L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE VII

 

 

On devine la terreur qui régna dans Constantinople lors qu’on y connut la chute de Nicée, ce dernier boulevard en Asie, et l’arrivée imminente sous les murs de la capitale des bandes victorieuses de Skléros. Certainement les plus compromis dans leur hostilité contre le prétendant durent songer à s’enfuir. On le savait dur à l’excès, terrible dans ses haines, impitoyable dans ses vengeances. Soudain on apprit l’arrivée sur la rive du Bosphore des têtes de colonnes de son armée. Comme jadis, lors de la proclamation de Nicéphore, les grands faubourgs asiatiques de la Ville gardée de Dieu, Chrysopolis et Chalcédoine, durent fermer en hâte leurs portes pour éviter de tomber aux mains du vainqueur. Les troupes de Skléros les investirent aussitôt. Les Constantinopolitains, du haut des remparts, pouvaient distinctement apercevoir sur le rivage de Bithynie, les pittoresques coureurs arabes et géorgiens de celui qu’on appelait déjà le basileus d’Asie.

Il semblait que c’en fût fini du pouvoir des jeunes fils de Romain. Toutes les infortunes accablaient leur naissant empire. Et cependant il était écrit que le succès du prétendant n’irait pas au delà ! Nous possédons à peine quelques indications sur ce qui se passa à ce moment; nous savons seulement que si les soldats de Skléros virent certainement de la côte d’Asie étinceler au soleil les coupoles et les croix dorées de Sainte-Sophie[1] ce ne fut que pour un temps fort court car il leur fallut bien vite retourner sur leurs pas, pressés par un nouveau et grand péril. Skylitzès, Cédrénus et Léon Diacre, qui, seuls à peu près, nous ont laissé la très brève narration de ces luttes terribles, ne donnent aucune date. Il est bien difficile de raconter exactement d’après eux ces événements, surtout de les classer dans leur ordre de succession vrai. Je crois cependant être arrivé à un résultat assez précis.

La situation de la grande capitale était affreuse. « Il semblait, dit Léon Diacre, qu’aucune force humaine ne fût plus en état de résister par les armes à Skléros, vainqueur de Nicée. » Il possédait toute l’Asie. Il affamait Constantinople. En même temps, comme si ce n’était point assez de tant de calamités, nous le verrons plus loin, la révolte éclatait de toutes parts en Bulgarie, mal pacifiée depuis la mort de Tzimiscès. La partie surtout demeurée indépendante du vieux royaume de Syméon, la partie occidentale, se soulevait résolument pour cette guerre nationale, et le gouvernement des Porphyrogénètes se trouvait ainsi attaqué par le nord comme par le midi. La capitale était à peu près dégarnie de troupes. Probablement les débris de l’armée vaincue à Rhageas n’avaient pu y rentrer, et nous savons qu’on avait expédié à cette armée presque tout ce qui restait de forces disponibles.

Dans cette position en apparence désespérée, l’énergie du parakimomène qui, presque seul, supportait ce poids écrasant de la résistance à soutenir de tant de côtés à la fois, sauva l’empire. En véritable homme d’État qui sait faire taire ses inimitiés personnelles lorsqu’il s’agit du bien de tous, l’eunuque estima qu’il, ne restait plus qu’un seul moyen de salut, qu’un seul capitaine était en état de venir à bout de Skléros. C’était l’ancien rebelle Bardas Phocas, le premier tacticien de l’empire à cette époque. Tous les autres grands chefs militaires des deux derniers règnes avaient disparu par la mort ou étaient devenus les partisans ou les prisonniers du prétendant. Seul Bardas Phocas pouvait peut-être arriver à vaincre un tel ennemi. De plus, sa grande influence personnelle en Asie contrebalançait celle de Skléros. Ce choix dut fort coûter à l’orgueil de l’eunuque; Il semble, d’après les paroles de Psellos, que ses intimes le lui conseillèrent à l’unanimité. Devant la grandeur du péril, il prit courageusement son parti.

On se rappelle que Bardas Phocas, ce grand capitaine élevé à l’école de son oncle illustre, lui aussi prétendant en Asie sous le règne précédent, avait précisément été vaincu par Skléros après une lutte rapide. Jean Tzimiscès, toujours humain, lui faisant grâce de la vie, l’avait contraint de prendre le froc et relégué dans l’île de Chio. Il y végétait depuis sept années dans le plus misérable exil, lorsque les émissaires du parakimomène vinrent en hâte le chercher pour l’amener au Palais Sacré. Qu’on juge de sa stupeur joyeuse. Il n’eut garde de refuser un changement de sort quasi miraculeux. On l’investit des pouvoirs militaires les plus étendus. Il fut, lui aussi, créé magistros, et l’eunuque, lui remettant les dernières sommes disponibles, lui confia solennellement la charge de tirer l’empire de ce danger suprême. Bardas Phocas était ambitieux; il en voulait mortellement à son ancien adversaire, cause directe de sa ruine. Il se mit résolument à l’oeuvre pour amener sa perte. C’était dans la seconde année de la révolte de celui-ci.

Le choix de Basile se trouva excellent. Bardas Phocas était bien digne d’être opposé à Skléros. Quel étrange retour des choses d’ici-bas et comme ces faits, hélas, si sèchement, si brièvement racontés par les chroniqueurs, illustrent curieusement cette histoire de Byzance si fertile en étourdissants changements de fortune ! Par un jeu du sort nullement rare à cette époque, ces deux illustres personnages avaient, à sept années de distance, exactement changé de rôle. En 971, Bardas Phocas était le rebelle prétendant à l’empire, et Skléros était, au nom du basileus, chargé de le réduire. En 978, c’était précisément l’inverse.

Le parakimomène avait eu recours à Bardas Phocas parce qu’il ne pouvait faire autrement. « Au fond, nous dit Psellos, il se défiait presque autant de lui que de Skléros. » Aussi crut-il devoir l’enchaîner par les plus solennels serments. En ces temps de dévotion universelle et profonde, une semblable précaution avait encore sa raison d’être. Le nouveau généralissime de l’armée d’Asie dut s’engager sur son salut à ne plus songer à briguer l’empire,[2] à ne plus jamais conspirer contre ses princes légitimes. Il prenait les pouvoirs dictatoriaux dans des circonstances véritablement tragiques. D’une part le prétendant, qui voyait enfin en face de lui un adversaire digne de son éclatante renommée, menaçait Constantinople avec ses forces incessamment grossies par le bruit même de ses incessants succès. De l’autre il apparaît clairement que l’eunuque n’avait presque plus de troupes à confier au sauveur qu’il venait d’appeler à lui. Il lui fallait des soldats aussi pour se préserver sur la frontière du nord des incursions des Bulgares soulevés. Probablement tout ce qui demeurait disponible ne suffisait pas à la garde de la capitale. Bardas Phocas, dont Psellos nous a fait à cette occasion le plus beau portrait guerrier, opposant ses qualités militaires à celles de son illustre rival, ses talents que le péril grandissait à l’énergie de Skléros faiblissant sous l’insuccès, ne se laissa pas intimider par un état de choses aussi désastreux.

Il fallait que le nouveau domestique des Scholes orientales trouvât moyen de se procurer quelque part une armée. Du moins, grâce à l’eunuque prévoyant, il avait de l’argent, qui, alors comme aujourd’hui était le nerf de la guerre. Pour trouver des soldats, pour battre le rebelle, une seule chance lui restait, c’était de s’enfoncer seul en Asie et de chercher à y réunir assez de monde pour prendre position sur les derrières de Skléros. Voici comment une pareille aventure était devenue possible. Par suite de circonstances dont les sources mal heureusement ne disent mot, les débris de l’armée loyaliste vaincue à Rhageas avaient réussi à se rallier quelque part vers le centre de la péninsule anatolienne et de l’éphémère empire du prétendant. Là ils s’étaient groupés sous le commandement du magistros Eustathios Maléinos le seul des chefs impériaux qui n’eût pas été tué ou pris. Même celui-ci était parvenu dernièrement à réoccuper Césarée au nom des basileis. Enfin et surtout il y avait été rejoint par un personnage bien autrement considérable, par un des plus importants acteurs de ce long drame, Michel Bourtzès, ce condottiere extraordinaire qui, fidèle à ses habitudes invétérées, venait une fois encore de changer de parti. Peut-être le duc d’Antioche, comme jadis lorsqu’il n’était encore que le lieutenant de Nicéphore, estimait-il que Skléros n’avait pas assez chèrement payé ses services. Peut-être aussi avait-il jugé la cause du prétendant gravement compromise aux premières nouvelles qui lui étaient venues de la mission confiée par le parakimomène à Bardas Phocas.

Il est probable que Skléros avait dû emmener avec lui toutes les forces dont il pouvait disposer, d’abord pour prendre Nicée, ensuite pour marcher sur la capitale, et qu’il avait dû dégarnir les places fortes de l’intérieur et laisser diverses portions de son naissant empire presque dépourvues de défenseurs, vraiment à la garde de Dieu, toutes circonstances qui avaient dû singulièrement faciliter la concentration à Césarée des forces impériales battues l’an d’auparavant à Rhageas. Quoi qu’il en soit, ces masses ainsi ralliées dans la métropole de Cappadoce sous le commandement de Maléinos et de Bourtzès paraissent avoir formé à ce moment une agglomération imposante, même la seule véritable force disponible de l’empire aux abois. Ce qui le prouve, c’est que les conseils du Palais décidèrent que la seule chose à faire pour Bardas Phocas était de rejoindre à tout prix cette armée reconstituée pour marcher avec elle contre le prétendant qui, pris ainsi en queue, serait bien forcé de rétrograder pour faire tête à ce nouvel ennemi et éviter d’être jeté dans le Bosphore. L’entreprise était audacieuse, car les troupes de Skléros occupaient toutes les routes allant de Constantinople vers l’intérieur.

Bardas Phocas, qui avait été rappelé de Chio vers le mois de mars de cette année 978,[3] comblé des faveurs du parakimomène, créé par lui magistros et nommé à son tour à ce haut commandement de domestique des Scholes Orientales qui avait si mal réussi à Pierre Phocas et au protovestiaire Léon, partit résolument de Constantinople pour ce périlleux trajet. Il avait au préalable prêté les serments que l’on sait. Comme les voies directes de la capitale à Césarée étaient impraticables, couvertes de troupes rebelles, il se fit secrètement transporter en barque à Abydos, d’où il pensait pouvoir gagner par des chemins détournés la capitale de la Cappadoce en laissant sur la gauche les divers échelons des forces du prétendant. Cet espoir fut cruellement déçu. L’Hellespont et par suite le port d’Abydos se trouvaient encore à ce moulent, on l’a vu, l’un barré, l’autre assiégé par un détachement de la flotte rebelle sous les ordres du fils de Skléros. C’était juste le temps où Théodore Karanténos luttait dans les parages de l’Archipel à la tête de la flotte impériale contre Michel Courtice, l’amiral du prétendant. Après la défaite de ce dernier à la hauteur de Phocée mais après cette défaite seulement, les impériaux brûlèrent, on l’a vu, dans la rade d’Abydos les derniers vaisseaux rebelles, mais au moment de la tentative de Bardas Phocas, ce port était encore aux mains des Sklériens. Abydos ne dut même bien probablement tomber au pouvoir des impériaux qu’après la première défaite de Bardas Phocas dans la plaine de Pankalia auprès d’Amurion défaite que je vais raconter.

Force fut à Phocas de rentrer à Constantinople. Le courageux chef en repartit du reste aussitôt, résolu cette fois à tenter le passage à travers les lignes mêmes de l’armée ennemie. Ce devait être vers le milieu du printemps de l’an 978. Nous n’avons aucun détail sur cette tentative d’une audace inouïe, qui réussit du reste pleinement. Skylitzès dit seulement que Phocas parvint à franchir en barque le Bosphore sans être aperçu de l’ennemi (observation qui, par parenthèse, confirme ce fait que la rive asiatique du Bosphore, peut-être avec Chrysopolis et Chalcédoine, était entièrement occupée par les troupes rebelles) et que de là, ne marchant que la nuit, probablement sous un déguisement, il réussit à gagner la lointaine Césarée. Il y trouva Michel Bourtzès et Eustathios Maléinos à la tête des forces impériales en voie de réorganisation.

C’était, après tant de revers, un grand succès pour la cause des basileis. Sans perdre une heure, le magistros, ranimant par des paroles enflammées ses soldats découragés ou débandés, reformant ses bataillons, rappelant de toutes parts les détachements dispersés, les petites garnisons qui tenaient encore çà et là, recrutant du monde de tous côtés grâce, certainement à la toute-puissante influence de sa famille dans cette Cappadoce dont il était originaire,[4] se jeta résolument sur les derrières de l’armée du prétendant, qui pour lors, continuait à occuper la côte asiatique du Bosphore, menaçant Constantinople sans oser toutefois l’assaillir directement.

Ce qu’on eût estimé impossible était arrivé. Dans le dos des rebelles jusqu’ici constamment victorieux, au centre de l’Asie Mineure, coupé de la capitale par la masse des forces du prétendant, Bardas Phocas avait, en un court espace de temps, reformé une véritable armée. Par la route militaire qui va à Constantinople, franchissant avec rapidité des espaces immenses, il s’avança d’abord de Césarée jusqu’à Amorion, grande ville de la Phrygie orientale et du thème des Anatoliques près des confins de la Galatie, berceau d’un empereur usurpateur du IXe siècle Michel le Bègue. Il fit halte en ce lieu, probablement pour donner du repos aux troupes.

Cependant Bardas Skléros, à ces nouvelles, avait été saisi d’inquiétude. « Il comprit aussitôt, dit Skylitzès, que tout était à recommencer, alors qu’il croyait toucher au but. » Bardas Phocas, par sa valeur militaire, par les relations de sa famille, une des plus puissantes en Asie, par le souvenir de toute une série d’aïeux illustres, par celui surtout de son oncle Nicéphore, mort il y avait si peu d’années, était un adversaire autrement redoutable que les généraux qui lui avaient été opposés jusqu’ici. Ce n’était plus là un capitaine déjà vieilli, ou bien un simple protovestiaire, un de ces favoris de cour, incapable au tant qu’infatué, c’était le chef le plus intrépide, le plus consommé dans l’art de la guerre. Les deux premiers capitaines de l’empire allaient se trouver en présence, deux des plus nobles représentants aussi de cette aristocratie byzantine du Xe siècle, à l’éducation élégante et raffinée, à l’âme pourtant si rudement trempée.

La situation de Skléros, pris entre deux dangers, devenait subitement fort périlleuse. Il se rendait compte que, dès qu’il aurait tourné le dos à la capitale, il serait poursuivi par tout ce que Constantinople comptait encore de troupes, y compris les corps d’élite de la garde. Cependant il n’avait d’autre parti à prendre que de rétrograder, pour tenter d’écraser aussitôt cette néfaste armée si malheureusement reformée derrière lui.

Quittant la mort dans l’âme, ses cantonnements du Bosphore vers la fin du printemps de 978, il repassa par Nicée. Il fallut se résigner à évacuer cette place si chèrement acquise. Puis on marcha sur Amorion, à la rencontre de Phocas. C’était à cette époque, de l’histoire byzantine, une place importante, ceinte de fortes murailles. Son site a été identifié au voisinage du village actuel de Hamza Hadji. Les deux adversaires, aujourd’hui comme jadis, ennemis acharnés, allaient se retrouver face à face; comme sept années auparavant. Psellos dit expressément que l’armée de Bardas Phocas était inférieure en nombre, mais que ce capitaine rachetait ce défaut par ses qualités d’homme de guerre, supérieures à celles de son rival. Un combat violent s’engagea sur lequel nous n’avons que peu de détails. Nous savons seulement, par Léon Diacre et Yahia, qu’il eut pour théâtre la vaste plaine de Pankalia, très propice aux évolutions d’une nombreuse cavalerie, sur les rives du grand fleuve Sangarios. Bardas Phocas, malgré son courage, malgré ses talents guerriers, éprouva une complète défaite ! Ses troupes, sous l’impression de tant de revers successifs, n’avaient pas encore retrouvé leur assiette sous sa main puissante. Lui même, raconte Léon Diacre, faillit périr. Frappé d’un coup de lance à la tête, il tomba de sa monture. Etendu à terre, il fût certainement demeuré aux mains des rebelles si, confondu dans la foule des blessés, il n’avait réussi, par une sorte de miracle, à ne pas être reconnu. La nuit vint qui le sauva.

