AGNÈS SOREL ET CHARLES VII

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

De l'art et du sentiment du beau au quinzième siècle. — De la statuaire, de la peinture, de la musique et des lettres à cette époque. — Charles d'Orléans. — Villon. — De la beauté d'Agnès Sorel. — Témoignages de Jean Chartier, Olivier de la Marche, Pie II, Thomas Basin. — Des diverses images d'Agnès. — Le dessin de M. Niel. — Opinion de M. Vallet de Viriville. — Jean Fouquet et le portrait d'Agnès Sorel. — Les goûts d'Agnès. — Son caractère. — Ses lettres. — Son éducation.

 

Nous devons nous occuper d'abord de la beauté d'Agnès Sorel ; car c'est elle qui l'a tirée de l'obscurité et qui, après l'avoir placée presque sur le trône, lui a donné un nom dans l'histoire. En recherchant, d'ailleurs, quel fut le caractère et, pour ainsi dire, la vertu de ce privilège si rare, qui éblouit les contemporains, il nous sera permis peut-être de deviner et d'apprécier le caractère même de la personne et la portée de son influence. Mais auparavant il ne sera pas inutile de présenter quelques considérations sur l'art au quinzième siècle et de montrer l'idée que se faisaient de la beauté les contemporains de celle à qui ils en adjugèrent le prix. Il nous semble même que ce n'est qu'à cette condition qu'il conviendra de juger si Agnès a droit de prendre place dans l'élite des beautés vraiment supérieures.

Ga-the, dans une fiction charmante, bien qu'un peu subtile et entachée d'archaïsme, a fait un poétique éloge de l'art, dont il fait la plus haute condition de bonheur pour l'homme. Lorsque Minerve, dit le grand poète de l'Allemagne, voulant favoriser son préféré, Prométhée, apporta du ciel une coupe de nectar toute pleine, afin de donner le bonheur aux hommes aimés de son favori, et souffler à leurs cœurs l'amour des arts aimables, elle se hâta d'un pied rapide pour n'être point vue de Jupiter. La coupe alors chancela et il tomba quelques gouttes de la divine liqueur sur le gazon vert. Aussitôt d'accourir les abeilles, qui sucèrent avec avidité ; puis arriva le papillon, pressé de saisir aussi quelques gouttelettes ; elle-même, l'araignée difforme s'en vint en rampant et suça de toutes ses forces. Heureusement ont-ils ainsi goûté, eux et d'autres petits animaux ; car ils partagent maintenant avec l'homme le plus beau bonheur, l'art[1].

Nous sommes loin d'être des ennemis ou des détracteurs du moyen âge : il vaut mieux que la réputation qui lui est faite dans le vulgaire ; l'esprit humain n'y a pas toujours dormi d'un sommeil profond ; il a laissé dans cette longue époque des monuments remarquables de sa pensée et de son imagination ; il a eu des rêves grandioses, et dans le monde réel, n'eût-il produit que quelques grands caractères, dignes de servir de modèles, qu'on ne saurait dire sans injustice qu'il a été stérile. Mais, l'architecture à part, à part les chefs-d'œuvre qu'elle a élevés, inspirations sublimes d'une foi naïve et puissante, à part aussi quelques compositions musicales supérieures, sorties de la même source, l'art proprement dit, sous ses formes diverses et plus expressives de la statuaire, de la sculpture et de la poésie, malgré quelques conceptions remarquables, n'a rien fait d'achevé, n'a rien produit qui soit digne d'être placé à côté des productions de l'antiquité, de la Renaissance et des temps modernes. La poésie alors était dans les âmes, plus vive peut-être, plus abondante que dans nos temps de civilisation raffinée ou d'analyse savante, et nous sommes assez tenté de dire avec Voltaire :

Oh ! l'heureux temps que celui de ces fables,

Des bons démons, des esprits familiers,

Des farfadets, aux mortels secourables !

On écoutait tous ces faits admirables

Dans son château, près d'un large foyer.

Le père et l'oncle, et la mère et la fille,

Et les voisins, et toute la famille,

Ouvraient l'oreille à monsieur l'aumônier,

Qui leur faisait des contes de sorcier.

On a banni les démons et les fées :

Sous la raison les grâces étouffées

Livrent nos cœurs à l'insipidité ;

Le raisonner tristement s'accrédite ;

On court, hélas ! après la vérité.

Ah ! croyez-moi, l'erreur a son mérite.

Mais cette poésie de la vie, dont la perte inspire des regrets à Voltaire lui-même, est restée comme enveloppée, ou n'a trouvé qu'une expression unique. L'art, varié, multiple, ondoyant et divers comme la vie elle-même, comme le cœur humain aux époques où il se déploie tout entier dans la richesse de ses aspirations et de ses passions, n'a point réellement existé. Si les générations de ces temps lointains n'ont pas été privées de la liqueur divine apportée aux hommes, d'après la fiction de Gœthe, par le Prométhée antique, et de l'heureuse ivresse dont elle remplit les cœurs, il s'en est peu fallu ; à peine en ont-elles approché les lèvres ; et peut-être serait-il permis de dire que, comme les êtres inférieurs dont parle le poète, elles n'ont guère recueilli que la goutte tombée sur le gazon vert. On ne commence à retrouver ce souffle divin que vers l'époque où vécut Agnès Sorel, au quinzième siècle.

Ce n'est pas sans motif que l'on a placé dans ce siècle la fin du moyen âge et le commencement de l'ère moderne. En dehors et à défaut des raisons politiques et sociales qui expliquent la division des temps, raisons trop connues pour qu'il y ait besoin de les rappeler, il y en aurait une, tirée de l'histoire de l'art, qui suffirait à la justifier. Nous avons au quinzième siècle une renaissance avant la Renaissance. Sous l'empire, de causes diverses, l'esprit français se montre moins puissant peut-être, moins fécond à coup sûr qu'au treizième siècle, mais plus complet, plus varié, plus libre d'allures, plus maitre de lui, et ayant de lui-même une plus vive conscience dans la sphère de l'art.

