L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Deuxième partie

CHAPITRE IV

 

 

Ce fut dans la première moitié de cette même année 1001, au retour de cette brillante expédition, que la paix fut enfin conclue entre l'empire byzantin et le Khalife d'Egypte. Certainement ce grand événement sur lequel mais n'avons que fort, peu de détails et qui mettait fin à un état, de guerre presque incessant depuis l'arrivée des Fatimides en Egypte, fut une conséquence de l'heureuse campagne de notre basileus en Syrie en l’an 990. Les grands succès remportés par Basile qui durent, avoir par tout l'Orient, un retentissement immense, contribuèrent à décider le nouveau Khalife du Caire, cet esprit, malade si mobile, constamment agate, à proposer de lui-même au basileus ce qu'il s'était, refusé à accepter lors des avances faites par celui-ci en 998. Le choix qu’Al-Hakem fit d'un des parents chrétiens de sa femme pour être son ambassadeur à Constantinople avec pleins pouvoirs, en est la preuve certaine. Yahia, de qui nous tenons les quelques renseignements que nous possédons sur ces négociations si importantes,[1] raconte, en effet, que l'ambassadeur envoyé par le Khalife au basileus pour traiter d'un armistice d'abord, de la paix ensuite, fut ce patriarche Oreste de Jérusalem dont il a été question déjà, qui était parent de Hakem. Ce prélat, auteur distingué de vies de saints italiens fort intéressantes,[2] avait succédé dans cet illustre siège patriarcal de Jérusalem, antique siège de l'apôtre saint Jacques dont il devait être un des successeurs les plus éminents, au médecin Joseph.[3] Il exerçait ces hautes fonctions peut-être bien depuis le mois de janvier 986, certainement du moins depuis l'an 996 et avait été très en faveur sous le dernier Khalife. Lui et son frère Arsène, patriarche melkite, avaient à cette époque joui de la plus grande influence au Caire, parce qu'ils avaient pour sœur une épouse chrétienne d'Al Azis, laquelle avait avec eux abjuré le mahométisme. Ils se trouvaient donc être les oncles maternels de la princesse Sitt el-Mulk, fille de celle-ci et du défunt Khalife, sœur aînée du présent Khalife Al Hakem qui professait pour elle le plus grand respect.[4] De là leur fortune sous ce second règne. De là l'explication de ce fait étrange d'un patriarche de Jérusalem venant en ambassade auprès du successeur de Constantin de la part d'un des Khalifes sous le règne desquels les chrétiens furent le plus cruellement et le plus constamment persécutés. Dès les triomphes de Basile en Syrie on avait résolu au Caire de faire la paix avec lui, mais Yahia raconte que, dans le but de sauvegarder la dignité du Khalife, le patriarche ambassadeur ne se mit en route pour accomplir sa mission que lorsque le basileus et son armée eurent derechef quitté les pays de l'Islam et furent rentrés sur le territoire de l'empire. Avant de partir, Oreste fut reçu en audience par l'eunuque Bargawan en compagnie de celui des deux ambassadeurs du basileus qui avait été retenu au Caire depuis 998. Celui-ci devait s'en retourner à Constantinople avec l'envoyé du Khalife. Dans cette audience il fut dit à Oreste probablement par Bargawan au nom de Hakem: « Tout ce que tu régleras à Constantinople avec le basileus sera adopté et signé par notre souverain. » Puis, le tout-puissant eunuque, véritable maître de l'Egypte, remit aux deux ambassadeurs et à leur suite de la part du Khalife des vêtements d'honneur et d'autres plus riches présents dont nous ne savons malheureusement rien.

La date de cette audience solennelle à la suite de laquelle l'ambassade égyptienne si bizarrement présidée par ce prélat chrétien se mit en route pour Constantinople, peut être fixée aux premiers mois de l'an 998. Ceci prouverait bien que les succès de Basile en Syrie dans l'automne précédent furent la cause déterminante de cette démarche du Khalife. Nous pouvons être à ce point précis parce que nous savons que l'eunuque Bargawan, tombé en disgrâce, fut mis à mort dès le 4 avril de cet an 1000[5] par ordre du Khalife qui lui donna pour successeur son propre secrétaire et bras droit, le chrétien Faklid Ibn Ibrahim Ai-Rats. Donc cette audience de départ accordée par l'infortuné Bargawan à Oreste et à l'envoyé du basileus, dut avoir lieu au plus tard dans ce premier tiers de l'an 1000. Le départ de l'ambassade suivit certainement de près.

L'envoyé d'Egypte, arrivé dans la capitale du monde grec, n'y trouva point le basileus. Basile, qui avait brusquement quitté dans le courant de juin la Cilicie où il avait passé l'hiver avec son armée, était en ce moment en route pour les frontières de ses nouveaux Etats géorgiens. Oreste dut attendre son retour qui n'eut lieu, nous l'avons vu, qu'au commencement de l'an 1001. Ce fut seulement alors, vraisemblablement dans le cours du printemps ou au commencement de l'été, que fut enfin conclue par l'entremise du vénérable patriarche la paix si bienfaisante, si ardemment désirée, entre les deux grandes puissances orientales. Elle le fut sous la forme d'une trêve de dix années. Nous ne possédons aucune autre indication sur les conditions de cet arrangement capital qui inaugurait poulies deux empires dans ces immenses régions de l'Asie Mineure et de la Syrienne ère de paix succédant à tant d'années de misère profonde, de troubles atroces, de luttes sanglantes.[6]

Il eût été bien intéressant d'en savoir davantage au moins sur les circonstances matérielles de cette curieuse ambassade qui faisait représenter le chef des croyants, le grand Fatimide du Caire, par un des principaux prélats de l'Orient chrétien, par un patriarche de Jérusalem, la ville de toutes les gloires du Christianisme, la ville aussi, à cette époque surtout, de toutes les persécutions musulmanes. Cette fois encore on dut certainement procéder avant la signature de la trêve à un de ces vastes échanges de prisonniers qui rendaient en un jour la liberté à des milliers de captifs, esclaves parfois depuis des années. On échangeait groupes contre groupes en appareillant le mieux possible les divers lots.

On donna probablement de grandes fêtes au patriarche Oreste et à sa suite. On organisa certainement en leur honneur une de ces expositions publiques d'objets rares et précieux qu'on avait coutume de faire à Constantinople lors de la réception des ambassadeurs étrangers dans le Grand Palais ou dans toute autre demeure, impériale affectée à cette cérémonie. Ces objets consistaient surtout, eu pièces d'orfèvrerie et en riches étoiles. C'était la mode du temps, au détriment des statues, mémo des mosaïques qui étaient rares, surtout des peintures dont il n'est fait aucune mention à cette époque. Il y eut une exposition de ce genre lors de l'audience, accordée en 946 dans le Triclinion de la Magnaure par Constantin Porphyrogénète et son fils Romain, père de notre Basile, aux ambassadeurs sarrasins venus à Constantinople pour traiter de la paix et de l'échange des prisonniers,

Le Porphyrogénète nous a donné un compte rendu curieux de cette exposition.[7] Il serait impossible, sans tomber dans des redites, de rapporter ici le détail de tout ce qui avait été offert à l'admiration du public dans ce beau palais de la Magnaure et dans les différents portiques et triclinions par où devaient passer les ambassadeurs. Je me bornerai à résumer le plus brièvement possible les détails de cette portion de l'exposition installée dans la fameuse salle du Trône plus connue sous le nom de Chrysotriclinion ou Triclinion d'or. C'était, on le sait, une vaste et superbe salle bâtie sur un plan octogone dont chacun des pans était pénétré par une arcade qui donnait naissance à une demi coupole couronnant une pièce en hémicycle. On avait donc là huit absides rayonnant autour de la salle octogone. Les plus importantes pièces d'orfèvrerie et les plus riches vêtements impériaux avaient été placés dans le Chrysotriclinion et le lecteur aura, par la relation de cette partie de l'exposition, une idée de la prodigieuse richesse du trésor impérial.

Dans le portique de la salle on voyait les deux orgues d'or du basileus et les deux orgues d'argent des Factions du cirque. L'abside orientale, où se trouvait d'ordinaire le trône du basileus, portait suspendues à son grand arc trois magnifiques couronnes d'or émaillé soutenues par des colombes et du centre desquelles pendaient des croix: la première, en émail vert émeraude, appartenait aux Saints Apôtres; les deux autres, en émail bleu d'azur, étaient la propriété des églises de Sainte-Marie du Phare et de Saint Démétrius. Ces trois belles couronnes, ainsi placées dans la plus noble partie du Chrysotriclinion, étaient des ouvrages d'orfèvrerie sortis des mains mêmes du basileus Constantin Porphyrogénète.

A chacun des grands arcs des sept autres absides étaient suspendus, attachés à des chaînes d'argent, trois de ces grands lustres auxquels on donnait le nom de « polykandila ». Ils étaient d'argent, provenant également de Sainte-Marie du Phare. Ces trois grandes couronnes, ces vingt et un lustres, décorant ainsi la circonférence de la grande salle à coupole du Chrysotriclinion, devaient produire un effet magique.

Au fond de l'abside orientale était placé le Pentapyrgion, sorte d'armoire géante dont les portes ouvertes laissaient voir toutes les richesses qui y étaient renfermées. Dans les cases du milieu de la tour centrale et des tours de droite et de gauche, sur le devant, on avait suspendu d'excellents ouvrages en mosaïque, probablement des bijoux et des petits tableaux portatifs, tirés de l'église de Saint Démétrius et du trésor impérial, et en haut, sur les parois, les ceintures de mariage enrichies de pierres fines et de perles appartenant au même trésor. En bas, à droite, se trouvait le trône d'Arcadius, à gauche, celui de Constantin le Grand.

Dans la partie centrale du Chrysotriclinion, on avait disposé des deux côtés, à droite et à gauche, les autres trônes impériaux et les deux lits de repos du basileus tout en or, sur lesquels il se tenait à demi couché à la manière orientale. On avait aussi mis en place les deux thyrses d'argent qui soutenaient les portières de l'abside occidentale.

Constantin fait observer que la table d'or n'avait pas été exposée; c'était celle sans doute qui était d'ordinaire dressée dans le Chrysotriclinion lorsque le basileus recevait de grands personnages comme le patriarche le cinquième jour de la fête de Pâques. Elle n'était certainement pas toute en or, mais plutôt simplement recouverte d'une plaque d'argent doré. Nous devons ajouter pour ne rien omettre que le plus important des trônes, celui que Théophile avait fait faire et dont nous avons donné la description plus haut, ne faisait pas partie de l'exposition du Chrysotriclinion parce qu'il avait déjà été dressé dans la Magnaure où se faisait la réception proprement dite des envoyés sarrasins. L'orgue d'or de cet empereur y avait été aussi transporté.

Le pentapyrgion et les trois couronnes émaillées avec leur croix et leur colombe composaient donc l'exposition faite dans l'abside orientale. Celle des sept autres absides consistait en couronnes d'or tirées des différents oratoires ou chapelles du Palais impérial et en ouvrages d'or émaillé appartenant au trésor de l'empereur. Ces objets étaient alternativement disposés: à la suite d'une couronne venait une pièce d'orfèvrerie d'or émaillé, puis une couronne, puis un objet d'or émaillé et ainsi de suite.

L'abside occidentale où se trouvait l'entrée du Chrysotriclinion offrait en outre aux regards trois « missoria « d'or, vastes plats ou bassins pour les mets. On voyait encore dans une des absides un cerf d'or enrichi de perles qui appartenait à l'oratoire de Saint-Pierre. Enfin au grand « polykandilon » suspendu au centre de la salle on avait accroché différents bijoux des impératrices appartenant au trésor.

Dans la galerie supérieure qui faisait le tour de la salle, au-dessus des arcs des absides, on avait suspendu les grands « missoria » et les grands bassins de milieu de table, tous d'argent, enrichis de ciselures en relief; et au-dessus, dans les seize fenêtres de la coupole, les petits plateaux également d'argent ciselés de même; ils étaient au nombre de sept par fenêtre.

L'exposition de la salle comprenait encore de magnifiques tentures de draps d'or, divers vêtements impériaux, des étoffes de soie où on voyait des figures d'animaux.

Le cadeau que fit le basileus aux deux envoyés sarrasins après leur réception consista pour chacun d'eux en un bassin d'or enrichi de pierres précieuses et tout rempli de sous d'or.

Revenons au patriarche Oreste, artisan principal de cette trêve bénie qui remplit de joie les populations de l'empire en Asie. Yahia dit que le prélat ambassadeur demeura à Constantinople après la conclusion de sa mission et y vécut quatre ans encore, après quoi il mourut dans cette ville vers le mois de ramadhan de l'an 395 de l'Hégire, c'est-à-dire en juin ou en juillet de l'an 1005. Tel est le très bref récit de l'annaliste syrien. Les chroniqueurs occidentaux sont, par contre, pleins de légendes bizarres et sanglantes sur le compte de ce personnage. Ils rapportent entre autres qu'il fut privé de la vue et horriblement torturé par ordre du dément Khalife Hakem son neveu lors de la destruction de l'église de la Résurrection à Jérusalem en 1010, puis conduit au Caire, enfin décapité. La gloire de ce prétendu martyre pénétra jusqu'en Occident où l'Eglise fête aujourd'hui encore saint Oreste en un jour de mai. Il est en tous cas curieux de constater que Yahia affirme à trois reprises que celui-ci mourut à Constantinople. Comme le dit fort bien le baron V. de Rosen, nous n'avons aucune raison de suspecter la parfaite véracité de cette assertion d'un chroniqueur contemporain si remarquablement véridique et si précis.[8]

A partir de cette date de l'an 1001 jusqu'à la fin du règne de Basile II nos renseignements deviennent s'il est possible encore plus clairsemés. On pourrait citer telle année entière pour laquelle les sources font de toutes parts presque complètement défaut. Déjà pour la période immédiatement précédente je n'ai pu raconter que quelques faits de guerre-: campagne de Basile en Syrie, expédition de Basile en Géorgie. De ce qui se passait durant ce temps au Palais Sacré, dans la capitale, dans tout le reste de l'empire, nous ne savons rien absolument! Telle est l'inexprimable pauvreté des sources pour toutes ces années voisines des débuts du xie siècle!

Nous savons seulement que le patriarche de Constantinople, Sisinnios II, étant mort en l'année 998 ou 999,[9] après deux ans et demi de pontificat, eut pour successeur le moine Sergios, de la famille du célèbre patriarche Photios. Ce Sergios portait, je l'ai dit, le surnom de Manuélite, parce qu'il était higoumène du monastère de Manuel, aujourd'hui la mosquée Képhili,[10] fondé par Photios. Bien des années auparavant, en 956 déjà, le basileus Romain Lécapène, lors de la maladie mortelle du patriarche Théophylacte, avait voulu le remplacer par ce même Sergios, mais celui-ci avait décliné cet honneur et lui-même désigné le moine eunuque Polyeucte comme bien plus digne de cette haute charge. Maintenant Sergios, second patriarche de ce nom, arrivait à la suprême dignité de l'église orthodoxe dans un âge déjà fort avancé. Ce que nous savons de lui est bien peu de chose. Il nous est représenté comme un prélat riche en vertus, de haute science, de modestie profonde, d'humilité parfaite, au parler plein de douceur, inébranlable dans ses principes comme dans la ligne de conduite qu'il s'était une fois tracée. Il devait occuper dix-neuf à vingt ans le trône patriarcal.

Dans un Synode réuni par lui à Constantinople il fit confirmer les dispositions prises par son prédécesseur Photios contre « les nouveautés latines » et fit rayer des saints diptyques le nom du pape de Rome Christophore.[11]

Tout-puissant du côté de l'Arménie et de la Géorgie, tranquille du côté de la Syrie, en paix avec le Fatimide du Caire, ce basileus ignorant de tout repos se retourna incontinent vers la Bulgarie. La guerre qui, vraisemblablement, n'avait jamais cessé sur cette frontière, reprit avec une fureur nouvelle comme si pas une des années de ce règne belliqueux ne devait s'écouler sans qu'on vît en ces parages le vaillant basileus combattre à-la tête de ses armées les ennemis de l'empire.

