n'exclut pas la bienveillance. A
tout prendre, on sent, en regardant attentivement cette figure, qu'on n'est
pas en présence d'une personne commune, et bien que la tête ne soit pas,
comme parle M. Michelet, une tête d'homme, il y a là des qualités viriles, un
esprit ferme et net, qui saura saisir le vif d'une situation et trouver la
force et les moyens de faire face à ses exigences[8]. Tous
les historiens sont d'accord pour reconnaître la supériorité d'Yolande, qui
du reste éclate en traits saillants dans toute sa carrière. Restée veuve le
29 avril 1417, à l'âge de trente-sept ans[9], jeune encore, et assez belle
pour être aimée, elle se renferme dans le cercle de ses devoirs et de ses
affections légitimes, et se consacre exclusivement aux soins de ses États et
aux intérêts de sa jeune famille. Dans un siècle de corruption et de mœurs
faciles, où la calomnie n'épargne personne à défaut de la vérité, sa réputation
reste intacte et s'élève au-dessus du soupçon. Une seule passion semble
l'avoir animée, l'amour de la France, qu'elle confondait avec celui de ses
enfants. Arrière-petite-fille du roi Jean, elle avait du sang français dans
les veines et ne l'oublia jamais : les Anglais n'ont pas eu d'ennemi plus
constant et plus habile dans ce siècle malheureux où la France faillit faire
naufrage et devenir une province anglaise. Le 17 mai 1417, Charles VII,
encore dauphin, avait reçu par lettres royales le duché de Berry et le comté
de Poitou pour les tenir en pairie : il était déjà duc de Touraine. La reine
de Sicile, quelques jours après, vient à Paris et amène son beau-fils avec
elle dans les provinces de l'ouest. C'était là presque une inspiration de
génie : en isolant le Dauphin de sa cour, en le plaçant sur la Loire, elle le
soustrayait aux influences néfastes, bourguignonne ou anglaise, et créait au
centre du pays un point et comme un camp de résistance pour des éventualités
déplorables, trop faciles à prévoir. Une autre inspiration, qui fait
également honneur à l'esprit politique et au patriotisme de la reine de
Sicile, c'est l'union de Louis d'Anjou, duc d'Anjou et roi de Sicile, son
fils aîné, avec la princesse Isabelle, fille du duc de Bretagne. Le duc Jean
VI était un esprit faible, irrésolu ; quoique marié à une fille du roi
Charles VI, qui était aussi une femme distinguée et française, Jeanne de
France, on ne pouvait compter sur la constance de sa haine pour les Anglais,
ni l'enchainer par trop de liens. Le premier fait qui marqua cette utile
alliance fut le traité de Saint-Maur, qui se proposait de réunir tous les
princes, les ducs de Bourgogne, de Bretagne, d'Anjou, d'Alençon, contre
l'étranger : malheureusement on échoua contre l'influence exercée sur le
Dauphin par ses favoris ; mais l'idée n'en fait pas moins honneur à celle qui
l'avait conçue. Un acte
politique non moins habile que l'alliance de la maison d'Anjou avec la maison
de Bretagne, et qui produisit des résultats immédiats, fut le mariage de
René, le second fils d'Yolande, avec Isabelle de Lorraine. Charles II, duc de
Lorraine, s'était laissé entraîner à l'alliance bourguignonne ; même, sous
l'influence d'Isabelle de Bavière, il avait été sur le point de marier sa
fille avec le fils du duc de Bourgogne, alliance qui aurait eu les
conséquences les plus désastreuses pour la cause nationale. Le coup fut
détourné par Yolande ; elle avait préparé de longue main l'alliance de son
fils, héritier du duché de Bar, avec l'héritière du duché de Lorraine, et
elle était parvenue à la rendre en quelque sorte inévitable en habituant
l'opinion publique à l'idée de l'union des deux duchés[10]. Le moment venu, l'idée du
mariage fut jetée dans la circulation, et le 20 mars 1419 le duc de Lorraine
et le cardinal Louis, duc de Bar, réunis au château de Jouy, près Toul,
signaient un traité par lequel Charles II donnait sa fille à René d'Anjou,
héritier présomptif, par adoption, du duché de Bar, et déclarait l'annexion
ou la fusion de ce dernier duché dans celui de Lorraine. A partir de ce
moment, Charles II rompit les liens qui l'avaient attaché jusque-là à la
cause bourguignonne, et embrassa celle du régent. Ce
nouveau service rendu à la France et à sa maison fut suivi de plusieurs
autres. Revenue de Sicile en France, après une absence de trois années,
pendant laquelle elle avait assuré, par sa fermeté et sa sagesse, la
succession du royaume de Naples à son fils Louis III, et trouvant la France
de plus en plus fatiguée par le double fléau de la guerre étrangère et de la
guerre civile, les Anglais s'avançant par la Loire, le duc de Bretagne,
mécontent et irrité contre le roi de France, celui-ci entouré et dominé par
d'indignes favoris, elle se met tout de suite à l'œuvre et porte partout,
dans la mesure déterminée par sa sagesse et par la connaissance qu'elle a des
hommes, le secours de son activité et de ses lumières. Elle contribue pour sa
part aux résultats de la victoire de la Gravelle remportée, le 26 septembre
1423, par le comte d'Aumale[11]. Le duc de Bretagne, allié au
duc de Bourgogne, était de plus travaillé par Jean de Lancastre pour le
compte du duc de Bedford : sous l'influence de la douairière d'Anjou, Jean VI
ouvre, quelques mois après son retour, les ports de son duché aux Écossais,
auxiliaires du roi de France, et les princes bretons, le duc et son frère
Arthur de Richemond, se réconcilient avec Charles VII, qui donne à ce dernier
l'épée de connétable et prépare ainsi la ruine des favoris. Dans la période
glorieuse de la crise nationale qui vit surgir Jeanne Darc, nous voyons
Yolande toujours sur la brèche, toujours favorable à l'héroïne, et
travaillant sans relâche à préparer la période suivante, qui vit la chute des
favoris, la réconciliation du traité d'Arras, la reddition de Paris, la
soumission des villes de la Guienne, les grandes réformes militaires et
civiles. Quand elle mourut, en 1442, l'œuvre de libération était presque
entièrement achevée, et elle put dormir en paix son sommeil. Yolande
n'a pas, dans l'histoire du règne de Charles VII, la place qui lui appartient
: la postérité ne juge souvent de l'importance des princes que par l'éclat ou
le bruit qui les accompagnent. Cette cause puissante des événements qui est
dans les caractères, si elle ne s'accuse point par l'action, lui échappe. Les
contemporains eux-mêmes ne sont pas toujours bons juges, et ils sont pour
beaucoup dans l'illusion de la postérité. Charles VII, cependant, a laissé un
témoignage d'un grand poids, et qui, pour Yolande, peut servir à fixer le
rang : c'est un acte de 1443, dans lequel il s'exprime ainsi en parlant de sa
belle-mère : Feue de bonne mémoire, la royne
Yolande, nous a en nostre jeune âge faict plusieurs grans. plaisirs et
services en maintes manières que nous avons et devons avoir en perpétuelle
mémoire... Laquelle notre dite bonne mère, après que nous fumes
déboutez de notre ville de Paris, nous reçut libéralement en ses pays d'Anjou
et du Maine, et nous donna plusieurs avis, ayde, secours et services, tant de
ses biens, gens et forteresses, pour résister aux entreprises de nos ennemis
et adversaires les Anglais, qu'autres[12]. Le secrétaire du prince lui
consacre aussi cette mention : Elle fut une
fort bonne et sage femme[13]. Ces éloges sans phrases ont
une grande force dans leur simplicité même, et rapprochés des actes d'une vie
si remplie et si agitée, où tout est inspiré par l'amour de la France et le
sentiment des plus nobles devoirs, où aucune faiblesse ne se découvre à l'œil
le plus attentif dans une si longue carrière, réfutent complétement les
petites injustices de l'histoire et témoignent en faveur de la patronne
d'Agnès, et, par une conséquence nécessaire, en faveur d'Agnès elle-même. Isabelle
de Lorraine, auprès de laquelle Agnès fut nourrie, comme dit Bourdigné, et dont
elle fut l'amie autant que la suivante, était aussi une femme d'un rare
mérite, distinguée par l'esprit et le caractère, et presque au niveau
d'Yolande. Sa mère, Marguerite de Bavière, sœur d'Isabeau, reine de France,
était une princesse honnête et pieuse, qui a laissé la réputation d'une
sainte[14] : délaissée par son époux, qui
vivait publiquement en concubinage avec une bâtarde d'un prêtre, Alizon de
May, elle supporta son humiliation avec une résignation toute chrétienne et
qui n'était pas sans grandeur. Son père, Charles II, paya son tribut aux mœurs
de son temps ; mais il ne fut pas d'ailleurs un prince médiocre. On
l'appelait le Hardy, et il méritait son nom :
vaillant, téméraire même et ami des aventures, il avait suivi le duc de
Bourbon devant Tunis, combattu à Rosebeq, à Azincourt, en Flandre, en Allemagne,
et à un rendez-vous donné, vaincu en bataille rangée l'empereur Venceslas
sous les murs de Nancy. Il aimait les lettres et les arts, et l'on croit
qu'il accueillit à sa cour l'illustre Van Eyck, qui aurait initié le roi René
aux premiers secrets de l'art de peindre. Nullement politique, ni d'instinct
ni de métier, il avait l'esprit fin et ouvert de son pays, et il savait à
l'occasion aussi bien suivre un bon conseil que le comprendre. C'est ainsi
que, malgré ses attaches avec le duc de Bourgogne, il se prêta sans hésiter à
fa combinaison imaginée par Yolande pour la réunion des deux duchés de
Lorraine et de Bar, l'intérêt de ses États l'emportant sur ses préférences
personnelles. Français aussi, comme il convenait à un combattant d'Azincourt,
dès qu'il entendit parler de Jeanne Darc et de son héroïque dessein, il la
mande de Vaucouleurs, l'encourage et lui vient en aide pour son voyage.
