L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Troisième partie

CHAPITRE VII

 

 

Avant de raconter les derniers jours de Constantin Monomaque, il me faut parler ici d’un événement suprême, le plus fameux de ceux qui ont valu au règne de ce prince sa renommée dans les siècles, je veux parler d’un des faits les plus considérables de l’histoire, le grand Schisme entre les Églises d’Occident et d’Orient dont le début éclata aussi violemment que brusquement quelques mois avant la mort du basileus par la faute du patriarche Michel Kéroularios. Pour narrer en détail cette grande révolution religieuse dont les immenses conséquences politiques dominent encore l’histoire, il faudrait des volumes et des volumes. Ce n’est point ici le lieu de traiter à fond l’historique de cette question très spéciale. Je me bornerai à dire brièvement le premier acte de ce drame, la rupture entre les deux Églises qui en fut le prologue dans la dernière année de la vie de Monomaque. Je ne pouvais, racontant ce règne, passer sous silence ces incidents si considérables. Pour la suite de l’histoire du Schisme, je renvoie aux innombrables ouvrages spéciaux. Pour en exposer les débuts, il me suffira de résumer le plus courtement possible le livre excellent et tout récent de mon ami M. L. Bréhier. Toute la portion de ce chapitre VII consacrée à ce grand événement lui est à peu près textuellement empruntée ainsi qu’il m’en a très généreusement accordé l’autorisation.

Commençons par une déclaration fort importante. La rupture entre le patriarche et le pape en 1054, rupture qui se termina par la victoire de ce dernier appuyé par le basileus, ne fut point à ce moment considérée comme un schisme. « Les Orientaux, à cause de leur dédain, dit M. Bréhier, les Occidentaux par suite de leurs illusions ne vivent pas la portée de ces événements. Les uns les croyaient trop peu importants pour même les mentionner, les autres les voyaient tourner à leur avantage. Il fallut que les siècles missent entre ces événements et leurs narrateurs la distance nécessaire pour leur faire apercevoir en perspective ce qui leur semblait jusqu’ici placé sur le même plan. Ils ne découvrirent l’importance du Schisme de 1054 qu’après en avoir subi les lointaines conséquences! »

Bien que divers indices très positifs, le si curieux récit de la légation de Liutprand en particulier, nous autorisent à croire que, durant le cours du Xe et le début du XIe siècle, la vieille haine entre Rome et Byzance du temps de Photius s’était perpétuée d’une façon cachée, mais certaine, il est non moins certain qu’à la veille même du Schisme, cette espèce de tension qui avait existé sous Nicéphore Phocas et Basile II, dans les rapports entre l’Occident et l’Orient, avait complètement disparu. Le prédécesseur immédiat de Michel Kéroularios, le patriarche Alexis Stoudite, parait n’avoir jamais eu le moindre conflit avec Rome. Sous son pontificat, Occidentaux et Orientaux semblèrent même entrer alors dans une période de rapprochement. D’excellents rapports existaient entre les deux Empires. Ainsi nous voyons le chroniqueur Adam de Brême se féliciter de l’ambassade envoyée en 1049 à son maître l’empereur Henri III par le « puissant » empereur Constantin Monomaque, pour le féliciter des succès obtenus par lui, sur les conseils d’Adalbert, archevêque de Brême. Dans sa réponse, Henri, qui se montrait plein de zèle pour les Grecs, se vante de descendre des Césars byzantins. Successeur du fils de l’impératrice Théophano il déclare que son ardeur est telle qu’il entend désormais adopter les modes et les mœurs grecques et « il le fit comme il le dit », ajoute le chroniqueur.[1]

« Enfin, poursuit M. Bréhier, un témoignage de la plus haute importance montre que la communion entre les deux Églises était à ce moment pleine et entière. C’est la lettre, par laquelle Pierre, patriarche élu d’Antioche, annonça son élection au pape Léon IX, et lui envoya sa profession de foi, deux ans seulement avant le début du Schisme, c’est-à-dire en 1052.[2] Il confia cette lettre à l’un des pèlerins qui visitaient alors Jérusalem; elle devait parvenir au pape par l’intermédiaire du catépan d’Italie, le fameux Argyros et de Dominique, archevêque de Grado. Dans la lettre qu’il écrivait à de prélat, vers le mois de juin 1054, le patriarche d’Antioche se plaignait de n’avoir pas encore entendu parler de cette missive et de n’avoir reçu aucune réponse. Il est probable que ce retard fut dû à la rareté des relations qui existaient alors entre Antioche et l’Occident, car la réponse de Léon IX à la lettre du patriarche syrien existe réellement et elle jette un jour curieux sur les rapports entre les deux Églises si peu de temps avant le Schisme.

« Cette réponse est datée d’avril 1053; elle a donc été envoyée quelques mois seulement avant le début de la grande querelle et, malgré des insinuations très claires sur l’ambition des patriarches de Constantinople, le ton n’a rien d’acrimonieux et ne sent pas encore la polémique. Le pape se montre, au contraire, plein de joie de ce que le patriarche Pierre ait fait « refleurir le zèle de l’Église d’Antioche » et adopté la véritable doctrine. Il semble que cette correspondance ait renoué des rapports depuis longtemps interrompus et cette circonstance montre qu’on se croyait plutôt à la veille d’une détente que d’une nouvelle querelle. Pierre avait, en effet, dans sa lettre, rendu un véritable hommage à la primauté de Rome.[3] Après l’avoir félicité et lui avoir rappelé quels titres l’Église romaine a à cette vénération, le pape lui promet l’appui de cette Église dans le cas où les privilèges du patriarche d’Antioche seraient menacés, et s’il perdait la troisième place qu’il doit occuper dans la chrétienté. La lettre se termine par l’approbation de l’élection et de la profession de foi de Pierre d’Antioche. Le pape en loue l’orthodoxie et lui retourne lui-même la sienne. Il est à remarquer que Léon IX y confesse la double procession du Saint-Esprit et il est pourtant bien peu vraisemblable que le patriarche d’Antioche qui, malgré sa modération, a affirmé plus tard solennellement l’horreur que lui inspirait ce dogme, en ait fait autant dans sa lettre à Léon IX.[4]

« Cette correspondance nous prouve donc que quelques mois avant la querelle il y avait « communion », dans le sens le plus étendu, entre l’Église latine et l’Église grecque. Si quelques expressions du pape font pressentir qu’il éprouvait peut-être des inquiétudes du côté de Constantinople, il n’en est pas moins vrai qu’officiellement il « communie » avec les prélats de l’Église grecque, approuve leur profession de foi et que ceux-ci, d’autre part, éprouvent le besoin de notifier leur intronisation au siège de Saint-Pierre et d’abriter sous cette haute autorité leur propre prestige. »

« Ce n’était pas seulement par leurs puissances: papes, empereurs, et patriarches, continue M. Bréhier, que les deux Églises étaient en contact. Sur les frontières des deux mondes, il se faisait un mélange forcé entre les fidèles de chaque culte. Existait-il dans la masse des fidèles une tendance au schisme? Tous les témoignages montrent le contraire. Autant les déclarations des puissances portent la marque de la raideur et de l’intransigeance, autant les rapports entre les fidèles sont remplis d’une douceur, disons le mot, d’une tolérance et d’une charité vraiment chrétiennes. Parmi les exemples fournis par M. Bréhier, il en est qui rentrent si complètement dans mon sujet de l’histoire de ces règnes, que je n’hésite pas, malgré leur longueur, à reproduire ces passages si intéressants.

« Et d’abord, dit notre auteur, en parcourant les textes de l’époque, on est frappé du respect que chacune des deux églises témoignait pour le culte de l’autre. Raoul Glaber, blâmant la coutume qu’avait les fidèles de cracher dans les églises, vantait à ses compatriotes la conduite toute opposée des Grecs et leur respect pour les règles ecclésiastiques. Des églises latines et des monastères latins existaient dans l’Empire d’Orient: les empereurs les prenaient sous leur sauvegarde. L’un des monastères du Mont Athos était peuplé par des habitants d’Amalfi; les moines latins n’ignoraient pas sa réputation et l’on vit un moine du Mont Cassin, qui fut plus tard abbé de son monastère sous le nom de Jean III, s’exiler volontairement pour fuir le gouvernement d’un abbé simoniaque et, après avoir passé six ans dans un couvent du Sinaï, venir se réfugier au milieu de la communauté de la Sainte Montagne. Son biographe raconte qu’il avait résolu d’y finir ses jours quand une vision l’engagea à revenir dans son pays. Et dans le « Typikon » de Constantin Monomaque rédigé en 1045 pour le Mont Athos, il était question du navire que les religieux de ce monastère devaient toujours tenir prêts pour leur voyage à Byzance.

Dans la ville impériale aussi, il existait depuis fort longtemps, des églises latines, dans lesquelles le rite latin était exercé avec la plus entière liberté. Certains monastères avaient même, autrefois, appartenu aux papes en toute propriété, car dans une lettre adressée par le pape Jean VIII à l’empereur Basile Ier à la fin du Ixe siècle, ce pape félicitait et remerciait l’empereur d’avoir restitué à l’Église romaine une de ses plus anciennes possessions, le monastère Saint Serge. On ne sait si les papes avaient gardé cette possession jusqu’au XIe siècle, mais il est certain qu’à cette époque les églises de rite latin étaient devenues assez importantes. On peut conjecturer, d’après des documents d’une époque postérieure, que les Amalfitains joignaient à la possession de leur monastère du Mont Athos, au moins celle d’une église urbaine, l’église de Sainte-Marie des Amalfitains. Au commencement du XIe siècle, le roi saint Étienne de Hongrie avait fondé à Byzance, avec l’autorisation de Basile II, une église qu’il plaça sous le vocable du saint son patron. Cette église était destinée à la « nation hongroise »; les offices y étaient célébrés d’après le rite latin et son clergé était entretenu aux frais du roi de Hongrie. Enfin, la garde impériale des Værings, composée d’Anglo-Saxons ou de Northmanns très attachés à l’Église romaine, avait aussi son église nationale tout près même de Sainte-Sophie, la Panagia Varangiotissa. Les cérémonies latines se célébraient donc, pour ainsi dire, chaque jour, sous les yeux des Byzantins. Loin de mettre obstacle à leur exercice, les empereurs accordaient à leurs adeptes la plus complète protection, et la persécution que Michel point exerça contre ces églises fut regardée par tous comme une grande nouveauté.

« Bien plus, il y avait un monastère latin situé hors de l’Empire, le monastère du Mont Cassin, que les empereurs grecs se plaisaient à protéger et à combler de leurs libéralités. Les schismes eux-mêmes ne détruisirent pas cette tradition et nous la trouvons vivante au début du XIe siècle, au moment même où le prétendu schisme de Sergius aurait séparé Rome de Constantinople. Il existe, en effet, une charte de Théodora, catépan d’Italie, datée de 1028 et inspirée par l’empereur Constantin VIII. Elle défend aux fonctionnaires d’enlever les biens des monastères et surtout ceux de Saint-Benoît: Il s’agissait pourtant de la source même où l’Église romaine puisait toujours de nouveaux défenseurs.

« Mais, à côté des causes accidentelles qui mettaient ainsi en relation les fidèles des deux Églises, il y eut bientôt entre eux un motif permanent de contact: ce fut l’affluence des Occidentaux aux Lieux Saints vers le milieu du xe siècle. A cette époque, d’après Raoul Glaber, toutes les classes de la société furent entraînées par la même impulsion vers le Saint-Sépulcre. « D’abord le bas peuple, puis la classe moyenne, ensuite les grands, les rois et les comtes, les marquis et les évêques, et enfin, ce qui ne s’était jamais vu, les femmes les plus nobles ainsi que les plus pauvres s’y dirigèrent ». Or, tous ces pèlerins suivaient surtout la voie terrestre, c’est-à-dire la vallée du Danube, et c’était à Constantinople qu’ils allaient s’embarquer pour la Terre Sainte, à moins que le passage à travers l’Asie Mineure ne les effrayât pas. Ils traversaient donc l’empire d’Orient et si, à ce moment, il avait existé des sujets de haine religieuse entre eux et les Orientaux, des conflits n’auraient pas manqué de se produire, semblables à ceux qui naquirent plus tard à l’époque des Croisades.

« Que voyons-nous, au contraire? Tous ces évêques occidentaux ne témoignent jamais la moindre défiance envers leurs confrères d’Orient: ceux-ci, loin de les mépriser, les accueillent avec honneur. De part et d’autre, il y a une confiance réciproque, un respect mutuel et une véritable communion au sens où l’entend l’Église. Les Occidentaux éprouvaient une grande admiration pour la terre d’Orient, si féconde en églises et en reliques célèbres. Leur ambition était de visiter tous ces lieux saints et de rapporter dans leurs églises quelques-unes de ces reliques. Ce furent les motifs qui déterminèrent Richard, abbé de Sainte Vanne en Lorraine, à s’arrêter plusieurs jours à Constantinople et à Antioche, vers 1026. Le patriarche de Byzance, qui était alors Alexis, lui donna deux morceaux de la Vraie Croix, qu’il fit enfermer dans une châsse d’or, porta à son cou pendant tout son voyage, puis donna à l’église de Sainte Vanne. De même, en 1028, Odolric, évêque d’Orléans, chargé par le roi de France Robert de remettre à l’empereur Constantin VIII une magnifique épée dont la garde et le fourreau étaient d’or, ornés de pierres précieuses, lui rapporta en échange un morceau important de la même relique et un grand nombre de vêtements de soie. Le même évêque, ayant assisté, dans l’église du Saint-Sépulcre, au miracle des lampes, acheta un de ces instruments merveilleux au patriarche de Jérusalem.

« D’autre part, aucune bienveillance n’était plus grande que celle des Orientaux à l’égard de leurs hôtes de passage. Les réceptions qu’ils faisaient aux pieux voyageurs d’Occident vers le milieu du XIe siècle ne ressemblaient guère à celle qui avait tant irrité l’évêque de Crémone. Il avait dû, d’ailleurs, une partie des déboires qu’il eut à supporter à sa qualité d’ambassadeur. C’était un moine occidental, saint Bononius, qui, établi en Égypte, délivrait par son crédit auprès du sultan de « Babylone » un évêque de Verceil, Pierre, fait prisonnier avec tous ses compagnons au cours d’un pèlerinage. Après un séjour à Jérusalem, le saint et ses compagnons arrivèrent à Constantinople par mer. A la vue de ces étrangers qui débarquaient, les gardes du port soupçonnèrent quelque embûche que les habitudes du temps rendaient vraisemblable; aussi ils les enchaînèrent et, après avoir obtenu un ordre du Palais impérial, les firent conduire en prison. Mais le saint ne demeura pas inactif; il expliqua à des Grecs charitables l’objet de son voyage; l’empereur fut prévenu de l’erreur de ses agents et non seulement tous les prisonniers furent délivrés, mais le trésor impérial subvint aux frais de leur route et ordre fut donné de leur fournir tout ce qui était nécessaire à leur retour en Occident.

