I Indépendamment
de l'attrait qui s'attache à l'étude sérieuse et intime d'une époque aussi
remplie, aussi dramatique que le milieu de notre quinzième siècle, plusieurs
raisons nous ont invité à l'étude que nous entreprenons, et engagé à détacher
une période considérable du règne de Charles VII pour la concentrer dans un
tableau spécial, en groupant les personnages qui y ont joué les principaux
rôles, autour d'une figure populaire, celle d'Agnès Sorel. Nous
trouvons le nom d'Agnès Sorel consacré également par l'histoire et par la
poésie. ; mais une étude attentive des faits et de leurs causes démontre que
la maîtresse de Charles VII n'a pas reçu de l'histoire tout ce qui lui est
dû, et que, par un étrange renversement des rôles, c'est la poésie qui s'est
le plus rencontrée avec la vérité. Il semble que la situation ou même la
séduction de la femme ait nui à ce que nous serions presque tenté d'appeler
le personnage politique, si ce mot ne jurait pas avec la douce et gracieuse
image que le nom de la Dame de Beauté éveille dans les esprits. En notre
temps, il est vrai, un érudit sagace et consciencieux, M. Vallet de Viriville,
dans une monographie piquante et dans une savante histoire de Charles VII,
reprenant le problème historique de l'influence d'Agnès Sorel sur les hommes
et les événements de son époque, a tenté et accompli même, en dissipant bien
des ténèbres, une sorte de réhabilitation. Mais, tout en rendant justice aux
recherches heureuses auxquelles est due cette réhabilitation, nous avons pensé
qu'elle n'était pas assez marquée ni peut-être assez complète ; que, dans la
monographie, elle perdait quelque chose de son charme et par conséquent de
son effet par la variété et le luxe même des procédés de démonstration, et
que, dans l'histoire, la belle et noble figure que l'on prétendait relever,
ne prenait ni assez de place, ni assez de relief. C'est ce qui nous a décidé,
non pas à reprendre le problème, qui nous semble résolu, ni la
réhabilitation, qui est achevée, mais à faire ressortir plus vivement, s'il
est possible, le mérite de la thèse et la légitimité de la réparation. Nous
avons donc essayé de faire pour Agnès Sorel ce qui a été fait tant de fois
pour Jeanne Darc. En la laissant dans le grand tableau de son époque et dans
tous ses rapports avec les personnages qui s'y meuvent, nous avons voulu
arrêter sur elle les regards, détacher et faire ressortir l'auréole,
longtemps obscurcie, qui l'entoure. Ce
n'est pas que nous prétendions établir une parité absolue entre les deux
femmes qui ont été d'un si précieux secours au roi surnommé le Bien Servi ; mais l'une n'est, en quelque sorte, que la
continuation de l'autre, et, si les moyens ont été différents, c'est la même
cause qu'elles ont servie. Il y a plus, c'est le même esprit qui les animait toutes
deux ; c'est la même flamme qui brûlait leurs cœurs, la noble flamme du
patriotisme. Si l'histoire n'est que juste envers Jeanne Darc en multipliant,
en variant pour elle les formes de l'hommage et de l'admiration, en exhaussant
chaque année le piédestal où elle l'a placée, elle ne doit pas non plus
oublier celle qui a pris part à la même œuvre, et qui, pour avoir été moins
héroïque et moins pure, ne saurait être sans injustice reléguée dans l'ombre
et frustrée de la reconnaissance due à d'éclatants services. Qui sait aussi
si elle n'est pas tombée elle-même victime de son amour pour la France ?... S'il en était ainsi, et nous le prouverons peut-être,
notre but ne serait que trop justifié : Ayant été à la peine, pour employer
le mot touchant de Jeanne parlant de son étendard, ne doit-elle pas être à
l'honneur ? Le
quinzième siècle est l'époque critique de la formation de notre nationalité :
c'est alors que naît et se dégage comme des ténèbres du chaos — au milieu de
quels déchirements et de quelles convulsions ! — l'idée de patrie. Il suffit d'ouvrir l'histoire, dit M. Guizot, pour voir avec quelle ardeur, malgré une multitude de
dissensions, de trahisons, toutes les classes de la société en France ont
concouru à cette lutte, quel patriotisme s'est emparé alors de la noblesse
féodale, de la bourgeoisie, des paysans même. Quand il n'y aurait, pour
montrer le caractère populaire de l'événement, que l'histoire de Jeanne Darc,
elle en serait une preuve plus que suffisante. Jeanne Darc est sortie du
peuple ; c'est par les sentiments, par les croyances, par les passions du
peuple qu'elle a été inspirée et soutenue[1]. C'est
le spectacle de cette ardeur, de cette fermentation féconde, de cette
éclosion laborieuse d'une grande idée dans une société appelée à de
glorieuses destinées, qui donne un intérêt particulier- et comme un charme doux
à la fois et mélancolique à cette époque de notre histoire. Il nous a paru
toutefois que, pour goûter pleinement ce charme, il faut, par-delà les événements
du dehors, par-delà l'appareil extérieur et la mise en scène du drame,
pénétrer dans l'âme même des personnages pour y saisir les sentiments
particuliers et divers d'où est sorti l'élan de la population française dans
la première moitié du quinzième siècle, avec ce sentiment nouveau, désormais
-vivace, du patriotisme. Nous avons pensé enfin que nous aurions plus de
chance d'atteindre le but, si nous pouvions nous placer dans le milieu le
plus élevé de cette société en travail, là où a dû se trouver une conscience
plus vive et plus éclairée du mouvement que nous voulons suivre, et des
mobiles qui y ont présidé. C'est ce qui nous a fait songer à Agnès Sorel, que
l'on peut, sans trop d'efforts, présenter comme la personnification
aristocratique de ce mouvement, ainsi que Jeanne Darc en a été et en reste la
personnification populaire. Il
n'est pas inutile que de temps à autre les sociétés heureuses et paisibles
tournent leurs regards en arrière et les plongent même dans les temps les
plus agités de leur passé, ne fût-ce que pour marquer leur point de départ et
voir au prix de quelles luttes et de quels efforts leurs ancêtres leur ont
assuré et transmis le patrimoine et, pour ainsi dire, le champ dont elles
jouissent. Qui sait d'ailleurs si les fils n'auront pas encore à recommencer
les luttes de leurs pères ? Notre civilisation, toute fière qu'elle est et
qu'elle peut être de son éclat et de ses progrès, est-elle garantie contre le
retour des épreuves dont le passé nous a donné si souvent le spectacle ? Des
événements récents n'autorisent point trop à le croire. Ils ébranlent même
singulièrement bon nombre de ces idées nouvelles d'humanitarisme, d'amour
universel, de progrès indéfini, qui nous ont été si souvent présentées comme
la quintessence de la sagesse des nations et les éléments nécessaires de la
civilisation moderne. Sans doute, il ne faut pas renoncer à ce qui étend le
cercle de nos affections et multiplie ou resserre les liens qui nous unissent
aux autres hommes, dans quelques points de l'espace qu'ils habitent ; mais il
faut aussi ne pas oublier la terre où nous sommes nés et les devoirs
particuliers qui nous y attachent. Car c'est là que se trouve notre point
d'appui, même pour nous élancer au dehors et remplir notre mission envers le
monde, si la Providence nous a fait la faveur de nous en confier une Attache-toi à la Patrie, à la terre chérie de tes pères, dit Schiller : là sont les racines profondes et puissantes de ta force. Ainsi,
un acte de justice ou de réparation historique à achever, un noble sentiment
à entretenir en nous et à protéger contre des entraînements d'autant plus
dangereux qu'ils sont plus élevés et plus purs, tels sont, avant tout, les
motifs qui ont inspiré cet essai, et qui, nous l'espérons, si imparfait qu'il
soit, suffiront à le justifier. II Un
autre motif d'un ordre différent, d'un caractère également historique, s'est
ajouté à ceux-là. Mais quelques développements nous paraissent ici nécessaires,
et nous croyons même devoir les présenter avec quelque étendue. M.
