L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Deuxième partie

CHAPITRE III

 

 

Avant de dire le peu que nous savons sur cette seconde campagne de Basile II en Asie, il nous faut faire quelques pas en arrière et raconter ce qui s'était passé à Constantinople et sur le théâtre de la guerre en Bulgarie depuis le retour du basileus de sa première expédition dans le Sud, vers les derniers jours de l'an 990 probablement. Hélas, de tout cela, de tous les événements survenus à Constantinople même durant ces trois années 996, 997 et 998, nous ne savons presque rien. Yahia et les autres chroniqueurs orientaux ne nous parlent guère que de ce qui se passait en Syrie. Du reste des affaires de l'empire grec ils ne soufflent mot, sauf quelques indications assez inexactes sur les choses de Bulgarie. Quant aux Byzantins, à Skylitzès, à Cédrénus, à Psellos, à Zonaras, presque nos seules sources grecques pour ce long règne, ces auteurs passent tout simplement sous silence toutes ces années comme ils en passeront bien d'autres encore par la suite. C'est désolant et presque inouï; mais c'est ainsi, et jusqu'à la découverte bien improbable de quelque chronique nouvelle, il faut nous résigner.

De ce qui eut lieu à Byzance durant ce temps, de tout ce qui y fut dit, pensé, fait et médité, de toutes les intrigues, de tous les conseils, de tous les événements, de toutes les fêtes, les joies ou les tristesses de ces trois années, au Palais Sacré comme à la Ville et dans les provinces, nous ne savons rien, rien absolument, sauf quelques faits de guerre en Bulgarie sur lesquels je vais revenir tout à l'heure, sauf encore que le magistros Sisinnios, médecin des plus distingués, versé dans les lettres, fut élu patriarche de Constantinople le jour de Pâques, 12 avril de l'an 996!

On voit que, malgré l'improbation des papes, les Grecs continuaient à élever des laïcs à l'épiscopat. Sisinnios était estimé pour ses vertus et son grand savoir. Yahia, qui nous fournit la date précise de son avènement, ajoute qu'il fut élu après une vacance de quatre années à partir du trépas de son prédécesseur, l'insignifiant Nicolas Chrysobergios,[1] mort lui-même après douze ans et huit mois de pontificat. « Cette vacance, dit l'écrivain syrien, eut lieu parce que le basileus avait été tout ce temps-là retenu en Bulgarie par les soucis de la guerre contre le roi Samuel.[2]»

L'antagonisme entre le patriarche, le haut clergé et les moines d'une part, la couronne de l'autre, dit en substance l'historien Gfroerer,[3] constituait une menace si grande pour l’existence même de l’empire, bien que celui-ci eut à ce moment atteint son plus haut degré de puissance, que l'excès du danger amena les deux partis à se rapprocher. Sous le règne de Basile II, un accord dut intervenir entre la couronne et les chefs du clergé, qui peut-être bien n'exista jamais sous la forme d'une convention écrite — du moins on ne possède aucun document qui puisse en témoigner — mais qui n'en est pas moins à peu près certain.

Sûrement Basile dut, en son nom comme au nom de ses successeurs, donner à l'Eglise l'assurance que désormais la couronne ne réclamerait plus comme sous les basileis précédents la même soumission aveugle de la part du patriarche, qu'elle respecterait au contraire un certain nombre de droits nettement définis accordés au siège patriarcal de Constantinople. De son côté le patriarche dut s'engager en quelque manière à renoncer à cette union spirituelle avec Rome qui avait été si ardemment désirée par le fameux Théodore de Stoudion, par Sergios, par Polyeucte et quelques-uns des successeurs de ce dernier. De même et comme complément nécessaire, le patriarche dut promettre de renoncer aussi à ce droit dont avait joui Polyeucte de dire son mot dans les circonstances graves du gouvernement de l'empire. Bref: le patriarche, en compensation de certains avantages, acceptait de séparer nettement la question de son siège d'avec celle des relations entre l'empire d'Orient et l'Eglise œcuménique et consentait à ne plus s'occuper désormais que de ses intérêts particuliers.

La preuve que toutes ces négociations ont dû se poursuivre à Constantinople, dès avant la fin du xe siècle, nous est fournie par l'histoire même du patriarche qui succéda à Nicolas Chrysobergios. Au printemps de cette même année 996 qui avait vu la mort de ce prélat, Othon III, nous le savons, avait créé pape son proche parent Brunon sous le nom de Grégoire V. Basile II, qui se défiait de ce souverain pontife de race allemande, entièrement dévoué à la politique de la maison de Saxe, avait, nous l'avons vu, prêté son puissant appui au Grec Philagathos dont Crescentius avait fait un antipape. Mais cette entreprise s'était misérablement terminée par le supplice horrible de l'ambitieux prétendant. Dans de semblables circonstances, il est clair que le parti qui, à Constantinople, depuis plus d'un siècle, réclamait avec une infatigable obstination la reconnaissance par le nouveau patriarche au jour de son élection de la suprématie du siège de saint Pierre, dut renoncer à tout espoir d'obtenir pour le moment la victoire. Sisinnios, le successeur de Nicolas Chrysobergios, était un laïc exerçant la profession de médecin et décoré du titre de magistros. Certainement il n'était arrivé au pouvoir que par la faveur directe de Basile II. Il se montra reconnaissant au basileus durant son passage si court sur le trône patriarcal et rompit ouvertement avec Rome, c'est-à-dire avec Grégoire V qui, au printemps de 998, avait excommunié son rival Philagathos, le candidat infortuné du basileus. Le fait de cette complète rupture tout le long du règne de ce patriarche et du pontificat de Grégoire V est indéniable, bien qu'on ne puisse en donner la preuve par aucun document authentique, mais seulement par des probabilités.[4]

En février 997, Sisinnios, second patriarche constantinopolitain de ce nom, publia de concert avec ses suffragants, dont le dernier était Constantin de Sougdée, un règlement sur les mariages illicites.[5] II y rééditait avec plus de vigueur encore les arguments sévères de son prédécesseur, les accompagnant d'une véritable avalanche de termes spéciaux et d'images empruntées pour la plupart à la science médicale.[6] Il y prohibait certaines unions qui, jusque-là, passaient pour autorisées par les plus anciens règlements de l'Église. Tout ceci peut-être bien n'avait d'autre but que d'en revenir encore une fois aux quatrièmes noces de l'empereur Léon, de trouver de nouveaux griefs à imputer aux papes de Rome et d'en arriver ainsi plus sûrement à une rupture avec le siège de saint Pierre.

Ce même patriarche, durant son règne si court, réussit encore à mettre d'accord les membres de son clergé divisés précisément sur cette fameuse question des quatrièmes noces du basileus Léon le Sage. Il mit ainsi fin à l'interminable lutte occasionnée par ce quatrième mariage de cet empereur, mariage qui avait été approuvé par le pape Sergios III malgré l'opposition formelle du patriarche Nicolas Mystikos, au milieu du scandale universel et de l'émotion formidable de l'Église grecque tout entière.[7] Sisinnios mourut déjà le 12 juin ou le 12 septembre de l'an 998,[8] après deux ans et quatre mois seulement de pontificat.

On connaît encore de ce patriarche une lettre encyclique aux évêques d'Asie Mineure sur la procession du Saint-Esprit[9] et quelques autres règlements d'ordre ecclésiastique.[10] Il eut pour successeur le moine Sergios, de la famille du fameux patriarche Photius comme l'était aussi le dernier de ses prédécesseurs du même nom. Sergios portait le surnom du Manuélite à cause du monastère de Manuel fondé par ce prédécesseur homonyme et dont il était higoumène comme l'avait été également celui-ci.

Sergios, deuxième patriarche de Constantinople de ce nom, avait failli être nommé à cette haute charge bien des années auparavant, lors de la maladie mortelle du patriarche Théophylacte. Le basileus Romain Lécapène avait voulu, à ce moment, l'élever à ces fonctions suprêmes, mais Sergios avait refusé, désignant de lui-même comme un bien meilleur candidat Polyeucte qui finalement avait été élu. Sergios avait pour frère le magistros Cosmas que nous savons avoir été l'ami de Romain Lécapène et le cousin de Photius. Le nouveau patriarche était donc certainement fort avancé en âge quand il arriva au pouvoir. Les auteurs s'accordent à lui reconnaître toutes les vertus, une science profonde jointe à une grande modestie. Son éloquence était sans hauteur, pleine de douceur, d'humilité et de fermeté à la fois.

Peu après la mort de Sisinnios, Grégoire V, prématurément descendu dans la tombe, fut à son tour remplacé par le fameux Sylvestre II, et à Constantinople, où l’on était toujours parfaitement informé des choses de Rome, on demeura assuré que la conduite violente d'Othon III d'Allemagne à l'endroit des Romains amènerait infailliblement à bref délai quelque catastrophe dans cette cité. Les motifs pour lesquels, lors de l’élection du patriarche précédent, on s’était préoccupé uniquement de nommer un candidat qui fût « persona grata » au Palais Sacré, n’existaient plus. Le besoin d’un laïc ou d’un homme de cour ne se faisant plus autant sentir, on choisit, cette fois, un simple religieux. « Cette nomination, ajoute Gfroerer, fut très probablement un succès du parti des « Théodoriens » qui, bien que voyant leur influence fort affaiblie sous ce règne, n'en continuaient pas moins à exister et n'avaient aucunement renoncé à leurs espérances. »

On doit rapporter à cette époque du règne, exactement au mois de janvier 996,[11] une Novelle du basileus Basile fixant à quarante ans la prescription pour l'exercice du droit de retrait des pauvres contre les riches et renouvelant et renforçant celle si fameuse de Romain Lécapène contre les acquêts des employés de l'Etat inspirée par cette théorie que la masse de la propriété rurale devait être considérée comme fermée et inaliénable. Cette Novelle de Basile dont le texte, chose extraordinaire, nous est parvenu accompagné de précieuses scholies inscrites directement par ce grand basileus,[12] est un des principaux parmi les monuments juridiques hélas si infiniment rares qui nous aient été conservés du règne pourtant si prolongé de ce prince. Elle est fort développée. Son importance est extrême. Elle fut dictée par cette nécessité toujours croissante dans l'empire à cette époque de mettre un terme aux empiétements immenses de la grande propriété.[13]

Elle est intitulée: « Nouvelle constitution du pieux basileus Basile le Jeune condamnant ceux des riches qui s'enrichissent aux dépens des pauvres, conformément à la première Novelle du basileus Romain l'Ancien de l'an 935[14] ». Il est dit en substance dans ce très curieux document que le basileus, dans ses voyages à travers l'empire, ailleurs encore, lorsqu'il a voulu s'enquérir des conditions réciproques dans lesquelles vivaient les riches et les pauvres, a reçu des plaintes innombrables exposant que les biens de ces derniers se trouvaient constamment accaparés ou détenus par les puissants par suite de cette notion fausse dont sont imbus ceux-ci que la possession de ces propriétés leur demeure assurée même lorsqu'ils se les sont appropriées illégalement, pourvu qu'ils aient réussi par ruse, dons ou violences, à empêcher durant un espace de quarante années les pauvres dépossédés par eux de déposer une plainte régulière.

Suivent des considérations exposant longuement le péril d'un pareil état de choses avec de curieux exemples destinés à illustrer ce péril, par exemple: « De cette manière les familles des Phocas et des Maléinos ont acquis des biens immenses, qu'elles ont conservés jusqu'à ce jour. » — Ici éclate bien toute la rancune séculaire de la dynastie macédonienne contre ces grands clans nobles d'Anatolie auteurs de tant de terribles rébellions à peine vaincues, — et puis encore: « Le patrice Constantin Maléinos et son fils le magistros Eustathios se trouvent ainsi depuis cent ans, peut-être bien cent vingt, en possession incontestée de propriétés injustement acquises par eux. Il en est de même pour les Phocas, qui, de père en fils, depuis plus d'un siècle, ont réussi eux aussi, presque sans interruption, à détenir des biens injustement acquis.[15] Tout dernièrement encore de nouveaux parvenus ont ainsi fait leur chemin. Tel, par exemple, ce Philokales, simple paysan qui longtemps dans la plus misérable condition a vécu du travail de ses mains et payait les mêmes taxes que les autres paysans ses frères, mais qui maintenant, depuis que la fortune l'a mis si en vue, a obtenu diverses dignités palatines, a été nommé successivement « hebdomadarios », puis « kitonite », puis « protovestiarite[16] », et a acquis des biens immenses. Il n'est toutefois pas demeuré impuni. Car, lorsque nous arrivâmes dans la contrée où ses biens étaient situés, et que nous eûmes reçu les plaintes de ceux qu'il avait dépossédés, nous ordonnâmes que, toutes les constructions qu'il avait fait élever fussent rusées et que les terres ravies par lui aux pauvres fussent restituées à ceux-ci. Maintenant cet individu vit de nouveau sur le petit bien qu'il possédait au début de sa carrière et est redevenu ce qu'il était, de par sa naissance, un simple paysan. Notre impériale volonté, est qu'il en devienne ainsi de tous ceux de nos sujets hauts placés ou non qui se sont appropriés de telle manière le bien des pauvres. C'est pourquoi nous ordonnons ce qui suit: Tout domaine qui a été constitué avant le temps de notre  aïeul maternel le basileus Romain Lécapène demeurera acquis à son propriétaire pourvu que celui-ci puisse justifier par documents authentiques que son droit est antérieur a cette époque; par contre toute acquisition faite seulement après la promulgation de l'édit de notre grand-père[17] et en opposition avec les dispositions y édictées, sera considérée comme nulle et sans valeur.

 « Aucun bénéfice provenant de la prescription, fût-elle de quarante années ou même davantage, n'aura force, pour maintenir, ni dans le présent ni dans l'avenir, lesdites acquisitions. Tout au contraire, les possesseurs d'origine, les paysans, qui en ont été expulsés jadis par ces propriétaires de latifundia, sont en droit de réclamer leur réintégration immédiate dans lesdits biens, sans être tenus à restituer le prix d'achat reçu (par échange) et à payer aucune indemnité pour les améliorations introduites par les propriétaires dépossédés. »

« Et comme il est souvent arrivé que ceux qui avaient acquis ainsi injustement des terres se sont fait confirmer ces biens injustement acquis par des chrysobulles impériaux décrivant lesdits biens et en indiquant, les noms et les limites, nous ordonnons ce qui suit: ces chrysobulles, même ceux contresignés de notre propre signature, seront sans valeur effective contre les plaintes justifiées des propriétaires dépossédés ou fraudés. »

Le texte expose ensuite que le basileus Basile II a pu se convaincre de visu pendant ses voyages à travers l'empire que, grâce à ces chrysobulles frauduleusement obtenus, dans toute la portion occidentale de l'empire comme aussi dans presque toute la région orientale, une masse immense de biens de paysans, aussi de biens domaniaux, ont été ainsi concédés à des propriétaires injustement pourvus.

Vient maintenant un passage spécialement consacré aux acquisitions illégales de biens par les communautés religieuses « qui en sont infiniment, avides ». « Nous sommes également convaincus qu'une foule de petites propriétés ont été absorbées par les monastères. Il est arrivé dans maint endroit qu'un paysan bâtissait une église, lui donnait son bien avec l'assentiment des autres membres de la communauté et devenait de ce fait moine attaché à l'église ainsi dotée. Deux ou trois autres suivaient cet exemple, abandonnant intégralement leur héritage, et devenaient moines au service de cette église. Puis, à la mort, de ce donateur d'origine, le plus proche métropolitain ou évêque mettait la main sur son héritage, le transformait en couvent et gardait le tout pour lui ou en faisait don à d'autres. Partout où se sont passés de tels faits, nous ordonnons que les biens en question soient restitués aux pauvres et redeviennent terres de paysans, que l'évêque ou le métropolitain les ait conservés pour lui ou remis à d'autres. Aucune prescription, de quelque durée qu'elle soit, n'aura force de loi pour assurer la possession de ces biens mal acquis, à moins que, comme c'était le cas au début, au moins deux ou trois moines ne viennent à remplir de nouveau le service dans l'église en question; mais de toute manière ces biens ainsi voués au service de l'église conserveront la qualité de biens des paysans et l'évêque ou le métropolitain ne pourra exercer sur lesdits moines que la surveillance spirituelle et n'aura pas le droit de disposer de leurs terres.

« Au cas où un des basileis précédents aurait concédé des privilèges à une église de village et établi des bénéfices en forme, celle-ci, bien que ce soit contre le droit strict, demeurera comme avant soumise à l'évêque ou au métropolitain et lesdits bénéfices continueront à avoir force de loi, mais à condition qu'ils ne pourront être transmis à aucun autre qu'à un moine. Ces dispositions ne s'appliquent du reste pas à des monastères, mais à de simples églises de village. Si, par contre, une église de village s'est accrue autrefois grâce à des donations jusqu'à devenir un véritable monastère, de telle sorte que jusqu'à huit ou dix moines ou plus encore y vivent en communauté, nous ordonnons, bien que ce soit contre le droit strict, que ce monastère ainsi constitué soit maintenu sous l'autorité de l'évêque ou du métropolitain qui aura la faculté d'administrer à son gré les biens d'une telle fondation, à condition toutefois que le nombre primitif des moines n'aura pas été réduit et que les biens en question suffiront à l'entretien de la communauté.[18] Mais, à partir d'aujourd'hui, il ne sera plus permis de procéder à ces transformations d'églises de village en monastères et au cas où des évêques ou métropolitains viendraient à commettre un nombre de moines supérieur à huit ou dix pour le service de simples églises de campagne, nous ordonnons, d'accord avec les ordonnances de notre grand-père Romain, que de pareilles ordinations seront sans valeur légale même si les biens desdites églises suffisent pour la nourriture des frères. Bien plus, nous ordonnons que des églises de campagne de cette espèce ne pourront jamais obtenir les droits d'un monastère mais conserveront toujours la personnalité de bien de paysans (et auront en conséquence à supporter toutes les taxes de l'Etat). Il n'en sera toutefois pas ainsi pour les monastères de fondation ancienne. A supposer même que le nombre primitif de leurs religieux se soit ou non fondu par suite de la négligence de leurs chefs ecclésiastiques, ils n'en demeureront pas moins sous la puissance des évêques ou métropolitains et ceux-ci continueront comme par le passé à disposer de leurs biens. »

Le texte en revient ici à parler une fois de plus des empiétements commis par les laïcs. « Aucune prescription, s'écrie l'impérial législateur, ne pourra prévaloir contre les droits du fisc ou du domaine qui est constamment qualifié pour poursuivre la restitution de sa propriété. Tels sont en effet les charges et les soucis qui reposent sur la tête du prince qu'il lui est impossible d'administrer par lui-même tous les biens de la couronnée! qu'il doit en confier le soin à des fonctionnaires. Au cas donc où lesdits intermédiaires, devenus infidèles ou corrompus, auraient cédé à autrui des biens du domaine, le basileus a toujours la faculté à n'importe quel moment de s'emparer de ce qui a été ainsi perdu par la couronne et détourné. »

Plus loin le basileus se dit encore amené à décréter ce qui suit: « L'ancienne loi suivant laquelle tout individu du rang de protospathaire ou au-dessus qui aura commis un homicide ne peut être puni que de la perte de ses fonctions et dignités et ne peut être mis à mort, demeure révoquée. Tous ceux de ce rang qui se seront mis dans ce cas, ou auront conspiré ou auront excité d'autres à commettre ces crimes, non seulement perdront leurs dignités mais aussi la tête. »

« Finalement, comme dans le temps où nous n'avions pas encore pris en mains le pouvoir, alors que le chancelier Basile gouvernait l'empire en notre nom, beaucoup de chrysobulles ont été promulgués par lesquels cet homme n'en faisait qu'à sa guise sans prêter aucune attention à nos désirs, nous renouvelons ici l'ordonnance une fois déjà promulguée par nous établissant que parmi lesdits chrysobulles, ceux-là seuls auront force de loi auxquels nous aurons ajouté après révision le mot « confirmé ». Tous ceux, par contre, qui n'auront pas été présentés à notre signature et dont nous dénions chaque mot sont déclarés nuls et de nul effet. »

C'est là le très imparfait et trop bref résumé des dispositions principales contenues dans ce document extraordinaire. Cette Novelle si importante, il faut bien le dire, ne se trouvait nullement en contradiction, ainsi qu'on pourrait le croire, avec l'ordonnance du même basileus Basile du 4 avril 988[19] abrogeant la célèbre Novelle de Nicéphore Phocas sur les monastères. Elle ne faisait, bien au contraire, que la renforcer et la compléter.

