L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE VI

 

 

Lorsque Jean Tzimiscès eut expiré le 10 janvier 976 de cette mort mystérieuse et rapide que nous savons, le pouvoir demeura tout naturellement aux mains des jeunes porphyrogénètes, Basile et Constantin, fils de Romain II et de Théophano, héritiers légitimes de l’empire, descendants directs de la glorieuse dynastie macédonienne. La couronne était leur de droit héréditaire. Par leur accession définitive au trône ils mettaient fin à l’ère des maires du palais inaugurée par Romain Lécapène et restituaient dans son intégrité la filiation légitime de la maison de Macédoine sur le trône d’Orient. De fait, ils régnaient depuis tantôt treize années seulement leur extrême jeunesse avait été cause qu’ils avaient dû subir successivement la tutelle de leur mère Théophano, puis celle de Nicéphore Phocas, celle enfin de Jean Tzimiscès. Maintenant ils étaient assez âgés pour qu’il ne pût y avoir prétexte à aucune régence nouvelle. Même le plus jeune des deux avait dépassé l’âge fixé pour la majorité des souverains à Byzance.

Basile, connu dans l’histoire sous le nom de Basile II ou de Basile le Jeune, pour le distinguer de son illustre aïeul le premier Basile de la fin du IXe siècle, avait entre dix-sept et dix-huit ans[1] quand il commença à régner seul avec son frère, d’environ trois ans moins âgé. Ce dernier des fils de Romain est désigné d’ordinaire sous le nom de Constantin VIII. Ces princes, qui régnaient depuis treize ans, devaient demeurer ensemble sur le trône encore un demi-siècle moins quelques jours et gouverner leur immense empire du mois de janvier 976 jusqu’au 15 décembre 1025, tout le dernier quart du xe siècle, tout le premier quart du XIe. Même après ce 15 décembre 1025, date de la mort de Basile, son frère cadet devait lui survivre trois ans encore, jusqu’au 11 novembre 1028 et achever seulement alors ce règne de soixante-six années, le plus long dont fassent mention les annales de l’empire byzantin, un des plus longs de l’histoire du monde, un des moins connus aussi. Gibbon a eu raison de le dire: le commun règne des deux fils de Romain est l’époque la plus obscure de l’histoire de l’empire byzantin. Comme pour l’Europe occidentale, c’est la période de toute pauvreté des sources, la période des lacunes sans fins où pour des années entières il existe à peine quelque misérable information.

Jusqu’à la publication toute récente de la chronique de Psellos, nous ne possédions aucun renseignement écrit sur l’aspect extérieur de Basile II et de son frère. Les autres écrivains byzantins n’en avaient rien dits pas plus du reste qu’ils ne nous avaient donné le portrait moral de deux princes. Seul Zonaras nous avait dépeint en quelques lignes le caractère de Basile. Mais du portrait physique de ces souverains qui ont régné plus de soixante années, pas un mot. Contraste d’autant plus bizarre que Léon Diacre nous a laissé de leurs deux célèbres collègues, plutôt de leurs deux tuteurs successifs, Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès, des descriptions d’une grande intensité de vie, et que Liutprand nous a parlé de l’aspect extérieur de Nicéphore en termes exagérés mais inoubliables. Le texte de Psellos, dans le trop court chapitre que ce grand écrivain et homme d’Etat byzantin du XIe siècle a consacré à Basile II, est venu très heureusement combler cette lacune, du moins pour ce qui concerne ce grand souverain, le seul des deux fils de Romain et de Théophano qui soit vraiment intéressant à connaître. Le scrupuleux historien nous fait au début de son livre un portrait minutieux du futur vainqueur des Bulgares. Certes il n’avait pu connaître ce grand basileus que lorsque celui-ci était déjà fort avancé en âge, tout à fait au terme de sa vie, puisque lui n’avait que sept ans quand Basile mourut, mais il avait été élevé au milieu de tous les contemporains de l’illustre empereur. Son témoignage est donc infiniment précieux et je ne saurais mieux commencer l’histoire de ce règne qu’en reproduisant textuellement le paragraphe consacré par cet homme remarquable au saisissant portrait de notre basileus

« Au seul aspect de Basile, qu’ont encore bien connu beaucoup de mes contemporains, dit Psellos, on pouvait de suite juger de son âme. Son visage était agréable. Il avait le teint clair. Son front n’était ni soucieux ni bas, pas plus qu’il n’était droit et sans caractère comme celui d’une femme, mais bien vaste et proéminent comme il convenait à un homme supérieur. Son regard n’était ni faux et cruel, ni tout au contraire hésitant, mais brillant d’un fier et viril éclat, lançant des éclairs. Son visage formait un cercle parfait. Le cou, les épaules étaient admirablement proportionnés. La poitrine n’était ni trop bombée ni au contraire rentrante, mais d’une belle ampleur. Tout le reste du corps était dans les mêmes proportions excellentes. La taille était bonne, plutôt au-dessous de la moyenne. »

« A pied Basile eût trouvé peu de rivaux. A cheval, il était incomparable. Tout pareil à une des nombreuses statues qui lui furent élevées durant son règne,[2] il se tenait sur son coursier, toujours parfaitement droit et immobile dans sa raideur majestueuse, au pas comme au galop, à la montée comme à la descente. Qu’il montât à cheval ou qu’il en descendît, que ce fût à l’allure la plus calme ou en vive chevauchée, il ne se départait pas un instant de cette attitude superbe, comme soutenu intérieurement par quelque mécanisme invisible. En vieillissant, sa barbe s’était tout à fait dégarnie sous le menton, mais sur les joues elle était demeurée fort épaisse, les recouvrant entièrement jusque sous les yeux, cachant ainsi presque tout le visage. Il aimait à rouler dans ses doigts cette barbe abondante, surtout dans les heures de colère ou lorsqu’il était plongé dans quelque travail ou quelque méditation. Il avait encore l’habitude, dans ces occasions, de poser les mains sur ses cuisses en écartant les coudes. C’était une de ses attitudes favorites. Sa parole était brève, abrupte, inculte plutôt que raffinée. Il aimait à rire à gorge déployée et tout son corps était comme secoué des éclats de cette joie bruyante. »

Cette description que nous donne de Basile son presque contemporain Psellos, est bien telle que nous pouvions essayer de nous représenter ce prince alors que ce document capital nous était encore inconnu. Il nous paraissait bien que ce basileus si remarquable, ce parfait homme de  guerre, cet homme de fer qui accomplit en son long règne tant d’actions militaires importantes, avait dû posséder la plus vive énergie physique, les avantages corporels les plus virils. Le portrait si accusé de Psellos est bien celui d’un homme qui a dirigé de grandes guerres toute sa vie, qui a, chaque année, méprisant les saisons, mené en personne ses armées en territoire ennemi, au delà du Balkan comme du Taurus, vers le Danube comme vers l’Euphrate lointain ou la montagneuse Arménie, qui a passé des années entières en terre bulgare, menant la rude vie des camps comme le plus humble de ses soldats. C’est bien là l’image fidèle du conquérant redoutable qui a mérité d’être appelé la terreur des Bulgares, leur « tueur » aussi, le « Bulgaroctone », un des plus grands empereurs de Byzance. Nous pouvions d’avance être assurés que ce prince avait été un homme fort et robuste, aussi éloigné de l’élégance raffinée de son père que de la souple beauté de Théophano sa mère, mais nous n’avions pas de donnée certaine. Aujourd’hui le beau récit de Psellos a fait tomber toutes les hésitations. Le grand Basile nous apparaît bien tel que nous le devinions énergique, obstiné, plein de patiente vigueur — la longue, l’interminable guerre bulgare le prouvait déjà suffisamment, — possédant toutes les qualités qui font les grands capitaines. Nous verrons dans le cours de ce livre, qu’il possédait non moins celles qui font les grands souverains et les grands administrateurs.[3]

Voici maintenant le portrait moral également intéressant que Zonaras nous a tracé de notre héros. Je rappelle que ce secrétaire d’Etat des Comnènes, devenu moine plus tard, a écrit sa Chronique dans la première moitié du xe siècle, un siècle après la mort de Basile II, et que sa description convient donc surtout au Basile de la fin, au souverain vieilli dans les succès, arrivé presque au terme de son existence, non point jeune et encore inexpérimenté, à peine débarrassé de la double et écrasante tutelle des Nicéphore Phocas et des Jean Tzimiscès.

« Basile dit Zonaras, était devenu présomptueux à force de victoires; aussi préféra-t-il toujours être craint plutôt qu’aimé, même de ses sujets. Il ne se pliait ni devant les lois ni devant les coutumes, n’en faisant qu’à son plaisir. Il n’avait aucun penchant pour les hommes de science, et dédaignait l’instruction, qu’il considérait comme un bavardage inutile. Il n’employait dans le conseil et dans le mouvement des affaires, il ne prenait pour secrétaires que des gens sans naissance et sans instruction, auxquels il ne dictait que des dépêches écrites dans le style le plus rude, sans aucun souci de la forme. Toute sa pensée était concentrée sur un point: grossir son trésor. On raconte qu’il laissa à sa mort deux cent mille livres d’or,[4] sans compter une immense quantité d’objets précieux, de perles, de pierreries. II n’employait qu’une portion infime de ces joyaux à l’ornement de ses costumes d’apparat pour les occasions où il devait paraître en public, recevoir des ambassadeurs étrangers, figurer dans quelque panégyrie. Tout le reste de ces richesses avec ces sommes énormes demeurait enfoui dans les coffres de son trésor et dans les caveaux en forme de labyrinthes qu’il avait fait creuser au-dessous. En temps de guerre il changeait très facilement ses décisions et modifiait ses dispositions suivant les circonstances. En temps de paix, dans le gouvernement de chaque jour, il allait droit à son but, ne tolérant pas d’obstacle. Quand il en voulait à quelqu’un, il cachait son ressentiment, attendant l’occasion pour le laisser paraître. Sa volonté était opiniâtre. Il n’oubliait que bien rarement une offense ».[5]

On a dit que Basile était cruel; il ne l’était, comme du reste beaucoup des grands souverains de cette époque, que lorsque la raison politique l’y forçait, témoin le terrible traitement qu’il infligea aux soldats bulgares du tzar Samuel comme aux sujets du roi d’Aphkasie. Il était sujet à de violents accès de colère. Psellos nous le dit expressément. Nous en avons un exemple fameux dans la réception qu’il fit à Léon Mélissène après la déroute des défilés du Balkan en 986. « Propre artisan de sa grandeur, dit Gfrœrer, il n’avait de considération que pour les actions d’éclat, la force des armes, la valeur de l’argent, triple instrument de sa fortune. »

Les hommes de science, les pédants, les lettrés, qui avaient eu tant de succès sous les règnes précédents, furent entièrement négligés par lui. Doué d’un rude mais parfait bon sens, il voulut toujours que ses ordres fussent nettement donnés, clairement interprétés, non point travestis, sous les déguisements d’un style élégant. « Je ne puis l’en blâmer, poursuit l’historien allemand, et si l’on considère l’état précaire où se trouvait l’empire quand il prit résolument en mains les rênes du gouvernement, et celui si florissant et si formidable dans lequel il le laissa à sa mort, on ne peut douter qu’il n’ait été un des plus distingués souverains militaires qui aient jamais régné à Byzance. Sa ferme et vigoureuse administration, si elle ne put sauver l’empire de Roum de la ruine finale, en retarda notablement la décadence. »

Yahia, écrivain syrien chrétien contemporain, fait, lui aussi, en quelques lignes, un bel éloge de Basile: « Toute sa vie, dit-il, il ne mangea et ne but que le strict nécessaire. De même pour tout ce qui concernait son existence matérielle, jamais il ne se laissa aller à aucun confort. Toute sa vie il se distingua par son zèle pour la religion. Toute sa vie il dirigea personnellement toutes les affaires de l’État grandes et petites. »

Psellos, qui nous a si bien parlé de Basile, de cette figure sévère et majestueuse, ne nous dit presque rien de son frère Constantin, sauf que ce prince était en tout l’opposé de son aîné, enclin aux plaisirs, amoureux d’une existence molle et luxueuse, porté à toutes les élégances. Il ne nous dit rien non plus de l’apparence extérieure du second des fils de Romain II, mais, par la rareté même de tout document concernant ce prince, de toute mention à son sujet durant le long règne commun des deux frères, nous pouvons nous faire une idée assez précise du peu qu’il devait être. Cet homme de plaisir préféra constamment les courses de l’Hippodrome aux affaires de l’Etat, le gynécée à la salle du conseil. Durant ce demi siècle de pouvoir il ne semble avoir pris que très peu de part à l’administration. Il n’était du reste qu’associé au trône et c’était son aîné qui exerçait officiellement le pouvoir. Plus rarement encore on le voit prendre une initiative quelconque. Il paraît avoir été un soldat courageux. Nous le verrons figurer dans différents combats en qualité de lieutenant de son frère, parfois même prendre une part personnelle à la lutte. Nous verrons qu’il se vanta d’avoir tué de sa main le rebelle Bardas Phocas. Lors de la soumission définitive de Bardas Skléros il semble avoir contribué activement à cet important résultat. Plus tard nous verrons encore donner à son frère, au sujet de la prise de possession d’Alep, des conseils aussi pratiques que peu édifiants. En dehors de ces rares exceptions son nom demeure constamment plongé dans une obscurité profonde qui ne s’explique que par l’insignifiance de son caractère frivole, insignifiance dont il ne devait fournir que trop de preuves lors des trois années malheureuses durant lesquelles il demeura seul à exercer le pouvoir après la mort de son frère. Jamais de 976 à 1025 il n’est question d’un acte quelconque de gouvernement de sa part. C’est son frère qui règne, agit, décrète et fait la guerre, commande et légifère. Lui est un comparse couronné: « vir nullius frugis ac socordia insigni », a fort bien dit Du Cange. Si son effigie ne figurait point à côté de celle de Basile sur les monnaies et les sceaux du règne, si son nom ne se trouvait constamment placé dans les sources la suite de celui de son illustre frère dans cette formule quasi obligée: « les deux basileis fidèles en Dieu et aimés du Christ, Basile et Constantin », si ce même nom ne figurait constamment après celui de Basile, parfois suivi de leur commune signature au cinabre, sur les quelques actes de leur administration parvenus jusqu’à nous dans les archives de Naples et de diverses autres villes d’Italie, on pourrait presque ignorer durant ce demi-siècle l’existence médiocre de ce prince effacé.

Plus tard, quand la mort de son frère l’eut mis pour trois ans sur le trône, il fut un basileus faible et lamentable. L’éducation qu’il fit donner à ses filles Zoé et Théodora, la manière extraordinaire dont à son lit de mort il maria la première, nous donnent la plus triste idée de sa valeur morale. Cependant, le baron Rosen a fait cette remarque qu’autant les historiens byzantins représentent d’ordinaire ce prince sous un aspect désavantageux, autant l’écrivain syrien Yahia et les historiens arméniens témoignent pour lui de certaines sympathies.[6] Mathieu d’Édesse parle de lui dans les termes les plus chaleureux. Psellos lui-même, racontant son effacement volontaire, semble considérer comme une chose digne de louange qu’il ait ainsi su abandonner à son frère plus capable toute prétention à une part de la puissance royale.

En dehors des effigies si réduites et si imparfaites qui figurent sur les sceaux et les monnaies, je ne connais qu’un seul portrait contemporain de Basile II. C’est la miniature du fameux et magnifique psautier de la Bibliothèque Marciane de Venise exécuté dans les premières années du XIe siècle, miniature que j’ai eu le tort, ne prévoyant pas alors que j’écrirais la vie de Basile II, de faire déjà reproduire dans mon histoire de Nicéphore Phocas. Le psautier de Venise est un manuscrit grand in-folio, un des joyaux de l’art byzantin, qui a été expressément écrit et illustré pour notre empereur. La splendide miniature en pleine page que j’ai donnée dans mon Nicéphore Phocas comme la meilleure représentation connue d’un empereur byzantin du Xe ou du XIe siècle en grand costume d’apparat peut, à juste titre, passer pour un excellent portrait contemporain de l’empereur Basile. Il y est figuré, dans sa gloire, comme dans une apothéose, en brillant appareil militaire, couronné et armé par les archanges, en présence du Christ qui lui offre la couronne céleste, entouré des bustes des plus illustres saints guerriers dont il avait sans doute coutume d’invoquer l’assistance dans les combats. C’est bien là le portrait qu’on pouvait se faire de cet homme d’après celui que nous a tracé Psellos. C’est un superbe et vigoureux guerrier, au fier regard, bien membré, à la taille droite et fière, à la tête un peu forte, au visage plein, très arrondi, tel exactement que le dépeint Psellos. Bien que les traits de l’empereur annoncent encore la force de l’âge, sa barbe a déjà blanchi, ce qui reporte la date de la miniature pour le moins aux premières années du XIe siècle, entre 1000 et 1010 environ, si l’on admet que Basile, sous le faix des rudes travaux de la guerre qui ont constamment occupé sa vie, ait commencé à grisonner vers quarante-cinq ans. La tête de l’empereur est modelée avec beaucoup d’art; ce doit être un portrait ressemblant.