Jeanne pourtant lui avait reproché sa conduite envers la duchesse, sans
ménager les termes[15]. Placée
entre une mère pieuse et dévouée, et un père plus que léger de mœurs, mais de
race chevaleresque, vaillante et fière d'elle-même, il semble qu'Isabelle de
Lorraine eût hérité des douces vertus de l'une et des hautes qualités de
l'autre. Elle fut mariée à l'âge de dix ans à peine à l'héritier présomptif
du duché de Bar, René d'Anjou, comte de Guyse, et mêlée aux études variées de
ce jeune époux qu'elle aimait d'un fervent et
cordial amour,
comme le disent les Heures manuscrites du roi René ; elle ne s'y livra
que dans une juste mesure, n'en faisant pas l'unique soin de sa vie. Les
premières années de son mariage, si voisines de celles de son enfance, s'étaient
écoulées dans les distractions d'une cour brillante et guerrière ; mais quand
le temps des épreuves arriva, elle se trouva tout à coup à leur niveau et
montra dans les circonstances les plus difficiles la généreuse énergie de sa
race, gouvernée toutefois avec plus de prudence. Aussitôt la nouvelle reçue
de la bataille de Bulgnéville, où son mari fut vaincu et fait prisonnier,
Isabelle, qui ignorait encore les conséquences de la défaite et le sort de
René, assemble le conseil des seigneurs lorrains, et revêtue de longs -voiles
de deuil, tenant à la main ses quatre petits-enfants, elle entre dans la
salle en disant : Hélas ! ne sçay si mon
marit est mort ou pris.
Les seigneurs lui jurant de la défendre et de soutenir ses droits à outrance,
elle ne perd pas un moment et ordonne une levée générale dans les deux
duchés, bien résolue à continuer la lutte contre un redoutable adversaire. Même
ardeur intrépide dans une épreuve plus rude. Jeanne de Duras, dernière
héritière de Charles Ier, roi de Sicile, avait laissé par testament son
royaume à René d'Anjou. Ce prince, captif du duc de Bourgogne, charge sa
femme d'aller conquérir le trône qui venait de lui être légué, et que lui
disputait un rival habile et puissant. La jeune duchesse s'embarque à
Marseille le 18 octobre 1435, avec ses enfants et quelques chevaliers
provençaux dévoués à sa cause, s'empare de la direction des affaires, et
justifie, par la sagesse et la fermeté de sa conduite, cet éloge d'Étienne
Pasquier : Cette vraye amazone, qui dans un
corps de femme portoit un tueur d'homme, fist tant d'actes généreux pendant
la prison de son mary, que ceste pièce doit estre enchassée en lettres d'or
dedans les annales de Lorraine. Le
reste de sa carrière, qui se termina le 28 février 1452, deux ans après la
mort de son amie, d'Agnès Sorel, ne démentit point ces illustres
commencements. Elle supporta tous les coups de la fortune — qui ne lui furent
pas épargnés —, et la perte de plusieurs de ses enfants, moissonnés, dit l'historien de Provence, dans
leur blonde jeunesse[16], avec une constance vraiment
héroïque. Aussi le roi René ressentit-il de sa mort un chagrin sérieux et aussi
profond que le comportait son âme, plus faite pour la joie que pour la
douleur, ainsi que nous pouvons en juger par ce qui nous en est dit par un
naïf chroniqueur de l'Anjou. De
la perte de sa loyalle compaigne, fut le noble roy de Sicille si actaint de
dueil, qu'il en cuyda bien mourir, ne jamais tant comme il fut en vie
n'oublia l'amour qu'il avoit à elle. Et ung jour comme ses privez lui
remonstroient, le cuydans consoler, qu'il falloit qu'il entre oubliast son
dueil et prist réconfort, le bon seigneur, en plorant, les mena en son
cabinet, et leur monstra une paincture que luy même avoit faicte, qui es-toit
ung arc turquoys, du quel la corde estoit brisée, et au dessoubz d'icelluy
estoit escript ce proverbe itallien : arco
perlentare plaga non sana[17] ; puis leur dist : Mes amys, ceste paincture fait response à tous vos
argumens. Car ainsi que pour destendre ung arc, ou en briser ou rompre la
corde, la playe qu'il a faicte de la sagette qu'il a tirée, n'en est de rien
plus tost guarie ; ainsi pourtant si la vie de ma chère espouse est par mort
brisée, plus tost n'est pas guarie la playe de loyalle amour, dont elle
vivante navra mon tueur[18]. Nous
verrons que la plaie se ferma et que le bon roi René chercha et trouva des
consolations dans un autre amour ; mais la légèreté du cœur de l'époux ne
regarde que lui et ne jette aucune ombre sur l'éclat du mérite de l'épouse. Il
était difficile, comme on voit, de souhaiter alors pour une jeune femme
destinée à jouer un rôle dans le monde politique de plus nobles amitiés que
celle d'Yolande d'Aragon et d'Isabelle de Lorraine, non plus qu'une meilleure
et plus sérieuse école. Agnès Sorel étudia auprès de ces deux femmes
illustres toutes les grandes parties de la vie publique et put faire dans
leur commerce l'apprentissage des fortes qualités qu'elle réclame. Elle
aurait pu aussi apprendre d'elles la vertu naissante encore du patriotisme,
si elle n'en avait trouvé déjà le germe dans sa famille et dans son éducation
même. Nous ne
nous sommes pas dissimulé l'influence fâcheuse que pouvait avoir la lecture
des romans de chevalerie sur les mœurs ; cette influence est frappante, et
nous aurions pu nous passer de recourir au Dante pour la faire sentir ; mais
tout n'y était pas source de mal, dans ces fictions et ces chimères poétiques
de nos pères. Qui sait si l'amour de la France, si ce sentiment du
patriotisme que nous voyons apparaître presque comme une nouveauté au
commencement du quinzième siècle, n'en est pas sorti ? Il y avait dans le
moyen âge bien des raisons pour que ce généreux sentiment qui attache l'homme
au sol sur lequel il est né, périt dans son germe et se réduisît à un brutal
instinct : l'ignorance et la misère des classes inférieures, l'isolement dans
lequel vivaient les populations, le manque d'air, et pour ainsi dire de
perspective, les bornes étroites de l'horizon qu'embrassaient l'intelligence
et la vie. L'amour de la patrie n'est pas un sentiment simple ; il se compose
de mille affections diverses, depuis l'instinct qui nous attache, comme
certains animaux, à notre demeure, jusqu'à l'amour de la liberté morale et
politique, jusqu'à l'enthousiasme des institutions et des lois, et par cela
même il est susceptible de variations et de degrés ; mais nulle part il n'est
capable de grandes choses à moins qu'il ne s'élève, et il n'y avait rien à
cette époque qui pat l'élever. Une des conditions du patriotisme, ou du moins
de sa puissance d'élan et de sa grandeur, c'est une idée générale, c'est une
passion commune ; or il n'y avait ni idée générale, ni passion commune dans le
moyen âge ; tout était local, individuel, excepté par le christianisme, et le
christianisme n'est pas une source de patriotisme. A quelque point de vue en
effet que l'on envisage la religion chrétienne, on ne trouve rien qui puisse
l'en faire sortir. Le dogme de la fraternité et celui de l'humilité lui sont
également incompatibles. Albe
vous a nommé, je ne vous connais plus... Sentiment romain, dit Pascal. Cor diminutum,
sentiment chrétien !