Cette ordonnance de 988 en effet interdisait de poursuivre à l'avenir la transformation des biens de paysans en biens de monastères. D'ailleurs l'édit de Romain Lécapène auquel se réfère expressément la Novelle de 996 avait déjà fait les mêmes défenses. Cette Novelle de 996 ne retire donc rien de ce qui avait été accordé par celle du mois d'avril 988 qui remettait en vigueur les ordonnances de Romain Lécapène; tout au contraire elle accorde davantage en ordonnant premièrement que parmi ces biens ecclésiastiques constitués à l'aide de biens de paysans, ceux-là seuls ne pourront être atteints qui ont été attribués par lettres impériales à des églises de campagne; secondement, que toute église de campagne, même constituée à l'aide de biens de paysans, qui jouira de dotations suffisantes pour faire vivre huit ou dix moines et au-dessus, obtiendra tous les droits des véritables monastères. Si l'on s'en fût tenu au texte de l'édit de Romain Lécapène, il n'eût pas été loisible de profiter de ces deux dispositions. La remarque répétée à deux reprises dans le texte de Basile II que le basileus accorde plus que ce qui serait la stricte justice est donc basée sur l'exacte vérité et l'on voit clairement que cette Novelle, bien qu'en apparence — et certainement avec intention — le ton en soit fort âpre à l'endroit du haut clergé, lui est en réalité plutôt favorable.

Ce document impérial est par contre très dur; même très violent pour la noblesse provinciale. Il constitue pour cette classe de grands propriétaires une véritable menace de destruction. « Nous nous sommes convaincus de visu dans nos voyages, dit le basileus, que grâce à ces chrysobulles frauduleusement obtenus dans tout l'occident de l'empire, comme dans presque tout l'orient, une masse immense de biens appartenant primitivement à des paysans ou encore faisant partie du domaine ont été attribués à des propriétaires qui ne peuvent justifier de leurs titres. Ces propriétaires irréguliers si nombreux se trouvaient maintenant contraints de tout restituer. Quelle consternation immense dut produire une mesure d'ordre aussi général parmi tous ces riches archontes provinciaux! C'était la véritable revanche de la couronne après toutes ces interminables séditions qui avaient pris naissance en Anatolie.

Bien plus, la noblesse perdait les derniers privilèges qui pouvaient fortifier sa résistance. Le personnage de caste noble risquait maintenant à l'égal de l'homme du menu peuple de payer de sa vie ses méfaits au lieu d'avoir comme jusqu'ici la faculté de se racheter par la perte de ses titres et dignités, peut-être aussi par celle de ses biens. Ce décret d'esprit équitable mais véritablement draconien dans l'exécution, ne fut probablement jamais appliqué dans toute sa rigueur et son intégrité. Nous en avons la preuve par un des exemples mêmes que cite le basileus dans sa Novelle. Sur les trois noms produits dans ce document comme étant ceux de familles ou d'individus qui s'étaient enrichis illégalement au détriment des pauvres, les deux illustres clans des Phocas et des Maléinos et le parvenu Philokales, ce dernier seul semble avoir subi l'application rigoureuse de la loi nouvelle qui le fit retomber au rang de paysan. Eustathios Maléinos, en effet, ne fut pas sérieusement inquiété puisque cinq ans après nous le verrons dans ses immenses terres d'Asie faire accueil au basileus Basile et à son armée revenant de Géorgie. Alors seulement, le basileus ayant pu constater de visu l'étendue choquante de ses colossales richesses, l'emmena avec lui à Constantinople où il le maintint jusqu'à sa mort dans une captivité dorée, après quoi il confisqua tous ses biens au bénéfice du Trésor. Certainement dans ces énormes domaines des Maléinos se trouvaient compris beaucoup d'anciens biens de paysans. Quant aux Phocas, bien que les sources contemporaines n'en disent rien et que le texte de la Novelle impériale semble l'ignorer, il est bien probable, malgré ce que peut en dire Gfroerer,[20] qu'après leur chute à la suite de la révolte de Bardas Phocas, ils avaient dû être alors déjà dépouillés au profit de la couronne de la majeure partie, sinon de la totalité de leurs terres parmi lesquelles devaient figurer beaucoup d'anciens biens de paysans ou aussi du domaine frauduleusement détournés. Mais cette confiscation n'avait pu être que la suite même de cette révolte fameuse et non l'application de la Novelle de l'an 996 postérieure de plusieurs années à ces événements. Autant Romain Lécapène dans sa célèbre Novelle avait eu pour but unique le bien des classes pauvres et le désir de préserver leur propriété des atteintes des riches, autant les mobiles de Basile II semblent avoir été d'ordre moins désintéressé. La preuve en est surtout dans les dispositions édictées par ce prince au sujet des dotations pieuses. Si le basileus s'oppose si vivement à la transformation des églises rurales en monastères véritables, c'est que ces derniers, conformément à d'antiques privilèges, jouissaient à l'endroit du Trésor de certaines exemptions fort importantes qu'il n'était plus dans son intention d'accorder dorénavant à qui que ce fût: laïc ou prêtre.[21]

Pendant que le basileus Basile se trouvait en Asie en 995, la guerre n'avait cessé de faire rage en Bulgarie. Elle avait continué de plus belle après son retour. En dehors de la connaissance de ce simple fait, nous sommes très mal renseignés. « Tandis que le basileus Basile était à Antioche (c'est-à-dire en Syrie), dit Yahia, Samuel, cet homme belliqueux qui ne connaissait pas le repos, s'était mis à reprendre les villes qui lui avaient été enlevées par les Byzantins. « Une des principales entreprises de l'infatigable souverain semble avoir été à ce moment dirigée contre la garnison de la grande cité de Salonique. Il faut de toute nécessité placer ici cet incident de la lutte dont j'ai déjà dit quelques mots aux événements des années 995 ou 996. Samuel, dans le but d'attirer au dehors le magistros Grégoire[22] Daronite, des princes de Darôn, que Basile avait fait gouverneur de cette seconde ville de l'empire,[23] avait envoyé un petit corps de troupes faire une démonstration jusque sous ses remparts. Lui-même avec le gros de ses forces s'était mis en embuscade. Le magistros Grégoire, qui, depuis l'an 990 qu'il était pourvu de ce commandement, avait maintes fois avec son fils Aschod et son lieutenant également arménien, Saak, le prince de Hantzit, fils d'Abel, livré bataille aux Bulgares, ignora le piège que lui tendait le tsar. Il avait détaché en avant-garde son fils pour surveiller et épier l'ennemi. Lui-même suivait, avec le reste de la garnison. Aschod, jeune et téméraire, rencontrant le petit corps envoyé en éclaireur par Samuel, le bouscula, facilement et se lança à sa poursuite. L'imprudent tomba dans l'embûche du Comitopoule. Lui et les siens se défendirent comme des lions. Son père qui l'adorait, averti du danger, vola à son secours. Mais le vieux magistros, enveloppé par d'innombrables ennemis, périt après une défense héroïque, probablement avec une grande partie, de ses soldats, Aschod et le prince de Hantzit, faits prisonniers, furent emmenés par les Bulgares. Nous ignorons le lieu précis de cette tragédie.

Evidemment le magistros arménien avait, cette fois encore, négligé de se faire suffisamment éclairer. Et pourtant il n'est pas un traité de tactique de l'époque qui n'insiste sur la nécessité de cette précaution élémentaire. « Aie des éclaireurs, dit le grand seigneur byzantin dont M. Wassiliewsky a publié les curieux Conseils et Récits,[24] aie aussi, d'intelligents leveurs de plans. Avant de le mettre en marche, ordonne-leur d'examiner les routes, et dès que tu auras ruiné le pays ennemi, sors-en par une autre route, ainsi tu n'auras pas d'ennuis. S'il n'y a qu'une route, exécute ton irruption avec soudaineté, à l'improviste, et aussitôt après retire-toi en hâte par le même chemin. Autrement fais occuper par les gens les défilés et les hauteurs environnantes et donne à ces hommes des chefs braves. Puis après avoir ruiné le pays ennemi, rentre chez toi avec le secours de Dieu, sans peines, te réjouissant et te divertissant. Garde soigneusement les kastra de la frontière et tout le pays dont la garde t'a été confiée et n'aie jamais confiance dans les toparques voisins,[25] même s'ils te juraient amitié. »

A une autre place de son livre encore,[26] le même auteur revient avec insistance sur ce sujet qui lui est cher. « Si tu te trouves en pays ennemi, stratigos, aie des éclaireurs nombreux, fidèles et actifs, de ceux que nous appelons des « kontarioi ». Par eux tu connaîtras la force de l'ennemi et ses projets astucieux. Sans éclaireurs il est impossible de réussir. Que les tiens s'ignorent entre eux. L'un d'eux pourrait être pris et sa perte ferait découvrir les autres. Aie aussi d'autres émissaires, de ceux qu’on nomme « synodikoi » parce qu'ils vont prendre langue par huit, neuf, dix ou plus. Ne regrette point tes générosités envers eux, surtout quand ils sont en service. Parle-leur souvent, et observe dans ces conversations la nature de chacun. Rends-toi compte qui, parmi eux, a l'esprit droit, et qui l'esprit intrigant, qui est véridique et qui menteur, qui est entreprenant ou paresseux, hardi ou couard. Mais que jamais aucun d'eux ni personne ne connaisse le fond de ta pensée. »

Lorsque la nouvelle du désastre de la garnison de Salonique parvint au basileus, il se trouvait peut-être encore en Syrie, peut-être bien à Antioche. Pour remplacer le malheureux prince de Darôn, Basile expédia en hâte dans la grande cité macédonienne en qualité de généralissime où plus exactement de domestique des scholes d'Occident, c'est-à-dire d'Europe, Nicéphore Ouranos, l'ancien ambassadeur impérial à Bagdad lors de la fuite de Bardas Skléros auprès du Khalife en 980. Ce fonctionnaire infortuné, après une dure captivité en terre sarrasine, avait, on le sait, réussi à se racheter et à regagner Constantinople. Ce n'était pas le premier venu. S'il avait été diplomate peu heureux, il allait se montrer capitaine de mérite. C'était aussi un lettré distingué. Il est l'auteur d'une Vie manuscrite du saint syrien Syméon Thaumastooreitis divisée en deux cent cinquante chapitres, vie manuscrite qui n'est d'ailleurs qu'une paraphrase d'une Vie bien plus ancienne rédigée au vie siècle.[27]

Nicéphore Ouranos se rendit immédiatement à Salonique. Il partit de là pour le théâtre de la guerre où les forces impériales étaient demeurées sans chef par la mort du Daronite et la captivité de son fils. Ceci se passait dans le courant de l'année 996. Sans doute le basileus, à son retour dans la capitale, ne jugea pas à propos de reprendre à ce moment la direction de la guerre bulgare et les soucis du pouvoir le retinrent au Palais Sacré. Il n'était que temps cependant qu'un chef expérimenté comme Nicéphore Ouranos survînt. Dès son arrivée dans Salonique, celui-ci apprit que le tsar Samuel, encouragé par son premier succès sur le Daronite, avait une fois de plus envahi le territoire de l'empire, se dirigeant cette fois droit vers le sud.

Nous n'avons que bien peu de détails, hélas! Nous savons seulement par quelques mots de Skylitzès que le tsar bulgare avait, à la tête de ses bandes éprouvées, franchi l'étroit défilé si beau et si poétique, si riant et si sauvage à la fois de Tempe de Thessalie entre les deux massues gigantesques de l'Olympe et de l'Ossa, traversé le lit majestueux du Pénée au cours tranquille et lent, et qu'il parcourait maintenant en tous sens, brûlant, pillant et massacrant, non seulement cette belle province, mais encore la Béotie, même l’Attique, pénétrant à nouveau jusqu'aux portes du Péloponnèse à travers l'Isthme de Corinthe. Toutes ces malheureuses terres de Grèce se trouvaient une fois encore en proie aux plus affreux ravages de cet ennemi impitoyable. C'était une calamité sans nom. Il semblait qu'on fût revenu aux pires époques de cette guerre interminable. On n'a qu'à jeter les yeux sur une carte pour voir quelles étendues immenses recouvrait la vague sanglante de l'invasion bulgare.

Nicéphore Ouranos avait ordre de courir droit à l'armée d'invasion. Longeant le rivage à l'occident de Salonique, remontant ensuite le cours du Pénée, le généralissime gagna en hâte la forte place thessalienne de Larissa dont il a été question si souvent déjà dans l'histoire de cette longue lutte. Etagée en pente douce sur la rive droite du Pénée, entourée de beaux jardins, de fertiles campagnes, cette ville était alors, bien plus qu'aujourd'hui, grande et importante. Le grand domestique d'Occident y laissa ses bagages, ses malades. Puis, avec toutes ses troupes valides, à marches forcées, il traversa la Thessalie. Dépassant la plaine fameuse de Pharsale dont le nom retentit comme un glas funèbre, il franchit l'Apidanos, aujourd'hui appelé Phersalitikos, traversa la chaîne sauvage de l'Othrys, et descendit dans la vallée du Sperchios, autre plaine immense entre les masses de cette première montagne et celles de l'Œta, dont les vastes prairies et les bois touffus forment au golfe Maliaque un cadre si gracieux. Il y trouva l'ennemi!

Le généralissime byzantin rencontrait la grande armée bulgare au moment où celle-ci s'en retournait du Péloponnèse et de l'Attique qu'elle venait de dévaster ainsi pour la seconde fois au moins dans le cours du règne de notre Basile. La course forcée, de Nicéphore Ouranos avait porté ses fruits! Le tsar bulgare fut surpris par les Byzantins au passage du fleuve. Nicéphore le trouva campant sur la rive méridionale, chargé du butin de la Grèce, attendant que le Sperchios qui, en automne, est démesurément grossi par les longues et fortes pluies de la saison tombées sur l'Œta et le Korax, ayant franchi ses bords et inondé toute la vallée, fût rentré dans son lit.[28] Les troupes byzantines s'établirent sur la rive opposée juste en face des Bulgares qui occupaient un point certainement peu éloigné des célèbres Thermopyles. La masse des eaux du fleuve semblait devoir rendre de longtemps toute action impossible, les deux armées ne pouvant se joindre. Le tsar conservait donc une parfaite quiétude et probablement ses troupes se gardaient mal.

Le magistros Nicéphore Ouranos, lui, veillait. De minutieuses inspections en amont comme en aval, peut-être aussi les indications des gens du pays, lui firent découvrir un gué. Par une nuit parfaitement sombre, l'armée byzantine, laissant derrière elle le kastron de Zitouni[29] au nom slave qui a repris aujourd'hui, son antique appellation de Lamia et qui fut si longtemps ville turque frontière en face de la Grèce redevenue libre, franchit sans encombre le Sperchios non loin de son embouchure. A grands cris les soldats grecs tombèrent sur les Bulgares qui dormaient sans défiance, se croyant protégés par l'inondation. Nous n'avons aucun autre détail sur cette surprise qui fut une effroyable tuerie, un bain de sang. Les Bulgares furent égorgés par milliers. Vingt ans après, quand le basileus Basile passa dans ces régions allant en pèlerinage à Athènes pour y remercier la Vierge Toute Sainte des victoires qu'elle lui avait accordées, il contempla les os des vaincus jonchant encore de toutes parts la plaine funèbre qu'ils blanchissaient de leurs amas énormes. Le tsar et son fils Romain, l'héritier de la couronne bulgare, furent grièvement blessés. Tous deux eussent été achevés ou pris si, profitant de l'obscurité et de la confusion, ils ne fussent demeurés couchés parmi les cadavres de leurs soldats égorgés. On les crut morts ou disparus.

Lorsque la nuit fut venue avec ses ombres propices, les princes réussirent à s'évader. Bien que souffrant affreusement de leurs blessures, ces hommes intrépides qu'aucune catastrophe ne pouvait abattre, parvinrent à gagner la chaîne de monts solitaires qui séparent la Thessalie de l'Etolie. De là, de sommet en sommet, de crête en crête, de vallon en vallon, par les âpres et sauvages chemins des bergers valaques, par les obscurs sentiers des fauves, ils coururent vers le nord. Franchissant enfin l'inaccessible rempart du Pinde, « ils réussirent, dit Skylitzès, à se retrouver dans leur royaume de Bulgarie ». En réalité, ils étaient arrivés en Epire qui, à ce moment, faisait partie de leurs États. On voit quelle était l'immense étendue de leur puissance. Sauf la grande plaine de Thrace, sauf Salonique et ses alentours immédiats, sauf quelques territoires en Thessalie, sauf la Grèce propre et la Morée, tout le reste de la péninsule des Balkans n'avait cessé d'appartenir aux Bulgares ou était retombé en leur pouvoir après ces quatre années de luttes incessantes dirigées par le basileus en personne. C'est d'aussi fugitifs indices que nous sommes forcés de nous contenter pour nous représenter ce qu'était à ce moment la monarchie de Samuel, tant sont muettes ou du moins infiniment pauvres les sources historiques auxquelles nous pouvons puiser. Souvent nous n'apprenons que telle ville était bulgare que parce que les récits byzantins nous racontent que le basileus dut en faire le siège pour la reprendre.

Un érudit grec, M. C. Sathas, qui a publié en 1865 une vieille Chronique de la petite ville de Galaxidi sur le golfe de Lépante, a trouvé dans ce précieux document un récit qu'il classe avec toute apparence de raison à cette grande expédition bulgare de l'an 996 à laquelle la victoire de Nicéphore Ouranos vint mettre un terme si tragique.

Dans ce passage il est question de l'attaque de Galaxidi par un corps bulgare de l'armée d'invasion. Ce fait de guerre est rapporté par l'auteur anonyme de la Chronique au règne d'un empereur Constantin Romain qui n'a certainement jamais existé et que M. Sathas n'a pas eu de peine à identifier avec notre Basile II. Voici les passages les plus importants de ce très curieux récit: « Sous le règne de Constantin Romain, des hommes farouches et ennemis du Christ, nommés Bulgares, entrèrent en Grèce et avec l'épée et la lance abîmèrent les chrétiens et fondirent droit sur la Morée: en passant par Salone, qui est Amphissa, ils la bloquèrent. Et la moitié de ces hommes vinrent à Galaxidi, et ils prirent des esclaves dans les villages. Et donc ces mécréants une fois arrivés à Galaxidi (la ville était ancienne et bien fortifiée; elle possédait une flotte et des maisons de reste) décidèrent de la prendre à la pointe de l'épée. Et les Galaxidiotes, aussitôt qu'ils eurent appris cette terrible nouvelle, coururent aux églises pour prier à genoux le Christ et la Vierge et les autres saints de les aider dans ce péril affreux. Ils s'armèrent; ils se préparèrent à la guerre. Et les pirates arrivèrent et assiégèrent la forteresse. Avec toutes sortes de machinations et l'aide de Satan, ils pratiquèrent une grande brèche et pénétrèrent dans la ville l'arme au poing. Il s'ensuivit une grande tuerie et une lutte terrible si bien que le sang coulait dans les rues comme un torrent. Et les Galaxidiotes, avec l'aide et par la grâce de Dieu, restèrent vainqueurs et tuèrent les pirates mécréants et gagnèrent la bataille. Mais quelques-uns de ces pirates se dérobèrent au glaive et à la colère de Dieu et, rejoignant leurs compagnons qui faisaient le siège de Salone, leur rapportèrent le massacre et le désastre de leurs frères à Galaxidi. Et ces mécréants en apprenant l'affreuse nouvelle se mirent en colère, écumant d'une rage de vengeance. Et aussitôt qu'ils eurent pris Salone par la trahison d'un des habitants qu'on appelait Koutso-Théodore, le treizième jour du mois d'août, ils en passèrent tous les habitants, jeunes et vieux, femmes et enfants, au fil de l’épée. Ces corsaires voulaient venger le sang des leurs. Et après avoir repu leurs âmes noires de sang chrétien, ils se ruèrent comme des abeilles, ne connaissant pas de mesure, sur Galaxidi.

 « Les Galaxidiotes les voyant revenir en si grand nombre se retirèrent sur leurs vaisseaux. Seuls quelques vieillards restèrent dans la ville, faute de place sur les embarcations. Et un Galaxidiote nommé Charalambis ne consentit pas à quitter sa pairie. N'écoulant ni conseils ni prières, il demeura dans Galaxidi pour défendre le kastron et périr dignement. Il va à l'église, il se confesse et invoque l'aide du Christ. Il se ceint de ses armes qu'avait bénites le prêtre. Puis il se poste seul à la porte de la forteresse. Et donc les pirates arrivent, ils entrent et trouvent Charalambis qui se rue sur eux comme un lion furieux. Il tue plusieurs d'entre eux, même un de leurs chefs. Et toute leur armée se jette sur lui et en combattant, son épée se brise. Il fut pris vivant et mis en mille morceaux. Et son nom est honoré dans un chrysobulle impérial.

« Les pirates entrent alors sans encombre dans Galaxidi. Ils mettent le feu aux maisons et détruisent le kastron qui était très beau, tout entier construit avec des arbres du temps des Hellènes. Ils entrent dans les églises, tuent les vieillards, et veulent piller les églises. Mais écoutez le grand miracle: l’un d'eux, voyant un chandelier en or qui brûlait devant l'icône du Christ, monte sur une échelle pour son emparer, et, avant qu'il n'eût pu le toucher, sa main sacrilège fut coupée et il tomba mort devenant subitement tout noir comme de la poix. Un grand tremblement de terre se produisit.