Pour cette nouvelle période de cette guerre interminable, nous sommes, comme toujours, misérablement renseignés. Skylitzès, Cédrénus et Zonaras racontent bien quelques faits, mentionnent quelques combats, mais aucun lien, aucune indication chronologique ne relient ces divers récits. Nous ignorons le plus souvent s'il faut placer ces événements à telle date plutôt que dix ou vingt ans plus tard.

Seule la publication par le baron V. de Rosen d'une portion de la chronique presque contemporaine de Yahia est venue tout récemment nous fournir quelques points de repère infiniment peu nombreux mais du moins infiniment précieux.

« Après avoir signé la trêve de dix années avec le Khalife d'Egypte, dit ce chroniqueur,[12] le basileus retourna en Bulgarie pour y poursuivre la guerre et y demeura de nouveau quatre années. » C'est par cet unique passage que nous savons aujourd’hui que Basile fit en Bulgarie ce nouveau long séjour et cette seule indication constitue bien la prouve la plus éclatante de la gravité de cette guerre soutenue par Basile avec toutes les forces de l'empire contre l'indomptable Samuel. La paix avec le Khalife avant été signée probablement dès le printemps de l'an 1001, dès le retour de Basile de Géorgie, le basileus dut vraisemblablement retourner aux champs de bataille de Bulgarie encore dans le courant de l'été de cette année.

Dès le milieu de l'an 1001, la guerre contre le tsar Samuel reprit certes avec plus de violence que jamais: mais à aucun moment, je le répète, cette lutte de géants n'avait cessé de demeurer pour le basileus la préoccupation capitale du règne. Ce prince avisé comprenait clairement que jamais son vaste empire ne jouirait de quelque sécurité tant que la puissance sauvage, quasi révolutionnaire, du fils du « Comitopoule » n'aurait pas été définitivement abattue. Plus loin, quand nous parlerons des relations du Palais Sacré avec Venise, nous verrons le basileus prendre toutes les mesures nécessaires pour se concilier en la personne du doge Pierre Orseolo, sur les derrières du royaume bulgare, un allié et un défenseur de ses sujets dalmates.

Donc en l'an 1001, après la signature de la trêve de dix années avec le Khalife dEgypte, trêve qui le délivrait momentanément de presque tout souci du coté des frontières méridionales de l'empire, probablement dans le courant de l'été, Basile reprit la route de la Bulgarie où Yahia nous dit qu'il demeura à nouveau quatre années, par conséquent jusque dans le courant de l'an 1005!

Aucun historien, aucun annaliste, je le répète, n'a raconté en détail cette période de la guerre bulgare, pas plus du reste que les autres portions de ce long drame militaire; seulement Skylitzès et, après lui, Cédrénus et Zonaras, nous fournissent sur ces événements un certain nombre de récits ou d'indications non datées dont nous pouvons rattacher quelques-unes à ces premières années du xie siècle. Quant à Yahia, après avoir dit qu'à la suite de la signature de la trêve avec le Khalife, Basile retourna guerroyer durant quatre ans en Bulgarie, l'historien antiochitain ajoute ces mots: « Et Basile remporta sur les Bulgares une victoire complète, tuant ou réduisant en captivité une foule d'entre eux, et leur roi le « Comitopoule » prit la fuite devant lui, et il s'empara de beaucoup de leurs forteresses détruisant un grand nombre d'entre elles, conservant pour lui les autres. « Ce dernier membre de phrase, dit fort bien le baron V. de Rosen, n'est certainement qu'un cliché destiné à remplacer l'énumération desdites places fortes qui devait figurer dans la source à laquelle a puisé Yahia.[13] »

Skylitzès raconte en quelques mots[14] un premier fait de guerre qu'il faut très vraisemblablement rapporter à cette période de la guerre bulgare, probablement à l'année 1001.[15] « Le basileus, dit-il, partit de Philippopolis pour envahir la Bulgarie, confiant la garde de cette forte place au patrice Théodorokanos. Après avoir pris et démantelé beaucoup de châteaux aux environs de Triaditza, il s'en retourna à Mosynopolis. » Voici comment je comprends cette expédition. De Philippopolis, son point de concentration, l'armée, par la route classique des défilés de la porte Trajane, dut gagner la vaste plaine encaissée de Triaditza, la Sofia actuelle. Une fois de plus les soldats byzantins s'emparèrent de nombreux châteaux dans cette région; probablement aussi ils y firent de nombreux prisonniers. Puis, tournant à l'est la masse énorme du mont Vilosch, l'armée gagna la longue vallée du Strymon qu'elle descendit lentement pour aller de là prendre, toujours dans la direction de l'est, ses quartiers à Mosynopolis sur le bas cours du Mestos, le Kara-Sou d'aujourd'hui.[16]

Immédiatement après ce récit, Skylitzès mentionne une nouvelle campagne de Bulgarie, campagne qu'il date de l'an du monde 6508, Indiction 13, ce qui correspondrait à l'an 1000. Mais, grâce à Yahia, nous savons maintenant qu'en cette année 1000, le basileus et ses troupes se trouvaient encore au fond de l'Asie. Très probablement il faut, reporter cette nouvelle expédition à l'an 1002.[17] Voici le récit du chroniqueur byzantin:[18] « Basile (probablement de ses quartiers de Mosynopolis où l'armée avait dû passer l'hiver) envoya un corps de troupes considérable sous la conduite du même patrice Théodorokanos et du protospathaire Nicéphore Xiphias attaquer les châteaux bulgares au delà de l'Hajmus. Cette armée s'empara des deux Péreïaslavets,[19] la Petite et la Grande,[20] ainsi que de Pliskova, puis le basileus rentra chargé de trophées sur le territoire, de l'empire. »

Cette nouvelle expédition en Bulgarie est facile à comprendre. Le but du basileus était cette fois de reprendre à l'ennemi la vallée du Danube, plus exactement la grande plaine de la Bulgarie danubienne proprement dite ou vieille Bulgarie située entre ce fleuve et le versant nord du grand Balkan, celle que Jean Tzimiscès avait une première fois reconquise après ses grandes victoires sur Sviatoslav. Depuis, ces riches territoires, couverts de villes fortes, de villages, de cultures, avaient vraisemblablement été repris par les soldats du « Comitopoule » lors de la grande détresse de l'empire à l'époque de la sédition de Bardas Phocas. Cette fois l'armée impériale, commandée par Théodorokanos et par Xiphias, en fit à nouveau la conquête, pas tout à fait complète cependant puisque la forteresse de Widdin par exemple ne fut enlevée que bien plus tard aux Bulgares.[21] Le bref récit, des Byzantins ne cite nominativement comme ayant été reprises par les impériaux que trois des principales places de cette région.

Une d'elles, la grande Péréïaslavets, déjà si souvent, citée dans cette histoire, était une des capitales du vieil empire bulgare. Il est probable que bien d'autres forteresses de la vallée du Danube tombèrent à ce moment aux mains des lieutenants de Basile. Ainsi nous verrons par Skylitzès que Dorystolon, la Silistrie de nos jours, cette forteresse fameuse des guerres de Jean Tzimiscès, se trouvait en 1016 aux mains des Grecs sans que ce chroniqueur se soit donné la peine de nous dire à quelle date ils l'avaient reprise. Peut-être fut-elle reconquise en même temps que les deux Péréïaslavets et les autres places fortes de la Bulgarie danubienne dans cette expédition de l’an 1002 conduite par Théodorokanos et Xiphias, peut-être bien seulement dans une des expéditions des années suivantes.

La perte définitive de cette riche province avec toutes ces places de premier rang, constituait un échec très grave pour la puissance du tsar Samuel qui se trouvait ainsi rejeté tout à fait dans l'ouest de la péninsule des Balkans, enveloppé maintenant du côté de l'est comme du sud par les possessions byzantines.

Bientôt même cette lutte désespérée allait se concentrer dans les montagneuses régions qui formaient le centre, comme le nœud de la nouvelle monarchie bulgare à l'ouest du Balkan proprement dit et des monts Rhodope, dans la vieille province de Haute Macédoine.

Dans ces récits malheureusement si brefs de Skylitzès et de Cédrénus sur cette troisième campagne de l'an 1001 à l'an 1005 on voit cependant se dessiner très nettement le système de temporisation adopté par ce basileus patient, opiniâtre entre tous. Basile ne tente pas l'œuvre impossible d'abattre en une fois l'infortuné souverain des Bulgares; il cherche à lui porter des coups successifs qui vont l'affaiblissant un peu davantage chaque jour. De même le bûcheron, avant de s'en prendre au tronc du chêne qu'il veut jeter à terre, commence par le dépouiller de ses branches. C'est pourquoi nous voyons Basile, uniquement absorbé par cette tâche immense, passer des années entières en Bulgarie ou sur la frontière, prenant ville après ville, forteresse après forteresse.

Nouvelle expédition dans le cours de l'année suivante 1003, nouveaux coups portés à l'édifice si péniblement élevé par Samuel, nouveaux progrès du patient basileus et de ses non moins patients bataillons. « L'année suivante, poursuit Skylitzès,[22] le basileus repartit de Salonique pour marcher à nouveau contre les Bulgares. » Cette fois Basile attaquait le tsar Samuel par la frontière méridionale de son empire, comme il l'avait l'an d'auparavant atteint sur son flanc oriental.

Le principal succès des Byzantins dans cette expédition fut la reprise de la place de Berrhoea,[23] la Verria d'aujourd'hui, sur la rivière Haliacmon,[24] cette forteresse si importante située à l'ouest et quelque peu au sud de Salonique, qui était, on se le l'appelle, tombée aux mains des Bulgares dans des circonstances si tragiques en cette douloureuse année 989, la plus douloureuse de ce long règne. On se rappelle que la conquête de cette ville par les troupes du « Comitopoule » avait été considérée comme une catastrophe nationale, et que l'historien contemporain Léon Diacre n'avait pas hésité à voir dans l'apparition de la fameuse aurore boréale du mois d'octobre de cette année l'annonce de diverses calamités affreuses parmi lesquelles celle-ci était citée par lui en première ligne.

Berrhœa ou Béroé était d'une grande importance pour la défense de Salonique et aussi de la Thessalie. Il suffit pour s'en rendre compte de jeter les yeux sur la carte. Cette place commandait en effet les communications de cette seconde capitale de l'empire et celles de la vieille voie Egnatienne, la grande voie militaire de ces parages, avec toutes les provinces méridionales de la Thessalie et de l'Hellade. Seule la rentrée définitive des troupes impériales dans cette forteresse puissante permit à Basile d'empêcher dorénavant toute nouvelle incursion des Bulgares dans les thèmes du sud qui se trouvèrent du coup délivrés des constantes menaces de ces invasions terribles. Cette conquête nouvelle, en resserrant d'autant autour des provinces bulgares encore indépendantes le cercle de fer patiemment forgé par le basileus, vint parachever de ce côté les résultats obtenus sept ans auparavant par la grande victoire de Nicéphore Ouranos sur le Sperchios.

Le récit que nous ont laissé les Byzantins de cet événement capital est fort bref. « Le commandant bulgare de Berrhœa, Dobromir, disent seulement Skylitzès, Cédrénus et aussi Zonaras, vint à la rencontre du basileus lui faire sa soumission, et lui livrer sa ville. » En récompense le chef vaincu fut élevé à cette dignité d'anthypatos qui correspondait à celle des vieux proconsuls romains, mais qui, bien déchue de son antique splendeur, n'était plus maintenant qu'un degré de l'infinie hiérarchie palatine à Byzance.[25]

La prise de Berrhœa dut causer par tout l'empire une joie extraordinaire. C'était une place très forte. Son origine remontait aux âges mythologiques. C'est maintenant une ville de vingt mille âmes située sur un plateau à l'extrémité du mont Doxa, l'ancien Bermios, couvert de forêts. Une grande partie de l'enceinte formidable élevée au xive siècle par le krahl de Serbie, des débris de l'enceinte byzantine plus ancienne qui vit peut-être les luttes des soldats de Samuel et de Basile II, des débris enfin des remparts antiques forment à cette cité déchue une ceinture aujourd'hui beaucoup trop étendue. Tout le sol est jonché de ruines.

Dans cette même campagne l'armée impériale remporta un autre succès éclatant. Comme elle était venue après la prise de Berrhœa, remontant probablement vers le sud-est la haute vallée de l'Haliacmon, mettre le siège devant une autre des plus fortes places de cette région, Servia, elle y rencontra, raconte Skylitzès, une résistance formidable de la part de la garnison bulgare et de son chef Nicolas, surnommé Nikolitzès ou « le petit Nicolas » à cause de sa taille exiguë. Cet énergique partisan, un des plus audacieux parmi les lieutenants de Samuel, était, nous l'avons vu, comme Démétrius Polémarkos, le parent par alliance[26] de Kékauménos, cet aïeul de l'auteur anonyme des Conseils et récits d’un grand seigneur byzantin, auquel le basileus Basile, dans les débuts de la guerre bulgare, avait confié le poste si important de stratigos du thème de Hellade.

Lors de la prise de Larissa de Thessalie en 986 par Samuel on se rappelle que toute la population valide de cette ville avait été transportée captive dans l'intérieur de la Bulgarie, sauf toutefois la seule famille de ce Nikolitzès qui avait conservé sa liberté tout en passant de même en Bulgarie.[27] L'auteur anonyme auquel nous devons la mention de cette curieuse exception a négligé de nous en indiquer le motif. Probablement cette famille de l'aristocratie thessalienne avait témoigné dès le début de la guerre de son dévouement à la cause bulgare. Dans un autre chapitre du même récit anonyme[28] nous apprenons encore qu'un autre Nikolitzès ou Nikoulitza, le père certainement de celui dont il est ici question, avait été lui aussi duc ou stratigos impérial de Hellade et qu'il l'était encore en l'an 980. Nous avons vu qu'il avait été précisément remplacé vers cette époque par Kékauménos. Son fils, devenu à la suite de la prise de Larissa, le partisan dévoué du tsar Samuel, avait été chargé par celui-ci de la défense de cette place de Servia si importante que les Bulgares n'avaient pas cessé d'occuper, semble-t-il, depuis le jour où ils s'en étaient emparés par stratagème, probablement en même temps qu'ils avaient pris Larissa et les autres places de cette région.

Servia, aujourd'hui Selvidze, sur la frontière de la Macédoine et de la Thessalie, est bâtie à l'entrée même du fameux défilé de Portaes ou Sarandaperos « les quarante gués », qui conduit d'une de ces provinces dans l'autre. La route qui suit ce défilé traverse forcément cette ville sise dans le site le plus sauvage, flanquée de deux grandes files de hautes roches taillées en aiguilles qui semblent garder ses approches du côté de la vallée de l'Haliacmon. Ses édifices ainsi encadrés présentent le plus beau et le plus étrange spectacle. Son importance était extrême à cette époque des environs de l'an 1000 à cause de cette situation à la frontière même de la Macédoine bulgare, gardant la route qui conduisait en Thessalie et aux autres régions du thème de Hellade. Les Byzantins, depuis que la fortune semblait leur revenir, avaient le plus grand intérêt à s'emparer de cette position merveilleuse pour barrer la route à de nouvelles invasions bulgares vers ces fertiles et riches thèmes du Sud. Servia, fondée par des Serbes colonisés en ce lieu par Héraclius, était dès longtemps à cette époque une place très forte, presque inexpugnable. Après qu'elle eut été prise par les troupes de Basile, ainsi que je vais le raconter, ses murailles furent plus d'une fois encore relevées. En 1257 son kastron fut reconstruit. Plus tard les Turcs, comprenant son importance, s'y établirent en nombre. C'est aujourd'hui encore la localité la plus turque de la région, comprenant cinq cents maisons de cette nation pour quelques maisons grecques et valaques seulement. On n'y aperçoit pas de restes antiques, mais une foule de ruines de l'époque byzantine, édifices religieux ou militaires.

Les remparts d'aujourd'hui sont encore disposés de façon que la route du défilé longeant le flanc de la hauteur passe nécessairement dans l'enceinte fortifiée. Elle en sortait jadis par une large porte dont les piliers sont encore en place. De là ce nom de défilé de Portaes.

