De l'art et du
sentiment du beau au quinzième siècle. — De la statuaire, de la peinture, de
la musique et des lettres à cette époque. — Charles d'Orléans. — Villon. — De
la beauté d'Agnès Sorel. — Témoignages de Jean Chartier, Olivier de la
Marche, Pie II, Thomas Basin. — Des diverses images d'Agnès. — Le dessin de
M. Niel. — Opinion de M. Vallet de Viriville. — Jean Fouquet et le portrait
d'Agnès Sorel. — Les goûts d'Agnès. — Son caractère. — Ses lettres. — Son éducation.
Nous
devons nous occuper d'abord de la beauté d'Agnès Sorel ; car c'est elle qui
l'a tirée de l'obscurité et qui, après l'avoir placée presque sur le trône,
lui a donné un nom dans l'histoire. En recherchant, d'ailleurs, quel fut le
caractère et, pour ainsi dire, la vertu de ce privilège si rare, qui éblouit
les contemporains, il nous sera permis peut-être de deviner et d'apprécier le
caractère même de la personne et la portée de son influence. Mais auparavant
il ne sera pas inutile de présenter quelques considérations sur l'art au
quinzième siècle et de montrer l'idée que se faisaient de la beauté les
contemporains de celle à qui ils en adjugèrent le prix. Il nous semble même
que ce n'est qu'à cette condition qu'il conviendra de juger si Agnès a droit
de prendre place dans l'élite des beautés vraiment supérieures. Ga-the,
dans une fiction charmante, bien qu'un peu subtile et entachée d'archaïsme, a
fait un poétique éloge de l'art, dont il fait la plus haute condition de
bonheur pour l'homme. Lorsque Minerve, dit le grand poète de
l'Allemagne, voulant favoriser son préféré,
Prométhée, apporta du ciel une coupe de nectar toute pleine, afin de donner
le bonheur aux hommes aimés de son favori, et souffler à leurs cœurs l'amour
des arts aimables, elle se hâta d'un pied rapide pour n'être point vue de
Jupiter. La coupe alors chancela et il tomba quelques gouttes de la divine
liqueur sur le gazon vert. Aussitôt d'accourir les abeilles, qui sucèrent
avec avidité ; puis arriva le papillon, pressé de saisir aussi quelques gouttelettes
; elle-même, l'araignée difforme s'en vint en rampant et suça de toutes ses
forces. Heureusement ont-ils ainsi goûté, eux et d'autres petits animaux ;
car ils partagent maintenant avec l'homme le plus beau bonheur, l'art[1]. Nous sommes
loin d'être des ennemis ou des détracteurs du moyen âge : il vaut mieux que
la réputation qui lui est faite dans le vulgaire ; l'esprit humain n'y a pas
toujours dormi d'un sommeil profond ; il a laissé dans cette longue époque des
monuments remarquables de sa pensée et de son imagination ; il a eu des rêves
grandioses, et dans le monde réel, n'eût-il produit que quelques grands
caractères, dignes de servir de modèles, qu'on ne saurait dire sans injustice
qu'il a été stérile. Mais, l'architecture à part, à part les chefs-d'œuvre
qu'elle a élevés, inspirations sublimes d'une foi naïve et puissante, à part
aussi quelques compositions musicales supérieures, sorties de la même source,
l'art proprement dit, sous ses formes diverses et plus expressives de la
statuaire, de la sculpture et de la poésie, malgré quelques conceptions
remarquables, n'a rien fait d'achevé, n'a rien produit qui soit digne d'être
placé à côté des productions de l'antiquité, de la Renaissance et des temps
modernes. La poésie alors était dans les âmes, plus vive peut-être, plus
abondante que dans nos temps de civilisation raffinée ou d'analyse savante,
et nous sommes assez tenté de dire avec Voltaire : Oh
! l'heureux temps que celui de ces fables, Des
bons démons, des esprits familiers, Des
farfadets, aux mortels secourables ! On
écoutait tous ces faits admirables Dans
son château, près d'un large foyer. Le
père et l'oncle, et la mère et la fille, Et
les voisins, et toute la famille, Ouvraient
l'oreille à monsieur l'aumônier, Qui
leur faisait des contes de sorcier. On
a banni les démons et les fées : Sous
la raison les grâces étouffées Livrent
nos cœurs à l'insipidité ; Le
raisonner tristement s'accrédite ; On
court, hélas ! après la vérité. Ah ! croyez-moi, l'erreur a son mérite. Mais cette
poésie de la vie, dont la perte inspire des regrets à Voltaire lui-même, est
restée comme enveloppée, ou n'a trouvé qu'une expression unique. L'art,
varié, multiple, ondoyant et divers comme la vie elle-même, comme le cœur
humain aux époques où il se déploie tout entier dans la richesse de ses
aspirations et de ses passions, n'a point réellement existé. Si les
générations de ces temps lointains n'ont pas été privées de la liqueur divine
apportée aux hommes, d'après la fiction de Gœthe, par le Prométhée antique,
et de l'heureuse ivresse dont elle remplit les cœurs, il s'en est peu fallu ;
à peine en ont-elles approché les lèvres ; et peut-être serait-il permis de
dire que, comme les êtres inférieurs dont parle le poète, elles n'ont guère
recueilli que la goutte tombée sur le gazon vert. On ne commence à retrouver
ce souffle divin que vers l'époque où vécut Agnès Sorel, au quinzième siècle. Ce
n'est pas sans motif que l'on a placé dans ce siècle la fin du moyen âge et
le commencement de l'ère moderne. En dehors et à défaut des raisons
politiques et sociales qui expliquent la division des temps, raisons trop
connues pour qu'il y ait besoin de les rappeler, il y en aurait une, tirée de
l'histoire de l'art, qui suffirait à la justifier. Nous avons au quinzième siècle
une renaissance avant la Renaissance. Sous l'empire, de causes diverses,
l'esprit français se montre moins puissant peut-être, moins fécond à coup sûr
qu'au treizième siècle, mais plus complet, plus varié, plus libre d'allures,
plus maitre de lui, et ayant de lui-même une plus vive conscience dans la
sphère de l'art. L'art
gothique, déjà altéré dès le quatorzième siècle, est en pleine décadence au quinzième.
Ce fait a été depuis longtemps constaté et expliqué : Au quatorzième siècle, se révélèrent en elle (l'architecture
gothique) les premiers symptômes maladifs.