Basile est couronné du diadème en forme de cercle d’or de huit à dix centimètres de hauteur, rehaussé de rangs de perles et d’un gros rubis, enrichi de « kataseista » ou fils de perles. Ceux-ci retombent sur ses joues qu’ils caressent. La poitrine du prince est enfermée dans une brigandine d’or à écailles, telle que devaient en porter ses fameux cavaliers cataphractaires, sauf que pour ceux-là elle était simplement dorée. Un manteau léger de couleur bleue, attaché sur la poitrine par une petite fibule ornée d’un rubis, est rejeté sur le dos. Sous la brigandine, l’autocrator est vêtu d’une tunique violette à large bordure dorée flottant sur les genoux. Il porte des brassards et des poignets d’or. Ses jambes sont guêtrées de bleu. Ses pieds sont chaussés des fameuses bottes écarlates brodées de perles, les « campagia », insignes de la suprême puissance. La hampe de la lance et le fourreau de l’épée sont couleur également écarlate. Le collet du manteau est brodé de perles. Une inscription en caractères cursifs superposés à droite et à gauche est ainsi conçue: « Basile le Jeune, fidèle en Christ, basileus des Romains ». On commença par désigner Basile par cette épithète pour le distinguer de son illustre aïeul Basile le Macédonien, fondateur de la dynastie. Plus tard, lorsqu’à la suite de vingt campagnes il eut à peu près détruit la nationalité bulgare, il ne fut plus connu dans l’histoire que sous le nom redouté du Bulgaroctone, « tueur de Bulgares ».

Je viens de décrire tant bien que mal les deux nouveaux empereurs. Ce serait le moment de parler des impératrices leurs femmes. Je ne puis le faire que pour une d’elles et il convient d’aborder dès le début de l’histoire de ce règne cette particularité de la vie de Basile II. Par une exception à peu près unique dans l’histoire des basileis byzantins, celui-ci ne semble pas avoir été marié. Du moins dans aucune des sources contemporaines qui nous parlent de lui, il n’est fait la moindre allusion à une femme qu’il aurait eue.[7] Comment ce souverain qui a vécu une vie aussi longue, qui était d’une santé, d’une vigueur corporelle remarquables puisqu’il passa cinquante années dans les camps à travers les plus dures campagnes, campagnes d’hiver en Bulgarie, campagnes d’été en Syrie, comment ce souverain qui avait un si grand intérêt dynastique à se créer une postérité masculine puisque même son frère et unique héritier n’avait que des filles, comment dis-je, ne s’est-il point marié, le seul peut-être entre tous les souverains de Byzance, certainement un des seuls parmi le souverains européens de son siècle? C’est là un mystère qui demeure inexpliqué, à tel point que la première pensée serait d’admettre que Basile avait épousé quelque princesse trop effacée pour que l’histoire ait daigné en parler et qui de plus serait demeurée stérile. Il est telles impératrices byzantines, à commencer par celle qui fut la femme de Jean Tzimiscès et la propre tante de Basile II, dont le rôle politique fut à tel point nul qu’on ne les trouve nommées dans les sources qu’à l’unique occasion de leur mariage. On pourrait estimer qu’il en fut ainsi de l’épouse ignorée de Basile II si dans les très rares occasions où, à propos de quelque fête ou réception, une impératrice se trouve mentionnée dans ce long règne d’un demi-siècle, il n’était alors uniquement question de la femme de Constantin, preuve presque irréfutable que Basile n’a jamais été marié, la femme du second empereur se trouvant ainsi amenée à jouer un rôle officiel en l’absence de celle du premier. Nous sommes forcés jusqu’à plus ample informé d’accepter la réalité de ce fait extraordinaire si complètement en contradiction avec les usages, la manière de voir, les idées, la vie de la cour des Basileis à cette époque.

Quant à Constantin, nous savons seulement qu’il épousa, à une époque que nous ignorons, une fille de l’aristocratie byzantine, Hélène, fille du très riche et très puissant patrice Alypios dont il eut successivement trois filles: Eudoxie, Zoé et Théodora. Suivant une source occidentale[8] il aurait auparavant demandé sans succès la main d’Hedwige, fille du duc Henri de Bavière, frère d’Othon le Grand d’Allemagne mais c’est là une affirmation entièrement erronée. L’impératrice Hélène, probablement confinée toute sa vie dans l’existence du gynécée, semble n’avoir joué aucun rôle dans l’Etat. Nous ne savons rien d’elle. C’est à peine si on la trouve citée deux ou trois fois.

Les portraits si virils de Basile II qui nous ont été tracés par Psellos et Zonaras se rapportent à l’homme fait. A l’époque de son avènement, ce prince était encore fort différent de ce qu’il devait devenir. Lui et son frère, tenus jalousement à l’écart par Jean Tzimiscès — du vivant de. Nicéphore Phocas, ils étaient de tout jeunes enfants, — avaient grandi dans l’ignorance du pouvoir, dont ils ne remplissaient que les charges insignifiantes lorsque les exigences du cérémonial forçaient leur tout-puissant maître et collègue à les exhiber à ses côtés dans les multiples fonctions officielles dont sa vie était remplie. Non seulement on avait systématiquement négligé leur éducation, les laissant végéter sans connaissances pratiques avec les seules qualités qui leur venaient de la nature, certains chroniqueurs vont jusqu’à dire qu’on avait tout aussi systématiquement cherché à altérer ces qualités en ce qu’elles pouvaient avoir de favorable. On peut se figurer ce qu’avait dû produire un tel traitement moral. Lorsque Jean Tzimiscès mourut, Basile, malgré ses beaux dons naturels, son intelligence si vive, son âme active, énergique et courageuse, n’était encore, semble-t-il, au dire des Skylitzès, des Cédrénus, des Zonaras, qu’un adolescent fantasque et volontaire, violemment adonné au plaisir, sans frein comme sans morale, uniquement occupé des distractions coupables ou désordonnées de son âge. Rien de ce qui devait être le grand basileus de plus tard ne s’était encore révélé. Le chambellan Basile cet ambitieux sans scrupules, toujours d’après ces chroniqueurs, aurait profité, nous allons le voir, de ce triste état de choses pour le rendre pire et accaparer un long temps encore la toute-puissance. Il aurait été ainsi, dans le gouvernement, le continuateur direct de Jean Tzimiscès. Pour servir la soif de pouvoir qui le dévorait, il n’aurait pas hésité, affirment ces historiens, à tenter de corrompre à jamais Basile, « à enchaîner, dit naïvement Lebeau, ce jeune lion par la volupté », à le plonger dans toutes les débauches. Plus tard seulement, au moment de l’explosion de la grande guerre bulgare, Basile II, comme subitement éclairé sur ses devoirs de souverain, se serait révélé soudain, jetant par dessus bord le premier ministre, déconcerté par ce brusque réveil.

Au moment où une mort foudroyante venait de les priver du bras vigoureux qui gouvernait en leur nom l’empire depuis tantôt six années, les deux fils de Romain se trouvaient donc, du fait même de leur éducation, encore bien incapables d’assumer seuls les effrayantes responsabilités d’un pouvoir absolu. Rien n’annonçait encore dans l’aîné le souverain sage, plein d’énergie qu’il serait un jour. Son frère, par contre, était déjà l’homme indolent et mou qu’il demeurerait toute sa vie. S’ils n’étaient plus mineurs de fait, ils l’étaient par les circonstances qui avaient présidé à leur jeunesse. Personne de leur famille ne restait auprès d’eux. Leurs grands-parents étaient morts. Privés de leur père, séparés depuis des années de leur mère exilée, qui était du reste, semble-t-il, bien peu capable de les diriger, ce n’était pas Jean Tzimiscès qui avait pu leur apprendre à gouverner. Il avait été trop de son intérêt qu’ils demeurassent le plus possible éloignés du pouvoir. Ils ne possédaient pas non plus d’oncle paternel. Nous ignorons s’ils en avaient du côté de leur mère. Des soeurs de leur père, la plupart s’étaient enfermées dans les cloîtres sans laisser un souvenir. Une seule, Théodora, avait fait son chemin. Elle était devenue la femme de Jean Tzimiscès, mais son rôle avait été si effacé qu’il n’est pas une fois question d’elle durant le règne de son époux. Dès la mort de celui-ci, elle avait dû devenir suspecte. En tous cas elle retomba dès ce moment dans une obscurité si absolue qu’il n’est plus jamais parlé d’elle. Il fallait pourtant à l’empire un nouveau bras vigoureux puisque les jeunes princes n’étaient pas encore aptes à gouverner et que l’empire ne pouvait attendre. Bien qu’il n’y eût pas minorité dans le sens strict du mot, tous les dangers de cette forme de gouvernement à Byzance se dressaient menaçants aux yeux des contemporains effrayés.

A ce jour, il y avait dans l’empire deux hommes plus en vue que tous les autres: un grand ministre et un grand capitaine: le parakimomène et proèdre Basile, cet eunuque fameux, bâtard de Romain Lécapène et d’une captive scythe, et le magistros Bardas Skléros, propre beau-frère de l’empereur défunt, devenu par le fait de cette mort de Jean Tzimiscès la principale épée du règne. Le premier de ces personnages, modèle accompli de ces intrigants de haute lignée dont Constantinople fut toujours fertile, avec des intervalles de mauvaise fortune, avait joué sous quatre basileis déjà un rôle très souvent prépondérant. Il avait mis Nicéphore Phocas sur le trône et puissamment contribué à l’élévation de son successeur. Enfin, il avait été, nous l’avons vu, durant les sept années du court règne de Jean, son bras droit, administrant l’empire pendant ses fréquentes absences d’une main rude autant que vigoureuse, gouvernant et légiférant durant que son maître détruisait les Russes ou contenait les Sarrasins. Un appétit insatiable du pouvoir doublait la vigueur morale particulière à cet homme remarquable. Il était toutefois, semble-t-il, tombé tout récemment en disgrâce auprès de Jean Tzimiscès; irrité de sa trop grande puissance, inquiet de ses immenses richesses, et l’on a vu comme la voix publique l’avait aussitôt soupçonné de s’être terriblement vengé en empoisonnant l’empereur. Il jouissait encore, malgré cette éclipse, d’une influence très considérable.

Le second des personnages qui se disputaient le premier rang auprès des basileis, Bardas Skléros,[9] s’était couvert de gloire sous les précédents règnes. Sous le dernier il avait contribué à toutes les campagnes heureuses, il avait remporté sur les Russes la victoire d’Arkadiopolis, battu et pris le rebelle Bardas Phocas et mérité la reconnaissance publique en étouffant rapidement cette rébellion grosse de périls. Enfin, dans la brillante campagne de Bulgarie contre Sviatoslav jusqu’au dernier jour sous les murs de Dorystolon, il avait été le meilleur lieutenant de Jean Tzimiscès, constamment chargé par celui-ci des opérations les plus délicates comme les plus dangereuses. Il n’est pas nommé dans les deux campagnes d’Asie de 974 et 975, mais certainement il avait dû y prendre une part considérable. D’une ambition au moins égale à celle du parakimomène, il ne rêvait que de jouer, lui aussi, le premier rôle auprès du trône. « Il était, nous dit Psellos, aussi capable d’organiser une action que prompt et énergique à l’exécuter. » Il avait même, nous dit quelque peu mystérieusement Skylitzès, sous le règne de Tzimiscès, été convaincu d’aspirer au trône et condamné de ce chef à avoir les yeux crevés. Peut-être bien était-ce lui auquel le patriarche Basile avait été accusé d’avoir promis l’empire. Mais Jean, toujours généreux, avait arraché au supplice son ancien frère d’armes, en lui faisant grâce entière. J’ignore si ce récit de Skylitzès est exact, et cette circonstance ne se trouve mentionnée nulle autre part.[10] En tous cas Bardas Skléros avait bientôt pleinement regagné la faveur de son impérial beau-frère peut-être même avait-il réussi à lui rentre de nouveaux et importants services, car Skylitzès nous apprend qu’au moment de la mort du basileus, il se trouvait placé à la tête de toutes les forces d’Asie, qu’il était domestique des Scholes d’Orient, ce qui ne pouvait être que parce que Jean lui avait conféré cette dignité militaire, la plus haute de l’empire, très peu de temps avant sa fin. Dans la pensée du prince moribond, une semblable nomination ne pouvait avoir qu’une signification: le désir de voir son énergique beau-frère lui succéder dans la tutelle plus ou moins officielle des jeunes princes. « Skléros, dit encore Psellos, avait amassé des trésors dignes d’un souverain; il possédait ainsi le nerf de la toute-puissance. Dans ses nombreuses campagnes il avait gagné le coeur des soldats, qui ne demandaient qu’à le suivre partout et toujours. »

Au moment de la mort de Tzimiscès, Bardas Skléros se trouvait donc à l’armée d’Asie. Basile, lui, était à Constantinople, ce qui lui donnait l’avantage. Il était encore très puissant au Palais, où depuis si longtemps il exerçait les plus hautes fonctions. Toutes les chances étaient pour lui. Il n’y eut pas conflit immédiat entre lui et son rival. Tout naturellement ce fut l’eunuque qui, pour l’heure, se trouva maître de la situation. Ce qui rendait particulièrement dramatique cette lutte d’influence, que nous ne faisons que soupçonner à travers les indications rares et vagues des chroniqueurs, c’est que ces deux hommes se haïssaient de toute leur âme. Skléros avait de tout temps exécré l’eunuque. Celui-ci, de son côté, avait toujours redouté l’ambition du brutal homme de guerre, le sachant aimé de Tzimiscès qui avait épousé en premières noces sa soeur et venait encore peut-être de lui pardonner sa rébellion.

D’une ferme étreinte, Basile l’eunuque saisit donc le pouvoir qui venait de tomber de la main défaillante de Jean Tzimiscès. Nous ignorons comment les choses se passèrent, mais on peut bien se figurer la marche rapide des événements qui, sitôt après le trépas du glorieux Arménien, firent du bâtard de Lécapène l’arbitre tout-puissant de la situation, le nouveau régent en un mot. Certes le jeune basileus Basile devait se considérer comme tout à fait d’âge à régner. Mais à ses côtés se dressait la taille géante du terrible eunuque qui venait peut-être de faire disparaître Tzimiscès sûrement au bénéfice des héritiers naturels de l’empire. Le jeune fils de Romain II n’était pas encore de force à secouer une pareille tutelle qui venait de se signaler si tragiquement à sa gratitude. Bref, qu’il le voulût ou non, il dut accepter ce protecteur gênant, mais encore plus puissant.[11]

L’eunuque rusé, pour détourner le plus longtemps les jeunes basileis, Basile surtout, de songer à se passer de lui, aurait à ce moment, affirment la plupart des chroniqueurs, usé des moyens classiques pratiqués avant lui comme depuis par tous les régents en quête du pouvoir absolu. Constantinople aurait assisté une fois de plus au spectacle peu édifiant, si fréquent en pays d’Orient, d’un premier ministre s’efforçant pour mieux régner d’endormir le prince légitime, son pupille, dans tous les plaisirs et toutes les mollesses. Zonaras, le plus catégorique de ceux qui ont contribué à propager ce récit, le termine par ces mots: « Ce ne fut qu’à la chute du parakimomène que le basileus Basile renonça pour toujours à ses dissipations et commença à mener une vie toute d’austérité. Jusque-là, à l’égal de son frère Constantin, il avait vécu dans le péché, la luxure, le commerce des femmes de mauvaise vie. »

Psellos, qui est seul à nous parler avec quelque détail de ces événements, suite immédiate de la mort de Jean Tzimiscès, a sur la manière dont ces faits se sont passés une opinion fort différente de celle exprimée par Skylitzès, Cédrénus et Zonaras et qui est bien probablement plus véridique. Préoccupé de faire l’éloge du basileus Basile, l’excellent historien affirme que ce fut tout à fait d’accord avec son jeune souverain que l’eunuque prit le pouvoir, Il affirme que l’héritier du trône, celui qui devait être dans la suite ce basileus si sage et si avisé, avait conscience que ses ans étaient trop peu nombreux encore et que son éducation politique était tout entière à faire. Il ne faut jamais oublier non plus que le parakimomène avait été l’oncle de Romain II, étant le frère naturel de sa mère, qu’il se trouvait en conséquence le propre grand-oncle des jeunes empereurs.

Dans ce même paragraphe, Psellos, cet écrivain si exact, si bien informé, nous trace du célèbre eunuque un bien curieux portrait. C’est le seul que nous possédions de cet homme remarquable. Seul Psellos nous a révélé cette taille géante et majestueuse qui, affirmant à la fois sa naissance sur les marches du trône et le fort sang de Scythie qui coulait dans ses veines, avait dû tant contribuer à communiquer à cet homme cette autorité, cette influence si considérables, si prolongées, dont ont parlé tous ses contemporains.