Le succès demeurait une fois de plus aux mains de Skléros ! Ce ne fut plus toutefois, dit Skylitzès, une folle déroute des impériaux comme aux temps du stratopédarque et du protovestiaire. Les soldats de Phocas, fortement tenus en main par leur nouveau chef, vite remis de sa chute, loin de fuir en désordre, opérèrent leur retraite dans un ordre parfait, avec lenteur et précision, « comme si tel était le bon plaisir de leur général, dit le chroniqueur, et non point parce qu’elles s’y trouvaient forcées ». Yahia est seul avec Elmacin à nous donner la très importante date de cette bataille de Pankalia, qu’il fixe au mercredi dixième jour du mois de dsoulkaddah[5] de l’an 367 de l’Hégire, c’est-à-dire au 19 juin 978.

Bardas Phocas, prenant en personne le commandement de l’arrière-garde, protégea admirablement la retraite de ses troupes vers l’est, livrant d’incessantes escarmouches aux Sklériens ardents à sa poursuite, les empêchant de jeter le trouble dans le gros de l’armée. Dans un de ces combats, cet homme intrépide courut de nouveau le plus grand danger. Constantin Gabras, un des chefs rebelles, avait formé le projet de s’emparer de sa personne et de l’amener à Skléros en chaîné. Au plus fort de la mêlée, pressant son cheval de l’éperon, il fondit, l’arme haute, sur le domestique des forces orientales. Mais Bardas Phocas l’avait vu venir. Sans attendre le choc, d’un bond il enleva, lui aussi, son cheval et le jeta avec violence à la rencontre de l’assaillant, qu’il abattit d’un coup de sa masse de fer sur la tête. Constantin Gabras demeura gisant sans connaissance. Ses soldats épouvantés, cessant la poursuite, ne songèrent qu’à sauver leur chef. Bardas Phocas put, dans le plus grand calme, reprendre sa marche à la tête des siens, modérant à chaque instant l’allure de sa bête pour ne pas sembler fuir.

La retraite des impériaux fut longue d’Amorion vers l’est, et Bardas Phocas ne s’estima en sûreté que lorsqu’il eut franchi les deux grands fleuves Sangarios et Halys. Il suivit bien probablement la route militaire byzantine si souvent parcourue par les armées impériales allant combattre en Orient, qui de Dorylée allait à Pessinus, puis franchissait le Sangarios au pont de Zoinpos, traversait la Galatie au sud d’Ancyre franchissait l’Halys au pont actuellement désigné sous le nom de Tcheshmé Keupreu, alors sur le territoire de la turma Saniana, et bifurquait ensuite à droite et au sud vers Césarée, à gauche et à l’est vers Sébastia et Téphrice par Myriokephalon et Basilika Therma. Ce fut cette dernière voie que le généralissime dut choisir, dans l’intention certainement, après avoir atteint Basilika Therma, de remonter droit vers le nord et de se ménager, au besoin, une route de retraite sur Arnisos et la mer Noire. Bardas Phocas mit même à exécution la première partie de ce plan, car nous le voyons, tournant court dans la direction du nord, remonter jusqu’à la forte place de Charsianon ou Charsian, capitale du thème du même nom, sur le territoire de l’ancienne Galatie. C’est dans ce district montagneux, au nord de l’Ak Dagh actuel, qu’il arrêta enfin sa retraite et prit ses cantonnements. Son premier soin fut d’occuper Charsianon. C’était encore là une des plus formidables citadelles d’Anatolie. M. Ramsay a récemment identifié cette place, non sans les plus grandes apparences de raison, avec la Garsi de la Table de Peutinger, la Karissa de Ptolémée, et en a fixé l’emplacement à deux ou trois milles au nord-ouest du village actuel d’Alaja. La situation centrale de cette forteresse, point de départ de routes nombreuses, était très importante. Elle avait constamment joué un rôle capital dans les guerres de frontières gréco-sarrasines. Elle avait été maintes fois attaquée, même prise par les infidèles.

Donc, arrivé en cette région tourmentée qui lui offrait une excellente base de défense, Bardas Phocas dispersa son armée dans ses cantonnements pour qu’elle pût prendre quelque repos après cette belle mais pénible retraite. Sans perdre courage, avec une activité infatigable, il continuait entre temps à s’occuper de détacher du parti de Skléros tous ceux qui, prévoyant bien que le succès de l’usurpateur ne saurait durer toujours, cherchaient secrètement à rentrer en grâce auprès des jeunes empereurs. Ces démarches furent couronnées de succès. Beaucoup de personnages importants passèrent à ce moment à Bardas Phocas, qui leur conféra titres, subsides et dignités au nom des basileis. Entre temps il n’oubliait point ses troupes fidèles. Il fit de nombreuses promotions, distribua de non moins nombreux bienfaits, stimulant de la sorte le zèle dynastique des soldats.

Cependant Bardas Skléros, qui semble avoir suivi une route plus au sud et franchi l’Halys en un point plus élevé du cours de ce fleuve, poursuivant sans relâche les impériaux en retraite, venait à son tour de pénétrer dans le Charsian. Ébloui par cette nouvelle victoire si complète, orgueilleux de tant de succès, il semblait l’image du capitaine invincible auquel plus rien ne saurait résister. Ses troupes le suivaient pareilles à un torrent dévastateur. Pour l’instant, il installa son camp aux Basilika Therma, les anciennes Aquae Sarvenae[6] des Romains, évêché de Cappadoce première, déjà sur le territoire du thème de Charsian. Ces « thermes impériaux » ont été récemment identifiés par M. Ramsay avec ceux du village actuel de Terzili Hammam où on retrouve encore les ruines importantes de bains de l’époque d’Hadrien. Les belles eaux chaudes sulfureuses qui sourdent en ce lieu sont demeurées en grand renom parmi les habitants chrétiens de Césarée, située à une vingtaine d’heures plus au sud.

Aussitôt après avoir établi son camp. Skléros offrit la bataille à son adversaire. Une fois encore, une lutte terriblement sanglante s’engagea en ces régions lointaines. Une fois encore, comme si la Providence voulait épuiser pour les jeunes souverains la coupe de l’adversité, les troupes impériales furent battues. Elles tinrent cependant pied quelque temps. Phocas, la masse de fer au poing, pareil au dieu des combats, volant d’une extrémité à l’autre du champ de bataille, jetait la terreur parmi les cavaliers ennemis, semant la mort autour de lui des coups de son arme. Malgré tant d’héroïsme, ses troupes, écrasées sous le nombre, lâchèrent pied.

Désolé de tant de désastres répétés, ne perdant pas courage cependant, comme grandi par l’adversité, Bardas Phocas dut précipiter encore plus avant sa retraite vers l’est. Nous ignorons presque complètement ici la suite de ces événements. Après qu’il eut établi ses troupes dans des cantonnements nouveaux, à Sébastia probablement, qui est aujourd’hui la lointaine Sivas, nous savons seulement que le domestique d’Asie courut en grande hâte jusqu’aux extrémités de la mer Noire demander des soldats et des subsides à l’allié fidèle des jeunes basileis, au puissant curopalate d’Ibérie ou plutôt de Daïk’h, ce beau pays très montagneux, béni de la nature, qui s’étend au nord de la Grande Arménie et forme la plus notable portion de la Géorgie actuelle. Le Kour, l’antique Cyrus, qui sort de la basse chaîne bordant l’extrémité orientale de la mer Noire, le traverse avant de s’écouler dans la Caspienne. Il en est de même du Djorokh au cours torrentueux, qui va se jeter dans la mer Noire et forme aujourd’hui la frontière entre la Russie et la Turquie.

Il dut y avoir durant cette absence du généralissime impérial comme une accalmie forcée entre les belligérants. Nous ignorons jusqu’où Skléros vainqueur poursuivit son adversaire, même ce qu’il fit durant l’absence de celui-ci en Géorgie. C’était à l’époque précisément où dans l’automne de l’an 978 l’empereur Othon II d’Allemagne ravageait la France « avec une armée telle, qu’aucun homme de ce temps n’en avait vu auparavant ou n’en a vu depuis de semblable », faisait chanter sur Montmartre ses soixante mille guerriers un alléluia gigantesque et enfonçait sa lance en guise de défi dans la porte de la capitale du roi Lothaire.

C’est à cette même année 978 qu’il faut, suivant toute vraisemblance, placer des événements fort curieux qui se rapportent à cette même terrible guerre civile et dont le récit nous a été conservé par le chroniqueur Yahia. Il s’agit de la lutte aussi longue qu’infructueuse entreprise à ce moment par les lieutenants de Skléros pour tenter de reprendre Antioche dans laquelle Oubeïd Allah avait réussi à faire rentrer les troupes impériales. Voici la narration même de Yahia mais avant il nous faut revenir quelque peu en arrière.

On a vu qu’Antioche et son territoire avaient été livrés à Skléros sur l’ordre de Michel Bourtzès par le lieutenant de ce dernier, le patrice Abd Allah ou Oubeïd Allah Mountasir. Celui-ci avait continué quelque temps à maintenir dans le parti du prétendant la puissante forteresse du sud. Même, après les premières défaites de Skléros, il avait persisté à lui demeurer fidèle et on redoutait fort au Palais Sacré que, plutôt que de restituer Antioche à ses maîtres légitimes, il ne la livrât aux Sarrasins, ce qui eût été un désastre irréparable. D’autre part, Yahia raconte que, dès les premiers triomphes de Skléros, le gouvernement impérial avait mandé à Constantinople le patriarche d’Antioche, Théodore de Colonée, celui-là même qui avait été nommé par Jean Tzimiscès tout au début de son règne, au mois de janvier 970. Les basileis et le parakimomène, désirant s’entretenir avec ce prélat des intérêts de cette grande cité, lui avaient dépêché un navire d’Etat, un « chelandion », pour qu’il pût éviter la route de terre, rendue impraticable par l’état de guerre dans toute l’Asie Mineure. Le saint homme, bien que fort malade, n’avait pas hésité à obéir aux ordres de ses souverains. Mais, terrassé par la fièvre, il avait dû presque aussitôt se faire débarquer et avait expiré à Tarse le 28 mai de l’an 976, après six ans quatre mois et cinq jours de pontificat. Or, continue le chroniqueur, l’évêché d’Alep était alors aux mains d’un certain Agapios[7] qui supportait mal de vivre, lui prêtre chrétien, sous la dépendance des Sarrasins. Apprenant que les habitants d’Antioche envoyaient une députation aux basileis pour les prier de leur choisir un nouveau patriarche sur une liste qu’ils avaient dressée, il réussit à se faire désigner pour porter cette communication au Palais Sacré. Il obtint même de faire ajouter son nom sur la liste des candidats. C’était au commencement de l’an 977. Admis en présence du basileus Basile, Agapios lui affirma que les habitants d’Antioche, bien qu’actuellement aux mains du lieutenant de Skléros, Oubeïd Allah, tenaient toujours fidèlement pour leur prince légitime et ne demandaient qu’à lui revenir, mais que, pour rendre cette chose possible, il fallait qu’on le nommât, lui, patriarche. Il promit de livrer Antioche si on lui donnait la succession de Théodore. Le basileus et son conseil exprimèrent leur reconnaissance à l’astucieux évêque et lui accordèrent ce qu’il demandait à condition qu’il réussit dans son entre prise.

Agapios, déguisé en moine, arriva à Antioche où il comptait beaucoup d’amis, porteur pour Oubeïd Allah d’une lettre autographe du basileus Basile, par laquelle celui-ci offrait au renégat sa confirmation à vie dans le poste de duc d’Antioche s’il consentait à rétablir dans son gouvernement l’autorité impériale. On lui mandait en outre de s’en rapporter pour tout à l’évêque, qui revenait avec les pleins pouvoirs du basileus, et de procéder aussitôt, s’il acceptait les propositions du Palais Sacré, à l’installation de celui-ci comme patriarche. Agapios avait caché la lettre impériale dans la couverture d’un évangéliaire qu’il portait constamment sur lui. A son arrivée à la porte de la ville, on le fouilla, mais on ne découvrit rien de suspect. Il vit secrètement Oubeïd Allah et lui remit les lettres impériales. Oubeïd, aussitôt gagné, proclama sans tarder le gouvernement impérial dans Antioche et la déchéance du prétendant. En même temps il procédait à l’installation d’Agapios. Cette étrange instauration sur un des plus importants sièges de l’Église chrétienne d’un prélat catholique par un aventurier sarrasin renégat eut lieu dans les derniers jours de cette année 977, le dimanche 23 décembre La chronique de Michel le Syrien dit qu’Agapios fut un grand persécuteur des Monophysites. D’après les sources d’Assemani, au contraire, ce prélat n’aurait nullement poursuivi les Jacobites.

Lorsque Skléros, à nouveau victorieux, eut été avisé de ces événements si fâcheux pour sa cause, il dépêcha en Syrie à la tête de forces importantes un de ses partisans, Isaac Vrachamios, cet Arménien dont il a été question déjà.[8] Ce capitaine, on se le rappelle, avait aussi pris part à la prise d’Antioche par les Byzantins à la fin du règne de Nicéphore Phocas. Depuis on le retrouve constamment aux côtés de Michel Bourtzès, dont il était demeuré un des plus dévoués lieutenants. C’était lui que le duc d’Antioche avait détaché auprès de Skléros au début de la révolte de celui-ci, pour traiter des conditions de sa défection. Cette fois, Vrachamios avait mission de décider la mobile population d’Antioche à se donner une fois de plus à Skléros. Comme on lui refusa obstinément l’entrée de la ville, il tenta de la prendre de force. Puis, voyant bien qu’il n’y pourrait réussir avec le peu de troupes dont il disposait il fit seulement razzier le bétail et les chevaux en grand nombre des campagnes antiochitaines, puis il opéra sa retraite. On vit alors dans ces régions tourmentées surgir un personnage nouveau, dont Yahia est seul à nous parler dans cet unique passage de sa Chronique. Mahfouz ibn Habib ibn Bahil était un émir de cette étrange tribu des Beni-Habib, aux guerriers fameux, aux cavaliers magnifiques, si longtemps la terreur des Grecs, qui, à la suite de la conquête de Nisibe par les Hamdanides, en l’an 330 de l’Hégire,[9] avait émigré avec tous ses biens sur les terres de l’empire pour y embrasser la religion chrétienne. Le baron Rosen, dans une des notes si intéressantes dont il a enrichi son édition d’une portion de la Chronique de Yahia,[10] a rapporté, d’après l’écrivain arabe Ibn Haukal, l’exode si curieux de cette splendide tribu, qui nous est décrite forte de douze mille cavaliers, tous montés sur des chevaux de race noble, tous complètement équipés, avec leurs cuirasses dorées, leur coiffure de mailles et de brocart d’or, leurs glaives étincelants, leurs lances parfaites.[11] « Devant eux marchaient les chevaux de réserve en nombre égal et les mulets de choix portant les serviteurs et les clients. » Ces renégats de l’Islam étaient devenus les meilleurs mercenaires des armées impériales, les pires ennemis de leurs anciens coreligionnaires, pillards annuels et acharnés des terres sarrasines. Mahfouz était un chef important de cette tribu puissante entrée tout entière au service de Roum. Il avait embrassé avec chaleur le parti de Skléros et s’était emparé pour lui de la forteresse alors byzantine d’Artah,[12] sur la route d’Alep à Antioche, sur le versant septentrional du Djebel al-Ala. Ce fut après l’échec de Vrachamios qu’il se présenta à son tour devant Antioche à la tête de nombreuses bandes, recrutées en majorité parmi les pires vagabonds d’Arménie.[13] Le magistros Oubeïd Allah, demeuré le lieutenant des basileis en ces contrées, sortit à sa rencontre et le battit. Lutte curieuse où se battaient avec fureur l’un contre l’autre en faveur de deux compétiteurs au trône de Byzance deux chefs sarrasins.