Michelet ouvre par cette peinture le quatrième volume de son Histoire de
France : Si
le grave abbé Suger et sort dévot roi Louis VII s'étaient éveillés, du fond
de leurs caveaux, au bruit des étranges fêtes que Charles VI donna dans
l'abbaye de Saint-Denis, s'ils étaient revenus un moment pour voir la
nouvelle France, certes, ils auraient été éblouis, mais aussi surpris
cruellement ; ils se seraient signés de la tête aux pieds et bien volontiers
recouchés dans leur linceul. Et,
en effet, que pouvaient-ils comprendre à ce spectacle ? En vain ces hommes
des temps féodaux, studieux contemplateurs des signes héraldiques, auraient
parcouru des yeux la prodigieuse bigarrure des écussons appendus aux
murailles ; en vain ils auraient cherché les familles des barons de la croisade
qui suivirent Godefroi ou Louis le Jeune ; la plupart étaient éteintes En récompense,
un peuple de noblesse avait surgi avec un chaos de douteux blasons. Simples
autrefois comme emblèmes des fiefs, mais devenus alors les insignes des familles,
ces blasons allaient s'embrouillant de mariages, d'héritages, de généalogies
vraies ou fausses. Les animaux héraldiques s'étaient prêtés aux plus étranges
accouplements. L'ensemble présentait une bizarre mascarade. Les devises,
pauvre invention moderne, essayaient d'expliquer ces noblesses d'hier. Tels
blasons, telles personnes. Nos morts du douzième siècle n'auraient pas vu
sans humiliation, que dis-je ? sans horreur, leurs successeurs du
quatorzième. Grand eût été leur scandale, quand la salle se serait remplie des
monstrueux costumes de ce temps, des immorales et fantastiques parures qu'on
ne craignait pas de porter. D'abord des hommes-femmes, gracieusement attifés,
et traînant mollement des robes de douze aunes ; d'autres se dessinant dans
leurs jaquettes de Bohême avec des chausses collantes, mais leurs manches
flottant jusqu'à terre. Ici, des hommes-bêtes brodés de toute espèce
d'animaux ; là, des hommes-musique, historiés de notes qu'on chantait devant
ou derrière, tandis que d'autres s'affichaient d'un grimoire de lettres et de
caractères qui sans doute ne disaient rien de bon. Cette
foule tourbillonnait dans une espèce d'église ; l'immense salle de bois qu'on
avait construite en avait l’aspect. Les arts de Dieu étaient descendus complaisamment
aux plaisirs de l'homme. Les ornements les plus mondains avaient pris les
formes sacrées. Les sièges des belles dames semblaient de petites cathédrales
d'ébène, des châsses d'or. Les voiles précieux que l'on n'eût jadis tirés du
trésor de la cathédrale que pour parer le chef de Notre Dame au jour de
l'Assomption voltigeaient sur de jolies têtes mondaines. Dieu, la Vierge et
les saints avaient l'air d'avoir été mis à contribution pour la fête. Mais le
Diable fournissait davantage. Les formes sataniques, bestiales, qui grimacent
aux gargouilles des églises, des créatures vivantes n'hésitaient pas à s'en
affubler. Les femmes portaient des cornes à la tête, les hommes aux pieds ;
leurs becs de souliers se tordaient en cornes, en griffes, en queue de
scorpion. Elles surtout, elles faisaient trembler ; le sein nu, la tête
haute, elles promenaient par-dessus la tête- des hommes leur gigantesque
hennin échafaudé de cornes ; il leur fallait se tourner et se baisser aux
portes. A les voir ainsi belles, souriantes, grasses, dans la sécurité du
péché, on doutait si c'étaient des femmes ; on croyait reconnaître, clans sa
beauté terrible, la Bête décrite et prédite ; on se souvenait que le Diable
était peint fréquemment comme une belle femme cornue.... Costumes échangés
entre hommes et femmes, livrée du Diable portée par des chrétiens, parements
d'autels sur l'épaule des ribauds, tout cela faisait une splendide et royale
figure de sabbat[2]. On
comprend, après cette peinture, la scène XXI du Henri V de
Shakespeare, et l'on ne s'étonne plus du langage que le poète met dans la
bouche du roi d'Angleterre faisant sa déclaration d'amour à Catherine de
France. LE ROI HENRY.
Non, ma foi, Kate, non pas ; mais il faut avouer que nous parlons, toi ma langue,
et moi la tienne, avec une imperfection également parfaite, et que nos deux
cas se valent. Mais, Kate, es-tu capable de comprendre ceci : peux-tu m'aimer
? CATHERINE. Je ne saurais dire. LE ROI HENRY. …
Allons, je sais que tu m'aimes. Et ce soir, quand vous serez rentrée dans
votre cabinet, vous questionnerez cette damoiselle sur mon compte ; et je
sais, Kate, que devant elle vous dénigrerez en moi tout ce qu'au fond du cœur
vous aimez le mieux ; mais, bonne Kate, taille-moi miséricordieusement ; d'autant
plus, gente princesse, que je t'aime cruellement. Si jamais tu es mienne,
Rate — et j'ai en moi cette foi tutélaire que tu le seras —, je t'aurai
conquise de haute lutte, et il faudra nécessairement que. tu deviennes mère
de fameux soldats. Est-ce que nous ne pourrons pas, toi et moi, entre : saint
Denis et saint Georges, faire un garçon, demi Français, demi Anglais, qui ira
jusqu'à Constantinople tirer le grand Turc par la barbe ? Pas vrai ? Qu'en
dis-tu, ma belle fleur de lys ? CATHERINE. Ze ne sais pas ça. LE ROI HENRY.
Non ; c'est plus tard que vous le saurez, mais vous pouvez le promettre dès à
présent. Promettez-moi dès à présent, Kate, que vous ferez de votre mieux
pour la partie française de cet enfant-là ; et, pour la moitié anglaise,
acceptez ma parole de roi et de bachelier ………. Allons, réponds-moi avec ta
mélodie estropiée ; car ta voix est une mélodie, et ton anglais est estropié.
Ainsi, reine des reines, Catherine, ouvre-moi ton cœur, dusses-tu estropier
ma langue : veux-tu de moi ? CATHERINE. Ze fais comme il plaira au roy
mon père. LE ROI HENRY.
Va, ça lui plaira, Kate ; ça lui plaira, Kate. CATHERINE. Eh bien, z'en serai contente
aussi. LE ROI HENRY.
Cela étant, je vous baise la main, et vous appelle ma reine. CATHERINE. Laissez, monseigneur ;
laissez, laissez LE ROI HENRY.
Eh bien, je vous baiserai aux lèvres, Kate. CATHERINE. Les dames et damoiselles, pour estre baisées devant leurs
nopces, il n'est pas le coustume de France. LE ROI HENRY (à
la suivante). Madame mon interprète, que dit-elle ? ALICE. Ça n'être point la fashion
pour les ladies de France.... Ze ne sais comment se dit baiser en english. LE ROI HENRY.
To kiss. ALICE. Votre Majesté entendre plus bien que moy. LE ROI HENRY.