Elle commença dès lors à perdre le sentiment des justes proportions et de
l'harmonie, de la sobriété dans les ornements et de la gravité dans
l'ensemble. Le désir d'innover, de faire mieux, poussa vers la recherche et
l'hyperbole. Les qualités se changèrent peu à peu en défauts. L'arc pointu
s'allongea, les vides s'agrandirent, les pleins diminuèrent outre mesure. Le
trait le plus caractéristique peut-être d'un style pur et d'une grande époque,
c'est que le principal et les accessoires se coordonnent logiquement,
occupent la quantité d'espace et soient traités avec l'importance qui leur revient
de droit. Dans les périodes primitives, le principal l'emporte sur
l'accessoire, il y a disette d'ornements : cette réserve communique à l'œuvre
une expression de gravité majestueuse ou mélancolique. Dans les périodes de
décadence, l'accessoire l'emporte sur le principal : tandis que l'exagération
altère les formes essentielles, la décoration les envahit, les masque et les
obère. Le luxe et la coquetterie prennent la place des qualités supérieures.
Telle fut la marche que suivit l'art gothique. Pendant le quatorzième siècle
toutefois, il descendit avec lenteur la pente fatale qui mène à la mort ; au
quinzième seulement, il perdit toute prudence et toute modération[2]. Mais la
décadence n'est que dans l'architecture : si le sentiment du sublime a disparu
avec l'affaiblissement de l'esprit religieux, le sentiment du beau s'est
éveillé ; si l'art a reculé d'un côté, il a progressé de l'autre. Peut-être
même serait-on en droit de dire que ses conquêtes compensent amplement ses
pertes. L'imagination des artistes, en descendant du ciel sur la terre,
retrouve la conscience de la réalité, du naturel et de la vie ; elle y puise
le secret d'animer le marbre et la pierre, même sur les tombeaux. Moins
heureuse dans la peinture, elle arrive cependant parfois à reproduire sur la
toile les grands caractères de la figure humaine[3]. Avec Jean Fouquet, de Tours,
l'enluminure produit des merveilles Ses miniatures sont de véritables
chefs-d'œuvre où, sous le pinceau de l'habile
enlumineur, les plus petits cadres prennent des proportions grandioses et
deviennent autant de tableaux[4]. — La musique, avec Guillaume
Dufay, surtout avec Jospin du Ris, prend un caractère nouveau et un souffle
poétique qui a excité l'admiration des meilleurs juges[5]. Enfin la poésie, le premier
des arts, celui dans lequel le sentiment du beau a son expression la plus
large et la plus complète, a trouvé son instrument propre, celui qui lui
restera. L'instrument rendra un jour, deux siècles plus tard, des sons plus
éclatants, plus nobles et plus variés ; mais il est achevé ; il a pris sa
forme définitive, et déjà même, sur le mode restreint qui répond à la pensée
du temps, et parfois à celle de tous les temps, il fait entendre de
ravissants accords. Nous
voulons insister plus longtemps sur ce point, parce qu'il se lie intimement
au sujet particulier que nous traitons dans ce chapitre, le caractère de la
beauté d'Agnès Sorel. Deux
auteurs entre autres, l'un né sur les marches du trône, l'autre dans les bas-fonds
de la société, Charles d'Orléans et Villon, sont des poètes presque modernes,
qui, dans certaines de leurs inspirations, ont droit de prendre place parmi
les maîtres et de servir de modèles. Le
captif d'Azincourt, prisonnier des Anglais pendant vingt-cinq ans, n'est pas
seulement poète par l'inspiration intime et naïve du vers, il l'est aussi par
l'harmonie de la composition, par le charme et la grâce de l'expression, par
l'élégance savante de la forme, de sorte que, dans un genre secondaire, il
touche presque, à certains moments, à la perfection de l'art. Où trouver un
mouvement de passion plus vif et d'un tour d'expression plus gracieux que
dans les vers suivants ? Dieu
! qu'il la fait bon regarder, La
gracieuse, bonne et belle ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qui
sp pourrait d'elle lasser ? Tous
les jours sa beauté, renouvelle. Dieu
! qu'il la fait bon regarder, La
gracieuse, bonne et belle ! Par
deçà ni delà la mer, Ne
sçays dame ni demoyselle Qui
soit en tout bien parfait telle. C'est
un songe que d'y penser. Dieu ! qu'il la fait bon regarder ! Nul ne
contestera non plus l'élégance poétique et toute moderne de ces trois
strophes si connues : Le
Temps a laissé son manteau De
vent, de froidure et de pluye, Il
s'est vestu de broderie, De soleil luisant, clair et beau. Il
n'y e beste ni oyseau Qu'en
son jargon ne chante ou crie : Le
Temps a laissé son manteau De
vent, de froidure et de pluye, Rivière,
fontaine et ruisseau Portent en livrée jolie Gouttes
d'argent d'orfavrerie ; Chascun
s'habille de nouveau : Le
Temps a laissé son manteau De vent, de froidure et de pluye[6]. Villon
surpasse encore, à une grande distance, le poète charmant dont M. Michelet
compare le chant à celui de l'alouette. il a la voix plus forte, plus
soutenue, plus éclatante, comme la pensée plus hardie, le sentiment plus
profond, l'inspiration plus originale et plus concentrée. Villon a l'âme et
l'imagination d'un vrai poète. La grande pièce où il raconte les fautes de sa
vie renferme des strophes qui rappellent, au dire des meilleurs juges, tout à
la fois Shakespeare et Bossuet[7]. La poésie française est née ;
elle a sa voix, son accent : elle pourra se faire entendre plus loin et plus
haut ; elle n'aura pas un autre son. L'art a donc trouvé dans le quinzième
siècle sa forme supérieure et l'esprit français pourra désormais tremper ses
lèvres dans la coupe enchantée. Nous ne
poursuivrons pas plus loin ces préliminaires, que nous avons tenu à
esquisser, parce qu'ils se lient à un point que nous considérons comme
important et que nous voulons immédiatement mettre en lumière, c'est-à-dire
le caractère absolu de la beauté d'Agnès Sorel. Les
contemporains d'Agnès Sorel sont unanimes à reconnaître et à proclamer la
supériorité de sa beauté. Et comme entre les belles, dit le continuateur de