L'art gothique, déjà altéré dès le quatorzième siècle, est en pleine décadence au quinzième. Ce fait a été depuis longtemps constaté et expliqué : Au quatorzième siècle, se révélèrent en elle (l'architecture gothique) les premiers symptômes maladifs. Elle commença dès lors à perdre le sentiment des justes proportions et de l'harmonie, de la sobriété dans les ornements et de la gravité dans l'ensemble. Le désir d'innover, de faire mieux, poussa vers la recherche et l'hyperbole. Les qualités se changèrent peu à peu en défauts. L'arc pointu s'allongea, les vides s'agrandirent, les pleins diminuèrent outre mesure. Le trait le plus caractéristique peut-être d'un style pur et d'une grande époque, c'est que le principal et les accessoires se coordonnent logiquement, occupent la quantité d'espace et soient traités avec l'importance qui leur revient de droit. Dans les périodes primitives, le principal l'emporte sur l'accessoire, il y a disette d'ornements : cette réserve communique à l'œuvre une expression de gravité majestueuse ou mélancolique. Dans les périodes de décadence, l'accessoire l'emporte sur le principal : tandis que l'exagération altère les formes essentielles, la décoration les envahit, les masque et les obère. Le luxe et la coquetterie prennent la place des qualités supérieures. Telle fut la marche que suivit l'art gothique. Pendant le quatorzième siècle toutefois, il descendit avec lenteur la pente fatale qui mène à la mort ; au quinzième seulement, il perdit toute prudence et toute modération[2].

Mais la décadence n'est que dans l'architecture : si le sentiment du sublime a disparu avec l'affaiblissement de l'esprit religieux, le sentiment du beau s'est éveillé ; si l'art a reculé d'un côté, il a progressé de l'autre. Peut-être même serait-on en droit de dire que ses conquêtes compensent amplement ses pertes. L'imagination des artistes, en descendant du ciel sur la terre, retrouve la conscience de la réalité, du naturel et de la vie ; elle y puise le secret d'animer le marbre et la pierre, même sur les tombeaux. Moins heureuse dans la peinture, elle arrive cependant parfois à reproduire sur la toile les grands caractères de la figure humaine[3]. Avec Jean Fouquet, de Tours, l'enluminure produit des merveilles Ses miniatures sont de véritables chefs-d'œuvre où, sous le pinceau de l'habile enlumineur, les plus petits cadres prennent des proportions grandioses et deviennent autant de tableaux[4]. — La musique, avec Guillaume Dufay, surtout avec Jospin du Ris, prend un caractère nouveau et un souffle poétique qui a excité l'admiration des meilleurs juges[5]. Enfin la poésie, le premier des arts, celui dans lequel le sentiment du beau a son expression la plus large et la plus complète, a trouvé son instrument propre, celui qui lui restera. L'instrument rendra un jour, deux siècles plus tard, des sons plus éclatants, plus nobles et plus variés ; mais il est achevé ; il a pris sa forme définitive, et déjà même, sur le mode restreint qui répond à la pensée du temps, et parfois à celle de tous les temps, il fait entendre de ravissants accords.

Nous voulons insister plus longtemps sur ce point, parce qu'il se lie intimement au sujet particulier que nous traitons dans ce chapitre, le caractère de la beauté d'Agnès Sorel.

Deux auteurs entre autres, l'un né sur les marches du trône, l'autre dans les bas-fonds de la société, Charles d'Orléans et Villon, sont des poètes presque modernes, qui, dans certaines de leurs inspirations, ont droit de prendre place parmi les maîtres et de servir de modèles.

Le captif d'Azincourt, prisonnier des Anglais pendant vingt-cinq ans, n'est pas seulement poète par l'inspiration intime et naïve du vers, il l'est aussi par l'harmonie de la composition, par le charme et la grâce de l'expression, par l'élégance savante de la forme, de sorte que, dans un genre secondaire, il touche presque, à certains moments, à la perfection de l'art. Où trouver un mouvement de passion plus vif et d'un tour d'expression plus gracieux que dans les vers suivants ?

Dieu ! qu'il la fait bon regarder,

La gracieuse, bonne et belle !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qui sp pourrait d'elle lasser ?

Tous les jours sa beauté, renouvelle.

Dieu ! qu'il la fait bon regarder,

La gracieuse, bonne et belle !

Par deçà ni delà la mer,

Ne sçays dame ni demoyselle

Qui soit en tout bien parfait telle.

C'est un songe que d'y penser.

Dieu ! qu'il la fait bon regarder !

Nul ne contestera non plus l'élégance poétique et toute moderne de ces trois strophes si connues :

Le Temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluye,

Il s'est vestu de broderie,

De soleil luisant, clair et beau.

Il n'y e beste ni oyseau

Qu'en son jargon ne chante ou crie :

Le Temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluye,

Rivière, fontaine et ruisseau Portent en livrée jolie

Gouttes d'argent d'orfavrerie ;

Chascun s'habille de nouveau :

Le Temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluye[6].

Villon surpasse encore, à une grande distance, le poète charmant dont M. Michelet compare le chant à celui de l'alouette. il a la voix plus forte, plus soutenue, plus éclatante, comme la pensée plus hardie, le sentiment plus profond, l'inspiration plus originale et plus concentrée. Villon a l'âme et l'imagination d'un vrai poète. La grande pièce où il raconte les fautes de sa vie renferme des strophes qui rappellent, au dire des meilleurs juges, tout à la fois Shakespeare et Bossuet[7]. La poésie française est née ; elle a sa voix, son accent : elle pourra se faire entendre plus loin et plus haut ; elle n'aura pas un autre son. L'art a donc trouvé dans le quinzième siècle sa forme supérieure et l'esprit français pourra désormais tremper ses lèvres dans la coupe enchantée.

Nous ne poursuivrons pas plus loin ces préliminaires, que nous avons tenu à esquisser, parce qu'ils se lient à un point que nous considérons comme important et que nous voulons immédiatement mettre en lumière, c'est-à-dire le caractère absolu de la beauté d'Agnès Sorel.

Les contemporains d'Agnès Sorel sont unanimes à reconnaître et à proclamer la supériorité de sa beauté.