Ce n'est point la coutume des damoiselles de France de se laisser baiser
avant d'être mariées ; est-ce ça qu'elle veut dire ? ALICE. Ouy, vrayment[3]. Il y a
du vrai dans la peinture arrangée de l'historien, et même dans les
imaginations bouffonnes du poète. La cour (l'Isabeau de Bavière a laissé des
monuments authentiques de ses corruptions éhontées, et la calomnie elle-même
pourrait s'exercer à ses dépens sans qu'il prît envie à personne de
protester. Mais la France du quinzième siècle ne se personnifie pas dans la
cour, et l'on risquerait de se tromper si l'on prétendait juger du siècle
entier, ou même des contemporains de Charles VI et de sa royale compagne, par
les orgies sacrilèges de Saint-Denis que rappelle M. Michelet, et par le
langage grossier et cynique que Shakespeare met dans la bouche du roi
d'Angleterre. Tout est mêlé dans l'histoire comme dans la vie, et le mal ne
règne jamais seul. Le quinzième siècle n'échappe pas à cette loi, qui est
surtout sensible dans les temps de crise comme ceux qui commencent au seuil
de cette époque et se continuent pendant une si longue durée.ne serait pas
difficile d'opposer à ces tableaux composés avec art et formés de traits
empruntés en partie à la réalité, en partie à la fantaisie, des tableaux qui
fissent contraste. Christine de Pisan, Valentine de Milan, pour ne parler que
des plus connues, suffiraient pour plaider la cause de leur temps, comme de
leur sexe, s'il ne s'agissait que de réfuter un témoignage par un autre
témoignage, et si l'histoire se faisait par des généralisations précipitées
et téméraires, qui appliquent à tous ce qui est vrai de quelques-uns. Nous
devons être plus réservé pour être plus juste. Ce que l'on peut dire du moins
à la décharge de l'esprit général du commencement du quinzième siècle et de
la fin du quatorzième, c'est que ces époques ont vu naître des caractères ;
c'est que la grande lutte qui a marqué la première moitié du quinzième
siècle, a reçu des châteaux et des chaumières, des palais mêmes et des boutiques,
des athlètes héroïques ou des personnages d'une grande valeur intellectuelle
et morale, qui, à travers les plus rudes épreuves qu'un, peuple puisse
supporter, ont marché constamment vers un but élevé, l'affranchissement du
territoire ; enfin, et nous attachons à ceci une haute importance, c'est que,
dans la glorieuse entreprise, les femmes ont suivi les hommes dans la
carrière et souvent même les y ont poussés, et qu'en même temps c'est au
milieu des déchirements de la patrie et des vicissitudes d'une des luttes les
plus sanglantes de notre histoire, et par des mains qui y étaient mêlées, que
s'est constituée la première phase de ce qui a été appelé et est devenu la
société polie en France. A ce
double point de vue, peut-être le règne de Charles VII, dans les années qui
suivent la mort de Jeanne Darc, n'a-t-il pas reçu des historiens toute l’attention
qu'il mérite. Il nous semble qu'un examen sérieux de cette période, à partir
de la paix d'Arras à 1450, découvre, à côté des faits extérieurs et en
quelque sorte bruyants de la politique proprement dite, des faits moraux,
moins saillants, moins visibles, considérables cependant, et qui, en dehors
même de l'éclat incomparable que répand l'apparition de la Pucelle et de
l'héroïsme de la lutte contre l'étranger, jettent sur les misères trop
réelles de cette époque un véritable reflet de grandeur et ajoutent encore à
la gloire de la délivrance, à laquelle, du reste, ils sont loin d'être
étrangers. La cour mystérieuse et nomade du prince qui fut appelé le roi de
Bourges n'a pas vu seulement sortir de son sein la libération définitive de
la France et l'idée de patrie : quand on y regarde de près, elle nous montre
d'un côté, par des exemples éclatants, l'heureuse influence des femmes
françaises dans une grande crise publique, et, de l'autre, elle nous fait assister
à la formation, sous l'empire d'une femme supérieure, d'une société d'élite,
élégante et sérieuse tout ensemble, adonnée à tous les plaisirs, y compris
ceux de l'esprit, premier anneau de cette chaîne brillante qui, brisée un
moment sous le règne de Louis XI, se renoue avec Anne de Bretagne et
Marguerite d'Angoulême, se resserre sous Richelieu et Louis XIV, et s'étend
ensuite en tronçons nombreux et divers dans la grande société française tout
entière. Le
premier de ces deux faits n'a pas même besoin qu'on fasse un grand effort
d'attention pour le reconnaître. 1 n'est pas possible de parcourir les
documents ou les monuments originaux qui nous restent de cette époque, alors
même qu'ils sont incomplets ou mutilés, ou les histoires consciencieuses qui
en ont été faites, sans être frappé du rôle considérable que les femmes ont
joué dans la vie publique, et de la part qu'elles ont prise à tout ce qui
s'est fait de grand ou d'heureux sur le théâtre des événements. Il est une
grande personnalité qui domine tout le quinzième siècle, qui est hors de
pair, presque hors de l'humanité, qu'il convient par là de mettre à part et
comme dans un sanctuaire réservé. Mais, à une distance plus ou moins grande,
et à un niveau élevé pourtant, combien de nobles ou gracieuses figures
apparaissent encore dans la première moitié du quinzième siècle, qui
attestent la puissance morale de notre race, sa vitalité croissante avec les
périls, et cette noblesse native du sexe le plus faible, qui, s'altérant ou
s'égarant parfois dans les situations ordinaires, se retrouve dans les
grandes circonstances et éclate avec une énergie incomparable ! Nous
pourrions en citer en foule si nous voulions embrasser l'espace tout entier
de la période dans laquelle nous nous transportons. Sans sortir du groupe des
personnages que nous rencontrerons dans la suite de notre étude, qui ne se rappelle
les noms d'Yolande d'Anjou, d'Isabelle de Lorraine, de Jeanne de France,
fille de Charles VI, duchesse de Bretagne, d'Agnès Sorel, de Marguerite
d'Écosse, première femme de Louis XI, de Marie de Clèves, femme de Charles
d'Orléans, et aussi la foule obscure et anonyme qui prit part aux
conspirations nombreuses formées pour délivrer notre sol de la domination
anglaise ? Et ce n'est pas seulement par des élans de noble pitié pour les
victimes de la guerre nationale ou par ces dévouements soudains qu'expliquent
les entraînements d'une affection particulière ou l'exaltation du sentiment
patriotique, qu'éclate la force morale de la femme au quinzième siècle : il y
a aussi chez elle des vertus de longue haleine, des desseins suivis, de
grandes résolutions soutenues avec persévérance, l'intelligence réfléchie des
affaires, l'habileté tenace ; tout cet ensemble enfin de qualités et de
facultés élevées qui constitue l'esprit politique, et qui semble être
l'apanage de l'autre sexe. Le
second de ces deux faits est moins visible que le premier. Par un concours de
circonstances qui se déroulera dans la suite de cette étude, et notamment par
la situation extraordinaire du personnage auquel il se rattache, il ne se met
pas de lui-même en pleine lumière, de sorte que l'induction doit souvent
suppléer aux documents ; cependant il n'est pas moins certain que le premier,
et il est, en grande partie, un effet des mêmes causes. L'existence d'Agnès
Sorel ne s'est pas passée au premier plan ; la fatalité de sa position a nui à
sa mémoire : elle a voilé en partie son ascendant, elle en a dérobé les
témoignages. Quoi qu'il en soit, dans un espace de quinze années, il s'est
accompli dans la cour solitaire de Charles VII une série de faits qui,
considérés dans leur ensemble, ne s'expliquent que par l'influence exercée
sur le roi par l'illustre favorite. Ainsi,
nous 'l'hésitons pas à le dire, c'est Agnès Sorel qui résume et personnifie
l'esprit de la femme au quinzième siècle, dans ce qu'il a de meilleur et de
plus éclatant (à part l'exception que nous avons faite), et assurément dans
ce qu'il a de plus complet, parce que c'est elle qui tient la plus grande
place dans les deux faits que nous venons de signaler, qui joue le rôle le
plus considérable dans les événements, qui en a dirigé et gouverné le
principal moteur, qui a fait ou inspiré, dans une situation extraordinaire,
ce qu'il fallait faire ou inspirer. La
discussion des données historiques et des autorités sur lesquelles elles
reposent, rendra évidentes et décisives nos conclusions. III La
renommée d'Agnès Sorel, ainsi qu'il arrive aux personnages qui ont fait quelque
bruit dans le monde, a subi bien des vicissitudes, et, comme de raison, parmi
les historiens, ce n'est point de ses contemporains qu'elle a obtenu justice.