« Richard, abbé de Sainte Vanne en 1026, et Odolric, évêque d’Orléans en 1033, furent reçus avec plus de magnificence encore. Dès que le premier fut arrivé à Byzance, l’empereur et le patriarche l’invitèrent à venir les voir et prirent un grand plaisir à sa conversation. Après avoir été comblé de présents, il partit, accompagné de la bénédiction du patriarche Alexis. Il est certain que si l’un des deux avait paru hérétique à l’autre, cet adieu aurait eu un caractère tout différent.

« Les séjours prolongés que faisaient les moines occidentaux dans les monastères basiliens d’Orient sont encore un témoignage irrécusable de cette mutuelle confiance. Sur la colline de Sion ou au pied du mont Sinaï existaient des ermitages et des couvents si vénérés, que d’y habiter quelque temps était, pour un moine occidental, une oeuvre méritoire et un sujet de consolation. L’italien saint Bononius resta ainsi plusieurs années au monastère de Sinaï, et ce qui montre bien qu’aux yeux de ses frères d’Occident il n’était pour cela suspect d’aucune hérésie, c’est que l’évêque de Verceil le rappela en Italie et le chargea de rétablir la règle de saint Benoît dans un des monastères de son évêché. Les princes occidentaux regardaient même comme une bonne œuvre de soutenir de leurs deniers ces saints monastères. Richard II, duc de Normandie, si charitable aux pèlerins et qui prenait à ses frais le voyage de Richard de Sainte Vanne, avait donné à l’un des monastères du Sinaï une rente annuelle que les moines orientaux venaient chercher à Rouen, et à l’Eglise du Saint-Sépulcre une rente pareille de cent livres d’or.

« Aucune haine n’écartait donc les uns des autres Grecs et Latins lorsque les Orientaux s’égaraient dans leur pays, les Occidentaux savaient leur rendre l’accueil qu’ils avaient reçu en Orient. Si, en effet, les Latins étaient de grands voyageurs, de nombreux témoignages nous prouvent que les Grecs aimaient aussi à sortir de leur pays et qu’une sorte de contre-courant s’était formé, au XIe siècle, d’Orient en Occident. Il est plusieurs fois question dans les vies des saints des voyageurs grecs qui erraient alors à travers le monde et de l’hospitalité qui leur était offerte par des évêques. Ce fut ainsi que saint Godehard, évêque d’Hildesheim, établit dans son diocèse des sortes d’asiles pour les étrangers. Il y recevait, d’après son biographe, des gens qui portaient le costume des Grecs et les appelait en plaisantant les Péripatéticiens; il ne les aimait guère, mais en mémoire du Christ, il ne les renvoyait qu’après leur avoir donné tout ce qui était nécessaire pour continuer leur route. Plus cordiale était la réception que faisait à ces malheureux Grecs saint Gérard, évêque de Toul, dont le diocèse était à la même époque rempli d’Écossais. Il prenait à ses frais l’entretien des uns et des autres et il leur avait fait construire un oratoire avec des autels particuliers où ils pouvaient prier Dieu à la mode de leur pays. Une tradition voudrait même que ces Grecs eussent appris leur langue à l’un de leurs futurs adversaires, redoutable champion des droits de Rome, au cardinal Humbert, qui faisait à ce moment ses études à Toul.

« L’Italie était surtout, par sa position entre les deux empires, l’endroit où ce contact entre Grecs et ne était pour ainsi dire journalier et où les causes de conflit pouvaient être les plus fréquentes. C’est là pourtant que nous trouvons, de la part des Occidentaux pour les Grecs, les sympathies les plus vives. Dans l’Italie grecque vivaient alors saint Nil et son disciple, saint Barthélemy, qui fut à peu près le contemporain de Michel Kéroularios;[5] On trouve dans leur histoire une grande part de légendes; mais ce qui nous intéresse avant tout, c’est la tendance de sympathie que les rédacteurs grecs de leurs vies manifestent pour l’Eglise latine. Cette tendance éclate dans les actes et les discours qu ils prêtent à leurs héros. » Ici M. Bréhier parle longuement du fameux saint Nil, de ses rapports avec les papes et les empereurs, du grand monastère basilien aussi fondé par lui à Grotta-Ferrata. Dans le tome Ier du présent ouvrage, j’ai longuement insisté sur cette vie admirable de ce plus grand saint grec d’Italie. Je n’y reviendrai pas aujourd’hui. Le monastère de Grotta-Ferrata qui existe toujours encore a conservé son rite basilien à travers les âges. Non seulement il ne porta jamais aucun ombrage aux papes, mais il fut placé sous leur protection et, plus tard, Léon IX put, dans sa lettre à Michel Kéroularios, opposer ses égards pour les églises grecques de Rome aux persécutions subies par les églises latines de Constantinople.

« Parmi les liens qui unissaient alors les fidèles des deux cultes —c’est toujours M. Bréhier qui parle—il faut citer aussi la dévotion que les Grecs témoignaient pour le pèlerinage à Rome au tombeau des Apôtres. Ce pèlerinage auquel les Occidentaux attachaient une très grande importance depuis plusieurs siècles, était regardé par les Orientaux eux-mêmes comme une bonne œuvre. Ce n’étaient pas seulement des moines, comme ce saint Christodule qui partit à vingt-trois ans d’Asie Mineure pour aller visiter les tombeaux de saint Pierre et de saint Paul, mais encore des laïques et même des fonctionnaires byzantins. L’auteur de la vie de saint Barthélemy raconte l’histoire d’un scolastique, Jean, qui vint voir le saint au cours du voyage qu’il fit à Rome pour aller se prosterner devant le tombeau des apôtres. Or, ces pèlerinages avaient lieu quelques années avant le Schisme, celui de saint Christodule en 1043, celui du scolastique Jean en 1045 Ils prouvent d’une manière certaine que pour beaucoup d’Orientaux Rome était restée la tête de la Chrétienté et que la pensée du schisme était étrangère à leur esprit.

« C’est encore en Italie que nous trouvons le souvenir d’un célèbre ermite d’origine arménienne, de saint Siméon; il y laissa une trace si profonde de son passage, que les papes Benoît VIII et Léon IX lui-même n’hésitèrent pas à le canoniser: il prit place dans le calendrier de l’Eglise latine. Tout jeune, il abandonna sa famille et se fit ermite; puis, tourmenté du besoin de voir les lieux saints du christianisme, il partit pour Jérusalem d’abord et ensuite pour Rome. Dans cette ville son aspect étranger et sa façon de prier, qui ne ressemblait pas à celle des Italiens, lui fit courir un grand danger. Au moment où il était prosterné dans l’oratoire de Saint Jean de Latran, un prêtre le remarqua et voulut ameuter la foule contre lui et il ne dut son salut qu’à l’intervention d’un évêque arménien, membre du synode, qui se tenait à cet instant même dans la basilique sous la présidence du pape. Ce prélat le fit venir, lui parla dans sa langue, et le saint édifia toute l’assemblée et le pape par l’orthodoxie de ses déclarations. Les dispositions du peuple changèrent subitement à son égard. Dès lors, il parcourut l’Italie, la France, et l’Espagne suivi par des foules entières qui venaient implorer de lui les miracles et la guérison des malades. Il alla jusqu’au sanctuaire de Saint Jacques de Compostelle en Galice et passa même en Angleterre. Il revint par la France, s’arrêta en passant au monastère de Saint Martin de Tours et, après avoir ainsi parcouru tous les lieux saints d’Occident, il revint se fixer dans un monastère de Mantoue où il termina sa vie sous la protection du duc Boniface, entouré de la vénération de tous les italiens. Il mourut en 1016.

« L’histoire de ce saint est celle de beaucoup d’autres grecs qui sont venus s’établir encore plus loin de leurs pays natal, tout au fond de l’Occident. Ce fut ainsi qu’un autre Siméon, né en Sicile celui-la, vint finir ses jours dans un ermitage de la ville de Trèves. Il était le fils d’un grec et d’une italienne et naquit à Syracuse à la fin du Xe siècle. A sept ans il fut conduit à Constantinople et reçut la même éducation que tous les jeunes Byzantins de son temps. Des pèlerins d’Occident qui passaient par Constantinople, lui inspirèrent l’envie d’habiter les Lieux Saints et il se mit comme guide au service des pèlerins qui arrivaient en Terre Sainte. Mais il brûlait du désir d’être ermite, et pour suivre en tout l’exemple de ses illustres prédécesseurs, il résolut de se soumettre d’abord comme eux à la règle d’un monastère. Il se retira à Bethléem, puis au mont Sinaï. Chargé par les moines d’aller recueillir en Occident l’aumône annuelle dont le duc Richard II de Normandie les gratifiait, il rencontra à Antioche une bande de pèlerins conduite par Richard, abbé de Sainte Vanne. Il éprouva tout de suite pour eux une telle affection qu’il résolut de ne plus les quitter et de se mettre à leur suite. Arrêté près de Belgrade, il fut séparé de ses compagnons et ce fut tout seul qu’il arriva vers 1027 à Rouen; le duc Richard II était mort et il n’était plus question d’aumônes pour les monastères de Terre Sainte. Siméon se rendit alors au monastère de Sainte Vanne où il retrouva ses compagnons de route, et en particulier le moine Edwin, qui nous a laissé sa vie. « Pendant le temps qu’il passa près de nous, dit ce biographe, il vécut toujours d’une manière irréprochable. » Ces paroles sont bien un brevet d’orthodoxie. Ainsi pensait à son égard Poppo, évêque de Trèves, qui le choisit pour lui servir de guide et de compagnon pendant le voyage qu’il fit à Jérusalem. De retour en Occident, Poppo combla enfin les voeux de Siméon en lui permettant de choisir l’endroit qui lui plaisait pour y vivre en ermite. Siméon s'établit dans une loge de la « Porta Nigra » qui rappelle le séjour des Romains à Trèves. Il y fut muré solennellement par l’évêque, en présence du clergé et du peuple en 1028, et il y vécut jusqu’à sa mort, bravant les tentations des démons qui l’assiégeaient et parfois les émeutes du peuple qui, il faut le dire, l’accusait, en sa qualité d’étranger, d’être la cause de tous les fléaux et surtout des inondations. Mais la protection de l’évêque ne lui fit jamais défaut et, après la mort du’ saint, P6ppo obtint du pape l’envoi de légats qui vinrent procéder à sa canonisation et à l’élévation de son corps. Ses nombreux miracles firent vivre sa mémoire parmi le peuple de Trèves.

« De même, un monastère flamand, celui de Saint Amand de Gand, vit arriver un jour, vers l’année 1011, un évêque grec fugitif, Macaire, évêque d’Antioche de Pisidie. Malgré son aspect étranger, incogniti moris, peregrinaeque institutionis, il fut accueilli avec la plus grande cordialité et réjouit le monastère par la sainteté de sa conversation. Il fit si bien la conquête de ces Flamands en les charmant sans doute par la description des choses d’Orient, qu’ils ne voulurent plus le laisser partir. Désireux de revoir sa patrie, il fit violence à ses hôtes et les quitta. Mais il était trop tard: la maladie le saisit en chemin et il revint mourir au monastère. On pourrait croire qu’à la suite des divergences qui troublaient les rapports des Églises d’Orient et d’Occident les moines se montrèrent moins fervents pour sa mémoire. Il n’en fut rien: après sa mort, il fit miracles sur miracles, à tel point qu’on le regarda comme un saint et qu’il fut canonisé treize ans après le Schisme, en 1067. On possède de lui deux biographies: la première, écrite peu de temps après sa mort, sur l’ordre de l’abbé Erembold qui exerça ses fonctions de 998 à 1017, est assez brève et même un peu sèche; par des scrupules trop rares à son époque, l’auteur nous avertir qu’il préfère la vérité à l’incertitude de la renommée. Aussi il ne raconte guère que ce qu’il a pu voir, c’est-à-dire le séjour de saint Macaire au monastère de Gand. Au contraire, une deuxième vie du même saint, écrite par l’ordre de l’abbé Folbert[6] au moment de sa canonisation, est beaucoup plus prodigue de détails. L’auteur s’y montre informé de toutes les circonstances de la vie de saint Macaire, depuis sa merveilleuse éducation et Antioche, jusqu’à son dessein de parcourir le monde et aux miracles de toute sorte qu’il accomplit sur son chemin, de Jérusalem en Germanie. Presque tous ces détails sont trop visiblement arrangés pour être authentiques; mais, ce qui nous importe le plus, c’est qu’ils témoignent que le culte de saint Macaire, loin de s’être affaibli durant le XIe siècle, s’était, au contraire, développé et que des moines latins, fidèles à l’Église romaine, voyaient en lui non un schismatique, mais un saint.

« Enfin, parmi les nombreux pèlerins d’Occident qui s’en allaient, dès cette époque, à Jérusalem, et par conséquent, avaient des rapports forcés avec le clergé grec de cette ville, en trouvons-nous un seul qui ait refusé de communier avec ce clergé sous prétexte qu’il était hérétique? Loin de là: dans les archives du midi de la France, il existe une charte par laquelle un seigneur du comté de Rodez, nommé Odile, fonde un monastère en l’honneur du Saint Sépulcre, à Mauriac. La promesse de cette fondation, il l’a faite, dit la charte, pendant son voyage à Jérusalem, et celui qui a reçu cette promesse n’est autre que le patriarche de Jérusalem, Sophronius, qui, du fond de l’Orient, envoie sa bénédiction à ses futurs frères d’Occident.[7] Cette charte est datée de l’an 1053, c’est-à-dire de l’année même où commença le schisme, un peu avant l’époque où ce même patriarche allait être sollicité par Michel Kéroularios de rompre toute relation avec les Latins.

« Les faits qui prouvent la bonne intelligence entre les Grecs et les Latins ne sont donc pas isolés à cette époque; ils se produisent sur tous les points du monde chrétien à la fois. Nous avons donc la certitude que si parmi les hauts dignitaires des deux Eglises quelques uns avaient conservés les sentiments acrimonieux de l’époque de Photius, la masse des fidèles n’était nullement disposée à voir s’accomplir le Schisme définitif qui devait faire deux mondes séparés des pays d’Orient et d’Occident. Il n’y avait entre ces deux partis de la chrétienté aucune haine profonde, aucune incompatibilité qui leur défendit d’entretenir ensemble des rapports évangéliques. Au moment où Michel Kéroularios monta sur le trône patriarcal de Constantinople, en 1043, la paix entre les deux Eglises semblait devoir être éternelle: huit ans plus tard, elle était troublée. Comment ce revirement se produisit-il? Quels furent ceux qui peuvent en partager devant l’histoire la responsabilité? »

Je ne reparlerai pas ici du basileus Constantin ne dont je viens d’écrire l’histoire. Résumons en quelques lignes toujours empruntées à M. Bréhier ce que l’on sait de l’acteur principal du drame, le patriarche Michel Kéroularios:

« Avant d’obtenir l’honneur le plus haut que put décerner l’Église grecque, Michel Kéroularios avait traversé comme son basileus ne une période très critique, et, s’il différait de lui par son caractère, dans son passé, il avait vu comme lui de près l’exil et même la mort. Lui aussi avait cru à son étoile et le même coup de fortune qui fit Constantin basileus l’éleva au rang de patriarche de Constantinople.

