Première partie
Jean Tzimiscès était à peine de retour de son expédition des rives du Tigre et de l’Euphrate,[1] qu’il se vit entraîné dans le plus grave conflit avec le chef même de l’Église nationale, le patriarche, par suite de la fuite à Constantinople du pape de Rome, Boniface. Ce patriarche était toujours encore ce vénérable Basile que Jean avait été chercher quatre ans auparavant dans sa solitude de l’Olympe de Bithynie pour l’élever à la plus haute dignité ecclésiastique. Malgré l’estime dans laquelle il continuait de le tenir, il se vit forcé de sévir contre lui avec la dernière rigueur. Immédiatement après avoir mentionné brièvement le triomphe célébré par Jean à son retour de Mésopotamie, Léon Diacre ajoute ces mots « Le patriarche fut calomnieusement desservi auprès du basileus par les évêques que son extrême austérité indisposait contre lui. On l’accusa faussement d’avoir promis la succession au trône à un personnage très en vue.[2] On lui reprocha en outre de mal administrer l’Église et de transgresser les saints canons. Sommé de comparaître devant le tribunal impérial pour se disculper, il s’y refusa, soutenant que seul un concile oecuménique, c’est-à-dire universel, pouvait être saisi de son cas, l’Église reconnaissant à cette seule assemblée de tous les pères le pouvoir de juger et éventuellement de déposer un patriarche. Il déclara qu’il ne comparaîtrait et ne se défendrait que devant cette seule juridiction. Par ordre du basileus irrité, il fut déposé et exilé dans ce monastère du Scamandre, dans la plaine de Troie, que lui-même avait fait construire dans le lieu où jadis il avait mené la vie d’un pieux ermite. » Suit le très caractéristique portrait du vieux, patriarche déposé: « Le saint homme, dit Léon Diacre, vivait tellement en ascète qu’il ne mangeait que juste de quoi ne pas mourir de faim, ne prenant jamais de viande, se nourrissant du suc des baies sauvages, ne buvant que de l’eau. Dès ses plus jeunes ans il n’avait cessé de suivre cette existence presque surhumaine de lutte contre ses penchants naturels. Hiver comme été il portait le même vêtement sordide, ne le quittant que lorsqu’il tombait en lambeaux. Jamais il ne dormait dans un lit, toujours sur la terre nue. On s’accordait à lui reconnaître pour unique défaut un penchant trop vif à surveiller la conduite des autres, à s’immiscer plus que de raison dans leurs affaires. C’était une nature curieuse et investigatrice ».[3] Enfin le même chroniqueur nous donne encore le portrait, également fort beau, du successeur que le basileus donna à ce saint homme. « Après que Basile eut été ainsi exilé, poursuit-il, il fut remplacé par son ancien syncelle, Antoine de Stoudion, qui, dès sa première jeunesse, avait, lui aussi, mené une existence d’ascète dans ce monastère célèbre entre tous ceux de la capitale.[4] C’était encore un homme de haute vertu apostolique. Les souverains, les grands de la terre, charmés par sa piété, l’avaient comblé de biens de toutes sortes, dont il ne conservait rien sinon ce qui lui était strictement nécessaire pour se vêtir, se dépouillant de tout pour les pauvres, leur distribuant le peu que lui rapportait sa charge de syncelle. Grande était sa science tant des choses divines que des choses humaines. Son éloquence était pleine d’une exquise douceur. Il était à cette époque d’un âge déjà avancé. Tous ceux qui venaient le visiter, même les riches, les puissants, les orgueilleux, le quittaient plus pieux, plus pénétrés de la vanité des choses de ce monde, plus détachés d’elles. Il rendait foi et courage aux plus malheureux. Tous s’en allaient paisibles, résignés à ne plus se laisser aller au désespoir, mais bien à invoquer le secours du Dieu tout-puissant et à espérer de lui le salut. C’était un homme véritablement angélique, une âme quasi-divine. Tel fut Antoine de Stoudion dans sa vie et ses discours », dit le Diacre en terminant. Les autres historiens de Jean Tzimiscès, Skylitzès, Cédrénus, puis aussi Zonaras, ces deux derniers écrivant vers le milieu du douzième siècle, disent quelques mots à peine, Cédrénus surtout, de cette chute du patriarche Basile et de l’élévation de son successeur. Tous deux, ainsi qu’Ephrem et Joël racontent simplement « qu’ayant été accusé de divers griefs, il fut déposé par un synode ». Même à l’époque où ils vivaient, ces chroniqueurs semblent redouter encore de parler d’un fait sous lequel se cachait quelque