Voici le texte même de ce passage de Psellos qui nous révèle bien, il me semble, le véritable état des choses: le prince Basile règne positivement et il n’y a plus de régence; il est bien vraiment déjà le basileus; il ne consent même pas à partager le pouvoir avec son frère Constantin, mais, en même temps, se rendant compte de son inexpérience, il accepte, pour ces premiers temps du moins, de demeurer le pupille docile de son premier ministre qui gouverne en réalité l’empire, qui le gouverne durement et rudement, mais sagement et virilement. « Dès que Basile, dit l’écrivain byzantin, fût devenu le maître de l’empire romain, son intention fut de n’accepter aucun partage ni du pouvoir ni des décisions à prendre. Toutefois il ne pouvait se fier à son jugement, n’ayant encore aucune expérience ni des choses militaires, ni des questions civiles. C’est pourquoi il résolut de suivre les conseils du parakimomène Basile. La présence de cet homme au pouvoir éclairait le trône d’un lustre suprême, à la fois par la grandeur de son intelligence et par sa taille gigantesque, véritablement royale. Cette apparence superbe compensait amplement pour lui, qui était issu du même grand-père que le père de ses deux pupilles, la basse extraction de sa mère. On avait fait mutiler dès l’enfance ce fils de la concubine pour lui enlever à jamais toute velléité de disputer aux héritiers légitimes le pouvoir suprême. Satisfait de tout ce que la fortune avait, d’autre part, fait pour lui, il était demeuré fort attaché, entièrement dévoué à son impériale famille. Il voulait surtout du bien à son neveu Basile, qu’il entoura constamment de la plus vive affection et sur l’éducation duquel il veilla avec la plus vive sollicitude, n’ayant vraiment qu’un but, celui de dresser peu à peu l’impérial enfant à l’exercice du pouvoir. Dans cette noble poursuite, le parakimomène fut l’athlète courant la course, tandis que le jeune prince jouait le rôle du spectateur qui ne se borne pas à couronner le vainqueur, mais se prépare à descendre lui aussi dans l’arène pour y courir la course à l’exemple de son ancien. Le parakimomène fut donc à ce moment chef absolu du pouvoir. Il commanda à l’empire comme à l’armée; seul il décréta les impôts; seul il veillait au maintien de la chose publique. Mais le jeune souverain n’en prenait pas moins part à ses côtés à toute l’administration, tenant avec lui les rênes de l’Etat, participant à toutes les délibérations comme à toutes les décisions. »

Si l’on accepte cette version de Psellos qui me semble la bonne, il faut du même coup faire litière de tous ces racontars de Skylitzès, de Cédrénus, de Zonaras affirmant à qui mieux mieux que Basile, pour régner seul, s’efforça d’abrutir son pupille et de le maintenir dans une vie dégradante.

 « Beaucoup de ceux qui ont vu de nos jours l’empereur Basile, poursuit le sobre historien, l’ont connu sévère et dur, enclin à la colère, opiniâtre dans ses desseins, de vie austère, détestant toute mollesse. Mais les plus anciens narrateurs de ses premières actions nous apprennent qu’il n’avait point été tel au début de ses ans, mais, tout au contraire, de vie molle autant que dissipée. A mesure que les circonstances modifièrent son existence, elles modifièrent aussi ses dispositions, affinant son âme, fortifiant son coeur, donnant à son esprit le tour sévère et grave qu’on lui a connu dans sa maturité, transformant en un mot du tout au tout sa nature première. Dans son jeune temps on l’avait vu s’adonner ouvertement à la débauche, aux plaisirs de l’amour, aux gais festins en joyeuse et fâcheuse compagnie, prompt à toutes les légèretés, usant sans retenue des privilèges de la jeunesse comme de la toute-puissance, mais à partir du moment où Bardas Skléros d’abord, puis Bardas Phocas, puis Skléros derechef, puis d’autres à la suite s’efforcèrent de lui enlever l’empire, il se transforma soudain. Disant un adieu définitif à sa vie de plaisir, il mit toute son âme, tous ses efforts à lutter contre ces redoutables adversaires et à amener leur écrasement définitif. »

Il n’y eut pas, je le pense, de couronnement nouveau. C’était seulement un régent, un co-empereur qui venait de disparaître. Le règne déjà long de Basile et de Constantin se poursuivait simplement.[12] Rien ne saurait donner une idée de la pauvreté d’information, de l’inexactitude des sources pour tous ces débuts du pouvoir des fils de Romain.

Le premier acte du ministre redevenu tout-puissant lui fut certainement dicté plutôt par des considérations politiques que par les sentiments du coeur. Théophano fut rappelée de son lointain exil. Personne n’avait plus contribué que l’eunuque à l’éloignement de la basilissa lors de l’avènement de Jean Tzimiscès six ans auparavant. Redoutant, sans doute, l’ascendant que cette femme intelligente avait pu, malgré la distance, conserver sur l’esprit de ses fils, il sut se faire auprès d’eux un mérite de la faire revenir aussitôt après la disparition de son ancien amant, devenu son ennemi le plus acharné. Par cette mesure de clémence qui n’était pas sans offrir quelque danger, le bâtard semblait témoigner de son entier dévouement à la dynastie régnante, à la veuve et aux fils de l’empereur Romain. Mais, bien que nous ne possédions aucun détail sur ces événements, nous pouvons être assurés qu’il prit les mesures nécessaires pour que l’ex-basilissa demeurât écartée du pouvoir. Chose curieuse, après la brève mention de son retour au Palais, un silence de mort se fait dès lors immédiat et complet sur le compte de cette princesse jadis si célèbre. C’est à peine si quelques récits arméniens et géorgiens la présentent comme ayant gouverné en ce moment l’empire au nom de ses fils.[13] Les historiens byzantins ne prononcent plus son nom. Nous ignorons la date de sa fin, qui eut lieu certainement parmi l’indifférence générale. Cette femme si séduisante qui, durant quelques années, avait rempli le monde oriental du bruit de sa beauté, de ses amoureuses intrigues, de sa lutte pour le pouvoir, qui avait été aimée de trois empereurs et qui était la mère de deux autres, les chroniqueurs dédaigneux ne lui accordent plus une ligne. « Le bâtard Basile rappela au Palais Théophano mère des deux empereurs régnants » et c’est là tout ! Les six années d’exil au lointain monastère d’Arménie, six années d’une vie désolée, durant lesquelles pas un bruit du dehors n’était venu distraire la recluse de son farouche désespoir, avaient probablement eu raison de l’énergie de cette femme jeune encore. Probablement après tant d’aventures tragiques, tant d’émotions violentes, sa beauté étrange avait en partie disparu. Quoi qu’il en soit, elle semble bien être devenue une créature inoffensive aux mains du bâtard et n’avoir plus demandé qu’à terminer obscurément sa vie au fond du Palais Sacré.

Le second acte de l’eunuque « rusé et méchant » fut dirigé contre Skléros, ce plus haut personnage de l’empire, qu’il avait, du reste, toutes les raisons de redouter. J’ai dit quelle était à ce jour la grande situation de ce capitaine et comment Jean Tzimiscès l’avait récompensé de tant de services rendus en le nommant domestique ou stratilate[14] des forces d’Anatolie. Probablement le basileus songeait pour l’heure de sa fin à faire de cet homme le soutien des empereurs. Il en fut empêché par son trépas si rapide.

Aussitôt après la mort de l’Arménien couronné, Bardas Skléros avait dû chercher, lui aussi, à s’emparer, auprès des fils de Romain, sinon de la place prépondérante et du rang d’autocrator qu’avait eus son beau-frère, du moins de ceux de premier ministre et de régent que Basile le parakimomène, plus habile, réussit à monopoliser à son profit. J’ai dit que nous ignorions tout à fait dans quelles circonstances l’eunuque triompha si rapidement des prétentions de son rival, mais toute la suite de ce récit, l’exil immédiat du domestique, sa fureur, sa révolte tout aussi immédiate, tous ces faits démontrent avec la dernière évidence que Bardas Skléros dut, à la mort de Tzimiscès, rêver le pouvoir suprême aux côtés des fils de Romain, que la faction du bâtard fut la plus forte et que Skléros, violemment irrité, prit les armes pour chasser du Palais Sacré son adversaire et s’y installer à sa place dans son poste de premier ministre. Plus tard et très rapidement ses ambitions grandirent. L’exemple de Nicéphore Phocas et de Jean Tzimiscès lui fit perdre la tête. Il n’hésita plus, lui aussi, à chausser les bottines rouges des basileis. Le récit si court, si incomplet, de ces événements qui nous est fait par les chroniqueurs byzantins, vient, confirmer de point en point cette manière de voir en nous expliquant l’attitude prise de suite par le bâtard contre son rival d’influence. D’ailleurs, dans ces avènements de minorités à Byzance, tout homme très en vue éveillait aussitôt, même s’il ne songeait pas à la pourpre, le soupçon d’y aspirer. Souvent l’unique salut contre le péril terrible créé par de telles suspicions ne fut autre que la recherche du trône même. Depuis que le patriarche. Polyeucte, en couronnant Jean Tzimiscès, avait semblé proclamer le dangereux principe que le couronnement, à l’égal d’un baptême, lavait de tout crime, quelque grand qu’il fût, il n’y avait rien qui pût arrêter un homme résolu ou cherchant à sauver sa tête.

« Le parakimomène, dit en substance Skylitzès, redoutait par-dessus tout Bardas Skléros et craignait qu’il ne voulût s’emparer du pouvoir (qu’il avait constamment désiré avec passion) parce qu’ayant sous la main toutes les meilleures forces militaires de l’empire en sa qualité de stratilate des Scholes d’Anatolie, il pouvait très facilement les entraîner à n’importe quelle aventure. » Il se hâta donc de lui retirer ses hautes fonctions et le nomma en place, ce qui constituait une éclatante disgrâce, duc du thème frontière de Mésopotamie, c’est-à-dire des territoires des grandes forteresses de Kamaka,[15] de Keltzène, de Kharpote,[16] toute la rive gauche de la branche septentrionale de l’Euphrate avec toute la vallée de sa branche méridionale, aujourd’hui le Mourad-Tschaï. Certes c’était un des plus importants commandements militaires sur la frontière arabe, surtout un des plus exposés en raison de l’éternelle lutte sarrasine; mais quelle chute que cet exil aux extrémités asiatiques de l’empire, en place des toutes-puissantes fonctions que Bardas Skléros se voyait enlever ! Il ne fut, du reste, point seul à être ainsi déplacé par le méfiant eunuque. Basile agit de même avec un autre grand chef militaire, Michel Bourtzès, le Michel al-Bourdgi[17] des Arabes, un des glorieux vainqueurs d’Antioche sous le règne de Nicéphore, un des meurtriers aussi de ce prince. Michel Bourtzès était pour lors le partisan déclaré de Skléros et, paraît-il, un de ses lieutenants à l’armée d’Anatolie, par cela même suspect au parakimomène. Pour le séparer de son chef, l’eunuque le nomma à nouveau duc d’Antioche, à l’autre extrémité de la frontière d’Asie. Il l’éleva, en outre, à la dignité de magistros. Ce duché d’Antioche était le second grand commandement sur les confins du sud. Le duc d’Antioche était là bas comme une sorte de vice-roi. Toutes les places, toutes les forteresses des marches de Syrie relevaient de lui, toutes les garnisons de cette vaste région, sentinelle avancée de l’empire. A lui incombait le soin de soutenir la lutte toujours renaissante contre les divers ennemis sarrasins de ce côté, de représenter directement le basileus dans les négociations avec tous les princes musulmans de la région, même avec le Khalife d’Égypte. Michel Bourtzès qui avait une fois déjà occupé ce poste dès le début du règne de Jean Tzimiscès, et qui venait à peine, semble-t-il, de le quitter, devait surtout, dans la pensée de l’eunuque, y tenir tête aux entreprises des troupes de ce souverain, comme Bardas Skléros devait, de son commandement du haut Euphrate, parer aux attaques possibles des contingents du Khalifat de Bagdad.

Sans aller aussi loin que Gfrœrer, qui voit dans ces nominations le désir secret du parakimomène de se débarrasser, par les accidents de la guerre, de ces deux chefs qui le gênaient, sans aller comme cet historien jusqu’à accuser l’eunuque de méditer froidement leur perte en se promettant de ne leur envoyer aucun renfort dans ces postes lointains si exposés, on peut bien dire qu’en les éloignant ainsi de la capitale, le premier ministre prenait le plus sûr moyen de les mettre en grand péril. Quant au commandement suprême des forces d’Asie retiré à Bardas Skléros, l’eunuque le confia à l’autre vainqueur d’Antioche en octobre 969, au vaillant stratopédarque, le patrice Pierre Phocas. Ce guerrier illustre, bien qu’eunuque lui aussi, cet ancien lieutenant favori de son oncle le basileus Nicéphore, était pour lors un des familiers du parakimomène, jouissant de sa confiance.

Nous allons voir l’accueil que fit Bardas Skléros aux mauvais procédés du régent. Michel Bourtzès, au contraire, s’il faut en croire Yahia, semble avoir conservé, au début du moins, une attitude plus disciplinée, uniquement préoccupé d’exécuter les instructions qui lui avaient été délivrées pour son nouveau commandement. « Basile, dit Yahia, envoya son armée avec Michel al-Bourdgi en expédition dans les terres d’Islam, et al-Bourdgi envahit le territoire de Tripoli et saisit beaucoup de butin. Après quoi, il revint à Antioche où il se mit à rassembler de nombreux contingents pour une nouvelle expédition qu’il préparait. »

Il en fut autrement de Bardas Skléros. L’eunuque avait compté sans la colère de l’orgueilleux stratilate. Ces mesures prises en défiance de lui, cette complète et subite disgrâce, irritèrent à l’excès ce soldat hautain, violent, qui n’avait pas l’humeur souple d’un homme de cour. Ce n’était point non plus un grand caractère. Il ne sut maîtriser son amer regret, ses rancunes à ce point vives qu’elles n’en témoignèrent que davantage de l’intensité de ses rêves ambitieux. Il était probablement accouru dans la capitale pour assister aux funérailles de son illustre beau-frère. De suite, il se répandit en plaintes injurieuses contre le parakimomène. Il eut des paroles de la dernière violence. « Voici comment on me récompense de tant de victoires. J’étais un noble cheval de guerre, on veut faire de moi un roussin lamentable !  Toutes ces plaintes de ce grand enfant terrible troublèrent peu le froid parakimomène, qui, malgré sa perspicacité, se trompait cette fois sur les conséquences terribles que devait avoir cette affaire. Il se borna à faire prévenir Bardas Skléros qu’il eût à se déclarer satisfait et à gagner au plus vite son nouveau commandement; sinon rien ne serait plus aisé que de le mettre en disponibilité et de l’envoyer vivre sur ses terres d’Asie, en simple particulier.

Bardas Skléros ne se le fit pas dire deux fois. Sur le champ son parti fut pris, Il releva le gant que lui jetait l’eunuque, pour la première fois imprudent. Sitôt averti du sort qui le menaçait, il quitta en hâte la capitale et courut gagner à travers l’Anatolie son commandement des bords de l’Euphrate. Hélas ! Ce n’était point pour y combattre les Sarrasins, pour y mener, comme le croyait encore le parakimomène, la vie dévouée d’un bon stratigos à la frontière. Ses projets étaient tout autres ! Il allait briguer la couronne des basileis. L’empire était à la veille de voir éclater la plus formidable sédition militaire qui, par la faute du premier ministre, allait mettre à deux doigts de sa perte le trône des basileis fils de Romain II.

Le nouveau duc du thème de Mésopotamie était infiniment populaire dans l’armée d’Asie. Comme Nicéphore Phocas, comme Jean Tzimiscès, comme tous les grands chefs militaires byzantins de cette seconde moitié du Xe siècle, Bardas Skléros était passé maître dans l’art de parler aux soldats, de s’en faire aimer et obéir. Voyant l’empire aux mains de deux adolescents et d’un eunuque tyrannique et impopulaire, il résolut de profiter de cette influence qu’il avait sur les troupes pour s’emparer du pouvoir. Disons de suite qu’à l’exemple de Nicéphore, il ne fut point au début usurpateur dans le sens strict du mot. D’abord il en voulut, non aux deux petits empereurs, mais au seul parakimomène, qu’il s’efforça de renverser et de remplacer en qualité de régent. Toute la suite du récit prouve qu’au début, même plus tard lorsque la lutte se fut envenimée, son but fut non de détrôner les basileis légitimes, mais de partager le pouvoir avec eux, de ceindre le diadème à leur côté, de remplir auprès d’eux, après avoir chassé le parakimomène détesté, ce même rôle de tuteur et de bras droit de l’empire qu’avaient exercé si glorieusement avant lui ses deux anciens frères d’armes, Nicéphore et Tzimiscès. Il faillit réussir, n’eût-ce été pour la résistance opiniâtre que lui opposa le vieil eunuque. Sa première rébellion devait, durant quatre années, ébranler l’empire jusque dans ses fondements.

Le récit de cette lutte civile terrible qui si longtemps ensanglanta l’Asie nous a été transmis surtout par Skylitzès et, d’après celui par Cédrénus, puis par Psellos et Zonaras, enfin par quelques chroniqueurs arabes, en particulier par Yahia dont les indications sont fort importantes. Nous possédons encore sur ces événements un très précieux récit incident de Léon Diacre. On sait que la portion retrouvée de la chronique relativement si véridique de cet écrivain, qui fut le contemporain de ces grands faits historiques, s’arrête malheureusement à la mort de Jean Tzimiscès; mais, à propos de la comète de l’an 975 qui épouvanta tout l’Orient un peu avant cet événement, Léon Diacre, qui rédigea son livre bien plus tard, énumérant toutes les calamités qui dans sa pensée avaient été prédites par ce phénomène redoutable, a été naturellement amené à nous parler aussi de la rébellion de Skléros. Il nous en a donné à cette occasion une très substantielle narration, comme une illustration de tous les malheurs ainsi présagés, anticipant de la sorte sur des événements qui ne devaient en réalité éclater que quelques mois après l’époque où sa chronique est demeurée pour nous accidentellement interrompue.