La résistance opposée par Nikolitzès semble, au dire de Skylitzès, avoir été énergique au delà de toute expression. Enfin les Byzantins l'emportèrent. Comme toujours Basile se montra fin politique, aussi clément que le comportaient les mœurs guerrières si effroyablement dures du temps. La population bulgare de Servia fut transportée sur un autre point du territoire de l'empire. Une forte garnison byzantine fut laissée dans la forteresse reconquise. Puis le basileus reprit la route de la capitale emmenant avec lui le chef Nikolitzès. Basile était en droit de châtier cruellement ce personnage qui jadis, lors de la prise de Larissa, avait si effrontément trahi sa cause. Il préféra tenter de se l'attacher en lui accordant sa faveur et le créa patrice.

Le basileus avait compté sans l'âme indépendante du farouche et libre archonte; Skylitzès raconte que Nikolitzès, étant d'humeur infidèle, n'eut rien de plus pressé que de prendre la clé des champs. Trahissant le basileus une fois de plus, il se sauva furtivement auprès du tsar Samuel et tous deux ensemble vinrent aussitôt remettre le siège devant Servia, à peine reconquise par les Grecs. Mais Basile n'était pas moins prompt à la riposte. A marches forcées lui et l'armée impériale reparurent dans la vallée de l'Haliacmon. Les Bulgares furent forcés de lever le siège tout récemment entrepris et de s'enfuir précipitamment.

Les aventures de Nikolitzès ne devaient pas en rester là. Plus tard il eut la malchance de tomber dans une embuscade byzantine. Il fut conduit enchaîné au basileus qui l'expédia sous bonne escorte aux prisons de Constantinople. Nous retrouverons cette figure énergique à d'autres pages de cette histoire agitée.[29]

De Servia, par le défilé fameux du même nom, le basileus passa en Thessalie. Il fallut procéder à la prise de possession régulière de cette fertile province, un des greniers de l'empire. Quelques places fortes, quelques châteaux étaient encore occupés par les Bulgares. Le basileus les assiégea successivement et les prit. Il est probable qu'atterrées par la chute définitive de Servia et la déroute de l'armée royale, les garnisons bulgares ne firent guère de résistance et se rendirent sans conditions. Le basileus, fidèle aux coutumes traditionnelles de la politique byzantine, les envoya coloniser le riche territoire de Voléros sur les deux rives de la Maritza, l'Hèbre antique, vers l'embouchure de ce fleuve dans la mer Egée.[30] Elles furent remplacées dans les forteresses thessaliennes reconquises par des troupes impériales. On releva les remparts que les Bulgares avaient détruits.

Puis le basileus, repassant en Macédoine par cette même route de Servia, franchissant l'Haliacmon, et se dirigeant vers le nord probablement par Kozam,[31] la vallée de Nalkankioj et la rive orientale du lac d'Ostrovo, s'avança par une pointe hardie jusqu'à Vodhéna,[32] l'ancienne Edesse de Macédoine. Cette autre puissante forteresse, à laquelle on parvient d'Ostrovo par la fraîche et charmante vallée de la Vrystitza, s'élève sur le bord d'un haut plateau rocheux coupé à pic sur trois de ses côtés, adossé du quatrième au contrefort de deux hautes montagnes. Au pied de cet immense rocher coulent les eaux sortant du lac d'Ostrovo. La ville prend son nom de l'abondance de celles-ci[33] qui, jaillissant des deux montagnes, se précipitent à l'extrémité du plateau par cinq grandes cascades dans le ravin qui le borde. Rien n'égale le charme admirable de cette situation unique. De ce plateau la vue est splendide jusqu'à Salonique et son golfe. Edesse fut la première capitale de la Macédoine et de toute antiquité une des trois principales cités de cette contrée, probablement la même ville que l'antique Aigées qui contenait les tombeaux de ses rois. C'est là que Philippe fut assassiné par Pausanias en l'an 336 av. J.-C. Aujourd'hui Vodhéna est un chef-lieu de moudirlik qui compte environ douze mille habitants turcs et bulgares et douze cents maisons. Sa situation sur l'ancienne Via Egnatia commandant la route de Salonique a toujours été fort importante. Skylitzès dit seulement que la garnison bulgare ayant refusé de se rendre, le basileus assiégea la ville et la prit. Les vaincus allèrent rejoindre à Voléros les autres troupes bulgares faites prisonnières dans cette campagne. Un fort détachement grec fut laissé à Vodhéna. Puis l'empereur et l'armée, par Ienidjé Vardar ou Ianica, allèrent goûter à Salonique un repos bien acquis,

Draxan, le commandant bulgare de Vodhéna, homme de guerre consommé, obtint du basileus la permission de vivre à Salonique. Basile, toujours prompt à l'indulgence pour le courage malheureux, le maria, raconte Skylitzès, à la fille du chef des péribataires de l'église de Saint Démétrius, l'Athlophore, ainsi qu'on désignait, d'habitude le glorieux mégalomartyr patron de cette cité.[34] Cette épouse grecque donna deux enfants à Draxan. Plus tard, ressaisi, lui aussi, par cet amour sauvage de la vie libre qui semble avoir été la caractéristique de tous ces guerriers bulgares, il s'enfuit, abandonnant probablement sa nouvelle famille. Lui aussi fut repris. Il eut encore deux enfants de sa femme, puis, incorrigible, se sauva derechef dans sa chère Bulgarie. Une troisième fois on le ramena prisonnier. Cette fois le basileus exaspéré le fit empaler.

Les vastes plans de Basile s'accomplissaient lentement, péniblement, mais sûrement. Le réseau de fer dont il étreignait petit à petit le malheureux royaume bulgare se resserrait progressivement. L'an d'auparavant toute la vieille Bulgarie danubienne était retombée aux mains des troupes byzantines, cette fois non seulement la Thessalie se trouvait définitivement purgée des garnisons ennemies qui l'avaient opprimée jusqu'ici, définitivement protégée aussi contre toute incursion nouvelle, mais la Macédoine même était en partie reconquise et ses principales places fortes, Vurria et Vodhéna, vaincues par l'attaque impétueuse des impériaux, avaient vu rentrer dans leurs murs des garnisons byzantines. Maintenant la puissance hier encore si vaste de Samuel le « Comitopoule », complètement refoulée vers le nord-ouest, se trouvait acculée à ces sauvages et presque inaccessibles districts de la Haute Macédoine, dédale de hautes cimes aux forêts impénétrables, de profondes vallées, de plaines ceintes, de sommets géants qui s'étendent à l'ouest du Balkan et du Rhodope jusqu'au voisinage de l'Adriatique. Telles étaient la bravoure, l'indomptable énergie de ce peuple jeune, rude et fier, telle était la passion qu'il professait pour son indépendance, que cette dernière partie de la lutte devait durer quinze années encore avant que la nuque du dernier archonte bulgare eut ployé sous le pied pesant du basileus de Roum.

Basile II passa probablement cet hiver à Salonique. Le nouveau commandant de cette place depuis que Nicéphore Ouranos avait remplacé comme duc d'Antioche l'infortuné Damien Dalassénos tué dans la déroute d'Apamée, était le patrice David Arianitès. De même à Philippopolis le protospathaire Nicéphore Xiphias remplaçait définitivement Théodorokanos que, son grand âge avait obligé à la retraite.

Le récit de Skylitzès se poursuit comme toujours plein de lacunes. Le basileus Basile et ses admirables guerriers se montraient vraiment infatigables. L'année écoulée les avait vus aux champs de Thessalie et de Macédoine, prenant forteresse après forteresse. Cette nouvelle année[35] nous les retrouvons soudain à une immense distance, tout au nord de la péninsule, à l'extrémité orientale de la Bulgarie danubienne, assiégeant Widdin sur le Danube, cité médiévale sise non loin de l'antique Bononia romaine. Skylitzès, qui, comme toujours, est ici notre guide presque unique, nomme cette place Vidyni.[36] Les quelques mots que cet historien consacre à ce siège par les troupes de Basile sont l'unique preuve que nous possédions, je le crois, de l'existence à cette époque de cette forteresse dont l'histoire première est si ignorée.

Evidemment la conquête de la région danubienne n'avait pas été entièrement terminée dans la campagne de l'an 1002 et Basile avait décidé d'achever de ce côté l'investissement de la Bulgarie occidentale par une nouvelle expédition dont ce siège de Widdin paraît avoir été l'événement capital. Peut-être faut-il placer à ce même temps la prise par les Byzantins d'une autre place forte fameuse du Danube, Dorystolon ou Silistrie, illustrée trente-deux ans auparavant par le siège fameux de Jean Tzimiscès. De celle-ci nous savons seulement qu'en 1016 elle se trouvait entre leurs mains, sans que les chroniqueurs nous aient dit en quelle année leurs guerriers l'avaient reprise sur les Bulgares.

Widdin devait être à cette époque une forteresse bulgare beaucoup plus importante qu'on ne le supposerait de prime abord, car Skylitzès nous dit que le basileus l'assiégea huit mois durant. Probablement ce fut surtout un blocus. Probablement aussi, bien que Skylitzès n'en dise rien, la flotte impériale remontant le Danube prit part à l'investissement. Le basileus employa certainement une partie de cet arrêt forcé à réorganiser l'administration de ces provinces danubiennes reconquises. Widdin devint un évêché byzantin dépendant de la métropole de Dristra.[37]

Durant que l'armée campait ainsi sur la rive du grand fleuve sous les remparts de cette forteresse si dure à prendre, un incident aussi terrible qu'imprévu faillit une fois de plus tout remettre en question. Le tsar Samuel, à la tête d'un corps rapide, se lançant d'une course éperdue à travers les monts, franchissant probablement quelque défilé secondaire, quelque sentier mal gardé des monts Rhodope plutôt qu'un défilé plus connu comme celui de la Porte de Trajan qui devait être solidement occupé par les Byzantins, apparut subitement dans la grande plaine de la Thrace dégarnie de défenseurs. Une pointe d'une hardiesse excessive, dirigée au sud de Philippopolis, le mena jusqu'à Andrinople en plein vieux territoire de l'empire. La grande cité byzantine éperdue fut surprise sans défense par cette troupe sanguinaire, la nuit même de la fête de la Dormition de la Vierge, en pleine Panégyrie! C'était, paraît-il, la coutume dans cette capitale provinciale de fêter ce jour par des cérémonies religieuses nocturnes très solennelles.

Nous n'avons aucun détail sur ce drame affreux. Quelles scènes épouvantables! Ces partisans bulgares, les plus sauvages guerriers du monde, se ruant à grands cris, l'épée haute, par les rues de la ville sur cette population en fête, surprise sans défense, fuyant affolée. Les annalistes byzantins, comptant pour peu de chose ce sang répandu de tant de victimes innocentes, disent seulement que Samuel et ses soldats se retirèrent emportant un immense butin, naturellement aussi des centaines, peut-être des milliers de captifs. Cette diversion prodigieusement hardie en plein territoire de l'empire avait certainement pour but de forcer le basileus à lever le siège de Vidyni. Malheureusement pour Samuel, il s'y était pris trop tard et la forteresse danubienne avait déjà succombé quand Basile, rappelé par ces événements lamentables, se décida au retour. Le but de l'expédition sur le Danube demeurait atteint, et le hardi tsar bulgare dut évacuer en hâte Andrinople. Nous lisons dans le récit constamment si bref de Skylitzès que Basile, après avoir ordonné de réparer en hâte les murailles de Vidyni, reprit avec son armée intacte la route du sud. Mais il ne prit point le plus court chemin à travers la Bulgarie orientale reconquise. Bien au contraire, par Nissa et la haute vallée de la Morava probablement, il s'enfonça, avec son armée, au coeur même de la Bulgarie encore indépendante, prenant cette fois à revers du côté du nord la portion demeurée intacte des Etats de Samuel. Sur cette campagne à travers ce pays de montagnes densément boisées, abruptes, peuplées d'adversaires intrépides dépourvues de tous moyens de communication, sur cette expédition certainement aussi audacieuse que celles des plus audacieux capitaines célébrés par l'histoire mais qui, hélas, comme toutes celles de ce long règne, ne sortira probablement jamais de l'ombre où elle demeure enfouie, grâce à l'absence de tous documents, nous ne possédons exactement que quelques mots de Skylitzès. Ce chroniqueur nous dit uniquement que le basileus prit et démantela toutes les forteresses bulgares qu'il trouva sur sa route, probablement celles qui peuplaient les crêtes et les défilés de la vallée de la Haute Morava.

L'armée impériale arriva d'abord devant Skopia,[38] l'Uskub d'aujourd'hui, l'antique capitale de la Dardanie. C'est aujourd'hui un chef-lieu de vilayet, une ville industrieuse et animée de près de trente mille âmes dont les deux tiers musulmans, assise sur les deux rives du haut Vardar, l'Axios d'autrefois, à l'extrémité d'une plaine marécageuse terminée au sud par un grand lac peu profond de vingt-cinq kilomètres de superficie. Au centre de la ville on aperçoit encore les ruines d'un kastron byzantin où se trouve le konak du gouverneur. Uskub a de tout temps été une position militaire importante parce qu'elle commande l'entrée d'un défilé qui, par-dessus la chaîne de l'Orbélus, conduit de la Macédoine dans ces portions de la Bulgarie occidentale qui correspondent actuellement à l'Albanie et à la Serbie. Les Byzantins, qui arrivaient par le nord, trouvèrent campée sur la rive opposée du Vardar toute l'armée bulgare avec son tsar. Samuel était accouru à la rencontre des impériaux en ce lieu propice à la défense.

Il se passa exactement alors ce qui s'était passé huit années auparavant sur la frontière méridionale de la Thessalie, sur la rive du Sperchios. Les Bulgares téméraires et incorrigibles, se gardaient fort mal. De grosses pluies avaient démesurément enflé le cours du Vardar. Le tsar « Comitopoule », se croyant garanti contre toute attaque, estimant le passage de la rivière impossible, avait laissé prendre à ses troupes une attitude de défi insolent. Un soldat grec découvrit un gué et courut l'indiquer au basileus. Il y eut probablement un passage de nuit. Les Bulgares, complètement surpris cette fois encore, furent outrageusement battus et durent prendre la fuite sans même combattre. Samuel et les siens échappèrent avec peine abandonnant aux mains des impériaux le pavillon royal et le camp bulgare tout entier.

Après une aussi totale défaite, la ville de Skopia ne pouvait tenir longtemps. Skylitzès raconte ce fait étrange que le commandant de la place pour Samuel était précisément Romain, le fils survivant du dernier tsar bulgare Pierre, le frère de Boris jadis assassiné par erreur par ses propres sujets. C'était en somme le roi légitime de Bulgarie. On sait qu'il se nommait aussi Syméon en souvenir de son célèbre aïeul qui avait failli prendre Constantinople aux temps glorieux de la première monarchie bulgare. Depuis qu'il avait échappé à la demi-captivité du Palais Sacré, ce malheureux prince sans couronne avait accepté ce poste humiliant de gouverneur d'une des cités de son propre royaume pour le compte de celui qui l'avait dépouillé du trône de ses pères. Il ne devait guère, semble-t-il, porter dans son cœur Samuel le « Comitopoule », ce sujet devenu son maître. Quoi qu'il en soit, il rendit incontinent à l'empereur la ville dont on lui avait confié la garde. Le basileus lui fit grand accueil, le nomma en récompense de sa trahison patrice et aussi préposite ou chambellan et l'envoya en qualité de stratigos impérial commander en son nom dans la cité asiatique d'Abydos fort importante à cause des douanes fameuses qui s'y trouvaient établies. L'histoire ne parle plus de ce pauvre roi qui mourut peut-être dans la peau d'un fonctionnaire impérial provincial après avoir été fonctionnaire dans sa propre patrie bulgare.