« Comme l’empereur il appartenait à une famille sénatoriale de Byzance. Ses parents l’élevèrent lui et son frère aîné au milieu des vertus chrétiennes les plus austères. Ce fut sans doute de ces habitudes d’enfance qu’il garda cette sorte de réserve un peu hautaine qu’il manifesta dans ses rapports avec ses contemporains. Jamais il ne se départit de cette froideur mêlée de défiance et d’orgueil; et dans l’ermite de Sainte-Sophie, élevé au-dessus des misérables partis qui se disputaient Byzance, reparaissait l’enfant qui regardait à plusieurs fois avant de se lier avec de nouveaux camarades. Ses études eurent, comme son éducation morale, une grande influence sur le reste de sa vie. Il s’attacha avec amour à la philosophie et principalement à la dialectique, mais déjà il se sentait attiré vers une autre vocation, la théologie. Il avait, dès cette époque, le tempérament d’un ascète et pourtant, avant d’en arriver à cette phase dernière, il avait traversé, comme bien d’autres, sa période mondaine. Il paraît certain qu’il ne s’était pas d’abord destiné à l’Église. Grâce à la situation de sa famille, il alla d’abord à la cour, ainsi que son frère, et y exerça peut-être un emploi. Mais sa fortune ne fut pas de longue durée, car à peine débutait-il dans la vie politique qu’il se révéla comme un dangereux conspirateur. »

Il s’agit ici du complot de l’an 1040 contre Michel le Paphlagonien et son frère le terrible Orphanotrophe. J’ai parlé à son temps de cet incident dramatique. Psellos, qui dans son Oraison funèbre de Michel Kéroularios, cherche à établir l’innocence de son ami et déclare qu’il fut compris à tort dans la conspiration, tient un langage tout différent dans le réquisitoire qu’il prononça contre le même ami devant le synode d’évêques assemblé par Isaac Comnène en 1057. Ses allusions très claires, confirmées du reste par danoise, prouvent sans l’ombre d’un doute que Sainte fut réellement un des chefs du complot avec un certain Jean Makrembolite, son beau-frère; il « affectait la tyrannie » suivant l’expression de l’époque, c’est-à-dire qu’il voulait se faire empereur tout comme cela réussit plus tard si bien à Monomaque. Tous les parents et les amis du futur patriarche étaient compris dans le complot. Tous partagèrent son sort quand, trahis par un ami, ils furent cernés en masse dans leurs maisons, Kéroularios et son frère dans celle de leur père, et condamnés à être déportés. Pour rendre leur supplice plus cruel encore, le basileus Michel ordonna de les séparer. Leur captivité fut atroce, mais courte. Elle eut sur la carrière de Michel Kéroularios une influence décisive. Afin de lui ôter tout espoir dans l’avenir, l’empereur avait décidé qu’il prendrait l’habit monastique. Sainte refusa énergiquement d’obéir et opposa une résistance passive. Ce ne fut que brisé de douleur par la mort tragique de son frère qu’il se fit moine de lui-même, et sembla alors pour toujours renoncer au monde. Gracié, mais tenu à l’écart comme suspect par le Kalaphate, il fut présenté à Monomaque presque aussitôt après l’avènement de celui-ci et devint son ami. Très en faveur à la nouvelle cour de Constantin IX, il fut d’abord un des conseillers les plus écoutés de ce prince. Cette partie de sa vie est mal connue. Les renseignements les plus certains nous sont donnés dans l’Oraison funèbre que Psellos prononça lors de sa mort. D’après ce panégyrique, il occupa à ce moment la plus haute situation auprès du basileus, fut en un mot « son familier et son commensal ». Il acquit sur lui la plus grande autorité. Son pouvoir se confondit à tel point avec celui de Monomaque qu’il fut à ses côtés comme une sorte de vice empereur dont la compétence s’exerçait aussi bien en matière ecclésiastique qu’en matière civile. Ce passage au pouvoir pendant lequel Michel Kéroularios n’abandonna pas un instant sa robe de moine ne se prolongea que de quelques mois durant lesquels il fut entouré de la plus grande popularité. Il est à peu près certain que son titre véritable fut à ce moment celui de « syncelle ». Ce fut sous ce titre qu’il gouverna l’Eglise de Constantinople durant la fin de la vie du vieux patriarche Alexis. Telle était la fonction qu’il occupait encore lorsque celui-ci mourut le 22 février 1042 ».

Trente et un jours après, le 25 mars, Michel Kéroularios fut nommé patriarche à sa place. Il accepta ce poste que le basileus ne voulait confier à nul autre, après de nobles hésitations, dont Psellos nous parle longuement dans son Oraison Funèbre.[8]

Aussitôt que la décision de l’empereur, attendue avec une vive agitation par les diverses coteries constantinopolitaines eut été connue, l’intronisation du nouveau pontife eut lieu. Je ne résiste pas ici au plaisir de citer une nouvelle page de M. Bréhier tirée, dans les grandes lignes de l’Oraison Funèbre:

« Le 25 mars 1043, jour de l’Annonciation, une immense procession se déroula entre la palais de la Magnaure[9] et l’église Sainte Sophie. Le nouveau patriarche en occupait le centre; les hauts dignitaires de l’Etat et de l’Eglise lui servaient de suite et il s’avançait parmi eux, « brillant comme le soleil au milieu du cortège des astres ». Les éclairs de joie que lançaient ses regards semblaient être « des rayonnement de l’esprit ». Arrivé dans la basilique, le cortège se divisa: les uns se rangèrent dans le choeur autour de l’autel, les autres firent la haie dans le vestibule. Ces préparatifs achevés, Michel Kéroularios s’approcha de la Sainte Table et s’agenouilla devant elle profondément. Solennel et ineffable fut sans doute l’entretien qu’il eut avec Dieu, car, en se relevant, il parut à tous animé d’un nouvel éclat dont les causes ne pouvaient être que miraculeuses. Il donna sa bénédiction au peuple, et, après avoir accompli tous les rites, il « sembla jeter pour toujours les fondements de la vertu ». Le lendemain, un des hauts fonctionnaires qui avait assisté à cette pompe, Christophoros, plus tard juge à Mytilène, consacrait dans quelques vers le souvenir de cet événement. « Hier, dit-il, l’Annonciation a rempli la Vierge d’allégresse; hier aussi la maison du Seigneur a été comblée de joie par celui qui, élevé sur son trône au milieu de nous, est venu apporter la paix à tous les chrétiens.

« Tel est dans ses grandes lignes le récit de l’Oraison funèbre: Michel Kéroularios aurait été choisi par la volonté toute-puissante de l’empereur qui songeait à le créer patriarche depuis le jour où il l’avait rencontré pour la première fois. La seule difficulté à vaincre n’aurait été que la résistance du nouveau dignitaire; mais les formalités nécessaires à son élévation n’auraient pas été plus compliquées que celles employées par Basile II pour installer sur le trône le dernier patriarche, Alexis II le choisit simplement à son lit de mort, comme jadis son prédécesseur Jean Tzimiscès avait choisi le moine Basile à la mort de Polyeucte. De synode d’évêques, d’élection populaire pas la moindre trace. Mais il est bon de le rappeler: une oraison funèbre n’est pas un récit d’histoire. Il est donc bon d’en appeler de l’Oraison funèbre au Réquisitoire et de compléter l’une par l’autre.

« En deux endroits de ce pamphlet, Psellos fait allusion aux conditions singulières dans lesquelles Michel Kéroularios aurait été nommé patriarche et, quoiqu’il en parle par prétérition, son opinion n’en est pas moins très claire et il affirme que cette nomination n’a eu lieu qu’à la suite de marchandages et d’intrigues.

« Malheureusement nous avons plus de raisons de tenir compte de ces allusions, quelque malveillantes qu’elles soient, que de la scène théâtrale de l’Oraison funèbre. Nous l’avons vu, plus d’un mois se passa entre la mort d’Alexis et l’avènement de Michel Kéroularios Dans cet intervalle un fait grave eut lieu: Constantin IX fit enlever le trésor amassé par le patriarche Alexis dans le monastère qu’il avait fondé[10] et en priva ainsi l’Église de Constantinople pour en grossir les caisses de l’État. Michel Kéroularios dut-il prêter les mains à cette spoliation? Est-ce la compromission à laquelle il presser se soumettre pour devenir patriarche? Il est impossible d’en avoir la preuve et il est clair que puisque cette confiscation eut lieu avant sa nomination, son assentiment n’était pas nécessaire. Il est donc probable que le patriarcal ne lui fut proposé qu’une fois le fait accompli et que force lui fut bien de se résigner à un amoindrissement que son caractère ne le portait gu6re à subir, s’il eut été déjà patriarche.

« Une chose demeure certaine, c’est que quelle qu’ait été la forme de cette élection, la volonté de l’empereur fut prépondérante. Michel Kéroularios devint patriarche avec l’agrément de Constantin IX. Etabli dans cette haute fonction, il put satisfaire son amour de la puissance et il sut dès le début s’y retrancher « comme dans une forteresse ». Il prit bientôt dans l’État une place à laquelle n’avaient jamais aspiré ses prédécesseurs. « Il vint habiter à Sainte-Sophie, où était le Patriarcheion ou palais patriarcal avec ses « triklinia », dont l’un, le Thomaïtés, renfermait la bibliothèque des patriarches en face du Palais impérial, avec ses deux tribunaux aussi. Il s’y installa avec toute sa famille, ses neveux, fils de son malheureux frère, sa nièce également, Eudoxie, fille de ce Jean Makrembolite, son ancien compagnon de conspiration, et qui devait devenir un jour la femme du basileus Constantin Dukas. Cette alliance donnait au nouveau patriarche un point d’appui solide dans la haute société de Constantinople. Au milieu de cet entourage, Michel Kéroularios menait une vie à la fois religieuse et mondaine dont Psellos nous a fait un tableau volontairement chargé, mais infiniment curieux. Par beaucoup de points cette vie prouve que Michel Kéroularios sut continuer à allier à ces occupations profanes une véritable existence d’ascète. De là sans doute vint la haute autorité qu’il acquit immédiatement sur les habitants de Constantinople. Une grande partie de ses contemporains le vénéra comme un saint. Les lettres que lui adressait Psellos nous montrent avec quelle déférence les plus hauts personnages de l’Empire le traitaient. Pour faire de cette haute situation une réalité, il avait du reste à sa disposition une énergie que ni la bonne ni la mauvaise fortune ne purent jamais faire plier. Il avait résisté à l’exil et aux menaces de Jean l’Orphanotrophe; il sut, chose plus difficile encore, résister à l’amitié et aux flatteries de Constantin Monomaque et plus tard il supporta avec une fermeté stoïcienne son dernier exil et la trahison de son ancien allié, le basileus Isaac Comnène. Nul, malgré les calomnies de Psellos, ne fut moins souple et moins accommodant que lui. Rempli d’ardeur pour soutenir ses convictions, il était capable de briser sans pitié tous les obstacles devant lui et combattait même ses amis avec une extrême âpreté. C’est ainsi que nous le verrons faire sentir le poids de sa haine au fameux patrice d’Italie le longobard Argyros, qui venait à Constantinople réveiller le zèle de Constantin IX pour ses possessions d’outremer. L’empereur même qui l’avait fait patriarche éprouva ce que valait son inimitié. Psellos, dont le patriarche n’appréciait pas davantage le caractère mobile et inconsistant qu’il n’admirait son éloquence de rhéteur, fut vite en froid avec lui et s’en vengea par les mordantes satires de son Réquisitoire bientôt suivies des plats éloges de l’Oraison funèbre.

« Il est certain qu’il y avait en cet homme un orgueil immense et une volonté impitoyable. L’éclat qu’il donna à son sacerdoce lui gagna les cœurs du clergé et du peuple, et la réserve qu’il porta dans ses relations avec les hommes fit bientôt de lui une puissance indépendante. Il prit en face de Constantin IX une attitude qui n’était guère habituelle aux patriarches de Byzance. Il se mit, en quelque sorte, au-dessus de tous les partis, de toutes les querelles qui agitaient ses compatriotes. Des hauteurs d’où il planait au-dessus de ce monde de mesquines rivalités, il apparut comme un être surhumain, comme un arbitre entre l’empereur et ses ennemis. Il prit l’habitude de traiter avec tous les pouvoirs d’égal à égal; un simple fait le montrera:

« Au moment de la révolte de Léon Tornikios, en 1047, lorsque Constantin IX, sans argent et sans troupes, était abandonné de tous et tenait conseil pour savoir si la fuite n’était pas le meilleur parti, Michel Kéroularios fut de ceux qui lui restèrent fidèles. Il alla le réconforter de ses conseils, obtint la préférence sur les autres conseillers et releva le courage et la fortune de Constantin Monomaque. Mais lorsque la chance eut tourné et que les révoltés furent exposés au massacre et aux représailles des vainqueurs, le patriarche changea de dispositions pour eux. Au lieu de les accabler, il ne s’occupa plus que de les sauver de la colère de l’empereur et parvint à en arracher un grand nombre au supplice. Bien plus, les corps de Tornikios et de son principal complice avaient été attaché à une croix. Michel Kéroularios accourut aussitôt et, de sa propre autorité, les fit détacher avec éclat.

« Michel Kéroularios était né pour le commandement. C’est l’opinion que développe Psellos tout au long de son Oraison funèbre. Nous voyons dès à présent combien ce jugement est exact. Un tel homme ne se contentera pas de présider aux offices religieux de Sainte Sophie assis sur son trône pontifical. Il voudra commander à Constantinople. Il cherchera à se rendre maître de l’Etat en arrivant à la domination suprême de l’Eglise grecque. Tel était le prélat que la cour de Rome eut à combattre.

Mais au moment même où un patriarche de Constantinople était ainsi porté par son caractère et son amour de la domination à rompre avec la politique de ses prédécesseurs, le siège de Rome était à son tour occupé par un pape disposé à la résistance. Le caractère résolu et autoritaire de Michel Kéroularios se retrouvait dans Léon IX, illustre réformateur du clergé latin, et ce fut la rencontre de ces deux forces impétueuses qui donna au conflit son caractère de violence.