Il n'est pas besoin d'insister. Ce
n'est, à cette époque, que dans le domaine de l'imagination que le sentiment
romain pouvait
naître. Les livres de chevalerie en ont été le berceau. La cause de la France
est devenue la cause des femmes par les chants des troubadours et la lecture
des romans. Peut-on croire que cette France chevaleresque et guerrière,
instrument et théâtre de tant d'exploits, qui savait si bien se battre et si
bien aimer, dont les livres célébraient sans cesse le courage brillant et les
héroïques amours, ne dût pas devenir un objet de prédilection et de culte
pour ceux de ses enfants qui pouvaient en suivre l'image par la pensée à
travers les siècles, et sentir en quelque sorte les battements de son noble
cœur ? L'amour se nourrit de comparaisons, et rien ne pouvait se comparer à
la France dans l'Europe d'alors : c'était dans son sein que s'était formé
tout ce qui avait ému les imaginations pendant trois siècles, et tout ce qui
les faisait vivre et les exaltait depuis. La longue guerre contre les Anglais
a suscité le patriotisme dans le peuple et l'a fait grandir sans cesse avec
le progrès même des maux qu'elle entraînait. Dans les classes aristocratiques
il y avait quelque chose de plus : la France n'était pas seulement pour elle
le sol nourricier ou la terre, des ancêtres ; elle était la patrie de l'âme,
la terre privilégiée de l'esprit et de la grandeur morale, telle qu'on la
comprenait alors. On pourrait faire bien des objections, et singulièrement
trouver dans Froissart et dans le caractère même du chroniqueur des raisons
de penser que l'idée de patrie n'existe pas au quatorzième siècle : cela ne
prévaudrait point contre notre point de vue. Le quatorzième siècle n'est pas
le quinzième, et puis nous ne disons pas que l'idée de la patrie ait apparu à
la conscience, même au sein des châteaux, dans tout son jour, avec toute sa
clarté, et y ait éclos brusquement sous l'aile de la muse. Il nous semblerait
plus exact de dire qu'elle s'y est formée peu à peu, sous l'empire de causes
diverses, et que, parmi ces causes, la poésie, l'imagination, tiennent une
grande place, et que cette influence, grandissant avec le temps, a peu à peu
condensé la nébuleuse, qui, trouvant des circonstances favorables dans la
grande crise nationale du commencement du quinzième siècle, a surgi tout à
coup sur l'horizon de la France en jetant un vif éclat. La
haine des Anglais, destinée à populariser cette idée et à faire descendre en
quelque sorte les rayons de l'astre des châteaux sur les chaumières, devait
se rencontrer à un haut degré dans l'atmosphère où avait vécu Agnès Sorel, et
y suppléer à l'idée pure de patrie, dans l'hypothèse qu'elle n'y eût pas
existé. Jean Soreau, son père, avait servi la cause nationale. En 1425, nous
le trouvons à titre de gentilhomme et de conseiller auprès de Charles Ter,
duc de Bourbon, alors comte de Clermont, fils de Jean, duc de Bourbon,
prisonnier des Anglais à la bataille d'Azincourt. C'était mieux encore du
côté de sa mère, et la haine de l'Anglais pouvait s'y considérer comme une
tradition. Son aïeul, Jean de Maignelay, qui portait le nom chevaleresque de Tristan, tiré de la Table ronde, descendait de ce Pierre Tristan
de Maignelay, qui, à la bataille de Bouvines, sauva la vie à Philippe
Auguste. Lui-même il combattit vaillamment à la funeste journée de Poitiers :
il y tenait la bannière du Dauphin et fut pris sur le champ de bataille.
Froissart nomme Tristan parmi les prisonniers de distinction qui passèrent la
mer avec le roi Jean[19]. Raoul de Maignelay, père de
Catherine et grand-père maternel par conséquent d'Agnès Sorel, était de la
retenue de Charles VI ; enfin le fils de Raoul, Jean II de Maignelay, qui
était, comme nous l'avons dit, capitaine du comte de Clermont, prit part à la
grande guerre de l'indépendance au temps de la Pucelle ; il défendit contre
les Bourguignons la place de Gournay-sur-Aronde, puis celle de Creil, et fut
toute sa vie un des plus valeureux champions de la cause royale[20]. La même
tradition se retrouvait dans la cour de Lorraine. Ce pays en effet, quoique
fief de l'empire, fut toujours puissamment attaché à la France, et servit sa
cause contre l'Angleterre, même longtemps avant ses attaches avec la maison
d'Anjou. M.
Michelet nous dit dans sa description des provinces de France, en parlant de
la Lorraine et en nous la montrant au seuil du moyen âge : Cette terre ostrasienne, partout marquée des monuments
carlovingiens, avec ses douze grandes maisons, ses cent vingt pairs, avec son
abbaye souveraine de Remiremont, où Charlemagne et son fils faisaient leurs
grandes chasses d'automne, où l'on portait l'épée devant l'abbesse, la Lorraine
offrait une miniature de l'empire germanique. L'Allemagne y était partout
pêle-mêle avec la France, partout se trouvait la frontière. Là aussi se
forma, et dans les vallées de la Meuse et de la Moselle, et dans les forêts
des Vosges, une population vague et flottante, qui ne savait pas trop son
origine, vivant sur le commun, sur le noble et sur le prêtre, qui les prenait
tour à tour à son service. Metz était leur ville, à tous ceux qui n'en
avaient pas, ville mixte s'il en fut jamais. . . . . . . . . . .... Pendant deux cent cinquante ans, la Lorraine eut des ducs
alsaciens d'origine, créatures des empereurs, et qui, au dernier siècle, ont
fini par être empereurs. Ces ducs furent presque toujours en guerre avec
l'évêque et la république de Metz, avec la Champagne, avec la France : mais
l'un d'eux ayant épousé, en 1255, une fille du comte de Champagne, devenus
français par leur mère, ils secondèrent vivement la France contre les
Anglais, contre le parti anglais de Flandre et de Bretagne. Ils se firent
tous tuer ou prendre en combattant pour la France, à Courtray, à Cassel, à
Crécy, à Auray. Une fille des frontières de Lorraine et Champagne, une pauvre
paysanne, Jeanne Darc, fit davantage : elle releva la moralité nationale ; en
elle apparut, pour la première fois, la grande image du peuple sous une forme
virginale et pure. Par elle, la Lorraine se trouvait attachée à la France. Le
duc même, qui avait un instant méconnu le roi et lié les pennons royaux à la
queue de son cheval, maria pourtant sa fille à un prince du sang, au comte de
Bar, René d'Anjou[21]. Nous
voyons assez bien dans cette esquisse rapide et brillante le lien qui unit la
Lorraine à la France. Un point pourtant doit être relevé : il n'est pas exact
de dire que c'est Jeanne Darc qui attacha la Lorraine à la France ;
l'alliance morale existait longtemps avant l'avènement de l'héroïne, et, M.
Michelet vient de nous le dire, elle avait été cimentée par le sang versé à
Crécy, à Poitiers, à Azincourt. Nulle province de France, en effet, n'avança
plus avant que la Lorraine dans le mouvement national contre l'Angleterre et
n'y persévéra plus opiniâtrement — sauf l'interruption d'un moment que nous
avons marquée —, même avant Jeanne Parc, qui n'a été que l'interprète, pour
ainsi dire, et le symbole d'une passion préexistante et trouvée toute faite.
Les Lorrains avaient à venger d'anciennes blessures avant qu'il fût question
de Jeanne Darc ou de la maison d'Anjou. A Crécy, un duc de Lorraine avait
péri dans la bataille en combattant vaillamment[22]. Un comte de Vaudemont était
pris dans la journée de Poitiers[23]. Dans la guerre qui se
poursuivit pendant la captivité du roi Jean, un seigneur lorrain, Broquart de
Fenestrages, fut chargé par le duc de Normandie (Charles V) de chasser les Anglais de la
Champagne, et il fit merveille contre eux. Il était à la tête de cinq cents
lances et avait parmi ses compagnons force Lorrains, entre autres le comte de
Vaudemont et un de ses vassaux, messire Henry Quenillart, et vainquit à
Nogent-sur-Seine un parti anglais commandé par un seigneur du Hainaut, de
grande renommée, Eustache d'Auberthicourt, ainsi que nous l'apprend Froissart[24]. Enfin, le père d'Isabelle,
comme nous l'avons dit, combattit à Azincourt, où le cardinal de Bar avait vu
périr ses deux frères. Dans la
période contemporaine d'Agnès, si critique pour Charles VII et pour la
France, la Lorraine resta fidèle à ses précédents. D'abord elle donne la
Pucelle, qui entraîne tout[25], et elle applaudit à l'union de
René (l'Anjou avec Isabelle, gage certain d'une alliance intime et définitive
avec la France. Les
ducs de Bar et de Lorraine, Commercy
et de grands seigneurs, Vinrent
à son service et règne, Iceulx offrir, et d'aultres plusieurs, nous
dit Martial d'Auvergne, dans ses Vigilles de Charles VII. Ainsi, avec
René d'Anjou, elle prend une part active à la lutte. Après le sacre de Reims,
auquel il avait assisté, il rompt les liens qui avaient attaché le duché aux
Anglais, par un fier manifeste adressé au duc de Bedfort[26]. Quand le vaillant sire de
Barbazan fut délivré de sa longue captivité au Château-Gaillard par un hardi
coup de main de la Hire, il s'attacha au drapeau du chevalier sans reproche,
comme à une école d'honneur et de vertu guerrière, et l'accompagna dans
toutes ses entreprises, à Pont-sur-Seine, Anglure Chantilly, Pont-Sainte-Maxence
et Choisy, à Châlons-sur-Marne,, à Chappes, où fut livré un sanglant combat
qui assura dans toute la Champagne le triomphe de la cause royale. Il ne fut
arrêté dans cette carrière que par la compétition du comte de Vaudemont, qui
prétendait à la succession de Charles II de Lorraine, et par sa captivité,
qui suivit la défaite de Bulgnéville. Agnès
Sorel se trouvait donc dans un milieu très-national, très-français, où les
malheurs, comme les victoires des nôtres, devaient remuer les cœurs et
exciter les courages. Elle y trouvait quelque chose de plus, l'esprit
français tout entier, le goût des arts et du luxe, l'amour des plaisirs et
des fêtes, les idées chevaleresques, le culte de la femme et la galanterie. La cour
du père d'Isabelle, Charles le Hardi, n'avait rien de vulgaire. D'abord, le
duc lui-même était un véritable grand seigneur, pour employer le langage d'un
autre temps, fier, galant, aimant les fêtes et les plaisirs, parmi lesquels
il plaçait à un haut rang les plaisirs de l'esprit[27]. Sa maîtresse, Alizon de May,
qui était française, était belle, spirituelle et distinguée[28], et jouissait auprès du prince
d'un grand crédit[29], dont elle n'usait que pour
animer sa vie et sa cour. Ce
quinzième siècle, dont nous essayons de crayonner quelques traits, possède,
au milieu de grands désordres, de nobles et fiers caractères, et nous en
trouvons, auprès du duc Charles, un groupe qu'il convient d'indiquer. Le
comte Antoine de Vaudemont se présente en première ligne ; c'était un prince hardy et preulx, dit Champier, que c'estoit
chose merveilleuse, car en guerre il ressembloit ung aultre Thémistocle
Athénien. On
l'appelait l’entrepreneur. Il avait combattu à Azincourt. D'un caractère
élevé, généreux, plein de droiture, il était de plus ami des pauvres et,
comme on disait alors, grand justicier. Il avait rompu avec le duc Charles en
1425, en protestant contre l'acte qui changeait le caractère du fief de
Lorraine et s'était préparé dès ce moment à soutenir ses droits par la force.