Donc Bardas Skléros gagna en hâte ce thème lointain de Mésopotamie. Jadis, au début de son épique carrière, il y avait rempli des fonctions diverses. Il y était demeuré très aimé. Puis, je l’ai dit, dans cette multitude de compagnons qui composaient l’armée d’Asie, il en était bien peu qui ne le portassent au premier rang de leurs affections. Tous, ou presque tous, avaient combattu à maintes reprises sous son commandement l’ennemi national le Sarrasin maudit. Nul chef n’était plus populaire dans l’immense empire. Il avait constamment vécu parmi les troupes, dans les camps. Il ne lui fut que trop aisé de soulever ces âmes soldatesques contre l’âpre et dur gouvernement de l’eunuque, de leur inspirer le vif désir de voir celui-ci remplacé au pouvoir par leur chef tant aimé.

Bardas Skléros « ayant ainsi, suivant les expressions de Léon Diacre, facilement surexcité les passions de cette vaine et turbulente multitude », n’eut pas de peine à organiser rapidement un de ces soulèvements militaires pareil à celui qui, treize ans auparavant, avait si bien réussi à Nicéphore Phocas. Toutefois, avant de lever définitivement le masque, le chef rebelle voulut soustraire à la cruauté du parakimomène son fils Romain Skléros qu’il avait dû laisser à Constantinople, probablement comme gage de sa fidélité. Anthès Alyatès, un de ses plus dévoués lieutenants, fut expédié par lui dans la capitale. Chargé de lui ramener son fils, celui-ci s’acquitta à merveille de cette mission. Aussitôt arrivé à Constantinople, tandis qu’il prenait en cachette les mesures nécessaires, il ne cessa de se montrer partout, affectant de mal parler de Bardas Skléros, répandant sur lui les bruits les plus fâcheux. Tous au Palais furent pris à ce langage et crurent Alyatès devenu l’adversaire acharné du chef disgracié qui les faisait déjà trembler. Quand il eut bien détourné les soupçons, le fidèle messager disparut un beau jour, enlevant Romain qu’il amena à son père tout joyeux.

Rassuré sur le sort de celui qui lui était cher, Skléros n’hésita plus à découvrir ses projets ambitieux. Dès longtemps il s’en était ouvert secrètement à quelques-uns de ses lieutenants en qui il se fiait plus particulièrement. Mettant à exécution le plan qu’il méditait depuis bien des semaines, il se fit solennellement proclamer basileus à la face de son camp. Revêtant le diadème, les brodequins de couleur sanglante, les autres ornements impériaux, il fut salué autocrator par les troupes de l’armée d’Orient, qui passa aussitôt presque tout entière de son côté. Nous n’avons aucun détail sur cet événement. Nous ne savons pas quelle localité en fut le théâtre, très probablement Kharpote. De même nous ignorons la date précise de cette révolution dans le courant de l’année 976. Ce dut être une de ces grandes scènes militaires telles que celle du mois de juillet 963 que j’ai racontée dans mon livre sur Nicéphore Phocas et qui vit à Césarée de Cappadoce l’élévation de cet illustre homme de guerre. A l’égal de celui-ci, Bardas Skléros dut être proclamé dans sa tente par ses principaux fidèles, puis présenté par eux aux troupes revêtu des insignes impériaux, porté sur un bouclier devant le front de l’armée et, entouré de ses lieutenants l’épée haute, salué des cris de: « Longue vie à l’autocrator Bardas aimé de Dieu ».

Skylitzès et après lui Cédrénus rapportent cet unique détail que ce furent les contingents arméniens qui donnèrent le premier signal des acclamations. Ceci n’était que bien naturel, puisque, à l’égal de Nicéphore Phocas et de Jean Tzimiscès, Bardas Skléros était d’origine arménienne. Nous allons voir bientôt de nombreux dynastes de cette contrée marcher sous ses drapeaux. En 966, au dire du chroniqueur arménien de Darôn, dit Acogh’ig, les Grecs, après la mort d’Aschod, prince de Darôn, s’étaient emparés de sa principauté. Il n’était donc point étonnant que les premiers alliés de la révolte de Skléros fussent des soldats arméniens. Yahia de son côté dit qu’aussitôt après la proclamation du prétendant une foule de partisans non seulement arméniens, mais aussi musulmans, accoururent le rejoindre. De même Acogh’ig dit aussi que Skléros sut attirer à lui la cavalerie, arménienne de l’armée impériale « qui se trouvait en Grèce » et oppose dans son récit ces troupes aux « contingents thraciens et macédoniens demeurés fidèles au basileus avec tous les peuples d’Occident », c’est-à-dire toutes les forces européennes de l’empire. Skléros, lui, commandait aux troupes et aux alliés d’Asie. Il ne faut pas oublier non plus que Jean Tzimiscès était Arménien de naissance; qu’il avait entretenu les meilleures relations jusqu’à la fin de sa vie avec ses anciens compatriotes, signé un traité d’alliance avec leur souverain Aschod III et vécu avec ce prince sur un pied de parfaite intimité puisque, peu avant sa mort, il lui écrivait encore pour lui rendre compte de ses succès contre les Sarrasins. Bardas Skléros avait dû se poser auprès des Arméniens en vengeur de Jean Tzimiscès, leur commun concitoyen, que l’eunuque Basile était presque universellement accusé d’avoir fait empoisonner.

Le nouveau prétendant d’Asie, le nouvel autocrator des camps, semble avoir été un homme d’une rare énergie, très courageux, très pratique, de décision rapide et brutale. Avant tout, maintenant qu’il avait des soldats en grand nombre, il lui fallait beaucoup d’argent. « Il connaissait bien, dit Skylitzès, le mot fameux du rhéteur:[18] « Sans argent on n’arrive à rien. » Pour se procurer le nerf de la guerre, il usa d’un moyen violent, mais sûr. Il se saisit en une fois, partout où cela fut possible, des personnes des collecteurs impériaux et autres officiers de l’impôt et confisqua leurs  caisses. De même il mit à contribution tous les grands propriétaires qu’il put atteindre, tous les riches. Chacun fut taxé proportionnellement à ses revenus probables. Ceux qui ne purent ou ne voulurent payer furent jetés en prison, et ce devait être un terrible séjour qu’un cachot dans ces thèmes byzantins d’Asie, dans un thème frontière surtout, à cette époque du Xe siècle. Ordre fut donné de relâcher ces infortunés qu’après payement complet de la taxe qui leur avait été appliquée.

Yahia parle de ces débuts de cette grande révolte avec quelque détail. On se rappelle que Bardas Skléros, lorsqu’il avait dû sur l’ordre du parakimomène gagner son commandement d’Asie, était d’abord venu à Kharpote. Quittant cette ville de la vallée de l’Euphrate aussitôt après s’être fait proclamer, il fondit à l’improviste, dit l’historien syrien, sur Malatya, la future Mélitène des Croisés, cette puissante forteresse bâtie sur la rive droite du grand fleuve dont elle dominait le cours. Il est probable qu’il avait déjà beaucoup de monde avec lui. Malatya, qui était depuis plus de quarante années aux mains des chrétiens et tenait garnison impériale, surprise, ne se défendit point. C’était pour le rebelle une excellente base d’opérations. Il se saisit du stratigos[19] qui y gouvernait au nom du basileus, et lui prit sa caisse qui contenait la grosse somme de six « khintares », « quatre cent vingt mille deniers », dit Elmacin, tout le tribut de l’année pour cette portion de la vallée de l’Euphrate probablement.

Ce ne furent pas là les seules circonstances qui permirent à Bardas Skléros d’entrer rapidement en campagne. Beaucoup de particuliers, de grands propriétaires terriens, ses partisans, pleins de confiance en son étoile, lui apportèrent, disent les chroniqueurs, tout ce qu’ils possédaient, persuadés qu’ils en seraient largement récompensés plus tard. Le prétendant en arriva en fort peu de temps à réunir des sommes très considérables. Pour mettre à l’abri ce trésor de guerre, il lui fallait une forteresse quasi imprenable. Il choisit à cet effet cette ville de Kharpote dont je viens de parler, la Kharpout turque d’aujourd’hui[20] à l’est de l’Euphrate, un peu au sud du cours de sa branche méridionale, l’Arsin,[21] le Mourad Tschaï actuel. Il s’occupa aussitôt d’en faire relever et augmenter considérablement les défenses et y concentra, avec ses ressources pécuniaires, de vastes magasins de vivres et d’équipements. Ce puissant kastron devait constituer son refuge suprême en cas de défaite. Protégé par le cours de l’Euphrate contre les agressions des troupes impériales venant de l’ouest, il semblait devoir être d’une défense facile. Non content d’assurer ainsi sa retraite, non content de remplir ses caisses, Skléros s’occupait avec une activité fébrile de recruter de nouveaux partisans, de grossir encore les rangs de son armée composée d’éléments presque exclusivement asiatiques. Il chercha de tous côtés des alliés et signa des traités d’amitié avec divers émirs musulmans du voisinage. Skylitzès et Cédrénus citent parmi ceux-ci Apotouif, émir de la grande cité sarrasine d’Amida, et Abou Taglib,[22] le fils de Nasser Eddaulèh, le neveu de Seif Eddaulèh d’Alep. Skylitzès désigne simplement ici ce prince comme émir de Mayyafarikîn, parce que le Bouiide de Bagdad venait précisément de le dépouiller de la plus grande partie de ses États. C’est même cette circonstance qui avait dû décider ce fils et neveu des deux fameux Hamdanides à contracter avec un chef chrétien une aussi criminelle alliance.

Outre des subsides considérables en numéraire, ces émirs fournirent à Skléros un précieux renfort de plusieurs centaines[23] de ces merveilleux cavaliers légers, élite de leurs armées, qui lui rendirent de grands services dans les péripéties de ces guerres orientales si particulières. Nous avons vu que ses forces comprenaient également d’importants contingents arméniens. Il en recruta d’autres encore et lorsqu’il se mit définitivement en marche, l’historien national Acogh’ig nous dit que les puissants dynastes Krikorikos et Pakarat,[24] fils d’Aschod,[25] le défunt prince de Darôn, dépossédé par les Grecs, avec leur oncle Romanos, frère de leur père, et le prince Afranik de Mogk’h[26] marchaient sous sa bannière à la tête de nombreux corps de cavaliers géorgiens et arméniens qui se battirent durant cette pénible campagne avec une rare intrépidité. Ils l’avaient rejoint du côté de Dchahan[27] et de Malatya, lui apportant également de fortes sommes en numéraire.

Ce n’était pas tout. Tous les mécontents, les déclassés, tous les gens si nombreux dans ces thèmes frontières vivant d’une existence irrégulière, tous les bandits, les outlaws, tous ceux qui espéraient pêcher en eau trouble à la faveur des événements qui se préparaient, attirés par l’espoir de ces bouleversements, par le désir de gagner honneurs et richesses, affluèrent au camp du prétendant, venant grossir encore ses bataillons. La renommée répandait au loin le bruit de ce grand rassemblement. De toutes parts accouraient de hardis compagnons, sauvages aventuriers, pittoresques condottieri de l’Asie du Xe siècle.

Qu’on me pardonne de raconter ces faits d’une façon aussi succincte, surtout aussi inégale. Qu’on songe aux indications si laconiques, si rares, qui nous sont fournies par les sources. Je n’en ai négligé aucune, je crois pouvoir l’affirmer. Il semble impossible d’y rien ajouter pour le moment, tant nos connaissances sur cette période de l’histoire byzantine demeurent cruellement imparfaites. Tous ces événements si lointains, dans ces années obscures entre toutes du haut moyen âge oriental, sont plongés dans une immense obscurité, ceux-ci en particulier qui ont eu pour théâtre ces extrêmes provinces d’Anatolie, bien plus perdues alors qu’elles ne le sont même aujourd’hui. Nous ne connaissons ces faits de guerre que par bribes, par lambeaux détachés, sans liens entre eux comme sans preuves à l’appui.

Barbas Skléros commandait, semble-t-il, à une fort belle armée, véritable armée de prétendant asiatique du Xe siècle, original mélange des vieilles bandes byzantines régulières, des fortes milices des thèmes asiatiques et de tous ces sauvages et flottants escadrons sarrasins, géorgiens, arméniens, troupes hardies, aux chevaux excellents, aux costumes bizarres et multicolores, à l’armement aussi divers qu’imprévu, au parler étrange, compagnons indisciplinés et peu fidèles que guidaient uniquement l’appât du butin et l’amour inné de cette brutale vie d’aventure.

Fier de tant de forces si rapidement concentrées en sa main, le coeur gonflé d’un orgueilleux espoir, le prétendant se mit en marche. C’est dans les premiers jours de l’été de l’an 976 que le hardi capitaine partit ainsi du fond de l’Asie et des frontières mêmes de l’empire, de ce thème de Mésopotamie, à cheval sur le haut Euphrate, entraînant l’armée orientale tout entière vers les remparts lointains de la Ville gardée de Dieu. Ne prévoyant pas que les jeunes basileis et leur premier ministre pussent opposer une résistance sérieuse à ses bandes éprouvées, il se voyait déjà en rêve assis sur le trône impérial, remplaçant le glorieux Tzimiscès entre les deux fils de Romain. « Il marchait confiant, dit Psellos, avec toute son infanterie et toute sa cavalerie à la conquête de cette proie en apparence assurée. » Un songe qu’avait fait un moine d’Asie, fort vénéré pour ses vertus ascétiques, lui inspirait surtout une invincible confiance. Le saint homme, dans les ténèbres de la nuit, avait vu soudain un personnage de feu enlever dans ses bras Skléros et le conduire dans une grotte vaste et profonde. Là, une forme féminine de taille gigantesque accourant à la rencontre du chef lui avait solennellement remis une verge impériale. Bardas Skléros considérait naïvement cette verge fantastique comme le symbole éclatant de son imminente souveraineté. « Hélas ! s’écrie le pieux Skylitzès, ce symbole ne signifiait autre chose que la colère de Dieu contre le peuple romain. »

Cependant la nouvelle de cette rébellion si grosse d’effroyables périls, née si soudainement aux extrémités de l’empire, était tôt parvenue dans l’immense capitale et y avait jeté la consternation. « Les basileis, dit le chroniqueur, furent en proie au trouble le plus profond. Les bons citoyens se désespéraient. Seuls les méchants se réjouirent. » Mais le parakimomène Basile se montra, comme toujours, à la hauteur du danger. Sans perdre un jour, il dépêcha courrier sur courrier au patrice Pierre Phocas, le fameux « trapézite », l’al-Atrabasi ou Torbasi des historiens orientaux, le brillant stratopédarque des guerres syriennes, le nouveau généralissime d’Anatolie,[28] avec ordre de marcher en toute hâte sur Césarée de Cappadoce pour mettre si possible la main sur cette place centrale d’Asie Mineure avant l’arrivée de Skléros et y concentrer les contingents asiatiques demeurés fidèles. Surtout Pierre devait s’efforcer de ralentir par tous les moyens la marche de l’armée rebelle pour permettre la mise en état de défense de la capitale. La preuve que toutes les forces encore disponibles furent concentrées sous le commandement du stratopédarque, c’est que Michel  Bourtzès, qui venait d’être nommé duc à Antioche, eut ordre de le rejoindre avec toutes ses troupes.[29]

On allait donc voir aux prises deux des plus illustres capitaines des armées byzantines, certainement les deux plus renommés depuis la disparition des deux derniers basileis. Toutefois l’eunuque Basile, demeuré fidèle à ses habitudes de temporisation, désirant tenter un suprême effort de conciliation avant de recourir définitivement aux armes, peut-être aussi pour gagner du temps, dépêcha encore un de ses fidèles auprès de Skléros pour lui persuader de renoncer à son entreprise. C’était un prélat de grande vertu, prudent, disert, plein d’un tact admirable, le syncelle Stéphanos, métropolitain de la grande cité asiatique de Nicomédie, « habile, dit le chroniqueur, à pacifier, à adoucir par le charme de sa parole exquise les natures les plus indomptables ».

Le saint homme eut tôt fait de rejoindre dans sa rapide marche en avant l’aventureux capitaine. Longuement il l’entretint, usant de tous les arguments faits pour impressionner cette âme ardente. Mais lui, plus confiant que jamais, la tête uniquement pleine de ses projets ambitieux, daigna à peine écouter le prêtre vénérable. Sans même réfuter ses arguments, lui montrant du doigt ses pieds chaussés des bottes écarlates « Evêque, lui dit-il, penses-tu qu’il soit aisé de renoncer à ces brodequins impériaux alors qu’on les a chaussés à la face de l’empire? Un tel désintéressement serait au-dessus des forces humaines. Va-t’en. Retourne sur tes pas. Va dire à ceux qui t’envoient que je n’ai aucune paix à signer avec eux avant qu’ils ne m’aient reconnu pour leur basileus. Sinon je saurai m’emparer malgré eux du pouvoir par la force des armes. Je veux bien leur accorder quarante jours pour délibérer et me faire leur soumission. Passé ce délai, je briserai tout devant moi. » Puis il congédia le prélat désolé.

Cette réponse hautaine du prétendant nous découvre ses intentions vraies. Très certainement ce message impérieux ne signifiait point que les jeunes empereurs dussent abdiquer en sa faveur. Skléros exigeait seulement d’être reconnu comme corégent à leurs côtés dans la même situation qu’avaient occupée Jean Tzimiscès et avant lui Nicéphore Phocas. Seulement, au cas où sa demande serait repoussée, il déclarait nettement qu’il serait dans l’obligation d’employer la force, d’en arriver peut-être à déposer les princes. Pour parler clairement, il réclamait, appuyé évidemment sur l’expression des dernières volontés de Jean Tzimiscès mourant, la tutelle et le premier rang dans l’empire avec le titre de basileus. C’est certainement là le sens de sa réponse à l’évêque Stéphanos que Skylitzès nous rapporte assez confusément. Et, à vrai dire, cette solution eût été de tous points excellente. Bardas Skléros était un chef militaire de premier ordre, tout comme Nicéphore Phocas ou Jean Tzimiscès. Il eût certainement suivi leurs illustres exemples et sa place eût été mieux marquée aux côtés des jeunes Porphyrogénètes que celle du parakimomène Basile, habile administrateur, mais eunuque cupide et impopulaire. Le manque de patriotisme du vieux régent qui refusa de s’effacer devant le général victorieux fut une des causes principales de cette lamentable guerre civile.