Alors apparut un cavalier avec un glaive nu et des armes étincelantes et il commença de tuer les pirates, et les chassa hors de Galaxidi jusque dans la montagne et là il devint invisible et disparut de dessus terre.[30] Nicéphore et son armée victorieuse ayant dépouillé leurs innombrables ennemis morts, ayant délivré les prisonniers « romains » que Samuel traînait à sa suite, et pillé le camp ennemi où ils retrouvèrent un énorme butin ramené de l'Attique et du Péloponnèse, reprirent allègrement la route de Salonique. » Yahia dit que le magistros rentra à Constantinople (probablement pour y recevoir les honneurs du triomphe, ramenant à sa suite douze mille soldats bulgares prisonniers. Il apportait aussi, bagage sinistre, mille têtes de vaincus, probablement des têtes de chefs et d'officiers. Certainement les douze mille captifs barbares sous leurs costumes de poil de bête, suivirent à pied, poudreux et las, le cortège triomphal du généralissime.

Cette terrible déroute des bords du fleuve Sperchios au pied des antiques Thermopyles dans l'an du Seigneur 996, marque véritablement le point tournant de la fortune de l'intrépide Samuel. On a dit avec raison que cette victoire de Nicéphore Ouranos qui délivra définitivement la Grèce propre et le Péloponnèse de l'incessante menace de la conquête bulgare, constitue un des plus notables événements de l'histoire du peuple grec et que le valeureux lieutenant de Basile II peut passer à juste titre pour un des sauveurs de l'Hellénisme.

Nous ne savons ni comment du fond des montagnes de l'Epire lointaine le tsar bulgare fugitif regagna sa capitale d'Achrida qui venait de succéder à celle de Prespa,[31] ni quelles mesures il prit pour réparer les conséquences de sa défaite et regarnir à nouveau les cadres de sa mouvante armée. Les chroniqueurs byzantins se taisent sur tous ces points. Seul Yahia, après, avoir très brièvement mentionné la victorieuse campagne de Nicéphore Ouranos en Thessalie,[32] fait le curieux récit suivant: « Et le Comitopoule, à la suite de ce grand désastre, écrivit au basileus Basile en s'humiliant devant lui, lui promettant obéissance et le suppliant de lui accorder ses faveurs. Et le basileus était tout prêt à y consentir, mais à ce moment même mourut le roi des Bulgares (Romain, fils du tsar Pierre et souverain légitime de Bulgarie) qui était en captivité à Constantinople. Et la nouvelle de sa mort parvint à son esclave le Comitopoule (Samuel) chef des Bulgares et reprenant tout son courage, il se fit proclamer tsar. Et le basileus Basile envoya de nouveau le magistros Nicéphore faire la guerre aux Bulgares, et il passa au centre de leur pays et aucun d'eux n'osa sortir pour se mesurer contre lui et il y demeura trois mois, portant partout le ravage et l'incendie et puis s'en retourna à Constantinople. »

Ce récit contient certes des renseignements inexacts, ce qui s'explique aisément par l'éloignement où se trouvait Yahia de la Bulgarie; ainsi nous savons fort bien que Samuel n'avait point attendu ce moment pour se faire proclamer tsar, car le pauvre souverain légitime, Romain, ne le gênait guère; ensuite, Romain ne mourut certainement point à ce moment, puisque nous le retrouverons beaucoup plus tard simple gouverneur de la forteresse de Skopia au nom de Samuel. Mais, à part ces erreurs incontestables, il est bien probable que ces lignes trop brèves du chroniqueur antiochitain contiennent beaucoup de vrai. Très probablement Samuel, d'abord accablé par le terrible désastre de Zitouni, avait un moment songé à se soumettre et à cesser une résistance devenue inutile. Très probablement aussi, le basileus, préoccupe des progrès des Egyptiens du côté de la Syrie, avait accueilli avec empressement ces premières ouvertures de son obstiné adversaire. Puis, pour une raison qui nous échappe, mais qui ne fut certainement point la mort du jeune roi Romain, l'enragé partisan, changeant d'avis, recommença la lutte. Alors le basileus, furieux d'avoir été joué, envoya contre lui Nicéphore Ouranos avec une nouvelle armée.

Cette seconde expédition du vainqueur de Zitouni, si nous devons l'admettre sur la foi de Yahia, eut lieu dans le cours de l'année 997. D'après les quelques mots que lui consacre l'historien syrien, il semble qu'elle ait été moins une véritable campagne qu'une marche dévastatrice à travers un pays presque partout abandonné par ses défenseurs réfugiés dans les places fortes. L'expression de « centre du pays « employée par Yahia paraît indiquer que Nicéphore Ouranos, ayant pénétré cette fois en territoire ennemi par quelque défilé du Balkan occidental, se serait avancé au moins jusqu'à Sofia.[33] Pas plus que les précédentes, cette campagne de 997 ne fut définitive. Elle n'eut, même pas de résultat appréciable pour l’issue de la lutte bulgare qui durait depuis tant d'années déjà.

J’ai dit que les chroniqueurs byzantins, après avoir raconté la fuite de Samuel et de son fils grièvement blessés sur le champ de bataille de Zitouni, ne disent rien de ce qui se passa immédiatement après entre vainqueurs et vaincus, ils se contentent de nous rapporter un incident romanesque, d'ordre quelque peu secondaire, dont voici le récit d'après Skylitzès:[34] « Samuel, ayant réussi à fuir dans son pays, une fois de retour donna la liberté à son prisonnier le prince Aschod, fils du magistros Grégoire de Darôn et le maria à sa fille. Ce noble jeune Arménien étant de fort belle mine, cette fille, folle d'amour, menaça de se tuer si on ne l'unissait à lui. Avant célébré leurs noces, Samuel les envoya tous deux à Dyrrachion sur l'Adriatique et confia à Aschod la garde de cette place forte. Mais le jeune seigneur, à peine arrivé dans son nouveau commandement, d'accord avec sa femme qu'il avait réussi à convaincre, se réfugia sur un des bâtiments de la flotte impériale qui naviguait en ces parages pour la défense de la frontière, et réussit ainsi à gagner Constantinople. Le basileus Basile fit le meilleur accueil au couple fugitif. Le prince arménien à l'égal de son père fut créé magistros[35] et sa femme, la fille du tsar bulgare, fut élevée au rang de dame du Palais parmi les zôstai ou patriciennes à ceinture. Aschod avait, apporté au basileus des lettres d'un certain dynaste Chrysélios, de Dyrrachion, probablement quelque magnat de ce pays d'Illyrie auquel il avait confié, en s'en allant, le gouvernement de sa ville. Par ces lettres, ce Chrysélios offrait à Basile de lui livrer Dyrrachion pourvu qu'on le nommât patrice avec ses deux fils. Basile se hâta d'envoyer une réponse favorable; puis le patrice Eustathios Daphnomélès, probablement à la tête de quelques vaisseaux de guerre, vint prendre livraison de la ville illyrienne. A son arrivée, cet officier trouva Chrysélios mort, mais les deux, fils de celui-ci demeurèrent, fidèles aux engagements pris par leur père. Ils furent nommés patrices[36] et Dyrrachion, occupée depuis des années par les Bulgares, redevint cité byzantine.

Cette histoire d'amour si brièvement racontée, ne laisse pas que d'être fort intéressante, surtout à cause de la reprise par les Grecs de la forteresse de Dyrrachion, clef de la mer Adriatique, qui en fut la suite. C'est bien encore une de ces odyssées étranges si fréquentes au Moyen âge oriental que celle de cette princesse dont nous ignorons même le nom, fille d'un tsar barbare, que l'amour décide à quitter furtivement le royaume paternel pour venir échouer au Palais Sacré où elle sera fière de grossir l'infini catalogue des dames de la cour impériale, filles d'honneur de l'impératrice, femme de Constantin, compagnes de réclusion et de plaisirs des princesses Zoé et Théodora ses filles. Hélas! nous ne savons plus rien de la jeune tsaritsa ni de son séduisant époux, échappé de si galante manière aux griffes d'un sauvage beau-père. Leurs aventures, qui ne nous sont connues que par leurs tendres amours, semblent être tombées pour toujours dans la nuit de l'histoire.

Il est curieux d'apprendre encore par ce court récit que même Dyrrachion faisait à ce moment partie du royaume de Samuel. C'est au milieu du silence désolant des chroniqueurs contemporains une preuve frappante de l'immense développement atteint si rapidement par cette monarchie improvisée grâce aux malheurs de l'empire paralyse par les guerres civiles, grâce surtout à l'énergie, à l'activité extraordinaires de l'audacieux Samuel. Très probablement cette conquête par les Bulgares de la ville de Dyrrachion, capitale du thème maritime de ce nom, avait eu lieu en même temps que celle de beaucoup d'autres places fortes byzantines de la côte épirote et illyrienne lors de la première grande campagne du tsar Samuel vers le sud en 986, alors que les bandes bulgares s'étaient une première fois avancées jusqu'à l'Isthme de Corinthe.

L'ancienne Epidamnos, devenue la Dyrrachium romaine, puis la Dyrrachion byzantine avant de devenir la Durazzo du Moyen âge, était à cette époque de la fin du xe siècle la plus forte place de l'empire sur le rivage de l'Adriatique, capitale du petit thème du même nom. Jadis elle avait été une des deux têtes de route de la célèbre Voie Egnatienne qui traversait la Macédoine. Bâtie sur une haute péninsule rocheuse, munie d'un port excellent pour l'époque, elle occupait un espace considérable dont l'enceinte byzantine, bâtie de briques, debout encore aujourd'hui, peut faire apprécier l'importance. La rentrée des forces impériales dans cette place de premier ordre, probablement suivie de la conquête des petites cités maritimes environnantes, constituait un grand succès pour la cause du basileus. La monarchie du tsar Samuel se trouvait prise à revers, menacée sur ses derrières. Cet événement dut avoir lieu aux environs de l'an 1000. Nous en trouvons un écho précieux, peut-être même la date précise dans les Chroniques italiennes contemporaines. Deux d'entre elles, en effet, à l'année 1005, portent cette brève mention: « Dyrrachion retombe au pouvoir de l'empereur par le moyen de Théodore ».[37] Théodore était certainement le nom d'un des deux fils du dynaste Chrysélios. Ces événements considérables de la côte d'Albanie et d'Epire eurent, on le comprend, un grand retentissement jusque sur la rive opposée de l'Adriatique.

La perte de Dyrrachion était d'autant plus douloureuse au tsar Samuel, qu'il pouvait le mieux surveiller de ce point le royaume voisin de Serbie, devenu son tributaire à la suite d'une guerre heureuse entreprise par lui contre le roi Vladimir. Samuel avait gardé ce prince quelque temps prisonnier. Puis, l’ayant marié à une fille khazare à laquelle il avait donné en dot de vastes domaines en Albanie, il l'avait replacé sur le trône de Serbie en qualité de vassal de sa couronne.[38]

Presque à la même époque, c'est-à-dire dans le courant de l'année 998, nous verrons le basileus Basile remettre à son vassal le duc ou doge de Venise le gouvernement et la défense du thème de Dalmatie voisin de celui de Dyrrachion, trop éloigné toutefois du centre de l'empire pour que les troupes byzantines fussent en état de le protéger utilement contre les empiétements du roi de Croatie.

Skylitzès place encore à cette même période du conflit gréco-bulgare[39] les aventures de quelques hauts personnages byzantins qu'il raconte dans son style d'une si extraordinaire brièveté: « Dans ce même temps, dit-il, le magistros Paul Bôbos,[40] un des notables de Salonique, et le protospathaire Jean Malakinos, célèbre par sa haute sagesse et sa vive éloquence, qui passe pour l'ancêtre de tous les Melissènes, cette grande famille d'archontes terriens en Messénie et en Phocide, dénoncés au basileus comme étant secrètement, favorables à la cause bulgare, furent déportés, le premier dans la plaine du thème des Thracésiens, le second à Constantinople. Pareillement d'autres personnages haut placés exerçant à Andrinople des fonctions importantes voulant éviter un sort semblable, qu'ils avaient de bonnes raisons pour redouter, réussirent à fuir auprès du tsar Samuel. Ce furent Vatatzès avec tous les siens et Basile Glavas seul. Le basileus, par vengeance, fit emprisonner le fils de ce dernier et le retint trois ans entiers en prison, après quoi il le relâcha.[41]

Ces incidents si brièvement racontés, que nous devinons plutôt que nous ne les comprenons, nous ouvrent cependant des perspectives intimes sur la gravité de cette interminable lutte. Puisque de si grands personnages de l'empire, des archontes provinciaux, de hauts fonctionnaires de deux des premières cités des thèmes d'Europe, probablement poussés à bout par la partialité du basileus envers les classes pauvres aux dépens de celle des grands propriétaires, faisaient ouvertement des voeux pour le triomphe du tsar bulgare, c'est-à-dire pour la ruine de l'empire et la chute de la dynastie macédonienne, c'est que les chances de Samuel devaient encore à ce moment sembler bien sérieuses et que la désaffection des Byzantins pour leur famille souveraine était çà et là déjà fort grande.

Je viens de résumer exactement tout ce que nous savons sur les événements de la guerre de Bulgarie depuis le retour de l'empereur de son expédition de Syrie dans l'hiver de 995 à 996 jusqu'à son départ pour sa seconde campagne dans cette contrée au printemps de 999, c'est-à-dire durant trois années. Durant cette période, il ne semble pas que le basileus ait quitté Constantinople pour le théâtre de la guerre. Mais ce n'est qu'une présomption. En réalité nous ne savons rien. Probablement Nicéphore Ouranos commanda en chef durant tout ce temps les troupes byzantines opérant en Bulgarie.

Passons au récit de la seconde campagne de Basile en Asie en l'an 999. Nous sommes encore moins bien renseignés sur celle-ci que sur la précédente de l'année 995. En dehors de quelques indications bien vagues dans Kémal ed-din et d'une simple mention dans Al-Aïni, Yahia est le seul parmi les historiens orientaux à nous en parler avec quelque détail. Ce silence extraordinaire peut s'expliquer par cette circonstance que ces chroniqueurs ont confondu en une seule ces deux campagnes très rapprochées. Ainsi Ibn Dhafer et aussi Abou'l Mahâcen ont attribué à la première le siège par les impériaux des places de Chaizar et de Homs alors que ces faits appartiennent à l'expédition de 999. Quant aux Byzantins, ils ne soufflent mot de cette dernière. Açogh'ig, l'historien arménien, en parle brièvement.

Ceci dit, voici le récit, hélas, bien court que fait Yahia de cette seconde campagne. J'y joins les quelques détails fournis par Kémal ed-din.

Le but principal, de Basile dans cette nouvelle marche vers le sud était de relever en Syrie le prestige des armes chrétiennes gravement compromis par le désastre du duc Damien Dalassénos à Apamée. L'armée impériale ne déboucha au delà du Taurus que fort tard dans l'année. Le 20 septembre, elle se trouvait à Djisr el-Hadîd, pont sur l'Oronte à trois heures d'Antioche. Elle traversa ensuite cette plaine sinistre d'Apamée où gisaient toujours épars les ossements blanchis des soldats de Dalassénos, couvrant au loin les sables du désert. Cette vue lamentable impressionna vivement le basileus et ses troupes qui gémirent à l'aspect de ces tristes dépouilles. Basile, pleurant ses guerriers morts, fit réunir leurs ossements dans une vaste fosse. Les prêtres bénirent en sa présence ce lieu consacré. Sur l'emplacement de celui-ci il ordonna d'élever une chapelle.[42]

Un mois s'écoula dont nous ignorons l'emploi. Puis les véritables opérations commencèrent. La première cité musulmane attaquée fut Chaizar, la Césarée des Romains.

Les Grecs coupèrent l'aqueduc qui fournissait l'eau aux habitants et engagèrent la lutte le 28 octobre. Le gouverneur égyptien était Hamlàn[43] Ibn Karâdis, le même probablement qui commandait en cette ville lors de la première expédition de Basile.[44] Le basileus, cette fois, tenta de l'acheter. Il s'y refusa noblement. Mais, le siège se prolongeant, l'eau vint à manquer. Alors le chef égyptien offrit de se rendre à condition que ses soldats maghrébins sortiraient librement avec lui, que les habitants auraient la vie sauve et conserveraient leurs biens, et que lui n'aurait pas à se prosterner devant le basileus.[45] Basile accepta ces propositions et en témoignage de sa foi jurée envoya sa croix d'or au chef musulman. C'était l'habitude quand on voulait affirmer par serment son consentement à un traité ou une capitulation. En 1031, le basileus Romain Argyre, congédiant l'ambassadeur turc après l'armistice qu'il venait de conclure avec le fils de Sultan Nasr, lui remit en signe de fidélité à la foi jurée sa croix d'or gemmée.

Hamlân Ibn Karâdis sortit donc de Chaizar la tête haute avec ses guerriers. Beaucoup d'habitants partirent avec lui, se refusant à accepter le joug chrétien. Ils suivirent le chef égyptien à Hamah, puis à Balbek. Basile fidèle à sa politique constante, remplaça ces fugitifs par des colons arméniens dont il repeupla la ville.

Ce fut à Chaizar que l'empereur, au dire de Kémal ed-din, reçut la visite du jeune émir d'Alep son vassal, qui avait quitté sa capitale pour le saluer. Malgré l'attitude très louche d'Abou'l Fadhaïl lors des récentes affaires d'Apamée, Basile, qui tenait à ne pas le jeter dans les bras des Egyptiens, lui fit le meilleur accueil et l'entoura d'honneurs princiers. Il lui accorda l'investiture solennelle d'Alep et de son territoire, lui disant « qu'il lui en faisait don », et lui fit de nombreux présents, parmi lesquels le chroniqueur oriental note uniquement un précieux petit gobelet d'or qui semble avoir été aussi remarquable que remarqué. Basile le remit à l'émir en lui disant: « Bois dedans. »

Aboul Fadhaïl, le petit-fils du grand Seïf Eddaulèh, devait, on le verra, mourir un peu plus de deux ans après cette scène, dans la nuit du samedi 6 janvier 1002, tout jeune encore, empoisonné, suivant les uns, par une de ses concubines, suivant les autres, par ordre de Loulou. Celui-ci aurait fait empoisonner en même temps sa propre fille, qu'il lui avait donnée pour femme.

En quittant Chaizar, l'armée impériale, recueillant à chaque pas d'innombrables captifs, alla, dans la direction de l'ouest, prendre Hisn-Abi-Koubeiss[46] très fort château du Liban. C'est le Kala't Kebeys de Burkhardt.[47] Ce fut ensuite le tour de Hisn-Massiad, au pied même de l'escarpe de la montagne des Ansariès, qui est presque à pic de ce côté. C'est cette même forteresse qui devait acquérir une si grande célébrité au temps des Croisades comme la capitale du mystérieux chef des Assassins. Ses ruines colossales sont encore debout aujourd'hui. Les impériaux, après avoir saccagé ces deux places fortes sarrasines, allèrent brûler Rafeniyah dont on emmena tous les habitants. Toujours brûlant, détruisant, capturant des prisonniers, l'armée parut enfin devant Homs, qui était Emèse.

C'était bien la vingtième fois depuis les jours du Porphyrogénète que cette cité infortunée, si malheureusement située dans cette zone intermédiaire sans cesse disputée entre les deux partis, se voyait attaquée par les soldats de Roum ou ceux de l'Islam. Les habitants, dit Yahia, se fortifièrent dans l'ancienne basilique chrétienne de Constantin transformée en mosquée. Ils s'y croyaient en sûreté tant les vastes murailles de ce noble et magnifique édifice étaient massives. Mais Basile avait remis le soin de les forcer à ses meilleurs soldats, les terribles Russes qui se trouvaient dans son armée, certainement une portion de ce laineux corps de six mille varangiens qui servait le basileus depuis l’époque du mariage de leur grand prince Vladimir avec la porphyrogénète Anne. Ces hommes de fer réussirent à mettre le feu à l'édifice et les malheureux Sarrasins d'Émèse durent se rendre à merci. Ce dut être une scène tragique. On emporta jusqu'au plomb et au cuivre qui avaient servi à la construction et à l'ornement de l'église. Ce simple détail montre ce qu'étaient ces expéditions de Roum en terre musulmane, de formidables razzias de pillage où ou ne laissait en arrière ni un captif bon pour le travail des champs ou le service militaire, ni un enfant ou une jeune fille de bonne santé pour le recrutement du gynécée, ni une gerbe de blé, ni un tuyau de plomb, ni une tuile de bronze, ni une outre d'huile ou de vin. Après le passage d'un semblable fléau, le pays envahi demeurait vide, incapable de nourrir ses habitants. Il fallait s'en aller ou périr par la famine.

Souvenons-nous que dans certaines contrées, dans cette infortunée Haute Syrie notamment, ces catastrophes se renouvelaient parfois tous les deux ou trois ans, parfois plus souvent encore.