Et comme entre les belles, dit le continuateur de Monstrelet, elle estoit tenue la plus belle, elle fut appelée Madamoyselle de Beauté, tant pour cette cause que pour ce que le roi lui avoit baillé ledit Chastel[8]. Jean Chartier, qui la connaissait bien, qui avait vécu longtemps auprès d'elle, et qui ne lui est que médiocrement favorable, n'est pas moins explicite et dit que : Entre les belles c'estoit la plus jeune et la plus belle du monde. La Chronique Martinienne répète la même chose : Laquelle, pour vrai, dit le narrateur, avoit été la plus belle femme jeune qu'il feust en icellui temps possible de veoir[9]. Olivier de la Marche, qui l'avait vue aussi comme Jean Chartier, porte le même témoignage : Et certes, dit-il, c'estoit une des plus belles femmes que je vey oncques. Le pape Pie II dit en parlant d'elle qu'elle avait la plus belle figure qu'on pût voir : Facie pulcherrima. Les épitaphes ne sont pas sans doute toujours l'expression de la vérité ; mais après la mort de la favorite rien n'invitait à flatter, tout au contraire en détournait. Que lit-on pourtant sur son tombeau ? Son visage avait tout l'éclat des fleurs du printemps[10]. Un seul, parmi les contemporains, met une restriction dans l'éloge : c'est l'évêque de Lisieux, Thomas Basin, qui appelle Agnès simplement une assez belle femme, satis formosam mulierculam. Mais Thomas Basin ne l'avait pas vue : c'était un évêque, et un évêque mécontent ; il écrivait loin de la cour, avec ses préventions d'ecclésiastique, et ne se faisait nullement, on peut le croire, un scrupule de conscience de donner ou de ne pas donner la mesure exacte de la vérité en pareille matière ; léger d'ailleurs dans beaucoup de ses jugements, dans ses affirmations, et même dans le récit des faits, il n'a point par conséquent autorité suffisante pour affaiblir, en quoi que ce soit, le poids des témoignages contraires, qui sont si décisifs.

Mais quel était le caractère de cette beauté que l'on ne saurait contester, proclamée qu'elle est par tous les contemporains, même par les adversaires, consacrée par la tradition, devenue populaire et entourée de l'auréole des privilégiés de la poésie ? On ne trouve rien dans les historiens qui fixe d'une manière absolue à cet égard, et on chercherait en vain chez eux quelques-uns de ces détails expressifs, ou tout simplement réels et précis, dont notre imagination est si curieuse, et qui ont pour effet de ressusciter, de poser devant nous les figures historiques ; et Villon, s'il chantait aujourd'hui, aurait plus d'une raison pour donner une place dans ces strophes mélancoliques à la belle Agnès :

Dites-moi en quel pays

Est Flora, la belle Romaine ?

Où est la très-sage Héloïs ?

La reine Blanche, comme un lis,

Qui cbantoit à voix de sirène ?

… Et Jeanne, la bonne Lorraine,

Qu'Anglois brûlèrent ù Rouen ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Où sont-ils, Vierge souveraine ?

— Où sont les neiges d'antan ?

Sommes-nous cependant réduits à tout ignorer ? L'image même de la beauté célèbre s'est-elle complètement évanouie comme cette beauté elle-même ? Et ne saurions-nous dire si elle appartient à l'ordre supérieur ou à l'ordre vulgaire, s'il faut ranger la belle favorite dans le troupeau de ces femmes grasses qui tenaient le haut du pavé au commencement du quinzième siècle, au dire de M. Michelet, et comme on peut le conjecturer en voyant l'obésité des statues de Saint - Denis, ou dans la galerie brillante et illustre de celles qui ont au front le double prestige de la beauté physique et de la beauté morale, -que la nature crée de temps en temps comme pour faire l'essai de sa puissance, ou, comme dit quelque part Shakespeare, que Dieu forme dans ses jours de magnificence ?

Nous ne sommes point placés, Dieu merci, dans cet embarras cruel. Nous trouvons une première raison dans le caractère même de l'art au quinzième siècle, rapproché de l'opinion unanime des contemporains sur la supériorité de la beauté de la favorite. Ce n'est pas une subtilité, encore moins un paradoxe, de dire que, là où l'art a son véritable caractère, le sentiment du beau a toute sa pureté et sa puissance, et que le goût ne peut s'égarer au sujet de la beauté réelle quand il s'inspire, dans la sphère de l'art, aux sources de l'idéal. Dans un milieu vulgaire, la beauté vulgaire, la beauté de la forme dépouillée de tout rayon divin, peut faire illusion et usurper la place et les honneurs qui n'appartiennent qu'à la véritable beauté, à la beauté composée tout à la fois de séduction physique et de séduction morale ; dans un milieu différent, dans une société où l'instinct du beau est assez puissant, assez cultivé pour avoir donné à l'art sa forme vraie et pure, ni l'illusion, ni l'usurpation ne sont possibles, et quand tout le monde s'accorde à proclamer que telle ou telle beauté existe, c'est qu'elle appartient à la beauté réelle, c'est qu'elle en a véritablement taus les attributs. Les hommes peuvent se faire, selon les siècles et selon les degrés de civilisation, même sous l'empire de la même civilisation, un idéal différent de la beauté de la femme- Qui ne sait combien d'éléments personnels, combien d'influences, tenant aux passions ou aux circonstances individuelles, entrent dans nos jugements quand il s'agit de se prononcer sur ce sujet délicat, qui nous touche par tant de points ? Ainsi, les uns aimeront les beautés calmes et lumineuses, transparentes et profondes, comme cette madame de Longueville, qu'un grand écrivain, il y a quelques années, ressuscitait, au grand scandale des philosophes, ou cette madame Récamier, que nos pères ont tant admirée, et qu'un jour toute une salle de spectacle, à Londres, se levant en sa présence, saluait par un mouvement spontané et comme sous le coup d'une commotion électrique ; les autres n'accorderont leurs hommages qu'aux beautés jeunes et fraîches, parées de ce duvet argentin et de ce voile transparent de voluptueuse recherche qui distingue les femmes de Corrège. D'autres aiment ces femmes étranges, impénétrables, où se rencontrent de brusques contrastes d'ombre et de lumière, d'intelligence et de passion, et dont le type est si merveilleusement marqué dans la Joconde de Léonard de Vinci ; pour d'autres, c'est la maîtresse du Titien, avec son mélange de force et de finesse, avec cet éclat de vie que rehausse la sérénité du sourire et du regard, qui excite la sympathie et l'admiration ; pour d'autres encore, c'est la femme de Rubens, ample et magnifique, abondante et voluptueuse, ou bien la femme fine et élégante, aux poses étudiées, aux mains délicates, aux pieds mignons, pareille à une peinture du Parmesan, ou la femme austère et noble, dans le genre d'un tableau du Poussin. Mais, dans cette diversité de goûts, une chose est commune, une chose qui règle et détermine le sentiment à côté de la préférence personnelle, le sentiment même dé beau ; il y a, au milieu de cette inconstance qui ne se fixe pas, une sorte de fidélité idéale au type absolu de la beauté, qui consiste dans l'alliance mystérieuse de la force et de la grâce, de l'intelligence et de la vie puissante, traits caractéristiques, attributs nécessaires de la Vénus céleste.