« La lutte entre les deux Églises éclata en 1053. Cette fois l’attaque vint de Byzance avec un caractère si agressif dès le début qu’il laissait difficilement place à un accommodement. La lutte était préparée de longue main par le patriarche. Celui-ci avait eu déjà des discussions violentes au sujet du culte des azymes avec le patrice Argyros qui avait, on le sait, fait un séjour de cinq ans à Constantinople, de 1046 à 1051, et qui avait, nous l’avons vu, comme duc ou catépan d’Italie, une grande situation auprès du basileus, puisqu’en une circonstance critique, au moment de la révolte de Léon Monomaque, Monomaque l’avait appelé aussitôt à faire partie de son conseil. Ce Longobard, dévoué à l’Église latine, avait deviné les coups que Michel Kéroularios méditait de lui porter et avait usé de tout son pouvoir pour les arrêter. Ce fut au moment où le pape avait perdu tout espoir de domination en Italie, probablement immédiatement après la bataille de Civitate du 17 juin 1053, alors que les Normands le tenaient à Bénévent sinon captif, du moins soumis à leur rude surveillance, que le premier coup fut porté à Léon IX, sous la forme bénigne d’une lettre d’un évêque grec à un évêque romain.[11]

« Cette lettre fut adressée par Léon, ancien clerc de l’Église de Constantinople, c’est-à-dire chartophylax de la grande Église et archevêque d’Achrida en Bulgarie[12] à l’évêque de Trani, Jean. Elle était en réalité destinée « à tous les évêques Francs et au très honorable pape ». C’était un véritable acte d’accusation contre tous les usages de l’Église latine. Deux coutumes romaines étaient surtout visées et qualifiées d’usages entièrement juifs: l’emploi des pains azymes dans le sacrement de l’Eucharistie et le jeûne du sabbat. La lettre se terminait par une invitation à revenir aux véritables usages de l’Église. Jean, évêque de Trani, la remit aussitôt au cardinal Humbert, bourguignon, un des hommes les plus savants de son époque, conseiller intime de Léon IX, qui la traduisit en latin et la ferait au pape sous cette forme.

« Au même moment, par les soins de Michel Kéroularios, on répandait dans toute l’Église grecque un traité écrit en latin d’un moine du monastère de Stoudion, Nicétas Stétathos ou « Pectoratus », un des plus précieux auxiliaires du patriarche, dans lequel les mêmes attaques contre les Sainte étaient présentées sous une forme infiniment plus violente et plus injurieuse que dans la lettre de l’archevêque de Bulgarie. Non seulement les azymes et le jeûne du Sabbat y étaient dénoncés comme des hérésies, mais aussi l’interdiction du mariage des prêtres, reproche infiniment sensible à Léon IX qui avait passé toutes les années de son pontificat à rétablir avec le plus noble courage la décence dans les moeurs de son clergé. Qu’on ajoute à ces plaintes le ton d’injure violent dont elles étaient formulées et l’on aura une idée de la colère que ce pamphlet dut susciter dans l’Église latine!

« Enfin, pour couper court à toute tentative de conciliation et manifester d’une manière bien nette son désir de séparation, Michel Kéroularios en vint aux actes et prit, probablement sans l’assentiment du basileus, une mesure grave qui fut entre Grecs et Sainte un sujet de haine éternelle; il fit fermer les églises latines qui existaient à Constantinople et fit mettre en demeure tous leurs prêtres, abbés et moines, de suivre désormais les coutumes grecques, puis, sur leur refus, il les accabla de ses anathèmes en les appelant « azymites ». Son chancelier, Nicéphore, ne craignit pas de fouler aux pieds des hosties consacrées sous prétexte que leur matière n’était pas du pain fermenté. Une sorte de terreur plana un moment sur tous les étrangers de rite latin qui habitaient Constantinople.

« Tel fut le triple assaut que Michel Kéroularios dirigea volontairement contre l’Eglise romaine, brûlant ses vaisseaux dès le début pour rendre impossible toute réconciliation. Mais ses adversaires faillirent d’abord faire échouer son oeuvre! »

« La cause du revirement qui déjoua dès leur naissance les desseins de Michel Kéroularios fut la très adroite réponse adressée à lui et à l’évêque Léon d’Achrida par le pape Léon IX. Malgré sa violence, c’était une réponse aussi habile que l’avait été l’agression. L’idée qui inspirait toute la lettre pontificale et en formait comme le motif perpétuel, était celle de la paix et de la concorde qui doivent régner dans l’Eglise. L’argumentation se réduisait à invoquer l’autorité de saint Pierre et la vanité de ceux qui veulent lutter contre elle. La conclusion était que l’Eglise de Constantinople, coupable d’avoir troublé en mainte occasion la paix de l’Eglise par des hérésies et des schismes et qui, malgré ces méfaits, n’avait jamais eut qu’à se louer de l’Eglise romaine, devait non seulement s’abstenir de toute attaque contre cette Eglise, mais la révérer en quelque sorte comme une mère. La lettre se terminait par une déclaration très nette de regarder comme ennemi de la chrétienté quiconque voudrait essayer d’enlever au siège apostolique ses privilèges. Elle était adressée non pas à Léon d’Achrida tout seul, mais au patriarche de Constantinople, l’adversaire véritable. Enfin Léon IX plaçait la lutte sur son véritable terrain, la primauté du siège de Rome. Là en effet résidait la cause profonde du conflit. Se refusant pour le moment à discuter les questions soulevées par Léon d’Achrida, il exigeait avant tout la soumission préalable de Michel Kéroularios

« Or, quoique les documents qui pourraient nous éclairer à l’heure actuelle sur ce point aient disparu, il semble bien que le pape obtint cette soumission dans une certaine mesure et que sa lettre eut pour effet de faire reculer le patriarche. Il est en effet certain que cette missive reçut une réponse que nous ne possédons plus, mais que nous pouvons reconstituer en partie d’après les détails que nous donnent eux-mêmes et le pape, dans ses lettres suivantes adressées au patriarche et à l’empereur, et Michel Kéroularios en personne dans la première lettre qu’il écrivit à son collègue d’Antioche.

 « Cette lettre du patriarche était une lettre de paix et de concorde. Léon IX le déclare dans sa lettre à Constantin IX, Michel Kéroularios le confirme dans celle à Pierre d’Antioche. Le patriarche y proposait au pape une véritable alliance contre les « Francs », c’est-à-dire les Normands, et ce fait nous donne le secret de la nouvelle attitude du patriarche qui se montrait maintenant d’autant plus conciliant qu’il était naguère plus hautain.

« La question des possessions byzantines d’Italie eut, en effet, une grande influence sur les querelles religieuses du xie siècle. Les empereurs d’Orient, héritiers de Rome, n’admettaient pas un moment même à cette époque qu’ils ne fussent pas les maîtres légitimes de l’Italie. C’est avec un soin jaloux, nous l’avons vu tout du long de cet ouvrage, qu’ils entretenaient les dernières relations conservées avec ce pays. Ces relations avaient, d’ailleurs, une base solide puisque, grâce à leur politique religieuse, une partie de l’Italie méridionale était redevenue grecque.

« Parmi les Italiens, les empereurs grecs rencontraient de riches dévouements et des auxiliaires tout prêts à travailler au maintien de leur domination dans la péninsule. Lorsque le grand orage normand se frit abattu sur les possessions byzantines en Italie, le principal défenseur du parti grec y fut surtout un Italien, cet Argyros que nous avons déjà trouvé au nombre des ennemis de Michel Kéroularios Il avait, nous le savons, conçu le projet d’exploiter, au profit de Byzance, la haine du pape Léon IX contre les Normands, et, avant la bataille de Civitate, avait conclu avec lui une alliance qui aurait porté ses fruits sans les fautes militaires de son allié. Les attaques de Michel Kéroularios contre l’Église romaine désolèrent Argyros et tous les Italiens persuadés comme lui que le maintien de la domination byzantine en Italie dépendait d’une alliance entre Rome et Monomaque. Il s’interposa auprès du basileus qui, à son instigation, fit cette fois preuve d’une grande énergie. La lettre adressée par Michel Kéroularios à Léon IX fut écrite par son ordre et celle du pape à Monomaque en janvier 1054 en fait foi. Michel Kéroularios garda de tout cela au patrice d’Italie une rancune haineuse qu’il fit éclater au moment du schisme.

« Les apparences respectueuses de la lettre du patriarche de Constantinople ne trompèrent pas Léon IX. La prétention que le patriarche affichait malgré tout de traiter avec lui sur un pied d’égalité lui montra qu’aucun accommodement durable n’était possible. L’empereur ayant imposé silence au patriarche, ce fut à lui que Léon IX résolut de s’adresser pour obtenir la soumission pleine et entière du rebelle qu’il commença maintenant à traiter très rudement. Il lui demanda clairement non un traité d’alliance qu’il semblait espérer, mais un acte de soumission. Telles furent les instructions dont il chargea les trois légats ou « apocrisiarii » du Saint-Siège qu’il envoya à Constantinople avec ordre de remettre ses lettres au basileus et au patriarche, puis de terminer toutes les difficultés. C’étaient tous trois ses hommes de confiance; le fameux cardinal Humbert, un des hommes les plus érudits de son temps, le chancelier de l’Eglise, Frédéric, également cardinal, frère du duc Gottfried de Basse Lorraine, et l’archevêque Pierre d’Amalfi. Ils étaient accrédités auprès du basileus seul et non auprès du patriarche.

« Les lettres de Léon IX sont datées du mois de janvier 1054. Ce fut probablement à cette époque même que les légats partirent de Bénévent où se trouvait encore le pape. Ils étaient déjà arrivés à Constantinople au moment de la mort de ce dernier qui survint, on le sait, le 19 avril. L’empereur leur fit une réception volontairement magnifique, et, après les avoir retenus plusieurs jours au Palais Sacré, les logea au fameux palais suburbain de « Pigi » ou « de la Source », là où est le couvent de Balouklu d’aujourd’hui.

« Les premiers rapports que Michel Kéroularios eut avec les légats permirent d’ailleurs de voir que l’on était bien éloigné de cette concorde tant vantée par la phraséologie officielle. Dans sa première lettre à Pierre d’Antioche, le patriarche affirme qu’il assista à la première entrevue entre l’empereur et les légats. Il fut frappé d’abord de leur violence et de leur arrogance. Puis ils lui firent visite à lui-même, « mais là, dit-il, ils ne le cédèrent à rien en forfanterie et en présomption ». « Ils ne daignèrent même pas me saluer et encore moins incliner leur tête ou m’aborder avec le prosternement de rigueur, dans la conférence secrète qu’ils eurent avec moi, ils refusèrent absolument de s’asseoir derrière les métropolitains, comme le veut l’usage le plus ancien; mais ils virent dans cette invitation une injure personnelle. » Enfin, ce qui scandalisa le plus le patriarche, ce fut de les voir, sans respect pour la dignité impériale, paraître au palais avec la croix et le sceptre.

« Nous pouvons, d’après l’incertitude de ces plaintes, nous représenter la première attitude des légats à Constantinople. Des le début, ils montrèrent au patriarche qu’ils venaient moins en négociateurs qu’en arbitres et en juges. Sans hésitation, ils s’affranchirent du cérémonial compliqué de la cour patriarcale et refusèrent d’être traités autrement que comme des envoyés extraordinaires du pape, supérieurs à toute la hiérarchie byzantine et au patriarche lui-même. Leur conduite n’était que le commentaire fidèle des lettres qu’ils remirent à Constantin IX et à Michel Kéroularios

Ces deux écrits différaient totalement par leur ton: l’un était une lettre de menace, l’autre, de déférence. Après avoir félicité le patriarche des sentiments de concorde et de fraternité qu’il lui avait témoignés, Léon IX déclarait qu’il avait comblé son plus grand désir. Il serait, ajoutait-il, pour lui un utile auxiliaire, « tant qu’il ne franchirait pas les limites établies par nos pères ». Mais à ce préambule presque affectueux succédaient bientôt des insinuations de plus en plus malveillantes. Léon IX attaquait l’existence même de Michel Kéroularios sur le trône patriarcal et l’accusait d’être un néophyte, puisqu’il n’avait pas suivi tous les degrés de la hiérarchie pour arriver jusqu’à l’épiscopat. Il lui reprochait ensuite d’attenter aux droits des patriarches d’Alexandrie et d’Antioche en voulant s’emparer de leurs privilèges. Enfin il le blâmait en termes sévères d’avoir calomnié l’Eglise latine et jeté l’anathème sur tous ceux qui participaient au sacrement de l’Eucharistie par le moyen des azymes. Chacun de ces reproches était accompagné de réflexions peu obligeantes; puis après s’être élevé avec force contre l’audace de Michel Kéroularios et sa tentative de traiter avec le siège de Rome d’égal à égal, le pape terminait en l’exhortant à fuir le Schisme et en protestant des sentiments de charité qu’il éprouvait à son égard.

« Toute autre était la lettre qui fut remise à Constantin IX. Le pape ne trouvait plus d’expression digne d’exalter la piété de l’empereur et les efforts qu’il avait fait pour relever « l’état de la sainte Eglise catholique et améliorer la chose publique de l’empire terrestre ». Tous les termes de cette lettre étaient bien choisis pour flatter un empereur byzantin, puisque le pape affectait de le regarder comme l’arbitre de la chrétienté. Après ce préambule magnifique, Léon IX arrivait au coeur même de la question, à l’alliance contre les Normands et, immédiatement après, à l’attitude de Michel Kéroularios Ce n’était pas au hasard qu’il avait rapproché ces deux questions, car en posant la première, il croyait bien résoudre la seconde: la paix religieuse n’était-elle pas la condition essentielle de toute alliance politique entre ces deux puissances? Aussi le pape ne ménageait-il pas le patriarche et, après avoir énuméré contre lui ses principaux griefs, terminait-il par la menace de rompre totalement avec lui, s’il se montrait trop obstiné. Il achevait sa lettre en recommandant ses légats à l’empereur et en le suppliant de les aider à accomplir leur tâche, la pacification de l’Église grecque.

« Ces deux lettres ne produisirent qu’une partie de l’effet que le pape en attendait. elles achevèrent de détacher Constantin IX de la cause du Schisme, mais elles exaspérèrent le patriarche qui se crut joué et dès lors refusa toute concession. Plusieurs jours et plusieurs semaines peut-être se passèrent sans qu’on put arriver à une solution du débat. Ce fut sans doute dans cet intervalle que les légats dressèrent leur plan de bataille, ils résolurent d’abord de réfuter les attaques des Grecs, puis, avec l’aide de l’empereur, de convaincre par la force ceux que n’auraient pas gagnés leurs arguments. Déjà Léon IX avait réfuté dans sa lettre à Michel Kéroularios et à Léon d’Achrida la polémique des Grecs contre les azymes et le sabbat. Les légats eux-mêmes se mirent à l’ouvrage et s’en prirent au traité du moine Nicétas Pectoratus. Humbert et Frédéric composèrent contre ce traité des réponses mordantes où, cessant de placer la discussion sur le terrain juridique de la primauté de Rome, ils étudiaient le fond de la question et cherchaient à démontrer aux Grecs leurs erreurs.

« De ces traités, il ne nous reste que ceux du cardinal Humbert. Le premier a la forme d’un dialogue entre un Latin et un Grec. Le ton en est plutôt modéré; l’habitant de Constantinople expose successivement les griefs qu’il a contre le culte des azymes et le Romain n’a pas de peine à les réfuter, de son côté, il ne demeure pas en reste avec l’Église grecque et cherche à montrer que tous les reproches adressés par elle à l’Église de Rome témoignent d’un manque total de respect pour l’Évangile et la loi du Christ.