De Homs l'armée poussant toujours plus au sud s'avança à travers les sables le long de l'Oronte jusqu'à Balbek qui était à cette époque une ville bédouine d'une certaine importance. Des fantassins russes de l'an mille, admirant le temple du Soleil à Balbek! Quelle étrangeté! De là, au lieu de s'en aller attaquer cette riche et populeuse Damas, qui semble avoir été presque constamment de loin comme un épouvantail pour les capitaines byzantins en expédition dans le Sud, le basileus retourna sur ses pas pour marcher à travers le Liban, suivant une coutume qui semble avoir été invariablement suivie à cette époque dans chacune de ces expéditions impériales, vers les villes de la côte phénicienne. Probablement Damas était cette fois encore trop bien gardée. Sitôt, en effet, que Basile et son armée étaient apparus en deçà des monts, le gouverneur égyptien de Syrie, en résidence dans cette ville, Djeïch Ibn Samsara, réduit apparemment à la défensive par le peu de forces dont il disposait, avait expédié message sur message au jeune Khalife au Caire pour réclamer des secours en hommes, en armes, en argent. Il décrivait avec émotion le chiffre formidable des troupes du basileus, leurs exploits, la terreur universelle inspirée par ces terribles guerriers du Nord aux populations éperdues qui de toutes parts fuyaient devant eux. Ses plaintes éloquentes avaient été écoutées. On lui avait expédié en hâte du Caire tout ce qu'il demandait, troupes et subsides. Des lettres officielles avaient été adressées à tous les gouverneurs égyptiens des villes de Syrie leur enjoignant de le rejoindre immédiatement avec leurs contingents. Tous avaient obéi, si bien qu'une forte armée musulmane se trouva subitement réunie à Damas « telle, dit Yahia, historien contemporain, qu'on n'en avait encore jamais vu de pareille en Syrie. »

Ce fut ce grand armement qui détourna probablement cette fois encore Basile de marcher sur Damas et de porter par la prise de cette capitale un coup décisif à la puissance des Fatimides d'Afrique en Syrie. D'ailleurs Djeïch Ibn Samsara, bien qu'à la tête de ces forces considérables, se contenta de mettre par sa présence à Damas une borne aux progrès des Byzantins de ce côté. Il semble, en effet, n'avoir pas quitté cette ville et s'être maintenu sur la plus stricte défensive durant tout le temps que l'armée impériale séjourna en Syrie.

Nos renseignements sur ces campagnes si curieuses de Basile en plein pays de l'antiquité sont, je ne puis cesser de le répéter, infiniment rares. Ceux fournis par les Byzantins, par Zonaras en particulier,[48] sont insignifiants. Jusqu’à la publication par le baron V. de Rosen des extraits du chroniqueur contemporain Yahia, on ne savait pour ainsi dire rien de ces grands événements. Cet historien nous a fourni enfin quelques indications bien précieuses, surtout quelques dates précises. Mais quel vide encore et que de lacunes à combler! Tout ce que nous savons sur la fin de cette campagne de l'an 999 tient en quelques lignes!

En atteignant la côte phénicienne, l'armée, remontant vers le nord, prit sur sa haute colline la forte place d'Arca, l'antique Césarée du Liban, patrie d'Alexandre Sévère. Cette ville fut brûlée et son château démoli. Le 6 décembre on se retrouva plus au sud devant Tripoli, cette place tant de fois attaquée par les troupes chrétiennes, qu'elles ne parvenaient jamais à prendre. Il devait en être ainsi cette fois encore. Basile s'installa pourtant comme pour un siège en règle. Il entoura son camp d'un vaste fossé et fit couper l'aqueduc qui amenait l'eau à la ville. Deux « chelandia » de sa flotte lui apportèrent des vivres et des fourrages en quantité. Le troisième jour, le 9 décembre, les Grecs tentèrent contre le château un assaut qui semble avoir complètement échoué. Entre temps, des corps détachés étaient allés ravager le territoire des villes voisines, Beyrouth et Djebaïl, jadis Béryte et Byblos, qui tenaient garnison égyptienne. Là encore on fit par surprise de très nombreux prisonniers. On en chargea les chelandia qui s'en allèrent débarquer ce bétail humain dans quelque marché d'esclaves de l'empire: à Smyrne, à Salonique ou à Constantinople. C'était un des plus clairs profits de ces expéditions brutales. Ces infortunés, ainsi arrachés à leur terre natale, empilés sur les galères du basileus, étaient choisis parmi les plus jeunes et les plus forts. Le jour n'était plus loin où, incorporés à leur tour dans les bataillons impériaux, ayant perdu jusqu'à la notion de leur patrie première, ils iraient eux aussi avec résignation, souvent avec enthousiasme, se faire hier dans des luttes lointaines pour le plus grand bien de l'empire de Roum et du basileus aimé de Dieu.

Le mardi 13 décembre il y eut de nouveau combat entre les Grecs et les gens de Tripoli qui eurent encore une fois le dessus. « Basile, dît Yahia, eut de nombreux soldats tués ou blessés. » L'échec semble même avoir été sérieux, car dès le samedi suivant, dix-septième jour de décembre, l'armée chrétienne, abandonnant une fois de plus le siège de cette imprenable petite cité, reprit par Latakieh le chemin d'Antioche emmenant des milliers de captifs et de nombreux otages.

« La durée du séjour de Basile dans les terres de l'Islam, dit Yahia, à partir de son arrivée à Djisr el-Hadid jusqu'à sa retraite de Tripoli fut de trois mois moins un jour.[49] » Les chiffres donnés par Açogh'ig sont un peu différents. « Basile, dit l'annaliste arménien, entra en Syrie le jour de la fête de l’Exaltation de la Croix, le 14 septembre de l'an 998.[50] Il en sortit le jour de l'Epiphanie, sixième jour du mois de janvier de l'an 999. « D'après ce dernier calcul, la durée du séjour de Basile en pays d’Islam aurait donc été de trois mois et trois semaines. Peut-être Açogh'ig a-t-il compris dans le chiffre total la durée du séjour à Antioche.

Ce séjour à Antioche au mois de janvier de l'an 1000 fut certainement de très courte durée. Basile y nomma duc en remplacement de l'infortuné Damien Dalassénos le magistros Nicéphore Ouranos, son ancien ambassadeur à Bagdad lors de la fuite de Bardas Skléros auprès du Khalife. Celui-ci commandait à ce moment, on le sait, à Salonique d'où il dirigeait en chef la guerre de Bulgarie. C'était un des meilleurs lieutenants du basileus et nous avons rencontré son nom à plus d'une page déjà de ce règne belliqueux. Il venait de se couvrir de gloire en battant cruellement l'armée bulgare à Zitouni de Thessalie. Depuis, dans une seconde campagne, il avait parcouru en tous sens la terre ennemie sans rencontrer de résistance.

Ceci fait, le basileus, franchissant l'Amanus dans les premiers jours de cet étrange an 1000 qui troublait si fort à ce moment les âmes mystiques et craintives d'Occident, vint avec toute son armée prendre ses cantonnements d'hiver dans les plaines herbeuses de Cilicie, sur les riches territoires de ces villes de Massissa et de Tarsous jadis reconquises par le glorieux Nicéphore. Lui-même fixa probablement sa résidence dans la seconde de ces cités. Nous ne savons rien de ce séjour qui semble s'être prolongé plusieurs mois. Probablement Basile avait l'intention dès la belle saison de retourner en Syrie, surtout de marcher sur Damas, d'expulser définitivement de toute cette région, but de ses constants efforts, les troupes et les gouverneurs du Khalife d'Egypte. Mais d'autres préoccupations vinrent ici l'assaillir qui devaient le forcer à diriger ses pas ailleurs.

Davith le Grand, Tavith, suivant la prononciation d'Ibérie, grand curopalate de la cour byzantine, fils d'Adarnasé également curopalate, petit-fils du roi Sempad curopalate, arrière-petit-fils du roi Adarnasé II, roi ou prince d'Ibérie, ou plus exactement du Daïk'h,[51] aujourd'hui pays d'Akhaltsikhé, une des quinze provinces de la grande Arménie, aussi nommée la Haute Géorgie, province arméno-géorgienne sur le haut cours du Tchorock, seigneur aussi du pays d'Apahounik et de beaucoup d'autres lieux, le plus puissant des princes d'Arménie ou de Géorgie, en un mot de toute la région du Caucase à cette époque avait péri assassiné dans sa cité de Daïk'h, « le jour de la fête vivificatrice de Pâques » de l'an 1000, le 31 mars d'après l'ère arménienne[52] « et tout le Daïk'h, dit l'historien national Arisdaguès de Lasdiverd, avait été par cet événement plongé dans la désolation ».

Cette souveraineté du Daïk'h était située au nord-est de la Haute ou Grande Arménie, au nord de la province d'Ararat et du district de Basian, séparée de la mer Noire par cette portion de la Colchide et de l'Ibérie qui formait le pays des Lazes et le petit royaume de Gourie ou Géorgie proprement dite. Davith le Curopalate, nous l'avons vu, avait jusqu'à sa mort joué un rôle prépondérant dans les affaires de l'Arménie comme de l'Ibérie.[53] Il avait été l'arbitre de cette dernière contrée et en avait été toute sa vie le plus puissant dynaste. C'est grâce à son influence prépondérante que les Ibères ou Géorgiens avaient pris une part si grande aux affaires intérieures de l'empire grec dans cette fin du xe siècle, portant les armes pour ou contre les basileis.

Longtemps Davith avait hésité entre les jeunes empereurs et les prétendants leurs adversaires. Ses exploits sont demeurés célèbres dans les fastes de sa patrie. Il avait surtout joué le plus grand rôle dans les terribles événements du début du règne de Basile. Il semble avoir éprouvé pour Bardas Phocas dès leurs premières relations lorsque celui-ci n'était que stratigos du thème de Chaldée à la mort de son oncle Nicéphore, une prédilection marquée. Tant que Phocas avait combattu pour son basileus contre le rebelle Bardas Skléros, Davith lui avait fourni sans compter ses merveilleux soldats d'Ibérie, ces troupes fameuses qui, à cette époque lointaine, parmi les mercenaires des armées impériales, jouissaient d'une réputation au moins égale à celle des fantassins de Russie.

Puis quand Bardas Phocas à son tour s'était fait proclamer empereur contre son prince légitime, c'était grâce aux guerriers d'Ibérie qu'il avait pu mettre l'empire aux portes de l'abîme. Pour combattre ces adversaires redoutables, Basile avait dû humilier sa grandeur devant le prince des Ross Vladimir et implorer de lui à grands frais le secours de ses droujines.

De même pour contraindre les Ibériens de Davith à quitter l'armée du prétendant, il avait dû envoyer un corps expéditionnaire à Trébizonde les obligeant par cette diversion avenir défendre leurs foyers. Bien que ce corps eût été battu, la ruine et la mort de Bardas Phocas avaient entraîné la soumission de son allié Davith. Une armée envoyée par Basile n'avait pas rencontré de résistance et c'est à ce moment que le roi curopalate, nous l'avons vu, avait dû faire cession anticipée au basileus de ses Etats en le désignant pour son héritier universel après sa mort. Les historiens de sa nation désignent d'ordinaire ce prince sous le nom du grand curopalate Davith, ou encore de Davith grand prince de Géorgie, curopalate de Daïk'h, ou encore Davith le Curopalate, prince des Géorgiens ou d'Ibérie, parce que, je le répète, il était le plus puissant dynaste de cette contrée, la plupart des princes du voisinage étant devenus ses vassaux.

« Davith, disent les historiens nationaux,[54] plus enclin peut-être que quiconque à faire de leurs princes un éloge aussi constant qu'excessif, fut un homme doux et pacifique entre tous les rois ses contemporains. Il fut une source de paix et de prospérité pour les diverses nations de l'Orient, particulièrement pour les Arméniens et les Géorgiens. Il éteignit de tous côtés la fureur des guerres par les victoires qu'il remporta sur les peuples ses voisins dont les rois lui adressèrent spontanément leur soumission. Ce fut un prince fort, bienfaiteur du pays, libéral, ami des pauvres et vraiment pacifique, car de son temps chacun, suivant la prophétie, reposait sous sa vigne et sous son olivier. »

Ces éloges, en partie mérités, semblent toutefois fort exagérés et ce grand curopalate Davith « si doux, pacifique entre tous » semble bien avoir été un prince remarquable, mais aussi un rude batailleur. Constamment en lutte avec les dynastes musulmans du voisinage, entre autres avec le féroce Mamloun, amirabed ou émir des émirs, émir de l'Azerbaïdjan et le plus puissant de tous les chefs infidèles de ces régions, il leur avait fait une guerre acharnée avec ses alliés les rois d'Arménie, de Géorgie et de Kars, s'efforçant de les chasser de l'Arménie du sud, devenu pour eux un véritable épouvantail, opposant coalition contre coalition. Il faut lire dans les historiens nationaux le récit naïf et terrible de ces luttes sauvages autant que pittoresques.

Après la mort du farouche Bad, émir kurde de Khélât, de Hark', d'Apahounik et de Népherkert en l'an 380 de l'Hégire,[55] Davith s'était encore emparé en 992 de beaucoup des terres de ce puissant dynaste avec ses villes de Khélàt, de Manaskerd et d'Arradjick.[56] Il avait repeuplé au moyen de ses colons arméniens et géorgiens,[57] la seconde de ces places fortes, dont Bad venait de relever les remparts jadis détruits par Bardas Phocas. Puis il avait fait sa paix avec le neveu et successeur de Bad, Abou Ali Al Hossein Ibn Merouan, qu'Ibn el Athir appelle « gouverneur de l'Arménie ». De longues guerres, celle précisément avec Mamloun, qui s'était fait honteusement battre à deux reprises, s'en étaient suivies. Elles s'étaient terminées par de triomphe total du belliqueux et invincible curopalate et la ruine de l'influence musulmane en ces parages pour de longues années.

La mort même de Davith avait été violente. Arrivé à un âge très avancé, il se trouvait accablé par les infirmités lorsqu'il périt le jour de Pâques de l'an 1000[58] empoisonné dans sa ville de Daïk'h par ses « éristhaws » jaloux de sa trop grande puissance. « Un exécrable complot, raconte Mathieu d'Edesse en son mystique langage, avait été ourdi contre Davith, prince vénérable. Les grands de sa cour, devenus les émules de Caïn et des autres meurtriers, poussaient à l'accomplissement de leurs criminels desseins l'archevêque géorgien Hilarion. Cet autre bourreau de Jésus-Christ crucifia Dieu une seconde fois, car il mêla du poison au corps et au sang vivifiant de Christ et fit du principe du salut un principe de mort. Après la célébration de sa messe homicide, il mit dans la bouche du saint roi une parcelle du mystère ainsi préparé et cela en présence de Dieu, au milieu de la Grande Église, le jour du Jeudi Saint. Davith s'aperçut aussitôt du crime, mais il garda un silence absolu, pardonnant à ses meurtriers; il se contenta de prendre du contre poison pour calmer les douleurs qui le dévoraient. Le scélérat Hilarion, persistant avec rage dans son projet infâme, pénétra dans la chambre de Davith durant qu'il était profondément endormi, et ayant retiré le coussin qui soutenait sa tête, il le lui plaça sur la bouche, puis se précipitant dessus avec force, il l'étouffa et le fit périr dans d'horribles souffrances.[59] »

Le grand curopalate de Daïk'h ne laissait ni fils ni frère qui pût lui succéder.[60] Dès longtemps il s'était probablement convaincu que seul un pouvoir fort comme l'était celui des basileis arriverait à protéger efficacement contre l'incessant effort de ses sauvages voisins musulmans, ses Etats si malheureusement exposés par leur situation géographique à ces constantes agressions. Aussi, conformément au traité signé par lui avec le basileus après la fin de la révolte de Bardas Skléros, le vieux prince, à son lit de mort, lui légua par testament irrévocable et irréductible toutes ses provinces, ses villes, ses forteresses, « toute sa légion noble » dit Açogh'ig, c'est-à-dire tous les seigneurs ses vassaux. En achevant ce testament, célèbre dans l'histoire de l'empire d'Orient, Davith recommandait vivement tous ses sujets aux meilleurs soins du basileus. Le roi curopalate pouvait être plein de bonne foi comme de résignation maintenant qu'il allait mourir, mais certainement lors de la cession primitive de ses Etats il avait eu la main forcée par le basileus vainqueur de Bardas Phocas, qui le menaçait de sa vengeance pour avoir soutenu contre lui le prétendant d'Asie. Devant la crainte d'une invasion de ses Etats par les troupes impériales, Davith avait dû s'exécuter en désignant Basile pour son héritier.

On se rappelle du reste qu'en 976, Davith n'avait reçu du basileus qu'à titre viager la plupart des territoires dont il faisait aujourd'hui rétrocession à l'empire. Cette cession, ou plutôt cette rétrocession n'était que le premier acte du long drame qui allait mettre petit à petit aux mains des basileis de Roum les territoires de la Grande Arménie tout entière.

Le patrimoine que le grand curopalate de Daïk'h léguait ainsi de plus ou moins bon gré au basileus Basile n'était pas à dédaigner.[61] Outre qu'il constituait un accroissement très important de territoire, outre qu'il mettait à la disposition des armées impériales des milliers de combattants de premier ordre, il fortifiait puissamment la frontière de ce côté, car le Daïk'h et ses dépendances, contrées montagneuses entre toutes, situées au sud du Kour, constamment exposées à la guerre étrangère, s'étaient hérissés de châteaux et de villes fortifiées peuplant, leurs cimes et leurs cols. Ils constituaient ainsi pour l'empire la plus précieuse des frontières armées de ce côté.

Au dire d'un historien national,[62] ce patrimoine du valeureux prince ibérien qui venait se fondre ainsi dans l'immense empire de Roum comprenait principalement les territoires des villes d'Oukhthik,[63] l'Olthis des Géorgiens d'aujourd'hui, de Mamrovan ou Namrevan, de Manazkerd[64] aussi, aujourd'hui Malazkerd, dans le pachalik d'Erzeroum, une des plus anciennes villes d'Arménie, située dans le Douroupéran au district de Hark', capitale de l'Apahounik', l'ancienne seigneurie de l'émir kurde Bad, avec toutes ses dépendances, bien d'autres territoires encore.

La Chronique nationale d'Ibérie connue sous le nom d'Histoire de Géorgie[65] raconte que le grand curopalate Davith, assuré qu'il n'aurait jamais de postérité, avait jadis annoncé à ses sujets son intention d'adopter pour son successeur le prince Pakarat, fils du roi Gourguen d'Aphkhasie.[66] Mais ce projet n'avait pas été suivi d'exécution pour des motifs qui nous sont demeurés inconnus, bien probablement toutefois parce que le basileus y avait mis opposition. En tous cas le témoignage unanime des autres historiens nationaux tels qu'Acogh'ig par exemple autorise à croire que le curopalate avait longtemps avant sa mort révoqué cette adoption et toutes les conséquences qui en découlaient.

Ce changement de volonté, accompli librement ou non, devait plus tard amener de sanglants conflits entre le basileus Basile et le prince Pagrat ou Pakarat devenu à la mort de son père roi d'Aphkhasie sous le nom de Pakarat III.

Basile, hivernant dans Tarse dans la première moitié de cet an mille, fut très rapidement informé du meurtre du vieux curopalate qui le constituait l'héritier d'une si vaste souveraineté. Abandonnant momentanément ses projets d'une troisième campagne en Syrie plus décisive que la précédente, ce prince avisé comprit la nécessité de se rendre de suite de sa personne en Géorgie où l'appelait la foule des princes et des archontes ibériens anxieux de sa venue. Il désirait y recueillir en personne l'héritage du curopalate, établir son autorité dans ses nouvelles possessions du Daïk'h, veiller surtout à ce que cette vaste opération fut exécutée pacifiquement. Il redoutait certainement quelque intervention hostile du roi pagratide d'Arménie Kakig.

Davith avait péri dans la journée du 31 mars. Basile se mit en marche le plus promptement possible, donc probablement déjà dans le courant du mois de juin. Yahia nous dit, en effet, qu'il passa six mois en Cilicie et nous savons d'autre part qu'il était arrivé dans cette contrée vers les premiers jours de l'année.[67] Il partit à marches forcées au dire d'Açogh'ig. Certainement on l'avait prévenu qu'il rencontrerait une vive opposition. Pour cette raison, il emmenait avec lui des forces nombreuses. Parmi celles-ci figurait un gros contingent russe. « En outre, ajoute Yahia, le basileus emmenait avec lui le duc d'Antioche, Nicéphore Ouranos, et une partie des troupes de celui-ci. » L'illustre guerrier valait à lui seul une armée.

Au dire d'Açogh'ig, le basileus et ses troupes gagnèrent d'abord Malatya, l'antique Mélitène, cette forte place de guerre située à une courte distance du Haut Euphrate, qui a joué un rôle si important dans toutes les guerres d'Asie à cette époque. En l'absence de tout détail, il devient bien difficile de dire quelle route l’empereur et l'armée suivirent pour se rendre de Tarse dans cette ville après avoir franchi le Taurus. Probablement ils remontèrent jusqu'à Césarée et prirent eh ce point la grande voie militaire qui, passant non loin de Tzamandos, puis par Arabissos, aboutissait précisément à Mélitène.