Plusieurs d'entre eux n'ont pas même prononcé son nom, bien qu'ils fussent
parfois en position de tout savoir, par exemple, Jacques Le Bouvier, plus
connu sous le nom de Berry, héraut d'armes de Charles VII, et Gruel,
serviteur du connétable de Richemont. D'autres ont altéré la vérité, ou
sciemment, comme Georges Chastelain, qui écrivait aux gages de la cour de
Bourgogne, ou involontairement comme Thomas Basin, évêque de Lisieux, qui ne
connaissait qu'imparfaitement les faits et qui les voyait à travers un prisme
trompeur. Il semble qu'il en soit pour la vérité dans l'histoire comme pour
l'effet esthétique dans une œuvre d'art ; on dirait qu'il faut s'éloigner de
l'objet pour le voir tel qu'il est, qu'il ne se montre aux yeux dans sa forme
réelle et ses proportions vraies, ou n'est saisi dans ses rapports exacts
avec l'ensemble que par la perspective. La
situation toute particulière du personnage historique qui nous occupe,
situation nouvelle alors, moins sans doute par sa nature que par le caractère
officiel qui lui fut donné, devait nuire nécessairement à sa mémoire et
rendre à son égard très-difficile, pour ne pas dire impossible,
l'impartialité des contemporains. Une maîtresse élevée au rang officiel de
favorite, ce n'était pas seulement une nouveauté, c'était une révolution,
qui, comme toutes les révolutions, ne pouvait pas se produire sans laisser
après elle des indignations et des haines. Comment un évêque, comment un
moine de Saint-Denis, écrivant l'histoire du temps, auraient-ils pu rester
étrangers aux passions de leur époque, aux préjugés légitimes ou non de leur
ordre et de leur profession, et juger avec le calme sévère de l'histoire une
situation qui troublait toutes leurs idées ? Si l'on se rappelle, en outre,
que la plupart des historiens ont écrit sous le règne d'une nouvelle
maîtresse, ou dans une cour hostile, ou sous le fils et le successeur de
l'amant, maître redouté et tout-puissant, qui avait été l'ennemi de la
favorite, on comprendra sans peine que ce n'est pas aux contemporains qu'il
faut demander, en ce qui touche Agnès Sorel, la vérité, et qu'il y a plus
grande chance de la rencontrer dans le milieu même où le personnage a vécu,
dans l'impression générale qu'elle y a laissée, et dans la tradition qui est
sortie de cette impression et qui l'a propagée. Le
personnel, si nous pouvons ainsi parler, de la cour de Charles VII, ceux qui
avaient vécu auprès du monarque durant l'époque agitée et glorieuse de sa
vie, avaient conservé, après la mort de la favorite, le souvenir de ses
services et de ses grandes qualités, et étaient loin de ne voir en elle
qu'une maîtresse vulgaire. Cela ressort assez clairement, comme nous le
dirons plus tard, des hommages qui furent rendus à sa mémoire, sous des
formes diverses, par celui qui de son vivant avait été son ennemi le plus
acharné, le roi Louis XI. C'est là ce qui explique le caractère de la
tradition, si différente des témoignages de la plupart des écrivains
contemporains, et qui lui donne une si haute autorité. C'est Louis XI qui est
la caution d'Agnès Sorel auprès de la postérité. Grâce à lui, il se forma à
la cour de France une opinion arrêtée et indiscutée sur les mérites de la
célèbre maîtresse de son père. C'est lui peut-être aussi qui contribua le
plus à consacrer le souvenir d'Agnès Sorel et le caractère élevé de son
influence. Il
n'est pas sans intérêt d'esquisser ici le mouvement de la tradition et les
formes diverses qu'elle affecte suivant les siècles. Si
Louis XI avait consacré la tradition relative à Agnès dans la cour de France,
en faisant taire les haines qui pouvaient l'altérer, c'est Jean de Bueil,
amiral de France du temps de Charles VII, et qui vécut dans l'intimité de ce
prince, qui en a été le premier interprète. Il y a dans son roman militaire
du Jouvencel une scène remarquable à plus d'un titre, ainsi que nous
aurons à le montrer plus tard, qui manifeste sous une forme sensible
l'ascendant de la favorite[4]. Cette scène, où il est facile
de reconnaître Agnès, sans que son nom y soit prononcé, fixe le caractère de
la tradition, comme elle a été le point de départ de bien des inspirations.
Le seizième siècle, en grande partie, n'en est que l'écho, écho dont la
vibration poétique se répète en se modifiant à divers intervalles' et selon
les milieux, comme nous le voyons dans François Ier, du Haillan et Brantôme. François
Ier commence et écrit le quatrain célèbre : Gentille
Agnez, plus de los tu mérite, La
cause étant de France recouvrer, Que
tout ce que en cloistre peut ouvrer Close nonnain ni en désert hermite. Vient
ensuite l'anecdote racontée par du Haillan et répétée par Brantôme, anecdote
que M. Michelet appelle le petit conte et qui pourrait en effet passer
pour une fantaisie de l'imagination du nouvelliste, si l'on ne s'attachait
qu'à la forme, mais qui prend un véritable caractère historique quand on la
rapproche du Jouvencel. Voici le récit de du Haillan : On dit que voyant le roy Charles VII lasche, mol, et peu
se souciant des affaires de son royaume et des victoires que les Anglois
obtenoient sur luy, un jour la belle Agnès lui dit que, lorsqu'elle étoit
bien jeune fille, un astrologue lui avoit dit qu'elle seroit aimée de l'un
des plus courageux et valeureux rois de la chres'fienté. Que quand le,roy lui
fist cet honneur de l'aymer, elle pensoit que ce filt ce roy valeureux et
courageux qui lui avoit été prédit. Mais que le voyant si mol et avecques si
peu de soing de ses affaires et de résister aux Anglois et à leur roy Henri,
qui à sa barbe lui prenoit tant de villes, elle voyoit bien qu'elle estoit
trompée et que ce roy si -valeureux et courageux étoit le roy d'Angleterre...