On peut donc admettre comme une règle générale qu'une beauté de femme, reconnue telle dans une société civilisée, où l'art est entré dans sa voie, se rapproche plus ou moins du type idéal de la vraie beauté ; et, par une conséquence rigoureuse, qui n'est que l'application d'un principe absolu, qu'Agnès Sorel a possédé la beauté vraie, celle qui se compose du double charme que nous avons indiqué.

Une autre raison de notre opinion se tire de la longue durée de l'ascendant exercé par la favorite. Charles VII n'était pas un homme ordinaire ; il avait de plus la fougue et le tempérament, deux raisons de changement et de mobilité dans la passion, nous voulons dire dans l'objet de la passion ; il n'était retenu dans son affection par aucun scrupule de fidélité ou de conscience ; et pourtant, pendant près de vingt années, il a été enchaîné par un amour toujours égal, sans diversion aucune, sans aucune diversion du moins qui soit constatée par l'histoire. Et, chose remarquable ! Agnès l'arrache à des amours vulgaires, et, après sa mort, il y retombe en s'y enfonçant de plus en plus. Comment expliquer un tel phénomène, si ce n'est par la supériorité morale de la dominatrice par cette alliance suprême du double prestige qui constitue la véritable beauté ?

Enfin, nous trouvons une raison aussi décisive, et qui couronne le résultat de notre induction, dans ce qui reste de l'image d'Agnès : car, en dépit du temps, nous avons quelque chose d'elle ; ce n'est qu'un reflet de la lumière ; mais regardé, étudié de près, il nous donne une idée de la lumière même.

Nous laisserons parler d'abord M. Vallet de Viriville, qui a vu de ses yeux ce qui reste de la Dame de Beaulté :

L'histoire, dit-il, a parfois de funèbres ironies. De la belle des belles il reste aujourd'hui deux pâles et tristes portraits. L'un est un crayon (fort précieux encore) exécuté seulement sous le règne de François Ier, c'est-à-dire vers 1515. Ce qui désenchante dans ce dessin, récemment publié par M. Niel[11], ce n'est point son ton fruste et passé, ni sa date, relativement récente ; c'est le peu de beauté, l'invraisemblable beauté de la tête. Elle a bien un grand air encore, et l'encolure est gracieuse ; mais le reste, les yeux, le nez, ne peuvent être, en vérité, que trahison, et répugnent à la critique. L'autre est la figure qu'on voit à Loches ; une statue de stuc blanc, couchée sur le socle en marbre noir du tombeau. Cette seconde effigie, jadis placée dans le sanctuaire de la collégiale, devait avoir un grand prix. Étienne Chevalier, qui fit ériger cette sépulture, agissait comme exécuteur testamentaire d'Agnès, sous la surintendance directe du roi. Cet Étienne, d'ailleurs, enrichi dans les charges financières, fut un amateur magnifique, d'un goût suprême et très-avancé pour les arts. Si des larmes coulèrent jamais des yeux du roi Charles, elles durent tomber sur cette image qui reposait, escortée, au chevet, de ses deux anges, sous le toit même du royal palais. Plusieurs auteurs ont loué cette statue primitive, mais elle a été brisée en 1794, et, qui pis est, restaurée au commencement de ce siècle. La tête et les mains, c'est-à-dire les parties vives de l'œuvre, n'étaient que brisées, elles furent refaites à Paris en 1806, et sont complétement apocryphes...

Agnès, d'après diverses notions combinées, était blonde ou brune-claire, aux yeux bleus. Une abondante chevelure inondait sa tête d'un luxe superflu, car la mode du temps les relevait et n'en montrait qu'un léger bandeau ou les pointes. Son sourire enjoué reluisait sur des dents d'une beauté parfaite. Elle avait une série de coiffures très-variées. Les unes se composaient d'un calot galonné ou d'une simple résille. Les autres, au contraire, très-élevées ou d'un grand volume, portaient le nom d'atours... Ses robes, faites des plus riches étoffes de France, des Pays-Bas et d'Italie, étaient, selon la mode d'alors, à taille courte et souvent décolletée. Une large ceinture serrait étroitement la jupe, presque collante sur les hanches. De là, cette jupe flottait en plis très-amples, garnie au bord d'une profusion de fourrures. Elle se continuait par une queue traînante, que portaient, à la marche, une ou plusieurs suivantes. Les manches de la robe collaient également jusqu'au poignet, terminé en rebras ou en fourreau, et modelaient le bras tout entier. Parfois Agnès y ajustait un vaste appendice de fourrures, qui s'appelait unes manches ouvertes. On possède spécialement les traces d'unés manches ouvertes, en martre zibeline, qui servirent à son usage. Telle était, avec force pierreries et joyaux, sa toilette pour les réceptions intérieures ou pour la promenade habillée. A Loches, elle est représentée dans un autre costume, à la fois plus élégant et plus simple. La jupe longue y conserve ses beaux plis, mais la taille y gagne une sveltesse pleine de grâce ; avec ce surcot évidé qui s'arrondissait, des épaules aux hanches, en de sinueuses accolades d'hermines, comme deux cous de cygne tachetés...[12]

M. Vallet de Viriville ajoute en note :

Les héritiers de M. Brentano possèdent, à Francfort-sur-Mein, des fragments d'un autre livre à miniatures également merveilleuses. C'est un livre d'heures peint pour Étienne' Chevalier, par Fouquet. Il avait aussi donné à l'église de Notre-Dame de Melun un dytique peint sur bois par Fouquet, peintre d'Étienne. Ce tableau représentait, au milieu, la Vierge allaitant l'enfant Jésus ; puis, à droite et à gauche, Étienne Chevalier et saint Étienne, son patron. La tradition portait, au dix-septième siècle, qu'Étienne avait fait représenter la Vierge sous les traits d'Agnès Sorel. Ce genre de travestissement n'a pu être qu'une nouveauté fort étrange chez nous au quinzième siècle ; mais Fouquet, novateur de génie d'ailleurs, avait vu l'Italie. Il existe au musée d'Anvers, sous le n° 106, une peinture très-mal en vue et qui parait être une copie assez récente du tableau de Melun. Un artiste anglais, M. Green, a bien voulu copier pour moi cette image, que j'ai publiée en couleurs dans le Moyen Age et la Renaissance, tome V. Examinée sur place, à Anvers, cette peinture n° 106 m'a semblé une œuvre moderne et médiocre. Mais la paternité originaire de Fouquet me paraît incontestable.