secret dangereux. Léon Diacre, aussi, use d’expressions particulières, comme s’il se mouvait sur un terrain brûlant, et cependant il ne parvient pas à nous celer qu’il donne secrètement raison au patriarche Basile, puisqu’il nous le représente comme la victime très pure de quelques prêtres envieux et intrigants. D’où peut bien provenir cette gène si visible de tous ces chroniqueurs? De ce fait, tout simplement, insinue Gfrœrer, qu’ils n’ont pas osé nous révéler à quel point toute cette affaire se reliait aux difficultés avec Rome. Lorsque Jean Tzimiscès eut invité le patriarche à s’expliquer devant lui, celui-ci déclara qu’il ne reconnaîtrait jamais d’autre juridiction que celle d’un concile oecuménique. Or aucune assemblée de cette nature ne pouvait être convoquée sans l’assentiment et la coopération du pape de Rome. Par cette réponse, le patriarche Basile entendait donc très certainement placer sa cause sous la protection du vicaire de Jésus-Christ, et c’est précisément ce que Jean Tzimiscès, basileus d’Orient, ne pouvait à aucun prix tolérer. Dès le début du dixième siècle on s’aperçoit à divers indices très clairs que le siège patriarcal de Constantinople, et cela avec le plein assentiment du Palais Sacré, non seulement entretenait avec Rome des relations fort suivies, mais même reconnaissait d’une manière effective la suzeraineté du Pape occidental. C’est ainsi, par exemple, que, faisant droit aux justes représentations du vicaire de Jésus-Christ, l’empereur Romain Lécapène avait replacé sous l’autorité du siège de Rome l’Eglise dalmate. De même encore sur la demande expresse de ce basileus, on avait vu le pape Jean IX faire sacrer patriarche par ses délégués le jeune prince Théophylacte, fils de celui-ci. Bien qu’aucun témoignage ne vienne affirmer d’une manière précise que le successeur de ce dernier sur le trône patriarcal, Polyeucte, ait, lui aussi, maintenu l’union avec Rome, le fait n’en est pas moins indubitable, puisque nous voyons que son successeur à lui, Basile, qui était dans les mêmes opinions que lui, qui agissait dans un sens identique, qui fut élu après lui surtout pour cette cause, n’hésita pas à proclamer à la face du monde, dans l’automne de l’an 974, qu’il reconnaissait le Pape de Rome pour son juge suprême par l’entremise d’un concile universel et pour son protecteur spirituel tout à la fois. D’autre part il n’en est pas moins à peu près certain que, durant le cours de ce même pontificat de Polyeucte, la bonne entente entre les deux Églises avait dû être sinon rompue, du moins gravement compromise par les atteintes si vives portées par Nicéphore Phocas aux libertés de celle d’Orient, atteintes dont j’ai fait le récit dans le volume consacré à la vie de ce basileus. Et ce qui se passait à Rome à cette époque donnait à ce prince une excuse très plausible pour son attitude en ces circonstances. C’est en effet à l’époque même du début de ce règne que l’Eglise d’Occident était tombée sous l’autorité despotique d’Othon Ier d’Allemagne et s’était vue dépouillée par ce prince de toutes ses libertés. Et quand nous voyons le fondateur illustre de la maison capétienne en France songer dès l’an 990 à rompre avec Rome parce qu’il ne croyait plus pouvoir reconnaître le pape comme chef de son Église nationale depuis que celui-ci s’était mis si complètement dans la main des princes de la maison de Saxe, de même nous pouvons croire que des motifs identiques avaient dû peser avec une force non moindre trente années auparavant sur les déterminations du basileus byzantin, puisque, bien qu’on admît encore à Constantinople que l’arrangement conclu sous Romain Lécapène entre les deux Églises d’Occident et d’Orient pût être maintenu, on n’en vivait pas moins, dans cette capitale, dans l’inquiétude constante que l’empereur saxon ne vînt à mésuser du pouvoir qu’il s’était arrogé sur la papauté pour contraindre celle-ci à agir exclusivement en sa faveur. Les papes en effet ne jouissaient plus du moindre libre arbitre sous la main de fer des empereurs transalpins. Nicéphore Phocas n’a jamais fait mystère des motifs qui le firent ainsi incliner dans un sens hostile à la papauté. Il en a fait à maintes reprises l’aveu public et constamment il a agi en conséquence de ces déclarations. Ce fut avec des soldats à lui, des soldats grecs, que le lombard Adalbert lutta durant des années contre l’empereur Othon, et lorsque le parti dit tusculan qui au mois