De Skopia, le basileus et l'armée victorieuse, se dirigeant vers le nord-est au lieu de descendre directement la vallée du Vardar, s'en vinrent à Pernic, fort kastron, dans la vallée de la Strouma, l'ancien Strymon. Cette place était commandée par un chef bulgare devenu célèbre dans ces luttes interminables, nommé Krakras. Celui-ci se défendit comme un lion. L'empereur, dit Skylitzès,[39] perdit beaucoup de temps et de monde à ce siège. Reconnaissant enfin que la place était inexpugnable, que ni promesses, ni menaces n'auraient raison de son commandant, il se décida à s'en aller avec son armée à Philippopolis, d'où il regagna sa capitale. Ce retour, si l'on s'en rapporte aux dates fournies par Yahia, eut lieu tout au début de l'an 1005.

La prise de Skopia et des forteresses voisines parachevait la conquête de la basse et moyenne Macédoine. Plus que jamais la monarchie expirante de Samuel se trouvait refoulée dans le massif montagneux et sauvage qui fut la Haute Macédoine antique et qui est aujourd'hui encore une terre quasi ignorée. Plus que jamais ses fils se préparaient à lutter avec la dernière énergie dans ce réduit suprême, à sacrifier la dernière goutte de leur sang plutôt que de renoncer à leur indépendance chérie.[40]

Il est temps de dire ce qui se passait dans les thèmes byzantins d'Italie durant que le basileus et ses troupes vaillantes se ruaient ainsi chaque année nouvelle à l'assaut de la monarchie du tsar Samuel. Il nous faut remonter de ce côté plus de vingt années en arrière. La déroute de l'armée allemande à Stilo, la mort d'Othon II à la fin de l'année suivante 983, mort suivant de si près ce grand désastre, au moment même où l'héroïque jeune prince s'apprêtait à en tirer une éclatante vengeance avaient eu pour les affaires des Byzantins en Italie le plus heureux résultat. Certes, quel qu'ait pu être l'accord établi contre Othon entre l'empire d'Orient et les Sarrasins, cet accord avait cessé d'exister par le fait même de la mort de ce prince. Mais, d'une part, l'Allemagne, plongée dans les embarras d'une minorité attaquée de toutes parts, désolée par une terrible anarchie, ne pouvait plus de bien des années songer et de fait ne songea plus de longtemps à intervenir dans les affaires politiques de l'Italie du Sud; d'autre part la mort de l'héroïque émir de Sicile, Abou’l Kassem, empêchait aussi du moins pour quelque temps les Arabes de cette île de reprendre leurs déprédations habituelles sur les rivages des thèmes d'Apulie et de Calabre. Le champ demeura donc libre aux lieutenants des basileis en Apulie et en Calabre et les Byzantins, après avoir vu, à la suite de cette terrible journée de Stilo, disparaître à la fois vainqueurs et vaincus, purent en toute tranquillité réoccuper toute la Calabre, et avec un peu plus de peine toute la Pouille. Nous demeurons sans renseignements précis, mais nous pouvons affirmer qu'immédiatement après la mort d'Othon II les troupes byzantines rentrèrent plus ou moins pacifiquement en possession de toutes les villes d'Apulie qui avaient été occupées en 982 par les Allemands et qui étaient, depuis, demeurées en leur pouvoir malgré le désastre de Stilo. Ce retour offensif des Byzantins nous est à deux reprises affirmé par cette Chronique du protospathaire Lupus qui est notre principale bien que très insuffisante source de connaissances pour cette époque si particulièrement obscure de l'histoire des thèmes byzantins d'Italie. « En décembre de l'an 983, dit le protospathaire en son bref langage, le patrice Kalocyr Delphinas prit Ascoli. Le 11 juin de l'année suivante, les frères Serge et Théophylacte lui livrèrent Bari. »

Kalocyr Delphinas gouvernait, nous l'avons vu,[41] depuis 980 environ les thèmes italiens. Peut-être bien avait-il été dans ce poste élevé le successeur immédiat du magistros Nicéphore. Aussitôt après le désastre d'Othon II à Stilo, il s'était mis en mesure de reprendre aux Allemands les fortes places d'Apulie. Nous voyons qu'Ascoli se rendit à lui dans le mois même de la mort de l'empereur germanique. Probablement il n'y eut aucune lutte et la garnison, atterrée à l'ouïe de ce désastre, se retira purement et simplement et fut aussitôt remplacée par les Byzantins. Bari, capitale de la province, semble avoir offert plus de résistance. Si même Kalocyr Delphinas réussit à y restaurer l'autorité impériale dès le milieu de l'année suivante, c'est qu'il semble y avoir été aidé par quelque sédition populaire, quelque conspiration peut-être dirigée par ces deux frères Serge et Théophylacte, probablement les chefs du parti byzantin, qui, après avoir chassé la garnison allemande, auraient ouvert au patrice les portes de sa capitale.[42]

Quoi qu'il en soit, je le répète, la défaite, puis la mort d'Othon II eurent pour résultat de remettre les Byzantins en paisible et immédiate possession de tout ce qu'ils avaient perdu depuis peu en Longobardie comme en Calabre. L'échec même de ce puissant effort du jeune empereur germanique pour s'emparer du Midi de la Péninsule fournit au gouvernement de Basile II l'occasion de donner à sa domination en ces contrées plus de cohésion, aussi plus d'étendue, puisque celle-ci fut reportée à nouveau, d'une part, sur l'Adriatique jusqu'au cours du Tronto, de l'autre, sur la mer Tyrrhénienne jusqu'au golfe de Policastro. C'est à ce moment certainement que l'administration byzantine de ces deux thèmes s'organisa plus fortement sous l'autorité d'un chef militaire unique qui prit vers cette fin du dixième siècle le nom tout nouveau de « catépano » ou catépan et qui eut sa résidence à Bari. On a vu qu'un gouverneur du nom de Michel qui a signé un acte en 975 s'intitule déjà « catépano » dans ce document.[43] Je pense que ce fut le premier qui porta ce titre. Avant lui il y avait eu Nicéphore « décoré du titre de magistros que nul n'avait porté avant lui, que nul ne porta depuis[44] ». Et avant Nicéphore il ne semble y avoir eu que des « stratigoi » commandant isolément aux deux thèmes d'Apulie ou de Longobardie et de Calabre. Basile II et le parakimomène son premier ministre tenaient essentiellement à profiter de cette heureuse circonstance de la chute de l'influence allemande dans la Péninsule pour y relever et y réorganiser l'autorité impériale. Pour ce résultat aucune mesure ne leur parut plus propice que de réunir en une seule main le pouvoir suprême sur tout ce que l'empire possédait encore de territoires dans l'Italie méridionale. Probablement chacun des deux thèmes conserva son stratigos, mais tous deux furent subordonnés au « catépano », chef suprême résidant à Bari.

L'origine du titre bizarre donné à ce vice-roi, dit Fr. Lenormant,[45] titre dont les pouvoirs offrent la plus grande analogie avec ce qu'avait été celui des exarques, demeure fort douteuse. Beaucoup de philologues voient avec Du Cange dans « catapanos » une corruption de capitaneus, capetanos. Mais les contemporains, peut-être par un calembour plutôt que par une véritable étymologie, regardaient cette expression comme impliquant la plénitude de l'autorité civile et militaire dans les mêmes mains. C’est ainsi que l'expliquait quelques années plus tard Guillaume de la Pouille:

« Quod Catapan, Greci, nus juxta dicimus omne;

« Quisquis apud Danaos vice fungitur hujus honoris,

« Dispositor populi parat omne quod expedit illi,

« Et juxta quod quique dari decet, omne ministrat.[46]

Ces années donc qui suivirent la chute momentanée de l'influence allemande en Italie, furent, semble-t-il, bien que nous soyons à peu près dépourvus de tout renseignement contemporain, une époque de calme relatif. Mais la rapacité, la corruption, la faiblesse innée, des gouvernants impériaux n'en furent malheureusement pas modifiées pour cela. L'éloignement de la mère patrie et du gouvernement central était trop considérable. Aussi, depuis la retraite d'Othon II jusqu'à l'occupation normande définitive, ces malheureuses provinces continuèrent-elles à gémir comme, auparavant sous une terrible tyrannie administrative, faisant parfois d'impuissants efforts pour s'en affranchir, allant parfois dans leur désespoir jusqu'à appeler les Musulmans de Sicile à leur secours. Et pourtant, malgré tant de motifs graves de désaffection, l’hellénisation de ces provinces lointaines sous la double influence des fonctionnaires tout-puissants venus de Constantinople et du clergé orthodoxe si nombreux et si zélé, de tous ces moines basiliens surtout que nous avons vus si ardents à suivre les traces de saint Nil, le plus illustre d'entre eux, devint plus complète que jamais.

L'ennemi du Nord n'était plus à redouter pour l'heure. Même les princes longobards, terrifiés par la fin lamentable de leur protecteur Othon, ne demandaient qu'à entrer en composition. Du côté du Sud, la Sicile, affaiblie sous les obscurs successeurs du grand Abou'l Kassem, avait presque cessé pour l'instant d'expédier chaque année sur les terres impériales ses bandes de pillards. Il y eut même avec cette ère de sécurité relative comme une nouvelle floraison intellectuelle pour ces provinces si malheureuses-. Les couvents basiliens portèrent plus que jamais partout « la fleur mystique de la civilisation byzantine ».

« De l'état florissant des hautes études intellectuelles dans ces pieuses demeures des moines grecs en Italie, a fort bien dit Fr. Lenormant,[47] il n'est pas besoin d'autre preuve que la belle grécité des Vies de saints qui y furent composées dans ce temps, alors que tout était si barbare dans l'Orient latin, et que la façon dont leurs auteurs se montrent nourris de l'Ecriture, des Pères, et même des grands auteurs profanes. On ne faisait pas mieux à Constantinople. » Dans cette Vie même de saint Nil à laquelle j'ai fait déjà tant d'emprunts et qui est notre plus précieux document pour cette histoire, le biographe du saint, le bienheureux Barthélemy, vante parmi les mérites de Nil, son habileté comme copiste, le soin qu'il apportait à ce travail de la reproduction des manuscrits auquel il consacrait régulièrement trois heures par jour, et la beauté de son écriture.

« Le disciple suivait, sous ce rapport, les traditions de son maître, car la Vie du bienheureux Barthélemy raconte, à son tour, que celui-ci excellait dans le métier de copiste autant que dans la composition littéraire, et que nul de son temps ne savait transcrire un livre avec une correction plus parfaite. Les manuscrits grecs, exécutés en Calabre, sont, on le sait, nombreux dans les grandes bibliothèques de l'Europe, car dans les trois derniers siècles, profitant de la décadence et de l'abandon des monastères grecs de cette contrée, on suivit largement l'exemple que le cardinal Sirlet avait donné le premier, en les dépouillant de leurs trésors littéraires, dont presque rien n'est resté dans le pays. Montfaucon vante l'élégance et la correction habituelles de ces manuscrits calabrais. »

« Je n'ai jamais pu, continue Fr. Lenormant, lire sans émotion, un passage de la Vie de saint Fantin, un des plus grands higoumènes grecs de la Calabre, dans le xe siècle, celui-là même que l'illustre Nil, résolu à embrasser la vie religieuse, était allé trouver d'abord aux couvents de Mercure.[48] Eclairé comme d'une vue prophétique sur ce que devait être un jour la destinée de cette Eglise grecque de l'Italie méridionale alors si florissante et si lettrée malgré les maux sans nombre que faisaient peser sur elle les invasions des Sarrasins et les menaces des ennemis du Nord, il allait dans sa vieillesse de monastère en monastère, raconte son biographe, et partout versait d'abondantes larmes en pensant au temps où ces asiles de prière et de civilisation deviendraient des écuries d'ânes et de mulets, où toute tradition d'études serait interrompue, où les livres de leurs belles bibliothèques seraient dispersés, déchirés et jetés au feu. »

L'activité commerciale reprit certainement aussi à cette époque dans les thèmes italiens, et comme elle était presque uniquement dirigée vers Constantinople, Salonique et les ports du Péloponnèse, elle ne pouvait, elle aussi, que contribuer à l'expansion de la pure influence byzantine dans les cités maritimes de la Pouille et de la Calabre. Toutefois une distinction importante est à faire ici sur laquelle Fr. Lenormant a très heureusement insisté dans ses belles études sur la Grande Grèce. Je ne puis mieux faire que de reproduire encore ce passage de son livre. « Pendant toute la première partie du xie siècle, dit-il, en substance (et il aurait pu ajouter: durant toutes les dernières années du xe), sous l'administration des catépans, un contraste absolu s'observe, dans ce qui est de la nationalité, de la langue, des rapports avec le gouvernement impérial de Constantinople et de la façon dont il est accepté entre l'Apulie, d'une part, la Calabre et la Terre d'Otrante, de l'autre. Ces deux dernières provinces sont entièrement grecques de langue, d'esprit et de religion. Crotone, Squillace, Reggion, Rossano, Otrante, Tarente, Gallipoli sont des villes purement et entièrement grecques, situées dans un pays tout hellénique, où le grec est la seule langue que l'on parle et que l'on comprenne. Leurs évêchés, jadis latins, sont de rite grec et relèvent du patriarcat de Constantinople. Tous leurs monastères si nombreux suivent la règle du grand saint oriental Basile. Tous les noms, ceux par exemple contenus dans les listes de paysans donnés comme serfs à tel seigneur ou tel établissement religieux, dans les diplômes assez nombreux parvenus jusqu'à nous des premiers princes normands du xie siècle, tous ceux contenus dans les diplômes plus anciens d'origine purement impériale, appartiennent à la plus parfaite grécité byzantine. Nicéphore Phocas, en interdisant dans ces régions l'usage du rite latin et du pain azyme dans la célébration de la messe n'a rencontré aucune résistance à cette destruction des derniers vestiges de latinité ecclésiastique. Mais ni lui, ni ses successeurs n'ont osé étendre l'application de semblables mesures à l'Apulie, qui, toute soumise qu'elle est au basileus, est demeurée latine eh religion. En dehors, du moins, des villes de la côte, où l'élément grec introduit par l'administration et le commerce est nombreux et puissant, la population de l'Apulie reste en grande majorité italo-lombarde d'origine et de langage. Aussi ne se résigne-t-elle pas aussi volontiers à l'administration des Byzantins. Les mouvements populaires que nous allons voir s'y produire à des intervalles rapprochés, les grandes rébellions de Smaragdos et de Mêlés, attestent la naissance d'un sentiment national propre, qui se développe avec une énergique vitalité. Il compte de nombreux partisans jusque dans les villes maritimes où les deux éléments grec et italo-lombard se balancent également. Bari même, le siège du « catépano », passe de la soumission à la révolte, suivant que l'un des deux partis y prend le dessus.

Ce que réclamait du reste alors le sentiment national de l'Apulie, ce n'était pas précisément la rupture de tout lien avec l'empire d'Orient. Mélès lui-même, quoique Lombard d'origine, n'y devait penser et n'alla mendier des secours en Allemagne que dans le désespoir de l'échec de sa troisième tentative. Ce que voulurent les Apuliens du xie siècle, c'était échapper à l'autorité des gouverneurs impériaux qui ne venaient dans le pays que pour le pressurer, c'était acquérir, sous la suprématie du Palais Sacré, la liberté de leur vie nationale, s'administrer eux-mêmes, former une principauté vassale, possédant son autonomie intérieure, aux mêmes conditions, par exemple, que les principautés de Capoue et de Salerne, qui reconnaissaient la suzeraineté de Constantinople, ou que le duché de Naples, la république d'Amalfi, bien plus attachés à l'empire et dont la fidélité même tenait au respect que les Byzantins avaient toujours eu pour leurs libertés nationales. Il eut été facile au gouvernement impérial de donner satisfaction à ces voeux de l'Apulie s'il eut été plus sage et surtout mieux informé. En agissant de la sorte, tout en maintenant le système de l'administration directe par les fonctionnaires envoyés de Constantinople dans la Calabre et la Terre d'Otrante, il est probable que la domination du basileus aurait pu se prolonger très longtemps encore dans le midi de l'Italie. Car, nous le verrons, l'entreprise des Normands n'aurait pas rencontré à ses débuts les facilites et l'appui, que lui offrit le mécontentement de la population de l'Apulie. Là, ils se présentèrent et furent accueillis d'abord comme des libérateurs; dans la Calabre, au contraire, ils demeurèrent toujours des conquérants qui durent soumettre le pays péniblement et pied à pied.