 

L'historique est exact, et nous n'avons rien à y redire. Mais il nous semble qu'il n'a pas été tiré un parti suffisant des données qu'il fournit, et que l'image d'Agnès ne sort pas comme il convient des nuages. N'en peut-on vraiment l'en tirer davantage sans s'exposer à transporter le roman dans l'histoire, sans compromettre la vérité que l'on prétend servir ? Pour notre part, nous ne le pensons pas. Nous passons condamnation sur la valeur historique et esthétique des crayons de la collection de M. Niel[13], sur le dessin de Gaignères, et mieux encore sur la figure de Loches, qui, sous la forme et le prétexte d'une réparation, n'est qu'une sorte de contrefaçon et d'usurpation sacrilège. Il n'en. est pas de même de la copie du tableau de Melun. M. Vallet de Viriville nous dit que l'œuvre, c'est-à-dire la copie, est moderne et médiocre, et nous le croyons volontiers ; mais il est certain aussi qu'elle se rattache à l'original, et M. Vallet de Viriville le reconnaît ; or, ne contestant pas la paternité originaire de Fouquet, comment ne voit-il pas qu'il y a là une base historique suffisante pour reconstruire l'édifice ruiné, retrouver la ressemblance perdue et effacer les traces et les effets de la trahison dont il gémit avec tant de raison ?

Lorsque, en effet, on étudie de près cette copie précieuse à tant de titres, on y saisit sans effort, et assurément sans y mettre rien de cette complaisance trop naturelle à l'historien à l'endroit de ses héros, les grands caractères du beau, la puissance et la régularité, avec la douceur et la grâce, attributs distinctifs de la beauté chez la femme, et cet éclat de la couleur qui a un charme si puissant pour certains hommes, à ce point qu'il suffit à lui seul, sinon pour les captiver, au moins pour les séduire, et qui est pour presque tous la consécration et le couronnement de la beauté véritable. Le front, élevé et noble dans la proportion qui convient à la femme, marque l'intelligence. Les yeux, baissés et voilés, comme dans une statue de la Pudeur, sont grands et beaux, si l'on en juge par la forme de l'arcade sourcilière et la pureté des contours et des lignes. Le nez est long, mais sans excéder la mesure, droit, presque antique et parfaitement en harmonie avec l'ensemble du visage. La bouche est petite, nettement dessinée et comme ciselée avec art. Le menton, légèrement recourbé, exprime la volonté sans exclure la douceur, qui existe du reste dans toute la physionomie et en détermine le caractère. Tout cela, sans doute, sent l'époque et la placidité un peu froide des vierges du Pérugin et de Raphaël. Cela se conçoit de reste : le regard manque, et la lumière qu'il répand. Mais que cette lumière arrive ; que par la pensée on enlève le modèle de l'étrange situation où l'on a eu la fantaisie de le placer, qu'on le soustrait à l'embarras qu'il y éprouve ; qu'on le suppose dans une scène de la vie réelle, dans son rôle de femme aimée, adulée, et toute-puissante ; qu'on relève ses paupières ; qu'on répande sur son gracieux visage l'éclat d'un œil bleu brillant de la flamme de la pensée, de l'amour et de la vie ; que l'on place ensuite l'image, non refaite, mais complétée, dans son cadre naturel, et certainement on se trouvera en présence d'une beauté de premier ordre, devant l'image d'une personnalité adorable et puissante, d'un charme et d'une distinction suprêmes.

M. Vallet de Viriville trouve que le modèle a conservé, même dans le pâle dessin publié par M. Niel, un grand air et l'encolure gracieuse. Ces caractères, le dernier surtout, sont plus sensibles encore dans le portrait d'Anvers. On y admire en plein ce que le poète Baïf a dit de la beauté d'Agnès :

Ses beaux traits, son beau teint et sa belle charnure.

Si l'on ajoute à la description que nous venons de faire du visage, cette belle charnure dont parle le poète, les richesses de la gorge, qui y sont toutes vivantes, dans la splendeur et l'abondance antiques, des dents magnifiques — détail dont la certitude est acquise —[14], des cheveux blonds, longs et abondants, cachés dans le portrait[15] sous la couronne virginale, mais qui ne peuvent faire doute pour l'historien, une taille élégante et fine sous des épaules un peu fortes, ou plutôt d'une grande beauté, comme celles de la maîtresse du Titien, en embrassant d'un coup d'œil tout cet ensemble de formes ou gracieuses ou riches, l'on comprendra l'admiration des contemporains pour la Reine de Beauté avec le long et suprême ascendant qu'elle exerça sur le prince le plus puissant de son temps, et dont nous trouvons comme un reflet dans l'imagination de la postérité.

Une autre cause de cet ascendant, nous voulons dire de l'ascendant exercé sur Charles VII par Agnès Sorel, c'est la supériorité morale. Cette supériorité, devinée par les historiens, reconnue par la tradition, nous est attestée par ses lettres. Le caractère de sa beauté, tel qu'il se révèle par son portrait, est multiple ; son charme, comme celui de toute beauté véritable, tient à la fois de la Vénus terrestre et de la Vénus céleste ; il parle aux sens et à l'âme tout ensemble, à l'âme surtout, comme tout ce qui est supérieur, et il suffit de regarder avec attention ces traits purs, ces lignes délicates et gracieuses, ces lèvres d'une correction parfaite, ce front calme, sans plis, si merveilleusement modelé, si noblement relevé, pour reconnaître qu'on a affaire à une nature d'élite, que les passions vulgaires n'ont pu troubler ni atteindre. On est heureux cependant de pouvoir appuyer les inductions que le dehors autorise, sur des inspirations plus directes de l'âme. Nous n'avons que peu de chose d'Agnès Sorel ; il semble qu'une divinité jalouse se soit plu à nous dérober les titres de sa gloire. On ne possède que cinq lettres de ce qu'elle a pu écrire ; mais ces -cinq lettres, il faut se hâter de le dire, ont pour ceux qui savent les lire, une valeur considérable : elles correspondent à tout ce que laisse entrevoir sa physionomie telle que nous la montre son image ; elles la confirment en lui donnant comme le sceau de l'évidence ; elles l'éclairent, en un mot, d'un jour éclatant et suppléent, pour ainsi dire, à cette lumière du regard qui, par la faute de l'artiste et de l'esprit du temps, manque au portrait dont nous venons de donner une rapide esquisse.