Monstrelet, elle estoit tenue la plus belle,
elle fut appelée Madamoyselle de Beauté, tant pour cette cause que pour ce
que le roi lui avoit baillé ledit Chastel[8]. Jean Chartier, qui la
connaissait bien, qui avait vécu longtemps auprès d'elle, et qui ne lui est
que médiocrement favorable, n'est pas moins explicite et dit que : Entre les belles c'estoit la plus jeune et la plus belle
du monde. La
Chronique Martinienne répète la même chose : Laquelle,
pour vrai, dit le narrateur, avoit été la plus belle femme jeune qu'il feust
en icellui temps possible de veoir[9]. Olivier de la Marche, qui
l'avait vue aussi comme Jean Chartier, porte le même témoignage : Et certes, dit-il, c'estoit une des plus
belles femmes que je vey oncques. Le pape Pie II dit en parlant d'elle qu'elle avait la plus
belle figure qu'on pût voir : Facie pulcherrima. Les épitaphes ne sont pas sans
doute toujours l'expression de la vérité ; mais après la mort de la favorite
rien n'invitait à flatter, tout au contraire en détournait. Que lit-on
pourtant sur son tombeau ? Son visage avait
tout l'éclat des fleurs du printemps[10]. Un seul, parmi les
contemporains, met une restriction dans l'éloge : c'est l'évêque de Lisieux,
Thomas Basin, qui appelle Agnès simplement une
assez belle femme, satis formosam mulierculam. Mais Thomas Basin ne l'avait
pas vue : c'était un évêque, et un évêque mécontent ; il écrivait loin de la
cour, avec ses préventions d'ecclésiastique, et ne se faisait nullement, on
peut le croire, un scrupule de conscience de donner ou de ne pas donner la
mesure exacte de la vérité en pareille matière ; léger d'ailleurs dans
beaucoup de ses jugements, dans ses affirmations, et même dans le récit des
faits, il n'a point par conséquent autorité suffisante pour affaiblir, en
quoi que ce soit, le poids des témoignages contraires, qui sont si décisifs. Mais
quel était le caractère de cette beauté que l'on ne saurait contester,
proclamée qu'elle est par tous les contemporains, même par les adversaires,
consacrée par la tradition, devenue populaire et entourée de l'auréole des
privilégiés de la poésie ? On ne trouve rien dans les historiens qui fixe
d'une manière absolue à cet égard, et on chercherait en vain chez eux
quelques-uns de ces détails expressifs, ou tout simplement réels et précis,
dont notre imagination est si curieuse, et qui ont pour effet de ressusciter,
de poser devant nous les figures historiques ; et Villon, s'il chantait
aujourd'hui, aurait plus d'une raison pour donner une place dans ces strophes
mélancoliques à la belle Agnès : Dites-moi
en quel pays Est
Flora, la belle Romaine ? Où
est la très-sage Héloïs ? La
reine Blanche, comme un lis, Qui
cbantoit à voix de sirène ? …
Et Jeanne, la bonne Lorraine, Qu'Anglois
brûlèrent ù Rouen ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Où
sont-ils, Vierge souveraine ? — Où sont les neiges d'antan ? Sommes-nous
cependant réduits à tout ignorer ? L'image même de la beauté célèbre s'est-elle
complètement évanouie comme cette beauté elle-même ? Et ne saurions-nous dire
si elle appartient à l'ordre supérieur ou à l'ordre vulgaire, s'il faut
ranger la belle favorite dans le troupeau de ces femmes grasses
qui tenaient le haut du pavé au commencement du quinzième siècle, au dire de
M. Michelet, et comme on peut le conjecturer en voyant l'obésité des statues
de Saint - Denis, ou dans la galerie brillante et illustre de celles qui ont
au front le double prestige de la beauté physique et de la beauté morale,
-que la nature crée de temps en temps comme pour faire l'essai de sa
puissance, ou, comme dit quelque part Shakespeare, que Dieu forme dans ses
jours de magnificence ? Nous ne
sommes point placés, Dieu merci, dans cet embarras cruel. Nous trouvons une
première raison dans le caractère même de l'art au quinzième siècle,
rapproché de l'opinion unanime des contemporains sur la supériorité de la
beauté de la favorite. Ce n'est pas une subtilité, encore moins un paradoxe,
de dire que, là où l'art a son véritable caractère, le sentiment du beau a
toute sa pureté et sa puissance, et que le goût ne peut s'égarer au sujet de
la beauté réelle quand il s'inspire, dans la sphère de l'art, aux sources de
l'idéal. Dans un milieu vulgaire, la beauté vulgaire, la beauté de la forme
dépouillée de tout rayon divin, peut faire illusion et usurper la place et
les honneurs qui n'appartiennent qu'à la véritable beauté, à la beauté
composée tout à la fois de séduction physique et de séduction morale ; dans
un milieu différent, dans une société où l'instinct du beau est assez
puissant, assez cultivé pour avoir donné à l'art sa forme vraie et pure, ni
l'illusion, ni l'usurpation ne sont possibles, et quand tout le monde
s'accorde à proclamer que telle ou telle beauté existe, c'est qu'elle
appartient à la beauté réelle, c'est qu'elle en a véritablement taus les
attributs. Les hommes peuvent se faire, selon les siècles et selon les degrés
de civilisation, même sous l'empire de la même civilisation, un idéal
différent de la beauté de la femme- Qui ne sait combien d'éléments
personnels, combien d'influences, tenant aux passions ou aux circonstances
individuelles, entrent dans nos jugements quand il s'agit de se prononcer sur
ce sujet délicat, qui nous touche par tant de points ? Ainsi, les uns
aimeront les beautés calmes et lumineuses, transparentes et profondes, comme
cette madame de Longueville, qu'un grand écrivain, il y a quelques années,
ressuscitait, au grand scandale des philosophes, ou cette madame Récamier,
que nos pères ont tant admirée, et qu'un jour toute une salle de spectacle, à
Londres, se levant en sa présence, saluait par un mouvement spontané et comme
sous le coup d'une commotion électrique ; les autres n'accorderont leurs
hommages qu'aux beautés jeunes et fraîches, parées de ce duvet argentin et de
ce voile transparent de voluptueuse recherche qui distingue les femmes de Corrège.