On peut suivre dans la Chronique de Monstrelet cette guerre de la
succession de Lorraine où le comte de Vaudemont déploya les plus grandes et
les plus solides qualités. A Bulgnéville, quand un des hérauts d'armes de son
adversaire vint, suivant l'usage du temps, lui présenter le combat, il fit
cette fière réponse qui annonce Fontenoy : Je
l'attends. Son
langage et sa conduite avant et pendant la bataille sont d'un homme de guerre
: il sait s'emparer des hommes, il sait dire et faire ce qu'il faut et ce qui
fait agir, avec une netteté et une présence d'esprit admirables. Monté sur un
cheval de petite taille, il parcourut les rangs avant l'action, invitant chacun, dit Monstrelet, à faire paix et
union, ceulx qui avoient haine ensemble. Il remonstroit amyablement à tous ceulx
là estant, qu'ils combattissent de bon courage, que le duc de Bar le vouloit
sans cause déshériter, parce qu'il avoit toujours tenu le party des ducs
Jehan et Philippe. Il finit en jurant par la damnation de sou âme que sa
querelle es-toit bonne et juste. Les armées étant en présence à portée d'arbalète et prêtes à
s'assaillir, un cerf, sorti d'un bois voisin, s'était arrêté quelque temps
entre les lignes ennemies, comme incertain de la route qu'il devait prendre,
puis s'était élancé à travers les rangs des Lorrains, où il avait jeté
quelque confusion. Le comte, saisissant l'occasion : Or, frappons sur eulx, mes amis, s'écrie-t-il, et suyvons notre fortune, car ils sont nostres, et Dieu
nous monstre signe que la fuyte tournera auj ourd'huy du costé de nos ennemys[30]. Opiniâtre autant que vaillant,
il défend son droit de toutes armes, par des mémoires d'une logique savante,
comme par l'épée, et il ne cède qu'après un compromis qui assure à son fils
aîné, marié à Yolande, fille de son rival, la succession de Lorraine[31]. A côté
du comte de Vaudemont se plaçait celui qui devait combattre et périr le
premier dans la guerre de succession, le sénéchal de Lorraine, Jean de
Rémicourt, pour lequel le roi René avait une affection particulière. C'était un chevalier hardi et opiniâtre, dit Pelegrin, aimant le péril comme un docte aime les lettres. Il périt au siège de Vezelise,
forteresse importante appartenant au comte de Vaudemont. Il avait été frappé
d'une flèche à la poitrine, en s'approchant des remparts. Le roi René, qui l'aimait
chèrement, le fit enterrer à l'endroit même où il avait été mortellement
blessé, et fit élever au-dessus de sa tombe une croix de pierre sculptée,
ornée de son écusson et d'une épitaphe. L'histoire
pourrait rassembler bon nombre de personnages et de noms dignes d'être placés
sous les yeux et recueillir des milliers de faits et de mots propres à donner
une haute idée de cette noblesse lorraine au milieu de laquelle Agnès Sorel
devait passer sa première jeunesse. Parmi les combattants de Bulgnéville, les
uns qui meurent sur le champ de bataille, l'évêque de Metz, Jean de Ville, le
comte de Salm, Guyot de Gondrecourt, Odon de Germini, les sires de
Beaufremont, de Sancy et de Fenestranges ; les autres, qui sont faits
prisonniers, comme Vitalis, Érard du Châtelet, le vicomte d'Arcy, les sires
de Salvery, de Rodemack, de la Tour, etc., on trouverait plus d'un fier
caractère et d'un noble esprit. Cette héroïque noblesse ne péchait que par
l'excès de ses qualités : elle comptait trop sur son courage et ne faisait
nul cas de la vie[32]. Dans cette bataille de
Bulgnéville, qui eut une si grande importance dans son temps, le revers,
comme à Azincourt, ne vint que d'un excès de bravoure et de confiance.
Barbazan promettait le succès si l'on savait attendre. Ces gens nous faut assaillir, dit Robert de Saarbruck ; de la première venue nous les emporterons. Ils ne sont mye
pour nos paiges. On
railla même le vieux chevalier. Quant on a
paour des feuilles, ne fault aller aux bois, disait-on. Qui a
paour se retire,
ajoutait Jean d'Haussonville. Barbazan montra bien qu'il n'avait pas peur et
se fit tuer sur le champ de bataille, voulant mourir comme il avait vécu,
sans reproche. René
d'Anjou ne faisait pas tache au milieu de cette brillante noblesse,
spirituelle et fière comme le génie de son pays, qu'elle était seule alors à
personnifier. Dans cette aspre, forte et
douloureuse bataille
de Bulgnéville, qui ouvre sa vie, il déploya les mêmes qualités de bravoure
bouillante et audacieuse que ses compagnons. Il rejeta comme eux le conseil
si sage de Barbazan : Il étoit si avisé de
combattre, qu'il luy sembloit qu'il n'y seroit jamais à temps, dit le chroniqueur. Dans la
mêlée, il fit des prodiges de valeur, et dans la déroute, ne supportant pas le déshonneur de sa fuyte, ni le reproche
de manquer de tueur, il se défendit en désespéré. Blessé au bras, au nez et à la
lèvre, voyant ses compagnons morts, la bataille perdue, resté seul, adossé à
un arbre, il continue de combattre, disent les chroniqueurs, comme ung soldat qui n'estime sa vie un bouton, et il ne rend son épée qu'à la
dernière extrémité. On
pourrait suivre toute la carrière si accidentée de René d'Anjou, et l'on n'y
trouverait rien qui ne fût d'accord avec ces commencements. Le Bon Roi n'a
été ni un homme de guerre, ni un politique ; il fut toujours un vaillant
chevalier, un héroïque soldat. Mais c'est à un autre point de vue que nous
avons à l'étudier ici. Marié de bonne heure à l'amie d'Agnès — tous les
historiens reconnaissent qu'Isabelle de Lorraine fut pour sa demoiselle
d'honneur une amie —, ayant passé son enfance et sa première jeunesse dans sa
familiarité, l'associant sans aucun doute à toutes ces fêtes dont il était si
avide, à tous ces plaisirs de l'esprit qu'il goûtait si vivement et qu'il
aimait tant à faire goûter aux autres, ses idées, ses sentiments, sa manière
de comprendre la vie et de la remplir n'ont pas dû se produire autour de la
compagne d'enfance d'Isabelle sans agir avec quelque empire sur son esprit et
lui laisser jusqu'à un certain point leur empreinte. Agnès n'aurait-elle pas
été avec la jeune duchesse, son amie, la première confidente des essais poétiques
de l'auteur de tant de vers doux et charmants inspirés par l'amour, comme
aussi son auxiliaire dans ces fêtes dont le jeune prince embellissait la cour
de Nancy et sa studieuse adolescence ? L'imagination se prête sans effort à
cette idée, et il nous semble que la raison elle-même est loin de s'y
refuser. Si nous voulons, par conséquent, nous rendre compte du milieu moral
où s'est formée la maîtresse de Charles VII, telle qu'elle va nous apparaître
sur la scène de l'histoire, nous ne pouvons nous dispenser de retracer, au
moins rapidement, l'aimable figure du bon roi René, qui n'est encore pour
nous que le jeune et brillant vaincu de Bulgnéville. René
d'Anjou nous paraît être le produit le plus pur et l'expression la plus
complète de ce que pouvait être l'éducation chevaleresque dans son temps.