Ces paroles esmeurent et piquèrent tellement le cœur du roy qu'il se mit à
pleurer et de là en avant s'esvertuant, print le frein aux dents, si bien
que, par son bon heur et la vaillance de ses bons serviteurs, il chassa les
Anglais de la France, hormis Calais[5]. Le
poète Baïf reproduisait aussi la tradition, qu'il puisait an sein même de la
famille d'Agnès, dans le petit poème qu'il a consacré à la favorite et dont
nous devons citer quelques vers : Soudain
un bruit courut qu'une molle paresse L'attachait
au giron d'une belle maîtresse, Par
qui, de son bon gré, souffrait d'estre mené Ayant
perdu le cœur du tout effeminé. Agnès
ne peut celer en son courage digne De
l'amitié d'un roy reproche tant indigne ; Mais
comme la faconde et la grâce elle avait L'advertit
en ces mots du bruit qui s'esmouvoit. Syre, puisqu'il vous plaît me
faire tant de grâce Qua loger vostre amour en
personne si basse, Sire, pardonnez-moi, s'il me
faut présumer Tant sur vostre amitié, que
j'ose vous aimer ; Vous aimant, je ne puis
souffrir que l'on médise De vostre majesté ; que, pour
estre surprise De l'amour d'une femme, on
l'accuse d'avoir Mis en onbly d'un roy,
l'honneur et le devoir. Doncques, sire, armez-vous,
armez vos gens de guerre, Délivrez vos subjects,
chassez de vostre terre Vostre vieil enemy. Lors,
bienheureuse moy Qui auray la faveur d'un
magnanime roy D'un roy victorieulx estant
la bien aimée Je seray pour jamais des
François estimée ! Si l'honneur ne vous peut de
l'amour divertir Vous puisse au moin l'amour
de l'honneur avertir ! Elle
tint ce propos et sa voix amoureuse Du
gentil roy toucha la vertu généreuse Qui
longtemps, comme éteinte en son cœur croupissoit Sous
la flamme d'amour qui trop l'assoupissoit. A
la fin, la vertu s'enflamma renforcée Par le mesme flambeau qui l'avoit effacée ! On peut
franchir sans inconvénient le dix-septième siècle, qui n'est que la copie du
précédent, ainsi que nous pouvons le voir par le poème de la Pucelle. Dans
son œuvre fastidieuse, à défaut d'imagination, Chapelain abuse de la fiction
et ne se soucie en aucune sorte de la vérité historique ni même de la vérité
morale : son but unique est de flatter la maison de Longueville et surtout
Anne d'Autriche. C'est donc avec Jeanne Darc, Dunois, grand ancêtre des
Longueville, qui est au premier plan et qui a tout fait pour la délivrance.
Agnès Sorel n'apparait que comme un accessoire et une décoration dans le
poème. Cependant l'écrivain n'a pu échapper complétement à l'influence des
idées reçues, et, tout en créant des fictions
fort vulgaires, pour
employer un mot de M. Capefigue — qui a été exact une fois —, il est resté en
certains cas dans le sens de la tradition historique. C'est ainsi que, dans
l'épisode de l'exil d'Agnès à la cour de Bourgogne, il nous montre la Reine
de Beauté occupée d'un dessein politique d'une grande portée et préparant
avec une activité intelligente l'alliance des grands vassaux et du roi. Le dix-huitième
siècle, plus exact que Chapelain, cela va sans dire, suit avec la même
fidélité que son prédécesseur la tradition. Que l'histoire y soit légère et
narrative avec Baudot de Juilly, érudite et consciencieuse avec Dreux du
Radier, ou spirituelle et piquante avec Duclos, elle modifie rarement les
données premières et les livre presque intactes à notre temps. Voici
d'abord le récit de Baudot de Juilly : Le
roi arriva à Tours, où il se plaisoit infiniment, et il y menoit en effet une
vie délicieuse. La Trêve rendoit sa Cour nombreuse et superbe, l'oisiveté et
les plaisirs qui la suivoient charmoient ce Roi. Il passoit la plus grande
partie de son tems avec Agnez Sorel sa maîtresse, le comte du Maine et Brezé
ses favoris, dans des jardins voluptueux, où tous les plaisirs des sens
étoient remplis. Agnez Sorel étoit une fille de qualité de Touraine. Elle
possédoit dans cette Province la Seigneurerie de Fromenteau. Tous les Auteurs
qui ont parlé d'elle, ne nous ont point laissé son portrait en détail ; mais
pour nous faire connoître sa beauté, ils se sont contentez de dire qu'elle
étoit belle entre les plus belles ; qu'on l'appelloit communément à la Cour
la belle Agnez ; que le Roi, prince volage et inconstant, l'aima vingt ans
durant avec des transports toûjours égaux ; qu'à l'âge de quarante ans,
qu'elle mourut, elle étoit encore la plus belle personne de France, et qu'il
falloit bien que sa beauté fût surhumaine, puisqu'on pardonna au Roi son
attachement pour elle, encore que celle de la Reine ne fût pas médiocre et
que la vertu de cette Princesse touchât de pitié toute la France. Agnez
Sorel étoit naturellement vertueuse, et elle passoit sa vie assez doucement
dans sa terre de Fromenteau, où elle étoit restée à dix-huit ans sans père ni
mère ; mais il est quelquefois dangereux d'être trop belle. Son éclatante
beauté la fit connoitre de réputation d'abord à tout le voisinage, et ensuite
bien plus loin ; on la venoit voir par rareté, et le Roi à qui on en parla,
fut frappé de la même curiosité. Il alla la voir à sa terre, et lui laissa
son cœur en la quittant… Agnez devint la maîtresse du Roi. Elle fit toutes
ses délices, et le Roi pour ainsi dire partagea avec elle sa Couronne. L'esprit
de cette ma1tresse de Charles étoit encore plus aimable que son visage. Elle
l'avoit noble, élevé, généreux. On prétend
qu'on doit à ses conseils la fermeté que le Roi fit voir dans son adversité, et que cet esprit susceptible
de toutes les impressions, n'en reçût d'Agnez
Sorel que de glorieuses et d'avantageuses à l'État... Au
reste, elle était fière sans être orgueilleuse, libérale, bienfaisante, et
qui n'abusoit point des bontés du Roi... Aussi le conseil du Roi insinua-t-il
à la Reine qui avait peine d'abord à la souffrir, qu'il étoit à propos qu'elle
dissimulât, que la résistance seroit inutile, et ne feroit qu'irriter ce
prince, que de l'humeur dont il étoit s'il n'avoit plus Agnez Sorel, il lui
en substitueroit bientôt une autre ; et qu'il valoit bien mieux que Sa
Majesté eût pour rivale une fille dont
toutes les inclinations étoffent portées à la vertu et au bien de la France qu'une de ces ambitieuses qui
feroient consister leurs plaisirs à mortifier la Reine et à dissiper les
finances du Roi. La Reine suivit ce conseil et s'en trouva parfaitement bien.
Elle reconnut dans la suite qu'il étoit véritable et salutaire[6]. Dreux
du Radier, qui s'est attaché moins à déterminer les causes morales des faits
qu'à relever et mettre en lumière le côté extérieur de l'histoire, ne fait
que glisser sur le caractère de l'influence d'Agnès et confirme uniquement
les qualités morales et les avantages physiques sur lesquels reposait
l'ascendant de la favorite[7]. Mais on sent qu'il est loin de
résister lui-même à l'empire de la tradition, et il en reconnaît
implicitement la légitimité en disant qu'Agnès
avait l'âme belle, le cœur généreux et des inclinations dignes de sa faveur[8]. Duclos
est plus explicite. Voici comme il parle d'Agnès Sorel dans son Histoire
de Louis XI : Le
bâtard d'Orléans, autrement dit le comte Dunois, fut celui qui lui rendit (à Charles VII) les plus grands services, et
Agnès Sorel en partagea la gloire. Ce fut la maîtresse pour laquelle Charles
eut la plus forte passion et qui fut la plus digne de son attachement. Sa
beauté singulière la fit surnommer la belle Agnès : on la nomma ensuite dame
de Beauté. Rare exemple pour celles qui jouissent de la même faveur, elle
aima Charles uniquement pour lui-même et n'eut jamais d'autre objet dans sa
conduite que la gloire de son amant et le bonheur de l'État. Agnès Sorel se
distinguait par des qualités préférables à celles que l'on exige de son sexe[9]. Louis
XV lui-même connaissait la tradition et un jour il se montra digne de la
comprendre. Il sut au moins la respecter. Les chanoines de Loches demandant à
faire disparaître de leur église le tombeau d'Agnès Sorel, qu'ils
considéraient sans doute comme trop profane, il écrivit au bas de la pétition
qui lui fut remise par le ministre : Néant ;
laisser le tombeau où il est. Nous
citerons aussi Voltaire, qui, dans ce poème honteux et charmant qu'il n'eût
pas dû faire, et qu'on regretterait presque qu'il n'eût pas fait, écrit les
vers suivants : Le
bon roi Charles, au printemps de ses jours, Au
temps de Pâque, en la cité de Tours, A
certain bal (ce prince aimait la danse), Avait
trouvé, pour le bien de la France, Une beauté, nommée Agnès Sorel[10]. Notre
époque, plus sérieuse, a rendu une justice plus respectueuse et plus complète
aussi aux deux femmes chantées et souillées par le poète. Presque
au début du siècle, dans les temps malheureux qui suivirent le débordement de
la France sur l'Europe, un autre poète, plus soucieux des gloires nationales
que le chantre spirituel de la Pucelle, reprenait le thème du Jouvencel et
s'en inspirait dans la chanson charmante, d'un tour si vif, qui commence
ainsi : Il
faut partir, Agnès l'ordonne. Adieu,
repos, plaisir, adieu. J'aurai
pour venger ma couronne, Mes
lauriers, l'amour et mon Dieu. Français,
que le nom de ma belle Dans
leurs rangs porte la terreur. J'oubliais
la gloire auprès d'elle. Agnès me rend tout à l'honneur. M.