D'autres aiment ces femmes étranges, impénétrables, où se rencontrent de
brusques contrastes d'ombre et de lumière, d'intelligence et de passion, et
dont le type est si merveilleusement marqué dans la Joconde de Léonard de
Vinci ; pour d'autres, c'est la maîtresse du Titien, avec son mélange de
force et de finesse, avec cet éclat de vie que rehausse la sérénité du
sourire et du regard, qui excite la sympathie et l'admiration ; pour d'autres
encore, c'est la femme de Rubens, ample et magnifique, abondante et
voluptueuse, ou bien la femme fine et élégante, aux poses étudiées, aux mains
délicates, aux pieds mignons, pareille à une peinture du Parmesan, ou la
femme austère et noble, dans le genre d'un tableau du Poussin. Mais, dans
cette diversité de goûts, une chose est commune, une chose qui règle et
détermine le sentiment à côté de la préférence personnelle, le sentiment même
dé beau ; il y a, au milieu de cette inconstance qui ne se fixe pas, une
sorte de fidélité idéale au type absolu de la beauté, qui consiste dans
l'alliance mystérieuse de la force et de la grâce, de l'intelligence et de la
vie puissante, traits caractéristiques, attributs nécessaires de la Vénus
céleste. On peut
donc admettre comme une règle générale qu'une beauté de femme, reconnue telle
dans une société civilisée, où l'art est entré dans sa voie, se rapproche
plus ou moins du type idéal de la vraie beauté ; et, par une conséquence
rigoureuse, qui n'est que l'application d'un principe absolu, qu'Agnès Sorel
a possédé la beauté vraie, celle qui se compose du double charme que nous
avons indiqué. Une
autre raison de notre opinion se tire de la longue durée de l'ascendant exercé
par la favorite. Charles VII n'était pas un homme ordinaire ; il avait de
plus la fougue et le tempérament, deux raisons de changement et de mobilité
dans la passion, nous voulons dire dans l'objet de la passion ; il n'était
retenu dans son affection par aucun scrupule de fidélité ou de conscience ;
et pourtant, pendant près de vingt années, il a été enchaîné par un amour
toujours égal, sans diversion aucune, sans aucune diversion du moins qui soit
constatée par l'histoire. Et, chose remarquable ! Agnès l'arrache à des
amours vulgaires, et, après sa mort, il y retombe en s'y enfonçant de plus en
plus. Comment expliquer un tel phénomène, si ce n'est par la supériorité
morale de la dominatrice par cette alliance suprême du double prestige qui
constitue la véritable beauté ? Enfin,
nous trouvons une raison aussi décisive, et qui couronne le résultat de notre
induction, dans ce qui reste de l'image d'Agnès : car, en dépit du temps,
nous avons quelque chose d'elle ; ce n'est qu'un reflet de la lumière ; mais
regardé, étudié de près, il nous donne une idée de la lumière même. Nous
laisserons parler d'abord M. Vallet de Viriville, qui a vu de ses yeux ce qui
reste de la Dame de Beaulté : L'histoire,
dit-il, a parfois de funèbres ironies. De la belle des belles il reste
aujourd'hui deux pâles et tristes portraits. L'un est un crayon (fort précieux
encore) exécuté
seulement sous le règne de François Ier, c'est-à-dire vers 1515. Ce qui
désenchante dans ce dessin, récemment publié par M. Niel[11], ce n'est point son ton fruste
et passé, ni sa date, relativement récente ; c'est le peu de beauté,
l'invraisemblable beauté de la tête. Elle a bien un grand air encore, et
l'encolure est gracieuse ; mais le reste, les yeux, le nez, ne peuvent être,
en vérité, que trahison, et répugnent à la critique. L'autre est la figure
qu'on voit à Loches ; une statue de stuc blanc, couchée sur le socle en
marbre noir du tombeau. Cette seconde effigie, jadis placée dans le
sanctuaire de la collégiale, devait avoir un grand prix. Étienne Chevalier,
qui fit ériger cette sépulture, agissait comme exécuteur testamentaire
d'Agnès, sous la surintendance directe du roi. Cet Étienne, d'ailleurs,
enrichi dans les charges financières, fut un amateur magnifique, d'un goût
suprême et très-avancé pour les arts. Si des larmes coulèrent jamais des yeux
du roi Charles, elles durent tomber sur cette image qui reposait, escortée,
au chevet, de ses deux anges, sous le toit même du royal palais. Plusieurs
auteurs ont loué cette statue primitive, mais elle a été brisée en 1794, et,
qui pis est, restaurée au commencement de ce siècle. La tête et les mains,
c'est-à-dire les parties vives de l'œuvre, n'étaient que brisées, elles
furent refaites à Paris en 1806, et sont complétement apocryphes... Agnès,
d'après diverses notions combinées, était blonde ou brune-claire, aux yeux
bleus. Une abondante chevelure inondait sa tête d'un luxe superflu, car la
mode du temps les relevait et n'en montrait qu'un léger bandeau ou les
pointes. Son sourire enjoué reluisait sur des dents d'une beauté parfaite.
Elle avait une série de coiffures très-variées. Les unes se composaient d'un
calot galonné ou d'une simple résille. Les autres, au contraire, très-élevées
ou d'un grand volume, portaient le nom d'atours... Ses robes, faites des plus
riches étoffes de France, des Pays-Bas et d'Italie, étaient, selon la mode
d'alors, à taille courte et souvent décolletée. Une large ceinture serrait
étroitement la jupe, presque collante sur les hanches. De là, cette jupe
flottait en plis très-amples, garnie au bord d'une profusion de fourrures.
Elle se continuait par une queue traînante, que portaient, à la marche, une
ou plusieurs suivantes. Les manches de la robe collaient également jusqu'au
poignet, terminé en rebras ou en fourreau, et modelaient le bras tout entier.
Parfois Agnès y ajustait un vaste appendice de fourrures, qui s'appelait unes
manches ouvertes. On possède spécialement les traces d'unés manches ouvertes, en martre zibeline, qui servirent à son usage.
Telle était, avec force pierreries et joyaux, sa toilette pour les réceptions
intérieures ou pour la promenade habillée. A Loches, elle est représentée
dans un autre costume, à la fois plus élégant et plus simple. La jupe longue
y conserve ses beaux plis, mais la taille y gagne une sveltesse pleine de grâce
; avec ce surcot évidé qui s'arrondissait, des épaules aux hanches, en de
sinueuses accolades d'hermines, comme deux cous de cygne tachetés...[12] M.