L'éducation du chevalier, et par conséquent du gentilhomme, avait eu, dans
l'âge glorieux de la chevalerie, un triple caractère : elle était religieuse,
militaire et galante (dans le sens élevé et désintéressé que ce mot perdit
facilement et promptement dans la pratique). Elle liait le jeune homme à la
religion et l'y subordonnait. Elle lui enseignait le métier des armes et
l'initiait de bonne heure, par la vie de château, à la société toute
guerrière dans laquelle il était appelé à vivre. Et, en le plaçant tout
d'abord dans la vie réelle, au milieu des brillants spectacles du monde, des
fêtes splendides, des banquets somptueux, des éclatantes armures, des
toilettes élégantes, des séductions enivrantes qui pouvaient, tout en
enchantant son imagination, égarer ses sens et tourner ses aspirations du
côté de la matière, elle avait pris garde de le préserver des écueils sur
lesquels elle semblait avoir voulu le lancer ; elle avait forgé pour cela un
idéal de l'amour, noble, pur, désintéressé, et elle l'avait mis sous la
sauvegarde du sentiment le plus puissant, le sentiment de l'honneur, excitant
et retenant à la fois l'imagination, à propos de la plus fougueuse des
passions humaines. Il résultait de tout cela, dans les natures heureuses, un
homme supérieur, pratique tout ensemble et élevé, fait pour l'action et
pourtant non sevré de toute contemplation, religieux, moral, aimant la gloire
et les femmes, mais aimant plus encore l'honneur, qui était sa première
divinité, un homme complet enfin, si cette école de gymnastique pratique, de
moralité religieuse, d'élégance et d'honneur avait été ouverte aux lettres et
aux sciences, et, sans rien ôter à l'action, avait donné quelque chose à la
pensée. Ce
système d'éducation du grand âge de la chevalerie avait survécu à la
chevalerie elle-même. Au quinzième siècle, la chevalerie était morte comme
institution : les armes à feu l'avaient tuée ; elle n'existait que dans les
imaginations et par sa partie en quelque sorte récréative et extérieure, par
ses fêtes et ses spectacles. Mais l'éducation chevaleresque subsistait
encore, et, de plus, dans les grandes maisons en particulier, elle s'était
ouverte précisément à ce qui lui avait manqué dans l'âge précédent : les
lettrés et les savants y avaient pénétré, et les livres étaient venus prendre
place à côté des armes. Ainsi, le roi René, comme aussi beaucoup d'autres de
ses contemporains. son cousin Charles d'Orléans, par exemple, reçut
l'éducation des treizième et quatorzième siècles[33]. Comme nous l'allons voir par
ses écrits et par quelques faits de son histoire, l'idéal religieux,
guerrier, galant et mondain de l'âge d'or de la chevalerie, hante incessamment
son imagination ; il est même entré dans son âme, il en fait le fond et la
vie, tempéré toutefois, et dans certaines parties relevé par une culture
intellectuelle plus savante, plus étendue et plus haute. René d'Anjou
pourrait être appelé l'honnête homme de son temps : on trouve en lui la fleur
de cette civilisation chrétienne et chevaleresque, si regrettée depuis, et
qui serait en effet digne de tous les regrets, si elle n'avait pas été trop
souvent un simple rêve de belles âmes, un tissu d'aimables chimères déchiré
par la main brutale de la réalité. M.
Libert, qui a fait un livre très-piquant, très-spirituel sur la Chevalerie en
France, dit qu'en prétendant hériter de la
chevalerie, le bon
roi René n'eut point d'autre dessein que de s'amuser[34]. C'est là une erreur. Le roi
René s'est trompé de temps ; ce qu'il voulait ressusciter en Provence, et
qu'on essayait aussi de ressusciter à côté de lui en Bourgogne, avait perdu
son principe de vie. Mais si son illusion était naïve, elle était sincère.
S'il cherchait dans la chevalerie une source de distractions et de plaisirs,
il croyait aussi y trouver autre chose : il espérait que l'ordre dm
Croissant, qu'il restaurait, serait une institution sérieuse et qui lui ferait
honneur auprès de la postérité. Il n'est pas
à oublier que le gentil cœur du roi René, dit Bourdigné, ne put se contenter
de passer son âge sous silence et sans faire quelque chose d'éternelle
mémoire[35]. Il ne prétendait pas seulement
lui donner pour mobile le prix obtenu dans un tournoi, mais bien de grands
principes d'honneur et de religion. Le bon
roy, dit encore
Bourdigné, s'estoit mis en pensée que tout
noble courage doit entreprendre et viser à tout acte généreux et magnanime,
croistre de vertu en vertu et toujours augmenter à bien faire, tant en
doulceur et courtoisie qu'en vaillance et glorieux faicts d'armes, afin que
sa renommée aille toujours en croissant et non pas en diminuant. Le
sérieux des statuts de l'ordre suffit, du reste, pour prouver le sérieux de
l'intention qui avait présidé à sa création. Tout ce qu'il y a de plus pur et
de plus élevé dans les principes et les règles de l'ancienne chevalerie, s'y
voit réuni. On n'y lit pas un mot qui ne respire comme le parfum des plus
nobles sentiments, des plus belles maximes ; et ce n'est pas seulement une
association entre égaux, une sorte d'assurance mutuelle entres chevaliers et écuyers : il s'y trouve un sentiment chrétien qui s'étend
à tous ; on y dit ; par exemple, que les chevaliers sont tenus de soustenir le droit des pauvres femmes veufues et des
orphelins aussy ; d'avoir tousiours pitié et compassion du pauvre peuple,
comme d'estre, en faits, en dits et en paroles, doux et courtois et aimable
envers chascun ; de ne meidire des femmes de quelques esta'ts qu'elles soient
pour chose qui doibve advenir. Les
statuts de l'ordre du Croissant ne s'occupent pas des grandes fêtes de
la chevalerie, et il n'y est point question un seul instant de cet idéal
d'amour chevaleresque, de ce culte de la femme qui tient une si large place
dans le code de la chevalerie du moyen âge ; il n'y est fait nulle mention
des tournois, et l'on n'y parle de la femme que pour la couvrir de cette
protection générale, je ne dis point banale, qui vient du cœur et de
l'Évangile. Mais il n'y a aucune conclusion à tirer de ce silence : on sait
assez que le roi René a fait un long traité sur la forme et devis des
tournois, enrichi de trente-trois grandes miniatures, qu'il a passé une
partie de ses loisirs au milieu de ces distractions brillantes, qui ne pouvaient
plus être pourtant que des jeux inutiles, et que l'amour, soit qu'il en
chante les plaisirs ou les peines, les longues illusions ou les réalités
éphémères, remplit ses poésies comme les derniers jours de son âge mûr et de
sa vieillesse, et qu'il a toujours représenté cette passion sous cette forme
élevée et pure qui ravissait les héros de la chevalerie et, de son temps,
plaisait aux délicats. Le roi
René n'est pas de cette grande race de poètes qui convertissent en or ce
qu'ils touchent et jettent leurs pensées ou leurs impressions dans un moule
immortel. Il n'a pas même celte inspiration spontanée et vigoureuse qui, sans
être le génie, en est le principe, et que nous avons signalée dans son
contemporain Villon. Il y aurait pourtant quelque injustice à lui refuser le
talent : avec un peu moins de goût, de souplesse et d'invention dans la forme
que son parent et ami, le gracieux prisonnier d'Azincourt, il doit être placé
à côté de lui, ou très-peu au-dessous. Dans les poésies légères, où il sait
se dégager des formes pédantesques du moyen âge et remplacer les personnages
allégoriques, pâles et froides abstractions qui effarouchent ou glacent
l'imagination, par des personnages réels, ou que du moins on peut considérer
comme tels, il trouve des tours heureux, des vers charmants et même des
situations vraies, où l'on se place sans effort et dont on suit le développement
avec plaisir. Il y a plus : dans les compositions de longue haleine qui
marquent la dernière partie de sa vie et où il imite les fictions romanesques
de nos vieux poètes, de temps en temps apparaissent quelques vives peintures,
des expressions senties qui font songer au poète[36]. Ce ne sont là pourtant que de
faibles lueurs, de rares éclairs dans une sorte de monde crépusculaire. Ce
n'est que lorsqu'il chante l'amour qu'il éprouve, l'amour heureux, que
l'inspiration lui vient et lui souffle ses bons vers. Son imagination n'a
point cette aile puissante qui emporte loin du présent, dans le passé ou dans
les vastes régions des passions, pour ressusciter ce qui fut, ou faire vivre
ce qui peut être. Mais ce
n'est pas du talent du roi René qu'il s'agit, ni de la nature ou du degré de
son talent. Nous n'avons qu'à marquer la place que l'amour tient dans ses
préoccupations et dans ses œuvres. Nous
demandons à passer rapidement sur le Livre du cuer d'amours, roman
chevaleresque et allégorique où le poète roi raconte une longue histoire de
deux amants fidèles, qu'il a entrevus dans un rêve, à l'instar du Roman de la
Rose. M. de Quatrebarbes a beau nous dire que son héros y prodigue tous les
trésors de sa riche imagination, et que les
êtres allégoriques, si froids dans le Roman de la Rose, deviennent
sous sa plume des personnages réels, nous avons peine à nous intéresser à leurs grands
coups d'épée, et les périlleuses aventures que le cuer, dans la conqueste de Doulce-Mercy, tente pour l'amour de sa dame,
ne nous vont que médiocrement à l'âme. Tout ce qu'il y a à signaler dans le
roman, tant vanté par le panégyriste, que pour nous nous persistons à
proclamer fade et très-fade, c'est l'esprit qui l'anime, c'est le profond
respect que le poète couronné porte à la femme, ce sont ces idées
chevaleresques, à savoir que l'amour doit être le prix de la vaillance, qu'il
ne doit jamais se séparer de la loyauté et que sa puissance est universelle. Se
Doulce-Mercy Desires
de povoir avoir, Il
faut que tu faces devoir, Par force d'armes l'acquérir. Dans
l'hôpital d'amour, façon nouvelle de Champs-Élysées, où il place les amoureux
les plus fameux, Alain Chartier, Pierre de Brezé, Pétrarque, Boccace, Machault,
poète renommé, Louis de Beauveau, Charles de Bourbon, Charles V, Charles
d'Anjou, comte du Maine, Louis de Luxembourg, Jehan Clopinel, de Mehun, etc.,
et lui-même, René, roy de Jérusalem et de
Sicile. N'y
gist que loyaulx amoureux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qui
a plus amé loyaulment, Et
plus y gist honnestement. Mais
en test champs hors ces murailles, Il
n'y gist fors que truandailles, Qu'excommuniez
sont d'amours Par leur faulx et desloyaulx tours...[37] Puis il
nous montre dans l'allégorie des grenouilles, que les hommes les plus forts