Alexandre Dumas lui-même, malgré les grandes licences et les étranges familiarités
qu'il prend avec l'histoire et la tradition, ne s'est pas montré absolument
sans respect pour ce que la renommée a consacré au sujet d'Agnès Sorel, dans
son drame de Charles VII chez ses grands vassaux, ainsi que nous aurons
occasion de le voir dans un autre lieu. La
tradition ne s'est pas moins perpétuée dans l'histoire que dans la poésie. A
peu d'exceptions près, les historiens de notre temps ont consacré l'influence
heureuse d'Agnès Sorel et donné raison à la tradition et à la poésie contre
ceux de ses contemporains qui l'ont calomniée, ou qui ont dédaigné de lui
donner une place dans leurs chroniques. D'ailleurs,
en ce temps-là, dit M. de Barante, il commençait à être aussi profitable que
doux d'être bien venu des dames : elles avaient crédit à la cour. Il y avait
surtout une belle et aimable demoiselle qu'on nommait Agnès Sorel, fille du
seigneur Jean de Soreau, gentilhomme de Touraine. Elle avait été élevée dans
la maison de madame Isabelle de Lorraine, reine de Sicile, et c'était parmi
les dames de sa compagnie que, dix ou douze années auparavant, elle avait
paru à la cour. Elle avait plu au roi, qui lui témoignait de jour en jour
davantage son amour et sa faveur. Il l'avait récemment placée parmi les dames
de la reine. Il lui avait fait présent du château de Beauté, près Paris, pour
qu'elle fût, de nom comme de fait, dame de Beauté. La richesse de ses
ajustements et de ses joyaux était merveilleuse ; elle tenait un aussi grand
état qu'aucune princesse. Du reste, on disait qu'elle ne donnait au roi que
de bons conseils et qu'elle avait ainsi rendu de grands services au royaume.
Elle protégeait les jeunes gentilshommes et les vaillants chevaliers, et les
avançait dans la faveur du roi[11]. Écoutons
maintenant M. Michelet : La
belle-mère du roi, dit-il après avoir esquissé à grands traits la biographie
d'Agnès, Yolande d'Anjou, belle-mère aussi d'Isabelle, était, comme elle, une
tête d'homme ; elles avisèrent à lier pour toujours Charles VII aux intérêts
de la maison d'Anjou-Lorraine. On lui donna pour maîtresse la douce créature,
à la grande satisfaction de la reine, qui voulait à tout prix éloigner la
Trémouille et autres favoris. Charles
VII trouva la sagesse aimable dans une telle bouche ; la vieille Yolande
parlait vraisemblablement par Agnès, et sans doute elle eut la part
principale dans tout ce qui se fit. Plus politique que scrupuleuse, elle
avait accueilli également bien les deux filles qui lui vinrent si à propos de
Lorraine, Jeanne Darc et Agnès, la sainte et la maîtresse, qui toutes deux,
chacune à sa manière, servirent le roi et le royaume. …..
Le bon homme Charles VII aimait les femmes, et il en avait quelque sujet. Une
femme héroïque lui sauva son royaume. Une femme, bonne et douce, qu'il aima
vingt années, fit servir cet amour à l'entourer d'utiles conseils, à lui
donner les plus sages ministres, ceux qui devaient guérir la pauvre France.
Cette excellente influence d'Agnès a été reconnue à la longue ; la Dame de
Beauté, mal vue, mal accueillie du peuple tant qu'elle vécut, n'en est pas
moins restée un de ses plus doux souvenirs[12]. M.
Henri Martin parle à peu près dans le même sens, malgré de singulières
restrictions que nous aurons à discuter ailleurs. A
qui le mérite d'un si grand changement ? dit-il[13]. A la France sans doute, qui
s'est retrempée dans l'excès du malheur, et qui fait surgir au quinzième
siècle les réorganisateurs de l'État de cette bourgeoisie qui avait produit
les initiateurs de la démocratie au quatorzième, enfantant Jacques Cœur après
Étienne Marcel. Mais pourtant l'initiative appartient toujours à quelqu'un.
Le connétable de Richemont aura un rôle très-considérable ; mais ce n'est pas
lui qui a donné l'impulsion, et sa rudesse briserait les ressorts si des
mains plus douces ne les tempéraient. Tout porte à attribuer une très-grande
et très-utile influence à la mère de la reine, à la douairière Yolande
d'Aragon. Avec moins d'éclat et d'autorité apparente, cette habile Espagnole
semble avoir presque renouvelé chez nous Blanche de Castille. Si les
intentions n'étaient pas moins louables, on n'en saurait dire autant des
moyens. La douairière d'Anjou était peu scrupuleuse, et Charles VII n'était
pas un saint Louis. Elle n'avait pu le gouverner par sa fille, par la reine,
par la femme légitime ; elle ne pouvait l'empêcher d'avoir des maîtresses :
elle lui en donna une de sa propre main et le gouverna par cet étrange
intermédiaire. Tout
le monde connaît la tradition accréditée par François Ier, qui attribue à
Agnès Sorel la délivrance du royaume. La cour galante et sceptique du vaincu
de Pavie aimait mieux faire honneur du salut de la France à une maîtresse de
roi qu'à une sainte. La tradition a abouti à un pur roman sous la plume de
Brantôme. Il y a pourtant quelque chose de vrai sous ces exagérations.
Charles VII., qui avait été trop dénué d'élévation dans l'âme et de sentiment
moral pour accepter la domination de la sainteté et du génie, fut pris par
les sens (nous craignons de profaner le mot d'amour), retenu par l'habitude,
et se laissa modifier par l'action persévérante d'une femme belle,
spirituelle, douce et adroite. La vieille Yolande avait choisi le mieux possible.