On ne saurait assez le répéter, la mauvaise administration fiscale, les exactions abominables des « catépano « byzantins, véritables proconsuls des xe et xie siècles, uniquement attachés à s'enrichir aux dépens de leurs malheureux administrés pendant le peu de temps que durait leur mission, furent la plaie cruelle, toujours saignante, de ces provinces, même aux temps plus pacifiques qui succédèrent à la mort d'Othon II. Le gouvernement central, accablé par d'autres soucis, trop constamment occupé à dompter des révoltes terribles qui le menaçaient de mort, à se défendre à outrance sur la frontière de Bulgarie comme sur celle de Syrie, ne pouvait exercer et n'exerçait de fait sur ces chefs infidèles aucun contrôle sérieux. C'était impunément qu'ils commettaient leurs pirateries, d'où la désaffection graduelle de ces populations si naturellement loyalistes.

« Il faut le noter toutefois, dit encore Fr. Lenormant, tout en résistant encore à une hellénisation complète, l'Apulie, depuis un certain nombre d'années, commençait à entrer dans la voie de cette transformation quand vint le moment où les Normands l'arrachèrent aux Byzantins. Sa soumission aux autorités impériales devenait plus grande. Les trente dernières années de la domination byzantine s'y passèrent, depuis la révolte de Smaragdos jusqu'à celle de Mélès, sans qu'on y vît une seule insurrection. Les mœurs gréco-byzantines avaient pris chaque jour plus d'empire même sur la population italo-lombarde de cette contrée. Déjà dans le début du xie siècle nous verrons Mélès lui-même, le grand patriote apulien, l'indomptable adversaire de la population grecque, décrit par Guillaume de la Pouille comme portant, à la mode de son pays, le costume grec quand il eut sa première entrevue avec les chevaliers normands venus en pèlerinage à Monte Sant'Angelo.[49] Son fils Argiro portait un nom grec, Argyros, et avait été élevé à Constantinople dans les mœurs et les lettres byzantines. »

Sur l'histoire même des thèmes italiens depuis la reprise par le gouvernement impérial des villes d'Apulie dans les derniers mois de l'an 983 et dans le courant de l'an 984 à la suite de la retraite et de la mort d'Othon II d'Allemagne, jusqu'au mois de mai 1011, lorsque éclata la première révolte du parti national dit lombard sous la direction de Mélès, événement qui devait si rapidement amener la conquête de l'Italie byzantine par les Normands, sur les faits innombrables d'ordre civil ou militaire survenus tout le long de cette période de près de vingt-huit années, nos renseignements sont, hélas! infiniment rares. C'est à peine si la Chronique du protospathaire Lupus, qui est presque notre unique document pour cette époque de l'histoire de l'Italie méridionale, et quelques autres sources latines du même genre, —car ni Byzantins ni Arabes ne nous en disent pour ainsi dire un mot, — c'est à peine, dis-je, si ces sources nous fournissent pour chaque année une ou deux indications trop souvent incorrectes ou tout à fait erronées exprimées le plus brièvement du monde.

Les événements les plus importants: agressions musulmanes ou révoltes longobardes, sont indiqués en trois paroles, souvent avec des dates fausses, des noms d'hommes ou de lieux devenus méconnaissables tant ils sont altérés, et cela sans aucune suite, « comme des cicatrices, suivant l'énergique expression d'Amari, dont on ne sait même plus l'origine première, mais qui cependant ne sont plus jamais sorties de la mémoire populaire. »

Dans une semblable disette de documents, l'historien ne peut songer à restituer les annales vraies de ces régions dans cette époque lointaine, obscure entre toutes. Forcément il doit se borner à tirer le meilleur parti des si rares renseignements épars dont je viens de parler, à les reproduire le plus exactement qu'il pourra et autant que possible dans leur ordre chronologique. C'est ce que je vais tenter de faire, dans l'espoir certes bien peu fondé qu'un jour ou l'autre d'autres documents sortiront de l'obscurité qui viendront compléter nos notions si restreintes sur cette histoire si inconnue de la portion italienne de l'empire byzantin dans cette fin du xe et ces premières années du xie siècle.

Dans cette même année 984 qui avait vu le rétablissement de l'autorité impériale à Bari par le « catépano » Calocyr Delphinas, la Chronique de Lupus cite l'arrivée en Apulie, c'est-à-dire certainement dans cette même cité de Bari, du patrice Romain[50] et de son fils. Très probablement ce devait être le nouveau « catépano » succédant à Calocyr Delphinas parvenu au terme de son commandement. Peut-être le gouvernement central avait-il été peu satisfait de l’attitude de celui-ci durant le temps de l'invasion allemande. Du reste Delphinas était demeuré au pouvoir l'espace de quatre années, ce qui était énorme pour un gouverneur de province byzantin. Nous avons retrouvé, on se le rappelle, ce personnage à une autre page de cette histoire, en l'année 989, en Asie, parmi les plus ardents partisans du prétendant Bardas Phocas dont il partagea la fin lamentable.[51]

De son successeur Romain, dont nous ne connaissons même pas le nom patronymique, nous ne savons rien d'autre. Il n'est plus question de lui dans les sources. Ralenties pour un peu de temps par la mort d'Abou’l Kassem les expéditions de rapine des Sarrasins de Sicile avaient déjà repris.[52] Dja'ber, le fils de l'héroïque émir tué à Stilo, n'avait fait que passer sur le trône de Palerme. Mauvais souverain, il avait été déposé par le nouveau Khalife d'Egypte, Al Azis, le fils de Mouizz, qui l'avait remplacé par un autre guerrier kelbito de Sicile, Djafar Ibn Mohammed. Celui-ci, arrivé d'Egypte dans le courant de l'année 373 de l'Hégire qui va de juin 983 à juin 984, eut tôt fait de relever la fortune de l'île superbe et de rétablir sa prospérité. Mais il mourut déjà au bout de deux ans.[53] Il eut pour successeur son frère Abdallah qui ne lui survécut guère et mourut au mois de décembre 989. C'est sous la courte mais également bienfaisante administration de ce dernier émir que semblent avoir vraiment recommencé les expéditions régulières de pillage sur terre italienne.

La Chronique grecque du Vatican et celle de Lupus fixent toutes deux à l'année 986 la prise et le pillage par les Musulmans de Santa Ciriaka, la Gerace actuelle, sur-la côte sud de Calabre. Tous les autres rivages calabrais furent en même temps ravagés. Ces deux sources ne donnent pas d'autre détail. Seulement la Chronique grecque dit que la place de « Boidin » ou « Bubalino » fut également prise par ces bandits. M. Cozza Luzi pense qu'il s'agit peut-être de Buffalaria. « Cette même année 986, le 15 février, dit la Chronique de Lupus, le protospathaire Sergios fut tué à Bari par les habitants. » Ce dut être là quelque sédition du parti longobard ou national fatigué des exactions du « catépano » et de ses lieutenants. Ce Sergios était probablement le même personnage qui, deux ans auparavant, avait, avec son frère, ouvert aux Byzantins les portes de Bari. Victorieux dans une émeute, il succombait dans une autre.

L'an d'après, nouvelles agressions des Sarrasins en Calabre. L'an d'après encore, en 988, l'émir Abdallah prend et saccage Cosenza.[54] L'audace des bandes pillardes ne connaît plus de bornes. Elles ravagent cette même année tous les villages de la banlieue de Bari. La population rurale, hommes, femmes, enfants, est emmenée captive en Sicile. Les Arabes semblent avoir profité, pour tant se rapprocher de la capitale byzantine, de ce que celle-ci se trouvait momentanément aux mains de révoltés. Le 15 août 987, en effet, au dire de la Chronique de Lupus, Andraliskos y avait été tué par Nicolas Kritis. Encore quelque sédition du parti longobard probablement. Nicolas Kritis ou Kriti,[55] chef des révoltés, avait fait périr cet Andraliskos qui devait être quelque haut fonctionnaire byzantin, peut-être le gouverneur militaire de Bari, peut-être le nouveau « catépano » succédant à Romain.[56] Ce mouvement semble avoir eu une certaine gravité. En effet, il ne se termina par le châtiment des révoltés qu'au bout de plus d'une année, puisque la Chronique de Lupus place seulement à l'an suivant 989 le fait suivant: « Le patrice Jean Amirapoulos (probablement le nouveau « catépano » envoyé pour venger la mort d'Andraliskos) rentra dans Bari et fit exécuter Léon Kannat, Nicolas Kritis et Porphyrios. » Au chef de l'émeute cité par la Chronique, à l'année 987, nous voyons ici ajoutés les noms de deux autres révoltés notables. M. de Muralt se demande avec raison si sous cette appellation de Léon Kannat il ne faudrait point chercher quelque chef northman, nommé, en réalité, Kanut. Jean Amirapoulos lui-même n'était-il point quelque renégat sarrasin au service de l'empire, plutôt quelque « fils d'émir » captif élevé à Byzance? Son nom semblerait l'indiquer. En tous cas, ce dut être une très violente révolte, la seconde depuis peu de temps, qui fit ainsi périr un « catépano » et priva pour près de deux années les Byzantins de leur capitale italienne. Probablement Andraliskos avait exaspéré les habitants de Bari par sa rapacité.

Cette exécution sommaire des trois chefs de la révolte ne semble pas avoir eu l'efficacité désirable, puisque, dès l'année suivante, en 990, la Chronique de Lupus mentionne le nouveau massacre à Bari de deux fonctionnaires impériaux, les excubiteurs Pierre et Boubali, celui-ci certainement encore un renégat sarrasin passé au service de Roum. Nous ne savons rien de plus sur ce nouveau drame populaire dont les promoteurs durent être cruellement punis, mais il nous est une preuve de plus de la triste situation qui était faite à ces infortunées populations longobardes d'Apulie. Elles supportaient en frémissant le joug si dur des « catépano ». En Calabre, par contre, les habitants, plus directement exposés aux agressions des Sarrasins, conservaient une attitude beaucoup plus loyaliste.

En décembre de cette même année 989 était mort le bon émir Abdallah de Sicile. Il eut pour successeur son jeune fils Abou'l Fotoûh Youssef, prince libéral, de sentiments élevés, sous le règne duquel la Sicile, devenue presque indépendante du Khalife du Caire, atteignit un degré de prospérité dont elle n'avait joui jusqu'ici sous aucun des premiers émirs kelbites qui avaient pourtant porté si haut sa gloire militaire. En même temps que la prospérité matérielle, cette île fortunée vit fleurir à cette époque les lettres et les arts. La cour de Youssof fut une des plus cultivées du monde oriental, rendez-vous des littérateurs et des poètes. Un de ces derniers, chevalier errant de la gaie science, Ibn Moueddib, fait prisonnier, par les Byzantins, fut relâché après une longue captivité à la suite d'une trêve conclue entre le basileus et l'émir Youssof, nous ne savons dans quelle année, mais certainement avant 998. Un autre, Abdallah, de la tribu de Tonoûkh, fils d'un cadi africain, célébrant dans ses kasidas la gloire de l'émir, chantait les expéditions annuelles de celui-ci en terre chrétienne « alors que ses flottes, après avoir ravagé monts et plaines, laissaient comme traces de leur passage des cadavres dépouillés aux cheveux longs, à la. barbe longue ». Ceci est une allusion à la coutume qu'avaient alors les dévots byzantins, par mauvaise interprétation d'un texte biblique, de ne point se faire tondre. Cette mode excitait l'hilarité des Longobards et des Francs aussi bien que des Arabes, qui tous portaient les cheveux ras et la barbe courte.

Nous ne savons que bien peu de chose de ces expéditions annuelles dirigées par Youssof en terre byzantine. En 991, nous voyons ses troupes assiéger Tarente, une des principales cités byzantines, et cette simple indication en dit long sur l'état si constamment précaire de ces malheureuses provinces. La Chronique de Lupus et l'Anonyme de Bari disent seulement qu'un certain comte Atto[57] accourut de Bari au secours des Tarentins à la tête de troupes nombreuses et qu'il périt dans la mêlée avec une partie des siens. Cette défaite des armes chrétiennes eut lieu le vingt-huitième jour du mois d'août. Tarente succomba-t-elle aux attaques des assiégeants ou réussit-elle à conserver sa liberté? Nous l'ignorons.[58]

Nous ignorons de même quelles furent les expéditions des deux années suivantes. Mais elles eurent lieu certainement.[59] En 994, les Arabes Siciliens reparaissent en Apulie et aux environs de Tarente. Matera, assiégée par eux durant quatre mois, finit par succomber, Ils la pilleront et l'incendièrent. La famine des malheureux habitants avait, été telle qu'une mère mangea son enfant.[60]

Nous ne savons rien encore de ce qui se passa en 995. L'année 996 vit la première expédition en Italie du jeune empereur Othon III, le fils d'Othon II, qui régnait en Allemagne depuis plus de douze années. Après la mort tragique de son père à Rome, le petit prince, alors âgé de quatre ans à peine, déjà reconnu comme le successeur de celui-ci par les grands d'Allemagne et d'Italie au champ de Mai de Vérone de l'année précédente, avait été séparé de sa mère et ramené en hâte au delà des Alpes. Dès le jour de Noël il avait été couronné à Aix-la-Chapelle.

Je n'ai pas à raconter ici les luttes que les partisans de l'impératrice mère, la grecque « Théophanou », ainsi qu'on la nommait en Occident, imbue des idées byzantines qui, en pareille occurrence, confiaient à la mère la régence durant la minorité de son fils, eurent à soutenir pour lui obtenir cette tutelle, luttes violentes contre Henri de Bavière, le plus proche parent paternel du petit empereur, appuyé sur le parti hostile au gouvernement d'une étrangère. Henri, qui s'était d'abord emparé du jeune Othon, s'était fait proclamer roi à sa place. A ces luttes furent mêlés le roi Lothaire de France, Hugues Capet aussi, l'archevêque Adalbéron de Metz, le fameux Gerbert, une foule d'autres hauts personnages. On usa contre l'auguste mère de toutes les calomnies imaginables. L'évêque Thierry de Metz, celui-là même qui avait accompagné cette princesse avec son défunt mari jusqu'à Rossano lors de la fameuse expédition si douloureusement terminée à Stilo, avait quitté à Rome la jeune impératrice plongée dans la douleur, complètement brouillé avec elle, nous ignorons à la suite de quelles circonstances. Lui aussi s'était rallié à la cause de Henri de Bavière et était devenu un de ses plus enragés partisans. Pour perdre Théophano, pour s'excuser lui-même devant l'opinion publique, il n'avait pas craint de calomnier odieusement l'illustre femme, affirmant que dans cette lamentable campagne d'Italie elle n'avait cessé d'exalter la valeur des troupes de son pays natal au détriment de celle des guerriers allemands. Il alla jusqu'à dire cette chose infâme qu'il ne se sentait tant de sévérité pour elle que parce qu'il ne pouvait oublier combien elle s'était scandaleusement réjouie de la déroute de l'armée impériale à Stilo, se moquant de son époux, lui demandant ironiquement comment lui, tant vanté pour sa bravoure, s'était laissé battre si facilement. Calomnie[61] d'autant plus odieuse qu'Othon II en réalité avait été vaincu non par les Grecs, mais par les Sarrasins.

Toutes ces abominables accusations étaient demeurées sans résultat appréciable. Après bien des vicissitudes, le parti demeuré fidèle à la régente et au petit empereur légitime l'avait enfin emporté. Théophano, qui, à l'ouïe des entreprises de Henri de Bavière, avait quitté Rome laissant cette ville aux soins d'un pape à sa dévotion, s'était d'abord rendue à Pavie auprès de sa belle-mère, la vieille impératrice Adélaïde, régente en Lombardie pour l'empire. Celle-ci, oublieuse d'anciens griefs, avait fait à sa bru le meilleur accueil et ne s'était plus occupée conjointement avec celle-ci que de faire restituer ses droits légitimes à leur bien-aimé petit-fils et fils. A l'appel de leurs partisans victorieux groupés autour du fameux archevêque Willigis de Mayence, âme de cette restauration, les deux princesses avaient ensuite passé les Alpes. Par le royaume de Bourgogne et la Souabe, accompagnées de l'abbesse Mathilde, tante d'Othon III, et du vieux roi Conrad, son grand-oncle, elles étaient arrivées le 29 juin 984 à Rara. Là, dans une réunion solennelle, Henri de Bavière s'était vu contraint d'abdiquer, de renoncer à ses prétentions impies, de rendre enfin l'auguste enfant à sa courageuse mère. Celle-ci, en présence de cette immense et brillante assemblée, avait été proclamée régente et tutrice unique pour son fils.