et les plus fiers ont fini par céder au pouvoir de l'amour, qui souvent s'est
vengé de leur mépris en d'étranges façons, Virgile, Aristote, Hercule,
Salomon : Car
il cuidoit bien estre saige ; Aussi
estoit-il pour certain ; Mais
il n'est nul tant soit haultain, Plain
de science ou bien apris, Qui d'amours souvent ne soit pris. Le
petit poème intitulé Regnault et Jehanneton, ou les Amours du Bergier et
de la Bergeronne, qui mériterait de nous arrêter plus longtemps, s'il ne
s'agissait pas pour nous d'autre chose que de donner une idée exacte et
complète du talent de l'auteur, est moins dans le courant chevaleresque que
le Livre de cuer d'amours espris, ou roman de la Conqueste de
Doulce-Mercy ; à vrai dire, c'est tout simplement une idylle, dans le
genre antique ; mais, par la vérité et la fraîcheur de l'accent, le naturel
de la situation, l'abondance et la facilité de l'expression, il nous fait
pénétrer plus intimement dans le cœur du bon roi, il nous le montre en
quelque sorte dans son particulier ; nous avons ainsi aisément une idée de
ses préoccupations, et de ses conversations habituelles et familières soit
dans cette cour de Nancy où s'écoula sa première jeunesse, soit dans celle de
Provence qui vit la fin de sa vie. Une
description gracieuse du printemps sert d'introduction â l'idylle : c'est
comme une ouverture d'Auber, pleine de gazouillements, qui retentirait sous
une charmille embaumée. Vers
my avril, au temps que la verdeur Jà
apparoist, commençant par doulceur, Du
renouveau issir la fueille et fleur En
boutonnant, de laquelle l'odeur Fait
devenir l'air serain trop meilleur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . Tant
s'esjoyssent ainsi en leur chanter Qui
deux à deux vont les buissons hanter, Dedans
lesquelz ung chascun lamenter, On
les orroit et d'amours guementer (se plaindre). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . Le
merle, mauviz, le pinson Recordent
bien lors leur leson, Jà
de moult long, par tel façon Que
leur amoureuse tenson Sent
le printemps qu'est en bouton, Ou
moitié fleur et reverdie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . D'autre
part aussi hault s'escrie, En
chantant son chant, hors desvie, (s'écarte) Pour
l'amour de sa doulce amie, Lequel,
soy plaignant, approprie Sa
voix piteuse et très-polie, Par
ce qu'amours trop le maistrie, Le sauvaige ramier coulon. Un nid
est enlevé à la cime d'un arbre et offert par un berger à la pastourelle : La
bergière, qui mieulx courir sara, Et
qui plustot à moy tout droit vendra, Savoir
lui fais certes que les ara, Pour ung baiser plaisant et gracieulx. Les
jeux et les danses commencent ; Et
puis après iront tous, sans targer (tarder), Dessoubz
saulles, en l'ombre, eulx haberger, Et,
comme en dance, l'un près l'autre renger Trestouz
ensemble ; et puis, sans aracher, Avalleront
des branches pour branler, Et
par les bouz, pour le conte achever, Les lieront tort, et dessus s'asserront. Le
poète continue sa description des lieux et des plaisirs de cette heureuse
jeunesse, et introduit sur la scène un pèlerin qui, s'arrêtant …..
Dessoubtz un hault rivage Oü
viz fontaine, Dont
l'eau estoit doulce, clère et semble, Qui
là couroit, sur la grève ou araine Moult gentement…… surprend
et répète la conversation du berger et de la bergère, Regnault et Jeanneton. Cette
conversation est un petit chef-d'œuvre de poésie primitive : rien de plus
naïf, de plus vrai ni de plus gracieux ne se trouve dans l'idylle antique :
c'est presque Daphnis et Chloé : il faut remarquer seulement que Daphnis est
un roi et Chloé une reine, et que l'accent n'en est pas moins celui de la
nature. Le
touchant récit de l'amour de deux tourterelles, dit M. de Quatrebarbes que nous
laissons parler ici, succède à ces descriptions fraîches comme la rose de
mai. La bergère, qui les avait vues se poser sur l'arbre voisin, les fait
remarquer à son ami, et se plaît à comparer leur affection à la sienne.
Regnault complète l'éloge de la tourterelle, toujours fidèle à son per,
et qui, lorsqu'elle l'a perdu s'en va esgarée, toute joye fuyant, sans
jamais se reposer sur branche reverdie, ni boire en nulle eaue si clère
soit ; et languit en telle angoisse Que puis en meurt. Mais
il ajoute en riant que pas une femme n'aime ainsi. Alors
la bergère, dont les joues sont devenues vermeilles, se plaint de son ami, et
lui demande à quel propos il a dit ce mot-là. Elle reproche aux hommes leur
légèreté, leur inconstance, leurs promesses parjures et leurs traîtres
parlers. Le
pauvre Regnault, les larmes aux yeux, demande si c'est à lui que ce dur
accueil s'adresse. Il implore sa grâce de la bergère, qui n'excepte que lui
seul. Ensuite il rappelle les nombreuses preuves de fidélité données depuis
le jour où il délaissa moutons et brebis, et vint au plaisant pays de France
pour y livrer son cœur. La
pastourelle, à son tour, soutient vivement son dire. Elle reconnaît que
Regnault l'aime ; mais il a été tant de fois amoureux, qu'il doit se rendre sans parler plus et ne pas comparer surtout Amour
qui n'est pas primeraine A
la seule vraye et certaine, Et
premier née, Car n'en aima jamais autres que luy. Regnault
reste un instant sans répondre. Mais enhardi ung petit par la tendresse, qui perce même dans les reproches de son amie,
il exprime le désir qu'un clerc scient en
lettre, bon et savant,
les eût entendus pour lui soumettre leur débat. Lors, sans tarder, le pèlerin s'approche, et leur
dit qu'en cheminant sa voye il les a
ou'it, ne leur desplust. Pris à l'instant pour juge, il se rappelle tous leurs beaux et plaisants refreins ; mais comme il est loin du
logis, que le jour s'incline à l'horizon et qu'il désire remplir son vœu dans
la soirée, il remet au lendemain à prononcer sa sentence et emporte, en
partant, les cadeaux de Regnault et de la bergère : un flajollet d'escource vend, des nouilles et du brun pain. Il
découvre le clocher de la chapelle qu'éclairaient à moitié les derniers
rayons du soleil. Déjà les oiselets suspendaient leurs ramages, les
cailles s'appelaient le long des prairies, les cerfs sortaient des bois pour
paître dans les blés, les perdrix s'abattaient sur les guérets, les
cerfs-volants bruyaient par l'air, et les lapins se mettaient en quête. Mais
bientôt le soleil disparaît, le triste hibou sort de sa retraite, et fait
entendre son cri plaintif ; les chauves-souris annoncent l'approche des
ténèbres, et la fraîcheur du soir saisit le pèlerin. La
cloche de la chapelle sonnait alors l'Ave : il tombe à deux genoux
près du grand autel, et supplie Notre Dame Affin
que prise son chier fis Que,
des péchés vers lui commis, Eusse
pardon et paradis, Quand du corps me partira l'âme. Le
bon pèlerin passe la nuit en prières. Puis se levant avec l'aube, il retourne
aux lieux où la veille il rencontra les deux amants. Mais en vain longuement
il s'arrête, les appelle à haute voix et les attend jusqu'au midi. Personne
ne lui répond ; il prend enfin, et bien à regret, le parti de retourner à sa demeure. Ainsi
se termine cette simple pastorale, où la vérité des descriptions n'est égalée
que par la délicatesse des sentiments et la chasteté de la pensée. Bien
supérieur à tous les fabliaux du moyen âge, c'est peut-être le poème le plus
parfait que nous ayons dans ce genre ; et nous avons éprouvé à sa lecture un
charme inexprimable. Sans doute, il est facile de noter, çà et là, surtout
dans le dialogue des deux amants, quelques vers obscurs, une certaine
afféterie et de puérils jeux de mots, imités de la langue italienne. Mais
semblables à l'insecte endormi dans le calice d'une fleur, ces défauts du
siècle de René ne jettent qu'une ombre légère sur l'ensemble de cette
ravissante composition, qui place son royal auteur à la tête des poètes de
son siècle, au-dessus même du chevaleresque prisonnier d'Azincourt, le
gracieux et mélancolique Charles d'Orléans[38]. Ceci nous
emporte un peu loin de la cour de Nancy. Ce n'était pas auprès d'Agnès Sorel,
ce n'était pas aux pieds d'Isabelle de Lorraine que René chantait les Amours
de Bergier et de la Bergeronne ; c'était pour Jeanne de Laval, sa seconde
et nouvelle épouse, que le vieux roi soupirait, d'une voix si fraîche et si
pure, les vers que l'amour lui dictait. Mais si la voix était encore fraîche
et pure quand déjà la vieillesse se faisait sentir, qu'était-ce donc aux
premiers jours de la vive jeunesse, et dans l'épanouissement d'un premier
amour ? Ainsi — il ne faudrait pas connaître le cœur humain pour y contredire —, en même temps qu'Agnès Sorel retrouvait dans la cour de Lorraine le sentiment français, l'amour et même parfois l'enthousiasme de la cause nationale, elle y respirait dans une sorte d'atmosphère chevaleresque le souffle et comme l'air d'une passion plus tendre : elle y voyait une maîtresse du souverain toute-puissante, entourée d'hommages, et elle était l'amie d'un jeune prince qui comprenait l'amour et qui le chantait. Tout la livrait donc à sa destinée ; son cœur, amolli par le spectacle d'une cour fière, mais galante, allait trouver un complice dans un de ses meilleurs sentiments, dans cet amour de la France qu'elle avait sucé avec le lait, que son éducation n'avait pu qu'accroître, et que les malheurs des temps avaient exalté si puissamment dans les nobles âmes. En mettant le pied dans la cour de Chinon, elle ne se doutait pas à coup sûr de ce qui l'y attendait. Cela pourtant n'était que trop facile à prévoir : un roi jeune, galant, voluptueux, aimant les fêtes et les plaisirs de l'esprit, fort détaché de sa femme ou du moins fort émancipé de son influence, très-sensible à la beauté, et non moins sensible à la grâce, pouvait-il ne pas remarquer la présence d'Agnès ou pour mieux dire n'en être pas ébloui ? Elle était dans tout l'éclat de cette opulente beauté, si délicate pourtant, que nous révèle son portrait, dans tout le charme d'un esprit aimable et enjoué, dans la splendeur de ses vingt-deux ans. Elle-même n'ayant point encore connu l'amour, comment serait-elle insensible à celui qui allait lui être offert par un prince entouré du double prestige de la jeunesse et du malheur ? L'épreuve était d'autant plus périlleuse que la passion trouvait une excuse toute prête dans le désir d'élever le prince au niveau de sa destinée et de ses devoirs, et d'avoir ainsi une part dans la gloire d'assurer et d'achever l'œuvre de la délivrance ; noble désir, bien fait sinon pour tenter une belle âme, du moins pour voiler ses faiblesses ! |
[1]
Mémoires sur l'ancienne chevalerie, t. I, p. 10 et 11.