 « Le langage de ce premier traité était encore relativement modéré: au contraire, celui adressé directement à Nicétas est écrit d’un bout à l’autre sur le ton de la plus grande violence. Humbert foudroie son adversaire plus qu’il ne discute avec lui et sous sa plume se pressent, sans scrupule, les invectives les plus dures et parfois les plus grossières. Il commence par lui refuser le droit de se mêler des questions théologiques et l’invite, au nom des canons du concile de Chalcédoine, à rentrer dans son monastère afin de s’y livrer aux jeûnes et aux macérations qui conviennent à un moine. Il s’est conduit comme un Sarabaite, c’est-à-dire comme un moine sans règle, en poussant ses aboiements « contre la Sainte Église romaine et les conciles des saints pères, en cherchant à briser le front du lion et le mur d’acier ». Puis l’auteur s’échauffant peu à peu, ces injures ne lui suffisent plus. Nicétas n’est pas un moine, mais un véritable Épicure. Ce n’est pas dans un monastère qu’il vit, mais dans un cirque ou un mauvais lieu. Il est bien nommé Pectoratus, car, comme le serpent antique, il rampe sur la poitrine. Sa rage égale celle de ces autres chiens, Julien et Porphyre. Une fois lancé, Humbert ne s’arrête plus; l’invective accompagne chaque argument, sans doute pour l’enfoncer mieux dans la tête de l’adversaire et les épithètes de pervers, chien, abominable cynique, etc., assaisonnent cette discussion théologique.

« Il paraît que cette argumentation ou plutôt cette correction produisit sur l’esprit du moine Nicétas un effet merveilleux; car, de son plein gré, ou par contrainte, il se prêta à l’éclatante manifestation sur laquelle les légats comptaient pour intimider Michel Kéroularios Le 24 juin 1054, jour de la Nativité de saint Jean-Baptiste, l’empereur, accompagné des légats et de toute sa cour, se transporta au monastère de Stoudion. On lut devant tout ce monde l’ouvrage de Nicétas préalablement traduit en grec. Une discussion s’engagea à la suite de laquelle le moine se déclara convaincu de ses erreurs. Lui-même jeta l’anathème sur son livre et sur tous les ennemis de l’Église romaine; puis, à la demande des légats, l’empereur donna l’ordre de livrer cet écrit aux flammes.

Le lendemain 25 juin, Nicétas se rendit au Palais de Pigi; les légats le reçurent amicalement et aplanirent ses derniers doutes en répondant à toutes ses questions. Il renouvela encore ses anathèmes contre les ennemis des Romains, puis les légats déclarèrent qu’ils le recevaient dans leur communion et « il devint désormais leur ami. »

« Cette abjuration était un immense échec pour les desseins de Michel Kéroularios. Ce n’était pas seulement le pauvre moine de Stoudion qui avait confessé son erreur devant Constantin IX et toute sa cour, c’était le tout-puissant patriarche que l’on avait voulu humilier par cette cérémonie. Et pourtant, loin d’en avoir raison, les légats s’aperçurent bientôt qu’il se dérobait autant à la violence qu’à la douceur; le dénouement parut donc nécessaire.

« En face de cette attaque ouverte, Michel Kéroularios adopta la tactique qui convenait le mieux à son caractère, celle de l’abstention. A toutes les ouvertures et les avances des légats, il répondit par des fins de non-recevoir, il se renferma dans le silence et affecta de croire que les envoyés du attiré n’avaient pas de pouvoirs nécessaires pour traiter avec lui. Le pape Léon IX était mort depuis le 19 avril. La nouvelle de cette mort était connue à Constantinople, comme le prouve la première lettre de Michel Kéroularios à Pierre d’Antioche.[13] Or, le Saint Siège resta vacant pendant un an, puisque Victor II ne fut élu pape qu’en avril 1055.[14] Les légats n’en continuèrent pas moins à agir contre le patriarche; mais il est évident que leur situation était bien moins favorable qu’auparavant et que les motifs allégués par Michel Kéroularios pour refuser de s’entretenir avec eux pouvaient paraître plausibles à l’Église grecque. Il n’était pas, en effet, indifférent au patriarche de Constantinople de mettre de son côté les autres évêques d’Orient. Suivant l’exemple de Photius, il songea à chercher en eux des alliés contre la cour de Rome; mais il avait été devancé dans cette voie et il en acquit bientôt la certitude après que le duc d’Antioche, Romain Skléros, lui est remis entre les mains la copie d’une lettre que le patriarche Pierre adressait au patriarche de Grado.

« Léon IX, en effet, avait voulu prendre les devants. Enchanté des témoignages de concorde que lui avait envoyés le patriarche d’Antioche à son avènement, il résolut de le gagner à sa cause. Probablement à son instigation, Dominique, patriarche de Grado, envoya à ce prélat une lettre des plus flatteuses où, après avoir témoigné de son respect pour l’Église d’Antioche,[15] il lui racontait l’attaque de Léon d’Achrida contre le Saint Siège. Dans un langage plein de réserve et de modération, il s’attachait à montrer que si l’Église romaine préférait se servir d’azymes, elle ne faisait aucune difficulté de tolérer le pain fermenté des Orientaux. Il sollicitait l’intervention de Pierre pour ramener vers la bonne voie ceux qui voulaient ainsi renverser les fondements de l’Église.

« Mais déjà le patriarche d’Antioche était informé, par quels soins, on ne le sait, de la polémique qui s’était élevée au sujet des azymes. Sa réponse ne fut donc pas telle que pouvait l’attendre le patriarche de Grado. Il essayait d’y justifier Michel Kéroularios et de convaincre son correspondant de la supériorité du pain fermenté sur le pain azyme. Ce langage impartial et modéré n’était pas, d’ailleurs, conforme au plan de Michel Kéroularios Pierre d’Antioche montrait une horreur très sincère pour le Schisme et demandait au patriarche de Grado d’user de son influence auprès du pape pour amener une conciliation aussi vite que possible. Bien plus, il ajoutait qu’il attendait beaucoup de l’ambassade envoyée par Léon IX à Constantinople.

« Il est donc presque certain que, dès le début du Schisme, Michel Kéroularios s’était mis en rapports avec le patriarche d’Antioche. Mais il s’agissait de ne pas laisser à ce bon prélat l’espoir d’une entente devenue impossible. Il fallait frapper un grand coup, et, pour y arriver, le patriarche de Constantinople n’hésita pas à altérer les faits et à présenter à son collègue le voyage des légats comme une supercherie dont il était la victime.

« Ce petit roman témoigne à la fois d’une vive imagination et d’une grande habileté; car il s’y mêle çà et là quelques détails exacts qui le rendent vraisemblable. Après avoir écrit an pape une lettre pleine de déférence, Michel Kéroularios, d’après son récit, la remit en même temps que des lettres impériales au Vestiaire. Celui-ci s’en laissa dépouiller par le duc d’Italie, Argyros, sur la fourberie duquel le patriarche insiste à plaisir. Les lettres furent interceptées et un complot fut ourdi par l’artificieux Longobard. Il appela à lui quelques prêtres discrédités par leur conduite: un archevêque d’Amalfi « expulsé de son église pour de justes raisons »; un soi-disant archevêque sans archevêché[16]; un prétendu chancelier, Il déguisa ces hommes en légats pontificaux, et poussa l’audace jusqu’à les envoyer à Constantinople, où ils scandalisèrent tout le monde par leur insolence et leur mépris des usages. Ces faux ambassadeurs remirent à Michel une lettre aussi menteuse que leur mission et qui portait la marque d’Argyros. Afin que Pierre d’Antioche puisse en juger lui-même, Michel Kéroularios lui envoie et la lettre qu’il a écrite au pape et la fausse réponse qu’on lui a remise. Il ajoute que la fraude, a été découverte par l’évêque de Trani et par le Syncelle, qui en ont fait part à l'empereur.

« Telle est cette ingénieuse fiction, qui ne peut tenir debout un seul instant, et qui prouve chez son auteur une absence totale de scrupules, que les mœurs du moyen âge en matière de critique peuvent seules expliquer. Elle devait lui servir à s’emparer de l’esprit du patriarche d’Antioche et à le pousser aux mesures qu’il réclame impérieusement à la fin de sa lettre. Il lui enjoint, plus qu’il ne lui conseille, de rayer des diptyques le nom du pape, et il s’étonne qu’à Antioche, à Alexandrie et à Jérusalem, on tienne encore le pontife romain pour un membre de l’Église catholique. Il manifeste aussi son indignation d’avoir entendu dire que l’usage des azymes régnait à Alexandrie comme à Jérusalem; il prie Pierre de faire une enquête à ce sujet. Enfin, il termine par la conclusion que toute sa lettre a contribué à préparer: « Ceux qui mènent la même vie que les Serge, qui sont élevés dans leurs mœurs, et qui se livrent à des pratiques illégales, interdites et abominables, doivent-ils rester dans les rangs des esprits justes et orthodoxes? Je ne le pense pas. Que ceux qui leur donnent raison se mettent à leur suite. Je n’envierai jamais cette communauté de pensées et de sentiments, à moins d’avoir perdu l’esprit ». C’était bien mettre le patriarche d’Antioche en demeure de rompre avec l’Eglise romaine.

« Refuser d’avoir le moindre colloque avec les envoyés du Saint Siège et faire traîner les choses en longueur, afin de préparer peut-être sous main une imposante manifestation des évêques d’Orient, tel fut donc le nouveau plan de Michel Kéroularios Mais les légats ne lui laissèrent pas le temps de l’exécuter et, après avoir attendu près d’un mois, du 25 juin au 15 juillet,[17] ils résolurent d’accomplir le grand acte que les circonstances leur imposaient: ils se décidèrent à la rupture. Cette rupture eut la forme d’une manifestation qui, pour être courageuse, n’en était pas moins toute platonique. Il se peut que, dans l’intervalle qui sépara l’abjuration de Nicétas de la scène de Sainte Sophie, on ait agité autour de l’empereur et des légats l’idée de réunir un concile ou tout au moins un synode métropolitain afin de déposer Michel Kéroularios C’était là une procédure conforme à la tradition; elle avait déjà réussi avec Photius. Il est difficile de savoir si l’on songea à l’employer; mais, dans ce cas, il est aisé de comprendre pourquoi ni l’empereur ni les légats n’osèrent aller si loin. Ils n’étaient sûrs ni des évêques d’Orient, ni du peuple de Constantinople, et la suite devait bientôt justifier leur prudence.

Les légats se contentèrent donc de se rendre à Sainte-Sophie, le samedi 15 juillet 1054, à la troisième heure. Tous les jours, un service solennel était célébré dans cette église, depuis que la munificence de Constantin IX y avait pourvu. Tout le peuple était donc assemblé sous les voûtes de la Grande Église, et le clergé en habits sacerdotaux se rendait au choeur, pour y célébrer la messe. A ce moment, les prélats rendirent la foule et arrivèrent jusqu’au grand autel. Là, ils se mirent à haranguer le peuple, et se plaignirent de l’obstination de Michel Kéroularios; puis ils déposèrent sur la Sainte Table une bulle d’excommunication, qui atteignait le patriarche et tous ses adhérents; enfin, en sortant, ils secouèrent la poussière de leurs pieds, et s’écrièrent suivant la parole de l’Évangile: « Vident Deus et justicet. » Tout le monde resta d’abord interdit, puis les sous-diacres se précipitèrent sur l’autel et en arrachèrent la bulle. Le patriarche, à qui elle fut portée, refusa d’abord de la recevoir; puis, dit-il, pour empêcher qu’elle ne fût divulguée, il la garda et se la fit traduire en grec.

« Michel Kéroularios nous a conservé lui-même la traduction de cette bulle, qu’il a insérée dans son Édit synodal. Les légats commençaient par rappeler qu’ils avaient reçu de l’Église romaine une mission de paix et de concorde. Ils ajoutaient qu’ils s’étaient réjouis de trouver à Constantinople, aussi bien chez l’empereur que dans le clergé et le peuple, une orthodoxie parfaite. « La ville est donc chrétienne et orthodoxe. Au contraire, pour ce qui est de Michel Kéroularios, à qui l’on donne abusivement le titre de patriarche, les légats voient en lui plusieurs tendances à l’hérésie, qu’ils cataloguent au nombre de dix ». En conséquence, et au nom des pouvoirs qui leur ont été confiés, ils lancent l’anathème sur lui, sur Léon d’Achrida, sur son chancelier Nicéphore et sur tous leurs adhérents, qu’ils mettent au rang des pires hérétiques. « A ces causes, nous légats, jugeant intolérables la violence inouïe et l’injure faite au saint et suprême siège apostolique; désireux de protéger par tous les moyens la foi catholique; au nom de la Sainte et indivisible Trinité, de ce Trône apostolique, dont nous avons reçu les pouvoirs et de tous les Pères orthodoxes des Sept Synodes; suivant la menace d’anathème et d’expulsion de l’Église catholique, faite par le très vénérable pape à Michel et à ses adhérents, s’ils refusent de se laisser persuader, nous déclarons ce qui suit:

« Que Michel, qui n’est patriarche que par abus, car il est néophyte, et n’a accepté l’habit monastique que par la crainte des hommes; avec « lui que Léon, appelé d’Achrida; que le sacellaire dudit Michel, Nicéphore, coupable d’avoir foulé aux pieds et profané l’hostie des Latins; « que tous ceux qui les suivent dans leurs erreurs avouées et montrent « la même audace, soient anathèmes Maranatha,[18] ainsi que les « Simoniaques, les Valésiens, les Ariens, les Donatistes, les Nicolaïtes, « les Sévérianiens, les Manichéens et les autres, dont ils soutiennent les « dogmes, en disant que la matière fermentée a une âme. Qu’ils soient « confondus avec les hérétiques, bien plus, avec le diable et avec ses « anges, s’ils ne veulent pas se laisser persuader. Amen, amen, amen! »

« Le dénouement prévu avait donc eu lieu, mais ce n’était pas une victoire pour les Latins. Ils n’avaient obtenu ni la réconciliation de Michel Kéroularios avec le Saint-Siège, ni sa déposition, ils s’arrêtèrent à un moyen terme, et tentèrent de détacher de lui l’opinion des Byzantins en affectant de croire que lui seul était l’auteur du mal. Ils ne firent ainsi que donner de nouvelles armes à leur redoutable adversaire. Cette excommunication qui devait le foudroyer fut la cause de son triomphe, et lui permit enfin d’accomplir à son tour le grand acte dont la pensée le préoccupait depuis longtemps.

« Après la cérémonie de l’excommunication, les légats passèrent encore un jour à Constantinople et, pour rendre leur triomphe plus complet, consacrèrent avant leur départ de nouvelles églises de rite latin. Il est certain, bien que les documents n’en parlent pas, qu’ils firent rouvrir au culte celles qui avaient été fermées par ordre de Michel Kéroularios. Pourtant ils ne jouirent pas longtemps de cette victoire, et ils mirent à quitter Constantinople une hâte qui donnait à leur départ un air de fuite. Ce fut en effet le 17 juillet qu’ils se mirent en route. Le basileus leur fit bon accueil jusqu’au bout et, en les quittant, il les combla de splendides présents pour eux et pour Saint Pierre. Fidèle à la tradition de ses prédécesseurs, il n’oublia pas le monastère cher aux légats, le Mont Cassin, et lui céda une rente annuelle de deux livres d’or. La réputation de ces dons fut très grande au XIe siècle, et les différentes histoires que l’on raconta à leur sujet sont une preuve de leur importance. Ils excitèrent de nombreuses cupidités, et d’abord celle du comte de Teano, qui attaqua les légats à leur passage sur ses terres, et saisit une notable partie des présents impériaux. Le chancelier Frédéric porta ce qu’il avait sauvé à Rome, mais ces présents devaient lui être funestes. Ils furent la cause de la jalousie de l’empereur Henri III contre lui et de sa retraite au Mont Cassin. Plus tard, devenu pape sous le nom d’Etienne IX, il se vit privé de ce fameux trésor par les Romains.[19] Enfin, pour lui voler une des pierres précieuses qui en faisait partie, un de ses familiers l’empoisonna dans le calice.[20] D’après une autre tradition, une magnifique agathe, qui figurait au Cabinet du roi avant la Révolution, et qui provenait d’un monastère de Toul, aurait figuré dans la part du cardinal Humbert. L’empereur Constantin IX resta donc fidèle aux légats et mérita ainsi l’inimitié de Michel Kéroularios; il ne tarda guère à en éprouver les effets.