Voici le texte de ces lettres, que nous donnons, bien qu'elles aient été publiées depuis plusieurs années, à cause de l'importance qu'elles ont par elles-mêmes et pour le but que nous poursuivons[16].

Première lettre. — À MADEMOISELLE DE BELLEVILLE (1)[17], MA BONNE AMYE, PAR CHRISTOFLE.

Madamoyselle ma bonne amye, ge me recommande de bon cuer à vous. Ge vous pri volloyr bailler à se porteur Christofle ma robe de gris doblée de blanchet et toutes paires de gant que troverez en demourer ; ayant ledit Christofle perdu mon coffre[18] où en avoir prins nombre. Vous plera oultre recepvoir de luy mon levryer Carpet, que vouldrez norrir de costé vous ; et ne lairré aller à la chasse avecques nuz ; cuar n'obéyt il à siflet ne apel ; quy me faict cause de le renvéer, et seroit, aultant dyre, perdeu ; que me seroit à grant poine[19]. Et l'ayez bien recommandé, ma bonne amye, et me feré plaisir ; priant Dieu vous donner sa grasse.

De Razillé ce VIIIme jour de septembre.

La toute vostre bonne amye,

AGNÈS.

 

Deuxième lettre. — DE LA MÊME À LA MÊME.

Madamoyselle ma bonne amye, de bien bon cuer me recommande à vous. Plèse vous savoir que je m'esmerveille du rapport que m'avez fait par le jeune Dampere[20], et le vous rentourne pour vous aydier à nous mettre hors de cecy, quy vous a deu estre de grant ennuy. Plèse vous savoir que nous esjoissons tant du mielx que povons en ces cartyers et y debbrez si tost venir que serez hors du dit ennuy ; quy sera tant tost comme bien espère. Attendant[21] avons faict chace hyer à ung porc sangler[22] dont vostre petit Robin[23] avoit trové la traxe ; et s'est tornée mal la dicte chasse au préjudice du dict petit Robin, aiant été frappé d'un taillon que ung des veneurs cuidoit tirer au dit sangler en ung buisson ; et luy en est assez gresve navreure[24]. Mais bien espère qu'en garira par promte voie et le ferai bien governer. Au demourant, s'il est aultre (chose) que, pour vous, faire puisse, attendant vostre venue, faictes le moy savoir, et le ferai de très bon tuer. Et à Dieu, ma damoiselle ma bonne amye, qui vous doint[25] ce que vous désirez. De Cande[26], ce vendredi après la saint Michiel[27],

La toute vostre bonne amye,

AGNÈS.

 

Troisième lettre. — À MON TRÈS HONORÉ SEIGNEUR ET COMPÈRE, MONSIEUR DE LA VARENNE[28], CHAMBELLAN DU ROY.

Monsieur mon compère[29], je me recommande à vous tant spécialement que ge puis. Comme ung nommé Mathelin Tiery, lequel est père d'une des filles de mon ostel, me a fayt remonstrer que une rente qu'il souloit prendre sur ung estail de bouchier de la ville de Chinon, et qui estoit de vingt-deux sols est naguières amendry à l'occasion des guerres et ne vault présentement que seize sols ; desquelz, joint au peu qui luy demoure, ne luy est loysible de vivre et est tombé en grant povreté ; supliant le dit Mathelin que luy veillez bien accorder et condescendre à donner ung ofysse[30], qui lui a esté promis de vostre escuier Guionnet, lequel luy viendroit bien à point pour son entretenement. Cy donques vous le veuz pryer accorder et y condescendre, quy ynsy viendroit audit Mathelin à indemnité d'avoyr esté rigoreusement traytié en sa dite rente et me ferez bon plesir de le despéchier. Comme prie' à Dieu, monsieur mon compère, que vous doint ce que désirez.

De Cucé[31], le pénultième jour d'avril.

La toute vostre servante et commère,

AGNÈS.

 

Quatrième lettre. — AU MÊME.

Monsieur mon très chier amyt et bon compère, je me recommande à vous tant comme je puis. Je vous envoye les lettres de respit touchant l'ommaige de la Fresnoye[32], vous priant conjoinctement en voulloyr adviser et me faire ce servisse de le mettre à fin, ne pouvant de dessi à partyr ; et, pour prières que luy en ay sçeu fère, ne se veult cesser d'y demourer, où vous debvrez doncques revenir à serchier, rapportant response du dessus-dit. Pour le surplus, continue estre en bon estat et vaz chacun jour au long de la Grève de Loyr (la Loire). Monsieur mon compère, nous est. adveneu adventure d'ung homme que l'on a dyt estoit rufien et maqueriau et accoinctoit une des femmes[33], et est entré de nuict dans l'ostel, ou quel prinss à forsse de ferrement en une arche[34] des joyaulx et reliquayres que à ladite femme, estoit lessez en guarde. Et se sauvant est cheu au saillyr d'ung foussé, où a esté reprins ; et sy dit on qu'est ce du faict de ses relyquayres, se ainsy a esté reprins. Monsieur mon compère, ge me recommande à vous comme je puis, et à Dieu, qui vous doint vos dessirz.

Escrit à Anboise, ce disuitième jour d'août.

La toute vostre bonne amye et commère,

AGNÈS.

 

Cinquième lettre. — A MONSIEUR LE PREVOST DE LA CHESNAYE.