[2]
Le Panégyric du chevalier sans reproche, p. 448.
[3]
Marguerite de Bavière, mère d'Isabelle de Lorraine, avoit un grand soin, nous
dit Dom Calmet, que les personnes qui la servoient, et les princesses ses
filles, ne demeurassent point dans l'oisiveté ; elle leur donnoit l'exemple du
travail et de l'occupation, et leur faisoit de saintes lectures les jours de fêtes
et dimanches. (Dom Calmet, Histoire de Lorraine, t. III, p. 520.)
[4]
Mémoires, liv. IV, chap. XXIX. — Collection du Panthéon, p.175.
[5]
C'est l'opinion de M. Vallet de Viriville : Il était
d'usage, dit-il, en ces temps, parmi la
noblesse, que les jeunes filles, ainsi que les jeunes hommes, ayant une fois
atteint l'âge de l'adolescence, quittassent le manoir natal et se rendissent à
la cour de quelque suzerain ou patron plus puissant. Là, sevrées de la
tendresse, parfois excessive, des parents, elles achevaient leur éducation
privée sous une tutelle plus ferme, au service de quelque dame illustre. Elles
faisaient en même temps l'apprentissage de la vie publique, à laquelle, aussi
bien que les hommes, ou du moins beaucoup plus que de nos jours, elles étaient
également appelées. -Agnès Sorel, au sortir de l'enfance, fut placée sous ces
auspices à la cour d'Isabelle ou d'Isabeau de Lorraine. (Vallet de
Viriville, Agnès Sorel. — Revue de Paris, 155.)
[6]
Michelet, Histoire de France, t. V, p. 226.
[7]
M. Henri Martin n'y met pas plus de façons que M. Michelet : il accepte
l'opinion que nous considérons comme une calomnie. Parlant du changement que
l'on remarque dans Charles VII à l'époque où Agnès paraît à. la cour, il
l'attribue en partie à Yolande, et il ajoute : Avec moins
d'éclat et d'autorité apparente, cette habile Espagnole semble presque avoir
renouvelé Blanche de Castille. Si les intentions n'étaient pas moins louables,
on n'en saurait dire autant des moyens. La reine douairière d'Anjou était peu
scrupuleuse, et Charles n'était pas un saint Louis ! Elle n'avait pu le
gouverner par sa fille, par la reine, par la femme légitime ; elle ne pouvait
l'empêcher d'avoir des maîtresses ; elle lui en donna une de sa propre main et
le gouverna par cet étrange intermédiaire. (Histoire de France,
t. VI, p. 321.)
[8]
Le portrait d'Yolande a été reproduit par M. Ferdinand de Lasteyrie, Histoire
de la peinture sur verre, 1835 et années suivantes, in-folio, pl. 52, et
dans le Moyen Age et la Renaissance, t. V.
[9]
Yolande ou Violante d'Aragon, comme on la nommait dans sa langue maternelle,
était née en 1380, de Jean, roi d'Aragon, et d'Yolande de Bar, petite-fille du
roi de France Jean le Bon. (Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII et
de son temps, t. I, p. 44.)
[10]
Le duché de Bar avait alors pour duc Louis de Bar, cardinal, évêque de
Châlons-sur-Marne, puis de Verdun. Ce prélat avait hérité du dernier de ses
frères, Édouard III de Bar, tué en 1415 à la bataille d'Azincourt, bien que le
duché, fief féminin ainsi que la Lorraine, revint de droit à l'une de ses
sœurs, Yolande d'Aragon, qui était fille de Violante de Bar. Mais plus tard un
accommodement intervint, et, par manière de transaction, le cardinal-duc adopta
pour héritier son petit-neveu, René d'Anjou, deuxième fils d'Yolande et frère
de Marie d'Anjou, mariée au dauphin. Cela fait, l'union de la Lorraine et du
duché de Bar devenait facile : il n'y avait plus qu'à marier René et la fille
du duc de Lorraine. C'est à quoi travailla et réussit Yolande. (Dom Calmet. Histoire
de Lorraine, 1747, in-folio, t. III, col. 533.)
Aux mois d'août et de septembre 1419, Yolande plaidait
au parlement contre le cardinal. (T. XX, 1480, fol. 191. — Vallet de Viriville.
Histoire de Charles VII, t. I, p. 150.)
[11]
Bourdigné.
[12]
P. P. 2298 à la date du 22 février 1443.
[13]
Berry, p. 422.
[14]
Sa vie est remplie de miracles. (Voir dom Calmet, p. 520 et suiv.)
[15]
Dom Calmet, Chroniques de Lorraine, Preuves. t. II, p. 6.
[16]
De Quatrebarbes, Œuvres du roi René. Angers, 4 vol. in-4°. Introduction,
XCII.
[17]
Briser l'arc ne guérit pas la plaie.
[18]
De Quatrebarbes. Œuvres de roi René. Introduction, XCI et XCII.
[19]
Si estoyent auec luy, de son Royaume, pour passer la
mer, messire Iehan d'Artois, Comte d'Eu, le Comte de Dampmartin, le grand
prieur de France, messire Bouciquaut, Mareschal de France, messire Tristan de Maguelles,
etc... (Histoire et chronique de Jehan Froissart. Lyon 1559, 4 vol.
in-folio, t. I, chap. ccix, p. 265.)
Un autre chroniqueur dit, parlant de lui, que toutes gens le clamoient le bon chevalier.
[20]
Vallet de Viriville, Revue de Paris. — Agnès Sorel, p. 46.
[21]
Michelet, Histoire de France, t. II, p. 74, 75, 77 et 78.
[22]
Le comte Louis de Blois, neveu du Roy de France, et le
duc de Lorraine, seronrge d'iceluy Comte, avecques leurs gens et leurs
bannieres, se combattirent moult fort ; mais ils furent enclos d'une route
d'Anglois et Gallois, et furent occis : combien qu'ils y firent moult de
prouesses. (Froissart. t. I, chap. CXXX, p. 153.)
[23]
Et d'autre part prins le comte de Vaudemont et de
Genuille. (Froissart. t. I, chap. CLXII, p. 193.)
[24]
Quand messire Broquart de Fenestrages (qui estoit hardi
et courageux Chevalier) veit que messire Eustache d'Auberthicourt et sa
bataille ne descendyoent pas de leur tertre, si dit : — Allons vers eux. Il
les nous faut combattre, à quelque méchef que ce soit... Si écheut messire
Eustache ès mains d'un Chevalier de dessous le Comte de Veudumont, qui
s'appeloit messire Henry Quenillart... (Froissart. t. I, chap. CXCIX, p.
224, 225.)
[25]
Nous trouvons deux Lorrains au siège d'Orléans, et
tous deux y déploient le naturel facétieux de leur compatriote Callot ; l'un est
le canonnier maître Jean, qui faisait si bien le mort ; l'autre est un
chevalier qui fut pris par les Anglais, chargé de fers, et qui, à leur départ,
revint à cheval sur un moine anglais. (Histoire au vrai siège. —
Michelet, Histoire de France, t. V, p. 47.)