Dans cette antique forteresse impériale de la lointaine vallée du grand fleuve Euphrate, Basile se trouvait déjà en terre d'Arménie. La situation religieuse dans cette contrée était à ce moment fort troublée. Les membres du haut clergé byzantin d'Asie avaient engagé dernièrement dans ces extrêmes provinces orientales de l'empire une véritable campagne de persécution contre les prêtres arméniens coupables de vouloir demeurer fidèles à leur dogme national. Deux de ces prélats surtout, le fameux métropolitain de Sébaste dont Yahia nous a dit la mort affreuse en Bulgarie et celui de Mélitène que Mathieu d'Edesse nomme Théodore, s'étaient signalés à cette occasion, l'un par sa violence qui lui avait valu la haine mortelle des Arméniens, l'autre par les excès de son zèle pieux. Cette haine des Arméniens pour leur bourreau se reflète dans les malédictions des historiens nationaux contemporains qui considèrent la mort misérable du métropolitain de Sébaste comme un juste châtiment de ses crimes envers leur patrie.

« Basile, raconte Açogh'ig, était exaspéré contre les Arméniens à cause de la trahison de beaucoup parmi ses sujets appartenant à cette nation, qui, transportés sur son ordre dès avant l'an 988 en Thrace et en Macédoine pour contribuer à la défense de cette portion de la frontière de l'empire, s'étaient révoltés, —probablement parce que le clergé grec les persécutait violemment, — puis avaient passé en Bulgarie et y avaient fait cause commune avec les Bulgares contre lui. » « Le basileus, poursuit le chroniqueur, avait conçu de cette mésaventure une telle aversion contre la nation arménienne tout entière qu'il avait laissé faire le clergé grec en Asie et ne s'était point opposé à cette cruelle persécution de tout un peuple. Les métropolitains de Sébaste et de Mélitène avec tous leurs prêtres n'en avaient été que plus ardents à poursuivre de toute manière leurs ressortissants arméniens et à les représenter incessamment au basileus comme déplorablement souillés de l'hérésie d'Eutychès. Le métropolitain de Sébaste surtout avait cruellement fait torturer les prêtres arméniens de sa ville épiscopale et expédié les principaux d'entre eux enchaînés à Constantinople pour y être jugés au Palais Sacré. Leur chef, Gabriel, vieillard sage et très pieux, avait expiré en prison au milieu des plus cruels supplices.[68] »

Un certain nombre d'autres prêtres moins fidèles, entre autres les deux évêques arméniens de Sébaste et de Larisse, Séon et Joannès, sous la pression du cruel métropolitain, avaient lâchement fait défection. Se séparant de leurs compatriotes, ils avaient abjuré leurs prétendues erreurs et adhéré aux préceptes abhorrés, du Concile de Chalcédoine. Interdiction avait été faite aux Arméniens de ces contrées de se réunir au son des cloches pour la prière.

Il paraît qu'il y avait eu également échange de lettres entre le métropolitain de Sébaste assisté de plusieurs de ses collègues acharnés comme lui à cette conversion forcée de ces malheureux dissidents, et le vertueux autant que courageux catholicos d'Arménie Kakig I.[69] Celui-ci, « pontife éminent, profondément versé dans les Saintes Ecritures », avait répondu aux interminables épîtres injurieuses des prélats byzantins par diverses lettres qu'il avait rédigées avec l'aide de ses vénérables acolytes, ses « vardapètres », presque tous ascètes fameux. Açogh'ig[70] nous a conservé le texte d'une de ces missives du chef de l'Eglise arménienne. Celle-ci est malheureusement trop longue pour pouvoir être ici reproduite. L'argumentation en est très vigoureuse et trace un tableau fort complet de la polémique religieuse arméno-byzantine à cette époque.[71]

Bien que le catholicos eût en termes élevés sommé son adversaire de Sébaste de devenir « un nouveau Théophile de Luka » et de reconnaître avec lui dans le Christ une seule nature comme une seule volonté, sa lettre si suggestive ne fut suivie d'aucune entente, d'aucune discussion vraiment utile. Même les lettres des prélats grecs devinrent si injurieuses que Kakig refusa d'y répondre davantage.[72] Tel était le mépris professé par les Byzantins et les Géorgiens, leurs frères en orthodoxie, pour l'Eglise d'Arménie que les Musulmans eux-mêmes s'en montraient indignés.[73] Au siège de Khelât par les guerriers du curopalate Davith en 992, comme les Ibériens brûlaient les églises arméniennes et le palais de l'évêque situés hors de l'enceinte de la ville, transformant ces édifices vénérables en écuries pour leurs chevaux, les Musulmans assiégés leur criaient du haut des murailles: « Est-ce ainsi, chrétiens, que vous traitez les saints édifices appartenant à d'autres chrétiens? « Et les enragés soldats orthodoxes leur répondaient: « Nous ne faisons pas de différence entre une église arménienne et une de vos mosquées. »

Les haines religieuses étaient si vives entre les deux croyances et les deux nations que l'on vit, d'autre part, saint Grégoire de Narec persécuté par ses propres coreligionnaires pour avoir été soupçonné de tendre à une réconciliation avec Byzance.[74] L'infâme esprit de secte a été de tous les âges. Nulle part il n'a régné en maître plus absolu que dans ces temps et en ces lieux.

Malgré tant de persécutions, les Arméniens résidant sur le territoire de l'empire grec n'en étaient pas demeurés moins fidèlement, moins obstinément attachés à leur foi. La mort affreuse en Bulgarie de leur principal bourreau, le métropolitain de Sébaste, leur était apparue comme un juste châtiment envoyé par le Ciel. En 991 ou 992, après dix-neuf ou vingt ans de pontificat, « l'ardent, sage et intrépide catholicos Kakig » étant venu à mourir avait eu pour successeur « l'admirable et humble ascète à vie incomparable « Sarkis Ier,[75] supérieur de ce couvent insulaire de Sevanga si délicieusement situé sur le lac du même nom. Celui-ci avait été consacré catholicos d'Arménie, sur le désir de son disciple Kakig « le roi d'Ani », le mardi de Pâques de l'an 441 de l'ère arménienne qui correspond au 29 mars 992 de l'ère chrétienne.[76]

Sarkis Ier, protégé par le roi Kakig qui dès l'enfance avait professé une admiration sans bornes pour ses vertus ascétiques, devait gouverner pendant vingt-sept années, jusqu'en 1019, l'Église d'Arménie.[77] En 993, il avait transporté dans la cité royale d'Ani la résidence des catholicos. L'annaliste Stéphanos de Darôn, dit Açogh'ig, ou encore Asalnik, cet écrivain si véridique qui occupe un rang si honorable parmi ceux de sa nation, écrivit sa première histoire d'Arménie jusqu'à l'an 1000 sur la demande expresse de ce prélat.

Quand le basileus et son armée furent arrivés en vue des remparts de Mélitène, le clergé national sortit processionnellement à la rencontre de l'auguste visiteur. Basile, désirant se concilier l'affection de ses sujets arméniens au moment où il allait tant élargir les bornes de son empire en ces régions, fit, malgré sa rudesse accoutumée, bon accueil à ces prêtres vénérables. Il leur ordonna de vaquer en paix à leurs devoirs religieux et leur restitua ce droit auquel ils attachaient tant de prix, d'appeler les fidèles à la prière au bruit de la planche appelée yamahar, droit qui leur avait été retiré par le métropolitain Théodore. Dans toute cette région ci-devant arménienne comme dans toutes les cités de l'empire où des populations arméniennes avaient été transportées, le son des cloches demeura expressément interdit et fut remplacé pour l'appel des fidèles par ce marteau frappant sur une épaisse planche de bois d'ordinaire suspendue dans la cour même de l'église.

En quittant Mélitène, Basile et son armée, après avoir franchi l'Euphrate, pénétrèrent en quatrième Arménie. Passant non loin des sources du fleuve Tigre, ils traversèrent le vaste et populeux district de Hantzit,[78] franchirent à nouveau l'Euphrate ou plutôt son bras méridional et traversèrent le district de Palahovidk ou des plaines de Palou, l'ancienne Kitharizon, district aussi nommé Khôzan. Le jour de la fête de la Transfiguration, ils passèrent le mont Koher, c’est-à-dire cette portion de la chaîne de l'Antitaurus qui, dit Açogh'ig,[79] « se trouve située entre les districts d'Haschdeank'h[80] et de Dsop'hk'h ou Sophène au sud et celui de Khordsen[81] au nord ».

De là, franchissant encore le bras septentrional de I'Euphrate, l'armée impériale, côtoyant le vaste territoire d'Arschamounik,[82] atteignit dans l'ancienne Acilisène la très antique cité d'Ériza,[83] la Justinianopolis romaine au confluent de ce fleuve avec le Kail, l'ancien Lycus. C'est à Açogh'ig que nous devons ces rares, mais bien précieuses indications sur l'itinéraire suivi par l'illustre basileus Basile et ses guerriers de tant de races diverses en ces parages lointains dans le courant de l'été de l'an 1000.

A Eriza on vit arriver au camp impérial un des plus puissants dynastes musulmans de cette frontière, le sauvage émir d'Amida[84] et de Népherkert.[85] Yahia le nomme « Mohammed Eddaulèh Abou Mansour Saïd Ibn Merouan, émir des Kurdes ». Il était fils d'une sœur du fameux kurde Bad et son second successeur.[86] Le basileus, résolu à pratiquer sur cette mouvante frontière une politique de paix et de conciliation, semble avoir reçu à merveille cet incommode voisin qui, suivant l'expression orientale si pittoresque, « mit le pied sur son tapis », c'est-à-dire lui fit hommage et se reconnut son vassal. Il lui fit des présents magnifiques, le combla de ses bienfaits, le créa magistros et surtout le nomma duc impérial des marches de l'Orient,[87] ce qui faisait de lui un des principaux officiers impériaux sur ces lointains confins du Tigre. Toute la région située à l'orient du haut cours de ce fleuve se trouvait de ce fait virtuellement annexée à l'empire. Malheureusement on ne pouvait compter sérieusement sur la fidélité de ces dynastes asiatiques. Le plus léger motif d'intérêt ou d'ambition les transformait à nouveau en adversaires aussi fourbes qu'acharnés.

Nous ne savons, hélas, rien de plus sur cette entrevue si curieuse en cette cité perdue des monts d'Arménie entre le grand basileus de Roum et le farouche prince des Kurdes ainsi devenu magistros et duc impérial. Yahia dit seulement que Basile ordonna aux commandants des garnisons de ses provinces de quatrième Arménie et du Darôn, c'est-à-dire aux chefs des troupes frontières les plus voisines, de prêter main-forte à son nouveau vassal toutes les fois que celui-ci les appellerait à son secours, puis il autorisa l'émir à retourner dans son pays.

Jusqu'au moment de franchir le bras nord de l’Euphrate, le basileus n'était point sorti des terres mêmes de l'empire, dont la province récemment annexée du Darôn formait ici l'extrême limite orientale. En quittant Eriza l'armée se dirigea vers l'est, toujours, semble-t-il, à marches forcées. Açogh'ig et Arisdaguès de Lasdiverd disent qu'elle parut d'abord devant la forteresse de Havatchitçh[88] sur la montagne de ce nom. C'était, dit M. Émin,[89] une forte place du Daïk’h dont nous ne pouvons aujourd'hui encore fixer l'emplacement exact. Brosset qui est du même avis[90] croit qu'elle était située dans le district d'Azort,[91] un des cantons de cette province. L'itinéraire suivi par Basile à son départ de cette ville me fait plutôt croire qu'il ne faut point placer cette ville dans le Daïk’h, mais bien plus au sud vers les sources de l'Araxe sur la route entre Eriza, dernier point signalé sur la route du basileus avant qu'il ne parvînt en ces parages, et la cité de Manaskerd vers laquelle il se dirigea en les quittant.

Dans cette ville d'Havatchitch, probablement quelque sombre forteresse des montagnes, le basileus trouva la plus brillante et la plus nombreuse assistance qui l'attendait,[92] avant tout la foule pittoresque « des princes, des dynastes, des archontes du Daïk’h et de l'Ibérie[93] », tous les aznaours du défunt curopalate Davith, tons ses fameux archers si célèbres sous le nom d'archers du Daïk'h, tous, accourus des plus lointains comme des plus proches districts, de leur sauvage patrie « pour rendre hommage au grand basileus de Roum aimé de Dieu ». Depuis longtemps, c'était le premier empereur d'Orient: qui paraissait en ces contrées perdues à la tête d'une puissante armée. Tous ces hauts barons de cette montagneuse terre d'Ibérie qui va des bords de l'Araxe impétueux aux rives marécageuses de la mer Noire et aux pentes rocheuses du Caucase, anxieux de ces grands événements, venus à la tête de leurs belliqueux escadrons, vêtus de la cotte de mailles et de l'épais justaucorps, s'étaient donné rendez-vous dans cette petite cité, anxieux de prodiguer au successeur de Constantin les marques de leur soumission et de leur respect.

Aux côtés des nobles du Daïk'h assemblés pour saluer leur nouveau maître, héritier du grand curopalate, se pressaient des personnages, bien autrement importants encore, tous les rois chrétiens du voisinage, tous les souverains de Géorgie et d'Arménie, petits ou grands, venus eux aussi à la rencontre de l'illustre Basile, chacun impatient de s'attirer la faveur du tout-puissant basileus, de tirer parti de sa présence si imprévue, mortellement inquiets aussi des conséquences possibles de ce grand événement pour leur indépendance si chère à leurs cœurs indomptés. Avant tout, l'empereur trouva en ce lieu le plus puissant des rois de cette région, Pakarat II, roi pagratide des Aphkhases[94] depuis 980, également roi du Karthli sous le nom de Pakarat III depuis 985,[95] avec son père le roi de Géorgie proprement dite,[96] Gourguen, roi des rois, monté sur le trône en 994 comme successeur de son père Pakarat Bigouen.[97] C'était ce Gourguen dont les chroniqueurs byzantins ont fait à tort un frère du curopalate Davith, et dont le fils, ce Pakarat d'Aphkhasie et de Karthli précisément, avait jadis été adopté par Davith. Ces deux princes se trouvaient de ce fait dans une posture fort délicate en face du basileus qui, comme le larron de la fable, venait leur enlever le dernier espoir de recueillir ce bel héritage. Pakarat, l'ancien pupille et fils adoptif du grand curopalate, avait été vraiment depuis 980, dit la Chronique nationale connue sous le nom d'Histoire de la Géorgie,[98] le maître suprême de tout le Caucase, « depuis le Djeketh jusqu'au Gourgan ».

Il le devait demeurer jusqu'à sa mort, qui ne survint qu'en 1014, après un règne de trente-quatre années. En cette même année 1000, il allait, nous le verrons, être créé roi curopalate. En 1008 seulement il devait succéder à son père Gourguen sur le trône de Géorgie.[99] Il força l'Azerbaïdjan et le Chirman, peut-être bien même les souverains d'Arménie, à lui payer tribut et se fit, on le verra, craindre en toute rencontre du basileus de Roum.

A côté de ces deux puissants princes on distinguait encore parmi la foule des hauts personnages réunis en hâte à Havatchitch le roi Abas ou Apas de Khars et de Vanant, « jeune prince orné du signe de la valeur guerrière », à la tête de ses troupes vêtues de rouge, puis les deux puissants princes Ardzrounis, fils d'Abou Sahl, Sénék'hérim, roi du Vaspouraçan, cette vaste province qui depuis a toujours constitué la portion majeure du pachalik de Van, et son frère aîné Gourguen,[100] tous deux ayant succédé ensemble en 990 à leur frère Aschod. Bien d'autres petits souverains encore accompagnaient ceux-ci.

Tous ces princes avec leurs suites brillantes autant qu'innombrables, tous montés sur les rapides chevaux de Géorgie, vinrent tumultueusement à la rencontre du basileus lui rendre hommage. Cette scène splendide en cet agreste décor n'a été décrite, hélas, par aucun chroniqueur.

Nous avons seulement quelques formules banales. « Basile, dit l'un, honora de riches présents chacun de ces princes et de ces barons suivant son rang et ils en furent comblés de joie. » « Réjoui de leur arrivée, dit un autre, il les reçut royalement, leur donna des chevaux, des mulets, de riches vêtements, beaucoup d'or, et les laissa aller en paix chacun dans son pays, comblés de ses présents. »

En outre de cet accueil empressé, Basile éleva le roi des Aphkhases au rang de curopalate si prisé en ces régions. Son père Gourguen reçut seulement celui de magistros, « afin, disent les historiens nationaux, de semer la discorde entre le fils et le père, car telle était la mauvaise intention du basileus. » « Mais Gourguen, poursuivent-ils, était un homme franc et droit dont les sentiments ne furent pas ébranlés par cette machination et que rien ne put faire changer. »

Surtout Basile s'occupa de régler d'accord avec tous ces princes la question brûlante de la succession au trône de Daïk’h et les difficultés provenant de l'adoption antérieure de Pakarat par le grand curopalate Davith. Il serait plus conforme à la vérité de dire simplement que les princes géorgiens plus faibles que le puissant basileus de Roum durent accepter le fait accompli. « Le roi Gourguen, racontent les Byzantins qui, je l'ai dit, ont, Zonaras surtout, le tort de prendre ce prince pour un frère du défunt curopalate, le roi Gourguen fut amené par le basileus à se contenter d'être dynaste[101] de l'Ibérie intérieure, c'est-à-dire de la Géorgie proprement dite, et à ne plus chercher à envahir les terres du Daïk’h. » Un traité formel fut signé entre Basile et Gourguen qui dut laisser en otage auprès du basileus son fils, probablement le jeune roi des Aphkhases.

« On ne doit pas s'étonner, dit fort bien M. Brosset,[102] que le fils ait reçu du basileus des dignités plus hautes que le père, Basile voulait éviter à tout prix que la succession du curopalate Davith ne lui fût contestée par les deux princes géorgiens. En élevant à un titre très considérable Pakarat, le plus intéressé des deux à cette affaire, puisqu'il avait été jadis adopté par le souverain de Daïk’h, il s'en faisait un allié au lieu d'un ennemi, et en semant des germes de haine entre lui et son père, il les empêchait de s'unir pour lui ravir sa nouvelle acquisition. C'était toujours la même politique byzantine cherchant à diviser pour mieux régner. »

Le basileus se montra aussi plein d'affabilité pour les deux frères, les princes Ardzrounis, souverains du Vaspouraçan. Il les combla généreusement de présents royaux, les prit sous sa protection, reçut leur hommage et expédia des lettres scellées de son sceau, chrysobulles et argyro-bulles, à tous les émirs musulmans du voisinage, leur enjoignant de laisser en paix le Vaspouraçan et de n'y point toucher. « Ainsi, dit Açogh'ig, le basileus arrêta les invasions dans ce pays, diminua le poids des impôts et mit fin aux incursions organisées par les Infidèles pour piller et ramener des captifs. » Le grand royaume du Vaspouraçan, l'Aspracanie des Byzantins, antique patrimoine des fiers Ardzrounis qui prétendaient tout simplement descendre du vieux Sénékhérim, le roi biblique d'Assour, s'étendait depuis les montagnes au sud du grand lac Van jusqu'au delà de l'Araxe vers les monts de Siounie. A l'ouest, il était borné par le Douroupéran, à l'orient par l'Azerbaïdjan, terre musulmane ou plus exactement persane. L'empire byzantin poussait ainsi à nouveau ses confins, du moins ceux des petits Etats chrétiens, ses vassaux, jusqu'au voisinage des rives de la Caspienne lointaine.[103]

Une ombre toutefois marqua cette grande démonstration du loyalisme géorgien et arménien en faveur de l'illustre empereur de Roum, protecteur né de tous ces princes chrétiens de l'extrême Asie. Seul, le souverain le plus considérable de la région, suzerain plus ou moins effectif de tous ces autres dynastes, le grand roi des rois pagratide d'Arménie, Kakig, le « schah-inschah armen », suivant la formule arabe, se méfiant gravement des intentions vraies du basileus, le soupçonnant de méditer l'annexion pure et simple de toutes ces contrées tant arméniennes que géorgiennes encore plus ou moins indépendantes de l'empire, s'était abstenu de venir à la rencontre de cet impérial visiteur. Sentant sa force, il était demeuré boudeur dans sa vaste capitale monumentale d'Ani, à l'écart de cette affluence des rois, des princes et des archontes de son pays. « Il refusa, disent les historiens nationaux, d'aller trouver le basileus, ce qui déplut étrangement à celui-ci. »

Disons quelques mots de ce souverain et de ses origines. Aschod III, dit Oghormadz ou le Miséricordieux, « le père des pauvres et des indigents », roi des rois d'Arménie, le contemporain de Romain II et de Nicéphore Phocas, l'allié fidèle de Jean Tzimiscès, celui auquel le héros couronné avait écrit pour lui raconter sa campagne de Syrie une si mémorable épître que nous a conservée Mathieu d'Edesse,[104] était mort pieusement en l'an 977, l'année après son impérial ami, après un règne heureux et glorieux d'un quart de siècle, laissant trois fils: Sempad, Kakig et Gourguen.[105] Sempad, l'aîné, lui avait le premier succédé sous le nom de Sempad II surnommé Diézéragal, « le Dominateur » ou le « Maître du Monde », « le Conquérant » à cause de ses conquêtes. Celui-ci s'était fait couronner dans Ani dont il avait vite apprécié la forte position stratégique et qu'il avait, à l'exemple de son père mais bien plus encore, fait merveilleusement fortifier, décorer et agrandir dans un espace de huit années.