Mahfouz, réfugié à Alep, dut faire sa soumission au gouvernement des empereurs, mais Antioche n’en fut pas plus tranquille pour cela. Les Arméniens, fort nombreux, habitant cette cité populeuse, soulevés sans doute par des émissaires secrets du prétendant, guidés par un des leurs nommé Samuel,[14] provoquèrent encore une fois une révolte dans la ville et ses alentours. Le palais du magistros fut envahi, lui-même menacé de mort. Sans perdre la tête, il commença par s’informer dit Yahia, auprès de ses serviteurs et de ses partisans des sentiments vrais de la masse de la population, voulant savoir si elle tenait en réalité pour ou contre lui. « Pour toi », lui répondirent sans hésiter. Encouragé par cette déclaration, il attaqua ses envahisseurs. La majorité des Antiochitains étant accourue à son secours, les Arméniens furent battus. Beaucoup furent massacrés. Les survivants durent s’enfuir avec leur chef, et Antioche demeura définitivement aux mains du lieutenant impérial.

De tous ces faits qui, au témoignage de la lettre du patriarche Agapios dont je vais parler, durent se passer dans le courant de l’année 978,[15] les Byzantins ne nous ont pas dit un mot, bien qu’ils soient entrés dans des détails relativement assez minutieux sur la révolte de Skléros. Le récit que nous a laissé Yahia de toutes ces luttes pour la possession d’Antioche témoigne de l’importance qu’avait cette place pour les deux partis belligérants, et de la grandeur des efforts qu’ils n’hésitaient pas à s’imposer pour s’en rendre maîtres.

J’achève de raconter ce que Yahia nous dit du prélat Agapios, qui avait joué à l’occasion de la prise d’Antioche un rôle si actif. Lorsque le nouveau patriarche se sentit affermi sur son trône, il écrivit à son collègue Elie d’Alexandrie pour lui demander que son nom fût, selon l’usage, inscrit officiellement sur les diptyques de ce diocèse.[16] Un moine nommé Jean porta cette missive, à laquelle Agapios avait joint un extrait de la profession de foi que chaque nouveau patriarche est tenu de faire « afin que chacun sache qu’il confesse la même religion que les saints pères des six conciles ». Elie répondit à Agapios en le blâmant avec sévérité pour la manière irrégulière dont il avait abandonné son siège d’Alep et brigué celui d’Antioche. Il refusait de le reconnaître pour son collègue et de faire inscrire son nom aux diptyques des patriarches. Il exigeait du moins pour modifier sa résolution qu’on lui présentât un mémoire certifié par le clergé et les notables d’Antioche où serait clairement exposée la procédure suivie dans l’élection d’Agapios. Ce dernier répondit par une lettre fort digne et fort détaillée dont Yahia nous a conservé le texte, exposant sur un ton attristé qu’il ne pouvait se faire délivrer un pareil document sans que sa dignité en souffrît grandement. Il citait de nombreux exemples de son cas. Il affirmait que ses ouailles étaient en parfaite communion avec lui, que les autorités civiles l’avaient approuvé, comme aussi tout ce qu’Antioche contenait de gens capables et instruits. Il ajoutait que l’état de trouble était si profond dans tout le pays, que les oiseaux du ciel eux-mêmes ne parviendraient pas à se transporter d’Antioche en Egypte. Le patriarche Elie finit par se contenter de ces raisons et consentit enfin à proclamer son collègue Agapios. La seconde lettre de celui-ci est datée du 7 décembre de l’an 978.

Revenons au récit de la lutte acharnée qui se poursuivait dans l’Anatolie orientale entre les deux Bardas. Le plus important prince d’Ibérie sous la lointaine suzeraineté byzantine était alors l’illustre curopalate Davith de Daïk’h, surnommé le Grand, prince d’origine arménienne. Le véritable nom de sa souveraineté originelle était le Daïk’h, mais, comme il n’y avait pas en ce moment de prince en Géorgie dont la puissance pût être comparée à la sienne, pas même le propre roi du Karthli, on le désignait souvent sous le simple nom de curopalate d’Ibérie.[17] Les Byzantins l’appellent toujours ainsi, plutôt encore l’« archôn des Ibères ». Les historiens arméniens semblent ignorer sa vraie condition. Il en est de même des historiens géorgiens. En réalité cet homme qui fut, à la fin du Xe siècle, le plus puissant dynaste du Tao, le plus considérable des princes de cette région, l’arbitre suprême de la Géorgie et qui joua un si grand rôle dans ce pays et en Arménie jusqu’à la première année du XIe siècle, était un arrière-petit-fils du roi Adarnasé II, un petit-fils de Sempad, ex-roi curopalate dont le règne n’est mentionné que pour mémoire dans les annales géorgiennes.

Le titre alors si prisé de curopalate accordé par le basileus de Constantinople était héréditaire dans la famille de Davith. Ce prince s’était, paraît-il, lié d’amitié avec Bardas Phocas dès le temps encore peu éloigné où, à la mort de Nicéphore, son oncle, celui-ci avait exercé les fonctions de stratigos du thème de Chaldée, province impériale limitrophe de l’Ibérie. Il reçut donc à merveille le généralissime impérial. Ici, pour la première fois dans cette histoire encore si obscure de la rébellion de Skléros, des historiens étrangers autres que les historiens arabes, des historiens arméniens et géorgiens, nous viennent on aide pour ajouter quelques renseignements précieux aux si maigres indications des annalistes byzantins.

« Ce Davith, disent les Chroniques nationales, était pieux, miséricordieux aux pauvres, compatissant, humble, modeste, sans ressentiment, doux, généreux, grand ami des moines,[18] grand constructeur d’églises, bienfaisant pour tous, rempli de vertus. » Toutes ces qualités peuvent avoir été exagérées par quelque historien national ecclésiastique, pour cette raison que Davith favorisa constamment le clergé. Une chose cependant est certaine, c’est que ce fut un grand et puissant prince, le plus puissant de cette région reculée de l’Asie à cette époque. Il avait des troupes nombreuses et excellentes, troupes de pied et de cheval. Il accueillit fort bien la demande de son ancien ami Bardas Phocas.

 Ici les récits byzantins diffèrent des récits géorgiens. Tandis que les premiers font aller Bardas jusque chez le curopalate de Daïk’h, les autres racontent les choses autrement et mettent surtout en scène deux saints moines géorgiens d’un couvent de l’Athos. Voici à peu près le récit de ces derniers, complété par celui d’un beau manuscrit grec anonyme du la bibliothèque patriarcale de Moscou dont je parlerai plus loin,[19] récit qui nous fait d’abord remonter à un certain nombre d’années en arrière:[20] Saint Ioané, un des plus puissants seigneurs de la cour de Davith le Grand, était natif de la Meskhie.[21] Sa femme était fille d’éristhav, c’est-à-dire fille de noble. S’étant retiré du monde, il alla en Macédoine, entra dans un premier monastère de caloyers, puis dans celui des Quatre Églises au mont Koulpa, d’où il passa dans celui de Krania de l’Olympe de Thessalie.[22] Fatigué des hommages que lui attirait sa grande réputation de sainteté, le pieux Géorgien abandonna bientôt cette nouvelle retraite et. avec quelques disciples, s’en vint, en 972, à la Sainte Montagne de l’Athos, à la Laure déjà célèbre qui venait d’y être fondée par son compatriote le fameux thaumaturge Athanase, l’ami et le confesseur de Nicéphore Phocas.[23] Saint Ioané avait entendu parler des admirables vertus du saint: il éprouva le désir de venir vivre et prier à ses côtés. Un autre Géorgien, Jean Tornikios du Tornig, son beau-frère, guerrier renommé, général célèbre, vint également s’y joindre pour se livrer avec lui à la pratique de la piété dans ce couvent où déjà affluaient les pieux religieux de la lointaine Ibérie. Ne pouvant y demeurer aussi cachés qu’ils le voulaient, tous deux, poursuivis par ce besoin de dévote solitude si général à cette époque, s’éloignèrent encore à un mille de là et fondèrent dans un endroit retiré une église de Saint Jean l’Évangéliste. Ils y vivaient tranquilles, lorsque soudain les bruits du dehors vinrent les troubler à nouveau. C’était le moment le plus terrible de la lutte des Basileis, fils de Romain II, contre le rebelle Bardas Skléros. L’Asie était en feu. Bardas Phocas venait de se faire battre pour la seconde fois par le prétendant et se voyait acculé par lui aux extrêmes frontières orientales de l’empire. Là régnait un prince chrétien puissant, commandant à de nombreux guerriers. C’était le curopalate Davith, l’allié et le vassal de l’empire. Skylitzès et Cédrénus disent, nous l’avons vu, que Bardas Phocas alla en personne le trouver pour implorer de lui un secours de troupes, espoir suprême du parti des empereurs. La Chronique de la Géorgie raconte au contraire que le basileus Basile et sa mère l’impératrice Théophano,[24] ayant appris que l’ex-général du curopalate Davith d’Ibérie était devenu moine au Mont Athos, songèrent à lui pour l’envoyer en grande hâte en ambassade auprès de son ancien maître. L’empereur Basile, raconte la Chronique, en proie à de cruelles angoisses, dit: « Excepté le curopalate Davith, nous n’avons pas d’autre auxiliaire ». On dépêcha au moine un courrier impérial, un sébastophore, avec des lettres pressantes.

Jean Tornikios se décida à quitter le « monastère du grand Athanase » et à aller à Constantinople, d’où on l’expédia au curopalate d’Ibérie avec les plus instants messages. Il s’était fait précéder par une lettre impériale à Davith contenant ces mots: « Nous savons que Dieu vous protège. Ne manquez pas à la loyauté, et Dieu vous fera prospérer. Si nous faisons captifs tous nos ennemis, le butin, en entier, sera pour vous. » Davith reçut à merveille le pieux envoyé et sur sa prière consentit à fournir à Bardas Phocas un corps auxiliaire de douze mille soldats géorgiens et arméniens d’élite, bien probablement des cavaliers. Tornikios annonça au curopalate que le basileus lui accordait en échange la souveraineté sur diverses villes et districts du voisinage alors encore, dépendant de l’empire. L’historien Acogh’ig en donne l’énumération, que voici: la clisure de Kagh’do Ar’idj,[25] dans le district de Garin, Kgh’éçoun,[26] Zormaïri,[27] place forte du même district de Garin, la place de Garin, tout le pays de Pacen ou Basian, la petite forteresse de Sévoug, dans le district de Martagh’i[28] de la province de Douroupéran, enfin les importants districts de Hark’ et d’Apahounik’ dans la même province. Ce sont ces territoires que l’auteur géorgien se contente d’appeler sans autre désignation « les contrées supérieures de la Grèce ». « Le curopalate, ajoute-t-il, devint de ce fait un des dynastes les plus puissants de la Haute Arménie dans le voisinage de l’empire. »

Il dut promettre du reste de restituer à sa mort ces territoires aux basileis et leur livra des otages garants de ses serments. Que de faits curieux dans ce court récit ! Comme il jette un jour bizarre sur ces vies moitié guerrières, moitié monastiques de cette étrange époque. Cet empire en détresse qui ne trouve d’autre envoyé pour se concilier l’alliance d’un voisin puissant que ce pauvre moine de l’Athos, jadis lui-même guerrier illustre, et cette mission du pauvre moine qui réussit pleinement et qui, nous allons le voir, va être la cause du salut de l’empire !

Que ce soit à la suite de démarches directes auprès du curopalate Davith ou par l’entremise du pieux Tornikios, Bardas Phocas se trouva donc en cette année 978, après ses deux grandes défaites d’Amorion et des Basilika Therma, à la tête de contingents nouveaux formés de soldats excellents. C’était Tornikios en personne qui, quittant momentanément la robe de bure pour la cette de mailles, commandait les douze mille Géorgiens.[29] Le grand curopalate lui avait donné comme lieutenant « le prince des princes Dchodchic », dont la généalogie ne nous est pas autrement connue.[30]

Les opérations militaires recommencèrent. Il semble d’après le récit si imparfait de Mathieu d’Édesse que Skléros se soit avancé à la poursuite des impériaux jusque sur le territoire arménien et géorgien, en y commettant des ravages affreux qui auraient violemment excité la fureur des soldats du curopalate. A la tête de ces contingents étrangers qui allaient combattre des chefs et des soldats de même nation à la solde du rebelle, à la tête de ses propres troupes une fois encore reconstituées, le persévérant domestique rentra en campagne dès le printemps de l’an 979. Une rapide marche en avant vers l’ouest ramena les impériaux, pillant et brûlant les contrées soumises au prétendant, depuis le pays de Darôn jusque sur la rive droite du fleuve Sangarios, le Kizil Irmak d’aujourd’hui, dans cette immense plaine de Pankalia située à l’est d’Amorion où, une fois déjà, les deux adversaires en étaient si tragiquement venus aux mains.[31] C’est dans cette étendue superbe qu’eut lieu le nouveau choc des deux armées aux premiers jours du printemps. Si Bardas Phocas entraînait à sa suite des alliés nouveaux, Skléros avait bien tenté d’en avoir aussi. De tous côtés il avait dépêché aux émirs sarrasins limitrophes des ambassades chargées de présents pour les décider à accourir à son secours. Il en avait envoyé à l’émir d’Alep comme à Abou Taglib, l’émir d’Amida, comme aussi au bouiide Adhoud Eddaulèh, le tout-puissant Émir el-Omer du Khalife Et-Ta’yi à Bagdad. Yahia donne sur les faits concernant plus particulièrement Abou Taglib des renseignements très précis, reproduits en partie par Ibn el Athir:[32]

Abou’l Wefa Taher ibn Mohammed, secrétaire d’Adhoud Eddaulèh, s’était mis à la poursuite du prince hamdanide, qui avait épousé contre ce dernier la cause de l’autre bouiide Bakhtyâr cherchant à reconquérir la suprématie à Bagdad contre son cousin. Abou Taglib et Bakhtyâr venaient même de se faire battre par les troupes d’Adhoud près de Qasr el Djass entre Samarra et Tekrit sur le Tibre, dans la journée du 27 mai 978, et Abou Taglib après cette défaite, où Bakhtyâr avait été fait prisonnier,[33] s’était enfui d’abord à Mossoul, d’où Adhoud l’avait chassé le 21 juin avec ses femmes et ses parents. Il avait alors pris la route de l’al-Djezirah,[34] passant à Nisibe d’abord, puis à Mayyafarikîn, à Bidlis ou Bitiis, à Erzen,[35] Hassanièh, à Kawachi, forteresse importante jadis nommée Ardomoucht, dans la montagne à l’est de Mossoul.

Toujours serré de près par les soldats de son persécuteur, qui s’emparèrent de la plus grande partie de l’al-Djezirah peu à peu abandonné de presque tous les siens, le malheureux Hamdanide finit par retourner à Hisn-Ziad, d’où il se dirigea vers le pays des Grecs. Il voulait y rejoindre Bardas Skléros avec lequel il entretenait un très ancien commerce d’amitié[36] et qui réclamait depuis longtemps son aide contre les troupes des basileis. Il lui écrivit pour implorer son secours contre ceux qui le poursuivaient, mais malheureusement c’était le moment où les affaires du rebelle commençaient à prendre définitivement mauvaise tournure, et sa lettre suppliante n’arriva à Skléros que lorsque celui-ci se trouvait de nouveau vivement pressé par Bardas Phocas. Trop préoccupé de ses affaires pour pouvoir s’intéresser activement à celles de son allié sarrasin, le prétendant ne put que lui envoyer quelques vivres, l’engageant une dernière fois à venir le rejoindre pour combattre ensemble les impériaux. « Après cela, lui mandait-il, nous en finirons de même ensemble avec tes ennemis. » Abou Taglib, ne pouvant se résoudre à suivre ce conseil, expédia seulement à Skléros une partie de ses guerriers. Comme il avait enfin réussi à repousser ceux qui le poursuivaient et obtenu quelque répit, il se décida à rester pour le moment à Hisn-Zîad et à attendre dans cette retraite discrète le dénouement de ces grands événements qui, bien malheureusement pour lui, se déroulaient à une si faible distance de ses États.