de décembre 965. avait renversé la créature de celui-ci, le pape Jean XIII, eut été, à son tour, chassé de Rome et d’Italie, Nicéphore Phocas accueillit ces vaincus à bras ouverts à Constantinople. De même dans la première des entrevues qu’il eut avec Liutprand, l’ambassadeur d’Othon, le rude basileus nous a fait connaître sa manière de voir de la façon la plus explicite. « Il eût été de notre devoir, dit-il à l’envoyé d’Occident, il eût été de notre désir de te recevoir avec cordialité et magnificence. La conduite inique de ton maître ne nous l’a pas permis. » Il continua longtemps sur ce ton, reprochant brutalement à l’envoyé d’Othon les odieuses agressions commises par ce prince à Rome. Nicéphore Phocas tira une première vengeance des Allemands en infligeant affront sur affront à l’évêque de Crémone venu à Constantinople pour demander en mariage la fiancée que l’on sait. Il avait du reste tout intérêt à repousser ce mariage qui, en cas de mort des deux héritiers légitimes du trône, Basile et Constantin, eût créé au fils d’Othon des droits sur la couronne d’Orient à son propre préjudice à lui qui pouvait bien passer pour quelque peu usurpateur. Et la preuve que cette pensée secrète dominait bien pour toutes les négociations de la maison de Saxe en cette affaire, c’est qu’une fois que ce mariage tant différé eut enfin été conclu, Othon II ne tarda pas, nous le verrons, à réclamer de ce chef au nom de sa femme les possessions byzantines d’Italie et cela bien que ses beaux-frères fussent à ce moment assis pleins de vie sur le trône des basileis à Constantinople. Il était donc naturel que Nicéphore Phocas cherchât à couper court immédiatement aux agissements de Liutprand. Toutefois, malgré la rupture survenue entre les deux cours à la suite de cette malheureuse ambassade, les grandes qualités du patriarche Polyeucte furent encore assez puissantes, après le trépas de Nicéphore, non seulement pour ramener dès les débuts du règne suivant le triomphe de l’Église d’Orient si longtemps opprimée et la restauration de son indépendance, mais encore pour rétablir entièrement les bonnes relations entre celle-ci et Rome, relations si complètement interrompues depuis le dernier règne. Il semble même probable, bien que les sources ne le disent pas, que le vieux patriarche, pour complaire au pape Jean XIII, partisan de l’union projetée entre Othon II et la princesse Théophano, ait puissamment contribué à conduire à ce moment jusque dans les bras du jeune héritier de l’empire germanique sa fiancée orientale. Nous avons vu que dès la troisième année de son règne, au printemps de l’an 972, Jean Tzimiscès envoya en Italie la jeune princesse, mais ce ne fut bien certainement qu’après avoir posé un certain nombre de conditions fort précises. Qu’on veuille bien faire attention aux faits que voici: le 14 avril 972, le pape Jean XIII bénit à Rome le mariage du nouveau couple princier; le même jour Othon II assigne un vaste douaire à son épouse byzantine; huit jours plus tard les deux Othon sont à Ravenne; le 28 avril ils sont encore à Pavie; le 20 juillet ils sont à Milan; le 14 août nous les retrouvons sur terre allemande à Saint-Gall, et jamais, depuis, Othon le Grand n’a revu la terre d’Italie. « Je pense, dit Gfrœrer, dont je cite ici textuellement les paroles, que Jean Tzimiscès a dû faire signifier à peu près ceci à son collègue d’Occident: « Vous voulez la main de Théophano pour le jeune Othon; j’y consens, mais à condition que tous deux, le père comme le fils, vous vous en alliez de Rome. » Qui oserait contester que Jean Tzimiscès ne se soit point jusqu’à cette année 972 conduit avec générosité, bien plus, en parfait catholique, envers l’Église? Et si ce même souverain se vit dans l’obligation de porter à celle-ci, en 974, un coup aussi dur que celui de la déposition du patriarche Basile, ne doit-on pas en inférer qu’il dut avoir pour cela les raisons les plus sérieuses? Nous sommes en effet très exactement fixés sur l’époque précise de cette déposition du chef de l’Église orthodoxe. Du texte de Léon Diacre il semble déjà ressortir nettement que cet événement n’eut lieu qu’après le retour du basileus de sa première campagne d’Asie, donc après le mois d’août de l’an 974. Mais Zonaras nous fournit une indication encore plus formelle: « Basile, dit-il, fut banni quatre ans après qu’il eut été nommé patriarche ». Or ce prélat avait été élu en février 910: donc