Il en avait fait sa résidence définitive. Il avait entouré sa chère capitale d'une muraille nouvelle de toute beauté construite en pierres unies par du mortier, garnie de hautes tours, beaucoup plus considérable que l'ancienne, muraille vraiment splendide dont les ruines admirables debout encore aujourd'hui frappent d'étonnement le voyageur. Il y avait fait élever par ses architectes, dont le principal, Terdat ou Tiridate, se signala plus tard par la restauration de Sainte-Sophie, à Constantinople, de nombreuses églises dont une de très grandes proportions, cathédrale splendide que sa mort prématurée ne lui laissa pas le temps d'achever, mais qui est demeurée presque intacte jusqu'à nos jours.[106] Il avait été extrêmement puissant, ayant mis pour un temps fin à l'incessante anarchie guerrière qui régnait en ces contrées, et avait terminé heureusement plusieurs grandes guerres, ce qui lui avait, valu également le titre tant prisé de « schahinschah armen », c'est-à-dire de roi des rois d'Arménie. Il s'était extraordinairement fortifié dans ses conquêtes grâce à l'extrême affaiblissement du Khalifat d'Asie. Il était mort dans l'hiver de 989 sans laisser de postérité après un règne de douze ans et sept mois, au moment même où Basile se débattait contre la terrible insurrection de Bardas Phocas. Il a laissé dans les chroniques nationales le renom d'un glorieux et puissant monarque vainqueur de son oncle Mouscheg, roi de Kars, du féroce émir de Tovin et de beaucoup d'autres princes tant arabes que chrétiens. Sur le tard, racontent les chroniques, il s'était enorgueilli. Açogh'ig[107] a dit ses forfaits dont un des pires fut d'épouser sa nièce contre les règlements de l'Eglise. Il fut enterré dans sa bien-aimée ville d'Ani. Tout le long de son règne brillant il semble avoir entretenu avec l'empire byzantin des relations pacifiques et n'avoir point eu à se plaindre du basileus Basile qui était monté sur le trône à peu près en même temps que lui. Le fils de Romain et de Théophano avait eu dans les premières années de son gouvernement trop de grandes séditions, trop de guerres redoutables sur les bras pour ne pas rechercher à tout prix de vivre en bonne harmonie avec ce puissant voisin, son presque nominal vassal.

Sempad II avait eu pour successeur son second frère Kakig Ier, celui-là même qui vient d'entrer en scène. Quant au troisième fils d'Aschod III, Gourguen, il avait à la mort de son père reçu son apanage dans la région du nord-est et avait été le premier roi de l'Albanie arménienne. Il fut le chef de la branche gorigéane de la maison royale arménienne pagratide établie dès lors à Lorki, dans le pays de Daschir, district de la vaste et âpre province de Koukark'h, l'antique Gogarène, autrement dit ce dernier fils d'Aschod fut la souche des rois gorigéans qui, au xie siècle, résidèrent dans cette ville de Lorki et portèrent le titre de roi des Aghovans. Ce prince venait de mourir et avait eu pour successeur son fils Davith, prince belliqueux mais malheureux dans les combats.

Kakig Ier qui, en cette époque de l'an 1000, régnait sur les Arméniens depuis plus de dix années déjà, devait en régner vingt encore jusqu'en 1020. C'était également, au dire des historiens nationaux, fort enclins, il est vrai, à abuser de la louange à l'endroit de leurs princes, un roi fort et constamment victorieux dans les combats. Ses triomphes guerriers, ses magnificences lui valurent, de même qu'à son frère, le titre éblouissant de « schahinschah ». « Ce fut, dit Açogh'ig, un homme à l'esprit fin, en même temps profondément versé dans l'art de la guerre, libéral dans la distribution de ses faveurs.[108] » « Il surpassa, dit Samuel d'Ani, tous les rois pagratides en sagesse, en générosité, en piété, en valeur militaire. » Il était, à l'égal de tous les princes de cette race, fort religieux, grand et merveilleux bâtisseur d'édifices pieux,[109] grand défenseur des droits de l'Eglise. Il chantait régulièrement aux matines, confondu avec les autres chantres.

Il dégreva ses sujets de nombreux impôts. Il aimait à s'entourer d'hommes remarquables qui illustrèrent sa cour. L'Arménie, bien que désolée par les tremblements de terre de l'an 995,[110] qui bouleversèrent surtout la quatrième Arménie sept mois durant, et jetèrent bas une multitude de châteaux d'églises, d'édifices de toutes sortes, jouit encore sous son règne qui fut comme l'apogée de la grandeur pagratide d'une longue paix maintenue surtout par l'état d'anarchie profonde du Khalifat de Bagdad. Elle durait encore en 1004 à l'époque où écrivait Açogh'ig et se prolongea jusqu'à la mort de ce modèle des princes chrétiens orientaux. Ce règne fut également la plus brillante période de la littérature,[111] de l'art et de l'architecture en Arménie. La plupart des édifices superbes d'Ani datent de cette époque. La reine de Kakig était la pieuse princesse Katramide, fille de l'ischkhan de Siounie. Ce fut elle, en réalité, qui acheva de construire à ses frais et d'enrichir la cathédrale d’Ani,[112] commencée par Sempad II, merveille de l'architecture d'Arménie dans ce siècle, qui devait être dévastée au bout de si peu de temps et si affreusement par les envahisseurs Seldjoukides, mais dont les ruines admirables se dressent encore sur le plateau rocheux, désert mélancolique où jadis fut la brillante et populeuse capitale des Pagratides.[113]

Pour ces trois règnes d’Aschod III et de ses deux fils, période comparativement paisible pour l'Arménie, nous ne pouvons hélas, qu'un très petit nombre d'indications sur les affaires intérieures de cette contrée. L'éclat des événements retentissants qui ont illustré de tant de gloire les armes byzantines sous Romain II, sous Nicéphore Phocas, sous Jean Tzimiscès, sous Basile II a couvert tous les autres bruits du voisinage.

Bien que ces événements touchassent de fort près au sort futur si déplorable de l'Arménie, ils s'accomplissaient cependant en dehors de son territoire.

Je rappelle que la dynastie pagratide était bien loin de posséder toute l’étendue du territoire de l'Arménie proprement dite; mais elle était la plus puissante dans ce pays et avait toujours joui d'une sorte de suprématie sur tous les autres princes et dynastes qui s'en partageaient la souveraineté. Tous ces belliqueux archontes reconnaissaient la suzeraineté du glorieux roi des rois d'Arménie contre lequel ils n'hésitaient du reste pas à se révolter pour le motif le plus futile. Les morcellements incessants de la dynastie à chaque, mort de roi qui voulait à tout prix apanager chacun de ses fils, morcellements dont l'héritage d'Aschod III venait encore d'augmenter le nombre, étaient une grande cause d'affaiblissement. En détruisant tout vestige d'unité, ils facilitèrent, singulièrement plus tard la chute de la dynastie et l'incorporation de la grande Arménie à l'empire, double but que la chancellerie toujours en éveil du basileus Basile préparait lentement mais sûrement sans le perdre un instant de vue, avec la patiente ténacité de la diplomatie byzantine. Toutes les actions de Basile en Asie qui sont parvenues jusqu'à nous, toutes les mesures prises par lui dont nous aurons à parler plus loin, ne laissent aucun doute sur l'existence de ce plan et la poursuite opiniâtre qu'il en fit tout du long de son règne.

Déjà le Darôn faisait partie de son empire depuis l'an 968, dès avant son avènement au trône, et les territoires voisins du vaste lac Van avaient revu de ce fait des garnisons impériales. Maintenant et malgré l'attitude aussi frondeuse qu'impuissante du roi des rois Kakig, c'était le tour du grand pays de Daïk’h, à deux pas de l'extrémité orientale de la mer Noire. Avant de mourir en l'an 1020, le roi Kakig devait être témoin d'autres coups encore plus sensibles portés par le basileus Basile à l'indépendance de sa patrie arménienne, indépendance dont la fin douloureuse approchait à grands pas.

Revenons au récit de l'expédition de Basile. A part cette fâcheuse abstention du roi des rois d'Arménie les choses s'étaient en somme assez bien passées jusqu'ici et le basileus put croire qu'il réaliserait sans l'ombre d'un souci le riche héritage du vieux curopalate. Mais tout changea soudain. « La parole de l'Ecriture Sainte s'accomplira et la prophétie inspirée par l'Esprit Saint au roi David. Le matin ils pousseront de la terre, ils brilleront et fleuriront comme l'herbe, et le soir ils se faneront, se dessécheront et tomberont. « Ainsi s'écrie le chroniqueur national Arisdaguès de Lasdiverd[114] avant de poursuivre son récit que je complète par celui de son compatriote Açogh'ig.[115] Le jour même où le roi de Géorgie Gourguen s'apprêtait à prendre congé du basileus pour rentrer dans ses Etats, laissant probablement son fils en otage, une violente échauffourée éclata au camp d'Havatchitch, pour une cause en apparence futile, parmi tous ces combattants de races hostiles entassés dans cet étroit espace. Les princes et nobles du Daïk’h, tous les vassaux du curopalate Davith, probablement aussi les soldats géorgiens des rois de Géorgie, d'Aphkhasie et de Kars, étaient campés non loin des tentes byzantines. Un soldat russe, un des guerriers de la célèbre droujina de six mille hommes de cette nation qui, depuis qu'elle avait en 989 sauvé l'empire du mortel péril de Bardas Phocas, n'avait cessé de combattre sous les bannières impériales, se recrutant incessamment parmi les nouveaux Vœrings allant chercher fortune à Tsarigrad,[116] et qui venait précisément de faire la campagne de Syrie où elle avait brûlé l'église de Saint Constantin de Homs, puis de passer l'hiver à Tarse avec le basileus, un de ces soldats, dis-je, rapportait une charge de foin qu'il avait récoltée pour son cheval.[117] Un soldat ibérien la lui arracha. Un second Russe accourut au secours de son frère et l’ibérien appela à grands cris ses compatriotes qui tuèrent le premier Russe.

« Alors, dit textuellement Arisdaguès de Lasdiverd, les six mille fantassins russes armés de lances et de boucliers (ceux que le roi Basile avait demandés au roi des Russes lorsqu'il lui avait donné sa sœur en mariage et qu'ils étaient devenus chrétiens) se jetèrent sur leurs armes. Tous les princes et les vassaux du Daïk’h, toute la légion noble de ce pays, allèrent vigoureusement contre eux et furent vaincus après un combat d'une terrible violence parce qu'ils se trouvèrent en moindre nombre. » Ce fut un affreux massacre. Parmi les morts de cette fatale journée les historiens géorgiens citent le grand prince des princes Patriky, général en chef des troupes du Daïk’h,[118] Gabriel et Joannès, tous deux fils d'Otchopentre, le fameux magistros Tchortovanel de Daïk’h aussi, le protégé de saint Euthyme, le petit-fils d'Abou Gharbal, neveu de Tornig le Moine,[119] dont le nom est revenu souvent déjà dans cette histoire,[120] beaucoup d'autres encore, « car, dit le chroniqueur, la colère de Dieu pesait sur eux pour leur arrogance. » Arisdaguès dit avec une évidente exagération que trente hommes de la légion noble, c'est-à-dire toute la noblesse du pays de Daïk’h, périrent en ce jour, que pas un n'échappa et que ce fut pour tous ces guerriers le châtiment de Dieu à cause du meurtre infâme qu'ils avaient commis le Jeudi Saint sur la personne de leur prince le curopalate Davith.

Il n'est pas difficile pour qui a suivi les événements de ce règne agité de s'expliquer l'inimitié qui existait entre guerriers géorgiens et russes. Si souvent dans ces dernières années si troublées, ils avaient combattu les uns contre les autres sous des bannières différentes! Une telle animosité devait amener bien facilement des rixes sanglantes pareilles à celle dont je viens de faire le récit. On a vu, dans la lutte suprême engagée en 989 contre Bardas Phocas, les troupes géorgiennes constituer le plus puissant, le plus fidèle appui de l'usurpateur, les troupes russes au contraire accourir au secours de Basile et lui procurer une éclatante victoire. Psellos dit expressément que les meilleurs soldats du prétendant furent les fantassins d'Ibérie qui le défendirent jusqu'à la fin dans la lutte suprême sous Abydos. Ces mêmes soldats ibériens avaient été déjà cruellement battus par les Russes à Chrysopolis. Depuis lors, ces derniers n'avaient pas cessé de combattre dans les armées impériales où ils avaient pris la place auparavant occupée par les Géorgiens. Ceux-ci, de leur côté, n'avaient pas perdu le souvenir des hontes militaires qui leur avaient été infligées par ces barbares du Nord. Une haine violente les animait contre les sujets de Vladimir, haine que le moindre incident transformait en voies de fait.

Le basileus Basile, reprenant sa route après ces événements déplorables, traversa d'abord le petit district très montagneux de Hark, qui faisait partie de la grande province de Douroupéran, à l'est du Darôn, sur les rives du bras méridional de l'Euphrate, puis se dirigea vers le pays d'Apahounik'. C'était avec le Hark une des dernières conquêtes du grand curopalate Davith, à la mort de Bad le Kurde. Dans le but de procéder à l'annexion régulière de cette portion très importante de l'héritage qu'il venait; recueillir, pointe avancée de l'empire vers les terres musulmanes, Basile fit d'abord séjour à Manaskerd.[121] C’était une des plus vieilles cités d'Arménie place de guerre très forte, la plus importante de la région. Son nom fameux revient à bien des pages de l'Histoire byzantine. Elle s'élevait sur la rive méridionale du Mourad-Tchaï, tout à l'orient du Hark, presque sur la frontière du district voisin d'Apahounik dont je viens de parler. C’était la Malazguerd des Turks, la Mantzikiert des Byzantins, où, plus tard, l'infortuné basileus Romain Diogène devait être si cruellement battu en 1071 par le seldjoukide Alp-Arslan dont il devint le prisonnier C’est aujourd'hui Malazkerd, ville encore très grande et bien fortifiée, capitale d'un sandjak dépendant d’Erzeroum.

Basile ne paraît pas avoir séjourné très longuement dans cette ville. S'avançant constamment à marches forcées, l'armée impériale, se dirigeant cette fois droit vers le Daïk’h, dans la direction du nord, toujours à travers les territoires du défunt curopalate gagna Vagharschagerd, aujourd'hui Alaschgerd, dans le Pakrévant, district de la province d'Aramrat, vers les sources mêmes du grand fleuve Euphrate. On était alors déjà entré dans l'année 1001.

 « Là, dit l'historien Açogh'ig, le basileus Basile et ses troupes campèrent dans la plaine aux portes de la ville, espérant encore l'arrivée si désirée du roi des rois Kakig. On était ici à peu de distance de sa capitale d'Ani. » Mais l'orgueilleux Pagratide, estimant cette démarche humiliante, ne vint point se présenter devant l'empereur. « Probablement d'autres sentiments encore dirigeaient le souverain arménien qui hésitait à se livrer pieds et poings liés à la douteuse bonne foi du basileus. Bref, Kakig demeura à l'écart derrière les hautes murailles de sa capitale avec ses archers et ses cavaliers vêtus d'étoffes à fleurs. Aussi la colère de Basile, habilement surexcitée par Abou Sahl, neveu du roi d'Arménie,[122] qui calomniait auprès de lui la conduite de son oncle, ne connut-elle bientôt plus de bornes.

Il n'y eut toutefois pas hostilités déclarées entre les deux princes. Seulement Kakig, pour se venger de son perfide neveu, envoya son fils Joannes occuper ses provinces de Kogovith et de Tzahko-Oten ou Dzalcat[123] qui furent affreusement dévastées. Basile, de son côté, excita sous main à la rébellion Davith, neveu de Kakig, chargé de la défense des provinces septentrionales du royaume. L'imprudent lieutenant fut du reste bien vite forcé de se soumettre.

De Vagharschagerd, l'empereur, pénétrant jusqu'au cœur de ses nouveaux Etats, gagna Oukhtik',[124] l'Olthis d'aujourd'hui, une des dernières villes fortes d'Arménie vers le nord-ouest dans la direction de la Géorgie. Ce fut de cette résidence, semble-t-il, qu'il procéda à la prise de possession officielle de tous ces vastes territoires dont il venait d'hériter. Toutes les villes en petite quantité, toutes les forteresses par contre fort nombreuses du Daïk’h, de ce pays sauvage, montagneux et boisé, coupé par d'innombrables affluents du Tchorok qui se jette dans la mer Noire, et du Kour qui se jette dans la Caspienne, tous ces nids d'aigle de cette contrée âpre et superbe qui allait porter la frontière byzantine jusqu'au pays des Lazes, furent occupées par des garnisons impériales ou des postes de trapézites. « Partout, dit Yahia, dans ces possessions nouvelles, le basileus nomma des gouverneurs, des châtelains, des magistrats grecs, des hommes à lui sur lesquels il put compter. »

Nous ne possédons aucun détail sur cette prise de possession par les Byzantins du vaste héritage du défunt curopalate. Seulement nous savons que toutes les résistances furent facilement vaincues et que le pays de Daïk’h, avec toutes ses dépendances du Hark et de l’Apahounik, avec ses forteresses inaccessibles, sa nombreuse et belliqueuse population, redevint ainsi, presque sans effusion de sang, terre impériale, un riche fleuron de plus à la couronne renaissante des basileis orientaux. C'était pour l'autocrator Basile un grand et fructueux succès ajouté à tant d'autres qui allaient le dédommager successivement de tant de cruelles épreuves des débuts du règne. Hélas! l'empire ne devait pas demeurer longtemps en paisible possession de ces beaux domaines.

Vers les premiers jours de printemps de l'an 1001 probablement, le basileus, quittant ses nouveaux Etats de la montagne, après un séjour sur lequel nous ne savons rien de plus, reprit, à bien plus lentes journées, par la voie de Garin, l'ancienne Théodosiopolis, l'Erzeroum d'aujourd'hui, près des sources de l'Euphrate, par Hahtoyaritch et les thèmes d'Anatolie, la route du retour et de Constantinople. Il emmenait à sa suite de nombreux hommes nobles d'Ibérie, tous ceux des archontes du Daïk’h en la fidélité desquels il ne croyait pas pouvoir se fier entièrement, se proposant de les installer en d'autres régions de son immense empire, vraisemblablement dans les nouvelles provinces récemment conquises en Bulgarie. Ce fut probablement avant de s'en retourner, durant son séjour prolongé dans les Etats du curopalate, que Basile procéda solennellement à la punition des meurtriers de ce prince. Mathieu d'Edesse, après avoir raconté le crime de ces hommes, dit seulement ceci: « Au bout de quelques années, Basile s'étant saisi de l'archevêque Hilarion, principal auteur du meurtre, ordonna de lui attacher une grosse pierre au cou et de le jeter dans la mer. Il fit éprouver le même sort à ceux des nobles qui avaient été les instigateurs de ce forfait. Ils périrent, chargés des malédictions qu'ils avaient si bien méritées.[125] »

Puis Basile s'en retourna à Constantinople, « Après le départ du basileus, dit Arisdaguès de Lasdiverd, le pays demeura quatorze ans en repos. »

Une belle inscription gravée sur la muraille du couvent de Saint Jean-baptiste, à l'entrée de la ville de Tswimoeth dans le canton de Khi-dis-Thaw, est presque exactement contemporaine de ces grands événements.[126] Elle a été gravée précisément en l'honneur du roi Pakarat

Et de son fils, l'aventureux Gourguen en l'année pascale 222, qui correspond à l'an du monde 1022. Elle est ainsi réalisée dans le pompeux langage du temps par la réalisatrice même de l'église: « Au nom de Dieu, moi, la pauvre Anna, j'ai commencé de construire cette sainte église dans l'église de Saint Jean-Baptiste pour prier (Dieu l'exalte) pour le puissant Pakarat, roi des Aphkhases et des Karthles et curopalate, et pour son fils le prince royal Gourguen, notre roi, pour la rédemption de mon âme pécheresse et en souvenir de l'âme de mes parents et de mes pères. En l'année pascale 222. » D'autres inscriptions gravées sur le même édifice portent encore le nom de Pakarat et de sa mère la reine Gouran-doukht.