Le syncelle Stéphanos, de retour au Palais Sacré, fit part au parakimomène de la réponse du prétendant. Il ne pouvait être question d’accepter les propositions de Skléros dans leur forme blessante. L’eunuque ne les repoussa pourtant pas absolument. Une fois encore il écrivit au stratopédarque de s’en tenir à une défensive rigoureuse. Pierre devait se borner jusqu’à nouvel ordre à barrer la route aux rebelles en avant de Césarée à faire occuper fortement les gués, les défilés, les positions stratégiques importantes. Toutefois ses instructions lui ordonnaient formellement de repousser la force par la force.

Malgré tant de précautions de la part du parakimomène, les hostilités éclatèrent presque aussitôt. Bardas Skléros n’avait accordé ce délai que pour endormir la vigilance des impériaux. Il avait, lui aussi, pour premier objectif la grande Césarée, cette métropole d’Asie qui peu d’années auparavant avait vu la proclamation de Nicéphore Phocas par les contingents orientaux. Pour gagner cette ville, il lui fallait suivre avec son armée la vieille route romaine devenue la grande voie militaire byzantine qui y menait en passant probablement par Arca, puis par Arabissos, Tanadaris, Lapara-Lykandos et les défilés de l’Anti-Taurus.[30] C’était un tronçon de la grande voie publique qui d’Éphèse par Césarée, traversant l’Asie Mineure entière, s’en allait aboutir à l’Euphrate.

Le délai des quarante jours achevé, le prétendant, quittant enfin Malatya et les rives de l’Euphrate, se mit en marche, précédé par ses nombreux éclaireurs, cavaliers géorgiens ou arabes, chargés de le renseigner et de nettoyer les passages faiblement occupés. Tous ces détachements d’avant-garde étaient sous le commandement de cet Anthès Alyatès qui venait de rendre à Skléros le service de lui ramener de Constantinople son fils Romain.

Le premier choc entre cette avant-garde et celle des impériaux eut lieu dans un défilé que Skylitzès nomme Boukoulithos, la Pierre ou la Roche de Boukos. M. Ramsay, qui a consacré un si beau livre à la géographie de l’Asie Mineure au moyen âge, n’a pas encore réussi à identifier ce nom, mais, comme il me l’écrit, ce défilé devait être situé entre Arca (ou Arga) et Osdara, plus probablement encore entre Arabissos et Lapara Lykandos, aux environs de Tanadaris, aujourd’hui Tanir.[31] Anthès et le gros de sa troupe tombèrent en ce lieu sur les têtes de colonnes du stratopédarque, commandées par le magistros Eustathios Maléinos, de la grande famille asiatique de ce nom, alliée des Phocas, et dont était le vénérable saint Michel Maléinos, ce moine mort en odeur de sainteté qui fut  l’oncle du basileus Nicéphore. Grâce à Yahia, nous savons qu’Eustathios était pour lors stratigos de la nouvelle province reconquise de Cilicie et qu’il avait reçu l’ordre d’unir au plus vite ses contingents à ceux du stratopédarque et du duc d’Antioche.

Le combat s’engagea aussitôt malgré les dernières recommandations du parakimomène. Comme la lutte se poursuivait quelque peu mollement, demeurant indécise, Anthès, emporté par son ardeur, voulant précipiter le dénouement, lança son cheval comme un fou en pleine troupe ennemie. Sans avoir pu donner un coup d’épée, il tomba de suite, accablé sous le nombre, mortellement frappé. Ses cavaliers, se débandant, s’enfuirent à travers vallons et taillis. Telle fut la première escarmouche entre les impériaux et les soldats du rebelle. Après avoir fait le récit de ce combat d’assez triste augure pour la cause de celui-ci, Skylitzès dit encore que l’hétériarque de Skléros, dont il ne donne pas le nom, c’est-à-dire le chef de ses gardes barbares, probablement le cheik commandant ses cavaliers sarrasins auxiliaires, fut convaincu d’avoir voulu passer aux impériaux, ce qui tendrait bien à prouver qu’à ce moment les affaires de Bardas Skléros allaient encore assez mal puisqu’un de ses principaux officiers songeait ainsi à se séparer de lui. Le prétendant adressa les plus vifs reproches au coupable, mandé en sa présence, puis il le laissa s’en aller, paraissant se contenter de cette algarade. Mais secrètement il l’avait dénoncé à ses gardes sarrasins avec ordre de le tuer. Comme le malheureux passait auprès d’eux en se retirant, ces farouches soldats, plus attachés à Skléros qu’à leur chef direct, se jetèrent sur lui et le hachèrent à coups de sabre. Quelle étrange époque et quelles étranges armées. Voilà un prétendant, arménien d’origine, qui, après avoir passé sa vie à conduire les troupes byzantines contre les Sarrasins maudits, marche contre ses propres souverains, entouré précisément d’une garde de ces mêmes Sarrasins, si dévoués à sa personne qu’ils lui obéissent aveuglément jusqu’à massacrer pour lui plaire celui qui les commande.

Ce choc imprévu des éclaireurs de Skléros avec l’avant-garde impériale d’Eustathios Maléinos fut un précieux indice pour le stratopédarque. Estimant que cette marche en avant du prétendant était des plus sérieuses, comprenant que Skléros devait suivre de près les cavaliers d’Anthès avec le gros de son armée, il donna l’ordre général de la marche en avant. L’époque des temporisations était passée. Une action décisive allait s’engager dont l’enjeu serait le trône impérial. Se portant rapidement à l’orient de Césarée, dans ces régions accidentées d’une défense facile, qui, de ce côté, barrent le passage à une armée venant de l’Orient, Pierre Phocas fit occuper de suite par ses troupes les points stratégiques du thème de Lykandos, toutes les routes menant à la capitale de la Cappadoce, les défilés principaux de l’Anti-Taurus. Puis il attendit l’ennemi.

Skléros, averti par ses éclaireurs de la forte position prise par les impériaux, rendu défiant par la déroute de son avant-garde et par les défections qui avaient suivi cet insuccès, semble avoir hésité quelque temps avant de s’engager dans la vaste contrée montagneuse qui le séparait de Césarée. Ici les indications de Skylitzès, reproduites par Cédrénus, nos seuls guides avec Yahia, deviennent d’une pauvreté désespérante. Les chroniqueurs se bornent à nous raconter comment, après quelque temps d’inaction durant lequel chaque chef s’était efforcé de débaucher les troupes de son adversaire, un des lieutenants du prétendant, un certain Sachakios[32] Vrachamios, un stratigos, certainement d’origine arménienne ainsi que l’indique son nom, qui avait déserté là cause des basileis pour celle du prétendant, réussit, par ses discours, à rendre à ce dernier quelque confiance. Skylitzès n’en dit pas davantage sur les origines de ce personnage. Ce devait être quelque gouverneur de thème, peut être le stratigos même de Lykandos qui, abandonnant l’armée impériale, avait passé au parti du rebelle et qui dut lui donner à cette occasion des renseignements précieux sur les positions occupées par ses adversaires. En tous cas, ce hardi partisan réussit à relever le moral quelque peu abattu, semble-t-il, de Skléros. Il lui représenta combien son inaction allait devenir funeste en lui attirant le mépris de ses soldats improvisés. « Il n’est pas de moyen meilleur de rendre le succès impossible, lui dit-il, que de se figurer que tout est perdu. Il est trop tard pour reculer. Ne perds plus un jour. Va de l’avant. «

Skléros, convaincu par l’Arménien, reprit sa marche en avant. Même, au dire de Skylitzès, il s’en remit à ce chef pour la route à suivre, preuve que Vrachamios était bien de ce pays et le connaissait à merveille. En trois journées, l’armée du prétendant, refoulant devant elle les éclaireurs et les corps détachés de l’armée impériale, arriva sous les murs de la fameuse Lapara que les Byzantins nommaient Lykandos, la plus forte place de toute la contrée. Skléros l’investit aussitôt.

C’était une forteresse célèbre dans les annales de la guerre sarrasine. Le thème de ce nom, ce thème de Lykandos dont la mention revient à chaque page de la belliqueuse histoire de Byzance, avait été constitué aux temps anxieux de Léon VI,[33] ou de son fils le Porphyrogénète,[34] au moyen de certains territoires de l’Anti-Taurus, situés dans l’ancienne Cappadoce, ou plus exactement dans l’antique et montagneuse province de Cataonie. Ces territoires, constamment ravagés, presque entièrement réduits à l’état de désert par l’incessante et séculaire guerre de frontière arabe, avaient été à ce moment repeuplés par l’envoi de nombreuses colonies militaires. Ils s’étendaient à l’orient du Karmalas, cet affluent du Saros que les Turcs appellent aujourd’hui Zamanti Sou, nom bien voisin de Tzamandos qui était la seconde place forte du nouveau thème. Peut-être les territoires situés à l’ouest de cette rivière et au sud du mont Argée se trouvaient-ils également compris dans cette province.

C’était un vrai thème frontière que ce thème de Lykandos, région essentiellement montagneuse, coupée de hautes chaînes et de profondes vallées, hérissées de vastes et imprenables forteresses, nids d’aigle dont les garnisons, soigneusement choisies, devaient soutenir le premier choc des invasions sarrasines qui auraient réussi à forcer les passes du Taurus. Parmi toutes ces citadelles cappadociennes, la plus puissante était certainement Lapara[35] dans la haute et très fertile vallée du Saros, près de l’actuelle bourgade de Keui Yere. On n’a point encore retrouvé l’emplacement de cette forteresse célèbre. Toute trace même semble en avoir disparu, mais ces sauvages régions sont demeurées encore à peu près inexplorées. Les Byzantins avaient changé le nom antique en celui de Lykandos.[36] C’était là le nom administratif, parce que c’était la capitale du thème du même nom, la résidence du stratigos et des cadres. La position stratégique était de toute importance, commandant les deux grandes routes qui, partant de là, allaient, l’une à Malatya et dans la vallée de l’Euphrate, l’autre à Kokussos où elle bifurquait à droite dans la direction de Sis et d’Anazarbe, à gauche, dans la direction de Germanicia. Trois autres routes unissaient Lykandos à Césarée et au centre de la portion asiatique de l’empire.

Ce thème de Lykandos, avec ses montagnes sauvages et ses nombreuses places fortes, constituait contre un envahisseur, qui, comme Skléros, marchait sur Césarée, en arrivant de l’est, une défense formidable. On sait que l’Anti-Taurus est situé à l’orient de cette cité et lui forme comme un gigantesque boulevard défensif de ce côté, étendu du sud-ouest au nord-est. Pour atteindre Césarée, premier but de ses efforts, il fallait que le prétendant forçât tous ces défilés, qu’il s’emparât avant tout de cette forteresse de Lapara, réputée imprenable, assise sur des sommets aux pentes presque inaccessibles.

Bardas Skléros enserra de son armée cette formidable citadelle. Le stratopédarque, de son côté, instruit de cette fougueuse marche en avant, s’était mis en route avec toutes ses forces pour tenter de s’emparer de quelque position favorable où il attendrait l’ennemi. Par une rapide et longue étape de nuit il obtint ce résultat. Les deux armées campèrent en présence l’une de l’autre dans la plaine qui s’étend au pied de Lykandos. C’est la vallée du Djeyhân, l’ancien Pyrame. Plusieurs jours durant, ces deux chefs éprouvés conservèrent une attitude expectante, hésitant à engager la bataille, cherchant, suivant l’expression de Skylitzès, à se voler l’un à l’autre la victoire, à triompher par la ruse plutôt que par la force. Dans cette lutte dramatique, ce fut Skléros qui réussit à jouer le stratopédarque. Un jour il fit faire dans son camp des apprêts considérables comme s’il offrait un banquet à ses soldats. Les impériaux, bien aisément ce me semble, donnèrent dans cette ruse grossière. Persuadés qu’on ne se battrait pas de la journée, ils se mirent, eux aussi, sous la tente. Alors Skléros, instruit par ses espions de ce qui se passait au camp impérial, fit sonner l’attaque et lança ses troupes sur l’ennemi surpris à table.

Les impériaux, conservant tout leur sang-froid, sautèrent sur leurs armes. Se défendant avec ce qui leur tombait sous la main, ils combattirent en désespérés. Un moment même ils réussirent à repousser le centre des assaillants. Mais Skléros para le coup en les faisant envelopper par ses deux ailes vivement poussées en avant. En même temps il lançait sur les derrières du camp impérial ses rapides cavaliers géorgiens et sarrasins.

Pressés en tête et sur les flancs, menacés de se voir coupés de leur ligne de retraite, les impériaux, pris de panique, se mettent à fuir. Les Sklériens, se jetant sur leurs pas, en font un affreux massacre.[37] Le premier qui tourna les talons, dit Skylitzès, fut Michel Bourtzès, le valeureux duc de ce duché d’Antioche qu’il avait jadis si glorieusement conquis, le héros fameux des guerres syriennes où il avait maintes fois combattu aux côtés du stratopédarque. Le chroniqueur ajoute que l’opinion publique demeura partagée sur les motifs de cette fuite précipitée. On accusa Bourtzès d’être demeuré secrètement attaché à Skléros dont il avait été si longtemps l’ami dévoué. Peut-être aussi, voyant la tournure que prenaient les événements, se rappelant la fortune des Phocas et des Tzimiscès, songeait-il déjà à se réserver. Nous verrons du reste par son attitude immédiatement subséquente de quel côté penchaient en réalité les préférences du célèbre condottiere.

Gfrœrer a eu tort de placer à la seconde moitié de l’an 977 cette grande défaite des impériaux à Lykandos, défaite dont aucun chroniqueur n’a indiqué la date précise. C’était, on se le rappelle, dans le courant de l’été de l’année précédente que Bardas Skléros était parti de Mésopotamie se dirigeant sur Césarée, mais certes un an tout entier ne s’était pas écoulé dans les lenteurs et les hésitations dont je viens de donner le récit, hésitations imposées au prétendant par les nécessités de sa situation, au stratopédarque par les ordres exprès du cauteleux parakimomène. La défaite de Lykandos dut avoir lieu encore dans l’automne de l’année 976.

Jusqu’au coucher du soleil les soldats de Skléros poursuivirent les impériaux. Le camp du stratopédarque tomba aux mains du vainqueur avec les bagages, le trésor, un immense butin. Yahia raconte qu’Eustathios Maléinos s’enfuit auprès des membres de sa famille dans son pays de Cappadoce et que Michel Bourtzès courut jusque dans le sien, au thème des Anatoliques.

Ce fut comme un coup de foudre à travers toute l’Asie byzantine. En un seul jour Bardas Skléros, décuplant sa puissance, devenait le maître de toute cette immense région, une sorte de basileus de l’Anatolie centrale. Nous ne savons malheureusement rien de ces événements en dehors de la sèche énumération des faits de guerre. Seulement les chroniqueurs nous disent que cette grande victoire, ces prises de villes — car la garnison de Lykandos se rendit aussitôt aux Sklériens — valurent au prétendant un nombre considérable d’adhésions nouvelles. D’innombrables gens de peu, mais aussi beaucoup de hauts personnages, grands propriétaires, membres des familles d’archontes de Cappadoce, demeurés jusque-là fidèles aux basileis, embrassèrent sa cause. Il y eut aussi là certainement le contrecoup des haines violentes suscitées par le gouvernement cupide de l’eunuque. Ce mouvement de premier enthousiasme en faveur de Skléros paraît avoir été très important. Un des premiers à se rallier au prétendant fut, ainsi que je l’ai laissé entrevoir, le duc d’Antioche, Michel Bourtzès, qui depuis l’ouverture des hostilités, combattait contre son gré sous la bannière des basileis. Yahia donne ce détail nouveau que Skléros alla le poursuivre jusque dans le lointain kastron où il s’était réfugié dans le thème des Anatoliques et l’obligea à se rendre à lui tout en lui promettant la vie sauve. Le duc d’Antioche embrassa dès lors avec ardeur sa cause. Lui, en récompense, le créa magistros. Après celui-là, Skylitzès et Cédrénus citent encore parmi les nouveaux partisans de Skléros « le patrice et duc Antoine Lydos avec ses fils ». Les chroniqueurs ne désignent pas autrement ces personnages. Antoine Lydos devait être quelque haut chef militaire, duc d’un des territoires frontières de l’empire, chef de quelque grand clan aristocratique d’Anatolie. Probablement il fit adhésion au prétendant avec tout son contingent.