c’est bien dans le courant de cette année 974 que le vénérable Basile éprouva l’inconstance de la fortune, et Zonaras vient ici très nettement confirmer le dire de Léon Diacre. Je dois ajouter toutefois que Yahia, d’ordinaire si précis, dit que Basile fut déposé après un règne de trois ans et un mois, c’est-à-dire déjà en mars de cette année 974. Il n’est que temps de rechercher quel put être l’événement considérable qui, dans cette année 974, eut assez d’importance pour pousser ce prince, jusque-là si correct en matière d’administration ecclésiastique, à prendre une détermination aussi grave. Ce fut une circonstance très subite, entièrement inattendue, bien faite en vérité pour expliquer l’acte si prompt de l’ardent basileus, aussi pour l’excuser en très grande partie. En juillet 974, alors que Jean Tzimiscès et son armée parcouraient
les sables brûlants de Dès la fin d’août, après un peu plus d’un mois de règne,
le nouvel et indigne chef de l’Église avait été à son tour honteusement
chassé d’Italie par le parti allemand, redevenu le plus fort. Il s’était
alors enfui à Constantinople chargé des trésors du Vatican », venant réclamer
un sûr asile auprès du basileus Jean, son protecteur naturel. Il se retrouva
dans Un des premiers soins de Benoît VII fut d’excommunier Boniface dans un synode solennel. Celui-ci avait dû arriver dans la capitale byzantine à peu près en même temps que le basileus rentrant de sa victorieuse expédition d’Asie. Quels durent être les entretiens tenus aussitôt au Palais Sacré? « Evidemment, dit Gfrœrer, et cela ressort de la succession même des faits, de toutes parts autour du basileus on dut s’écrier: « Rompons avec Rome. Puisque Benoît VII a osé excommunier le fidèle partisan de notre basileus, qu’il soit anathème à son tour ». « Mon avis, poursuit l’historien allemand, est que ce fut bien là la ligne de conduite adoptée par Jean Tzimiscès en ces redoutables circonstances. Pour donner à cette entreprise si grave de la rupture avec Rome une sorte de sanction légale, il dut solliciter aussitôt l’appui du patriarche Basile. Mais le vieux pontife, très certainement, répondit à ces ouvertures par un refus péremptoire. Il ne pouvait répondre autrement, lui qui s’était constamment conduit en fils respectueux de l’Église, reconnaissant pour son pape le pape de Rome non point parce que celui-ci était arrivé au pouvoir par le secours de tel ou tel parti, mais parce qu’il se trouvait assis sur le trône du Prince des apôtres. Ce fut alors que Jean, exaspéré par ce refus qui bouleversait tout son plan, résolu à déposer l’entêté patriarche, dut chercher pour cela un biais qui eût quelque apparence de droit. Dans les rangs du haut clergé byzantin, comme partout ailleurs, il y eut à toutes les époques des courtisans constamment empressés à satisfaire, lorsque cela pouvait leur être de quelque profit, les désirs du souverain quel qu’il fût. Ces louches personnages eurent tôt fait de formuler toute une série de plaintes contre leur chef hiérarchique. Léon Diacre les désigne nettement comme étant des évêques sous les dénonciations desquelles Basile succomba. Comme dans ces cas la vérité vraie ne se dit jamais, les plaignants durent se garder d’expliquer qu’on en voulait au patriarche parce qu’il était résolu à maintenir l’union avec Rome malgré l’expulsion de Boniface. Ils aimèrent mieux soutenir effrontément que Basile ne se conduisait pas en fidèle sujet du basileus, qu’il avait en outre porté atteinte à certains droits du clergé. Cette remarque caractéristique de Léon Diacre, que Basile surveillait avec trop de sévérité le genre de vie de ses pareils, signifie simplement que le patriarche avait eu la main quelque peu rude à l’endroit des prêtres du parti de la cour qui l’attaquaient maintenant et qu’il leur avait à l’occasion fait sentir durement le poids de son bâton épiscopal. De même le second grief articulé par ce chroniqueur contre Basile à savoir que le vieux prélat s’immisçait trop activement dans les affaires des autres, veut dire, semble-t-il, tout uniment qu’il aimait à tenir personnellement la main à ce que le basileus exécutât fidèlement les capitulations signées en 970 entre le pouvoir séculier et son prédécesseur à lui Polyeucte, au nom de l’Église. Maintenant le patriarche payait pour sa courageuse attitude dans ces deux ordres de circonstances, et quand on sut au Palais Sacré qu’il ne prêtait aucune attention à