« A peine Humbert et ses compagnons étaient-ils partis, que, soit de son propre mouvement, soit qu’il y eut été sollicité par son souverain, Michel Kéroularios déclara qu’il consentait à avoir une entrevue avec eux. Il fallut donc les faire revenir et l’empereur leur écrivit pour les rappeler. Ils étaient déjà à Selymvrya,[21] lorsque la lettre leur parvint, le 19 juillet. Ils rebroussèrent chemin en toute hâte, et revinrent jusqu’à leur ancienne résidence, le palais de Pigi. Là ils attendirent les ordres du basileus. Certains symptômes avaient fait sans doute deviner à Constantin IX que l’entrevue proposée aux légats par Michel Kéroularios n’était qu’un guet-apens, qu’il leur tendait. Du moins le récit d’Humbert l’en accuse, et il est impossible de ne pas le tenir pour vraisemblable. Le colloque devait avoir lieu à Sainte-Sophie. Michel attrait montré au peuple une fausse bulle, qu’il avait fabriquée, et l’aurait excité à massacrer les légats. Mais le basileus mit pour condition à cette entrevue qu’il y serait présent. Il comptait probablement réunir dans l’église des forces telles que les légats eussent été à couvert. Michel Kéroularios refusa, et justifia par ce refus lies terribles soupçons qui pesaient sur lui. L’empereur fit enfin envoyer aux légats l’ordre de reprendre leur voyage.

« Ce coup de vengeance était donc manqué, mais le patriarche ne se tint pas pour battu. Ne pouvant satisfaire sa haine contre les Romains, ce fut à l’empereur qu’il fit sentir le poids de sa colère. A son instigation, une grande émeute bouleversa les rues de Byzance, et la couronne de Constantin IX, ses jours mêmes furent en danger.

« Le souvenir de cette émeute nous a été conservé par le récit d’Humbert.[22] Le caractère de Michel Kéroularios, qui eut encore une fois avant sa mort l’occasion d’exciter les colères du peuple contre son souverain, la rend vraisemblable. Mais ce qui achève de nous en rendre certain, c’est le témoignage de l’Édit synodal, à la fin duquel se trouve comme clouée à un pilori honteux, la lettre humiliée que Constantin Monomaque fut forcé d’écrire à son patriarche, pour l’apaiser. C’est avec raison que, dans son mépris, Michel Kéroularios qualifie cette lettre de « suppliante ».

« Afin de calmer la sédition qui menaçait d’emporter son trône, Constantin IX envoya au patriarche une véritable ambassade, composée des principaux personnages de la cour et de l’Église: le magistros, le référendaire, le chartophylax, l’hypomnematographe, ils étaient chargés de lui représenter que le basileus ne pouvait faire aucune violence aux légats, à cause du caractère d’ambassadeurs qui mettait autour d’eux comme une sauvegarde. C’était donc de la vie même des légats qu’il s’agissait, et les émeutiers allaient jusqu’à réclamer leurs têtes. Cette réponse ne dut certes pas satisfaire Michel Kéroularios; car, bientôt après, une seconde ambassade, plus nombreuse encore, revint le trouver avec la fameuse lettre. Un moine, nommé Stéphanos, l’économe de la Grande Église, le magistros Jean, le référendaire, le vestarque Constantin et le consul des philosophes, Psellos, étaient chargés de la lui remettre au nom de l’empereur. Cette lettre est un modèle de platitude et d’abaissement. Constantin cherche à s’excuser de ce qui est arrivé en rejetant toute la faute sur la fourberie Lorraine, qui était destiné, dans cette affaire, à supporter les conséquences des colères de l’un et de l’autre parti, deux citoyens, qui, d’après le récit d’Humbert, s’appelaient Paul et Smaragdos, coupables d’avoir traduit en grec et répandu la bulle d’excommunication des légats, lui étaient livrés en victimes expiatoires, après avoir été fouettés. L’empereur assurait qu’il avait donné l’ordre de brûler la charte malencontreuse, que des représailles allaient être exercées contre Lorraine et sa famille, et qu’il avait déjà fait mettre en prison son gendre, le vestarque, et son fils, le vestis.

« Michel Kéroularios trouva donc moyen de se venger à la fois des légats, du basileus et d’Argyros. Les uns étaient en fuite; l’autre venait de se jeter à ses pieds, et la disgrâce allait bientôt peser sur le dernier. Constantin IX retira, en effet, toute sa faveur à Argyros, et le texte de l’Édit synodal est confirmé par le témoignage de Guillaume d’Apulie. Argyros, venu à Constantinople, fut même envoyé en exil. Ce fut à ces conditions humiliantes que Constantin IX obtint la paix, et conserva probablement sa couronne. Il avait été impuissant à imposer sa volonté à Michel Kéroularios; il n’eut même pas assez de pouvoir pour se venger de lui. Il put priver de leurs charges quelques-uns de ses parents et de ses amis,[23] mais il tout se contenter de retenir contre lui sa colère.

« Michel Kéroularios triomphait donc, à force de volonté, mais aussi de mauvaise foi et de ruse. Il lui restait à couronner son triomphe en accomplissant l’acte solennel qui devait marquer la séparation entre Rome et Constantinople. Avec l’autorisation du basileus, qu’il avait obtenue de force, il assembla un synode composé des membres de toutes les parties de l’Église grecque.[24] Douze métropolitains et deux archevêques en signèrent les actes. Le début de l’Édit synodal, qui fut publié à la suite de cette assemblée, est la reproduction littérale de l’Encyclique de Photius aux évêques d’Orient, et ce fait seul indique dans quel esprit il est conçu. Après donc s’être élevé, comme son prédécesseur, contre la malice des hommes qui sont sortis des ténèbres de l’Occident, Michel Kéroularios énumère tous ses griefs contre l’Eglise romaine. Il se plaint vivement de la profanation de l’autel de Sainte-Sophie par les légats, et fait le récit de leur séjour à Constantinople, en répétant contre eux et contre Argyros les accusations imaginaires dont il avait avait déjà rempli la lettre adressée au patriarche d’Antioche. Puis, après avoir reproduit la bulle d’excommunication, il en reprend un à un tous les griefs et les reproche aux Latins comme des erreurs. Il jette ensuite sur eux l’anathème, et, pour rendre plus complète l’humiliation du basileus, il publie à la fin de l’édit sa lettre piteuse. Enfin, une double cérémonie servir de sanction aux actes du synode. Le 20 juillet, dans le tribunal du patriarche, en présence de sept archevêques ou évêques et des envoyés du basileus, un arrêt fut rendu, non seulement « Contre la charte impie, mais aussi contre tous ceux qui avaient contribué à sa rédaction, soit de leurs conseils, soit même de leurs voeux ». Cinq jours après, le même anathème fut renouvelé solennellement, devant tout le peuple, et tous les exemplaires de la bulle furent brûlés à l’exception d’un seul qui prit place dans les archives du Chartophiliakon. Désormais, aux yeux de Michel Kéroularios, la séparation était accomplie. Après avoir bravé le pape, les légats, le basileus jusque dans son palais, il apparaissait aux Byzantins comme l’arbitre suprême de l’Eglise et de l’Etat. Devenu indépendant, il ne lui restait plus qu’à acquérir la domination universelle.[25]

« La victoire remportée sur Rome devait avoir pour conséquence naturelle de rehausser le prestige du patriarche de Constantinople aux yeux de tous les évêques orientaux. Michel Kéroularios exerça son action despotique à la fois sur les Églises du patriarcal de Constantinople et sur celles des patriarcats étrangers; il essaya même d’atteindre les Églises dissidentes.

« Un premier fait est d’abord incontestable: dans sa lutte avec Rome, Michel Kéroularios marcha d’accord avec tous les évêques du patriarcat de Constantinople. Aucun d’eux ne songea à élever la voix pour se ranger du côté de Rome. L’abjuration de Nicétas Pectoratus est la seule défection que l’on puisse citer et encore ne fut-elle due qu’à la force. On ne peut trouver non plus dans le parti des philosophes: Psellos, Likhoudès, Xiphilin qui, d’ailleurs, était à ce moment en disgrâce, un foyer d’opposition contre les actes de Michel Kéroularios. Tous lui ont au contraire donné des gages de leur amitié et Psellos lui intime, dans le réquisitoire où il accumula plus tard sur lui les accusations les plus terribles, se garde bien de lui faire un grief de sa conduite à l’égard de Rome. A part l’opposition du basileus, Michel Kéroularios ne trouva donc dans son patriarcal aucun obstacle à ses desseins. Bien au contraire, de tous les diocèses qui lui étaient soumis, il tira de précieux auxiliaires. La lutte avec Rome fut engagée par Léon d’Achrida, métropolitain de Bulgarie, c’est-à-dire par le chef d’une Église, sinon indépendante du patriarche, du moins plus libre que les autres Églises en face de son pouvoir. Lorsqu’il s’agit d’accomplir l’acte solennel de la séparation, si Michel Kéroularios ne rassembla pas un concile de tous les évêques du patriarcat, du moins il fit venir à Byzance des délégués des principales provinces qui tous lui prêtèrent leur concours empressé. Il en fut de même pour l’Église russe. Tous les faits qu’on peut recueillir nous montrent que, sous l’influence de son clergé, cette nation suivit docilement Michel dans la voie du Schisme.[26] Ce patriarche peut être considéré comme un des principaux auteurs de la séparation qui a toujours depuis éloigné les Russes de l’Église romaine.[27]

« Ce fut d’ailleurs vers d’autres régions que se tourna l’attention de Michel Kéroularios. Une fois le Schisme accompli, il voulut devenir le maître de ces anciens patriarcats d’Orient qui n’étaient plus que des débris glorieux du passé, mais dont les chefs devaient former dans sa pensée, autour de lui, un cortège destiné à rehausser l’éclat de la nouvelle puissance qu’il voulait fonder.

« Une tradition persistante dans l’Eglise grecque veut que Michel Kéroularios ne se soit pas contenté d’exercer sur les autres patriarches une action individuelle, mais que, comme autrefois Photius, il les ait réunis en concile œcuménique. Malheureusement, aucun texte du XIe siècle ne nous autorise à admettre ces affirmations. Il n’y eut, en 1054, d’autre acte solennel que l’Édit synodal, signé par les représentants des diverses parties du patriarcat de Constantinople, mais il est certain qu’une fois ce grand acte accompli, Michel Kéroularios fit tous ses efforts pour le faire accepter à l’Orient tout entier.

« Ce fut d’abord au seul des trois patriarches qui fit encore partie de l’empire, au patriarche d’Antioche, qu’il s’adressa. Nous avons vu qu’il n’avait pas attendu la rupture officielle avec Rome pour faire appel à sa fidélité et qu’il lui avait raconté à sa manière et le voyage des légats et leur conduite à Constantinople. Cette lettre ne lui parut pas suffisante et après la déposition de la bulle sur l’autel de Sainte Sophie, il lui en adressa une seconde pour lui raconter toujours à sa manière les événements qui s’étaient accomplis et lui donner en même temps ses instructions. Son récit de l’ambassade pontificale est plein d’une mauvaise foi qui consiste non dans le travestissement mais dans l’omission des faits. Il ne raconte au patriarche d’Antioche ni ses efforts pour attirer les légats dans un piège, ni l’émeute qu’il excita contre le basileus. Il affirme même qu’il n’a agi que par ordre de Amand, et, s’il ment avec cette hardiesse, c’est qu’il possède un document suffisant pour appuyer son dire, la lettre d’humilité et d’approbation qu'il a arrachée à la faiblesse du basileus. En même temps, c’est un mot d’ordre que Michel Kéroularios envoie à son collègue d’Antioche. Il lui dicte la réponse qu’il aura à faire aux communications qui lui viendront de Rome car il se pose en face des prétentions latines comme le défenseur de la vraie foi des Orientaux et des droits de tous les patriarches.

« La réponse que Pierre fit à cette lettre et à la précédente ne fut peut-être pas de nature à contenter Michel Kéroularios. D’abord le patriarche d’Antioche lui montra qu’il se considérait comme son égal et non son subordonné. Puis, tout en acceptant sans contrôle toute l’histoire que lui contait Michel Kéroularios, et ne ménageant pas son indignation à cet Argyros, ce laïque assez osé pour se mêler des affaires de l’Église, il ne croit pas qu’un schisme soit nécessaire, il examine à sa manière toutes les difficultés qui existent entre les deux Églises,[28] et fait tous ses efforts pour qu’un accommodement devienne possible, suppliant Kéroularios avec des prières déchirantes d’éviter une rupture désolante: « Si les deux reines de la terre sont dans le trouble, partout règneront les larmes, hélas en abondance, partout, les famines, les pestes, dans les campagnes et dans les villes; nulle part nos armées ne seront plus jamais victorieuses. »

« Tel fut le cri déchirant que l’idée même d’un schisme arrachait à Pierre d’Antioche. Il ne vit pas dans son aveuglement que ce mal qu’il redoutait était déjà consommé. Bien plus, il ne sembla pas se douter qu’il s’était mis de fait à la suite de Michel Kéroularios et que la position qu’il avait prise sur les trois principales questions en litige: l’addition au symbole, la matière de l’Eucharistie et le mariage des prêtres, le rangeait bon gré mal gré du côté des ennemis de Rome. Michel Kéroularios n’en demandait pas davantage. Satisfait de sa victoire, il ne songea plus à obtenir de Pierre d’autre concession.