Bien que l'impératrice Théophano, propre sœur des basileis Basile et Constantin, intéresse plus directement ce récit, bien que la haute personnalité de cette illustre princesse tente ma plume, je n'ai pas la place suffisante pour raconter ici par le menu les annales de sa belle et énergique régence qui ont fait d'elle une des plus nobles figures d'impératrices allemandes. Je rappellerai seulement que cette femme éclairée gouverna virilement l'empire au nom de son fils et sut maintenir intact à celui-ci le vaste héritage paternel, surtout cette union intime de la couronne d'Italie avec l'empire germanique, gloire particulière de la maison de Saxe. Certes la politique impériale allemande s'était vue contrainte à la suite du désastre de Stilo, d'abandonner les grands projets caressés par Othon II, la conquête des thèmes byzantins d'Italie comme celle de la Sicile sarrasine, conquêtes qui eussent parachevé une Italie entièrement sujette de l'empire d'Occident, mais le gouvernement de la fille de Romain II n'en fut pas moins pour cela glorieux et sage. Ce fut du reste pour le pouvoir un moment si ébranlé du jeune fils de Théophano un grand bonheur que les Sarrasins de Sicile, par suite de la mort de l'émir Aboul Kassem et de leurs discordes intérieures, les Byzantins d'autre part, à cause de tant d’embarras en Bulgarie comme en Asie, se trouvèrent à ce moment empêchés de profiter pleinement contre les Allemands des conséquences du désastre de Stilo. Peut-être bien aussi le dur basileus Basile écouta-t-il quelque peu la voix du sang et, résolu à ne pas créer d'embarras à sa soeur au milieu de sa régence si difficile, daigna-t-il se contenter de faire réoccuper par ses troupes les villes d'Apulie si injustement saisies par le défunt empereur, sans chercher a pousser plus loin ses conquêtes ou ses vengeances, alors que jamais, il faut le dire, les circonstances n'eussent semblé plus favorables à l'empire d'Orient pour tenter de restaurer solidement son autorité si affaiblie dans l'Italie méridionale? Et cependant, ou l'a vu, Basile n'essaya même pas d'obliger les princes longobards à reconnaître à nouveau sa suzeraineté,

Donc, cette circonstance extraordinaire avait existé d'une toute jeune impératrice de race grecque présidant aux destinées de cet empire d'Occident, objet de la part de celui d'Orient d'une haine et d'une envie si tenaces, et y présidant avec une parfaite sagesse dans les circonstances infiniment critiques de cette longue minorité. Jamais peut-être l'heure n'avait été plus solennelle pour la monarchie germanique attaquée de tant de côtés à la fois. Théophano, cette jeune femme élevée dans le plaisir, les fêtes, le bien-être et le luxe du Palais Sacré, se montra vraiment à la hauteur des circonstances. Elle sut se concilier la bienveillance de tous, grands et petits, en Allemagne comme en Italie. Elle sut triompher des antipathies si vives que nourrissaient les esprits occidentaux si prompts aux préjugés à l'endroit des Grecs, de toutes les calomnies adroitement répandues sur la prétendue légèreté de ses mœurs, de ses coutumes, mal comprises des grossiers esprits teutons, sur la frivolité dont on l'accusait si à tort. Elle ne négligea vraiment aucun effort, aucun sacrifice pour poursuivre l'œuvre de son époux bien-aimé, pour assurer sur des bases inébranlables la couronne paternelle à son fils unique. Il fût mort à son tour qu'elle fût certainement montée sur le trône impérial à sa place pour y défendre les droits de la race à laquelle elle avait avec tant de noblesse lié son nom. Ce fut avec une vigueur toute masculine qu'elle tint glorieusement sept années durant les rênes du gouvernement, défendant ou rétablissant vaillamment les marches de l'empire sur la frontière de l'est comme sur celle du nord: « Femme, dit l'évêque chroniqueur Thietmar de Mersebourg, d'un caractère réservé, mais énergique, bien qu'elle ne fût pas supérieure aux faiblesses de son sexe. Elle était instruite, ce qui était si rare alors parmi les Grecques ses compatriotes, et veilla sur son fils et sur l’empire avec une énergie véritablement virile, abaissant les orgueilleux, élevant les humbles. » De tels témoignages, en nous montrant de quel côté est la vérité, enlèvent toute valeur aux indignes calomnies, fruits de l'envie, de la haine ou de l'ignorance, qui, alors comme plus tard encore, assaillirent cette femme d'élite. Dès son arrivée en Occident, on l'accusa d'être demeurée Grecque au fond du cœur et de n'avoir éprouvé aucune sympathie pour le peuple allemand. La vérité est que les grands devoirs qu'elle trouva dans sa nouvelle patrie lui firent presque oublier la première et que jamais, en aucune occasion, elle ne sacrifia les intérêts de l'empire d'Occident à ceux de sa famille orientale.

Dans l'hiver de 988 à 989, Théophano s'était rendue en Italie et à Rome où elle avait séjourné longuement, désirant que le nom de l'empereur son fils n'y fût point oublié. De grands changements étaient survenus dans cette contrée depuis que la mort d'Othon II avait rendu force et espoir au parti grec, parti anti-allemand ou parti national pour parler plus correctement. A peine la jeune veuve impériale avait-elle au printemps de 984 quitté la capitale du monde chrétien pour se rendre à Pavie que l'on avait vu rentrer à Rome le fils de Ferrucius, l'ancien antipape Boniface, celui qui, chassé du trône pontifical plus de neuf années auparavant par le parti allemand, avait dû se réfugier à Constantinople. Nous ne connaissons absolument rien du long séjour que ce fameux aventurier avait fait là-bas, séjour durant lequel il n'avait pas négligé un jour de songer aux moyens de remonter sur le trône de saint Pierre, ne cessant de travailler à l'union impie des Grecs et des Sarrasins contre les Allemands, se réjouissant de la défaite de ceux-ci à Stilo. Certainement soutenu par l'influence et les subsides de la cour byzantine, il s'était hâté de revenir en Italie aussitôt après la mort prématurée d'Othon II qui avait été pour lui un événement si favorable. Heureux d'en avoir fini avec son long exil oriental, accompagné par les vœux du Palais Sacré, il avait reparu dans la Ville éternelle dès le mois d'avril aux fêtes de Pâques de l'an 984. Avec les subsides impériaux il s'était créé à nouveau un parti puissant, à l'aide duquel il avait réussi à s'emparer de la personne du pape Jean XIV. Il avait enfermé l'ancien évêque de Pavie au château Saint-Ange où le malheureux était mort de faim ou par le poison, le 20 août, après quatre mois de détention abominable, fin bien lamentable pour cet ancien chancelier de l'empire allemand devenu souverain pontife. Lui-même, après sa victoire, avait aussitôt repris le pouvoir, datant les années de son règne de l'an 974 comme s'il n'avait jamais cessé d'être pape; mais un an ne s'était pas écoulé qu'il avait péri lui aussi, très certainement de mort violente, le 20 juillet de l'année 983, après onze mois de pontificat seulement, vite abandonné par le parti national, laissant une mémoire en exécration à tous les Romains, chargé de leurs malédictions pour son régné infâme et cruel. Il n'avait gouverné que par la terreur, faisant crever les yeux au cardinal Jean, commettant mille horreurs.

A aucun moment, l'histoire de Rome n'est plus complètement obscure, plus désespérément pauvre en documents de quelque nature que ce soit. Des Grecs avaient accompagné l'antipape dans son retour victorieux à Rome. Certainement à son départ de Constantinople une convention avait été conclue entre lui et le gouvernement des basileis, mais aucune indication certaine dans ce sens n'est parvenue jusqu'à nous. Tout a péri dans ces ténèbres universelles. Le cadavre de Boniface VII fut traîné par les rues et jeté tout pantelant aux pieds de la statue équestre de Marc-Aurèle. Au matin, des valets du Palais lui donnèrent une sépulture chrétienne. En onze années, ce grand criminel mitre avait détrôné et fait périr deux papes.

Ce n'était point le parti purement allemand qui avait aussitôt après reconquis le pouvoir, mais bien le parti dit national qui jadis, au temps d'Othon II, s'était soulevé à Rome sous le duc Crescentius et qui, certainement, avait au début favorisé le retour de Boniface. A sa tête se trouvait maintenant le propre fils de Crescentius, Jean. Décoré du titre de patrice qu'il avait pris en cette année 985, ce célèbre ambitieux gouvernait en maître la Ville éternelle. Se refusant à demeurer un simple lieutenant de l'empire germanique, il voulut, profitant de la minorité d'Othon III, s'affranchir de tout contrôle aussi bien du côté de Constantinople que de celui de l'Allemagne; il voulut, en un mot, gouverner seul et librement à Rome comme jadis l'avait fait Albéric. C'est pour cela qu'il avait détrôné et fait périr Boniface VII. Sous son influence, sans apparemment avoir consulté au préalable la régente Théophano, les Romains avaient, dans des circonstances que nous ignorons, élu pape, en septembre, le fils d'un prêtre nommé Léon, du quartier de Gallina Alba, qui avait pris en montant sur le trône le nom de Jean XV. Celui-ci devait gouverner obscurément l'Eglise dix années durant, la plupart du temps simple instrument aux mains du second Crescentius, méprisé et haï de son grossier clergé, uniquement occupé, malgré sa culture intellectuelle qui semble avoir été réelle, à s'enrichir lui et les siens.[62]

Celle suite d'événements, eux aussi qui avaient eu pour théâtre la Lombardie mais qui ne concerne en rien cette histoire, avaient donc attiré l'impératrice Théophano à Rome. Elle s'y était fait respecter de tous et n'avait rencontré aucune résistance, pas plus dans cette ville que dans le reste de l'Italie, Même pour mieux affirmer son autorité, se rappelant ses origines byzantines, songeant à Théodora comme aussi à Irène, elle avait pris personnellement le titre d’imperator, datant ses diplômes des années de son règne à elle, gouvernant avec la plénitude de la puissance impériale aussi bien de son palais de Ravenne que de son palais de Rome. Le pape Jean XV s'était humilié devant elle et Crescentius, auquel elle avait laissé son titre de patrice, était redevenu simple lieutenant impérial. Elle avait certainement fait prêter par les Romains serment de fidélité à son fils. Elle avait tenu cour de justice à Rome puis à Ravenne. Après avoir ainsi passé toute l'année 989 en Italie, et célébré les fêtes de Noël à Rome où elle pleura et honora son époux défunt assistée par le fameux saint Adalbert, elle était retournée en Allemagne dans l'été de 990. Elle s'y était remise à lutter avec autant de courage que de succès contre tous les ennemis extérieurs de l'empire lorsque la nouvelle très imprévue de sa mort vint bouleverser tous les esprits!

Après avoir, en compagnie de son fils fêté Pâques à Quedlinbourg, sa résidence favorite en Allemagne, dans la pompe impériale, au milieu d'une assemblée brillante qui comptait parmi ses membres Mesco de Pologne et Hugues de Tuscie, alors le plus puissant prince de l'Italie, elle venait de se diriger, toujours suivie de son fils, vers les bords du Rhin pour y surveiller de plus près la naissante royauté du duc de France Hugues Capet, lorsqu'elle expira très rapidement à Nimègue dans la fleur de son âge le 15 juin 991, loin, bien loin des rives radieuses du Bosphore et des ombrages du Palais Sacré où elle avait vu le jour. Soit que, fille de climats plus tièdes, elle n'ait pu s'habituer aux frimas de la brumeuse Allemagne, soit que les soucis du pouvoir, soucis tels qu'ils eussent écrasé l'homme le plus énergique, aient fini par triompher de cette faible femme, elle mourait jeune encore, laissant, hélas! inachevé le grand œuvre de restauration de l'empire si profondément ébranlé par la mort également prématurée de son époux. Sa dépouille mortelle trouva un asile dans l'église du couvent de Saint Pantaléon de Cologne. Ses os, placés dès le Moyen âge dans un petit cercueil de pierre et une caisse de bois, furent plus tard transportés du transept sud au côté droit du maître-autel. Le 23 janvier 1892, cette sépulture fut ouverte.[63]

Tout homme de bonne foi, dit l'historien Giesebrecht, qui cherchera à se rendre un compte loyal des vicissitudes terribles que traversa cette femme remarquable, des difficultés inouïes à travers lesquelles elle dut conduire cet immense empire, reconnaîtra qu'elle tint haut et ferme l'honneur de la couronne à travers les circonstances les plus critiques. Certes, il ne lui fut pas donné de réussir dans toutes ses entreprises, mais, dans des conditions identiques, l'homme le plus énergique n'eut pas obtenu des résultats meilleurs.

Certes, l'influence de cette princesse grecque, propre petite-fille de Constantin Porphyrogénète, sur son peuple allemand fut grande. On l'a exagérée cependant en voulant attribuer à elle seule toutes les manifestations par lesquelles Byzance se révéla en Occident à cette époque, comme un agent civilisateur remarquable dans les diverses branches de la vie sociale allemande, dans les sciences aussi et surtout les arts de ce pays. Beaucoup de ces manifestations furent en réalité antérieures à cette grande figure, car les relations entre les deux empires d'Allemagne et d'Orient ne subirent jamais d'interruption complète. Parmi celles mêmes qui furent contemporaines de l'époque de cette princesse, beaucoup ne doivent pas lui être attribuées, car depuis son mariage, elle s'était détachée bien plus qu'on n'aurait pu s'y attendre de sa patrie d'origine. On ne saurait contester cependant qu'elle contribua grandement à faire adopter en Allemagne des coutumes et des modes orientales, à y faire mieux apprécier le courant artistique qui régnait à Byzance, çà et là même à développer quelque peu le parler de la langue grecque. Le Moyen âge doit certainement lui reconnaître une influence dans la transformation graduelle de ses coutumes. Il courut sur elle bien des légendes éminemment suggestives. Après sa mort, racontait-on, elle était apparue à une religieuse durant son sommeil, implorant son pardon, pleurant et se désolant. Comme la dormeuse s'informait de la raison de ce désespoir, l'impériale pénitente avait répondu « qu'elle avait à se reprocher d'avoir introduit en Allemagne bien d'inutiles parures féminines dont les épouses de Germanie avaient jusque-là ignoré l'emploi, qu'elle s'en était non seulement parée, mais qu'elle avait invité d'autres à s'en parer aussi, qu'elle devait maintenant subir la peine de ce crime, mais qu'elle espérait, puisqu'elle avait toujours vécu pieusement attachée à la religion catholique, que les prières des âmes dévotes réussiraient à la retirer du purgatoire ». En réalité Othon III, bien plus que sa mère, contribua à donner accès en Germanie aux influences et aux coutumes de l'empire d'Orient.[64]

Ce fut aux xe et xie siècles, en effet, que l'influence byzantine s'exerça avec le plus de force dans l'Europe latine. « Non seulement la Sicile et l'Italie, mais encore l'Allemagne furent à cette époque tributaires des artistes de Constantinople.[65] Les documents sur le rôle joué en Allemagne par les représentants de l'art byzantin, rôle qui s'explique si bien par les relations constantes et le conflit des intérêts des empereurs latins et grecs, sont même à ce sujet infiniment probants. Sans parler des présents somptueux que Théophano avait apportés en 972 à son impérial époux, joyaux de l'art byzantin que les chroniqueurs citent avec admiration tout en se gardant, hélas! de les décrire,[66] sans parler davantage des circonstances de ce mariage, heureux événement qui fit pénétrer en Allemagne les productions artistiques les plus précieuses de l'empire d'Orient et y attira les artistes grecs, les historiens sont unanimes à constater dans l'organisation du gouvernement impérial aussi bien que dans les mœurs de la cour germanique sous le règne d'Othon II, le mari de la Grecque, comme sous celui d'Othon III, leur fils, d'innombrables infiltrations byzantines. Othon II adopta, on le sait, le luxe et le cérémonial des basileis de Constantinople et nous verrons son exemple suivi, même fortement dépassé par son fils. Ce dernier, dans sa célèbre lettre à Gerbert, le futur pape Sylvestre, se qualifiait de Grec et se moquait de la rudesse des Saxons. »