Sur cette route du retour, comme l'empereur et l'armée traversaient à nouveau la Cappadoce, les annalistes byzantins,[127] plus brefs que jamais, racontent seulement que l'autocrator reçut, aux environs de la place forte de Charsianon, une hospitalité splendide dans les domaines du magistros Eustathios Maléinos[128] de la grande famille cappadocienne de ce nom, alliée à celle des Phocas, de ce même Eustathios Maléinos qui, en 987; avait prêté sa demeure aux autres chefs de l'armée réunis pour proclamer empereur Bardas Phocas. Cet opulent et fastueux archonte, depuis longtemps rentré en grâce, disent les chroniqueurs, non content d'héberger son prince, fournit abondamment de vivres toute l'armée. Aussi Basile, sous le prétexte de lui témoigner sa gratitude pour ce splendide accueil et de l'en récompenser, emmena à Constantinople ce grand propriétaire terrien. Puis il l'y maintint toute sa vie et ne lui permit jamais de retourner chez lui, le gardant comme une bête en cage, le défrayant largement de toutes ses dépenses pour le consoler de la liberté et du pays natal perdus. Précurseur de Fouquet et de tant d'autres, ce malheureux Maléinos avait excité par le spectacle de son faste et de sa grandeur provinciale, la jalousie, surtout les craintes de son souverain. Certes celui-ci était payé pour se défier de ces grands seigneurs provinciaux d'Asie, véritables potentats au petit pied, qui, si souvent, étaient tentés par le sentiment même de leur presque toute-puissance, de se poser en prétendants. Pour couper court à toute nouvelle sédition imitée de celle d'un Bardas Skléros ou d'un Bardas Phocas, Basile se décida à faire un exemple et l'infortuné Maléinos, assez riche pour nourrir toute une armée, donc trop riche, paya cher le brillant accueil qu’il avait par vanité ou loyalisme fait à son souverain. Il n'avait du reste pas seulement excité les craintes de Basile, mais aussi sa cupidité, je devrais dire son avarice, si dans cette expression il n'y avait comme une forme de blâme, alors que Basile n'était en réalité qu'économe et cela pour le plus grand bien de ses armées et de la sécurité de son empire. Mû par de tels sentiments, le basileus ne se contenta pas de retenir Maléinos dans cette demi captivité dorée. A sa mort, il fit saisir tous ses biens au profit de la couronne. C'était déjà ce que Jean Tzimiscès s'était proposé de faire pour le parakimomène Basile dont la fortune territoriale et par conséquent la puissance provinciale l'avaient effrayé et qui, se voyant ainsi menacé, prit les devants en faisant empoisonner son souverain. Ce fut, nous le verrons, ce que fit plus tard encore le basileus Basile dans des circonstances analogues, ne tolérant jamais, dans ses voyages à travers l'empire, qu'un de ces grands seigneurs provinciaux pût devenir, grâce à ses richesses trop considérables, un danger pour l'Etat.

Ce fut encore à ce moment, ajoute Skylitzès, que le basileus Basile promulgua la Novelle destinée à empêcher les plus hauts fonctionnaires publics de s'enrichir outrageusement durant le temps de leur administration en acquérant avec trop de facilité des biens nationaux trop importants. Il s'agit probablement ici de la Novelle de l'an 996. Skylitzès semble établir une relation entre la promulgation de cette Novelle et la disgrâce d'Eustathios Maléinos. En réalité, cette ordonnance avait été promulguée plusieurs années auparavant. Mais il y est, chose bien curieuse, précisément fait une mention très sévère de Maléinos, dans les précieuses scolies autographes dont Basile a enrichi ce document. « Romain Lécapène, dit le chroniqueur, Constantin Porphyrogénète, Nicéphore Phocas, avaient déjà interdit expressément par des lois les acquisitions immodérées de domaines provinciaux, lois fréquemment renouvelées, toujours à nouveau violées par l'insatiable soif des richesses, plus forte que toutes les législations. »

Le basileus, de retour enfin de cette pacifique campagne d'Ibérie qui, immédiatement après l'expédition également triomphante de Syrie, donnait encore à l'empire toutes ces nouvelles provinces frontières hérissées de puissantes forteresses habitées par la plus valeureuse population militaire, dut faire son entrée solennelle à Constantinople vers le premier printemps de l'an 1001, entouré d'une foule de magnats arméniens et géorgiens, otages ou hôtes plus ou moins volontaires qu'il ramenait du fond de l'Asie pour les éblouir du luxe merveilleux de sa cour. Il y avait près de deux années qu'il était absent de sa capitale!

 

 

 



[1] On ne sait presque rien de celui-ci ni en bien ni en mal, sauf qu'il consacra le premier métropolitain de Russie, un syrien nommé Michel qu'il envoya dans ce pays avec six évêques. Georges Moine (p. 868, note 2) dit qu'il construisit un monastère au Mont Olympe de Bithynie. — M. Alex. E. Lauriotes a publié un sigillion inédit de lui du mois d'avril 989, sigillion en faveur du monastère de la Laure de l'Athos où ce parchemin se trouve encore aujourd'hui conservé. Par ce document, le monastère situé près d'Hiérissos sur les limites mêmes de la Sainte Montagne, en raison des agressions des Bulgares du voisinage et aussi de son état croissant de délabrement, est réuni à celui de la Laure de Saint Athanase. — Un accord entre les couvents de Lamponios et de Saint-Paul pour un échange de terres, accord daté de l'an 987 et confirmé par le patriarche Nicolas Chrysobergios, a été également publié par MM. Miklosich et Millier, op. cit., IV, 308. — Il semble que Nicolas Chrysobergios ait fait visite à l'Athos. Il comptait encore parmi les moines de la Sainte Montagne lorsqu'il mourut chef suprême de l'Église orientale. Voyez Gédéon, L'Athos, p. 131, note 110. — Dans Zachariae v. Lingenthal, Gesch. d. gr.-r. Rechts, 3e éd., 1892, p. 27, je trouve cette phrase: Uber einen Rechtsstreit des P. Nicolaos Chrysobergios berichtet.

[2] Ici les indications des Byzantins diffèrent car ils placent (voyez Cédrénus, II, 448) cet interrègne de quatre années avant l'élection de Nicolas Chrysobergios et non pas après la mort de ce prélat. « Il est très difficile, dit avec raison le baron V. de Rosen, de décider qui a raison, d'eux ou de Yahia. » Toutefois le savant russe penche pour l'écrivain syrien, qui d'ordinaire nous renseigne assez exactement sur les dates d'élection des patriarches, plus minutieusement il est vrai sur ceux d'Antioche que sur ceux de Constantinople. Voyez la note 217 de l'ouvrage du baron V. de Rosen sur Yahia dans laquelle cet auteur a discuté et résumé l'état de la question. S'il faut en croire Yahia, en combinant ses renseignements avec ceux des Byzantins, voici dans quel ordre et à quelles dates à peu près se seraient succédé; les patriarches de Constantinople sous Jean Tzimiscès et sous son successeur Basile II jusqu'à Sisinnios: —Antoine, élu entre le 21 déc. 973 et le 21 déc. 974 (cinquième année du règne de Jean Tzimiscès) probablement seulement vers le 12 janvier 975. Il règne quatre ans et un mois et meurt vers le mois de février 979. Nicolas Chrysobergios, élu entre le 11 janvier 979 et le 11 janvier 980 (quatrième année du règne de Basile et Constantin) probablement seulement vers le 12 janvier 979. Il règne douze ans et huit mois (Yahia dit douze ans en chiffres ronds; les Byzantins (Zonaras, IV. 117, disent douze ans et huit mois) et meurt donc vers le 12 octobre 991. Interrègne, de quatre années. Sisinnios, élu le 12 avril 990.

Jusqu'à nouvel ordre j'admets avec M. Wassiliewsky d'après le témoignage de Yahia que l'interrègne de quatre années eut lieu après la mort de Nicolas Chrysobergios durant l'absence de quatre années du basileus Basile en Bulgarie.

[3] Op. cit., III, pp. 98 sqq.

[4] Allatius, op. cit., p. 102, soutient cette opinion contre les religieux de Saint-Maur (Art de vérifier les dates, Paris, 1783, t. I, p. 288).

[5] Voyez Rhallis et Potlis, op. cit., t. V, pp. 11 à 19; XXXIXe article du Manuscrit de Saint-Pétersbourg qui contient l'ouvrage canonique de Zonaras. Deux frères ne peuvent épouser deux cousines germaines et vice versa. Un oncle et un neveu ne peuvent épouser deux sœurs et vice versa. Voyez Gédéon, op. cit., p. 314, note 347. — Dans la Revue byzantine russe (II, 1895, pp. 152-159), M. A. Pavlov a prouvé que le règlement si connu sur les secondes noces prohibant celles-ci sous les peines ecclésiastiques les plus sévères, devait également être attribué au patriarche Sisinnios. Voyez Byz. Zeitschr., V, p. 248.

[6] Voyez Leunclavius, Jus graeco-romanum, 1, pp. 197 sqq.

[7] Skylitzès et Cédrénus mentionnent cette initiative du patriarche Sisinnios.

[8] Voyez sur cette date fournie par Yahia: Rosen, op. cit., notes 218 et 290. D'ordinaire on ne place la mort de ce patriarche qu'à l'an 999. Gfroerer, op. cit., III, p. 103, note 2.

[9] Skylitzès, Cédrénus, Joël. Voyez Andronic Dimitrakopoulos, Leipzig, 1872, pp. 4-5.

[10] Rhallis et Potlis, op. cit., t. V. pp. Il sqq.

[11] Gfroerer, op. cit., III, pp. 86 et 93, donne à tort la date de « janvier 997 ». — Suivant le style administratif du temps la Novelle est datée de la IXe Indiction de l'an de la Création du monde 6504.

[12] L'original en est perdu. Nous ne connaissons ce précieux document que par une copie très postérieure en slavon liturgique intercalée dans une Novelle de Michel Paléologue.

[13] Voyez Zachariae v. Lingenthal Jus graeco-romanum, III, p. 306, nov. XXIX, et Mortreuil, op. cit., t. II, p. 358, n° II.

[14] Et non 929 ou 928. Voyez Zachariae v. L. id., pp. 242, note 1, et 243, note 6.

[15] Ces passages si curieux relatifs aux familles des Phocas et des Maléinos paraissent être des scholies ajoutées de la main même du basileus sur la copie au net qui lui avait été présentée à la signature. Voyez Zachariae op. cit., III, p. 310, note 24, et p. 311, note 33. Il y a encore dans ce document d'autres scholies de la main du basileus, une entre autres où Basile parle des descendants du magistros Romain Mouselé, réduits à la plus extrême misère. Ces remarques qui nous donnent la pensée même de ce grand prince, ne sont-elles pas infiniment intéressantes et précieuses? —A propos de ce magistros Romain Mouselé, voyez la savante note du P. Delehaye sur le collège constantinopolitain et la famille de ce nom, insérée dans sa Vita sancti Nicephori, p. 161, Appendix. Je ne crois pas que le P. Delehaye ait dans ce point particulier raison de lire ici: Romanum Magistrum domus.

[16] Ou « premier chambellan ».

[17] Daté de l'an 935, — Voyez cet édit dans Gfroerer, op. cit., III. pp. 11 à 13.

[18] Le basileus fait ici allusion à une plus ancienne Novelle de lui édictant les dispositions à observer en pareil cas. Cette Novelle ne nous a malheureusement pas été conservée. (Voyez Zachariae, Jus gr.-rom., t. III, p. 306, nov. XXVIII.)

[19] Voyez Épopée, I.

[20] Op. cit., III, p. 96.

[21] Une des pièces composant le cartulaire du fameux monastère asiatique de Saint-Paul du Latron conservé dans un manuscrit de la Bibliothèque Vaticane, pièce datée de l'an 986, donne de curieux détails sur la vie monastique à cette époque. Il s'agit d'une contestation entre les moines de ce couvent et ceux d'un autre monastère de cette sainte montagne. L'empereur Basile, après une enquête dirigée par le protospathaire Basile « mystikos et juge de l'Hippodrome et du thème des Thracésiens », donna gain de cause aux moines de Saint-Paul, qui signèrent une convention avec la partie adverse.

Cette convention fut approuvée l'an d'après par le patriarche Nicolas Chrysobergios. Voyez les détails si curieux sur cette affaire dans l'article de M. Wassiliewsky intitulé Matériaux pour l'histoire de l'Etat à Byzance, inséré dans le tome CCX (pp. 101-105) du Journal du Min. de l’I. P. russe (livraison de juillet 1880).

Je dois encore signaler ici un document dont je n'avais pas eu connaissance lors de la publication du tome 1er de l’Épopée byzantine. Il s'agit d'un chrysobulle des basileis Basile et Constantin daté de juin, année du monde 6486 (d'après la correction proposée), Ind. 6; c'est-à-dire de juin 978, publié sans aucune indication d'origine par M. Alex. E. Lauriotes. Ce chrysobulle porte donation: 1° de dix talents d'argent à prélever annuellement sur le trésor royal en faveur d'Athanase et du monastère de Lavra; 2° d'un reliquaire en or, orné de pierreries: contenant: 1° le chef de saint Michel de Synnada en Phrygie; 2° le chef de saint Eustratios, martyr; 3° un bras de saint Jean Chrysostome recouvert de sa peau.

Dans l'exposé des motifs il est fait mention des donations faites par les prédécesseurs des deux empereurs. Eux ne veulent pas rester en arrière. Il semble que ce soit devenu un usage de faire un don de joyeux avènement à la Sainte Laure. Comp. les donations faites par Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès. (Vie de saint Athanase par Pomalovsky, p. 50.)

[22] Ou Krikorikos.

[23] Cédrénus, II, pp. 447, 449 sqq. — Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins, p. 116 place à tort cet incident en 991.

[24] Voyez Épopée, I.

[25] C'est-à-dire les dynastes étrangers du voisinage.

[26] Chapitres xxiv et xxv.

[27] Voyez Revue byzantine russe, t, I, p. 602 et aussi Byz. Zeitschr, VIII, p. 66.

[28] Finlay (op. cit., éd. Tozer, p. 373, note 1) raconte qu'il fut un jour personnellement témoin des effets extraordinaires d'un orage d'automne dans ces montagnes. Les eaux de la Vistritza et les torrents de l'Œta se précipitaient avec une violence telle que cette rivière et le Sperchios en devinrent presque instantanément infranchissables pour plusieurs heures. Un de ces torrents près d'Hypati (Patradjik) roulait de telles masses de roches et de boues que son lit semblait un « mur cyclopéen » en marche à mesure que ses eaux poussaient devant elles ces amas amoncelés à travers les gorges des montagnes.

[29] Ou Zeitoun.

[30] M. Sathas estime, je le répète, qu’il s’agit bien ici de l’expédition bulgare de 996 dont parle Skylitzès et qui coïncide avec le règne de Basile et de « Constantin, fils de Romain ». Du reste aucun basileus du nom de Constantin Romain n'a régné à Byzance. Il y eut seulement quatre basileis du nom de Romain: Romain Lécapène; Romain, fils de Constantin VII; Romain Argyre; Romain Diogène. Mais sous le règne d'aucun de ces princes il n'est fait mention d'une invasion bulgare en Morée.

[31] Zachariae v. L. Beiträge, etc., p. 9. Voyez ce que dit Anne Comnène de cette villa médiévale d'Achrida qui avait succédé à la Lychnidus antique.

[32] Rosen, op. cit., p. 34.

[33] On sait que le nom bulgare de Sofia à cette époque était Stredetz, qui signifie « centre ».

[34] Cédrénus, II.

[35] Sur les Daronites à Constantinople, voir Gfroerer, III, pp. 383 sqq.

[36] Voyez dans Cédrénus, t. III. p. 872, les notes de Xylander et de Goar à ce sujet.

[37] Annales Barenses et Chronique du protospathaire Lupus: « 1005 Rediit Durachium in manus imperatoris per Theodorem. »

[38] Voyez Kokkoni, op. cit., p. 115; Cédrénus, II, 702,710; Zonaras, liv. XVII, chap. viii.

[39] Cédrénus, II, 451.

[40] « Le bègue « ou « le muet « ou encore « le boiteux ».

[41] La Vie de saint Nikon Métanoïte (Martène et Durand, Ampliss. Coll., VI. p. 268) fait, on le verra plus loin, allusion, à la date de l'an 1009, y cette aventure de Jean Malakinos qu'elle désigne comme l'un des plus importants et nobles personnages, non seulement de Lacédémone, mais du Péloponnèse et de toute la Grèce. J'estime qu'il faut plutôt en croire Skylitzès. En 1009, les affaires du tsar Samuel étaient déjà en trop mauvais état pour que les archontes byzantins de Salonique et d'Andrinople pussent, encore trouver avantage à lui être favorables et surtout avoir confiance en son succès final. L'historien allemand K. Hopf, d'autres encore, ont confondu à tort ce Jean Malakinos de Salonique avec Léon Mélissénos, le général de Basile dont il a été si souvent, question dans cette histoire.

[42] Açogh'ig donne des détails identiques.

[43] Ou H-l-mân.

[44] Voyez Rosen, op. cit., note 266. Ibn Dhafer le cite alors déjà sous ce nom. Abou'l Mahâcen par contre l'appelle Mansour, fils de Karâdis. C'est bien probablement toujours un seul et même personnage.

[45] Littéralement: « à mettre son pied sur le tapis du basileus ». Voyez Rosen, op. cit., note 268.

[46] Kémal ed-din dit « Ouadi Haïran ».

[47] Weymar, 1823, note 158.

[48] Éd. Dindorf, p. 111.

[49] Voyez Rosen, op. cit., la note 277, par laquelle cet auteur corrige une erreur matérielle de Yahia qui avait écrit deux mois en place de trois.

[50] Açogh’ig, bien que contemporain de ces événements, a fait erreur en fixant cette seconde expédition de Basile en Syrie en 998. Il est préférable d’admettre la date donnée par Yahia de 999, auteur également contemporain, qui était venu se fixer à Antioche dès l’année 405 de l’hégire c’est-à-dire en 1014 ou en 1015, quinze années seulement après ces événements. Açogh’ig, au contraire, a vécu fort loin de ces contrées, à l’autre extrémité de l’Asie Mineure. Il devait être par conséquent beaucoup moins bien renseigné. Voyez Rosen, op. cit., note 277. — Açogh'ig est du reste particulièrement mal informé sur cette seconde expédition de Basile en Syrie et en Phénicie qu'il place par erreur après l'expédition de l'an 1000 en Ibérie alors qu'elle eut lieu immédiatement avant. Sur cette seconde expédition il donne ce seul renseignement intéressant que de nombreux archontes géorgiens faisaient partie de la suite impériale en Syrie. Il cite parmi eux les trois illustres frères Pakourian, Phebdatos et Phersès, tous trois patrices. En parlant de Basile, il les nomme les primats de son nouveau pays d'Ibérie. Ce n'est pas tout à fait exact puisque Basile ne recueillit que l'année suivante l'héritage du curopalate Davith. L'erreur vient de ce qu'Açogh'ig a, ainsi que je viens de le dire, interverti l'ordre des deux campagnes de Syrie et de Géorgie. Pakourian et ses frères faisaient probablement partie d'un corps auxiliaire géorgien envoyé à l'armée impériale par le vieux curopalate qui était encore en vie à ce moment. Mathieu d'Édesse qui cite ces trois frères dans les guerres contre des voisins musulmans les nomme Vatché, Déotad et Ph'ers. Skylitzès (Cédrénus, II, 447) les cite également comme ayant passé au service de Basile.

[51] Ou Taik'h ou encore Tao. Sur Davith et les événements qui suivirent sa mort, voyez Hist. de la Géorgie, trad. Brosset, t. I, pp. 297 sqq. et Additions, pp. 176 à 188.

[52] Yahia, Rosen, op. cit., p. 41.— L'Histoire de la Géorgie, t. 1, p. 297, place à tort cette mort en l'an 1001.

[53] Ou Géorgie.

[54] Voyez Arisdaguès de Lasdiverd, p. 297 de l'Hist. de Géorgie.

[55] Mars 990-mars 991.

[56] Ou Argyich.

[57] Voyez Açogh'ig, liv. III, chap. xxxviii, xl, xli, etc. Ce Bad avait cruellement ravagé le pays de Darôn. Il s'était emparé de Mouch par la famine et y avait exercé de grands ravages. Açogh'ig dit avoir encore vu sur les murs de l'église du Sauveur dans cette dernière ville les traces du sang des prêtres que ce barbare y avait fait massacrer. Ibn el Athir (IX, 61), qui rapporte cette prise de Manaskerd à l'année 382 de l'Hégire (9 mars 992-25 février 993) a confondu le curopalate Davith avec le « roi des Grecs », c'est-à-dire le basileus, ce qui avait fait croire à une expédition de Basile en Arménie dès cette année 992, alors que ce prince était en ce moment en Bulgarie. Voyez Rosen, op. cit., note 214. Aboulfaradj ayant copié littéralement Ibn el Athir, cette erreur a passé de là dans Lebeau, Finlay, Muralt (I, 573), etc.

[58] Le Jeudi Saint, dit Arisdaguès de Lasdiverd.