Pour ce qui concerne le bouiide Adhoud et l’émir Saad d’Alep, tous deux avaient fait aux envoyés du prétendant l’accueil favorable qu’ils réservaient à tout ennemi des basileis. Ils s’étaient même hâtés de lui envoyer leurs contingents, qui devaient être importants, du moins ceux d’Adhoud d’après ce que nous dit Elmacin, mais ces renforts n’arrivèrent qu’après la défaite du rebelle, tant les événements se précipitèrent. Trouvant la lutte terminée, les guerriers sarrasins s’en retournèrent en terre musulmane sans avoir combattu.

Revenons à cette seconde bataille de Pankalia. Ce fut cette fois la bataille décisive dans cette guerre formidable, vieille déjà de plus de trois années. Elmacin fixe la date de cette lutte épique au dimanche vingt et unième jour du mois de cha’bân de l’an 368 de l’Hégire, qui correspond au 24 mars 979.[37] Les deux armées se chargèrent furieusement. De nouveau Bardas Phocas vit, ses escadrons plier sous l’effort des troupes rebelles. Déjà les impériaux commençaient de toutes parts à lâcher pied. Alors leur chef, préférant la mort à une nouvelle humiliation, prit une résolution suprême. Comme en proie à quelque crise de folie furieuse, il courut provoquer Skléros en combat singulier. Ce fut un combat digne des héros d’Homère !

Se frayant un passage à travers la foule des combattants, Bardas Phocas, sous les yeux des deux armées, pousse droit au chef rebelle. Soudain la bataille s’arrête et ces innombrables soldats deviennent les spectateurs haletants de ce grand drame. Skléros, voyant accourir son adversaire, accepte la lutte qu’il lui propose et l’attend de pied ferme. Chacun s’écarte devant les apprêts de ce duel mortel. Chacun comprend que l’avenir de l’empire va dépendre de cet effrayant corps à corps, et admire en silence ces deux vaillants qui vont s’entre-tuer. Ils fondent l’un sur l’autre avec rage, chacun frappant à la fois. D’un premier coup de son épée, Skléros[38] tranche l’oreille droite du cheval de Phocas avec le mors et la bride. Mais instantanément le domestique, bien que chancelant sous le choc et ayant un instant lâché les rênes, assène de sa masse d’armes un coup si formidable sur la tête du rebelle, que celui-ci tombe lourdement sur le cou de sa monture abattue. Puis, sans perdre une seconde, laissant là son ennemi gisant à terre, il bondit à travers les rangs rompus de l’ennemi et gagne au galop une éminence autour de laquelle il rallie ses bandes dispersées.

Ceux qui entourent Skléros, le voyant si gravement atteint, saignant abondamment, presque rendant l’âme, ne songent plus qu’à lui prêter secours. Ils le portent à une source voisine pour laver sa blessure. Ils n’avaient pas vu Bardas Phocas s’éloigner après avoir abattu son adversaire et le croyaient mort. Soudain le cheval de Skléros, un arabe dont les chroniqueurs nous ont conservé le nom — il s’appelait « Aigyptios », peut-être bien un don du Khalife du Caire, — pris de peur dans cet affreux tumulte, échappe à celui qui le tenait, et, couvert du sang de son maître, bondit effaré à travers les rangs des rebelles. Aussitôt les soldats reconnaissent la noble bête. Ils croient leur chef massacré et fuient éperdus. Ainsi ce combat singulier des deux Bardas sauva l’armée impériale et du même coup l’empire. Ainsi les débuts de cette seconde journée d’Amorion, débuts d’un si funeste augure pour la cause des basileis, firent place vers le tard à une complète victoire. La déroute des rebelles, poursuivis sans relâche par les légers cavaliers auxiliaires du curopalate Davith, fut complète. Une foule, pour échapper à l’ennemi, se jetèrent dans les eaux du Sangarios, où ils périrent.

Bardas Phocas, de son poste élevé, voyait avec ivresse se précipiter la défaite des Sklériens. Reconnaissant dans ce désastre imprévu la main de Dieu, il choisit l’instant propice et se jette à son tour sur les fuyards avec ceux qu’il avait ralliés.[39] L’armée rebelle fut entièrement détruite, en partie prise, en partie massacrée. Les cavaliers géorgiens furent les premiers à piller le camp de Skléros.[40] Celui-ci, revenu de son long évanouissement, voyant ses soldats en fuite, toute sa puissance écroulée en un jour, accablé par un horrible désespoir, parvint toutefois à sauver sa vie. La déroute des siens était telle, que toute prolongation de résistance était devenue impossible. Avec quelques hardis compagnons, cavaliers intrépides, au galop de son coursier, par une course échevelée, il réussit à franchir la moitié de l’Asie Mineure, et par delà le Sangarios, par delà l’Halys, par delà l’Euphrate, à travers des populations instantanément soulevées contre lui parce qu’il était vaincu, il put par miracle gagner encore au delà de la frontière de l’empire la cité sarrasine de Mayyafarikîn, l’antique Martyropolis !

De ce désastre suprême qui mit fin à tant de succès répétés, à quatre ans de pouvoir, à toute l’éphémère puissance du prétendant, de la part surtout que prirent à la victoire de Pankalia les contingents du grand curopalate Davith, un Souvenir contemporain précieux nous est resté, un de ces si rares, presque introuvables souvenirs de ces grandes luttes du Xe siècle byzantin.[41] Sur le mur d’une humble et jolie petite chapelle sépulcrale attenant au clocher de la grande et magnifique église épiscopale en ruines de Zarzma, dans le canton de Koblian du district d’Akhal-Tzikhé,[42] à l’ouest de cette ville, sur la rive droite de la Koblianka ou Djagis-Tsgal, sur la porte d’entrée aux deux côtés d’une croix de pierre, M. Brosset a relevé une belle inscription géorgienne en très beaux et très nets caractères lapidaires khoutzouri avec des abréviations. Cette inscription, malheureusement incomplète, a été gravée en l’an 1045, au nom du fondateur de cette petite chapelle, lequel fut, il nous le raconte, un des guerriers du contingent prêté à Bardas Phocas, soixante-six années auparavant, par le grand curopalate de Daïk’h. Voici ce qu’on en peut encore déchiffrer: « Au nom de Dieu et par l’intercession de la sainte Mère de Dieu, moi, Ioané, fils de Soula, j’ai construit cette chapelle. Dans le temps où Skléros se révolta en Grèce, Davith, curopalate, Dieu l’exalte, porta secours aux saints basileis et nous envoya tous à l’armée. Nous battîmes Skléros; et moi, au pays nommé Charsianon, au lieu nommé Sarwénis, j’ai construit un siège et ... »[43]

Certainement cette chapelle avec cette inscription ont été exécutées aux frais de ce guerrier géorgien Ioané, fils de Soula, reconnaissant à Dieu de l’avoir préservé au milieu des dangers de la seconde bataille de Pankalia, au mois d’avril de l’an 979. Bien malheureusement le mauvais état de la dernière partie de ce texte précieux qui rappelle le souvenir d’un fait glorieux pour l’histoire de la nation géorgienne ne nous permet pas de saisir pour quelle cause les noms du thème de Charsian et des Aquae Sarvenae s’y trouvent inscrits. C’est peut-être bien là la seule inscription historique du règne de Basile II qui soit parvenue jusqu’à nous.

Chose curieuse, un autre souvenir de cette grande lutte nous a été conservé. Il existe encore au monastère de Chio Mghwimé, près de Mtskéta, à une petite distance de Tiflis, un Commentaire manuscrit de l’Apocalypse, traduit du grec par saint Euthyme l’interprète, le propre fils de ce Ioané du mont Athos dont j’ai parlé plus haut. Or ce volume, écrit sur parchemin également en caractères khoutzouri, porte la suscription suivante: « Écrit à la Laure de Krania, au mont Olympe, sous les basileis Basile et Constantin et sous le patriarcat d’Antoine, au temps de la révolte de Bardas (Skléros), en l’an du monde 6582, 198 du cycle pascal,... par les copistes Ioané et Saba Dzmosel »

Il est temps de dire quelques mots de ce saint Euthyme, dont j’ai parlé déjà, qui fut le compagnon de couvent de saint Tornikios et le traducteur du Commentaire de l’Apocalypse que je viens de mentionner. Ce célèbre saint géorgien a été le contemporain de tous les événements que je viens de raconter. Il existe de sa vie une relation manuscrite en langue géorgienne, conservée au Musée asiatique de Saint-Pétersbourg, et une autre en grec, rédigée par un anonyme, parvenue jusqu’à nous dans le beau manuscrit de la bibliothèque patriarcale de Moscou, dont j’ai parlé plus haut. Dans ces deux relations un peu différentes de la vie de ce saint on retrouve encore quelques indications intéressantes sur la participation des contingents géorgiens à la défaite de Skléros à Pankalia. Saint Euthyme était fils de ce saint Ioané dont j’ai parlé plus haut un des grands de la cour du curopalate Davith. A une époque difficile à préciser, alors que saint Ioané avait déjà quitté sa patrie et s’en était allé rejoindre dans un premier couvent fondé au mont Olympe de Thessalie par son compatriote saint Athanase, non seulement ce grand saint, mais aussi saint Tornikios, frère de sa femme à lui, aux temps probablement de Romain Lécapène, ce basileus, ayant fait cession au curopalate des importants territoires du Haut Karthli, c’est-à-dire de la Haute Géorgie, avait exigé que Davith lui remit comme otages garants de sa fidélité quelques uns parmi  les principaux personnages de sa cour. Parmi ceux-ci furent compris les beaux-frères d’Ioané, son beau-père Abougharb, enfin son propre fils Euthyme avec d’autres aznaours ou seigneurs. Tous ceux qui étaient jeunes furent destinés à être élevés à la grecque. Euthyme fut ainsi livré aux Byzantins sans que son père eût été consulté, sans qu’on l’eût même informé de cet événement. Dès que Ioané eut appris la nouvelle, « soit qu’il fût consentant ou non, il quitta en hâte son couvent de Krania du mont Olympe et monta vers la Ville impériale pour réclamer son fils ». Le basileus, qui connaissait fort bien Abougharb, le beau-père de Ioané, accueillit avec une extrême bienveillance la demande du saint et lui rendit Euthyme. Père et fils repartirent aussitôt en semble pour les solitudes du mont Olympe.[44] Peu après, en l’an 972, tous deux, abandonnant les cellules ou « skythes » thessaliennes, se rendirent au mont Athos, où saint Ioané continua à élever le jeune Euthyme dans la connaissance de la philosophie.

Auparavant, dit la Vie manuscrite, Ioané avait eu la plus vive discussion avec son beau-père Abougharb, auquel il ne pardonnait pas d’avoir laissé emmener son fils par les Grecs. « Qu’est-ce cela? lui disait-il, n’avez-vous donc pas eu d’enfants? On sait pourtant que vous aimiez les vôtres comme un vrai père. Comment donc avez-vous pu donner mon fils en otage, comme s’il eût été orphelin? Dieu vous pardonne». Ce fut ainsi, dit la pieuse Chronique, par un effet de la Providence divine et la décision des rois, qu’il emmena son fils, après quoi il retourna à ses solitudes ».

Aussitôt après la défaite de Skléros, les vainqueurs procédèrent au pillage du camp rebelle, opération dans laquelle les auxiliaires géorgiens semblent s’être particulièrement distingués; puis commença la poursuite sans merci des fuyards. Tous, Géorgiens qui venaient de combattre avec autant de bravoure que d’habileté, soldats des bataillons impériaux ou miliciens des corps auxiliaires, menèrent battant les derniers fidèles du prétendant fugitif jusqu’en terre sarrasine. Ensuite on procéda au partage des dépouilles. « Tornikios, dit la Vie de saint Euthyme, suivant l’ordre impérial, mit au pillage les biens de tous les seigneurs grecs (évidemment les archontes asiatiques partisans de Skléros), en distribua une partie aux soldats et garda le reste, qui formait un riche et immense butin, tant en or qu’en argent, en étoffes précieuses et autres choses semblables. A son retour en Géorgie, il salua le curopalate Davith et lui rendit de grandes actions de grâces. » C’est certainement avec sa part de ce merveilleux butin fait sur les partisans de Skléros que Ioané, fils de Soula, fit construire la petite chapelle de l’église de Zarzma dont il a été question plus haut.

Disons de suite, pour n’avoir plus à y revenir, ce que devinrent le pieux Tornikios et ses saints compagnons, Ioané et Euthyme. Après la brillante victoire qu’il avait tant contribué à remporter, d’autres plus ambitieux eussent peut être songé à reprendre cette carrière des armes qui lui avait valu tant de gloire. Lui, en vrai mystique de son époque, n’eut rien de  plus pressé que de s’en retourner dans sa dévote solitude, auprès de ses humbles compagnons, et de faire servir les trésors qu’il avait conquis à la plus grande gloire de Dieu.[45] Il rentra en hâte dans sa chère cellule du mont Athos, auprès de saint Ioané, de saint Euthyme et des autres moines ses compatriotes, et plus jamais dès lors il ne quitta la Sainte Montagne.

Alors fut entreprise l’oeuvre qui a surtout rendu ces religieux célèbres en Orient. Avec le butin pris dans le camp de Skléros ou enlevé à ses partisans, avec les libéralités que les basileis[46] comme le dit à plusieurs reprises le manuscrit grec anonyme de Moscou, avaient remises à Tornikios en reconnaissance de son aide si efficace, ces pieux cénobites, les saints moines guerriers Jean Tornikios et Ioané, entreprirent sur l’Athos la construction du fameux couvent consacré à la Dormition de la Vierge qui a pris le nom de leur nation, de cette magnifique Laure ibérienne plus connue sous le nom de monastère d’Ivirôn qui, aujourd’hui encore, est un des plus illustres et certainement un des plus beaux parmi les établissements pieux de la Sainte Montagne. Ils élevèrent en même temps une église à saint Jean-Baptiste. Les empereurs[47] auxquels Tornikios avait demandé l’autorisation de bâtir ainsi un pieux asile pour les religieux de sa nation, s’y prêtèrent volontiers, et fournirent pour leur part les artisans, les artistes, et aussi les vases sacrés nécessaires pour le culte. Ils dotèrent également le couvent de fermes et de métochies nombreuses.[48] Les vénérables cénobites mirent le nouveau monastère ibérien[49] sous l’invocation de Notre Dame de Portaïtissa, autrement dit de la Porte, ainsi nommée d’une image miraculeuse de la Vierge portant un Enfant Jésus, « au regard doux, à la chevelure bouclée », placée au-dessus de la porte d’entrée, image de pierre retrouvée, suivant la légende, chez une veuve de Nicée sous le règne du basileus iconoclaste Théophile. Un fonctionnaire impérial, un « courrier », l’ayant frappée d’un coup de sabre, le sang jaillit de cette pierre. La pauvre veuve effrayée la jeta à la mer. Un jour, bien plus tard, prodige inouï, son fils, réfugié, lui aussi, au couvent ibérien de l’Athos, vit arriver l’image fatidique voguant sur les flots, au sein desquels elle avait passé tant d’années. Puis, prodige non moindre, celle-ci vint d’elle-même se placer sur la porte d’entrée du couvent. C’est là la célèbre image de Notre Dame Portaïtissa ou des Ibériens, si populaire dans toute la Russie, si vénérée surtout à Moscou, où il en existe de nombreuses copies fameuses, une surtout connue sous le nom de Notre Dame Iverskaya, devant laquelle à toute heure on voit tout un peuple agenouillé.[50]

Les richesses du couvent ibérien devinrent rapidement immenses. Ses revenus étaient très considérables. Aussi la foule des moines des pays du Caucase y afflua. Tornikios mourut le premier. Puis vint le tour de saint Ioané, auquel saint Athanase témoigna constamment d’une vive bienveillance. Son fils Euthyme lui succéda dans le gouvernement du monastère et se livra avec ardeur à ses travaux de traduction. On lui doit entre autres une transcription complète de la Bible en géorgien. Le manuscrit original en est encore aujourd’hui conservé, avec d’autres oeuvres du saint, dans la bibliothèque du vieux couvent de l’Athos, et le catalogue manuscrit décrit ainsi ce monument très précieux « La Bible, traduite par saint Euthyme; les Macchabées manquent; le reste y est; le tout sur parchemin, facile à lire comme s’il était neuf, mais déchiré dans le temps des Musulmans », etc.