En quelques semaines la rébellion semble s’être propagée à travers la plus grande partie de l’Asie Mineure. « La guerre, dit l’historien arménien contemporain Acogh’ig, se répandit dans tout le territoire de l’empire en Asie, tellement qu’on se battait de ville à ville, de village à village, et que le sang coulait partout. Des provinces entières faisaient défection. Bien plus, le désastre de Lapara valut à Skléros ce dont il avait le plus besoin: l’appui inappréciable d’une flotte de guerre. En quelques lignes, hélas ! trop courtes et surtout fort peu claires, les chroniqueurs byzantins que j’ai déjà tant de fois cités racontent que les équipages des navires en station à Attalia de Cilicie, une des cités maritimes les plus considérables de l’Asie byzantine, port d’attache d’un détachement de la flotte impériale, se révoltèrent, jetèrent dans les fers le navarque impérial ou commandant en chef de l’escadre et proclamèrent Skléros. Certainement tous les ports de Cilicie durent suivre l’exemple des marins attaliotes. En même temps qu’eux, pour suivent les chroniqueurs, toute l’importante division de la flotte connue sous le nom d’escadre des Cibyrrhœotes, qui avait la garde du rivage méridional et occidental de l’Asie Mineure, passa au prétendant avec les contingents du thème de ce nom et fit soumission au nouveau stratigos envoyé par lui. Cet officier avait nom Michel Courtice.[38] Le navarque d’Attalia lui fut livré.

Grâce à ces indications pourtant si imparfaites, il devient possible de réaliser à quel point fut complète la victoire de Lykandos, à quel point elle amena par toute l’Anatolie une révolution aussi facile que prompte. De tous côtés les défections se multiplièrent. Une immense anarchie remplaça la tranquillité de jadis. Partout on se battait pour ou contre le prétendant. Toutes les calamités de la guerre civile furent en un moment déchaînées sur ces belles et malheureuses contrées. Une famine affreuse se répandit à travers les campagnes en friche.

Un nouveau coup de fortune venait encore d’échoir au prétendant. Michel Bourtzès, satisfait de sa nouvelle dignité de magistros, mit le comble à sa trahison en livrant à Skléros son commandement d’Antioche avec la puissante forteresse qui en était le fleuron. Le prétendant, qui semble décidément avoir été un des hommes de son temps les plus affranchis de tout préjugé de race sinon de religion, ne rougit pas d’envoyer pour le représenter dans cette nouvelle province de son naissant empire un chef sarrasin renégat de la vallée de l’Euphrate, Oubeïd Allah[39] surnommé Mountasir[40] qui s’était donné à lui et sur la fidélité duquel il croyait pouvoir compter. Comme il s’agit d’événements ayant eu la Syrie pour théâtre, le récit de Yahia devient ici, bien heureusement pour nous, plus détaillé et par conséquent fort précieux. Le voici reproduit presque textuellement:

« Michel al-Bourdgi, dit le chroniqueur antiochitain, en partant pour le théâtre de la guerre, avait laissé son fils[41] comme son lieutenant à Antioche. Avant d’être devenu le prisonnier de Bardas Skléros il avait dépêché à ce fils un messager secret pour lui ordonner de le rejoindre et de remettre le gouvernement d’Antioche au basilikos impérial, le patrice Kouleïba.[42] Et le fils d’al-Bourdgi fit ce que lui ordonnait son père et partit pour le rejoindre. Et Bardas Skléros gagna avec son armée la Cappadoce et attaqua Ibn al-Malaïni.[43] Et il y avait auprès de Skléros un cheik devenu chrétien, le patrice Oubeïd de Malatya.[44] Et il le créa et l’envoya à Antioche et envoya avec lui un de ses esclaves, un eunuque,[45] en qualité de basilikos ou gouverneur de cette ville. A l’arrivée de ces deux personnages, Kouleïba leur rendit la ville et alors Antioche et toutes les provinces environnantes: al-Souhour, la Cilicie et la Syrie du nord-ouest, et tous les pays d’Orient devinrent soumis à Skléros. Et le magistros Oubeïd Allah envoya le patrice Kouleïba et les notables d’Antioche prisonniers auprès de Skléros en Cappadoce. »

Cet Oubeïd Allah qui occupait dès l’an 961 un poste assez important dans l’armée byzantine, s’était probablement rallié au prétendant lorsque celui-ci, au début de sa révolte prit Malatya. Skléros l’en récompensa, on le voit, par les titres de magistros et de duc d’Antioche. En distribuant ces hautes dignités, cet homme audacieux faisait acte d’empereur. On lira plus loin qu’Oubeïd Allah fut plus tard assez habile pour repasser à temps dans le parti des basileis et réussit même à ce moment à se faire confirmer par eux dans cette haute charge de duc d’Antioche. Un chef sarrasin devenu gouverneur de la grande forteresse chrétienne du sud, de l’illustre Théoupolis, boulevard de l’empire contre les forces de l’Islam, n’est-ce point un exemple curieux des bizarreries de cette époque étrange?

Immensément enrichi et fortifié par ce complet triomphe, sans perdre un jour, poussant devant lui les débris de l’armée impériale débandée, le prétendant, poursuivant sa rapide marche en avant, s’engagea dans la « clisure » ou défilé redoutable qui s’étendait entre la citadelle de Lykandos et la non moins forte place de Tzamandos du même thème. C’était là la passe fameuse à travers le chaînon de l’Anti-Taurus qui sépare la vallée du Saros de celle de son affluent le Karmalas. Par ce passage célèbre de toute antiquité, la grande ancienne voie romaine franchissait la distance entre Amarathia Tzamandos et Coduzabala, laquelle était toute proche de Lapara-Lykandos. Une armée bien commandée eût pu y faire une longue défense. Mais les impériaux, démoralisés, étaient en déroute. Leurs bandes fuyaient de toutes parts. Les forces rebelles traversèrent sans encombre les passes et arrivèrent sans pertes sensibles devant Tzamandos. C’était le dernier obstacle sur la route de Césarée.

Tzamandos, fondée, plutôt reconstruite sous le règne de Léon VI par le fameux aventurier arménien Mleh devenu stratigos impérial, était encore une très forte et presque inaccessible citadelle montagnarde dont le nom reparaît souvent dans les chroniques des guerres gréco-arabes. Ce nom même est demeuré jusqu’à nos jours celui d’un affluent du Saros, cette grande rivière qui dans l’antiquité s’appelait le Karmalas et au IXe siècle l’Onopniktès, et que les Turcs nomment encore Zamanti-Sou. Le site de cette forteresse célèbre totalement disparue était demeuré incertain. M. Ramsay vient avec une grande apparence de certitude de le reconnaître dans celui de la ville turque moderne d’Azizie, l’antique Amarathia, devenue récemment le siège d’un kaimakanat pour les Circassiens émigrés, et qui a échangé à cette occasion son premier nom turc de Bounar-Bashi contre celui du défunt sultan Abdul Aziz. Au pied de cette place coule précisément le Zamanti-Sou, « la rivière qui vient de la ville de Zamanti ». C’est au Ville ou au IXe siècle que le nom de Tzamandos dut prévaloir.

L’importance de cette place de guerre était grande à l’époque où nous sommes, parce qu’elle commandait la voie qui de Komana conduisait à Sébaste, à Komana du Pont, à Amisus enfin sur la mer Noire. Sa situation sur un mont très élevé, qui attire de toutes parts l’attention, était admirable. A cet endroit, d’immenses et magnifiques sources s’écoulent de la montagne qui borde la rivière. Se jetant en cascade dans celle-ci, elles font plus qu’en doubler l’importance. Le Porphyrogénète dit que cette forteresse était sise sur la frontière du thème de Lykandos. Skylitzès parle avec admiration de ce haut rocher sur lequel elle était placée et dit qu’elle était riche et peuplée.

Toute cette forte défense ne fut d’aucun secours à la citadelle cappadocienne. Probablement sa garnison comme celle de Lykandos fit aussitôt défection. Les chroniqueurs disent seulement qu’elle ouvrit de suite ses portes au prétendant et que celui-ci y recueillit encore un fructueux butin.

Ces terribles nouvelles, la totale déroute du stratopédarque et de ces lieutenants, la prise des grandes forteresses du thème de Lykandos, l’arrivée imminente du prétendant devant Césarée, jetèrent un trouble affreux au Palais Sacré. Un conseil fut tenu qui décida le départ immédiat d’un haut fonctionnaire muni de pouvoirs dictatoriaux, « pouvoirs tels, dit Zonaras, que l’étaient ceux des anciens dictateurs romains ». On lui donna carte blanche pour agir suivant ses impressions et les nécessités du moment. Il eut à sa disposition les sommes nécessaires pour amener des défections dans l’armée du prétendant, aussi des brevets en blanc pour nommer à tous les emplois. Il eut permission d’attirer à lui par telles récompenses, grâces et dignités qu’il jugerait à propos, les officiers et les soldats rebelles qu’il parviendrait à ramener. Pour cette mission infiniment délicate, le choix du parakimomène tomba sur un des plus intimes conseillers de la couronne, le protovestiaire impérial Léon, encore un eunuque,[46] certainement une de ses créatures. Il lui donna pour collègue le patrice Jean, personnage d’une haute illustration, d’une éloquence courageuse, dont nous ne savons du reste pas autre chose. Cette décision de la cour d’expédier en hâte en Asie un envoyé revêtu de pouvoirs aussi considérables prouve qu’en haut lieu on était plus que jamais décidé à procéder contre Bardas Skléros surtout par la corruption, parce qu’on savait que c’était le moyen le plus sûr de détacher de lui ses adhérents.

Le protovestiaire partit précipitamment. Mais le Palais avait eu beau mettre à sa nomination toute la hâte possible, ces mesures nouvelles et la levée d’autres contingents n’en avaient pas moins fait perdre encore un temps précieux, probablement tous les mois de l’hiver de 976 à 977. Pour cette période, nous ne trouvons, hélas ! dans Skylitzès et Cédrénus comme dans Zonaras, aucun renseignement sur la marche en avant des Sklériens victorieux. Seulement, par la suite du récit, nous pouvons nous faire une idée de l’importance des progrès réalisés par eux durant ce temps en Asie Mineure.

Probablement aux premiers jours du printemps de l’an 977, le commissaire impérial Léon et son collègue le patrice Jean se trouvèrent rendus à leur poste. C’est à Kotiaion de Phrygio, la Cotia antique, la Kutayeh turque d’aujourd’hui, à près de quatre cents kilomètres de la capitale, qu’ils rencontrèrent et purent rallier enfin les débris dispersés de l’armée du stratopédarque. Au delà, toute la terre d’Asie appartenait au prétendant. Ils constatèrent en même temps que Skléros et ses forces, qui avaient depuis longtemps dépassé Césarée et suivaient pas à pas le stratopédarque dans sa retraite, ne se trouvaient plus à une grande distance de la vieille cité phrygienne. Les troupes sklériennes campaient pour l’heure au delà de Tyriaion, sur le territoire du vaste et fertile domaine impérial de Mesanakta, également connu sous le nom de Dipotamon, situé le long de la route impériale de Constantinople à Césarée, entre Polybotos et Philomélion, sur la rive du lac des Quarante Martyrs, l’Ak Cheher Gueuli des Turcs d’aujourd’hui. Cette immense ferme du domaine des basileis devait certainement comprendre, dit M. Ramsay, la riche et superbe contrée qui borne l’extrémité nord-ouest de ce lac, dans cette région où l’on voit sourdre la magnifique fontaine naturelle de Midas. Peut-être allait-elle jusqu’à l’extrémité méridionale du lac, jusqu’à Philomélion.

On voit quel chemin le prétendant avait parcouru depuis la victoire de Lapara-Lykandos et la chute des forteresses du thème de ce nom. Depuis bien des semaines il était entré dans Césarée, probablement sans coup férir, et, par la grande route centrale qui conduit à Constantinople, par Soandos,[47] l’extrémité sud du grand lac Tata et Laodicée, il était par venu en plein coeur de la Phrygie. Les deux tiers au moins de la portion asiatique de l’empire obéissaient d’ores et déjà à ses lieutenants. Qu’on jette les yeux sur la carte. On verra combien il était proche de Constantinople. Nicéphore Phocas, lui aussi, était parti de Césarée pour sa course victorieuse. Tout semblait prédire au nouveau prétendant un aussi rapide succès. Qu’on juge, des angoisses patriotiques des malheureux commissaires impériaux.

Les débuts du protovestiaire Léon furent peu avantageux. Les deux armées se trouvaient en présence. Il est probable que Léon avait amené quelques troupes fraîches. Fidèle à sa consigne, au lieu d’attaquer aussitôt, le plénipotentiaire impérial eut d’abord recours à l’intrigue et s’efforça de détacher les principaux adhérents du prétendant par toutes sortes de sollicitations et de promesses, perdant son temps et son prestige en ces vaines démarches. Ces tentatives de corruption furent considérées comme un symptôme de son impuissance. La jactance des rebelles s’en accrut démesurément.

Alors le protovestiaire changea subitement de tactique. Sa première inspiration dans cette voie nouvelle fut même heureuse et devait amener quelques bons résultats. Décampant de nuit avec le stratopédarque, abandonnant ses cantonnements de Kotiaion, tournant en secret par une rapide marche de flanc les positions des Sklériens, il s’avança résolument dans la direction de l’est, laissant en arrière l’armée du prétendant, qui se trouvait du coup placée en l’air entre lui et la capitale. A marches forcées, il entraîna ses troupes vers Césarée, sans plus paraître se soucier des Sklériens. Certainement cette pointe hardie avait pour but dans l’esprit du protovestiaire de lui permettre de s’emparer de cette grande cité et des magasins des rebelles qui s’y trouvaient accumulés et en même temps de couper la retraite à ceux-ci en soulevant derrière eux une contre-révolution parmi les éléments demeurés fidèles au pouvoir légitime.

L’armée du prétendant, apprenant soudain que les impériaux se trouvaient sur ces derrières, fut saisie d’un grand trouble. « Ce n’étaient plus seulement, dit Skylitzès, les fortunes et les biens des Sklériens qui se trouvaient en péril, c’étaient bien maintenant les existences de tous les leurs. » Tous ces Asiatiques, la plupart archontes ou paysans des thèmes de Cappadoce et de la frontière d’Arménie ou des territoires de la vallée de l’Euphrate, avaient laissé leurs familles dans leurs lointaines patries. La course audacieuse de Léon qui, sans se soucier de leur marche vers la capitale, s’enfonçait vers l’est, les mit au désespoir. Ils commencèrent à déserter en foule. Des bandes de Sklériens repentants suivant à la course le protovestiaire qui s’éloignait vers l’orient, vinrent faire leur soumission dans son camp. Le mouvement de défection s’accentua à tel point que déjà Skléros comparait son sort à celui de l’infortuné Bardas Phocas que lui-même, si peu d’années auparavant, avait été chargé de combattre. Il tremblait de voir son armée s’évanouir à rien comme jadis celle de ce prétendant. Pour porter remède à une situation devenue subitement si grave, il ne put que jeter à la poursuite des impériaux un corps nombreux de troupes légères sous le commandement du nouveau magistros Michel Bourtzès, et du prince arménien Romanos de Darôn, également magistros.[48] Les deux chefs avaient ordre de s’opposer par tous les moyens à la marche de Léon vers l’est, de le harceler par une guerre d’escarmouches et de surprises, de lui disputer tous les passages, de donner la chasse à ses fourrageurs, mais aussi d’éviter toute action générale, probablement parce que leurs troupes étaient trop peu nombreuses.

Certainement, et cela ressort de la suite du récit, Bardas Skléros, avec le gros de son armée qui avait également fait volte-face, suivait de loin et plus lentement le mouvement en arrière de ce corps rapide détaché en éclaireurs.

Michel  Bourtzès et le Daronite, lancés sur la trace des impériaux, les eurent bientôt rejoints. L’infidèle duc d’Antioche jouait de malheur, car, malgré les ordres si formels de Skléros, il dut presque aussitôt accepter le combat, voici dans quelles circonstances singulières. On se rappelle que, depuis le traité signé en décembre 969 ou dans les premiers jours de l’an 970 à Alep entre Kargouyah et le stratopédarque Pierre Phocas, le gouvernement de cette principauté devenue vassale de l’empire était tenu de remettre chaque année aux autorités impériales suzeraines la somme considérable de sept cent mille dirhems.[49] Depuis, ce tribut humiliant avait été réduit dans des proportions notables. Il n’en était pas moins expédié annuellement à Constantinople par convoi spécial. Précisément, cette année, l’arrivée imminente des envoyés alépitains qui l’escortaient venait d’être signalée dans le voisinage des deux belligérants. On annonçait leur passage à jour fixe entre l’armée du protovestiaire et les troupes de l’ex-duc d’Antioche au pied du kastron d’Oxylithos[50] qui, d’après son nom devait s’élever sur quelque pic aigu. Par une subite communion de pensée tout à fait édifiante, l’une et l’autre armée s’apprêta à tomber sur le malheureux convoi sarrasin pour s’approprier ce gros butin. Les rebelles désiraient ardemment conquérir cette riche proie. De son côté, le protovestiaire qui, à la première nouvelle de la poursuite de Michel  Bourtzès, avait rebroussé chemin, ne voulait point lui laisser prendre tout ce bel argent syrien. Chaque parti résolut, coûte que coûte, de s’emparer du trésor. Un combat violent s’engagea entre ses forces si disproportionnées. Michel  Bourtzès, probablement accablé par le nombre, car il avait affaire au gros de l’armée fidèle, fut cruellement battu. Il subit des pertes très considérables; principalement le contingent arménien du prince de Darôn fut fort maltraité. Les impériaux tuèrent un grand nombre de ces soldats étrangers, qu’ils haïssaient affreusement. On ne leur fit aucun quartier. Ceux qu’on fit prisonniers furent égorgés sans pitié. On leur en voulait surtout d’avoir été les premiers parmi les alliés à faire défection pour passer au prétendant.