« L’adhésion même mitigée du patriarche d’Antioche à la cause du Schisme entraînait celle de tous les métropolitains et évêques qui lui étaient subordonnés. Des deux autres patriarches d’Orient au contraire, il ne pouvait attendre les mêmes secours, puisque les titulaires d’Alexandrie et de Jérusalem étaient toujours en terre musulmane et n’avaient conservé que des vestiges de leur grandeur passée. Ces deux prélats vivaient sous la domination des Khalifes fatimites depuis la fin du Xe siècle. Le représentant de la dynastie était alors Mostançer, dont le règne dura soixante ans et qui, l’année même du Schisme, en 1054, essayait de renverser le Khalife de Bagdad et de rétablir l’unité de l’Islam. Il eut avec Constantin IX des rapports de courtoisie qui nous sont attestés par les chroniqueurs du temps et qui s’expliquent par le danger commun qui menaçait les deux souverains, celui du Turc Seldjoukide Toghroul beg. D’après Psellos, ces rapports n’auraient pas été à l’honneur de Constantin IX et, d’ailleurs, on ne voit pas que Michel Kéroularios ait songé à s’en servir pour agir sur les patriarches de Jérusalem et d’Alexandrie. Ce fut le patriarche d’Antioche, dont les relations avec eux devaient être fréquentes, qu’il chargea de leur communiquer ses volontés. Il lui importait beaucoup, en effet, d’obtenir l’adhésion de ces deux patriarches, car elle devait dans sa pensée achever de décider tout l’Orient en sa faveur. De plus, il craignait de se voir devancer par les Saints. Enfin, les dispositions de ces deux patriarches lui étaient suspectes: il avait entendu dire qu’ils mentionnaient le pape dans les diptyques de leurs églises. Le patriarche de Jérusalem, c’est Humbert lui-même qui nous l’apprend, avait conservé les usages des azymes et le mouvement incessant des pèlerins qui se rendaient en Terre Sainte pouvait le faire pencher du côté de Rome. Il fallait donc se hâter de le gagner, lui et son collègue d’Alexandrie, à la cause du Schisme. Aussi, lorsque après la scène de l’excommunication, Michel Kéroularios écrivit pour la seconde fois à Pierre d’Antioche, il joignit à sa lettre deux missives exactement pareilles avec pour mission de les faire parvenir à leurs destinataires, ses collègues d’Egypte et de Palestine. Nous savons par Pierre d’Antioche que ces lettres arrivèrent à destination, mais nous ignorons quelles réponses leur furent faites. En l’absence de document, il est seulement permis de constater que les trois patriarcats restèrent attachés à l’orthodoxie et s’unirent plus étroitement au siège de Constantinople. Désormais tous les membres de l’Eglise grecque furent solidaires vis-à-vis de l’Eglise latine, et le patriarche de Byzance ami parler au pape en leur nom.

« Mais il ne suffisait pas à Kéroularios de gagner des Grecs orthodoxes. Il conçut peut-être, même avant le Schisme, le projet plus audacieux encore de reculer les limites de l’Eglise grecque et de faire rentrer dans son giron quelques unes des Eglises hérétiques qui s’en étaient séparées à l’époque des conciles oecuméniques. Il s’attaqua à l’une des plus puissantes, à l’Eglise arménienne.

Depuis l’époque du concile de Chalcédoine, en 451, l’Eglise arménienne s’était séparée de l’Eglise grecque, non par sympathie pour la doctrine d’Eutychès, mais par haine du nestorianisme, qu’elle accusait le concile de restaurer. Elle avait gardé la tradition de Grégoire l’Illuminateur et des trois premiers conciles oecuméniques; elle avait donc vécu de sa vie propre, au hasard des invasions et des conquêtes, et ses coutumes différaient en plusieurs points de celles de l’Eglise grecque. L’usage des pains azymes, notamment, était universel en Arménie et, Michel Kéroularios devait aborder, dans cette circonstance, un terrain de combat tout préparé. De plus, il se trouvait que, de ce côté, loin d’être en opposition avec la politique impériale, ses desseins étaient d’accord avec ceux de Constantin IX. Ce prince, nous l’avons vu en effet, avait résolu d’exécuter le traité conclu entre l’empereur Basile II et le roi d’Arménie, d’après lequel, à la mort du roi, le pays devait revenir à l’Empire romain. Or, nous l’avons vu encore, le dernier des Pagratides, Kakig II, avait succédé à son père en 1042, au mépris de ce traité. Constantin IX avait réclamé, en 1045, le territoire de la ville d’Ani et toute la Grande Arménie. Le roi Kakig avait été détrôné et avait fait sa soumission; il avait reçu en échange de sa couronne de grands biens en Cappadoce dans lesquels il devait terminer sa vie. L’Arménie avait été donc annexée à l’Empire. Il est vrai que cette réunion fut bien éphémère; les généraux de l’empereur eurent à lutter contre la mauvaise foi des chefs locaux qu’ils étaient obligés de prendre comme auxiliaires, et surtout contre un adversaire plus terrible, contre le sultan seldjoukide Toghroul dont les attaques avaient depuis peu commencé. Néanmoins, avec des alternatives de succès et de revers, la cause de l’hellénisme devait triompher encore quelque temps en Arménie et aux succès politiques s’étaient jointes des victoires religieuses auquel Michel Kéroularios ne fut pas étranger.

« Il est probable que ses efforts pour amener à lui l’Église arménienne furent antérieurs au Schisme et il est possible que dans cette œuvre il ait eu pour lui l’appui de Constantin IX dont la politique était pour une fois d’accord avec la sienne. Mais, dans sa pensée, rattacher l’Église arménienne à Constantinople, c’était faire triompher la cause du Schisme. Dans la deuxième lettre que l’archevêque d’Achrida adressa au clergé romain, il fit allusion à l’attachement des Arméniens pour les azymes et rapprocha leur erreur de celle des Juifs. L’attaque devint bientôt plus pressante et Nicétas Pectoratus, l’adversaire des Latins, composa sans nul doute sur l’ordre de Michel Kéroularios un traité contre les erreurs arméniennes. Quatre de ces traités sont inédits, et si l’on juge par le début du premier, ils doivent porter sur les controverses théologiques qui séparaient les. Arméniens des Grecs. Il y est question des deux natures du Christ et de la doctrine monophysite. Le cinquième de ces traités est adressé à la fois aux Latins et aux Arméniens, mais la répétition des arguments, déjà développés dans le premier traité, et des allusions aux usages des Arméniens prouve que ce sont eux surtout qui sont visés. Nicétas leur reproche non seulement de se servir d’azymes, mais encore de mettre dans le calice du vin pur et froid au lieu d’y mélanger, suivant l’usage de l’Église grecque, l’eau chaude, symbole de la chaleur que l’esprit du Christ doit répandre dans nos âmes. L’exhortation qui termine ce traité convient surtout aux Arméniens. Nicétas les conjure d’abandonner l’hérésie des azymes et toutes les autres dont il a fait mention dans les traités précédents.

« D’autre part, des négociations devaient se poursuivre directement à Constantinople même avec le clergé arménien. Les historiens de l’Arménie nous signalent les voyages fréquents, à cette époque, des « catholicos » d’Arménie dans la ville impériale. Ce fut d’abord le patriarche Pierre ou Bédros, appelé à Byzance, craignit d’avoir le sort du roi Kakig et consacra avant son départ un nouveau catholicos, Kakig II, qui régna jusqu’en 1061. Il est impossible de savoir quels succès Michel Kéroularios avait obtenus avant sa mort, mais il est certain qu’après lui son œuvre fut continuée avec zèle par les empereurs. En 1060, Constantin Dukas convoqua une assemblée d’évêques grecs qui essaya en vain de faire aboutir l’union des Églises. Aussi, après la mort de Kakig, grâce à la politique impériale, aucun successeur ne lui fut donné. Le siège patriarcal resta vacant pendant quatre ans. Au bout de ce terme le basileus fit élire un patriarche favorable à l’union. Ce patriarche nommé Grégoire II vint à Constantinople en 1077; mais, à cette époque, les préoccupations des Byzantins s’étaient portées ailleurs: le rapprochement avec l’Arménie fut abandonné et Grégoire II se mit en rapports avec Grégoire VII. L’œuvre de Michel Kéroularios fut donc abandonnée de ce côté et l’Église latine recueillir plus tard les fruits de cette négligence.

« Dans l’entreprise gigantesque qu’il avait assumée, Michel Kéroularios manqua, en effet, du principal allié de tous les grands réformateurs, du temps. Ses efforts pour gagner l’Orient à sa cause durent être rapides et souvent hâtifs; aussi les succès furent-ils inégaux. Il vit l’Italie échapper à l’Eglise grecque et ne put lui donner l’Arménie: du moins il commença à constituer un faisceau d’églises, indépendantes dans leur hiérarchie, mais toutes réunies dans une même pensée d’orthodoxie et de haine contre Rome. Désormais le même mot d’ordre était donné par Byzance à Kiev, à Antioche, à Alexandrie, à Jérusalem, et cette solidarité, établie au XIe siècle entre tous les sièges épiscopaux de l’Orient, allait faire échouer plus tard toute tentative d’union avec Rome. Mais cette domination spirituelle devait paraître incomplète à Michel Kéroularios, si elle ne pouvait disposer pour son service de toutes les forces politiques et sociales de Byzance. Après s’être emparé du pouvoir suprême dans l’Eglise, il chercha à suborner l’Etat à l’Eglise et à devenir le maître universel.

L’émeute excitée par Michel Kéroularios contre Constantin IX avait montré que l’autorité impériale était forcée de s’incliner et même de s’humilier devant celle du patriarche. Aussi le basileus se garda-t-il bien de faire jamais la moindre tentative pour tirer vengeance de son adversaire. La goutte qui le faisait souffrir depuis tant d’années, le torturait toujours plus effroyablement, surtout aux pieds et aux mains. Il était déjà presque moribond et tenait à demeurer du moins en paisible possession de sa couronne jusqu’à l’heure de sa mort. Cet événement arriva d’ailleurs bien peu de temps après les grands événements du Schisme. Monomaque s’était fait depuis longtemps déjà transporter dans ce monastère de Saint-Georges de Manganes qu’il venait de faire si somptueusement édifier avec tant d’amour. Il y passait ses tristes journées de malade, surtout dans le petit pavillon qu’il avait fait construire près de la pièce d’eau. Il y prit une pleurésie à la suite d’un bain trop prolongé dans cette piscine ou étang admirable à ciel ouvert qu’il s’y était fait construire dans le parc annexé au couvent.[29] Ce mal d’abord léger, ajouté à celui qui le minait déjà, grandit rapidement et acheva de le terrasser. Presque tout de suite il fut très mal. C’était dans les premiers jours de l’an 1055. Bientôt il fut clair pour tous qu’il allait mourir et il mourait sans successeur désigné! Comme de juste, les factions et les coteries s’alitèrent vivement autour du mourant.

L’unique héritière légitime était la très vieille basilissa Théodora, antique et sainte vierge plus que jamais retombée dans l’obscurité depuis la mort de sa sœur Zoé, tenue par son beau-frère dans une telle retraite que cela ressemblait à une sorte de captivité. D’autre part Monomaque était si malade que sa volonté ou ses préférences ne comptaient presque plus. Cependant Psellos nous dit qu’il ne songeait en aucune manière à Théodora pour lui succéder, qu’il cachait sa pensée à la pauvre femme et cherchait en secret qui serait roi après lui. Un conseil suprême fut tenu chez le vieux souverain pour fixer définitivement la succession au trône, conseil formé par les dignitaires les plus puissants au Palais à ce moment: le logothète eunuque Jean, ce vil et illettré parvenu qui avait succédé au vénérable Constantin Likhoudès en qualité de premier ministre parce qu’il ne contredisait jamais le basileus comme le faisait souvent ce dernier, le protonotaire de la Course publique, Constantin, Basile, le préposé au Kanikleion ou « encrier impérial » et quelques autres. Le logothète Jean qui haïssait Théodora avait réussi à brouiller définitivement le vieux basileus avec elle. A l’unanimité on fut d’avis de porter au trône le « protevon » Nicéphore, très haut fonctionnaire, pour lors administrateur en chef de la Bulgarie, personnage du reste obscur – du moins il n’est question de lui dans les sources que dans cette unique circonstance. Le temps pressait. Des messagers furent expédiés en hâte pour amener aussitôt ce personnage dans la capitale et le présenter au basileus moribond qui, nous dit Michel Attaliatès, était consentant. Mais Théodora, malgré son grand âge et la profonde retraite dans laquelle elle vivait, était demeurée très populaire à Constantinople, par la pourpre qui avait entouré son berceau, par ses vertus, par ses malheurs aussi. Elle avait également ses partisans très nombreux qui veillaient en ces circonstances solennelles. Ceux-ci étaient Nicétas Xylinitès, Théodore, Manuel, bien d’autres encore. A la nouvelle de la prochaine arrivée du « protevôn » au Palais, ils comprirent qu’il fallait incontinent vaincre ou périr.

Ultime rejeton de l’antique et séculaire dynastie macédonienne, le nom de la vieille princesse devait entraîner tous les suffrages. Avec une détermination qui fait honneur à leur énergie et à leur décision, alors que Nicéphore était encore en route, ces conjurés coururent chercher Théodora dans le monastère où elle vivait recluse, peut-être bien celui de Petrion d’où l’émeute l’avait tirée une fois déjà pour la proclamer basilissa à côté de sa sœur lors de la révolte contre le s’adressa, peut-être bien aussi quelque couvent des lies ou de la rive d’Asie, puisque Psellos dit formellement qu’au su des mauvaises dispositions témoignées à son endroit par le basileus moribond, Théodora monta avec ses partisans sur un navire qui la conduisit triomphalement avec les chefs des conjurés au Grand Palais, alors que Monomaque respirait encore. Le Grand Palais était vide, puisque le basileus était à Manganes. Les conjurés y proclamèrent aussitôt Théodora basilissa une fois de plus. Tous les différents corps de la garde impériale se rallièrent aussitôt à elle. En réalité, elle n’avait jamais cessé de régner. Elle avait pour lors entre soixante-dix et soixante-quinze ans. Nous n’avons que peu de détails. Monomaque était à ce moment encore conscient. Psellos nous dit qu’il accueillir cette nouvelle avec une profonde tristesse. Trop malade pour pouvoir dicter ses volontés, il ferma les yeux et parut un moment presque inerte, puis il reprit ses sens et agonisa dans la douleur. Nous ignorons d’autre part tout à fait ce que firent ou ce que tentèrent le premier ministre Jean et les autres partisans du « protevôn » qui s’étaient laissés si pitoyablement jouer et devancer par ceux de Théodora. Nous ne savons en réalité qu’une chose, c’est qu’aussitôt après Constantin Monomaque expira dans la journée du 11 janvier 1055, après douze ans et quelques mois de règne. On lui fit de splendides funérailles dans son cher et magnifique monastère de Manganes où il venait de rendre l’âme et où il avait passé les derniers temps de sa vie. On l’ensevelit dans le sarcophage somptueux qu’il s’y était lui-même préparé auprès de celui de sa chère Skléréna.[30] Sans perdre une heure, les partisans de la vieille impératrice avaient expédié des ordres pour qu’on arrêtât le « protevôn » Nicéphore en route pour Constantinople. On se saisit de lui à Salonique. Il fut immédiatement déporté au fond de l’Asie, au monastère de Kouzinos dans le thème des Thracésiens.