Vallet de Viriville ajoute en note : Les
héritiers de M. Brentano possèdent, à Francfort-sur-Mein, des fragments d'un
autre livre à miniatures également merveilleuses. C'est un livre d'heures
peint pour Étienne' Chevalier, par Fouquet. Il avait aussi donné à l'église
de Notre-Dame de Melun un dytique peint sur bois par Fouquet, peintre
d'Étienne. Ce tableau représentait, au milieu, la Vierge allaitant l'enfant
Jésus ; puis, à droite et à gauche, Étienne Chevalier et saint Étienne, son
patron. La tradition portait, au dix-septième siècle, qu'Étienne avait fait
représenter la Vierge sous les traits d'Agnès Sorel. Ce genre de
travestissement n'a pu être qu'une nouveauté fort étrange chez nous au
quinzième siècle ; mais Fouquet, novateur de génie d'ailleurs, avait vu
l'Italie. Il existe au musée d'Anvers, sous le n° 106, une peinture très-mal
en vue et qui parait être une copie assez récente du tableau de Melun. Un
artiste anglais, M. Green, a bien voulu copier pour moi cette image, que j'ai
publiée en couleurs dans le Moyen Age et
la Renaissance,
tome V. Examinée sur place, à Anvers, cette peinture n° 106 m'a semblé une
œuvre moderne et médiocre. Mais la paternité originaire de Fouquet me paraît
incontestable. L'historique
est exact, et nous n'avons rien à y redire. Mais il nous semble qu'il n'a pas
été tiré un parti suffisant des données qu'il fournit, et que l'image d'Agnès
ne sort pas comme il convient des nuages. N'en peut-on vraiment l'en tirer
davantage sans s'exposer à transporter le roman dans l'histoire, sans
compromettre la vérité que l'on prétend servir ? Pour notre part, nous ne le
pensons pas. Nous passons condamnation sur la valeur historique et esthétique
des crayons de la collection de M. Niel[13], sur le dessin de Gaignères, et
mieux encore sur la figure de Loches, qui, sous la forme et le prétexte d'une
réparation, n'est qu'une sorte de contrefaçon et d'usurpation sacrilège. Il
n'en. est pas de même de la copie du tableau de Melun. M. Vallet de Viriville
nous dit que l'œuvre, c'est-à-dire la copie, est moderne et médiocre, et nous
le croyons volontiers ; mais il est certain aussi qu'elle se rattache à
l'original, et M. Vallet de Viriville le reconnaît ; or, ne contestant pas la paternité originaire de Fouquet, comment ne voit-il pas qu'il y
a là une base historique suffisante pour reconstruire l'édifice ruiné,
retrouver la ressemblance perdue et effacer les traces et les effets de la
trahison dont il gémit avec tant de raison ? Lorsque,
en effet, on étudie de près cette copie précieuse à tant de titres, on y
saisit sans effort, et assurément sans y mettre rien de cette complaisance
trop naturelle à l'historien à l'endroit de ses héros, les grands caractères
du beau, la puissance et la régularité, avec la douceur et la grâce,
attributs distinctifs de la beauté chez la femme, et cet éclat de la couleur
qui a un charme si puissant pour certains hommes, à ce point qu'il suffit à
lui seul, sinon pour les captiver, au moins pour les séduire, et qui est pour
presque tous la consécration et le couronnement de la beauté véritable. Le
front, élevé et noble dans la proportion qui convient à la femme, marque
l'intelligence. Les yeux, baissés et voilés, comme dans une statue de la
Pudeur, sont grands et beaux, si l'on en juge par la forme de l'arcade
sourcilière et la pureté des contours et des lignes. Le nez est long, mais
sans excéder la mesure, droit, presque antique et parfaitement en harmonie
avec l'ensemble du visage. La bouche est petite, nettement dessinée et comme
ciselée avec art. Le menton, légèrement recourbé, exprime la volonté sans
exclure la douceur, qui existe du reste dans toute la physionomie et en
détermine le caractère. Tout cela, sans doute, sent l'époque et la placidité
un peu froide des vierges du Pérugin et de Raphaël. Cela se conçoit de reste
: le regard manque, et la lumière qu'il répand. Mais que cette lumière arrive
; que par la pensée on enlève le modèle de l'étrange situation où l'on a eu
la fantaisie de le placer, qu'on le soustrait à l'embarras qu'il y éprouve ;
qu'on le suppose dans une scène de la vie réelle, dans son rôle de femme
aimée, adulée, et toute-puissante ; qu'on relève ses paupières ; qu'on
répande sur son gracieux visage l'éclat d'un œil bleu brillant de la flamme
de la pensée, de l'amour et de la vie ; que l'on place ensuite l'image, non
refaite, mais complétée, dans son cadre naturel, et certainement on se
trouvera en présence d'une beauté de premier ordre, devant l'image d'une
personnalité adorable et puissante, d'un charme et d'une distinction
suprêmes. M.
Vallet de Viriville trouve que le modèle a conservé, même dans le pâle dessin
publié par M. Niel, un grand air et
l'encolure gracieuse.
Ces caractères, le dernier surtout, sont plus sensibles encore dans le
portrait d'Anvers. On y admire en plein ce que le poète Baïf a dit de la
beauté d'Agnès : Ses
beaux traits, son beau teint et sa belle charnure. Si l'on
ajoute à la description que nous venons de faire du visage, cette belle charnure dont parle le poète, les richesses de la gorge, qui y sont
toutes vivantes, dans la splendeur et l'abondance antiques, des dents
magnifiques — détail dont la certitude est acquise —[14], des cheveux blonds, longs et
abondants, cachés dans le portrait[15] sous la couronne virginale,
mais qui ne peuvent faire doute pour l'historien, une taille élégante et fine
sous des épaules un peu fortes, ou plutôt d'une grande beauté, comme celles
de la maîtresse du Titien, en embrassant d'un coup d'œil tout cet ensemble de
formes ou gracieuses ou riches, l'on comprendra l'admiration des
contemporains pour la Reine de Beauté avec le long et suprême ascendant
qu'elle exerça sur le prince le plus puissant de son temps, et dont nous
trouvons comme un reflet dans l'imagination de la postérité. Une
autre cause de cet ascendant, nous voulons dire de l'ascendant exercé sur
Charles VII par Agnès Sorel, c'est la supériorité morale. Cette supériorité,
devinée par les historiens, reconnue par la tradition, nous est attestée par
ses lettres. Le caractère de sa beauté, tel qu'il se révèle par son portrait,
est multiple ; son charme, comme celui de toute beauté véritable, tient à la
fois de la Vénus terrestre et de la Vénus céleste ; il parle aux sens et à
l'âme tout ensemble, à l'âme surtout, comme tout ce qui est supérieur, et il
suffit de regarder avec attention ces traits purs, ces lignes délicates et
gracieuses, ces lèvres d'une correction parfaite, ce front calme, sans plis,
si merveilleusement modelé, si noblement relevé, pour reconnaître qu'on a
affaire à une nature d'élite, que les passions vulgaires n'ont pu troubler ni
atteindre. On est heureux cependant de pouvoir appuyer les inductions que le