Le désastre de Michel  Bourtzès et de son corps d’avant-garde était complet. Aussitôt après sa victoire, le protovestiaire avait repris sa course menaçante vers l’est. Mais Skléros, à l’ouïe du grave échec subi par son lieutenant, précipitant sa marche avec toutes les forces qui lui restaient, eut vite fait de rejoindre à son tour son adversaire. Bientôt les deux armées eurent pris contact.

Le protovestiaire établit son camp en un lieu que Skylitzès nomme Rhageas[51] et attendit une occasion favorable. Les impériaux, de leur côté, avaient tout intérêt à temporiser, aussi se gardèrent d’attaquer. Chaque jour leur amenait des transfuges nouveaux qui, ébranlés encore davantage par le désastre de l’ex-duc d’Antioche, abandonnaient à l’envi la cause du prétendant. C’était la plus, sûre manière d’en finir avec lui, et les plus avisés conseillaient à Léon de différer à tout prix toute action nouvelle. Malheureusement les circonstances furent plus fortes que les conseils de la prudence. L’armée impériale contenait des éléments mauvais, des chefs turbulents. Enorgueillis par leur récent succès; ceux-ci traitaient de lâcheté ce système de temporisation à outrance, réclamant une action immédiate. Léon eut le tort de les écouter, « tant ce proverbe est toujours vrai, dit Skylitzès, que les hommes sont de suite disposés à accepter de préférence les plus funestes conseils ».

Une nouvelle grande bataille s’engagea. Nous en ignorons la date précise, que les chroniqueurs ne donnent point, pas plus d’ailleurs que celles des autres principales journées de cette formidable rébellion. Ce fut, semble-t-il, une lutte acharnée, qui se termina une fois de plus par la complète victoire du prétendant. Nous n’avons presque aucun détail. Seulement nous savons que Skléros avait divisé ses forces en trois corps. Lui commandait l’infanterie placée au centre. Constantin Skléros, son frère, avait l’aile droite. Celle de gauche était sous les ordres de Constantin Gabras, encore un fort haut personnage, chef militaire renommé, qui avait passé à son parti. Comme le combat était déjà vivement engagé, les deux Constantin poussèrent chacun leurs lignes de cavalerie sur les impériaux d’un mouvement si furieux qu’un grand désordre se mit dans les rangs de ceux-ci. Incapables de soutenir une attaque aussi impétueuse, ils se débandèrent. Ce fut encore un immense désastre. Les impériaux périrent en grand nombre. Parmi eux tomba mortellement frappé le patrice Jean, le second commissaire impérial. Calamité autrement fâcheuse, le fameux stratopédarque Pierre Phocas, précipité de son cheval d’un coup de javelot, mourut également et ce fut de ce trépas misérable que succomba le glorieux vainqueur d’Antioche et d’Alep.[52] Beaucoup d’autres officiers parmi les plus considérables de l’armée impériale furent égorgés. Une foule furent pris avec leur chef le protovestiaire et amenés devant Bardas Skléros qui, exaspéré par le récent désastre de Michel Bourtzès, les fit charger de chaînes. Chose horrible, il fit, devant le front de l’armée, crever les yeux aux deux frères Théodore et Nicétas, les deux Hagiozacharites, qui avaient trahi sa cause pour passer au protovestiaire. Dans cette fatale déroute tous les chefs de l’armée impériale en Asie avaient été tués ou pris Seul, suivant Yahia, Eustathios Maléinos aurait réussi à fuir cette fois encore

L’heureux Bardas Skléros put vraiment croire à cette date, qui doit correspondre environ à la fin de l’année 977, que ses rêves les plus ambitieux allaient se réaliser. Il put presque se croire assis déjà sur le trône des basileis. Tout ce qui ne lui appartenait pas encore en Asie tomba en son pouvoir, sauf quelques places fortes très voisines de la capitale. Il reprit incontinent sa marche sur Constantinople. La flotte des Cibyrrhaeotes lui donnait l’empire de la mer. Combien il serait intéressant de savoir quel usage il fit de sa toute-puissance et s’il montra à ce moment quelques solides qualités de gouvernement ! Malheureusement les indications fournies par Skylitzès et Cédrénus, par Zonaras, par Léon Diacre, par Psellos, sont tellement insuffisantes qu’il devient impossible de reconstituer même brièvement ces événements sous leur vrai jour. Il faut se contenter de reproduire les quelques faits rapportés par ces auteurs en les plaçant tant bien que mal dans leur ordre probable. Une seule chose demeure établie avec certitude, c’est que Skléros fut vraiment, durant ces quelques mois, le maître à peu près incontesté de toute la partie asiatique de l’empire, de tout ce que les Byzantins appelaient l’Orient, l’« Anatolie » en style administratif, par opposition à la partie européenne, le Couchant, la « Dusis ». Il tenait les provinces du centre et les thèmes maritimes qui, on l’a vu, s’étaient déclarés en sa faveur. Il tenait de même par ses lieutenants le duché d’Antioche et le thème de Mésopotamie. Kouleïba, le vaincu d’Antioche, trop heureux de se rallier à sa cause, était devenu son basilikos à Malatya.[53] Partout du reste il usait de cette politique de clémence largement conciliatrice. L’autorité des jeunes basileis n’était plus guère reconnue, en dehors des thèmes d’Europe, qu’à Nicée, à Nicomédie, à Abydos et peut-être dans les autres villes maritimes des côtes du Pont et de Marmara.

Ainsi la victoire de Rhageas avait changé une fois de plus la face des événements. Tous, petits et grands, recommencèrent à se déclarer à l’envi pour le prétendant. « Seule, s’écrie le chroniqueur, la puissance divine pouvait encore sauver les jeunes empereurs, dont la situation paraissait désespérée. » Toutefois le parakimomène fit honneur à sa vieille réputation d’énergie et ne faiblit point sous la tempête. Il lui fallait faire face aux Sklériens à la fois sur terre et sur mer. Il ne faillit pas à cette oeuvre surhumaine. Nous ignorons comment se passa l’hiver de 977 à 978. Probablement les hostilités furent presque suspendues durant la mauvaise saison, chaque parti gardant ses positions. Elles reprirent dès les beaux jours, et le premier printemps vit de toutes parts les vaisseaux et les armées du prétendant se mettre en mouvement dans la direction du nord pour recommencer la lutte. Tandis que lui reprenait par terre sa marche vers la capitale, sa flotte nombreuse et puissante, entièrement maîtresse de la mer, s’apprêta également à menacer Constantinople. Il semble même que ce dernier péril ait été le plus pressant puisque Skylitzès dit expressément que le parakimomène porta d’abord ses efforts de ce côté. Michel Courtice commandait la flotte du prétendant. A la tête de tous les contingents maritimes d’Asie qui avaient fait défection, cet amiral improvisé avait commencé par piller et dévaster les grandes îles de la côte, exterminant et brûlant tout ce qu’il trouvait sur sa route. Il s’était avancé jusqu’aux bouches de l’Hellespont, sans rencontrer de résistance. On s’attendait d’un jour à l’autre à le voir mettre le siège devant l’opulente cité d’Abydos, un des seuls points encore occupés par les impériaux en Asie. En attendant, il coupait tous les convois de subsistances dirigés sur la capitale et bloquait si étroitement l’Hellespont que pas un navire ne pouvait franchir les passes. Aussi Constantinople, privée de blé, souffrait-elle déjà de la famine, elle qui ne parvenait jamais à nourrir que par les apports maritimes son immense, famélique et toujours besogneuse population pauvre.

L’infatigable parakimomène, avec ses moyens d’action si diminués, fut à la hauteur de tous ces dangers. Secrètement il réussit à équiper une flotte relativement nombreuse, dont il prit probablement les éléments dans le port même de Constantinople, aux arsenaux de Manganes et dans les petits ports de la côte de Thrace, peut-être aussi dans ceux de la côte asiatique de la mer Noire demeurés fidèles. Il donna le commandement de cette escadre improvisée au patrice Théodore Karanténos,[54] de la famille byzantine de ce nom, celui-là même qui jadis avait pris part à la révolte de Bardas Phocas contre Jean Tzimiscès. Théodore, après avoir réussi, nous ne savons par quelle manoeuvre audacieuse, à forcer les passes de l’Hellespont, obligea Courtice à le poursuivre avec une partie de ses vaisseaux tandis que les autres demeuraient devant Abydos. Cependant, l’amiral de Skléros qui redoutait une rencontre, probablement à cause de ses équipages insuffisamment exercés, put quelque temps encore éviter le combat. Nous allons voir qu’il ne gagna point à attendre.

Du côté de terre le péril était également immense pour les jeunes empereurs, et les rapides progrès de Bardas Skléros étaient faits pour inspirer au Palais Sacré les alarmes dernières. Reprenant dès la fin des frimas sa marche en avant, le prétendant avait à nouveau dépassé Kotiaion et pénétré jusqu’au coeur de la Bithynie. Toutes les places fortes comme les villes ouvertes se rendaient à lui. Bientôt il fut sous les murs de Nicée, la grande métropole bithynienne, capitale du thème de l’Opsikion. C’était une des plus fortes, une des principales cités byzantines d’Asie, chère à tous les coeurs orthodoxes par le concile célèbre qui s’y était réuni en l’an 325. Assise dans une situation merveilleuse, dans une campagne admirable, sur les rives du lac du même nom par lequel elle communique avec Marmara, au pied des ombreuses collines, premiers échelons de l’Olympe, elle avait été au ive siècle entourée d’une immense enceinte de hautes et puissantes murailles de plus de quinze mille pieds de tour. Ces murailles qui devaient arrêter si longtemps en 1097 les premiers croisés, et qui, debout encore aujourd’hui avec leurs deux cent quarante tours et leurs portes majestueuses, masquent la misérable bourgade turque actuelle d’Isnik, perdue dans cette aire colossale parmi ce vaste espace de jardins et de cultures, pouvaient devenir pour l’armée improvisée du prétendant un obstacle presque insurmontable. Mais la panique régnait ici comme partout en Asie et le prompt succès des Sklériens était à prévoir, succès définitif, car s’ils parvenaient à s’emparer de Nicée, c’en serait fait du dernier lambeau du pouvoir des empereurs en Asie, et Constantinople, toute voisine, se trouverait directement menacée. Quelques heures de marche séparaient les deux cités.

L’eunuque avait confié la défense de Nicée à un soldat d’une admirable bravoure, déjà connu par des combats heureux, le patrice Manuel Érotikos, tige de cette famille des Comnènes qui devait atteindre au XIIe siècle une si haute illustration. Skylitzès et après lui Cédrénus ne donnent à ce capitaine que ce seul nom d’Érotikos, qui lui venait peut-être de la famille de sa mère, mais, par des écrivains postérieurs, par Nicéphore Bryenne et Anne Comnène, nous savons qu’il n’était autre que Manuel Comnène, le propre frère de cet Isaac qui, le premier de cette famille célèbre, devait devenir basileus d’Orient. Anne Comnène, comme aussi les historiens plus anciens que je viens de citer, font le plus grand éloge de ce personnage, le premier des Comnènes connu dans l’histoire. Ce parfait homme de guerre unissait à la fougue de la jeunesse la prudence de l’âge mur. Anne Comnène ajoute ce détail que Basile II, par l’intermédiaire certainement du parakimomène, avait à ce moment confié à Manuel non seulement la défense de Nicée, comme nous le savons déjà  par Skylitzès, mais aussi les pouvoirs dictatoriaux de généralissime en Asie. Le jeune général avait ainsi hérité à la fois de la succession de l’infortuné stratopédarque et de celle du protovestiaire Léon. C’était le troisième généralissime des forces orientales que l’empire opposait en vain en moins de deux ans au prétendant Skléros.

Manuel Comnène, surnommé Érotikos, était parvenu à se jeter dans Nicée avant que Skléros, après avoir horriblement dévasté les riches campagnes environnantes, n’en eût commencé le siège. Celui-ci dut être terrible, par le peu que nous en savons. Des deux côtés on semble avoir lutté avec une énergie désespérée. Bientôt les machines du prétendant battirent sur toute la ligne les murailles de la cité asiatique, mais Manuel se révéla un adversaire digne de lui, énergique, actif, infatigable. Il réussit à incendier à l’aide du feu grégeois plusieurs des engins des Sklériens, même à détruire les échelles préparées par eux pour l’assaut. Anne Comnène, racontant le non moins fameux siège de cette même cité par les croisés au mois de mai de l’an 1097, parle d’une tour de l’enceinte appelée « Gonates », « ainsi nommée, dit-elle, parce que, lors du siège soutenu dans cette ville par mon illustre aïeul Manuel Comnène contre les troupes du sanguinaire et belliqueux Skléros, située sur une portion du rempart ruinée par l’effort des assiégeants et privée de sa base qui s’écroula, elle fléchit, il est vrai, mais demeura pourtant debout comme si elle se fût seulement agenouillée ».

Devant cette résistance opiniâtre, Bardas Skléros, désespérant d’enlever Nicée de vive force, dut transformer le siège en blocus pour tenter de la vaincre par la famine. Ce parti était, semble-t-il, de beaucoup le meilleur. Bientôt la faim se fit cruellement sentir dans la grande ville, probablement encombrée de fuyards des campagnes environnantes et qu’on n’avait pas pu approvisionner suffisamment. Le blocus établi par l’armée rebelle fut même si rigoureux qu’il devint impossible au chef impérial, malgré l’immense étendue de l’enceinte, de faire pénétrer le moindre convoi. Réduit aux extrémités, il tenta de la ruse pour tromper son adversaire. C’est du moins le récit de Skylitzès, mais ce même récit se retrouve dans les relations de bien d’autres sièges de l’antiquité, et on conviendra que le stratagème inventé par Manuel était un peu bien grossier pour induire en erreur un homme de la valeur de Skléros. Quoi qu’il en soit, voici le texte de Skylitzès: « Manuel, dit-il, fit secrètement remplir de sable les magasins de blé et sur ce sable on étendit une mince couche de grains. Puis on fit promener en ce lieu des prisonniers qu’on mit ensuite en liberté avec mission de raconter au camp des assiégeants ce qu’ils avaient vu et comment les impériaux étaient munis de vivres pour deux ans et plus. « Vous devez être persuadé mainte nant, faisait dire Manuel Comnène à Bardas Skléros, que vous ne prendrez pas plus Nicée par la famine que par la force. Toutefois, comme je vois votre entreprise d’un oeil favorable, je demeure disposé à vous rendre la place à la condition que vous vous engagerez par serment à me laisser sortir avec toutes mes troupes pour me rendre où bon me semblera. »

Skléros, trompé par ces rapports ou plus probablement pressé d’en finir, accepta la proposition du chef impérial, qui conservait ainsi aux basileis une petite armée. Il jura les conditions exigées par son adversaire, et Manuel et ses troupes purent se retirer avec armes et bagages à Constantinople, suivis des habitants emportant leurs biens les plus précieux. La bannière du prétendant flotta aux créneaux de la métropole bithynienne. Les équipages des navires voguant vers Constantinople purent voir sur la rive méridionale de Marmara caracoler les batteurs d’estrade de l’armée sklérienne.

Bien que Manuel Comnène n’eût pas réussi à conserver aux empereurs la grande forteresse septentrionale d’Asie, Basile II lui garda constamment le plus reconnaissant souvenir. Plus tard nous verrons ce même personnage contribuer grandement à amener la soumission de Skléros. Nicéphore Bryenne raconte encore que, déjà veuf, à son lit de mort, désespéré de laisser sans appui en ce monde ses deux jeunes fils Isaac et Jean, il les recommanda à la bienveillance impériale et que Basile, lui ayant promis de veiller sur eux, tint parole avec une parfaite bonté. « Les mots me manquent, dit ce chroniqueur de noble maison, pour exprimer avec quelle délicate et sage bienveillance le grand basileus présida à l’éducation de ses pupilles. Il leur fit donner les maîtres les plus distingués et les fit instruire avec un soin extraordinaire dans toutes les branches de l’art militaire, de manière à en faire d’incomparables chefs d’armée. Il veilla en personne à leur développement physique et intellectuel. Il leur avait assigné pour le temps de leur éducation un logement au célèbre monastère de Stoudion, pour qu’ils y profitassent exemples des admirables religieux qui y vivaient en communauté et pour qu’ils y fussent à la porte des champs et pussent ainsi aux heures de récréation passer par la Porte Dorée dans le Philopation et s’y livrer aux plaisirs de la chasse et des exercices guerriers. Lorsqu’ils furent arrivés à l’âge d’homme, il les fit inscrire dans les litanies impériales suivant la coutume adoptée pour les fils des grandes familles et les maria: Isaac à Catherine, fille aînée du roi Jean Vladislas de Bulgarie, captive à Constantinople avec ses frères et ses soeurs; le second à la fille d’Alexis, généralissime en Italie, auquel son habileté à tuer ses adversaires à coups de javelot avait valu le surnom de Charon. Enfin, tant que le basileus vécut, il combla ces jeunes gens des marques de sa sollicitude. » Les fils du défenseur de Nicée ne se montrèrent point indignes de la faveur du basileus. L’un, Isaac, devait monter un jour sur le trône de Constantinople; le second, Jean, exerça les plus hautes charges militaires et, s’il refusa l’empire après l’abdication de ses aînés, il eut du moins une glorieuse lignée de fils, élevés sous la tutelle d’une mère incomparable, parmi lesquels le plus glorieux de tous, Alexis, devait, lui aussi, devenir basileus et fonder la gloire définitive de cette auguste maison qui demeura maîtresse de l’empire durant plus d’un siècle.