La Sainte Montagne fut, durant de longues années encore, le rendez-vous des laborieux interprètes géorgiens qui, tout en propageant des livres pieux, épurèrent et fixèrent la langue de leur pays. On ignore au juste depuis quelle date et jusqu’à quelle époque saint Euthyme demeura abbé du monastère ibérien. On sait seulement que, sa sévérité à maintenir la règle ayant mécontenté les moines, dont un grand nombre étaient grecs, il se vit forcé d’aller se justifier à Constantinople et y mourut d’une chute de cheval sous le règne de Constantin VIII, en l’an 1028 probablement. Il s’était précédemment démis de ses hautes fonctions. Son corps, transporté à l’Athos, fut enterré dans l’église Saint Jean Baptiste. Son frère était enseveli dans celle des Saints Archanges. La vie de Saint Euthyme, dont l’Église célèbre la fête le 13e jour de mai, figure parmi celles des saints géorgiens racontées dans un manuscrit du Musée Asiatique de Saint-Pétersbourg. Elle es très longue et très intéressante et fut composée par « le pauvre Giorgi, prêtre régulier ».[51] Le même établissement possède un « nomocanon » sur vélin de la main même de saint Ioané et plusieurs ouvrages copiés sur les manuscrits originaux de saint Euthyme peu d’années après sa mort.

 Dans le Livre de la Visite où le métropolite Timothée Gabachwilli, à l’occasion du voyage fait par lui à l’Athos, dans l’hiver de 1755 a raconté la vie de saint Euthyme, on lit encore ces quelques renseignements très curieux:[52] « L’église si belle de ce couvent des Ibériens, dit Timothée, a été construite par le moine géorgien Giorgi Mthatsmidel[53] aux frais du roi Bagrat III curopalate. Dans la cour même de l’église se trouve la chambre sépulcrale de nos dignes pères Euthyme et Ioané et de Giorgi Mthatsmidel, ornée par honneur de grilles avec des flambeaux allumés. Le double portique extérieur, la muraille d’enceinte et les autres constructions sont dus à l’éristhav Tornig, illustre général géorgien, guerrier renommé. Il y a dans le couvent une autre église de Saint-Jean-Baptiste, construite par Euthyme. Elle fut bâtie lorsque nos pères sortirent de la Laure de saint Athanase. « Dans le trésor, ajoute Timothée, on nous a montré l’armure de Tornig, son casque, sa cotte de mailles, son équipement et le cimeterre qu’il portait lorsqu’étant moine il fit la guerre aux Persans et les mit en fuite. » Pour le dévot et ignorant métropolite du siècle dernier, le stratigos byzantin Skléros, allié des Infidèles, n’était autre qu’un « Persan ». Les armes très précieuses jadis portées par le pieux vainqueur du prétendant d’Asie existent encore, me dit-on, au trésor du fameux couvent de la Sainte Montagne. Elles y seraient conservées sans aucun soin.

Ivirôn[54] est actuellement un amas confus de constructions dans un vallon encaissé près de la mer. Sa tour massive, les dômes de ses églises, quelques bâtiments en pierre de taille, font un vif contraste avec les autres parties du couvent faites de bois et de pierres, avec des étages en surplomb, portés par des madriers, le tout peint de diverses couleurs. Sur une hauteur voisine il y a un hospice où les moines prennent soin des fous et des lépreux. Le monastère où les moines grecs ont, au xve siècle, définitivement remplacé les moines géorgiens comprend vingt-deux églises ou chapelles. C’est un des plus importants de la Sainte Montagne, le second comme antiquité; il n’y a de plus anciens que le fameux « Protaton » ou église de Karyès,[55] la Laure de saint Athanase et peut-être le couvent de Vatopédi.[56] Mais, hâtons-nous de le dire, ce qui reste des bâtiments primitifs est aujourd’hui bien peu de chose.[57] Dans l’église conventuelle dont parle Timothée, une inscription circulaire de bronze incrustée autour d’une dalle centrale de porphyre du pavement tout en mosaïque de l’époque de la fondation, célèbre aujourd’hui encore le nom de son constructeur. Voici cette fière devise: « J’ai consolidé les colonnes (de cette église) et jusque dans l’éternité elle ne vacillera point. Le moine Georges, l’ibère et le fondateur. » La bibliothèque du couvent est très riche en manuscrits grecs et géorgiens. Ses archives, renferment des chrysobulles impériaux, des actes de patriarches et de plusieurs princes.

La révolte terrible, interminable qui, depuis tantôt quatre années, ensanglantait et ruinait les thèmes d’Asie, paralysait ce vaste empire, arrêtait toute transaction, toute vie nationale, était enfin vaincue après avoir mis la dynastie macédonienne à un doigt de sa perte. Les jeunes basileis, l’obstiné parakimomène, le Palais Sacré qui avait tant tremblé, pouvaient respirer enfin. Quel soulagement indicible de savoir ce formidable Skléros, cauchemar de tant de nuits, abandonné de tous, fugitif chez les Infidèles. Il dut y avoir dans l’immense capitale une explosion d’enthousiasme. « L’heureux Bardas Phocas, raconte Psellos, retourna à Constantinople, il y obtint les honneurs du triomphe. » Les basileis firent au vainqueur un accueil qui se devine. Il devint le familier, le conseiller favori de l’empereur Basile qui, en le confirmant dans son titre de domestique des Scholes d’Anatolie, lui confiait le plus haut commandement militaire de l’empire.

Quant à l’infortuné prétendant, si longtemps le maître dans tous ces thèmes d’Asie Mineure, aujourd’hui simple aventurier fugitif en terre sarrasine, il avait trouvé un premier asile dans cette ville de Mayyafarikîn qui appartenait précisément au Hamdanide Abou Taglib, son allié infidèle, comme lui fort maltraité par le sort.[58] L’émir, en ce moment réfugié lui-même, on l’a vu, Hizn-Zîad, où il attendait anxieusement le dénouement de tout ce drame, apprit dans ce séjour la déroute définitive du prétendant. Désespéré de cet événement qui ruinait ses dernières espérances, il se hâta de rentrer, lui aussi, en terre musulmane et courut d’abord s’enfermer dans Amida. Comme ce personnage ne doit plus figurer dans la suite de cette histoire, je dirai seulement ici qu’au bout de peu de temps il fut chassé de nouveau de cette ville par les contingents de son opiniâtre adversaire Adhoud Eddaulèh et n’eut que le temps de se jeter dans la forteresse de Rabbah, sur l’Euphrate, tandis que le général d’Adhoud Eddaulèh, Abou’l-Wéfa, toujours acharné à sa perte, prenait, outre Amida, son autre ville de Mayyafarikîn et soumettait tout le Djarbekir avec les autres forteresses de cette région, jadis portion principale du domaine si florissant des Hamdanides. Qu’eût dit le brillant et chevaleresque Seïf Eddaulèh s’il eût vu la pitoyable condition, la chute si rapide de son neveu Abou Taglib? De Rabbah celui-ci se réfugia enfin à Damas avec les débris de son armée autrefois si belle. Il y tenta vainement, comme l’avait fait avant lui Aftekin avec plus de succès, de se faire octroyer par le Fatimide la seigneurie de cette ville.[59]

Revenons à Bardas Skléros, le glorieux vaincu. Acogh’ig nous dit qu’il s’était d’abord arrêté à Bechbach, bourg près de Mayyafarikîn, où il avait encore été rejoint par un message du basileus Basile, lui demandant de rebrousser chemin pour faire sa paix avec lui. Mais il n’avait pas cru devoir écouter ces propositions et avait couru jusqu’à cette dernière cité. Là seulement il apprit le brusque départ d’Abou Taglib pour Amida. Aussitôt il se dirigea de ce côté pour tenter de rejoindre l’émir. Mais quand il arriva sous les murs de cette ville avec son frère Constantin Skléros, son fils Romain et ses derniers fidèles, il trouva le Hamdanide parti et la forteresse déjà aux mains des troupes du Bouiide. Fort troublé par cet événement si malheureux pour lui, craignant pour sa vie, il se hâta d’expédier à Bagdad, auprès du Khalife et d’Adhoud Eddaulèh, son frère Constantin pour leur demander aide et protection contre les basileis, promettant en échange de devenir l’allié, même, si on le désirait, le vassal et le tributaire très soumis du Khalife.[60] Ce grand seigneur byzantin, ce prétendant d’Asie si arrogant, savait se faire humble à l’occasion et n’éprouvait aucune honte à réclamer contre sa patrie, contre ses souverains légitimes, l’appui des pires ennemis de son pays et de sa religion.

Adhoud Eddaulèh, fidèle aux traditions de temporisation de sa race, hésita quelque temps dans la réponse qu’il ferait à Skléros et retint indéfiniment Constantin sans lui donner les instructions que celui-ci réclamait. Probablement il voulait voir venir les événements. Le séjour forcé du prétendant dans Amida se prolongea donc assez pour qu’à Byzance on fût informé de la position très périlleuse où il se trouvait en plein pays ennemi. En réalité il était le prisonnier d’Adhoud Eddaulèh dont les lieutenants étaient les vrais maîtres dans toute cette région, depuis qu’Abou Taglib n’était plus, lui aussi, qu’un malheureux fugitif dépouillé de tout pouvoir. La joie fut grande au Palais Sacré, où on redoutait chaque jour un retour offensif de l’enragé Skléros. Mais on y comprit en même temps que tout danger n’avait pas disparu, car Skléros pourrait bien tenter de se servir du Khalife ou de son maire du palais pour reprendre ses funestes entreprises. Bien plus encore, les hommes qui dirigeaient les affaires à Bagdad pourraient bien songer à se faire du prétendant fugitif le plus précieux des instruments contre la sécurité de l’empire. Il fallait à tout prix empêcher une alliance entre lui et le gouvernement du Khalife. Le vestis[61] Nicéphore Ouranos, un grand personnage qui devait être plus tard magistros, duc d’Antioche, et jouer un rôle fort important, fut expédié en hâte[62] en qualité d’ambassadeur à Bagdad.

On attachait au Palais Sacré un prix tel à mettre la main sur ce prétendant fugitif, demeuré si dangereux, qu’on remit à Nicéphore Ouranos des sommes considérables pour acheter au besoin le vizir Adhoud. L’ambassadeur était porteur de deux lettres impériales. L’une, certainement bullée d’or, était adressée au Khalife. Les basileis y représentaient au prince des croyants de quel mauvais exemple pour la cause des souverains serait la protection accordée par lui à un rebelle. Ils ajoutaient que cette cause des princes était commune, que ce serait agir contre eux tous que de se montrer favorable à ceux qui manquaient de foi à leur maître légitime. L’autre lettre, celle-ci probablement bullée seulement d’argent, était adressée par les basileis à Skléros et à ceux de ses partisans qui l’avaient suivi dans sa fuite. Les autocrators aimés de Dieu offraient à tous, chefs et soldats grâce entière à la condition qu’ils rentrassent en hâte en terre chrétienne, chacun se retirant dans sa demeure. Les basileis s’engageaient formellement à ce qu’il ne fût fait de mal à aucun.

Nicéphore Ouranos avait ordre formel de se concilier Adhoud Eddaulèh, de le combler de dons et de marques de considération, de lui offrir même la mise en liberté en masse des prisonniers sarrasins, si nombreux par toutes les provinces de l’empire. En revanche, l’ambassadeur devait également à tout prix obtenir qu’on lui livrât Skléros, dût-il le racheter comme prisonnier de guerre, c’est-à-dire fort cher, lui et tous les siens.

Adhoud Eddaulèh était le maître véritable à Bagdad. En ces circonstances délicates, il se conduisit en parfait diplomate, sachant à merveille ménager les deux partis. D’abord l’ambassade de Nicéphore Ouranos sembla porter ses fruits. On vit en effet Skléros arriver à Bagdad avec tous les siens. Skylitzès, qui raconte fort exactement cette phase dernière de la rébellion du fameux capitaine, affirme que ce fut de sa propre volonté que le prétendant fugitif se transporta de Mayyafarikîn[63] dans la capitale des Khalifes. « Skléros, dit-il, dont la position à Mayyafarikîn n’était rien moins que sûre, craignant d’être surpris par ses ennemis de toute espèce, acculé à une situation désespérée, n’eut bientôt plus d’autre parti que de se rendre à Bagdad. Sans attendre la permission du Khalife, il se mit en route avec environ trois cents cavaliers, tout ce qui lui restait de partisans. » Tel est le récit des Byzantins. Celui de Yahia, d’Ibn el Athir, d’Elmacin, est plus détaillé et plus vraisemblable. Il en ressort avec évidence que ce ne fut point volontairement que Skléros vint à Bagdad. Un ordre secret du Khalife ou plutôt de son vizir enjoignit au nouveau gouverneur d’Amida, qu’Ibn el Athir nomme Abou Aly Temimy ou le Temîmien, d’expédier le prétendant et les siens dans la capitale, vraisemblablement sous escorte, comme de simples prisonniers. Il y avait longtemps qu’un personnage grec de cette importance n’avait visité la mystérieuse cité des Khalifes, et celui-ci y arrivait en captif bien plus qu’en suppliant. Ceci se passait encore dans la quatrième année de la sédition de Skléros, donc encore dans le courant de l’an 979. Qu’il serait curieux de pouvoir restituer cette étrange scène du Xe siècle oriental: l’entrée du capitaine byzantin qui avait failli être basileus et de ses compagnons poudreux dans la ville des Mille et une Nuits ! [64]

Voici le récit d’Ibn el Athir: « Et dans son âme, Adhoud Eddaulèh s’inclina vers les deux rois[65] et s’éloigna de la pensée de secourir Vard[66] et il écrivit à Abou Aly Temimy, alors son lieutenant dans le Diarbékir, lui ordonnant de saisir par ruse Yard et ses gens, ce qu’Abou Aly s’apprêta à faire, et les gens de Vard, assemblés autour de lui, lui dirent: « Les deux empereurs ont envoyé des ambassadeurs à Adhoud à notre sujet. Certainement à force d’argent et de promesses ils feront qu’il nous livrera à eux. Il vaut donc mieux pour nous de tenter de rentrer en terre chrétienne et de faire notre paix avec les empereurs sinon d’y combattre un combat suprême et de vaincre ou mourir glorieusement. » Lui, aveuglé, leur répondit: « Nous n’avons reçu que du bien d’Adhoud. Nous ne pouvons le quitter sans nous être au préalable assurés de ses intentions. » Alors, beaucoup de ses gens le quittèrent. Et Abou Aly Temimy lui demanda une entrevue, à laquelle il se rendit sans défiance. Là il les fit saisir, lui, son fils, son frère et tous ses nombreux serviteurs, et il les enferma à Mayyafarikin, d’où il les expédia à Bagdad. Et ils restèrent en prison jusqu’à ce que Dieu les délivrât. Et Vard fut saisi en l’an 370 de l’Hégire. » [67]

Quand le vizir fut assuré qu’Abou Aly tenait en sa main son précieux prisonnier, fidèle à sa politique de bascule, il fit comme si les choses se fussent passées en dehors de lui, contre sa volonté. Il désavoua officiellement son lieutenant et lui fit en public les plus vifs reproches, lui exprimant même sa colère. Toutefois, sous prétexte d’éclairer sa religion et d’entendre les doléances des deux partis, il se fit, comme on l’a vu, expédier à Bagdad tous les prisonniers, au nombre de trois cents environ. A leur arrivée, il les logea dans un vaste palais qu’il avait fait évacuer et somptueusement aménager à l’orientale. Il assigna au prétendant une rente mensuelle considérable. D’autre part, il le faisait garder à vue. On lui interdisait toute sortie. Cependant Elmacin dit qu’il eut la liberté de se promener dans l’île du Tigre où il était relégué. Des gardes veillaient jour et nuit à sa porte, ce qui n’empêchait point Adhoud de lui affirmer à tout instant qu’il allait le faire mettre en liberté, même lui donner des troupes pour lui permettre de reprendre la lutte.