dehors autorise, sur des inspirations plus directes de l'âme. Nous n'avons
que peu de chose d'Agnès Sorel ; il semble qu'une divinité jalouse se soit
plu à nous dérober les titres de sa gloire. On ne possède que cinq lettres de
ce qu'elle a pu écrire ; mais ces -cinq lettres, il faut se hâter de le dire,
ont pour ceux qui savent les lire, une valeur considérable : elles
correspondent à tout ce que laisse entrevoir sa physionomie telle que nous la
montre son image ; elles la confirment en lui donnant comme le sceau de
l'évidence ; elles l'éclairent, en un mot, d'un jour éclatant et suppléent,
pour ainsi dire, à cette lumière du regard qui, par la faute de l'artiste et
de l'esprit du temps, manque au portrait dont nous venons de donner une
rapide esquisse. Voici
le texte de ces lettres, que nous donnons, bien qu'elles aient été publiées
depuis plusieurs années, à cause de l'importance qu'elles ont par elles-mêmes
et pour le but que nous poursuivons[16]. Première lettre. — À MADEMOISELLE DE
BELLEVILLE (1)[17], MA BONNE AMYE, PAR CHRISTOFLE. Madamoyselle
ma bonne amye, ge me recommande de bon cuer à vous. Ge vous pri volloyr bailler
à se porteur Christofle ma robe de gris doblée de blanchet et toutes paires
de gant que troverez en demourer ; ayant ledit Christofle perdu mon coffre[18] où en avoir prins nombre. Vous
plera oultre recepvoir de luy mon levryer Carpet, que vouldrez norrir de
costé vous ; et ne lairré aller à la chasse avecques nuz ; cuar n'obéyt il à
siflet ne apel ; quy me faict cause de le renvéer, et seroit, aultant dyre,
perdeu ; que me seroit à grant poine[19]. Et l'ayez bien recommandé, ma
bonne amye, et me feré plaisir ; priant Dieu vous donner sa grasse. De
Razillé ce VIIIme jour de septembre. La toute vostre bonne amye, AGNÈS. Deuxième lettre. — DE LA MÊME À LA MÊME. Madamoyselle
ma bonne amye, de bien bon cuer me recommande à vous. Plèse vous savoir que
je m'esmerveille du rapport que m'avez fait par le jeune Dampere[20], et le vous rentourne pour vous
aydier à nous mettre hors de cecy, quy vous a deu estre de grant ennuy. Plèse
vous savoir que nous esjoissons tant du mielx que povons en ces cartyers et y
debbrez si tost venir que serez hors du dit ennuy ; quy sera tant tost comme
bien espère. Attendant[21] avons faict chace hyer à ung
porc sangler[22] dont vostre petit Robin[23] avoit trové la traxe ; et s'est
tornée mal la dicte chasse au préjudice du dict petit Robin, aiant été frappé
d'un taillon que ung des veneurs cuidoit tirer au dit sangler en ung buisson
; et luy en est assez gresve navreure[24]. Mais bien espère qu'en garira
par promte voie et le ferai bien governer. Au demourant, s'il est aultre (chose) que, pour vous, faire puisse,
attendant vostre venue, faictes le moy savoir, et le ferai de très bon tuer.
Et à Dieu, ma damoiselle ma bonne amye, qui vous doint[25] ce que vous désirez. De Cande[26], ce vendredi après la saint
Michiel[27], La toute vostre bonne amye, AGNÈS. Troisième lettre. — À MON TRÈS HONORÉ
SEIGNEUR ET COMPÈRE, MONSIEUR DE LA VARENNE[28], CHAMBELLAN DU ROY. Monsieur
mon compère[29], je me recommande à vous tant
spécialement que ge puis. Comme ung nommé Mathelin Tiery, lequel est père
d'une des filles de mon ostel, me a fayt remonstrer que une rente qu'il
souloit prendre sur ung estail de bouchier de la ville de Chinon, et qui
estoit de vingt-deux sols est naguières amendry à l'occasion des guerres et
ne vault présentement que seize sols ; desquelz, joint au peu qui luy
demoure, ne luy est loysible de vivre et est tombé en grant povreté ;
supliant le dit Mathelin que luy veillez bien accorder et condescendre à donner
ung ofysse[30], qui lui a esté promis de
vostre escuier Guionnet, lequel luy viendroit bien à point pour son
entretenement. Cy donques vous le veuz pryer accorder et y condescendre, quy
ynsy viendroit audit Mathelin à indemnité d'avoyr esté rigoreusement traytié
en sa dite rente et me ferez bon plesir de le despéchier. Comme prie' à Dieu,
monsieur mon compère, que vous doint ce que désirez. De
Cucé[31], le pénultième jour d'avril. La toute vostre servante et
commère, AGNÈS. Quatrième lettre. — AU MÊME. Monsieur
mon très chier amyt et bon compère, je me recommande à vous tant comme je
puis. Je vous envoye les lettres de respit touchant l'ommaige de la Fresnoye[32], vous priant conjoinctement en
voulloyr adviser et me faire ce servisse de le mettre à fin, ne pouvant de
dessi à partyr ; et, pour prières que luy en ay sçeu fère, ne se veult cesser
d'y demourer, où vous debvrez doncques revenir à serchier, rapportant
response du dessus-dit. Pour le surplus, continue estre en bon estat et vaz
chacun jour au long de la Grève de Loyr (la Loire). Monsieur mon compère, nous
est. adveneu adventure d'ung homme que l'on a dyt estoit rufien et maqueriau
et accoinctoit une des femmes[33], et est entré de nuict dans
l'ostel, ou quel prinss à forsse de ferrement en une arche[34] des joyaulx et reliquayres que
à ladite femme, estoit lessez en guarde. Et se sauvant est cheu au saillyr
d'ung foussé, où a esté reprins ; et sy dit on qu'est ce du faict de ses
relyquayres, se ainsy a esté reprins. Monsieur mon compère, ge me recommande
à vous comme je puis, et à Dieu, qui vous doint vos dessirz. Escrit
à Anboise, ce disuitième jour d'août. La toute vostre bonne amye et
commère, AGNÈS. Cinquième lettre. — A MONSIEUR LE
PREVOST DE LA CHESNAYE. Monsieur
le prévost, j'ay entendu que quelques uns de la parroisse de la Chesnaye ont
esté par vous adjournez, sur le suspeçon d'avoir prins certain boys de la forest
du dit lieu et à eulx ont esté unes journées sur ces assignées pour entendre
une information faicte sur leur inocence. Sur quoy ayant sceu qu'aucuns des
dictes gens sont povres misérables personnes, et que ilz aient grant misère à
gaignier leur vie et governement d'eulz, leurs femmes et enfants, ne veuz en
riens qu'il soit suivy oultre à la dicte information et journées, et que les
dictes gens soient empeschiez aulcunement en corps ne en leurs biens ; mais
pour eulx au contraire, soit mise la dicte afère à nient ; et en ce faisant
sans délay me ferez service agréable. Priant Dieu, monsieur le prévost, qu'il
vous doint bonne vie et vous tienne en sa garde. Du
Plessis, ce VIIIme jour de juing. Votre bonne mestresse, AGNÈS. Ces
lettres ne sont proprement que des billets. Est-ce nous faire illusion
toutefois que de prétendre y reconnaître le style d'une personne peu
ordinaire ? Comme ce n'est pas l'abondance et la multiplicité des paroles qui
constituent la valeur de ceux qui parlent, et qu'il n'est pas nécessaire
d'entendre parler longtemps les gens pour les juger, de même quelques lignes
suffisent pour marquer un caractère et en ouvrir le sanctuaire le plus reculé.