[26]
Hault et puissant prince, je, René, fils du roy de
Jerusalem et de Sécile, duc de Bar, marquis de Pont, comte de Guyse, vous fait
assavoir que par ces présentes renonciatures et la teneur de ces présentes lettres,
veuil et entends, de ce jour en avant, par moy estre, et demeure quitte et
déchargé de tous lyens de foy, hommaiges et promesses quelconques, que mondict
oncle pourroit avoir faict en vos mains, comme régent, pour moy et en mon nom,
et par vertu de mesdictes lettres de procuration à luy données, et aultrement,
et moy par mesdictes lettres patentes, à vous sur ce envoyées, et ces choses
vous signifié-je, et vous escript par ces présentes scellées de mon scéel pour
y saulver et garder mon honneur.
Données le tiers d'août 1429.
(Le comte de Quatrebarbes, Œuvres complètes du roi
René, t. I. Introduction, XVII.)
[27]
On assure qu'il aimoit extrêmement la musique, et
qu'il avoit toujours des musiciens à sa suite. Il aimoit aussi la littérature,
principalement l'histoire, et il portoit toujours dans ses voyages et ses
expéditions Tite-Live et les Commentaires de César, et ne passoit guères de
jour qu'il n'en lût quelques feuillets. Souvent en parlant de soi-même, il
disoit qu'en comparaison de César, il lui sembloit n'être qu'un apprentif dans
le métier de la guerre. (Dom Calmet, Histoire de Lorraine, t.
III, p. 558.)
[28]
Dom Calmet, Chroniques de Lorraine. Au dernier volume des preuves, p.
12.
[29]
M. Michelet veut à toute force qu'Yolande ait été une entremetteuse : il lui a
prêté ce beau rôle, comme nous l'avons vu, dans la liaison de Charles VII et
d'Agnès Sorel ; il prétend encore qu'elle l'a rempli auprès de Charles le
Hardi, et qu'il se pourrait bien que ce fût des mains de la reine de Sicile que
le prince lorrain tint sa maîtresse : on voit que la monomanie érotique de M.
Michelet date de loin. Peut-être, dit-il
en parlant d'Alizon de May, cette maîtresse, qui vient
à point pour les intérêts de la maison d'Anjou et de Bar, fut-elle donnée au
duc par la très-peu scrupuleuse Yolande, comme elle donna Agnès Sorel à son
gendre Charles VII (une rivale à sa propre fille). Elle éveilla le jeune roi
par les conseils d'Agnès, et probablement elle endormit le vieux duc de
Lorraine par ceux de l'adroite Alizon. Alizon de May était de naissance fort
honteuse, dit Calmet ; mais en revanche, elle était belle, spirituelle, de
plus très-féconde ; en quelques années, elle donna cinq enfants à son vieil
amant. — Histoire de France, t. V, p. 27.
M. Michelet croit avoir besoin d'une explication
honteuse pour rendre raison de la conduite politique de Charles le Hardi ; et,
chose singulière, il va tout aussitôt se démentir et donner l'application
vraie, qui est parfaitement suffisante et indépendante de la première. Il
s'agit de donner la raison de l'union de René avec Isabelle de Lorraine.
Le duc, gouverné alors par une
maîtresse française, consentit à donner sa fille et ses Etats à un prince
français de cette maison de Bar, si longtemps ennemie de la sienne.
Les Anglais y avaient aidé en
faisant au duc de Lorraine le plus sensible outrage. Henri V lui avait demandé
sa fille en mariage, et il épousa la fille du roi de France ; en même temps il
inquiétait le duc en voulant acquérir le Luxembourg, aux portes de la Lorraine.
L'irritation de Charles le Hardi augmenta, lorsqu'en 1424, les Bourguignons,
auxiliaires des Anglais, occupèrent en Picardie la ville de Guise, qui lui
appartenait. Alors il assembla les états de son duché, et leur fit reconnaître
la Lorraine comme fief féminin et sa fille, femme de René d'Anjou, comme son
héritière. — Histoire de France, t. V, p. 27, 28.
[30]
Monstrelet.
[31]
La cour de Lorraine vit aussi (mais Agnès Sorel ne put l'y voir que tout
enfant) le fils même d'Antoine de Vaudemont, Ferry de Vaudemont, qui commença,
par son union avec la fille du roi René et d'Isabelle de Lorraine, cette lignée
de princes lorrains, si remarquables par leur beauté (a) et leur bonne
tournure. Ce prince, aussi hardi que son père, resta attaché à la cause
française. Nous le voyons figurer aussi avec beaucoup d'éclat dans les tournois.
Si on en croit César Nostradamus, Ferry de Vaudemont aurait enlevé sa fiancée
Yolande et devancé l'époque fixée pour leur union. M. de Quatrebarbes, en
citant le fait d'après Nostradamus, le traite de supposition romanesque : La confiance et l'attachement, dit-il, que René ne cessa de montrer à son gendre démentent cette
supposition romanesque, qui n'est appuyée par aucune preuve historique. (Œuvres
du roi René.)
(a) Ferry, dit
Champier, étoit bien foict de corps et beau de visage
; parfoict en mœurs, couraige, force et prudence en armes.
[32]
Il y avait, comme on le pense bien, des exceptions. Les chroniqueurs en
signalent une assez curieuse à l'occasion de la bataille de Bulgnéville. Le
damoisel de Commercy avait abandonné des premiers le champ de bataille. Dans la
suite, il rencontre Barbazan, qui lui fait des reproches : — Tort ay, répond-il, ains
(mais) l'avois promys à ma mie. — Car devoit le damoisel aller sur la vesprée veoir certaine Agathe qu'estoit sienne, et que avoit promesse de luy
que quitteroit la meslée et que viendroit à tout meshuy en sa chambrette, que valoit mieulx, ce disoit-elle, que
champs, où n'estoient que picques et horions. Et de ce, n'en doubtez, ajouté le
chroniqueur, fut grande risée. (Manuscrit inédit de la bibliothèque de
Mori d'Elvange. — Œuvres du roi René. Introduction, XXVIII.)
[33]
On peut consulter sur l'instruction de la noblesse à la fin du moyen âge, les
savants mémoires de M. Léopold Delisle.
[34]
J. Libert. Histoire de la chevalerie en France, p. 273.
[35]
Bourdigné, Histoire agrégative des annales et chroniques d'Anjou.
Angers, 1845. — Steenackers, Histoire des ordres de chevalerie en France,
p. 189.
[36]
Dans l'Abuzé en court, où il se propose de peindre les illusions de
l'ambitieux, et surtout l'ingratitude des cours, on rencontre parfois des idées
et des vers qui ne sont nullement méprisables.
….. C'est le
plus doux,
C'est le Temps
désiré de tous...
C'est le Temps
de court gracieulx,
Qui entretient
les amoureux...
Il est à l'un
plein de promesses,
De paroles et de
largesses,
De dons, de
lettres et de papiers,
De chaynes,
d'abitz et de courciers.
Il faict les
grands offices mectre
Es petites
capacités…..
Il fait les
saiges débouter,
Et les folz en
conseil bouter...
. . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
Vielz anges et
vielz braconniers,
Vielz héraulx et
vielz menestriers,
Vielz chevaux et
congneux lévriers,
Vielz sergens,
pouvres serviteurs,
N'ont guères
l'amour des seigneurs.
. . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
Et parlant des effets de l'amour :
Faisant d'ung
umbre une figure,
. . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
D'un pertuiz une
pourtraicture...
Ainsi me tenoit
folle amour,
Et me pourmenoyt
nuyt et jour.
Huy content,
demain despiteux,
Ung jour marry,
l'aultre joyeulx,
Une heure en
pleurs, l'aultre en soucy :
Une fois seur,
l'aultre esbahy ;
Demy-fol, saige
peu souvent,
Plus paresseux
que diligent.
Voici comment il présente la cour et les moyens d'y
réussir, moyens qui eux-mêmes sont souvent trompeurs :
Troys choses sont
soubz moy la Court,
Qui bien souvent
par une espace ;
Mais quant
l'ouvre vers la fin court,
En mocquerie
tourne et passe ;
L'une est
rapporter par fallace ;
L'aultre le fait
de flaterie ;
L'aultre qui tmt
honneur efface
Est l'estat de
macquerelerie.
Tous dateurs qui
scevent flater
Et venir corner
à l'oreille,
Et en flatant
faire semoler (paraître)
De chose commune
merveille,
Posé que la
court s'appareille
A les oyr pour
une espace,
Souvent en ce
leur appareille
Ung bon conflit
en passe passe.
Du segond point
qu'en rapportant
Tel fait à cil
qui s'y deporte,
Tel si est
souvent deportant
Qu'en fin peu
d'honneur en emporte.
Pour ling temps
lui prestons la porte,
Pour veoir de
quoy servir il scet,
Mais enfin son
maleur emporte
Qu'ay veu faire
à plus de sept.
De l'aultre
point n'en dire n'ose,
Tant à Dieu et
aux bons desplait,
Tant est villain
que je suppose,
Que nul qui
vaille ne s'y mect.
Et si aulcun
s'en entremect,
Garde bien
comment il s'y boute,
Car souvent cil
pour qui le fait,
Le premier le hait
et deboute.
(L'Abuzé en court. Comte de Quatrebarbes. Œuvres
du roi René, t. IV.)
Cela ne nous paraît pas trop mal dit pour un roi qui
devait s'y connaître : ou n'est trahi que par les siens.
[37]
Comte de Quatrebarbes, Œuvres du roi René, t. III.
[38]
Œuvres du roi René, t. II, p. 101, 102, etc.