Cependant les mois s’écoulaient. Déjà l’an 980 et la première moitié de 981 s’étaient passés dans ces intrigues. Tandis qu’il endormait de la sorte les appréhensions du prétendant, le rusé Bouiide expédiait aux Basileis[68] un de ses hommes de confiance, le cadi Abou Bekr Mohammed ibn el-Thayyb el-Achary, surnommé aussi el-Baqalany.[69] Ceci se passait dans le cours de l’année 371, qui correspond à la seconde moitié de l’année 981 et à la première moitié de l’année suivante. Le cadi devait faire savoir au Palais Sacré que Skléros offrait au Khalife, en échange de l’aide que celui-ci lui prêterait pour rentrer en campagne, de lui restituer, aussitôt qu’il aurait triomphé, toutes les forteresses si nombreuses enlevées depuis peu aux Arabes par les chrétiens, ce qui signifiait vraisemblablement toutes les belles conquêtes de Nicéphore Phocas et de Jean Tzimiscès en Cilicie, en Syrie et sur l’Euphrate. Skléros estimait que l’empire d’Orient valait bien une concession aussi considérable et aussi impie.

L’envoyé du Khalife était, en conséquence, chargé de réclamer directement du Palais Sacré la restitution immédiate de toutes ces places de guerre avec tous leurs territoires. En échange, Skléros, qui devait vraiment constituer un bien terrible épouvantail pour qu’à Bagdad on pût l’estimer si cher, serait livré aux empereurs. Sinon Adhoud Eddaulèh annonçait son intention d’aider le prétendant de toutes ses forces dans la lutte nouvelle qu’il engagerait pour s’emparer du trône. « Je l’enverrai avec de l’argent et une puissante armée contre toi », mandait le vizir au basileus Basile. Le cadi parvint sans trop de peine, semble-t-il, dans la Ville gardée de Dieu. Ibn el Athir donne quelques détails curieux sur l’audience qui lui fut accordée au Palais Sacré. On lui intima l’ordre de baiser la terre en se prosternant devant les basileis. Il s’y refusa. On insista, affirmant qu’il n’aurait d’audience qu’à cette condition. Rien ne put vaincre son obstination. Alors, par un subterfuge qui peint cette cour byzantine avant tout désireuse de ménager les apparences, on disposa de telle sorte la porte de la salle de réception, on la fit si basse que l’envoyé du Khalife ne pouvait entrer qu’en courbant profondément la tête devant les basileis. Que fit le subtil ambassadeur? Comprenant aussitôt à la vue de cette porte le tour qu’on lui voulait jouer, conservant sa présence d’esprit, il fit demi-tour, entra à reculons et, seulement après avoir passé la porte, se releva et se retourna pour saluer les empereurs. « Le respect des Grecs envers lui, dit le chroniqueur sarrasin, s’en augmenta d’autant. » Ibn el Athir, à supposer que ce récit quelque peu suspect soit exact,[70] eût mieux fait de nous dire encore quelle fut la réponse du Palais Sacré aux ouvertures d’Adhoud Eddaulèh. Il n’en souffle mot. Léon l’Africain[71] dit que Basile fit à l’envoyé sarrasin un accueil admirable et le pria de discuter publiquement avec ses théologiens. Quant à Yahia, il dit simplement que le basileus répondit au cadi « qu’il ne tenait pas tant que cela à la possession de Skléros et n’avait point peur de lui ». C’était la réponse la plus sage. En somme, l’ambassade d’El-Baqalany échoua complètement, semble-t-il.

Tout cela fit que les choses se gâtèrent vite à Bagdad. Nicéphore Ouranos, qui était venu avec l’ordre exprès de débarrasser l’empire de Skléros, désespérant de se le faire livrer par Adhoud Eddaulèh, aurait cherché, paraît-il, à le faire empoisonner. Adhoud, mis au fait de ses intrigues[72] ne voulant à aucun prix perdre un otage aussi précieux, furieux contre l’ambassadeur byzantin, le fit jeter à son tour dans les fers après l’avoir dépouillé de tout son argent, de ses bagages et l’avoir séparé de sa suite[73] ce qui n’empêcha pas le Musulman perfide de continuer à maintenir Skléros dans la plus étroite captivité.[74] Disons de suite, en anticipant sur les événements, que le prétendant et ses compagnons demeurèrent dans cette lamentable captivité plusieurs années encore, jusqu’au mois de décembre 986, donc plus de sept années en tout.[75]

Nous retrouverons Bardas Skléros à ce moment et nous aurons à parler de lui longuement encore. Quant à son geôlier Adhoud Eddaulèh, après avoir guerroyé à Ramadan contre son propre frère Fakhr, il tomba malade et mourut le mardi 10 du mois de schoual de l’an 372 de l’Hégire (28 mars 983). Abou Taglib, d’autre part, avait été tué dès l’automne de 979, après diverses péripéties qui nous sont racontées par Yahia. Sa tête fut portée au Khalife d’Égypte. Michel  Bourtzès, lui, après avoir abandonné la cause des empereurs pour celle de Skléros, puis trahi la confiance de celui-ci, avait fini par rentrer définitivement en grâce auprès des basileis. — En Asie Mineure, malgré le grand et immédiat apaisement qui avait été dans ces malheureuses provinces la conséquence de la défaite et de la fuite du prétendant, quelques résistances locales persistèrent, semble-t-il, un peu de temps encore, entretenues par des partisans du rebelle, trop compromis pour pouvoir rentrer en grâce. Nous sommes informés de ces faits par quelques lignes de Skylitzès qui disent exactement ceci « Parmi les rebelles qui ne s’étaient point sauvés en terre musulmane avec Skléros, Léon le captif (probablement le protovestiaire, l’ancien généralissime impérial qui, pour racheter sa liberté, s’était vu, comme tant d’autres forcé d’embrasser la cause du prétendant) et les deux fils du feu duc Andronic Lydos,[76] l’épiktès Christophore et Bardas Isloggos,[77] s’étant saisis d’Armakourion, de Platia Petra[78] et d’autres châteaux fortifiés du thème des Thracésiens, tinrent bon dans ces places jusqu’à l’Indiction huitième et ravagèrent les terres de l’empire en faisant de là de tous côtés des incursions. Ils ne cessèrent de se livrer à ces déprédations qu’ils n’eussent enfin obtenu du basileus une amnistie complète par l’entremise du patrice Nicéphore Parsakouténos. » C’était celui-là même qui jadis avait été un des partisans de Bardas Phocas révolté contre Jean Tzimiscès. Ce devait être un des hauts personnages du thème.

L’indiction huitième va du 1er septembre 979 au 31 août 980, période qui correspond à la première partie de la captivité de Bardas Skléros à Bagdad, d’après les dates données par Elmacin. Le bouleversement causé par l’affreuse révolte de Bardas Skléros avait donc duré largement quatre années, depuis le printemps de l’an 976 jusqu’à l’été de l’an 980. Pendant toute cette longue période, les malheureux thèmes d’Asie avaient été presque constamment en proie à la plus affreuse anarchie.[79]

Les sources d’origine tant byzantine qu’arabe, qui nous fournissent des indications relativement assez nombreuses sur la première révolte de Bardas Skléros, durant les quatre premières années du règne commun de Basile II et de Constantin VIII, deviennent d’une pauvreté véritablement désespérante pour les années immédiatement consécutives, depuis la fin de l’an 980 jusqu’au printemps de l’an 986, époque de la première grande campagne contre les Bulgares. De ce qui se passa durant cette période de près de six années dans la capitale et dans les thèmes tant d’Occident que d’Orient, de la manière dont les jeunes basileis, leur ministre le parakimomène et leurs peuples vécurent, des événements grands ou petits qui survinrent, nous ne savons rien ou presque rien ! Pour la partie européenne de l’empire, nous devinons toutefois, ainsi que nous le verrons plus loin, que la lutte contre les Bulgares et la dynastie nationale des Schischmanides avait commencé déjà et qu’elle se poursuivit obscurément durant ce long espace de temps, ensanglantant les provinces frontières de Thrace et de Macédoine, jusqu’à la Thessalie et la Grèce propre. Mais de ce qui se passa dans ces presque six années dans les thèmes d’Asie, nous ne savons pas un mot ! L’histoire de l’empire de Roum est bien plus pauvre encore en documents que celle des monarchies de l’Europe occidentale pour cette époque déshéritée, encore si inconnue de la fin du Xe siècle. Pour la capitale, pour toute cette période qui va de 980 à 986, nous n’avons connaissance que d’un unique fait de quelque importance, qui fut la démission forcée du patriarche Antoine, et encore ignorons-nous quelle fut la vraie raison de cet événement. Pour tout ce temps, Skylitzès, Cédrénus, Zonaras n’indiquent pas autre chose. Pour l’extérieur, nous n’avons uniquement, outre le conflit obscur avec la Bulgarie de l’ouest, que quelques incidents de la lutte qui se poursuivait en Italie entre les Byzantins et l’empereur Othon II et l’expédition de ce prince dans le sud de la Péninsule, expédition que nous connaissons par les seuls chroniqueurs occidentaux. Pour la Syrie enfin, nous avons par les historiens arabes quelques menus faits de l’éternelle guerre de frontière entre chrétiens et Sarrasins. Force nous est de nous contenter de ce maigre butin.

Je parlerai d’abord de la démission du patriarche, du moins du peu que nous en savons. Skylitzès et Cédrénus, immédiatement après avoir raconté les péripéties dernières de la sédition de Bardas Skléros, poursuivent en ces termes leur bref récit: « Le patriarche Antoine (III) de Stoudion[80] qui s’était démis de sa charge à l’époque de la révolte du prétendant, vint à mourir. Nicolas Chrysobergios fut élu à sa place après que l’Église fut demeurée quatre ans et demi sans chef. » Une expression de la première de ces phrases prête du reste à quelque ambiguïté, et ses mots peuvent signifier tout aussi bien: « à l’occasion » que « à l’époque » de la sédition de Skléros. Certainement Skylitzès a dû avoir ses raisons pour s’exprimer d’une manière aussi vague. Zonaras, de son côté, n’est pas plus explicite et emploie les mêmes expressions mystérieuses. « Après, dit-il, que le patriarche Antoine eut donné sa démission de sa charge, qu’il avait occupée durant six années, et après qu’il fut mort au bout de peu de temps et qu’en suite de cela le siège de Constantinople fut demeuré quatre ans et demi sans pasteur, Nicolas Chrysobergios fut élu patriarche. » On a vu qu’Antoine avait succédé à Basile le Scamandrien, déposé en 974. Si donc Zonaras dit vrai, comme cela paraît probable, sa démission a dû être donnée en 980,[81] vers l’époque même où finit la révolte de Skléros, et Nicolas Chrysobergios n’aurait en conséquence été élevé qu’en 985 sur le trône patriarcal, demeuré si longtemps vacant. Mais pourquoi cette démission d’Antoine? La réponse à cette question se trouve très facilitée par l’examen des dates données par Zonaras. De même, elle dépend de la manière dont on interprétera l’expression de Skylitzès citée plus haut. La préposition grecque signifie-t-elle que le patriarche démissionna « à l’époque » ou seulement « à propos » de la sédition de Bardas Skléros? Disons de suite que, même si la première de ces interprétations venait à être seule admise, il n’en demeurerait pas moins à peu près acquis que la révolte du prétendant d’Asie a dû être, d’une manière ou d’une autre, la cause vraie de la chute du patriarche Antoine.

Gfrœrer, avec son imagination ingénieuse et ardente, n’a pas hésité à interpréter dans ce sens la phrase, semble-t-il, volontairement ambiguë de Skylitzès. Il a échafaudé sur ces quatre mots une théorie assez séduisante, que je vais brièvement exposer, lui en laissant toute la responsabilité: « Les termes singuliers, dit-il, dans lesquels Skylitzès, immédiatement après avoir raconté les dernières péripéties de la révolte de Bardas Skléros, note l’abdication et la mort d’Antoine le Stoudite et l’élection tardive de son successeur, méritent toute l’attention de l’historien. L’écrivain byzantin prend ici un ton d’oracle étrange, déguisant de propos délibéré sa pensée. On se rend bien compte qu’il place aux environs immédiats de l’an 980 la mort d’Antoine. Mais sur l’importante question de l’époque précise de son abdication, il ne dit rien. Enfin, pour ce qui concerne les circonstances de cette abdication, sa phrase à double entente, qui peut signifier aussi bien que cette décision du patriarche fut prise « à l’époque de la révolte de Skléros », ou au contraire qu’elle eut lieu « à propos de cet événement », demeure un chef-d’oeuvre d’obscurité byzantine voulue. Zonaras n’est pas plus explicite sur les motifs de cet acte. Mais au moins cet historien fait faire un grand pas à la question en nous fournissant des dates précises qui, pour moi, sont la clé de ce mystère. Nous apprenons par lui d’une manière formelle que les six ans de patriarcat d’Antoine prirent fin par son abdication dans cette même année 980 qui vit également sa mort et l’écrasement de Skléros.

« Il ressort en même temps avec évidence des révélations presque involontaires de Skylitzès que cette démission d’Antoine a dû se rattacher par un lien commun quelconque à l’entreprise de Skléros et à la fin malheureuse de cette guerre civile. Quel fut ce lien? Je crois qu’on peut répondre à cette question presque avec certitude. Il y avait bien pour lors, en effet, trois ou quatre âges d’homme que le haut clergé de l’empire grec ne cessait de faire les plus glorieux, les plus persévérants efforts pour reconquérir les libertés de l’Eglise et assurer en même temps à l’État les garanties d’un gouvernement bon, honnête et juste. Ces luttes, déjà presque séculaires, n’étaient pas demeurées stériles et ce système avait fini par prévaloir comme le meilleur de placer aux côtés des héritiers de la maison de Macédoine, la plupart mineurs ou peu aptes à régner seuls, des co-empereurs qui, de leur côté, s’étaient constamment efforcés de s’appuyer sur le patriarche, chef du clergé. Jamais semblable alliance de ces deux grands pouvoirs n’avait semblé plus indispensable qu’au mois de janvier de l’an 976, lorsqu’à la mort de Jean Tzimiscès les deux fils mineurs de Romain II se trouvèrent de fait seuls maîtres de l’empire, sous la tutelle officieuse du parakimomène demeuré dans la coulisse.