Dans le mémoire auquel je viens de puiser, M. E. Müntz, réservant le témoignage tiré des œuvres d'art, notamment des émaux, s'est attaché à réunir les trop rares documents qui établissent qu'à cette époque, outre l'impératrice régente, un certain nombre de Grecs séjournèrent en Allemagne. En première ligne il cite le frère même de l'impératrice « Théophanou », le prince Grégoire, « Grégorios », qui avait fondé aux portes d'Aix-la-chapelle le couvent de Burtscheid ou Borcelle.[67] L'évêque Godehard de Hildesheim, mort en 1038, fit un règlement concernant les moines grecs de passage dans son diocèse et décida qu'ils ne pourraient séjourner plus de deux jours dans son « xenodochion ». Ce prélat avait l'horreur de ces moines errants et se moquait d'eux, les appelant « peripateticos platonico more ». — Vers le milieu du xe siècle, le fameux monastère de Reishenau aux rives du lac de Constance hébergeait plusieurs moines grecs.[68] —Un biographe de l'évêque Meinwerk qui gouverna l'église de Paderborn de 1009 à 1030 raconte qu'une des chapelles de la cathédrale de cette, ville, la chapelle Saint-Barthélemy, fut construite par des ouvriers grecs.[69]

On conserve à la Bibliothèque impériale de Vienne un psautier grec manuscrit ayant appartenu à l'église de Saint-Géréon de Cologne, Les psaumes y sont précédés et suivis de pièces qui prouvent que ce livre servait aux offices du rite grec.[70] Il y avait donc en Allemagne, à cette époque, des artistes grecs, car on ne peut supposer qu'un évêque d'une petite ville en ait fait venir tout exprès d'Orient. Ces influences byzantines ne disparurent même pas avec les Othon; on en trouve des traces nombreuses jusque sous le règne de l'empereur Henri II le Saint, cousin et successeur d'Othon III, qui gouverna l'empire de l'an 1002 à l'an 1024.[71] Théophano avait conduit personnellement avec un zèle pieux et un soin extrême, par l'intermédiaire de deux maîtres principaux, l'éducation de son fils Othon III. De bonne heure le jeune prince avait appris le latin sous la direction de l'abbé Bernward qui fut plus tard évêque d'Hildesheim, et le grec sous celle de l'archimandrite Jean de Calabre,[72] appelé aussi Philagathos, on ne sait pour quelle raison.[73] Cet homme d'une rare intelligence, d'une science profonde, d'une instruction infiniment supérieure à celle de son temps, aussi riche de talents que d'ambition, était grec italien de naissance, originaire de Rossano de Calabre, concitoyen de saint Nil. D'extraction très humble, arrivé fort pauvre auprès de Théophano, introduit par la faveur de cette princesse dans l'intimité et la confiance de son époux Othon II, dont il devint rapidement le confident et le conseiller, créé plus tard, en 982, par le désir de l'impératrice, abbé de Nonantola près Modène, la plus riche abbaye d'Italie à cette époque, il avait pris peu à peu sur sa souveraine une influence extrême et joui auprès d'elle d'une faveur qui ne fit que s'accroître après la mort d'Othon II en 983. Il fut alors le conseiller intime de la régente; longtemps elle n'agit que par ses avis et il contribua à envenimer les différends déjà anciens qui la séparaient de l'impératrice mère Adélaïde. Sa fortune de bonne heure poussée si haut qu'il avait été choisi pour tenir sur les fonts baptismaux à la fois Othon III et son cousin Brunon, le futur pape Grégoire V, devint plus grande encore; telle même fut la toute-puissance de son influence sur l'esprit de Théophano que la voix publique l'accusa d'avoir commis adultère avec elle, ce qui n'est qu'une infâme calomnie. En 989 enfin, durant sa régence, cette princesse l'avait nommé au siège de Plaisance, transformé en sa faveur en archevêché et séparé pour cela de sa métropole primitive de Ravenne.[74] Il avait alors quitté la cour pour aller vivre dans son diocèse, tout en conservant la jouissance de sa belle abbaye de Nonantola. Dans un document de cette année 989 il s'intitule: « Seigneur Jean, archevêque de la sainte église de Plaisance et abbé du monastère de Saint-Sylvestre sis à Nonantola. » Le second précepteur du jeune empereur, Bernward, avait été un personnage bien autrement vertueux et recommandable. Issu d'une riche et illustre famille allemande il était non seulement un amateur passionné des arts, mais encore un artiste distingué. Architecte, peintre, sculpteur, mosaïste, orfèvre, il cultivait, nous dit son biographe Tangmar, toutes les branches des arts libéraux et industriels. Il avait établi dans son palais épiscopal des ateliers où de nombreux ouvriers travaillaient les métaux pour différents usages; il les visitait chaque jour, examinant et corrigeant l'ouvrage de chacun. Il avait en outre réuni de jeunes artistes qu'il menait avec lui à la cour ou qu'il faisait voyager pour qu'ils étudiassent ce qui se faisait de mieux dans les arts. Il fabriqua lui-même de belles pièces d'orfèvrerie auxquelles il s'efforça de donner toute l'élégance que son imagination lui permettait d'y apporter, sans négliger pour cela les intentions des autres artistes. Pour parvenir à la perfection qu'il ambitionnait, il ne manquait pas d'étudier avec soin tout ce qu'il pouvait y avoir de remarquable dans les vases envoyés en présents à l'empereur, soit de l'Orient, soit des différentes contrées de l'Europe. Tangmar, prêtre de l'église d'Hildesheim, à qui nous devons ces intéressants détails sur la vie de son évêque, mentionne quelques-unes des plus belles pièces émanées de lui. On conserve encore dans l'église d'Hildesheim et au château royal de Hanovre une crosse, un crucifix, une couverture d'évangéliaire, une patène d'argent qu'on considère comme des ouvrages fabriqués de sa main.[75]

Le choix fait par Théophano d'un tel homme pour l'éducation de son fils n'avait pas peu contribué à encourager la restauration des arts dans l'empire allemand et cette attention de saint Bernward à étudier toutes les belles productions des arts provenant soit de l'empire de Byzance, soit d'autres contrées, dut avoir une grande influence sur la création d'un art nouveau, né à ce moment et qui, en s'améliorant, constitua véritablement le bel art allemand du douzième siècle. Ce mouvement artistique fut général en Germanie à la fin du dixième et au commencement du onzième siècle. On vit dors renaître comme par enchantement en ces contrées l'art de fondre les grandes pièces de bronze, le travail au repoussé et l'émaillerie par le procédé du champlevé. Tous les arts industriels, fortement encouragés, firent des progrès rapides qui se soutinrent pendant toute la durée de ce siècle.

Toute, sa vie, le jeune Othon III devait se ressentir de l'éducation si particulière qu'il avait reçue de cette mère si malheureusement, si prématurément enlevée à sa tendresse; toute sa vie il agit sous cette bienfaisante influence. Ce fut à cause d'elle que plus tard il introduisit à sa cour les coutumes de l'Orient, la hiérarchie palatine et les pompeuses cérémonies du Palais Sacré! « Les Grecs, s'écrie avec raison un écrivain de cette nation, sont justement fiers d'avoir donné au peuple allemand une princesse de vertus souveraines aussi éclatantes. Elle et cette autre exquise fleur de Byzance, la grecque Marie, cette délicieuse et tendre reine Irène, aussi belle de corps que d'âme, illuminée du doux éclat de la poésie, l'épouse de l'infortuné Philippe de Souabe, appartiennent aux plus beaux souvenirs historiques communs des peuples grec et allemand.[76] »

Othon III, fils charmant de parents charmants, n'avait pas onze ans à la mort de sa mère. Sa grand-mère Adélaïde, accourue d'Italie à la nouvelle de ce douloureux événement, avait pris en main la régence, et son gouvernement avait été rendu facile par l'énergie que Théophano avait mise à rétablir partout des principes d'ordre et de tranquillité.

Puis, la vieille princesse avait eu un conseiller excellent en la personne de l'archevêque Willigis de Mayence, archichancelier de l'empire. Dans ces conditions, l'impérial enfant avait pu se développer à l'aise tant physiquement qu'intellectuellement. En l’an 995, il était devenu un adolescent séduisant entre tous, vraiment savant pour l'époque par les soins de Jean le Calabrais et de l'abbé Bernward. Son esprit était brillant, son âme inquiète, avide de connaissances au point qu'en ces temps d'ignorance universelle il fut considéré à l'égal d'un phénomène. Pénétré du rôle important qu'il était appelé à jouer dans le monde, il nourrissait dans son jeune et grave esprit les pins vastes, les plus grandioses projets. L'archevêque Willigis estima que l'auguste adolescent devait à tout prix reparaître en Italie pour que l'idée impériale si longtemps voilée en ces contrées de sombres et tristes nuées pût y resplendir à nouveau dans son primitif éclat. Le pape Jean XV aussi, tenu en servitude par Crescentius, un moment même chassé de Rome par lui appelait de tous ses voeux l'arrivée du prince libérateur. On s'occupa de former pour Othon le cortège le plus brillant qui le conduirait au delà des monts. En même temps le chancelier impérial, préoccupé d'assurer de bonne heure à son gracieux pupille l'alliance la plus puissante, n'hésitait pas à envoyer à Constantinople au Palais Sacré auprès des basileis, propres oncles du jeune empereur d'Occident, une ambassade solennelle chargée de demander pour lui la main d'une princesse de la maison impériale, certainement celle d'une des trois Porphyrogénètes, ses cousines germaines, filles du basileus Constantin et de la basilissa Hélène: Eudoxie, Zoé et Théodora,[77] et certainement une des deux dernières, puisque l'aînée, défigurée par un mal affreux, la petite vérole, s'était volontairement résignée à la vie du cloître où elle passa le reste de ses jours. Zoé et Théodora qui, toutes deux, devaient au siècle suivant monter sur le trône impérial d'Orient, étaient Agées à cette époque de quinze ou seize années environ, nées aux alentours de 980, par conséquent de même âge à peu près que leur cousin Othon. Les chefs de l'ambassade allemande avaient été habilement choisis par le chancelier Willigis. C'étaient précisément ces deux prélats fort en vue à des titres bien divers qui, tous deux, avaient été jadis les précepteurs du jeune empereur d'Occident, l'archevêque Jean Philagathos de Plaisance, ce Grec astucieux et ambitieux qui, même après la mort de sa grande amie et protectrice Théophano, avait su conserver sa haute situation à la cour du fils de celle-ci, et le saint évêque Bernward d'Hildesheim, un des restaurateurs de l'art en Allemagne, dont j'ai longuement parlé aux pages précédentes. Ces choix paraissaient excellents. Jean le Calabrais, par sa naissance, par la langue grecque qui était sa langue d'origine, par ses hautes qualités intellectuelles, devait être persona grata à la cour byzantine. Bernward était un des plus distingués prélats de l'Église d'Allemagne.

Hélas! nous n'avons aucun détail sur l'historique de cette curieuse ambassade. Aucun Liutprand n'en a fait partie pour nous en rédiger le journal étrange en des pages pleines de vie. Nous savons seulement que les illustres envoyés ne quittèrent qu'au mois de mai de l'an 996[78] le sol italien. Ils durent arriver à Constantinople dans le courant de l'été. Le basileus Basile s'y trouvait certainement de retour depuis quelques mois seulement de sa première campagne de Syrie.

Cette première légation allemande à Byzance semble avoir reçu du gouvernement impérial le meilleur accueil. Nous allons voir, en effet, qu'elle fut presque, aussitôt suivie d'une nouvelle ambassade, ce qui ne peut se comprendre que par le succès des propositions dont les deux prélats occidentaux étaient porteurs et parce qu'on désirait des deux parts mener à bien ces importantes négociations. Certes le basileus Basile devait, lui aussi, souhaiter ardemment cette union d'une princesse de son sang avec l'héritier de l'empire d'Occident qui assurerait la paix en Italie et lui permettrait de concentrer en toute sécurité ses efforts sur la Bulgarie. C'était l'époque de la plus violente lutte de l'empire contre le tsar Samuel, cet irréconciliable ennemi.

Si nous ne pouvons que soupçonner le bon accueil fait par le basileus à cette première ambassade, nous sommes encore moins renseignés sur les circonstances du retour en Occident des deux envoyés germaniques. Nous savons seulement que l'archevêque de Plaisance revint seul. L'autre, l'évêque Bernward d'Hildesheim, était mort en Achaïe, autrement dit dans quelque port du Péloponnèse, avec beaucoup de personnages de la suite des prélats sans qu'on puisse même affirmer que ces décès aient eu lieu à l'aller ou au retour. Jean le Calabrais ramenait avec lui à Rome où il se rendit directement des ambassadeurs des basileis chargés de mener à bien les négociations pour le mariage impérial en préparation. On verra plus loin quel fut le triste sort de ces infortunés diplomates et comment ils furent entraînés dans la catastrophe lamentable de leur compagnon, le criminel et ambitieux Philagathos.

Le jeune empereur Othon III s'était donc mis en route pour son royaume d'Italie au commencement du mois de février de l'an 996. L'archevêque Willigis, âme de cette entreprise destinée à relever à la fois le prestige de la Papauté tombée dans le plus complet mépris, après tant de papes infâmes ou criminels, et celui de l'empire d'Occident, accompagnait son maître. Tous deux, avec une suite éblouissante, quittèrent Ratisbonne en février, au milieu des chants des psaumes, des acclamations et des actions de grâces. Une puissante armée suivait l'empereur. On portait devant lui la sainte Lance. On franchit avec peine le Brenner encore enseveli sous les neiges. A Pavie où Othon célébra les fêtes de Pâques, où tous ses grands feudataires d'Italie vinrent lui prêter serment de fidélité, le jeune empereur apprit le décès du pape Jean XV, mort en mars ou avril après une fin de règne très agitée au moment même où Othon arrivait pour le libérer du joug de Crescentius. A Ravenne, les députés de la noblesse romaine vinrent prier le maître tout-puissant de désigner lui-même le nouveau pape, tant était grande l'impression créée par sa venue en Italie. Il leur donna satisfaction immédiate en la personne d'un de ses plus proches parents, son chapelain, Brun ou Brunon,[79] âgé de vingt-trois ou vingt-quatre ans, fils de son cousin issu de germain le margrave Othon de Vérone, duc de Carinthie, petit-fils lui-même de l'empereur Othon Ier.

Acclamé par le clergé et le peuple romains, Brunon, qui avait précédé l'empereur à Rome, fut proclamé dès le 3 mai, sous le nom de Grégoire V. C'était le premier pape de pure origine allemande, un jeune et vaillant pontife, d'âme impétueuse et passionnée. Son élection était un grand triomphe pour la maison de Saxe. Toute la chrétienté espéra dans le nouveau pontife et l'acclama, les Romains exceptés qui se voyaient joués par les conseillers du jeune empereur et qui avaient horreur d'un pape étranger.

Othon, âgé, à ce moment, de quinze ans seulement, fit à son tour son entrée triomphale dans la Ville éternelle. Le 21 mai, jour de la fête de l'Ascension, en présence d'un peuple immense, il fut solennellement oint et couronné dans Saint-Pierre par le nouveau pape son parent, empereur, patrice et protecteur de l'Église romaine. La puissance impériale se trouvait ainsi relevée dans la Ville éternelle, après une éclipse de treize années! Quel spectacle que celui de ces deux jeunes princes allemands tenant la toute-puissance à Rome, à la fois le sceptre de l'empire et celui de la papauté! Leur rêve glorieux ne dura guère. Au bout de trois ans le jeune pape, au bout de six le jeune empereur n'étaient plus. Crescentius, condamné au bannissement par un synode convoqué à Saint-Pierre qui s'érigea en cour de justice, fut gracié sur la demande du noble Grégoire V, mais il dut prêter serment de fidélité.