La prise de Nicée, malgré la déception que Skléros dut éprouver de n’y point trouver les approvisionnements de blé que lui avait fait espérer la ruse de Manuel Comnène, constituait un éclatant succès de plus pour la cause du prétendant. La chute de cette forteresse achevait de lui donner l’empire de tous les thèmes asiatiques. C’était comme la consécration suprême de cette brillante marche en avant qui l’avait mené de Kharpote, de la lointaine Malatya et des bords de l’Euphrate aux rives de Marmara. Plus que jamais le rude prétendant devait rêver la fortune de Nicéphore Phocas dont les débuts, pour avoir été plus rapides, n’avaient certes pas été plus triomphants. Et cependant, vanité éternelle des choses humaines, ce grand succès de Nicée devait précisément marquer la fin de la carrière heureuse de Skléros, le premier degré des calamités qui allaient fondre sur lui en le menant à la défaite totale, puis à l’exil.

Laissant dans Nicée une forte garnison sous le commandement d’un certain Pégasios, Skléros, sans perdre une heure, avait repris, enseignes déployées, sa marche vers la capitale, qui était maintenant bien proche. C’était dans le courant de l’an 978. Les sources ne fournissent pas de date plus précise. Le prétendant envoya au devant de lui en Thrace son fils Romain pour préparer le siège de la capitale.

Durant ce temps, de graves événements s’étaient passés sur mer. La flotte impériale et celle qui tenait pour Skléros sous le commandement de Michel Courtice avaient fini par se rencontrer à la hauteur de Phocée sur la côte asiatique. Un combat furieux s’était engagé qui se termina par la défaite complète des rebelles. Courtice, ralliant une partie de ses vaisseaux dispersés, tenta alors de se réfugier dans ce port d’Abydos où il avait laissé Romain Skléros avec une division de sa flotte pour continuer le siège de cette place en son absence.

Abydos, cette ville maritime importante si souvent citée dans l’histoire byzantine, est aujourd’hui entièrement disparue. La place de son port paraît être exactement, marquée par la pointe de Nagara au point le plus étroit des Dardanelles, l’antique Hellespont. Il semble qu’elle fut tombée dans l’intervalle aux mains des forces rebelles que commandait le fils de Skléros. En tous cas, l’amiral impérial, Théodore Karanténos[55] poursuivit à travers le chenal la flotte de Courtice, qu’il brûla complètement dans le port d’Abydos avec l’escadrille de Romain Skléros au moyen de ses bâtiments pyrophores. Léon Diacre ajoute que la ville même avec sa citadelle fut forcée par les impériaux et que la garnison rebelle fut massacrée.

C’en fut fini du coup de la puissance maritime de Skléros. La destruction de cette flotte, destruction qui semble avoir eu lieu à peu près au même moment que la prise de Nicée, porta la première atteinte à la fortune jusqu’ici sans cesse grandissante du prétendant. L’empire de la mer, par conséquent la faculté de ravitailler Constantinople, retomba au parti des empereurs. Plus personne ne semble s’être agité en faveur de Skléros dans ces thèmes maritimes qui s’étaient naguère si vivement soulevés en sa faveur après la victoire de Lapara.

« On ne peut se faire une idée, a fort bien dit Lebeau, des maux que cette lutte si prolongée faisait souffrir au pays. La famine était devenue effroyable. Au dire du chroniqueur Arménien contemporain Acogh’ig, témoin oculaire de ces événements, elle désola l’Orient, privé de laboureurs durant tout le cours de cette année 978. Cet historien nous en a laissé une description saisissante: cadavres épars dans les champs; plus malheureux que les morts, les vivants avaient à se défendre des attaques des loups, qui, à défaut de squelettes à ronger, se jetaient sur les passants. » Par ces quelques paroles on peut se rendre compte de l’horrible perturbation que jetait, dans les thèmes asiatiques surtout, cette rébellion opiniâtre qui enlevait depuis des années aux travaux des champs tous les bras valides. Toutes les calamités fondaient à la fois sur ces malheureuses contrées. Le Tigre déborda en inondations terribles.[56]

 

 

 



[1] Nous ne connaissons exactement ni l’année de la naissance de Basile, ni même celle du mariage de ses père et mère. Tout ce que nous savons de certain, c’est qu’il naquit avant la mort de son aïeul Constantin VII, survenue au mois de novembre 959, et qu’il fut couronné le 22 avril 960. Skylitzès dit que les fils de Romain avaient à leur avènement l’un vingt, et l’autre dix-sept ans. Par contre, Yahia, dit que Basile avait dix-huit ans à la mort de Jean Tzimiscès, et Elmacin, qui copie Yahia, donne le même chiffre. Dans un autre passage de sa chronique, le même Yahia, parlant de la mort de Romain II en mars 963, dit, il est vrai, qu’à ce moment Basile avait sept ans et Constantin cinq; à ce compte en janvier 976 Basile devait avoir un peu moins de vingt ans, ce qui concorderait bien avec les chiffres donnés par les Byzantins. Cherchons à préciser davantage: Théophano s’était mariée probablement seulement vers la fin de 956 (Voyez Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle). Voyez aussi la dernière page d’un article de M. K. Uhlirz sur Théophano d’Allemagne, dans le t. IV de la Byzantinische Zeitschrift Basile ne peut donc guère être né que vers la fin de 957, plus probablement seulement vers le commencement de 958. Le « Continuateur de Théophane », donne cette dernière date. En janvier 976 le jeune prince n’avait donc en réalité que dix-huit ans au plus, et son frère, né en 960 ou 961, après l’avènement de leur père, quinze à seize seulement. Le premier chiffre donné par Yahia semble donc être le plus exact.

M. Uhlirz, dans l’article précité, fait remarquer que Constantin, né seulement après la mort de son grand-père, fut couronné un an après son frère. Il paraît vraisemblable que les deux petits princes furent couronnés au même âge. Basile, dans ce cas, serait né seulement vers la fin de 958. Ainsi se trouveraient vérifiées les indications des chroniqueurs qui lui donnent un an en novembre 959 (Muralt).

[2] Hélas, aucune ne nous a été conservée. Aucune même ne se trouve décrite ou même mentionnée dans les sources, tant est grande la pauvreté de celles-ci.

[3] Dans un autre passage de son livre, Psellos dit encore que « Basile était à la fois vif et réfléchi ».

[4] « Vingt myriades de talents. »

[5] Mathieu d’Edesse dit textuellement: « Basile se montra toujours plein de clémence envers ses peuples et se rendit ainsi recommandable. Pendant son règne, il fit rentrer dans le devoir une foule de révoltés et s’acquit une réputation de suprême bonté. Il était miséricordieux pour les veuves et les captifs et rendait justice aux opprimés. » Mais ce témoignage est suspect, car Basile fut un grand protecteur de l’Arménie. On verra qu’un des principaux souverains de ce pays lui légua ses Etats révoltés contre lui.

[6] Voyez Mathieu d’Édesse (éd. Dulaurier) et Arisdaguès de Lasdiverd.

[7] Du Cange, Fam. aug. byz., éd. de Venise de 1729, p. 122, cite une bulle suspecte du pape Adrien en date de l’an 1014, bulle publiée par Christophore Gewold, où il est question d’une impératrice des Grecs nommée Marie, fille d’un comte Othon.

[8] Du Cange, Fam. aug. Byz.

[9] Il y avait déjà eu un Skléros stratigos du thème du Péloponnèse sous le règne du basileus Michel Ier.

[10] Skylitzès a peut-être bien fait confusion avec Bardas Phocas.

[11] Basile, dit Yahia s’appuya pour régner sur son parakimomène.

[12] Je rappelle que Mathieu d’Édesse a donné un récit quelque peu fantastique d’un prétendu exil de Basile et de Constantin Vaçagavan en Arménie et du rappel des jeunes princes par Jean Tzimiscès moribond.

[13] D’après quelques phrases de la Chronique de Géorgie, il semblerait que Théophano, à son retour au Palais, ait pris une certaine part à l’exercice du pouvoir, part peut-être toute nominale. Racontant les démarches du gouvernement impérial pour s’assurer l’alliance du curopalate de Géorgie, Davith, contre le rebelle Bardas Skléros, cette chronique désigne constamment comme dirigeant les négociations avec Tornig, non point l’eunuque Basile, mais bien l’impératrice Théophano et son fils le basileus Basile. Il est difficile de décider du degré d’exactitude de cette affirmation.

[14] « Généralissime. »

[15] Ou Théodosiopolis d’Arménie.

[16] Yahia dit « gouverneur de la province de Hantzith et d’al-Khalidiy ». « Hantzith, dit M. Rosen était un district de la quatrième Arménie, faisant partie du thème de Mésopotamie ». — Sur la localité nommée al-Khalidiyàt voyez cette même note de M. Rosen et encore Freytag. — Kharpote, aussi appelée par les Arabes Hisn-Ztad, aujourd’hui Kharpout, n’est autre que la forteresse franque de Kharpert, la Quartapiert ou Catapiert de Guillaume de Tyr, ville du district de Dzoph’k (Sophène), également dans la quatrième Arménie, au sud de la branche méridionale de I’Euphrate (Dulaurier, Hist. armén. des Croisades, t. I, p. 94, note).

[17] Ou Albordgi. Voyez Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[18] Démosthène.

[19] Yahia désigne ce fonctionnaire sous le simple titre de basilikos.

[20] Ramsay, op. cit. « C’est un des rares exemples d’un nom de ville turc adopté par les Grecs. »

[21] L’Ar’adzani des Arméniens, l’Arsanias de Pline.

[22] Abou Taglib, que les Byzantins nomment Apotaglè, venait, en effet, d’être battu par le tout-puissant Bouiide Adhoud Eddaulèh qui lui avait enlevé Mossoul et l’avait fait poursuivre par ses troupes, maîtresses de la plus grande partie de la Mésopotamie, jusque dans les cités frontières de Mayyafarikîn et de Bediis (Weil). Le Hamdanide avait dû se réfugier en territoire chrétien, précisément à Hisn-Zyad, c’est-à-dire Kharpout (Voyez Rosen), et c’est là qu’il contracta alliance avec Skléros. Mais, n’ayant obtenu, ainsi qu’on va le voir, aucun bon résultat de cette union impie, il dut s’enfuir encore jusqu’à Amida, d’où, chassé par les troupes du Bouiide, il gagna finalement Damas. Là il chercha vainement à obtenir du Khalife Fatimide al-Azis la seigneurie de cette ville. Fait prisonnier par les troupes africaines de celui-ci, il fut exécuté le 29 août 979. Ainsi périt misérablement le dernier émir hamdanide de Mossoul. Sa principauté devint la proie du Bouiide.

[23] Skylitzès et Cédrénus donnent le chiffre de trois cents.

[24] C’est-à-dire « Grégoire et Pagrat. »

[25] Ce sont les mêmes probablement que « les deux patrices, fils de Pagrat, seigneur de Khalidiyât », dont parle Yahia, et qui devaient leur titre de patries déjà à Nicéphore Phocas (Voyez Rosen).

[26] Province d’Arménie l’orient du Tigre, dans les montagnes du Kurdistan. Voyez Saint-Martin.

[27] Ou Djeyhln, district de la troisième Arménie.

[28] Sur ce parfait homme de guerre, Voyez Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[29] Yahia raconte les choses d’une manière un peu différente. Suivant lui, Michel Bourtzès et le stratopédarque, qu’à l’exemple de tous les chroniqueurs orientaux il désigne constamment sous le nom d’al-Atrabasi, furent invités par le premier ministre à opérer au plus vite leur jonction avec le patrice Eustathios Maléinos, « Ibn al-Malaïni », stratigos impérial de Cilicie, en résidence à Tarsous, pour marcher de là tous ensemble contre le prétendant.

[30] Skléros aurait encore pu passer, m’écrit M. Ramsay, par Derende, autrefois Dalanda, et par Eurun, ou Gurun, autrefois Gauraina, mais dans ce cas il se serait ensuite dirigé directement à l’ouest sur Azizié-Tzamandos et n’aurait pu passer d’abord par Lykandos, comme il le fit en réalité. La route via Malatya-Dalanda-Gauraina-Tzamandos-Césarée, qui ne se trouve pas indiquée sur mes cartes, est bien tentante, mais il paraît prouvé que Lapara-Lykandos était située plus au sud sur la route de Césarée à Kokussos. Voyez Hist. Géorgie.

[31] « Je demeure toujours, m’écrit le savant archéologue anglais, dans le doute le plus complet sur la question de savoir si dans cette région la grande voie militaire suivait la route plus difficile par Tanadaris ou plus aisée par Kokussos. Je pense que Boukoulithos était plutôt située entre Arabissos et Lapara qu’entre Arga et Osdara, car Skléros, qui était encore en arrière quand son avant-garde engagea le combat avec l’ennemi à Boukoulithos, était alors à trois journées de marche de Lykandos et certainement il n’aurait pu en un aussi court espace de temps amener son armée depuis Arga jusqu’à cette ville ».

[32] « Sahag », nom arménien.

[33] Vers 892 ou 901.

[34] Après 943.

[35] Ou Lipara. Ainsi nommée, dit Skylitzès, à cause de son territoire si fertile et si gras.

[36] M. Ramsay identifie Lykandos avec la Coduzabala des Tables de Peutinger.

[37] C’est par erreur que Léon Diacre place dans ce premier grand combat la mort du stratopédarque.

[38] Par un hasard heureux, je possède le sceau de ce personnage.

[39] Ou Abd Allah.

[40] Yahia, on va le voir, nomme ce chef Oubeïd Allah tout court. Elmacin l’appelle Abd Allah Mountasir. C’est toujours le même personnage. Mountasir signifie: « celui qui a embrassé le christianisme ».

[41] Nous ignorons le prénom de celui-ci.

[42] Ou Kouleïb. Ce personnage, d’origine arabe, ignoré des auteurs byzantins et arméniens, même de autres auteurs arabes, figure une première fois dans le récit de Yahia à propos de la dernière expédition de Tzimiscès en Syrie. Je possède son sceau.

[43] Eustathios Maléinos. Il s’agit ici de la victoire du prétendant à Lykandos. On se rappelle que dans le récit de Yahia c’est Eustathios Maléinos et non Pierre Phocas qui semble avoir commandé en chef l’armée loyaliste.

[44] Oubeïd Allah n’est mentionné par Yahia que dans cet unique passage. On ne trouve son nom dans aucune autre source, sauf dans Elmacin qui le cite d’après. Yahia et le nomme, nous l’avons vu, Abd Allah Mountasir, bien probablement aussi dans Ibn Zafir qui, à l’an 350 de l’Hégire (961-962 de l’ère chrétienne), mentionne un certain Abd Allah le Malatyen, lequel, déjà alors, à la tête de troupes grecques, se battait contre Nadjé, l’esclave de Self Eddaulèh. C’est bien certainement le même personnage. On sait que Jean Courcouas, en 934, sous le règne du Porphyrogénète, avait conquis Malatya. Depuis cette date, cette ville très importante était constamment demeurée aux mains des impériaux. Abd Allah ou Oubeïd Allah devait être un des cheiks de cette cité, passé au christianisme après la conquête.

[45] Yahia écrit son nom K-n-t-t-iche.

[46] Yahia qui dans la première partie de la campagne, n’a parlé que de Michel Bourtzès et d’Eustathios Maléinos, place seulement à ce moment l’envoi à la tête de l’armée du stratopédarque Pierre et ne dit par contre pas un mot de ce protovestiaire Léon.

[47] M. Ramsay m’écrit « par Colonia, Archelais et la Phrygie Paroreios, puis Tyriaion. »

[48] Il était le frère du prince Aschod.

[49] Deniers d’argent sarrasins.

[50] Cette localité n’a point encore été identifiée par M. Ramsay. « J’imagine, m’écrit celui-ci, que ces envoyés sarrasins ont dû prendre la route la plus courte par Amorion (Voyez Hist. geogr. of Asia minor, p. 198), et je suis actuellement convaincu que cette route passait par Hyde et Héraclée et que c’est cette voie qui se trouve décrite dans Ibn Khordadhbeh (éd. de Goeje, p. 86). Dans ce cas Oxylithos devait être quelque kastron situé près de l’entrecroisement des routes Amorion-Hyde et Tyriaion-Césarée, à peu de distance de Laodicœa Combusta ».

[51] Ou Rageai. M. Ramsay n’a pas encore identifié cette localité, if n’en dit rien dans son beau livre. « Tout ce qu’on en peut dire, m’écrit-il, c’est qu’elle devait se trouver entre Dipotamon et Oxylithos. Mais de cette dernière localité je ne sais rien. Nous ne sommes donc pas plus avancés.

[52] C’est par erreur que Léon Diacre a placé cette mort au combat de Lapara. Ce chroniqueur semble n’avoir connu que cette première victoire de Bardas Skléros; pour lui, elle ne fait qu’une avec celle de Rhageas qu’il paraît avoir ignorée.

[53] Bardas Skléros, dit Yahia dans ce même paragraphe, avait renvoyé à Antioche les notables qu’Abd Allah avait expédiés prisonniers en Cappadoce avec Kouleïba.

[54] C’est le nom indiqué par Skylitzès. Léon Diacre, au contraire, nomme à ce moment comme amiral de la flotte impériale le magistros Bardas Parsakouténos, autre ancien partisan de Bardas Phocas.

[55] Pour Skylitzès et Cédrénus. Bardas Parsakouténos pour Léon Diacre.

[56] Aboulfaradj.