Monsieur le prévost, j'ay entendu que quelques uns de la parroisse de la Chesnaye ont esté par vous adjournez, sur le suspeçon d'avoir prins certain boys de la forest du dit lieu et à eulx ont esté unes journées sur ces assignées pour entendre une information faicte sur leur inocence. Sur quoy ayant sceu qu'aucuns des dictes gens sont povres misérables personnes, et que ilz aient grant misère à gaignier leur vie et governement d'eulz, leurs femmes et enfants, ne veuz en riens qu'il soit suivy oultre à la dicte information et journées, et que les dictes gens soient empeschiez aulcunement en corps ne en leurs biens ; mais pour eulx au contraire, soit mise la dicte afère à nient ; et en ce faisant sans délay me ferez service agréable. Priant Dieu, monsieur le prévost, qu'il vous doint bonne vie et vous tienne en sa garde.

Du Plessis, ce VIIIme jour de juing.

Votre bonne mestresse,

AGNÈS.

 

Ces lettres ne sont proprement que des billets. Est-ce nous faire illusion toutefois que de prétendre y reconnaître le style d'une personne peu ordinaire ? Comme ce n'est pas l'abondance et la multiplicité des paroles qui constituent la valeur de ceux qui parlent, et qu'il n'est pas nécessaire d'entendre parler longtemps les gens pour les juger, de même quelques lignes suffisent pour marquer un caractère et en ouvrir le sanctuaire le plus reculé. Ce ne sont pas, nous le reconnaissons sans peine, les grandes parties de l'esprit qui éclatent ici ; nous ne les recherchons pas dans une correspondance familière, où ne se trouvent que quelques circonstances peu extraordinaires de la vie commune : c'est encore moins le médiocre ou le vulgaire. C'est un cœur droit qui parle, c'est un être humain et compatissant ; disons plus, c'est une âme calme et pure qui se manifeste. Vous ne trouverez dans aucun de ces billets rien d'une nature vague et flottante, incertaine de ce qu'elle pense et de ce qu'elle dit : tout est net, ferme, précis, et porte la marque d'un esprit sûr comme d'un cœur que les sentiments naturels dirigent et inspirent, qui est ouvert à la bonté, à la pitié, à la religion, à la superstition peut-être ; mais qui oserait marquer, dans ce temps, la ligne qui séparait la religion de la superstition ?

Ce qui domine visiblement dans ces lettres, ce sont les sentiments doux, l'affection tendre, la bienveillance, la commisération, et M. Michelet a dit le mot expressif et caractéristique quand il a appelé Agnès Sorel la douce créature. Dans la première des deux lettres adressées à mademoiselle de Belleville, la fille de cette autre créature si charmante et si dévouée Odette, la petite reine, elle se débarrasse d'un lévrier peu docile, mais elle le recommande aux soins de son amie, et elle ne veut pas qu'il soit perdu, que me seroit, dit-elle, à grant poine. Dans la seconde, elle parle d'un autre chien, le petit Robin, qui a été blessé par un sanglier ; elle s'apitoie sur son sort ; mais bien espère, ajoute-t-elle, qu'en garira par promte voie et le ferai bien governer, c'est-à-dire bien soigner. La troisième et la cinquième n'ont pas besoin de commentaires : elles sont assez expressives et justifient amplement l'épitaphe d'Agnès, où on la déclare piteuse entre toutes gens, qui de ses biens donnait largement aux églises et aux pauvres. La quatrième, adressée à M. de Brézé, quoique moins significative que les autres, mérite cependant que nous nous y arrêtions, parce qu'elle a suggéré à M. Pierre Clément une idée qui ne nous parait pas entièrement juste. L'une de ces lettres, dit le savant historien de Jacques Cœur, adressée au sire de la Varenne, prouve la confiance qu'elle avait dans la vertu des reliquaires[35]. Non, la lettre citée ne prouve pas cela : il se peut qu'Agnès Sorel crût à la vertu des reliques ; on peut même le supposer sans témérité, puisque c'était là l'esprit du temps et que la superstition se confondait alors avec la religion, comme la forme avec le fond ; mais la phrase qui a donné lieu à l'observation de M. Pierre Clément n'est nullement significative sur ce point, et pourrait tout aussi bien être interprétée dans un sens contraire. Agnès, après avoir dit que le voleur en se sauvant est cheu au saillyr d'ung foussé, où a esté reprins, ajoute : Et sy dit-on qu'est ce du faict de ses relyquayres, se ainsy a esté reprins. — Ce sy dit-on a échappé sans doute à M. Clément : il a pourtant sa valeur ; Agnès exprime l'opinion d'autrui, non la sienne, et rien n'autorise, au moins ici, à lui prêter l'opinion des autres.

Nous ne sommes nullement tenté d'exagérer, et nous n'aurons pas la ridicule prétention de faire d'Agnès Sorel un écrivain : cinq billets, fussent-ils des chefs-d'œuvre, ne suffiraient pas pour donner des droits à ce titre. Il est permis de faire remarquer au moins que, parmi les prosateurs du temps, excepté Comines et Antoine de La Salle, qui écrivaient quelques années après, il ne se trouve aucun dont la phrase soit plus française, plus simple, plus claire, plus précise, d'un tour plus dégagé et plus libre, et qui ait plus de suite dans les idées, plus de naturel dans la manière de les lier et de les rendre. On sent tout de suite que la personne qui a écrit ces lettres, est supérieure à ce qu'elle écrit, et que, si elle avait à formuler des pensées d'un ordre plus élevé, elle parviendrait aisément à le faire. Ce qui est surtout évident, c'est que, pour avoir écrit ainsi à une telle époque, il a fallu avoir reçu la culture intellectuelle la plus complète qu'il fut donné d'y recevoir.

Ceci nous conduit à rechercher ce qu'était l'éducation des femmes nobles au quinzième siècle.

 

 

 



[1] Gœthe, La Goutte de nectar.

[2] Paul Lacroix et Ferdinand Seré, Le Moyen Age et la Renaissance, Paris, 1851, 5 vol. in-4°. — Architecture civile, article de MM. Lassus et Alfred Michiels.

[3] Voir, par exemple, dans la salle de la cour d'appel, à Paris, un tableau de la fin du quinzième siècle représentant le Crucifiement. Nulle production de Hemling, dit M. A. Michiels, n'offre un art aussi avancé, une composition aussi profonde, des types aussi originaux. La Belgique et la Hollande ne renferment pas une œuvre du même style qu'on puisse dire plus belle. — Le Moyen Age et la Renaissance. — Peinture sur bois, article de M. Alfred Michiels.