[59] Ed. Dulaurier, p. 33. Voyez aussi la mention de cette mort violente dans Açogh'ig, liv. III, chap. xliii.

[60] Les historiens géorgiens ont presque complètement passé sous silence ce grand prince. La raison en est certainement que les Pagratides qui se posèrent en héritiers du roi curopalate avaient tout intérêt à supprimer de l'histoire cette dynastie qu'ils avaient supplantée. Voyez Brosset, Hist. de la Géorgie, Additions, p. 188.

[61] Açogh'ig n'hésite pas à accuser Basile d'avoir été l'instigateur de la mort de Davith dans le dessein de hâter l'annexion à l'empire de ses vastes domaines.

[62] Epitome historiarum de Vartan de Partzerpert, éd. Alishan, Venise, 1863, p. 75.

[63] Ough'thik', Okhthis, Okhdik'.

[64] Manavazaguerd, Mandzguerd.

[65] Trad. française par Brosset, t. I, p. 292 et Additions, p. 16.

[66] Skylitzès, Cédrénus et Zonaras ont pris à tort ce Gourguen qu'ils nomment Georgios pour un frère du curopalate Davith. Ils ajoutent que ce Georgios dut se contenter de ses possessions de l'Ibérie proprement dite et donner son fils en otage au basileus. Cela est vrai, mais il s'agissait en réalité ici, on le voit, non d'un frère du curopalate, mais bien du roi des Aphkhases Gourguen. En tous cas on ne découvre rien de semblable dans la Chronique nationale dite Histoire de Géorgie.

[67] Voyez dans le livre du baron V. de Rosen sur la Chronique de Yahia la note 277, au sujet de l'erreur d'Arisdaguès de Lasdiverd qui, dans son Histoire de Géorgie (p. 297 de l'éd. E. Prud’homme) place cette expédition d'Ibérie à l'an 1001 et la mort du curopalate Davith au Jeudi Saint de cette même année. Açogh'ig, comme aussi, du reste, la Chronique nationale connue sous le nom d'Histoire de Géorgie (t. I, p. 293 de la traduction française de Brosset), donnent la date vraie de l'an 1000. M. Brosset, à la page 181 des Additions à cette même Chronique, penchait déjà pour cette opinion. Voyez la remarque qu'il fait à ce sujet. Quant à Mathieu d'Edesse, il se trompe grossièrement en plaçant ces événements à une date de près de vingt ans trop reculée, à l'an 983. Les dates fournies par Lebeau (t. XIV, p. 183, date de 991) et par Muralt (t. I, pp. 379-580, date de l003), sont tout aussi erronées. Skylitzès, Cédrénus (t. II, 447) et Zonaras (éd. Dindorf, t. IV, p. 17), sont ici déplorablement mal informés. Ils passent simplement plusieurs années sous silence et disent seulement qu'« après être retourné de Salonique à Constantinople, Basile partit pour l'Ibérie pour recueillir l'héritage du curopalate ». Ces auteurs placent en effet bien à tort l'expédition de Syrie et de Phénicie après celle d'Ibérie, et disent encore que « Basile, après avoir recueilli l'héritage de Davith et conclu un arrangement avec le roi géorgien Gourguen (dont Zonaras fait à tort, je l'ai dit, un frère de Davith), partit pour la Phénicie emmenant avec lui les primats de son nouveau pays d'Ibérie dont étaient les trois illustres frères, les patrices Pakourian, Phebdatos et Phersès ». Cette version des Byzantins est forcément inexacte. Il faut de toute nécessité placer l'expédition en Syrie et en Phénicie avant celle en Ibérie. Les dates de Yahia sont là pour trancher la difficulté. Lui seul a définitivement donné la date vraie en fixant cette campagne d'Ibérie « à la vingt-cinquième année du règne de Basile », année qui correspond bien précisément à l'an 1000.

[68] Au dire d'Açogh’ig ces événements se seraient passés dès l'an 986. Toute cette chronologie semble fort embrouillée.

[69] Élu en 972 en remplacement de Stéphanos ou Etienne III, patriarche depuis 970. Au moment de son élection, Kakig était évêque d'Arscharounik. Une fois nommé patriarche, il résida, à l'exemple de ses trois prédécesseurs Ananias, Vahan et Stéphanos, dans la jolie petite ville d'Arguin ou Arkina sur les bords du fleuve Akhourian aujourd'hui nommé Arpa-Tchaï. Il mourut, on va le voir, en 991 après avoir, dans le cours de son pontificat de dix-neuf ans, rétabli la paix dans l'église arménienne. « Il avait bâti à Arguin une cathédrale en pierres taillées réunies par des crampons de fer, à la coupole peinte à l'image du ciel, plus trois autres églises de la même architecture admirable. Il avait pourvu les sacristies de ces édifices de magnifiques vêtements sacerdotaux historiés de couleur pourpre, tissus d'or et d'argent, de candélabres et de vases de métal reluisant, d'évangéliaires et d'autres livres sacrés. »

[70] Liv. III, chap. xxi.

[71] Voyez Ter-Mikelian, op. cit., pp. 77 sqq., où la lettre du patriarche se trouve analysée avec soin. Voyez encore Karapet Ter Mkrttschian, Die Paulikianer im byzantin. Kaiserreiche, etc., Leipzig, 1893, p. 93.

[72] Tchamtchian, op. cit., II, 100.

[73] Il y avait toutefois des exceptions à cette règle. Précisément à propos de ces discussions entre prélats des deux nations, Mathieu d'Édesse rapporte ce qui suit: « Le patriarche Kakig ayant reçu une lettre de l'expert et savant métropolitain grec Théodore de Mélitène qui, avec son confrère de Sébaste, avait pris part à cette polémique, lui adressa une réponse basée sur des arguments solides autant qu'ingénieux qui plut à tous ceux qui la lurent. » Cette épître (évidemment la même que celle citée plus haut qui dut être envoyée à tous les métropolitains grecs de la région) inspira au métropolitain Théodore une haute estime pour son auteur. Une étroite amitié se forma à cette occasion entre lui et son correspondant.

[74] Les Arméniens étaient si sectaires que dès l'an 965 le catholicos Vahan avait été déposé pour avoir voulu entrer en correspondance amicale avec les Chalcédoniens, c'est-à-dire avec ceux des Géorgiens qui, comme les Grecs, reconnaissaient le Concile de Chalcédoine. Voyez Açogh'ig, liv. III, chap. viii.

[75] Serge.

[76] Mathieu d'Édesse, éd. Dulaurier, p. 389. Sur ce patriarche voyez Açogh'ig, liv. III, chap. xxxii.

[77] Il eut pour successeur le patriarche Pierre ou Bédros.

[78] L’Antizène de Ptolémée

[79] Liv. III, chap. xlv.

[80] L'Astianène de Ptolémée.

[81] Ou Chorsène. Courzan pour les Syriens.

[82] Ou Aschmounik'.

[83] Ou Érez, aujourd'hui Arzindjian ou Ézengan.

[84] Ou Diarbekir.

[85] C'est le nom arménien de la ville de Martyropolis ou Mayyafarikin. — Cette géographie est fort compliquée. Chaque ville porte au moins trois ou quatre noms très différents les uns des autres.

[86] Il périt lui-même de mort violente dix ans plus tard, en l'an 402 de l'Hégire (1011 à 1012). Voyez Rosen, op. cit., note 280.

[87] Yahia (Rosen, op. cit., p. 42) dit quelques mots à peine de cette expédition de Basile en Arménie et en Ibérie en l'an 1000. Celle-ci est de même passée sous silence par plusieurs autres historiens orientaux.

[88] Ou Havadjitch.

[89] Arisdaguès de Lasdiverd, éd. Émin, note 1 de la page 200.

[90] Voyez Additions à son éd. de l’Histoire de Géorgie, note 2 de la page 186.

[91] Et non d'Agh'ôri. « Dans le canton d'Azori ou Azort » (Saint-Martin, op. cit., II, p. 367).

[92] Arisdaguès de Lasdiverd place cette entrevue du basileus avec tous ces rois et princes encore dans le district d'Eguéghiats, c'est-à-dire à Eriza même ou Arzindjian.

[93] Littéralement: « les soldats de la légion noble du Daïk'h. »

[94] Les Abasges des Byzantins. L'Aphkhasie bordait une portion de l'extrémité orientale de la Mer Noire, au pied du versant occidental du Caucase, entre la Circassie au nord et la Mingrélie au sud.

[95] Voyez Histoire de la Géorgie, éd. Brosset, t. I, note 6 de la page 292.

[96] A cette époque, dit Brosset (Additions à son éd. de l'Histoire de la Géorgie, p. 179), le royaume de Géorgie se composait uniquement de l'Aphkhasie comprenant l'Iméréthie actuelle, la Mingrélie et peut-être quelques parties de la Gourie et du Samtz'khé septentrional. Le Kaketh avait ses chorévêques. Le Somkheth, c'est-à-dire le Tachir et la plaine de Géorgie, obéissait à Davith fils de Gourguen, petit-fils d'Aschod le Miséricordieux.

[97] Et non en 998 comme le dit Muralt, op. cit., I, 577.

[98] Ed. Brosset, trad. franc., I, p. 301.

[99] Dans l'église d'Ichkhan on voit encore une inscription indiquant qu'« en l'an 1006 (226 de l'ère arménienne) cet édifice vénérable fut élevé par Gourguen, roi des rois, sous le vocable de la Sainte Mère de Dieu ». Voyez Brosset, Inscriptions géorgiennes rec. par le p. N. Sargisian, p. 19, pl. IV, n° 22.

[100] Açogh'ig (liv. III, chap. xlvi) dit que Sénékhérim accourut le premier à la rencontre du basileus et ne fut suivi que plus tard par son frère aîné Gourguen.

[101] « Archôn. »

[102] Hist. de la Géorgie, 1, p. 301.

[103] Des deux frères Ardzrouniens venus en l'an 1000 à Havatchitch pour complimenter Basile et lui rendre hommage, Gourguen mourut le premier dès l'an 1003. Sénékhérim, troisième et dernier fils d'Abou Sahl, demeura encore vingt ans seul roi du Vaspouraçan, c'est-à-dire jusqu'en 1023.

[104] Voyez Épopée, I.

[105] Ou Giorgi, Georges.

[106] Je crois devoir reproduire ici le récit de mon excursion à ces ruines fameuses dans l'automne de 1895, récit inséré dans le numéro du Journal des Débats du 10 octobre de cette année. « Au retour d'une excursion à Erivan et au monastère d'Eschmiadzin d'où la vue sur l'Ararat couvert de neige est si belle, j'ai tenu à rendre visite, non loin de la frontière turque de la Transcaucasie russe aux célèbres ruines d'Ani, la vieille capitale des rois d'Arménie de la dynastie Pagratide, contemporaine des empereurs d'Orient des dixième et onzième siècles. L'entreprise, jadis difficile, parfois dangereuse, est aujourd'hui fort aisée. De Delidjan, station charmante de la route de Tiflis à Erivan par Astapba, une route de poste conduit en cinq relais, à travers une contrée d'abord délicieusement boisée; puis soudain complètement aride, jusqu'à Alexandropol, l'antique Goumri arménienne, aujourd'hui centre militaire fort important de la frontière de Transcaucasie, dans une plaine brûlée du soleil. D'Alexandropol, en quatre heures, un phaéton — c'est le nom officiel d'une Victoria légère en ces contrées — attelé de quatre chevaux conduits par un cocher arménien, vous transporte à Ani. Quittant à la septième verste la route de Kars, l'étrange équipage suit une simple piste à travers champs, dépassant des villages arméniens dont la population presque sauvage, entourée d'énormes chiens, véritables animaux féroces, se livre au pittoresque labeur du dépiquage des blés. Après avoir franchi à gué divers cours d'eau, entre autres l'Arpa-Tchaï, l'antique Akhourian si souvent mentionné dans les chroniques d'Arménie, on débouche subitement en vue du plateau rocheux qui porte les ruines d'Ani. L'impression, dans ce cadre immense dominé par les cimes neigeuses de l'Ala-Goz, est très forte.

« Le fleuve Akhourian et un de ses affluents, simple torrent, coulant dans des ravins aux parois de roches à pic profondément encaissées, limitent un vaste triangle sur la surface duquel s'élevait la cité jadis florissante entre toutes celles d'Arménie, aujourd'hui déserte, ruinée, mais encore représentée par quelques-uns de ses plus beaux monuments. Le troisième côté du triangle était protégé par un superbe rempart médiéval, presque intact. Construites en appareil magnifique, bâties de cubes de pierre de deux couleurs dont les arêtes, vives comme au premier jour, se juxtaposent exactement, tours et murailles, qui ont vu les assauts de toutes les armées, de toutes les races de l'Orient, se profilant au loin dans cet absolu désert, forment une paroi géante d'une saisissante grandeur. Cela rappelle, dans un paysage autrement sévère, les murs de Rome ou ceux de Constantinople.

« Lorsque, par une porte couverte d'inscriptions lapidaires, surmontée d'un grand lion sculpté, on a pénétré dans l'enceinte, le spectacle devient plus extraordinaire encore. Sur ce plateau sauvage, parmi d'immenses amoncellements de pierres provenant des ruines des édifices plus humbles, se dressent encore çà et là plusieurs merveilleux monuments de cette cité de l'an 1000. Un certain nombre presque intacts, sous leur armure de pierre rougeâtre, semblent construits de la veille. On aperçoit, tour à tour, en des sites grandioses, dominant les abîmés du double ravin, le palais des princes pagratides, de ces rois guerriers qui surent un moment se créer une vaste monarchie entre les États du basileus de Roum et ceux du Khalife de Bagdad, puis encore leur citadelle en ruines et la cathédrale où ils se faisaient couronner avec une pompe tout orientale, diverses églises enfin, véritables joyaux d'architecture, une entre autres depuis, transformée en mosquée. La cathédrale et deux églises surtout, petites comme tous les temples arméniens, sont dans un surprenant état de conservation. Pas une pierre n'a bougé du splendide appareil des parois jadis construites par l'architecte Tiridate, qui releva la coupole de Sainte-Sophie, détruite par le tremblement de terre de l'an 989. Sur les murs extérieurs figurent encore, nettes comme au premier jour, les grandes inscriptions royales dédicatoires en beaux caractères lapidaires arméniens des dixième et onzième siècles. Les portes et les fenêtres sont admirablement sculptées comme des monuments d'orfèvrerie, rappelant par la richesse de l'ornementation les plus gracieux échantillons de l'art arabe. La pierre, d'une superbe et chaude teinte rouge, prête un charme de plus à cette féerique silhouette d'une grande cité endormie depuis des siècles.

« La cathédrale, sauf la coupole qui s'est effondrée, semble prête encore à recevoir le glorieux roi Kakig, « schahinschah », c'est-à-dire roi des rois, venant en grand cortège assister vers l'an 1000, en compagnie de sa pieuse épouse, la reine Katramide, à la consécration du noble édifice par le catholicos Sarkis. Nous avons déjeuné, effarant les corneilles et les oiseaux de proie si nombreux, au pied de l'autel où furent couronnés bien des rois pagratides, curopalates du saint empire de Kouni: c'était leur titre officiel à Byzance, vassaux turbulents souvent révoltés, des Nicéphore Phocas, des Jean Tzimiscès et du grand basileus Basile II, le Bulgaroctone.

« Les autres édifices ne sont pas moins curieux, le palais royal surtout, surplombant l'effrayant ravin. Quelques églises conservent, encore de nombreuses fresques. Toutes sont recouvertes de sculptures merveilleuses et de grandes inscriptions historiques. Toutes, en un mot, seul encore presque dans l'état où elles se trouvaient lorsque, après des calamités effroyables, tremblements de terre, invasions répétées de cent ennemis féroces accourus de l'Orient, les malheureux habitants de la ville, royale d'Arménie se furent décidés à l'abandonner définitivement pour un lointain et plus sûr asile. C'est, un musée inappréciable, une cité médiévale conservée par enchantement, telle que n'en possède aucune autre nation.

Partout aux environs des ruines, c'est le désert sans limites, sauf quelques habitations d'un pauvre village arménien. Ce plateau inégal, mamelonné, profondément raviné, où retentit si souvent jadis le galop des cavaliers envahisseurs, cavaliers byzantins, géorgiens, arabes, persans, tartares ou mogols, est entièrement nu. Sous un soleil de feu des troupeaux errants paissent à l'entour des églises fondées par les Pagratides, remuant du pied les débris de murailles sous lesquelles dort le scorpion. Au fond du ravin l'Akhourian sauvage bondit comme aux temps des rois, roulant ses eaux grisâtres vers l'Araxe lointain, d'où, passant le long des pentes de l'Ararat, elles iront plus loin encore se jeter avec celles du Kour dans la mer Caspienne. L'horizon est borné par le majestueux Ala-Goz, un des plus beaux monts d'Arménie. La frontière turque n'est pas loin, hantée par les Kurdes pillards, que tiennent en respect les braves Cosaques du Térek et du Kouban disséminés sur ce vaste espace. Devant nous se profilent encore les monts de Kars dont le nom rappelle tant de luttes ardentes entre les soldats du tsar et ceux du sultan.

« Malheureusement, et c'est là où je voudrais en venir, le temps, ici aussi, bien que lentement, poursuit son œuvre destructrice. Les voûtes s'effondrent les premières. Les feux des pâtres effritent les bases des églises. Le palais s'émiette peu à peu dans le ravin jadis verdoyant du jardin royal. Maintenant que ce territoire est définitivement incorporé à l'empire russe, ne pourrait-on sauver, pour la plus grande joie des archéologues, cette ville mystérieuse, cette cité enchantée du Moyen âge? Parmi ce peuple arménien, si passionnément attaché à sa belle histoire nationale, ne se trouvera-t-il point quelque Mécène intelligent qui s'éprenne de la gloire d'Ani, la ville des grands rois de sa race? Quelques centaines de mille francs, un gardien convenablement rétribué, suffiraient à sauver ce joyau unique, une ville chrétienne orientale du dixième siècle, non loin des pentes du Caucase. Puisse l'immense publicité du Journal des Débats attirer des regards bienveillants sur ces ruines insignes. »

[107] Liv. III, chap. xxix.

[108] Tchamtchian donne le même témoignage.

[109] Surtout il construisit une splendide église dédiée à saint Grégoire dans « la vallée des Jardins » attenant à Ani. Il avait fixé dès 992 dans cette ville la résidence des catholicos d'Arménie.

[110] Açogh'ig, liv. III, chap. xxxvi.

[111] Arisdaguès de Lasdiverd cite toute une pléiade d'écrivains, d'historiens et de savants.

[112] Comme en fait foi une magnifique inscription lapidaire existante sur la muraille méridionale, aujourd'hui encore aussi nette, aussi facile à déchiffrer en ses beaux caractères koutzouri que si elle, avait été sculptée de la veille.

[113] Voyez dans Grene, op. cit., l’énumération des principaux édifices construits en Arménie sous ce règne.

[114] Histoire d'Arménie, éd. Prud’homme, p. 9.

[115] Op. cit., liv. III, chap. xliii.

[116] Voyez Rosen, op. cit., note 272 et Wassiliewsky, La droujina vaeringo-russe à Constantinople, pp. 123 sqq.

[117] Quelque bête de somme pour le transport des bagages, car les Russes combattaient à pied.

[118] Ou Patrie (Patrice?). Le nom est défiguré dans les manuscrits. Açogh'ig le nomme Patriarg; M. Brosset, Additions à son éd. de l’Hist. de la Géorgie, p. 187, pense qu'il était le frère de Tchortovanel.

[119] Fils de son frère. Voyez dans Brosset, ibid., la généalogie de toute cette famille de saint Euthyme.

[120] Voyez Épopée, I. Tchamtchian, op. cit., II, 873, dit que ce fameux guerrier géorgien s'étant révolté fut tué dans la plaine de Bagaridj par Jean, général des troupes du basileus Basile.

[121] Ou Mandzgerd. Autrefois Manavazaguerd; la Mélazdjerd ou Malazguerd des Turcs.

[122] Il était fils de la sœur de Kakig.

[123] Tchamtchian dit que le roi Kakig et le roi Gourguen d'Ibérie engagèrent Basile à céder aux Géorgiens une partie du Daïk’h.

[124] Oughthik', Okhthis ou Okhdik'.

[125] Ibn el Athir (t. IX, p. 67) qui place ces événements à l'an 382 de l'Hégire (9 mars 992-25 fév. 993) les rapporte en ces termes: « Le roi des Grecs envahit l'Arménie; il assiégea Khelât, Manaskerd et Ardjich et fit beaucoup de mal aux populations de ce pays. Il accorda ensuite une trêve de dix années à Abou Ali El-Ouasan, fils de Merouan, et rentra dans le pays de Roum. »

[126] Elle a été publiée par M. Brosset dans son Rapport sixième sur un voyage archéologique dans la Géorgie et dans l'Arménie exécuté en 1847-1848, Saint-Pétersbourg, 1851.

[127] Skylitzès, Cédrénus, Zonaras.

[128] C'est-à-dire « de la ville de Malea ».