Agnès Sorel poussa le roi à surmonter sa paresse, et contribua à lui faire
vaincre, du moins, celui de ses vices qui n'était pas incurable. Charles
finit par s'intéresser à ses affaires et par appliquer ce qu'il avait de bon
sens et d'esprit pratique à écouter les conseils utiles et à accepter, à
maintenir, sinon à choisir, de bons instruments de gouvernement. Il avait du
discernement, et c'est ce qui ôte toute excuse à sa conduite passée On verra
trop, dans l'avenir, que son cœur n'était pas changé ![14] Enfin
l'auteur spirituel et savant de l'Histoire de la Chevalerie en France,
M. Libert, jette aussi, en passant, son mot sur Agnès Sorel et ne semble pas
le moins du monde éloigné d'accepter la croyance poétique qui la présente
comme l'Égérie de Charles VII. Si l'amour chevaleresque, dit-il, eut encore quelque puissance, ce fut on la personne de la
douce et belle Agnès. Indignée de l'indolence du roi son amant : Adieu, lui dit-elle, je vais trouver le roi d'Angleterre. On prétend que ce mot changea le roi : il commença à
défendre son royaume pour ne point perdre sa maîtresse[15]. IV Si nous
avons insisté aussi longuement sur le caractère et la constance de la
tradition, et si nous avons indiqué dès à présent le contraste qui existe
entre l'opinion de la plupart des chroniqueurs contemporains et cette
tradition recueillie avec tant d'obstination, et pour ainsi dire de piété par
les poètes et souvent même par les historiens les plus graves et les plus
autorisés, c'est que nous y voyons un motif nouveau en faveur de la
convenance et de la légitimité de notre étude. Il n'y a pas de petites choses
dans l'histoire, non plus que dans la vie : il n'est pas égal qu'une renommée
soit placée au-dessous ou au-dessus de son rang, qu'une gloire soit surfaite
ou amoindrie. Agnès Sorel a-t-elle rendu à Charles VII et à la France les
services signalés que lui prêtent quelques-uns des successeurs du prince
qu'elle a aimé, ou n'a-t-elle été qu'une de ces femmes vulgaires et inutiles
que nous voyons si souvent briller dans les cours, et devant lesquelles
l'histoire ne saurait mieux faire que de passer avec ce dédain dont le Dante
flétrit certains damnés de son enfer ? Est-ce la chronique contemporaine,
enfin, ou la tradition qui a raison dans le point qui nous occupe ? Le
problème ne nous laisse pas indifférent, et nous voulons essayer de le
résoudre. A vrai dire, c'est un des objets principaux de notre examen. Et nous
nous y attachons d'autant plus volontiers, nous nous y portons avec d'autant
plus de cœur, qu'au fond c'est à une femme qu'il s'agit de rendre justice,
que c'est une fascination aussi bienfaisante que gracieuse qu'il s'agit de
fixer et de dégager. L'histoire
ne se pique pas toujours d'être galante, alors même qu'il n'y mit à l'être
que le mérite d'être juste. Elle sous-entend trop souvent ce qu'il
conviendrait d'exprimer ; elle masque le rôle de la femme dans le mouvement
et la conduite des choses dont elle s'occupe ; elle la laisse dans les
coulisses quand elle devrait la mettre sur la scène et la faire briller de
tous les feux de la rampe : elle ne lui fait aucune part, ou lui en fait une
trop petite dans l'action des causes profondes et dernières des événements.
Le mot du juge qui, à la nouvelle du crime, s'écrie tout d'abord : Cherchez
la femme, a une portée plus étendue que celle que l'on pourrait être tenté de
lui donner, et devrait être sans cesse présent à la pensée :de l'historien.
Les vertus comme les vices des hommes, surtout de ceux qui ont plus de
l'homme que les autres, parce qu'ils rencontrent moins d'obstacles dans leurs
grandes ou leurs petites passions, nous voulons dire de ceux qui commandent
aux autres, ou même qui se mêlent plus activement aux affaires humaines, ont
bien souvent pour principe une main délicate et faible. Comment donc, dans la
recherche des causes, négliger une cause aussi générale et aussi puissante,
d'autant plus puissante qu'elle agit sans cesse et ne sommeille jamais, ou ne
lui accorder qu'une attention distraite et rapide ? Que les anciens
laissassent les femmes dans l'ombre, ce qu'ils n'ont pas toujours fait du
reste, on le conçoit jusqu'à un certain point : à Athènes, à Rome, leur
importance dans la famille était presque aussi effacée que dans les affaires
publiques. Il n'en saurait être ainsi, sans dommage pour la vérité, dans les
temps modernes, où, sous l'influence de causes diverses, notamment du
christianisme, la femme a pris à côté de l'homme la place qui lui est due et
peut donner carrière aux dons heureux qui sont son partage. C'est
là pour l'historien un devoir impérieux, qui s'impose daris tous les cas ;
mais il nous semble que le devoir acquiert encore un degré plus rigoureux
d'obligation quand le rôle joué par la femme mérite l'admiration, la
sympathie ou l'estime. Et ce n'est pas seulement parce qu'il est plus
agréable de peindre et de présenter aux yeux le bien que le mal, le beau que
le laid : c'est surtout parce que la chose est plus utile et plus salutaire.
L'histoire n'est pas uniquement un tableau et un spectacle, elle est une
école, elle est un enseignement et un aiguillon. Dans un temps où la femme a
une importance réelle, où son rôle tend sans cesse à grandir avec le progrès
des lumières générales, des mœurs publiques et de l'éducation même qu'elle
reçoit, pourquoi ne lui offrirait-on pas, à l'occasion, les nobles exemples
de vertu virile, de courage, de patriotisme, de prudence, d'habileté pratique
que ses pareilles ont laissés dans l'histoire, et ne songerait-on pas à lui
inspirer le désir de les imiter non pas assurément dans leurs faiblesses,
mais dans leurs grandeurs ? Sans
doute, il n'est pas toujours facile de saisir ce ressort si puissant et si
délicat dans son action, et l'on est souvent réduit à deviner. Il joue la
plupart du temps dans l'ombre ; il se cache ou on le cache ; il craint de se
produire alors même qu'il en aurait le droit, ou encore l'orgueil, à qui il
sert, ne veut pas qu'il se montre ; la fiction de la nymphe Égérie cachée
dans un bois sacré, au fond d'une fontaine et dans une obscurité mystérieuse,
n'est que l'image transparente d'un fait qui s'est bien souvent reproduit.
Alors même que la divinité apparaît, l'historien hésite et n'ose la saisir
pour la signaler et en marquer la puissance. Car elle apparaît rarement
complète et tout entière ; la femme porte sa pudeur native jusque dans les
choses les plus légitimes, ét elle se trahit plutôt qu'elle ne se découvre.
Il en résulte encore que ce n'est pas seulement son influence qui échappe et
se dérobe dans le cas où elle est réelle, que c'est aussi la mesure et le
degré de cette influence, alors qu'elle n'est pas seulement réelle, mais
connue et incontestable. La vérité historique, si difficile à connaître quand
il s'agit d'apprécier le rôle vrai des hommes, l'est donc encore plus quand
il s'agit des femmes. Mais, il faut se hâter de le dire, ce n'est point là
une raison pour s'arrêter : une difficulté n'est pas une impossibilité, et
ici encore il n'y aurait que sagesse à tenter l'impossible. N'arrivât-on dans
cette voie qu'à l'à-peu-près, que cela vaudrait encore la peine d'y entrer. C'est
ce qui explique en partie l'entreprise que nous essayons. Les documents sont
bien loin d'abonder en ce qui regarde Agnès Sorel. Nous n'avons rien de
certain sur son enfance et sur son éducation ; nous manquons de détails sur
ses rapports avec la cour, sur ses amitiés, sur ses pensées et ses actions de
chaque jour ; nous ne possédons, en un mot, que des textes très-rares ; nous
n'avons que des témoignages souvent contradictoires. Cela ne nous a pas
détourné de faire pour elle ce qui a été fait pour madame de Maintenon ou Marie-Antoinette,
dont les biographes ont eu à puiser dans tant de sources abondantes et
certaines. L'histoire est une œuvre de critique et d'art, non un inventaire
et un catalogue ; elle a autant besoin d'interprétation que d'observation, et
ce n'est pas toujours là où elle trouve le plus de matière, qu'elle approche
le plus de la vérité. Si cela est vrai, nous ne désespérons pas, par une
étude approfondie de l'époque où a vécu notre personnage, en interrogeant
avec un soin scrupuleux le milieu où elle a été élevée, les lettres trop
rares qu'elle a laissées, en pénétrant dans l'intérieur de la cour où elle a
régné, et qu'elle semble avoir animé de son souffle et embelli de son charme,
en étudiant sa beauté où se peint sa physionomie morale, en essayant enfin de
saisir ses rapports avec les personnages considérables vivant autour d'elle
et avec les événements qui se sont accomplis à ses côtés, les caractères de
ces personnages et la nature de ces événements, nous ne désespérons pas,
disons-nous, de pénétrer dans son âme et dans sa vie, de recomposer sa noble
et gracieuse personnalité, de fixer son rôle véritable, qui n'est autre que
celui que la tradition lui attribue, et, pour le dire en un mot, de
transformer la légende en vérité historique incontestable. Un écrivain célèbre a dit : On peut toujours découvrir dans l'inépuisable mine du passé des individualités mal comprises et mal jugées. Cela est d'un éternel intérêt pour l'histoire des idées. Nous n'avons pas l'ambition de présenter notre étude comme un travail intéressant l'histoire des idées ; mais elle a pour sujet une individualité qui nous parait avoir été trop souvent mal comprise et mal jugée ; elle a pour but de la faire mieux comprendre et mieux juger. C'est assez pour nous et nous serions trop heureux encore si nous y avons réussi. |
[1]
Histoire de la civilisation en Europe, 8e édit., p. 303.