Les historiens en général ont été durs pour la mémoire de Monomaque, non pas seulement les Arméniens comme Arisdaguès de Lasdiverd[31] et Mathieu d’Édesse, ce qui est naturel, mais aussi les Byzantins. Michel Attaliatès est le plus sévère de tous ceux-ci. « Deux ans environ avant sa mort, dit-il en substance, il se fit un grand changement chez le basileus. Il ne songea plus qu’à extorquer de l’argent aux églises comme aux particuliers et à les accabler d’exactions et d’impôts inouïs qui remplirent l’Empire de cris de douleur et de sanglots. Les récalcitrants étaient affreusement malmenés et incarcérés. Sa mort fut considérée comme une immense délivrance ». — Témoignage également important, l’écrivain anonyme qui a écrit la seconde partie du Traité du Strategicon auquel j’ai fait de si fréquents emprunts, parlant du s’adressa, s’exprime en ces termes: « il eut pour successeur Monomaque, qui ruina et perdit l’Empire romain ». Ce fut bien là, je le crois, le véritable jugement des contemporains.

Sur toutes les espèces frappées à son nom, Constantin Monomaque est représenté avec une barbe plus ou moins forte. Comme le dit M. Bréhier, les monnaies viennent confirmer les détails donnés par Psellos et semblent refléter les altérations que la maladie et la vieillesse avaient apportées aux traits du basileus. C’est d’abord un sou d’or qui date probablement du début de son règne et sur lequel Monomaque est représenté sous les traits d’un homme jeune à la figure fine. La longue barbe et les cheveux longs sous la couronne à pendeloques lui donnent un air d’élégance que rehaussent le diadème crucigère et le riche vêtement à grands carreaux brodés. Sur les autres sous d’or, au contraire, la face est large, les traits beaucoup plus accentués; ce n’est plus un homme jeune; c’est presque un vieillard, et il est permis de supposer que l’explication de ce changement doit se trouver dans la terrible maladie qui bouleversa sa constitution.[32] Les mêmes traits, la même magnificence de costume se retrouvent dans le portrait du basileus qui figure avec ceux des basilissæ Zoé et Théodora sur la célèbre et splendide couronne, dite de Constantin Monomaque, conservée au Musée National de Pesth. Les neuf plaques d’or émaillé qui la constituent ont été découvertes en 1860 en Hongrie. J’en ai donné un essai de restitution dans mon volume sur Nicéphore Phocas. Elle a dû être envoyée en présent par Constantin IX à André, roi de Hongrie, souverain contemporain des années 1042 à 1050, seule époque à laquelle on puisse, en raison de la présence simultanée des effigies des deux impératrices, fixer la date de fabrication de ce magnifique monument dont l’émail brille encore des plus vives couleurs. Nous ne possédons pas d’autre portrait de Constantin IX.[33]

 

 

 



[1] Nous ne savons malheureusement pas un mot de plus sur cette ambassade et sur ces deux documents si intéressants. Henri III mourut le 5 octobre 1056 à Bodfeld dans le Hartz.

[2] Lettre de Pierre d’Antioche au patriarche de Venise (ou plutôt archevêque de Grado). La lettre au patriarche de Grado est écrite en 1054. Voyez encore dans le journal Brotskoje Slovo de Parole fraternelle), l’article intitulé: Un ancien exemple édifiant de patience à l’égard de dérogations au cérémonial ecclésiastique. La lettre de Pierre, patriarche d’Antioche, à Michel Kéroularios, patriarche de Constantinople (en russe).

[3] Quod tandem per te, carissime frater, videtur refloruisse sanctæ Antiocheus Ecclesiæ studium et sentire quod est sentiendum.

[4] Voir sa lettre à Michel Kéroularios.

[5] Il mourut en 1085.

[6] 1037-1060.

[7] Histoire du Languedoc de Dom Bouquet.

[8] Voyez dans Rhodius les circonstances assez particulières et irrégulières de cette nomination.

[9] Ce palais, situé entre le Grand Palais et l’église Sainte Sophie formait une sorte de vestibule que l’empereur traversait pour se rendre dans la Grande Eglise.

[10] D’après Du Cange ce monastère touchait aux murs de Sainte-Sophie et était situé en face même du Palais sur le Forum Augustéen. (Du Cange, Constantinopolis christiana).

[11] Pour cette histoire si dramatique du Schisme j’adopte l’opinion de M. Bréhier dont je transcris littéralement les pages les plus intéressantes. Pour cet historien, le patriarche de Constantinople fut le provocateur. Pour d’autres écrivains, la provocation vint de Rome au contraire et Kéroularios ne fit que son strict devoir en cherchant à s’opposer par tous les moyens aux tentatives de mainmise du pape de Rome sur les évêchés grecs de l’Italie méridionale, ce qui fut en somme l’origine véritable du conflit entre les deux Églises.

[12] Léon fut remplacé en 1056 par le moine Théodoulos, originaire d’Ikonion, higoumène du couvent de Saint Mokios à Constantinople, personnage d’une haute vertu. Sur ces deux archevêques d’Achrida de Bulgarie d’origine purement byzantine, Voyez Zachariæ v. Lingenthal.

[13] Première lettre à Pierre d’Antioche. Michel y parle de la science du pape défunt.

[14] Victor mourut déjà le 28 juillet 1057. Le 2 août de cette année, il eut pour successeur Étienne x.

[15] Il rappelle que l’Église d’Antioche est la sœur de l’Église romaine.

[16] Il s’agit d’Humbert.

[17] Dans le cours de cet été la peste et la grêle affligèrent de nouveau Constantinople et l’Empire. Beaucoup d’hommes et d’animaux périrent: les vivants ne suffisaient pas à enterrer les morts.

[18] Maranatha est un mot syriaque qui signifie « perditio in adventu Domini. »

[19] Annales Romaines, Duchesne.

[20] Jean de Bayon (dans Jean de Belhom).

[21] Selymvrya était environ à soixante dix kilomètres de Byzance sur le Propontide.

[22] Commemoratio brevis,: « porto vesanus Michael dolens suas non procedere insidias, concitavit imperatori seditionem vulgi maximam. »

[23] Commemoratio brevis: « Amicos et affines ipsius honoribus privatos a palatio eliminavit. »

[24] Ce synode fut tenu dans les galeries de Sainte-Sophie, réservées d’ordinaire aux femmes, mais qui étaient assez vastes pour contenir de grandes assemblées. Ce fut là également, d’après la vie d’Ignace, que fut tenu le huitième concile œcuménique où fut condamné Photius en 869.

[25] Dans les cinq chapitres suivants formant la seconde partie de son beau livre, M. Bréhier étudie successivement les causes du schisme: les querelles théologiques, la procession du Saint Esprit – les querelles liturgiques, les azymes, — les questions de discipline: la simonie, le mariage des prêtres, etc., — la hiérarchie: les diverses théories romaines, des Orientaux, de Kéroularios, sur les rapports entre le pape et le patriarche, — les causes politiques enfin.

[26] A l’époque du Schisme, le métropolite de Kiev était pour la première fois un Russe. Nestor raconte qu’après la mort du métropolite Théopemptos en 1047, Iaroslav laissa sa dignité vacante pendant quatre ans. En 1051, les évêques se réunirent pour lui donner un successeur et leur choix tomba sur un moine d’origine russe: Hilarion. Ce serait conclure trop vite que de voir dans cette élection une première tentative de l’Eglise russe pour se rendre indépendante de Byzance. Les successeurs d’Hilarion furent, en effet, des Grecs, et quels qu’aient été les rapports politiques entre les princes russes et les basileis byzantins, l’Église russe vécut longtemps encore en bonne harmonie avec les patriarches de Constantinople. Sous le pontificat même d’Hilarion la règle monastique de saint Basile s’introduisit en Russie. Elle y fut apportée en 1051 par un Russe nommé Antoine, qui était allé en pèlerinage au mont Athos. L’higoumène lui enseigna toutes les règles de la vie monastique, mais ne l’engagea pas à rester sur la Sainte Montagne. « Retourne en Russie, lui dit-il; avec toi sera la bénédiction de la Sainte Montagne: de toi sortira une foule de religieux. » Ces paroles nous montrent de quel esprit de propagande était alors animé le clergé grec. Antoine revint, en effet, à Kiev et, après avoir habité longtemps un ermitage, fonda un monastère qui servir de modèle à tous les autres. La relation laissée par les légats nous apprend qu’au moment du Schisme, l’empereur Constantin IX reçut « de la cité des Russes un exemplaire authentique de l’excommunication » lancée contre Michel Kéroularios. Ce fait prouve seulement que les légats avaient répandu dans tout l’Orient la charte qu’ils avaient déposée sur l’autel de Sainte-Sophie.

[27] Dans la péninsule du Balkan, par contre, la fondation d’un nouvel État de Serbie par Dobroslav ou Boïthslav, autour du plateau de Dioclée, eut pour résultat un recul de l’influence grecque. Le nouveau prince se mit en rapports avec le pape et obtint en 1045 que son état, soumis jusque-là à l’archevêque de Spalato, eut un archevêque spécial qui résiderait à Antivari et dont la juridiction s’étendrait sur toute la Serbie et la Bosnie. Plus tard, les historiens byzantins nous parlent de bons rapports entre le basileus Monomaque et le roi des Serbes qui reçut le titre de protospathaire (Zonaras), mais il est évident qu’au point de vue religieux ces régions échappèrent pour longtemps à l’influence grecque.

[28] Avant tout Pierre se défend en son nom et en celui des patriarches de mentionner le pape dans ses diptyques, mais, à ce sujet, il se donne le malin plaisir de convaincre Michel Kéroularios d’inexactitude. Entre le sixième synode et l’année 1054, en effet, il est clair que le nom du pape a été rétabli dans les diptyques des Églises d’Orient. Quand a-t-il été rayé depuis, Pierre d’Antioche ne le sait, mais il se souvient de l’avoir vu, quarante ans auparavant, mentionné dans les diptyques de l’Eglise de Constantinople sous le patriarche Sergios. Et avec une complaisance ironique, il rejette la faute sur le chartophylax ou secrétaire de Michel Kéroularios.

[29] Une des joies de« ce basileus à l’esprit enfantin était, nous raconte Psellos, de se dissimuler dans les bosquets pour épier les gens qui, en cherchant à cueillir les fruits dont le parc était rempli, mettaient sans s’en apercevoir les pieds dans cette piscine pleine d’eau jusqu’au ras du sol.

[30] Voyez sur ce monastère, un des plus beaux et des plus importants de Byzance, situé sur le rivage, en face de Chrysopolis, un peu au sud de la Pointe du Sérail actuelle.

[31] Cet écrivain accuse Monomaque de tous les crimes: au lieu de consacrer les revenus de l’État à augmenter la cavalerie, à l’exemple du bienheureux Basile, pour protéger les frontières, le basileus ne songe qu’à les dissiper avec des prostituées; insoucieux de la ruine de l’Empire, il en fait venir des provinces les plus éloignées et passe avec elles toutes ses journées; uniquement occupé de manger et de boire, il n’augmentait que la somme des excréments!

[32] Deux magnifiques pièces d’argent fort rares méritent une mention particulière. Sur l’une qui semble plutôt un jeton, Monomaque, constamment représenté en buste sur ses sous et demi-sous d’or, est figuré en pied avec le manteau impérial, portant l’épée cruel gère d’une main, le fourreau de l’autre. Au revers, la Vierge orante est représentée debout de face. La légende signifie: Reine (Despina) protège le pieux Monomaque. La seconde de ces monnaies, plus curieuse encore, porte au revers le buste de la fameuse Vierge des Blachernes et au droit la légende accoutumée: Théotokos, prête secours au despote Constantin Monomaque.

[33] Voyez dans Meyer le très curieux typikon délivré en 1045 par Constantin Monomaque pour le Mont Athos. — Voyez Sathas, la Diataxis de Michel Attaleiates.Voyez dans la Byzant. Zeitschr., le typikon délivré au monastère de l’Évergétès, fondé en l’an 1048 sons ce même basileus. Voyez sur les couvents du Latron à cette époque: Krumbacher Voyez dans Mortreuil la mention de deux Novelles perdues du basileus Constantin Monomaque, l’une fixant les droits des évêques sur la célébration des mariages dans leurs diocèses (Novelle citée dans une autre d’Alexis Comnène), l’autre au sujet des fonctions. Cette dernière Novelle est à comparer avec un passage de Michel Attaleiates.

Voyez encore cinq chrysobulles de Constantin Monomaque concernant les monastères de l’Athos dans Zachariæ, voyez la mention de plusieurs autres chrysobulles et actes toujours du même, dans Zachariæ v. Lingenthal, et dans Gédéon (sur les mariages prohibés).

Dans Miklosich et Müller, Acte et diplomata, tome IV, voyez un acte en date du mois d’août 1049 de Constantin « koubouklisios » et prêtre de la Grande Église. Voyez dans la même collection, cinq actes en date de février et juin 1045, mai 1046, juin 1048, décembre 1051, portant donations faites par le basileus Constantin Monomaque au couvent de Sainte-Marie « dicti Neamone », fondé sous son règne et achevé sous celui de Théodora, dans l’île de Chio. Au sujet de ces derniers chrysobulles, voyez Gédéon. Voyez la description et l’histoire curieuse de la fondation de ce monastère par J. Strzygowski dans Byz. Zeitschr. Voyez encore L. Bréhier, Un discours inédit de Psellos de voyante Dosithée et les moines de Chie, ses acolytes, l’émeute de Constantinople où l’on voyait les moines en armes mêlés à la foule, la description de la vie de Kéroularios dans son palais, ses rapports avec les aventuriers et les marchands d’orviétan, ses études d’alchimie, etc.). Les fondateurs du monastère de Chio furent trois ermites qui avaient connu Monomaque lors de son exil dans cette île!

Dans Trinchera, Syllabus græc. membran., voyez dix actes (actes XXXIII à XLII) en date des années 1042 à 1054 du règne de Constantin Monomaque, conservés presque tous aux Archives du Mont Cassin. Par le dernier de ces actes (acte XLII) en date du mois de mai 1054, acte conservé aux Archives de Naples, « Argyros, fils de Mélès, magistros, « vestis » et duc d’Italie, de Calabre, de Sicile et de Paphlagonie », confirme une donation en faveur du monastère de Saint-Nicolas de Monopoli.

Dans Capasso, Monum. ad neapol, ducatus hist. pertin. Naples, 1885, Voyez les actes 478 à 488, datés des années du règne de Constantin Monomaque. Ce fut cet empereur qui, le premier, conféra à l’ensemble des communautés religieuses de Pathos le nom depuis fameux de « Sainte Montagne ». Le moine Cosmas Tzintzilouki rédigea en 1046 un nouveau typikon pour cette agglom6ration monacale

Dans Beltrani, voyez les documents XV et XVI, datés des années 1053 et 1054 du règne de Monomaque, conservés aux Archives de la ville de Trani. Dans le Codex Bavensis, voyez les doc 21 à 24. Voyez les deux inscriptions 8.707 et 8.708 de Constantin Monomaque et Zoé en Lycie, de l’an 1043.

Voyez dans T. D. Neroutsès les noms des évêques d’Athènes entre les années 1025 et 1057. De même dans G. Constantinidès. —Voyez dans Hopf, la fondation vers 1054 de l’église de Saint Elie de Salonique, celles de divers monastères de l’Athos, Esphigmenou en 1034, Dochiation en 1037, Philotheou en 1046, les typika de la Sainte Montagne promulgués en 1046 par Monomaque, la fondation de l’église de Saint Nicodème à Athènes en 1045, etc., etc.