« Aussitôt le haut clergé, comme chaque fois auparavant dans les mêmes circonstances, s’occupa de chercher le co-empereur indispensable, et le patriarche, fidèle à ce qu’il estimait son devoir, croyant trouver cet instrument précieux dans la personne de Bardas Skléros, ne dut probablement pas hésiter à prendre énergiquement parti pour celui-ci. Certainement même il n’agit ainsi que parce qu’il s’y crut légalement autorisé. On retrouve, on le sait, dans les chroniqueurs la trace de ce fait, que Jean Tzimiscès mourant avait désigné de son lit de mort son beau-frère Bardas Skléros pour le remplacer en qualité de tuteur ou plutôt de co-empereur auprès des jeunes basileis. Je vois dans la décision prise par le patriarche d’appuyer Bardas Skléros un nouvel argument en faveur de cette opinion. La longue durée de la révolte de ce prétendant, la résistance opiniâtre opposée par lui durant trois années et plus à tous les efforts du gouvernement central, s’expliqueraient-elles si l’on n’admettait point qu’il dut compter des adhérents nombreux dans les classes les plus puissantes de la société? Il finit par succomber, et cela en grande partie parce que le clan puissant des Phocas mit du côté de la couronne tout le poids de ses grandes influences d’ordre moral et matériel en Asie. A peine fut-il terrassé que le parti de la cour s’en prit à ses plus considérables alliés. Force fut alors au patriarche Antoine d’abdiquer. Ce prélat mourut du reste presque aussitôt après. Cette victoire complète de la cour fut l’oeuvre, non point encore du jeune empereur Basile, mais bien du parakimomène, tout-puissant à la tête des affaires. Toutefois son triomphe ne fut pas entièrement complet. Les deux chroniqueurs cités plus haut s’accordent sur ce point qu’à partir de l’abdication du patriarche, c’est-à-dire à partir de l’an 980, le siège de Constantinople demeura vacant quatre années et demie. Certes, si l’eunuque, et avec lui le parti de la cour, eussent eu les mains entièrement libres, pareil fait n’eût pu se produire, car l’intérêt évident des basileis aimés de Dieu comme de celui qui gouvernait en leur nom était de placer au plus vite à la tête du clergé de l’empire un homme à leur dévotion. Certainement ce long interrègne se prolongea si étrangement et si déplorablement pour cette cause principale, que les chefs actuels du clergé qui, par suite de l’accord signé dix ans auparavant entre la couronne et le patriarche Polyeucte, avaient conquis le droit de dire le dernier mot dans ces questions capitales, maintinrent inébranlablement leurs privilèges, malgré tous les efforts de l’eunuque, parce que, dis-je, ces hommes demeurés fidèles à la direction politique inaugurée et soutenue par le défunt patriarche, refusèrent leur concours au parti de la cour, en repoussant successivement tous les candidats présentés par le parakimomène, tandis que lui en faisait de même pour ceux présentés par eux.

« Nous arriverons à plus de lumière encore en examinant ce qui se passa durant ces quatre années et demie, et aussi ce qui survint après. Malheureusement, nos guides ordinaires, Skylitzès, Cédrénus et Zonaras, nous font ici défaut. Tous trois, aussitôt après avoir raconté la démission du patriarche en l’an 980, passent au récit de la première expédition du basileus en Bulgarie, puis à celui de la révolte de Bardas Phocas. Or Skylitzès dit expressément que celle-ci éclata le 15 août 987. D’autre part, nous verrons que cette sédition nouvelle se rattache intimement par ses origines à la première guerre bulgare, qui en précéda immédiatement l’explosion. Cette première guerre ne peut donc certainement se placer que peu avant cette année 987 et il est encore d’autres arguments décisifs qui viendront confirmer l’exactitude de cette date. Il résulte de tout ceci que les trois annalistes cités plus haut ont purement et simplement passé sous silence une période de six années de l’histoire de l’empire byzantin.

« Du moment que nous acceptons les dates de Zonaras, nous devons admettre que Nicolas Chrysobergios n’a pu être élu patriarche avant le mois d’août 984 au plus tôt. Or, nous allons le voir en faisant le récit des événements survenus en Italie durant cette période, cette date concorde exactement avec celle du retour victorieux à Rome du pape Boniface, le protégé de Byzance, après dix ans d’exil. Appuyé sur le parti grec dans la Ville éternelle, celui-ci triompha de Jean XIV, qu’il fit emprisonner au château Saint-Ange et tuer le 20 août 984. Ces événements furent la suite de la terrible anarchie dans laquelle était tombé l’empire allemand après la mort d’Othon II, survenue le 7 décembre 983, anarchie dont l’empire d’Orient profita pour reprendre l’offensive en Italie. Certainement Boniface, qui, grâce à l’impossibilité où l’Allemagne se trouvait de l’attaquer, parvint à se maintenir sur le trône jusqu’au milieu de l’an suivant, dut être retenu et ouvertement soutenu par la cour de Constantinople. Il n’aurait pu subsister sans cet appui. Mais comment se fait que les partis à Constantinople, la cour d’une part, les évêques de l’autre, n’aient pu se mettre d’accord sur le choix d’un nouveau patriarche qu’alors que le trône de saint Pierre se trouva de nouveau occupé par un pape dévoué au basileus? Il est à cette question une seule réponse plausible. Les chefs du clergé et du parti catholique dans l’empire d’Orient, ceux-là mêmes qui avaient jusque-là contrebalancé le pouvoir de la cour, durent dire à peu près ceci: « Que le basileus propose tel candidat qui lui plaira, nous sommes décidés à ne reconnaître pour patriarche que celui des candidats qui reconnaîtra la suprématie du pape de Rome. » La cour, de son côté, qui jusque-là avait repoussé ces prétentions, cessa de leur opposer son veto du moment que le pape fut devenu une simple créature de l’empire de Constantinople et que le basileus put croire qu’il avait rétabli son entière autorité sur la papauté. Je me sers avec intention de cette formule, car toute cette aventure de Boniface à Rome ne fut en réalité qu’une vaine illusion, que les événements se chargèrent bien vite de détruire à nouveau.

« Depuis les temps déjà lointains de Théodore le Stoudite, tous ceux qui avaient combattu à Constantinople pour les libertés de l’Église orthodoxe, avaient compris la nécessité de reconnaître la suprématie religieuse des successeurs de saint Pierre. C’était, pour ces pieux lutteurs, la seule arme à opposer à l’omnipotence civile des successeurs de Justinien. Qui donc admettra que dans ces circonstances présentes si périlleuses pour l’Église, alors que de nouveaux plans redoutables se forgeaient chaque jour contre ses libertés, les chefs du clergé oriental aient pu négliger à ce point cette ancre de salut? D’autres événements postérieurs, qui vont être bientôt racontés, témoignent d’une manière irréfutable que les fils spirituels de Théodore le Stoudite demeurèrent, cette fois comme jadis, dignes de leurs illustres devanciers, fidèles à leurs vieilles traditions d’inébranlable énergie.»

Ainsi donc, ce vertueux patriarche Antoine, ce prélat plein de douceur, dont l’avènement avait été salué par tant de joie et d’espérances, se vit forcé d’abdiquer, pour des raisons que nous ne pouvons que deviner, et mourut en disgrâce. L’éloge de son beau caractère nous a été transmis par Léon Diacre. Nous possédons un autre panégyrique de lui, dû à la plume d’un de ses contemporains les plus remarquables, l’éloquent évêque de Chonae. Ce texte nous a été conservé dans un fragment de manuscrit retrouvé à la bibliothèque du couvent de Patmos, une des seules bibliothèques conventuelles byzantines qui aient partiellement échappé aux malheurs des temps.[82]

Des actes de l’administration religieuse de ce saint prélat durant ses six années de pontificat nous ne savons presque rien. Nous avons vu que son syncelle, le métropolite Stéphanos de Nicomédie, prêtre érudit et sage,[83] envoyé en ambassade auprès de Bardas Skléros, ne réussit pas à pacifier cet esprit indomptable. Ce fut également sous son gouvernement que, sur l’ordre du basileus Basile, on réunit pour la première fois en corps, en « menologion », suivant l’expression byzantine, les vies des saints innombrables de l’Eglise orientale. On en fit un vaste catalogue, contenant la vie et les actes de chaque saint à son jour. On y adjoignit un « synaxarion » ou calendrier religieux, indiquant les fonctions à célébrer chaque samedi, chaque dimanche et pour chacune des fêtes des saints.[84]

Un exemplaire de luxe de ce recueil fameux, qui devait dès lors jouer un rôle capital dans la vie religieuse intime des Grecs d’Orient, fut exécuté dans des conditions exceptionnelles à l’intention du basileus Basile et sur son ordre. Enrichi de nombreuses et magnifiques miniatures, ce manuscrit célèbre, demeuré une des merveilles de l’art byzantin vers l’an mille, a été, en partie du moins, conservé jusqu’à nos jours.

Connu sous le nom de « Menologion des Grecs », il est, actuellement encore, un des plus beaux ornements de la vénérable Bibliothèque Vaticane. Je reviendrai plus en détail sur ce joyau de l’enluminure et de la calligraphie byzantines. Nicolas Chrysobergios, successeur tardif d’Antoine le Stoudite en 984, devait exercer le pouvoir suprême jusqu’en 996. Elevé au trône patriarcal par un accord accidentel et momentané de forces opposées, ses actes en durent être fort empêchés. Nous n’en connaissons absolument rien. Les chroniqueurs ne le nomment que pour dire qu’il gouverna l’Église d’Orient durant douze ans et huit mois. Ce fut lui qui présida à l’introduction officielle du christianisme dans la nation russe, sous le règne de Vladimir.

 

 

 



[1] Skylitzès dit expressément que Skléros arriva aux portes mêmes de la capitale.

[2] Yahia. — Psellos semble croire que ce fut à ce moment que Bardas Phocas fut fait moine dans le but de lui ôter tout espoir de briguer à nouveau le trône.

[3] Elmacin nous fournit cette date approximative en disant que l’exil de Bardas Phocas à Chio avait duré sept années.

[4] Gfroerer remarque avec grande raison que cette formation si rapide par Bardas Phocas d’une nouvelle armée en plein coeur de l’Anatolie sur les derrières de celle du prétendant serait un fait inexplicable si l’on n’admettait pas cette toute puissante influence de la famille des Phocas dans ces contrées de la Cappadoce.

[5] Elmacin dit le 11.

[6] Ou Saravenae.

[7] Sur la biographie de ce personnage, voyez: Porphyrios Ouspensky, L’Orient chrétien, Syrie, Kiev, 1876. Les sources byzantines disent, probablement à tort, qu’il était évêque de Séleucie de Piéride.

[8] Skylitzès le nomme constamment Vrachamios. Yahia l’appelle Ibn Bachrani ou plus exactement Ishak, fils de Bahrâm. Il est peut-être question de ce personnage dans la Vie manuscrite de saint Nicéphore (Voyez Delehaye et aussi Haase, notes à Léon Diacre). Il fut le compagnon inséparable de Michel Bourtzès.

[9] 941-942 de l’ère chrétienne.

[10] Note 42. Voyez dans cette très longue note l’histoire de la conversion au christianisme et de l’entrée au service de Roum de cette tribu sarrasine fameuse et les considérations sur le rôle considérable joué par tous ces renégats, musulmans, bédouins et autres, dans les armées byzantines de cette époque.

[11] Littéralement « lances de Halta » réputées les meilleures.

[12] Elle avait été prise sur les Hamdanides par Nicéphore dans sa fameuse expédition syrienne de l’an 966 (fin de l’an 355 de l’Hégire). Voyez Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[13] De tout cet ordre de faits il ressort clairement que la presque totalité des Arméniens se montra, dans cette interminable guerre civile, très favorable à Skléros, fort hostile au contraire au parakimomène qui avait été l’adversaire secret de Jean Tzimiscès.

[14] « S’moul ». « Ch’moul » dans Yahia.

[15] An 367 de l’Hégire (août 977-août 978). Il en est du moins certainement ainsi pour l’agression de Mahfouz et la sédition des Arméniens d’Antioche.

[16] Yahia est seul à nous révéler cette correspondance entre les deux patriarches. Encore ces faits ne se trouvent-ils consignés que dans un seul des manuscrits aujourd’hui connus de sa Chronique.

[17] On sait qu’à l’époque byzantine la Géorgie était connue sous le nom d’Ibérie.

[18] “Philomonaque.”

[19] Manuscrit n° 436.

[20] Brosset, Hist. de la Géorgie.

[21] Partie méridionale de l’Ibérie ou Géorgie. Saint-Martin, op. cit.

[22] Neroutsos, op. cit.

[23] Vie de saint Euthyme. — Livre de la Visite, par le métropolite Timothée Gabachwili (en géorgien). Voyez Un Empereur Grec au Dixième Siècle.

[24] Ou bien plutôt l’eunuque Basile. La Chronique de la Géorgie fait ici probablement erreur, car Théophano, bien que de retour depuis peu à Constantinople, n’avait certainement repris aucune autorité au Palais après son rappel de l’exil. Cependant cette Chronique la désigne à diverses reprises dans le rôle de négociatrice avec le roi curopalate d’Ibérie. C’est, je l’ai dit auparavant, à peu près l’unique source qui mentionne le nom de cette princesse à partir du moment où elle eut été rappelée auprès de ses fils. Ibn el Athir, dans le même récit où il affirme que Jean Tzimiscès fut empoisonné par ordre de Théophano, après avoir raconté le retour à Constantinople de la basilissa, le jour même de la mort de son ancien amant, poursuit en ces termes: « Son fils Basile étant monté sur le trône, elle prit la régence à cause de ce qu’il était encore mineur. Et quand Basile fut grand, il alla dans le pays des Bulgares. Et elle mourut pendant qu’il s’y trouvait. Et ayant appris sa mort, il ordonna à un de ses serviteurs d’administrer les affaires durant son absence ». Suivant l’historien arabe, Théophano aurait donc vécu au moins jusqu’à la seconde guerre bulgare, en 991, puisque, la première, en 986, ne consista qu’en une très courte et malheureuse expédition.

[25] Ou Khaghtoïarhintch.

[26] Emin dit ici à tort: la Coelésyrie.

[27] Ou Thormaïri.

[28] Ou Mardahi.

[29] Acogh’ig dit que ce fut Davith en personne qui prit le commandement. — Alors seulement, dit Muralt, et non pas dès 976, un traité d’union a pu être conclu avec les Arméniens peu avant la mort du patriarche ter-Vahan survenue en 432 de l’ère arménienne (mars 983 à mars 984 de l’ère chrétienne). Voyez Mathieu d’Edesse éd. Dulaurier. Voyez aussi Tchamtchian. Mais en 977, au témoignage d’Acogh’ig, saint Grégoire de Marec fut persécuté par ses propres coreligionnaires pour avoir été soupçonné de tendre à une réconciliation avec les Grecs.

[30] La Vie de saint Euthyme semble dire que Tornig, entre sa mission en Géorgie et sa campagne à la tête des forces géorgiennes, soit venu à Constantinople présenter aux empereurs les lettres du curopalate. — Le nom du prince des princes Dchodchic » figure sur une inscription de la belle église d’Eochk, près du village de Qizil-Kilisa, à quelques heures au nord d’Erzeroum. Cette église, fondée au x° siècle, fut reconstruite par ce personnage en l’an 1036 au dire de cette inscription qui le désigne ainsi: « le très béni patrice Dchodchic. Voyez Brosset, Inscriptions géorgiennes et autres. M. Brosset croit encore trouver une trace de ce Dchodchic dans Skylitzès, lequel, à l’année 6524 du monde, 1046 de J-C., parle d’un certain patrice « Tzitzikios qui était fils du patrice ibérien Thewclat, et qui fut nommé à cette date gouverneur à Dorystolon par Basile II lors de la guerre de Bulgarie.

[31] Skylitzès dit certainement par erreur: « Pankalia, près de l’Halys ». Léon Diacre dit bien mieux: « Pankalia, plaine favorable aux évolutions de la cavalerie, près d’Amorion. »

[32] Ce dernier chroniqueur, dit le baron Rosen, a emprunté beaucoup d’indications à la chronique encore inédite d’Abou Aly Ahmed ben Mohammed ben Miskavaïh, mort en 1030, chronique qui se termine à l’année 369 de l’hégire (979).

[33] Adhoud Eddaulèh le fit aussitôt décapiter.

[34] Ou Mésopotamie.

[35] Ou Arzène.

[36] Ibn el Athir va jusqu’à dire que Bardas Skléros entra par un mariage dans la famille d’Abou Taglib.