Ce ne sont pas, nous le reconnaissons sans peine, les grandes parties de
l'esprit qui éclatent ici ; nous ne les recherchons pas dans une
correspondance familière, où ne se trouvent que quelques circonstances peu
extraordinaires de la vie commune : c'est encore moins le médiocre ou le
vulgaire. C'est un cœur droit qui parle, c'est un être humain et compatissant
; disons plus, c'est une âme calme et pure qui se manifeste. Vous ne
trouverez dans aucun de ces billets rien d'une nature vague et flottante, incertaine
de ce qu'elle pense et de ce qu'elle dit : tout est net, ferme, précis, et
porte la marque d'un esprit sûr comme d'un cœur que les sentiments naturels
dirigent et inspirent, qui est ouvert à la bonté, à la pitié, à la religion,
à la superstition peut-être ; mais qui oserait marquer, dans ce temps, la
ligne qui séparait la religion de la superstition ? Ce qui
domine visiblement dans ces lettres, ce sont les sentiments doux, l'affection
tendre, la bienveillance, la commisération, et M. Michelet a dit le mot
expressif et caractéristique quand il a appelé Agnès Sorel la douce créature.
Dans la première des deux lettres adressées à mademoiselle de Belleville, la
fille de cette autre créature si charmante et si dévouée Odette, la petite reine, elle se débarrasse d'un lévrier peu docile, mais
elle le recommande aux soins de son amie, et elle ne veut pas qu'il soit
perdu, que me seroit, dit-elle, à grant poine. Dans la seconde, elle parle d'un autre chien, le petit Robin,
qui a été blessé par un sanglier ; elle s'apitoie sur son sort ; mais bien
espère, ajoute-t-elle, qu'en garira par
promte voie et le ferai bien governer, c'est-à-dire bien soigner. La troisième et la
cinquième n'ont pas besoin de commentaires : elles sont assez expressives et
justifient amplement l'épitaphe d'Agnès, où on la déclare piteuse entre toutes gens, qui de ses biens donnait largement
aux églises et aux pauvres.
La quatrième, adressée à M. de Brézé, quoique moins significative que les
autres, mérite cependant que nous nous y arrêtions, parce qu'elle a suggéré à
M. Pierre Clément une idée qui ne nous parait pas entièrement juste. L'une de ces lettres, dit le savant historien de Jacques Cœur, adressée au sire de la Varenne, prouve la confiance qu'elle
avait dans la vertu des reliquaires[35]. Non, la lettre citée ne prouve
pas cela : il se peut qu'Agnès Sorel crût à la vertu des reliques ; on peut
même le supposer sans témérité, puisque c'était là l'esprit du temps et que
la superstition se confondait alors avec la religion, comme la forme avec le
fond ; mais la phrase qui a donné lieu à l'observation de M. Pierre Clément
n'est nullement significative sur ce point, et pourrait tout aussi bien être
interprétée dans un sens contraire. Agnès, après avoir dit que le voleur en se sauvant est cheu au saillyr d'ung foussé, où a esté
reprins, ajoute : Et sy dit-on qu'est ce du faict de ses relyquayres,
se ainsy a esté reprins.
— Ce sy dit-on a échappé sans doute à M.
Clément : il a pourtant sa valeur ; Agnès exprime l'opinion d'autrui, non la
sienne, et rien n'autorise, au moins ici, à lui prêter l'opinion des autres. Nous ne
sommes nullement tenté d'exagérer, et nous n'aurons pas la ridicule
prétention de faire d'Agnès Sorel un écrivain : cinq billets, fussent-ils des
chefs-d'œuvre, ne suffiraient pas pour donner des droits à ce titre. Il est
permis de faire remarquer au moins que, parmi les prosateurs du temps,
excepté Comines et Antoine de La Salle, qui écrivaient quelques années après,
il ne se trouve aucun dont la phrase soit plus française, plus simple, plus
claire, plus précise, d'un tour plus dégagé et plus libre, et qui ait plus de
suite dans les idées, plus de naturel dans la manière de les lier et de les
rendre. On sent tout de suite que la personne qui a écrit ces lettres, est
supérieure à ce qu'elle écrit, et que, si elle avait à formuler des pensées
d'un ordre plus élevé, elle parviendrait aisément à le faire. Ce qui est
surtout évident, c'est que, pour avoir écrit ainsi à une telle époque, il a
fallu avoir reçu la culture intellectuelle la plus complète qu'il fut donné
d'y recevoir. Ceci nous conduit à rechercher ce qu'était l'éducation des femmes nobles au quinzième siècle. |
[1]
Gœthe, La Goutte de nectar.
[2]
Paul Lacroix et Ferdinand Seré, Le Moyen Age et la Renaissance, Paris,
1851, 5 vol. in-4°. — Architecture civile, article de MM. Lassus et Alfred
Michiels.
[3]
Voir, par exemple, dans la salle de la cour d'appel, à Paris, un tableau de la
fin du quinzième siècle représentant le Crucifiement. Nulle
production de Hemling, dit M. A. Michiels, n'offre
un art aussi avancé, une composition aussi profonde, des types aussi originaux.
La Belgique et la Hollande ne renferment pas une œuvre du même style qu'on
puisse dire plus belle. — Le Moyen Age et la Renaissance. —
Peinture sur bois, article de M. Alfred Michiels.