[4] Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles VII, p. 191. Paris, 1866, in-8°.

[5] Les formes de la mélodie sont entièrement neuves, dit M. Fétis, et il a eu l'art d'y jeter une variété prodigieuse. L'artifice de l'enchaînement des parties, des repos, des rentrées, est chez lui plus élégant, plus spirituel que chez les autres compositeurs... Il avait compris la puissance de certains changements de tons, et il a quelquefois employé, de la manière la plus heureuse, le passage à la seconde mineure supérieure du ton principal, sorte de modulation qui, appliquée à la tonalité moderne, a été reproduite avec un grand succès par Rossini et quelques autres compositeurs de l'époque actuelle. Jospin du Ris conserva son influence plus longtemps qu'aucun autre, car elle commence à se faire sentir vers 1485, et ne cesse qu'après que Palestrina eut perfectionné toutes les formes de l'art, c'est-à-dire plus de soixante-dix ans après.

(Biographie des musiciens, par M. Fétis.)

[6] M. Pierre Clément nous paraît ne pas rendre entière justice à Charles d'Orléans, quand il qualifie ses compositions de poésie de cour, et surtout quand il lui refuse l'originalité et l'inspiration. (Voir Jacques Cœur et Charles VII, p. 215.) M. Michelet, selon nous, est plus équitable dans le jugement qu'il porte sur le poète du quinzième siècle :

Les Anglais eurent beau faire, dit-il, il y eut toujours un rayon du soleil de France dans cette tour de Pomfret. Les chansons les plus françaises que nous ayons y furent écrites par Charles d'Orléans. Notre Béranger du quinzième siècle, tenu si longtemps en cage, n'en chanta que mieux.

C'est un Béranger un peu faible peut-être, mais toujours bienveillant, aimable, gracieux ; une douce gaieté, qui ne passe jamais le sourire, et ce sourire est près des larmes. On dirait que c'est pour cela que ses pièces sont si petites ; souvent il s'arrête à temps, sentant les larmes venir. Viennent-elles, elles ne durent guère, pas plus qu'une ondée d'avril. Histoire de France, t. V, p. 319, 320.

[7] Demogeot. Histoire de la littérature. — Nisard, Histoire de la littérature française, t. I, p. 169.

[8] Le château de Beauté, près de Vincennes, dans le vallon de la Marne.

[9] Édition de Verard, f° CCC, recto. — Vallet de Viriville, Nouvelles Recherches sur Agnès Sorel. Paris, 1856 ; in-8°, p. 40.

[10] Ut flores veris facies hujus mulieris.

[11] Portraits des personnages illustres, liv. V, t. II.

[12] Revue de Paris, du 15 octobre 1855. — Agnès Sorel, par M. Vallet de Viriville, p. 256, 257, 258.

[13] Tout n'est pourtant pas à dédaigner dans le portrait de cette collection, qui ne donne pas la ressemblance, mais qui n'est pas non plus la caricature d'Agnès. Les yeux en sont admirables, le front très-beau : c'est un peu la physionomie fière et douce de madame de Longueville à quinze ans.

[14] Vallet de Viriville.

[15] Quoi qu'en dise M. Pierre Clément, qui a sans doute écrit de mémoire. (Jacques Cœur et Charles VII, p. 248.)

[16] Ces lettres ont été publiées pour la première fois par M. Pierre Clément, dans son excellent ouvrage intitulé : Jacques Cœur et Charles VII. Deux d'entre elles, dit M. Clément, la première et la quatrième, dans l'ordre où je les reproduis, font partie de la riche et curieuse collection de M. Chambry, ancien maire du troisième arrondissement, qui a bien voulu les mettre à ma disposition... Le texte de la seconde des deux lettres adressées au sire de la Varenne m'a été communiqué par M. Vallet de Viriville. Enfin les deux autres appartenaient au baron de Trémont.

Quatre de ces lettres sont eu entier de la main d'Agnès Sorel. Le corps de l'une d'elles, celle adressée de Cande à mademoiselle de Belleville (n° 2), et dans laquelle il est question de l'accident arrivé au petit Robin, n'est pas de l'écriture d'Agnès, qui a seulement mis de sa main ces mots : La toute vostre bonne amye, et signé. Jacques Cœur et Charles VII, p. 211 et suiv.

[17] Mademoiselle de Belleville était fille naturelle de Charles VI et d'Odette de Champdivers ; elle fut légitimée sous le nom do Marguerite de Valois, par lettres de Charles VII, datées de Montrichard, au mois de janvier 1427. — Nous retrouverons ce personnage dans le cours de notre histoire.

[18] Boite à gants.

[19] Peine.

[20] François de Clermont, chevalier, seigneur de Dampierre, maître d'hôtel de la reine en 1456. Il était né vers 1425.

[21] En attendant.

[22] Sanglier.

[23] Chien de chasse prêté par mademoiselle de Belleville.

[24] Assez grave blessure.

[25] Accorde, donne.

[26] Petite ville près Chinon.

[27] 29 septembre 1446.

[28] Pierre de Brézé, seigneur de la Varenne et de Brissac, que nous aurons aussi l'occasion de revoir dans un des chapitres de cette histoire.

[29] Cette expression indique qu'Agnès et M. de Brézé avaient tenu ensemble un enfant sur les fonts, ou que M. de Brézé aurait été le parrain d'une de ses filles. L'une et l'autre hypothèse sont également possibles. Charles, duc de Berry, fils de Charles VII et de Marie d'Anjou, naquit en 1446. Entre autres parrains et marraines (le nombre n'en était pas limité), il eut pour parrain Pierre de Brézé et pour marraine madame Perrette de la Rivière, dame de la Roche-Guyon, dame d'honneur de la reine. Agnès, collègue de cette dame, put servir aussi de marraine à l'un des enfants du roi. (Note de M. Vallet de Viriville, Revue de Paris, Agnès Sorel.)

[30] Emploi.

[31] Cussay.

[32] Un hommager demandait des lettres de répit, lorsqu'il avait droit à un délai légitime.

[33] Servantes.

[34] Dans lequel, à l'aide de fers à voleur, il prit en une armoire. (Note de M. Vallet de Viriville.)

[35] Jacques Cœur et Charles VII, p. 241.