[37] C’était un lundi. Yahia place la rencontre des deux armées au vendredi 19 et la bataille au dimanche 21 de chaban de l’an 368, 24 mars 979. — Brosset (Hist. de la Géorgie) fixe à tort à l’année 976 la date de la campagne à laquelle prit part Tornig. — M. Wassiliewsky (Fragments russo-byzantins) donne la date du samedi 22 février.

[38] Psellos, qui raconte assez longuement ce duel fameux, dit que Bardas Skléros, transgressant les lois du combat singulier, entraîné par son ardeur, se jeta le premier sur son adversaire et le frappa à la tête.

[39] Acogh’ig parle de deux corps de troupes lancés successivement par Phocas: le premier fut mis en fuite le second rétablit et transforma le combat.

[40] Manuscrit grec anonyme de la Bibliothèque patriarcale de Moscou.

[41] Mathieu d’Édesse mentionne cette victoire des contingents arméniens sur Skléros. Zonaras confirme le fait et dit que la bataille eut lieu près d’Amorion.

[42] Brosset, Géographie de la Géorgie.

[43] Brosset, Voyage Archéologique dans la Géorgie et dans l’Arménie  — Le reste de l’inscription manque. M. Brosset ne paraît pas avoir reconnu dans ces deux noms géographiques les noms cependant bien faciles à identifier du thème de Charsian (qu’il écrit Kharsanon) et de ces Aquae Sarvenae, les Basilika Therma des Byzantins, où avait eu lieu la dernière défaite de Phocas. « Très probablement, dit M. Brosset, la date de la construction de la chapelle se trouvait sur la pierre angulaire qui manque et aura été s’engloutir dans l’âtre de quelque misérable cabane du hameau de Zarzrna. »

[44] Le manuscrit grec anonyme de Moscou place ces faits à l’époque des négociations entre le gouvernement de Constantinople et le curopalate Davith, au moment de la révolte de Skléros. Il raconte que saint Euthyme fut un des otages garants du traité passé à ce moment entre les deux puissances, et que ce fut de la Laure de l’Athos que saint Ioané partit pour réclamer son fils; mais la date inscrite sur le manuscrit du couvent de Chio-Mghwimé dont je viens de parler, montre clairement que saint Euthyme dut être donné en otage bien auparavant, puisqu’à cette date de 978 il avait déjà traduit du grec un livre aussi considérable. — On voit par cet exemple que l’auteur grec anonyme ajoute et modifie quelques détails de la Vie manuscrite du saint, écrite en géorgien, sans cependant en altérer le fond.

[45] Voyez Brosset, Hist. de la Géorgie.

[46] Ou plutôt Théophano, comme le dit constamment le manuscrit grec anonyme, qui ne nomme jamais les basileis, mais bien toujours leur mère, quand il s’agit des munificences accordées au monastère d’Ivirôn par le gouvernement impérial. Il faut bien probablement admettre, non pas que la veuve de Romain ait pris au retour de son exil une part considérable à la direction des affaires, ce qui serait en contradiction avec les indications de tous les autres chroniqueurs, mais que ses fils l’aient autorisée à s’occuper, à l’exemple de tant d’autres princesses de ce temps vivant dans la retraite, de fondations et de dotations pieuses destinées à racheter ses fautes et à amener sur elle et les siens la bénédiction céleste. La tradition qui considère Théophano comme la véritable fondatrice du monastère d’Ivirôn est encore très vivante à l’Athos.

[47]. Toujours encore l’impératrice Théophano pour le manuscrit grec anonyme.

[48] Dès 980 Basile II, par chrysobulle daté de cette année, fit don au couvent d’Ivirôn, pour son entretien, des monastères de Léontias à Thessalonique, de Saint-Jean de Kolobos près d’Hiérissos, et de Saint Clément sur la Sainte Montagne. En 982, au mois de juin, md. 10, un accord intervint entre Jean l’Ibère, qui n’est autre que saint Ioané, le fondateur du couvent d’Ivirôn, et les habitants d’Hiérissos, à propos d’un terrain appartenant au monastère. L’accord fut confirmé par Nikolaos, « libellesios » de Salonique. En décembre 984, un chrysobulle de Basile II accorde à Ioané le droit de posséder un navire. Ce fut Athanase qui fit don de ce chrysobulle à son ami. Ces trois précieux documents sont conservés à Ivirôn. Le dernier est contresigné par Georges d’Hiérissos en caractères glagolitiques. Il est fait mention dans ce document de Slavo-Bulgares à Hiérissos.

Skylitzès, dit M. Brosset, nommant Georges et Barazbatzé, cousins du patrice Thewdatès, dit que ledit Barazbatzé avait fondé un couvent d’Ibériens au Mont Athos (Cédrénus). Le nom de ce personnage, qui peut très bien se rendre en géorgien par Waraz-Watché, ne paraît nulle part dans l’histoire géorgienne, mais le métropolite Timothée, dans le Livre de la Visite, dit que ce Waraz-Watché était le frère du général Tornig; il paraît même qu’il vécut avec ce dernier au Mont Athos. Il fut le vrai fondateur, vers 1030, du couvent des Ibériens, qui n’existait jusque-là qu’en petit, sous le nom de cellules de Saint Clément. Voyez Gédéon — Voyez encore Neroutsos.

Basile II et Constantin, dès leur avènement, comblèrent de leurs bienfaits non seulement le couvent d’Ivirôn, mais aussi les autres monastères déjà existants sur la Sainte Montagne. Un chrysobulle d’eux daté du mois de juin 978, chrysobulle inédit récemment publié par M. A. E. Lauriotis, porte donation: 1° de dix talents d’argent à prélever annuellement sur le trésor impérial en faveur d’Athanase et du monastère de la Laure; 2° d’un reliquaire en or, orné de pierreries, contenant les deux chefs de saint Michel de Synnada de Phrygie et de saint Eustratios martyr et le bras recouvert de sa peau de saint Jean Chrysorhemon (Chrysostomos). C’étaient là vraiment d’insignes reliques. Dans l’exposé des motifs il est fait mention de nations faites par les prédécesseurs des deux basileis. Il semble que ce soit devenu un usage de faire un don de joyeux avènement à la sainte Laure.

[49] Fondé donc après 979 et non en 976, comme le disent la Vie de saint Euthyme et aussi Brockhaus.

[50] Voyez Wassiliewsky, Fragments russo-byzantins.

[51] Saint Giorgi Mthatsmidel célèbre interprète ou traducteur géorgien. Précisément le biographe de saint Euthyme.

[52] Brosset, Hist. de la Géorgie.

[53] Ce Georges, déjà mentionné, est cité dans la « Diatyposis » du Typikon de 970 de saint Athanase, comme ayant été un des contemporains de ce célèbre religieux. Il a écrit ou du moins on lui attribue de nombreux manuscrits des Evangiles en langue géorgienne encore existants en Iméréthie et en Mingrélie. Il était le cousin de saint Euthyme et fut son successeur dans le gouvernement du couvent d’Ivirôn de l’Athos. Voyez Brosset, Explication de quelques inscriptions photogr. par M. Sévastianov au Mont Athos.

[54] Guide Joanne, Turquie d’Europe.

[55] Agrandie déjà par saint Athanase en personne. Brockhaus, op. cit.

[56] Le monastère de Vatopédi a été fondé au temps de saint Athanase, mais postérieurement à la Laure, après 972, sur la demande du saint, par trois habitants d’Andrinople, Athanase, Nicolas et Antoine. Le pavement de l’église est également contemporain de l’époque de la fondation. Ces trois grands couvents de la Laure, d’Ivirôn et de Vatopédi sont situés sur le rivage oriental de la Sainte Montagne, tout proche de la mer. Les couvents d’Esphigménous et de Dochiarion datent des premières années du Xe siècle. Celui de Phitothéos, plus ancien, a été fondé sous Athanase, avant l’an mille.

[57] Voyez ce qu’en dit Brockhaus. Les restes d’architecture les plus importants des pieux édifices du Xe siècle qu’on rencontre à l’Athos, consistent, outre des colonnes, des chapiteaux et des pavements, en un certain nombre de plaques de marbre sculptées ayant d’ordinaire fait partie ou faisant encore partie de la décoration intérieure des églises et sur lesquelles la croix figure souvent comme motif principal. Voyez Brockhaus. — Il n’existe plus à l’Athos ni fresques ni mosaïques murales de l’époque de Basile II.

[58] Le récit que nous devons à Yahia, aussi à Elmacin, mais à Yahia surtout, de la fuite de Skléros en pays sarrasin, de son séjour à Bagdad, de tous les événements enfin qui en furent la suite, est infiniment plus détaillé, plus vraisemblable, plus exact en un mot que celui qui nous est fourni par Skylitzès et Cédrénus. C’est donc Yahia que je suivrai pas à pas. Le récit de la fin de l’insurrection se trouve très abrégé dans Elmacin.

[59] Retiré auprès de la puissante tribu des Benou Okaïl et lâchement trahi par eux, il fut peu après fait prisonnier par les troupes du Khalife d’Egypte et décapité par ordre de Daghfal ibn el-Mouffaridj ben el-Djerrah Erthay, gouverneur de Ramlèh, le 2 du mois de safar de l’an 369 de l’Hégire (29 août 979).

[60] Yahia dit qu’il promit « soumission ». Ibn el Athir dit qu’il promit « aide, obéissance et tribut annuel ».

[61] Chambellan.

[62] Probablement seulement dans le courant de l’année 980.

[63] Skylitzès indique cette ville comme ayant servi de demeure provisoire au prétendant après son passage sur territoire sarrasin. Nous avons vu dans Yahia que ce séjour se fit surtout à Amida.

[64] Étienne de Darôn, surnommé Acogh’ig, raconte tous ces faits d’une manière un peu différente.

[65] Les deux basileis.

[66] Bardas Skléros.

[67] 17 juillet 980 au 7 juillet 981.

[68] Yahia ne mentionne jamais que le seul basileus Basile.

[69] « Fils de marchand d’huile ». Voyez Rosen. Yahia donne ce personnage le nom d’Ibn Sakhr ou Ibn Sahra. Le baron Rosen n’hésite pas voir dans ces deux noms une seule et même personne, malgré la très grande différence entre Ibn Sahra et Ibn el-Baqalany. Pour lui, Ibn Sahra est un nom probablement mutilé.

[70] La même scène est racontée comme s’étant passée la cour du Khalife de Cordoue. Voyez Rosen.

[71] Vita Arabum.

[72] Elmacin dit que ce fut Skléros en personne qui dénonça Ouranos.

[73] Yahia dit que l’infortuné Nicéphore Ouranos réussit plus tard, grâce à la connivence d’un Bédouin, à s’évader de sa prison et à regagner Constantinople, où il put expliquer sa conduite et rentrer en grâce auprès de ses souverains.

[74] La version d’Elmacin, quelque peu différente, semble moins acceptable. Suivant cet historien, le Khalife, accablé de toutes sortes de difficultés dans sa capitale comme dans les provinces, aurait été assez disposé à traiter avec les basileis et à leur livrer Skléros. Mais celui-ci, qui n’ignorait pas quel serait son sort dès qu’il aurait remis le pied sur la terre romaine, et qui avait pris un certain empire sur l’esprit du faible souverain musulman, aurait eu l’adresse de lui persuader que Nicéphore Ouranos était venu surtout dans le but de le faire périr par le poison. L’ambassadeur grec aurait été en conséquence arrêté avant même son arrivée à Bagdad. On se saisit de ses dépêches et on y trouva la lettre impériale adressée au prétendant. En suite de quoi le malheureux envoyé aurait été enfermé dans une prison où il serait demeuré huit années. Elmacin raconte qu’on se défia alors aussi de Skléros. On craignit à la cour du Khalife qu’il n’acceptât la grâce que lui offrait l’empereur et qu’il ne fit usage de sa liberté contre les Sarrasins. Il fut donc également mis en prison avec tous ses compagnons. Le Khalife, tout en tenant Nicéphore Ouranos dans les fers, ne voulut pas rompre une négociation qui se présentait avec tant d’avantages. Il envoya un ambassadeur à Constantinople pour se justifier de la détention de l’émissaire impérial et pour traiter de l’affaire du prétendant. Suit le récit de l’ambassade du cadi Abou Beke el Baqalany à Constantinople.

[75] Yahia dit à tort que leur captivité dura huit ans, jusqu’au moment où Samsam Eddaulèh délivra son ordonnance les concernant ». « L’écrivain syrien se contredit ici, dit le baron Rosen. Certes les pourparlers de Skléros avec Adhoud Eddaulèh et de ce dernier avec les empereurs durèrent longtemps, mais notre chroniqueur dit lui-même autre part que le prétendant fut mis en liberté dans le mois de chaban de l’an 376 de l’Hégire, qui correspond au mois de décembre 986. Il y avait alors précisément huit années lunaires que Skléros avait été défait à Pankalia (24 mars 979), mais non point qu’il était devenu le prisonnier du Khalife. »

Voyez sur Elmacin la note 83 de l’ouvrage du baron Rosen. C’est ce chroniqueur qu’ont suivi Lebeau et Gfrœrer dans leurs récits de ces événements. Gfrœrer aussi a deux ambassades byzantines successives.

[76] Andronic, ce fidèle partisan du prétendant, avait donc succombé.

[77] « L’enroué ».

[78] Littéralement: « La Roche Platea », Latum saxus. M. Ramsay m’écrit qu’il n’est pas encore parvenu à identifier ces deux places fortes du thème des Thracésiens, probablement situées vers l’extrémité orientale du thème.

[79] Une pièce de vers du poète contemporain Jean Géomètre, Sur la guerre (civile) des Romains (c’est-à-dire des Grecs), bien que le sujet n’en soit pas très clair, se rapporte certainement à la lutte terrible entre les deux Bardas. La guerre fratricide des deux Bardas y est comparée à la lutte des géants.

[80] Autrement dit: « le Stoudite ».

[81] Mais d’autres sources nous disent que Nicolas Chrysobergios, élu après quatre ans et demi d’interrègne, gouverna l’Eglise durant treize années et deux tiers (douze ans et huit mois, disent Skylitzès et Cédrénus, II, p. 448) et qu’il mourut en 385 de l’Hégire (5 février 995 au 25 janvier 996). Cela nous reporterait seulement à 982 ou 983 pour l’élection de Nicolas et à 978 au plus tard pour l’abdication et la mort d’Antoine. Ce sont les dates admises par Lebeau. Je ne puis mieux faire que de résumer ici les diverses autres opinions. Si on suit Skylitzès, Cédrénus et Zonaras, ce que j’ai fait, on doit fixer la date de l’abdication et de la mort d’Antoine à 980. Gfroerer suit Zonaras. Muralt (pp. 563, 6, et 566, 3) indique août 978 avec un point d’interrogation (pendant la sédition de Skléros) pour la date de l’abdication, et 982 pour celle de la mort et de l’élection de Nicolas Chrysobergios. Yahia, d’ordinaire si précis dans ses indications chronologiques, l’est beaucoup moins pour celles concernant les patriarches de Constantinople de cette époque. Voyez à ce sujet Rosen, op. cit., note 247, où sont longuement discutées ces questions obscures. Pour Yahia, Antoine, nommé patriarche dans la cinquième année du règne de Jean Tzimiscès (21 déc. 973 au 21 déc. 974), aurait régné seulement quatre ans et un mois. Nicolas Chrysobergios lui aurait succédé dès la quatrième année du règne de Basile, c’est-à-dire entre le 11 janv. 979 et le 11 janv. 980. Voyez encore Pagi ad Bar., et Oriens christianus, t. I, p. 256. Le patriarche Gédéon, op. cit, p. 310, place l’abdication d’Antoine en l’an 980, l’élection de son successeur Nicolas en 984.

[82] Gédéon, op. cit.

[83] Même versé dans la science astronomique.

[84] Sur ces divers termes de Menaion, Menologion, Synaxarion, Voyez l’intéressant article du Père Delehaye, intitulé  « Le Synaxaire de Sirmond » dans les « Acta Bollandiana » (1895).