[2]
Michelet. Histoire de France, t. IV, p. 1-4.
[3]
Œuvres complètes de W. Shakespeare, t. XII, p. 182 et suiv. (Traduction
de François-Victor Hugo.)
[4]
Après disner, le roy saillit de table ; il se tira en
sa chambre : la reine vint, plusieurs dames et damoiselles en sa compagnie ; et
firent moult grant chère, et beaucoup de beaux esbatements, comme il estoit de
coustume.
Entre les autres, une moult
belle dame parla et dist au Roy : Sire, j'ay ouy dire que vous avez ouy
bonnes nouvelles ; Dieu merci ! Menez-nous à la guerre, et vous en serez plus vaillant
et toute votre compagnie. Notre eur vous vaudra tant que vous ne sauriez penser
!
Le Roy respondit : Si tout
n'estoit gagné, ce seroit bien fait vous y mener, car je sçay bien que par vous
et les autres belles dames qui estes icy, tout se conquerrait. Mais le
Jouvencel a tout conquis et gagné, nous n'y aurions jamais honneur.
La dame lui respondit : Ne
vous soussiez de rien : pensez-vous être un Roy sans affaire ? Nennye ; il n'en
fut oncques. Les grands Roys ont les grandes affaires. Vous trouverez encore
assez h exploiter les vertus des belles dames quand vous vouldrez...
(Le Jouvencel, Mss. f° CCV et suiv.)
[5]
Voici le texte de Brantôme : Nous en avons un très-bel
exemple de la belle Agnès, laquelle, voyant le roy Charles VII enamouraché
d'elle et ne se soucier que de luy faire l'amour, et, mol et lasche, ne tenir
compte de son royaume, luy dit un jour que, lorsqu'elle estoit encore jeune
fille, un astrologue lui avoit prédit qu'elle seroit aimée et servie de l'un
des plus vaillants et courageux roys de la chrestienté ; que, quand le roy lui
fit cet honneur de l'aimer, elle pensoit que ce fust ce roy valleureux qui luy
avoit esté prédit ; mais, le voyant si mol, avec si peu de soin de ses
affaires, elle voyoit bien qu'elle estoit trompée, et que ce roy si courageux
n'estoit pas luy, mais le roy d'Angleterre, qui faisoit de si belles armes, et
lui prenoit tant de belles villes à sa barbe : Dont, dit-elle au roy, je
m'en vais le trouver, car c'est celuy duquel entendoit l'astrologue. Ces
paroles piequèrent si fort le cœur du roy, qu'il se mit à plorer ; et de la en
avant, prenant courage, et quittant sa chasse et ses jardins, prit le frein aux
dents ; si bien que, par son bonheur et vaillance, chassa les Anglais de son
royaume.
(Brantôme. Les Femmes galantes.)
[6]
Histoire de Charles VII, Paris, 1754, t. II, p. 213 et suiv.
[7]
Mémoires historiques, critiques et anecdotiques des reines et régentes de
France, t. III, p. 181.
[8]
Mémoires historiques, critiques et anecdotiques des reines et régentes de
France, t. III, p. 182. — Dreux du Radier raconte une anecdote assez
plaisante, qui n'est pas absolument sans rapport avec la tradition, et qui
montre surtout de quel étrange engouement certains cerveaux sont capables. En passant Loches en 1750, dit-il, j'y vis un chanoine qui me montra un in-folio manuscrit de
sa composition, rempli de près de mille sonnets, tous acrostiches, à la louange
d'Agnès Sorel. Le bon chanoine m'en lut plus de cent. Si les premiers m'avaient
fait rire, les derniers me firent bâiller. J'eus toutes les peines du monde à
me débarrasser de l'auteur ; et je n'en vins à bout qu'en lui disant qu'il
serait bien étonné, lui qui avait passé sa vie à louer la chasteté de la belle
Agnès (car c'était le but des quatorze mille vers acrostiches qu'il avait
faits), si on lui prouvait que cette chaste et pudique demoiselle avait eu
quatre enfants. Il me dit avec feu qu'il avait effectivement lu cela quelque
part ; mais que c'était une calomnie abominable, digne de punition, et à
laquelle il avait déjà répondu dans plus de quatre ou cinq sonnets, toujours
acrostiches, car il n'en faisait pas d'autres ; et il s'y était si fort
accoutumé (en faveur de la belle Agnès) qu'il n'en eût pu faire autrement.
(T. III, note de la page 198.)
[9]
Histoire de Louis XI, t. I, p. 6 et 7.
[10]
La Pucelle d'Orléans, chant Ier. — Voltaire ajoute en note : Agnès Sorel, dame de Fromenteau, près de Tours. Le roi
Charles VII lui donna le château de Beauté-sur-Marne, et on l'appela dame de
Beauté. Elle eut deux enfants du roi son amant, quoiqu'il n'eût pas de
privautés avec elle, suivant les historiographes de Charles VII, gens gui
disent toujours la vérité du vivant des rois.
[11]
De Barante. Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois, t.
VI, p. 376, 378. (Paris, 7e édition, 1854. 10 vol. in-8°.)
[12]
Michelet. Histoire de France, t. V, p. 226 et 374.
[13]
L'auteur parle du changement de politique qui suivit la chute de La Trémouille.
[14]
Histoire de France, t. VI, p. 321, 322. — M. Henri Martin dit ailleurs :
Charles soutint ses nouveaux conseillers (1440) dans
le bien avec la même obstination qu'il avait soutenu les anciens dans le mal,
et il y eut, c'est justice de l'observer, un degré d'activité de plus, qu'il
est permis d'attribuer aux instigations d'Agnès Sorel. (Idem, p.
387, 388.)
Si Charles VII s'enfonça de plus
en plus dans la débauche (1450), il ne retomba pas du moins dans
sa paresse : les habitudes d'action qu'Agnès avait contribué à lui faire
prendre survécurent à Agnès. (Idem, p. 444.)
[15]
Histoire de la chevalerie en France, p. 270. — M. Pierre Clément, dans
son beau livre Jacques Cœur et Charles VII ; M. Le Roux de Lincy, dans
les Femmes célèbres de l'ancienne France, inégalement défavorables à
Agnès Sorel, ne laissent pas que de reconnaître son influence. M. Vallet de
Viriville, qui s'est, plus que personne, occupé de la célèbre favorite, ne se
borne pas à constater son ascendant, il le met pleinement en lumière. Si nous
nous abstenons, pour le moment, d'emprunter des citations à ces divers
historiens, c'est que nous nous proposons d'y revenir, soit pour les discuter,
soit pour nous appuyer de leur autorité, quand nous aborderons la question de
savoir quels ont été, en dernière analyse, la nature et le degré de l'influence
exercée par Agnès Sorel, et la part de reconnaissance à laquelle elle a droit
auprès de la postérité.