Après avoir ainsi, semblait-il, rétabli dans Rome, sur les bases les plus solides et les plus redoutables, sa puissance et celle du souverain pontife, Othon III, confiant à Grégoire V la garde de la ville, reprit dès le mois de juin la route d'Allemagne. En août il franchit le col du Septimer. Ce voyage du jeune souverain qui assit à nouveau l'autorité de la maison de Saxe sur l'Italie centrale et septentrionale, semble n'avoir guère eu de retentissement dans le sud de la Péninsule. En tous cas il n'exerça aucune influence officielle sur la politique dans ces régions relativement lointaines.

 

 

 



[1] Ibn el Athir, IX, 86, connaît bien aussi ce traité, mais il en parle très brièvement et en attribue à tort l'initiative à Bargawan au lieu du Khalife Hakem.

[2] Vies des saints siciliens Saba, Christophore et Makarios, publiées pour la première fois par M. Cozza Luzi.

[3] Élu patriarche en 980 ou 981 en remplacement de Christodule. Voyez Rosen, op. cit., p. 17 et note 111.

[4] Voyez sur cette princesse: Wüstenfeld, op. cit., p. 214. Plus tard, bien qu'ayant été soupçonnée d'avoir trempé dans la mort de l'insensé Hakem, elle administra l'Egypte durant les quatre années de règne de son successeur Al-Zahir,

[5] Jeudi 25 rebia de l'an 390 de l'Hégire.

[6] Voyez sur ce traité et la date de sa signature Rosen, op. cit., note 282.

[7] J'emprunte ces détails à l'Histoire des Arts industriels, de Labarthe, t. 1, p. 304.

[8] Voyez Rosen, op. cit., note 282, et Lequien, Or. christ., III, pp. 476, 479, 480. — Le frère d'Oreste, Arsène, fut métropolitain du Vieux et du Nouveau Caire. Il avait joui concurremment avec son frère de la bienveillance du Khalife Al Azis. En l'an 1000 il fut, sur l'ordre d'Al Hakem, élu patriarche melkite d'Alexandrie en remplacement du patriarche Elie, le même auquel Agapios d'Antioche avait adressé sa lettre (Voyez Épopée, I) et qui était mort dans la nuit du 12 mai de cette année. Arsène fut assassiné le 4 juillet 1010 durant la grande persécution des chrétiens ordonnée par ce Khalife insensé. Rosen, ibid., pp. 42 et 43 et notes 286 à 289.

[9] Cédrénus, II, 449, 2, et 475, 18. — Les dates de la mort de Sisinnios et de l'avènement de son successeur sont difficiles à établir. Voyez Rosen, op. cit., notes 217, 218 et 290. Yahia place à la vingt-sixième année du règne de Basile, c'est-à-dire à l'an 1001, l'avènement de Sergios, mais cet auteur contredit ici une de ses affirmations antérieures lorsqu'il dit que Sisinnios fut élu le 12 avril 996 et mourut après deux ans et quatre mois, donc en septembre 998. D'autre part Yahia dit encore autre part que « Sergios fut patriarche durant dix-neuf années à partir de 1001 », c'est-à-dire jusqu'en 1020, ce qui concorde parfaitement avec d'autres renseignements sur la date de l'avènement de son successeur Eustathios. Il faut donc supposer ou une erreur commise par Yahia dans l'indication de la durée du patriarcat de Sisinnios ou, ce qui est plus probable, une vacance entre la mort de ce prélat et l'élection de son successeur. — Muralt, op. cit., I, p. 577, place la mort de Sisinnios et l'élection de son successeur toutes deux au mois de juillet 998. Lequien, Or. christ., I, 257, et Gédéon, op. cit., pp. 314 et 315, la fixent à l'an 999. Le premier s'appuie sur les témoignages des Byzantins relatifs à la date de l'avènement de Sisinnios, les autres sur l'époque indiquée pour la mort de Sergios.

[10] Képhili Djami. Voyez Paspati, Byz. Met., pp. 304 à 306.

[11] Dimitrakopoulos, Hist. du Schisme, pp. 20-21.

[12] Rosen, op. cit., p. 42.

[13] « Remarquons encore, poursuit le baron V. de Rosen (op. cit., note 283), que toute date précise fait ici défaut comme dans tous les passages où Yahia parle des affaires bulgares, à une seule exception près » (ibid., p. 21).

[14] Cédrénus, II, 452. Aussi Zonaras, éd. Dindorf, IV, 118.

[15] Et non à l'année 999 comme le dit Muralt, op. cit., I, p. 577. Cette nouvelle campagne, nous le savons maintenant par Yahia, ne fut inaugurée qu'après la signature de la trêve avec le Khalife au printemps de l'an 1001.

[16] Voyez Paparrigopoulos, op. cit., p. 228, et Kokkoni, op. cit., p. 120.

[17] C'est par erreur que Lipowsky (op. cit., p. 138), adoptant la version de Skylitzès et de Cédrénus, maintient encore cette date de l'an 1000.

[18] Cédrénus, II, 452. Zonaras, éd. Dindorf, t. IV, p. 118, fait à pou près le mémo récit.

[19] Gfroerer, op. cit., II, p. 648.

[20] Voyez Épopée, t. I.

[21] Voyez chap. viii.

[22] Cédrénus, II, 452. C'est-à-dire en 1001 suivant cet annaliste, seulement vers l'an 1003 si l'on accepte avec moi les indications de Yahia.

[23] Berroia.

[24] Aujourd'hui la Vrystitza ou Indjé-Karasou.

[25] Elmacin (Hist. Sarrac., p. 253) mentionne aussi expressément la prise de Berrhœa sur les Grecs et dit à tort que Basile fit détruire les fortifications de cette ville.

[26] C'est-à-dire que son fils était marié à la fille de Kékauménos ou vice versa. La seconde hypothèse paraît la plus probable, dit M. Wassiliewsky, Conseils, p. 124.

[27] Conseils, etc., pp. 122 sqq. L'écrivain anonyme le nomme « Nikoulitza ».

[28] Chap. ccxliv.

[29] Le fils de Nikolitzès, rentré plus tard à Larissa, joua un rôle important dans une révolte en Thessalie sous les règnes de Constantin Ducas et de Romain Diogène. Voyez Conseils et récits d'un grand seigneur byzantin, etc., chap. clxxiii à clxxiv. L'auteur anonyme le désigne sous le nom du protospathaire « Nikoulitza » Delphinas de Larisse.

[30] Thomas, Symbol. critic. geogr. byz. spect. partes duae, p. 32.

[31] Ou Kodjani.

[32] Ou Vodkéna; en grec Bodena.

[33] « Voda » en serbe signifie eau.

[34] Cédrénus, II, 454. Il est difficile de dire en quoi consistait cette fonction des péribataires d’Eglise.

[35] L'an 1002 pour Skylitzès, plus probablement seulement en 1004.

[36] Cédr., II, 454. Zonaras, IV, 119.

[37] Voyez Gelzer, Byz. Zeitschr., II, p. 55.

[38] Skopia ou encore Skopion.

[39] Cédrénus, II, 455.

[40] Samuel n'était cependant pas encore assez écrasé un cette année 1004 pour qu'il n'osât se mesurer contre ses voisins hongrois. Ses généraux, traversant le Danube, allèrent, paraît-il, ravager les confins de la Hongrie, et de sa vassale la Transylvanie. Dans cette année 1004 un de ceux-ci, Kéan ou Ghéon, fut battu et tué par le roi de Hongrie Etienne Ier. Les Hongrois pillèrent le camp bulgare. Ils y firent une foule de prisonniers et y recueillirent un tel butin en or, en argent et en pierres précieuses, fruit des expéditions antérieures de ces terribles pillards, que les vases et les vêlements sacrés qui en furent fabriqués suffirent à garnir toutes les églises de Hongrie. Voyez Kokkoni, op. cit., p. 118.

[41] Voyez Épopée, I.

[42] Fr. Lenormant (Grande Grèce, t. II, p. 411), parle de « Delfino Calochiri, marchant sur Bari en 984 à la tête des paysans armés de ses domaines! » Quelle singulière manie de travestir les faits!

[43] Voyez Épopée, I.

[44] Ibid., p. 456. Bien entendu ces expressions ne s'appliquent qu'au titre de magistros appliqué au commandement suprême des thèmes d'Italie.

[45] Grande Grèce, t. II, p. 401.

[46] M. Ch. Diehl (L’art byz. Dans l’It. Mérid., p. 152), signale ce fait, bien curieux qu’encore de nos jours un fonctionnaire de la police urbaine de la ville de Matéra porte le titre de « catapan »!

[47] Op. cit., II, 396.

[48] Voyez Épopée, I.

[49] « … Ibi quemdam conspicientes

More virum greco vestitum nomine Melum,

Exulis ignotam vestem, capitique ligato

Insolitos mythre mirantur adesse rotalus. »

[50] C'est bien probablement de ce patrice Romain que parle la Vie de saint Sabas le Jeune (Cozza Luzi, op. cit., pp. 37-38), rédigée vers cette époque par le patriarche Oreste de Jérusalem: « A l'époque de l'expédition franque, dit le vénérable écrivain, le patrice Romain, chargé de gouverner l'Italie et la Calabre, perdit par son incurie une foule de forteresses longobardes qui firent défection. Les rebelles firent alors appel au roi des Francs, ce qui troubla fort le patrice, il fit l'impossible pour empêcher la venue de ce prince et réussit à décider saint Sabas à aller à Rome pour y proposer la paix au souverain des Francs. Durant que le saint s'acquittait de cette mission, il y eut une nouvelle, terrible et sanglante invasion des Sarrasins en Calabre. Alors le roi des Francs à la tête d'une forte armée s'avança contre eux. Quant au saint, il se retira, dans une grotte près d'Amalfi d'où il ne sortit qu'après la retraite des Sarrasins. » Certainement il s'agit ici de l’expédition d'Othon II terminée par le désastre de Stilo. Romain était donc, à ce moment déjà en Italie — j'ignore sur quelles données s'appuie le chanoine Minasi à la p. 215 de ses Chiese di Calabria pour faire de ce Romain un Argyros.

[51] Voyez Épopée, I. Il fut crucifié en face de l'armée victorieuse après la délaite de Chrysopolis.

[52] Voyez sur ces expéditions et les sources qui les mentionnent la note d'Amari à la page 344 du t. II de sa Storia dei Musulmani di Sicilia.

[53] An 375 de l'Hégire; mai 985 à mai 986.

[54] Muralt, op. cit., I, p. 749.

[55] Kritis est-il un nom patronymique ou ce mot ne désignerait-il pas plutôt la fonction de Nicolas: « kritis », juge?

[56] Qui sait même si Romain et Andraliskos ne seraient pas un seul et unique personnage?

[57] Asto, Otho, Azzo.

[58] Pour l'année 993, la Chronique de Lupus et les Annales Barenses notent uniquement la mort de l'archevêque Paul de Bari qui eut pour successeur un certain Chrysostome.

[59] Les Vies des saints siciliens Luc de Demona (Gaetani, Vitae sanctorum siculorum. II, 86, et Bollandistes, 9 mars, t. I de mars, p. 97), et Vital de Castronovo (Gaetani, II, 96, et Bollandistes, 13 oct., t. VI, p. 332), morts en Calabre l'un le 13 octobre 993. l'autre probablement en 994, qui tous deux avaient pris l'habit au fameux monastère basilien de Saint Philippe d'Argira et qui avaient été chassés de leur île par les persécutions des Sarrasins, contiennent des détails infiniment curieux sur l'existence malheureuse des chrétiens en ces parages vers la fin du xe siècle. Voyez Amari, op. cit., II, pp. 403 (note 1) et 406 sqq.

[60] L’Anonyme de Bari fixe ce siège à l’an 996. Le salernitain Romoald et les Annales Beneventani le placent en 995.

[61] Rapportée par Alpertus dans son livre De episcopis Mettensibus. Mon. Germ., SS., t. IV, p. 698.

[62] Gregorovius dit (op. cit., I. III, p. 383) qu'il fut élevé au pontificat malgré Crescentius par la faction allemande.

[63] Grabfund in der St. Pantaleonskirche (Köln. Volkszeitung, n° 49, 1892. Abendausgabe). L'église que j'ai visitée l'an dernier s'appelle aujourd'hui « Sainte-Marie dans la Schnurgasse ». Le monument refait au siècle dernier est hideux, indigne d'un si grand nom. Voyez encore sur l'église Saint Pantaléon: Lacomblet, Niederrheinisches Urkundenbuch, t. II, p. 23, n° 166 (Fondation par l'archevêque Brunon, d'un couvent près de l'église Saint Pantaléon le 22 mai 904). — Voyez encore Pertz, SS., t. XVII, p. 824 et Wuerdtwein, Nova subsidia diplomatica, t. IV, pp. II, 14 (Conrad de Briga, vingt-cinquième abbé, place le chef de saint Pantaléon dans une châsse avec une épigramme en quatre vers).

[64] Voyez dans Giesebrecht, op. cit., note des pages 853-853, la longue série des calomnies dont fut abreuvée la mémoire de cette princesse grâce au fanatisme étroit des dévots d'Occident. Petrus Damiani raconte qu'on alla jusqu'à lui reprocher une prétendue liaison avec le fameux Jean de Calabre. Saint Brun, dans la Vita Adalberti, semble bien l'appeler pulcrum lutum. — M. Moltmann, op. cit., p. 68, a protesté contre les jugements un peu rigoureux de l'historien Giesebrecht qui, dans la note citée plus haut, se défend de toute exagération. Il consent à abandonner pulcrum lutum, mais prouve que Saint Brun dans la Vita Adalberti n'avait pas haute idée de Théophano. Le pieux écrivain dit, en effet, qu'Othon dut son désastre de Stilo à ce qu'il avait écouté les conseils de l'impératrice sa femme.

M. Stefanovic Vibvsky a écrit, il y a quelques années, dans la Neue Presse de Vienne, un article intitulé: Une Byzantine sur le trône allemand, que je n'ai pas réussi à me procurer.

[65] E. Müntz, Les Artistes byzantins dans l'Europe latine (Revue de l'Art chrétien, livr. de mai 1893, p. 183). Voyez encore Ch. de Linas, Les Expositions rétrospectives de Bruxelles, Düsseldorf, Paris, en 1880, p. 116.

[66] Voyez Épopée, I.

[67] Il y a évidemment là une erreur. Les deux seuls frères de Théophano étaient empereurs à Constantinople.

[68] Giesebrecht, op. cit., t. I, p. 321.

[69] J. Labarte, Hist. Des Arts Industriels, t. I, p. 82, place la construction de cet édifice en 1008.

[70] J. Durand, Note sur une bague byzantine. (Bulletin Monumental de 1882, p. 10 du tirage à part.)

[71] Voyez encore sur toutes ces influences qui furent une des conséquences du mariage de Théophano, J. Labarte, op. cit., t. I, pp. 80 à 82 et 380 sqq.

[72] Voyez sur ce personnage célèbre: Minasi, San Nilo di Calabria, la longue et intéressante note 32, pp. 345 sqq. et aussi Muratori, Annales Italiae, t. V, p. 483. Voyez aussi sur ses goûts littéraires et scientifiques: Giesebrecht, op. cit., t. I, p. 858, note à la p. 670.

[73] Il est du moins ainsi désigné par saint Barthélemy, le biographe de saint Nil, alors que toutes les autres sources le nomment « Jean » ou « Jean de Calabre ». Ce nom grec d'origine était-il un nom patronymique ou un simple surnom? Cette dernière supposition semble plus vraisemblable.

[74] Voyez cependant Mystakidis, op. cit., note de la page 57.

[75] Pour plus de détails, voyez J. Labarte, Les Arts industriels, I, pp. 380 sqq.

[76] Mystakidis, op. cit., p. 54.

[77] On se rappelle que Basile II n'avait pas de postérité et qu'il ne fut probablement même jamais marié. Il est expressément dit dans les chroniqueurs occidentaux que les ambassadeurs allemands étaient chargés de demander la main d'une princesse de la maison impériale.

[78] Gregorovius, op. cit., III, 407, dit 995.

[79] Bruno.