[4]
Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles VII, p. 191. Paris, 1866, in-8°.
[5]
Les formes de la mélodie sont entièrement neuves,
dit M. Fétis, et il a eu l'art d'y jeter une variété
prodigieuse. L'artifice de l'enchaînement des parties, des repos, des rentrées,
est chez lui plus élégant, plus spirituel que chez les autres compositeurs...
Il avait compris la puissance de certains changements
de tons, et il a quelquefois employé, de la manière la plus heureuse, le passage
à la seconde mineure supérieure du ton principal, sorte de modulation qui,
appliquée à la tonalité moderne, a été reproduite avec un grand succès par
Rossini et quelques autres compositeurs de l'époque actuelle. Jospin du Ris
conserva son influence plus longtemps qu'aucun autre, car elle commence à se
faire sentir vers 1485, et ne cesse qu'après que Palestrina eut perfectionné
toutes les formes de l'art, c'est-à-dire plus de soixante-dix ans après.
(Biographie des musiciens, par M. Fétis.)
[6]
M. Pierre Clément nous paraît ne pas rendre entière justice à Charles
d'Orléans, quand il qualifie ses compositions de poésie de cour, et surtout
quand il lui refuse l'originalité et l'inspiration. (Voir Jacques Cœur et
Charles VII, p. 215.) M. Michelet, selon nous, est plus équitable dans le
jugement qu'il porte sur le poète du quinzième siècle :
Les Anglais eurent beau faire,
dit-il, il y eut toujours un rayon du soleil de France dans cette tour de
Pomfret. Les chansons les plus françaises que nous ayons y furent écrites par
Charles d'Orléans. Notre Béranger du quinzième siècle, tenu si longtemps en
cage, n'en chanta que mieux.
C'est un Béranger un peu
faible peut-être, mais toujours bienveillant, aimable, gracieux ; une douce
gaieté, qui ne passe jamais le sourire, et ce sourire est près des larmes. On
dirait que c'est pour cela que ses pièces sont si petites ; souvent il s'arrête
à temps, sentant les larmes venir. Viennent-elles, elles ne durent guère, pas
plus qu'une ondée d'avril. Histoire de France, t. V, p. 319, 320.
[7]
Demogeot. Histoire de la littérature. — Nisard, Histoire de la
littérature française, t. I, p. 169.
[8]
Le château de Beauté, près de Vincennes, dans le vallon de la Marne.
[9]
Édition de Verard, f° CCC, recto. — Vallet de Viriville, Nouvelles Recherches
sur Agnès Sorel. Paris, 1856 ; in-8°, p. 40.
[10]
Ut flores veris facies hujus mulieris.
[11]
Portraits des personnages illustres, liv. V, t. II.
[12]
Revue de Paris, du 15 octobre 1855. — Agnès Sorel, par M. Vallet
de Viriville, p. 256, 257, 258.
[13]
Tout n'est pourtant pas à dédaigner dans le portrait de cette collection, qui
ne donne pas la ressemblance, mais qui n'est pas non plus la caricature
d'Agnès. Les yeux en sont admirables, le front très-beau : c'est un peu la
physionomie fière et douce de madame de Longueville à quinze ans.
[14]
Vallet de Viriville.
[15]
Quoi qu'en dise M. Pierre Clément, qui a sans doute écrit de mémoire. (Jacques
Cœur et Charles VII, p. 248.)
[16]
Ces lettres ont été publiées pour la première fois par M. Pierre Clément, dans
son excellent ouvrage intitulé : Jacques Cœur et Charles VII. Deux d'entre elles, dit M. Clément, la première et la quatrième, dans l'ordre où je les
reproduis, font partie de la riche et curieuse collection de M. Chambry, ancien
maire du troisième arrondissement, qui a bien voulu les mettre à ma disposition...
Le texte de la seconde des deux lettres adressées au
sire de la Varenne m'a été communiqué par M. Vallet de Viriville. Enfin les
deux autres appartenaient au baron de Trémont.
Quatre de ces lettres sont eu
entier de la main d'Agnès Sorel. Le corps de l'une d'elles, celle adressée de
Cande à mademoiselle de Belleville (n° 2), et dans laquelle il est question de
l'accident arrivé au petit Robin, n'est pas de l'écriture d'Agnès, qui a
seulement mis de sa main ces mots : La toute vostre bonne amye, et signé.
Jacques Cœur et Charles VII, p. 211 et suiv.
[17]
Mademoiselle de Belleville était fille naturelle de Charles VI et d'Odette de
Champdivers ; elle fut légitimée sous le nom do Marguerite de Valois, par
lettres de Charles VII, datées de Montrichard, au mois de janvier 1427. — Nous
retrouverons ce personnage dans le cours de notre histoire.
[18]
Boite à gants.
[19]
Peine.
[20]
François de Clermont, chevalier, seigneur de Dampierre, maître d'hôtel de la
reine en 1456. Il était né vers 1425.
[21]
En attendant.
[22]
Sanglier.
[23]
Chien de chasse prêté par mademoiselle de Belleville.
[24]
Assez grave blessure.
[25]
Accorde, donne.
[26]
Petite ville près Chinon.
[27]
29 septembre 1446.
[28]
Pierre de Brézé, seigneur de la Varenne et de Brissac, que nous aurons aussi
l'occasion de revoir dans un des chapitres de cette histoire.
[29]
Cette expression indique qu'Agnès et M. de Brézé avaient
tenu ensemble un enfant sur les fonts, ou que M. de Brézé aurait été le parrain
d'une de ses filles. L'une et l'autre hypothèse sont également possibles.
Charles, duc de Berry, fils de Charles VII et de Marie d'Anjou, naquit en 1446.
Entre autres parrains et marraines (le nombre n'en était pas limité), il eut
pour parrain Pierre de Brézé et pour marraine madame Perrette de la Rivière,
dame de la Roche-Guyon, dame d'honneur de la reine. Agnès, collègue de cette
dame, put servir aussi de marraine à l'un des enfants du roi. (Note de
M. Vallet de Viriville, Revue de Paris, Agnès Sorel.)
[30]
Emploi.
[31]
Cussay.
[32]
Un hommager demandait des lettres de répit, lorsqu'il avait droit à un délai
légitime.
[33]
Servantes.
[34]
Dans lequel, à l'aide de fers à voleur, il prit en une armoire. (Note de M.
Vallet de Viriville.)
[35]
Jacques Cœur et Charles VII, p. 241.