l’invitation qu’on lui avait adressée d’avoir à se justifier devant le prince, que tout au contraire il en appelait à un concile oecuménique et au pape de Rome, Jean Tzimiscès n’hésita plus à le déposer aussitôt pour couper court à toute nouvelle manifestation d’indépendance de sa part. Toutefois, sur un point et certes un des plus importants le basileus demeura fidèle à l’esprit de la convention de 970. Dans la personne du syncelle Antoine, ce fut bien le plus méritant qu’il éleva à la dignité suprême de l’Eglise en remplacement de l’ermite du Scamandre, et par ce choix il fit vraiment preuve d’un tempérament politique à la hauteur de la tâche qu’il s’était imposée. Par contre, ce n’est certainement pas sans intention que Léon Diacre insiste sur l’âge si avancé du nouveau patriarche. Probablement le nouveau basileus estima très judicieusement qu’un pontife chargé d’ans serait moins ardent à livrer des combats nouveaux pour les libertés de l’Eglise. En cela du reste il se trompait étrangement, ainsi qu’on le verra, bien que la lutte courageuse entreprise par Antoine le Stoudite pour la défense des droits ecclésiastiques soit postérieure à sa mort à lui. Après le bannissement du vénérable Basile, il est encore certain que le Palais Sacré dut se refuser à reconnaître le pape Benoît VII coupable à ses yeux d’avoir excommunié Boniface. Toutes relations entre les deux Eglises durent même à ce point être rompues que l’accord ne put être rétabli que dix ans plus tard, et encore ne le fut-il que par la violence, alors qu’après la mort de Benoît VII au mois d’octobre 983, Boniface, demeuré constamment à l’affût d’une restauration, fut parvenu, avec l’appui moral et probablement matériel du Palais Sacré, à chasser Jean XIV le successeur élu de son adversaire défunt, et à redevenir pape une seconde fois, pour peu de temps, il est vrai, puisqu’il ne put se maintenir qu’un an à peine sur le trône romain. On le voit, les violences exercées par les empereurs de la maison de Saxe pour arriver à placer sous leur dépendance le siège de saint Pierre eurent ce résultat immédiat que les basileis orientaux mirent de leur côté tout en oeuvre pour faire nommer des papes favorables à leur cause. Ils étaient tenus d’agir de la sorte parce que les chefs élus de leur Eglise nationale, accoutumés depuis près d’un siècle à l’union avec le vicaire du Christ, ne voulaient à aucun prix y renoncer, aussi parce qu’eux-mêmes redoutaient l’influence prépondérante des empereurs germains sur les affaires de Rome, sachant par expérience que cette influence leur serait constamment hostile. Telle fut l’histoire du remplacement du patriarche Basile par le patriarche Antoine dans l’automne de l’année 974 à Constantinople. Immédiatement après le récit de ces événements, Léon Diacre nous fait part de celui-ci qui semble avoir eu à ses yeux une importance au moins égale: « Dans ce même temps, dit-il, deux jumeaux, originaires de Cappadoce, parcoururent en tous sens la terre de Roum. Moi qui écris ces lignes, je les ai souvent vus en Asie, prodige étonnant et nouveau. Ils étaient parfaitement constitués, possédant tous leurs membres, mais de l’aisselle jusqu’à la hanche ils étaient unis, leurs deux corps ne faisant qu’un. Des deux bras par lesquels ils se touchaient, ils s’entouraient réciproquement le cou; des deux autres, ils s’appuyaient chacun sur un bâton qui soutenait leur marche. Ils avaient trente ans. Ils avaient l’air jeune et florissant. Pour les plus longs déplacements, ils montaient à mulet, assis de côté, à la mode des femmes. Ils étaient d’humeur extraordinairement douce et avenante. En voilà assez sur ce sujet. » Les prodiges qui font courir les foules sont de tous les temps. Les annalistes byzantins ont mentionné fréquemment de pareilles monstruosités ameutant les populations naïves, des jumeaux ainsi liés, passant toujours pour des présages effrayants. Dès les premiers jours du printemps de l’an 975, le
basileus se retrouva à la tête de ses troupes fidèles sur la route de la
lointaine Syrie. Dans les campagnes précédentes, l’armée grecque avait
parcouru et ravagé bien plutôt que conquis Donc du côté de Bagdad rien à craindre pour l’heure de
l’ennemi héréditaire, trop absorbé par des luttes intestines. Aussi le
basileus Jean avait-il aujourd’hui pour objectifs A peine établi en maître dans le Delta, Mouizz avait, nous
l’avons vu, fait occuper par ses troupes toute cette portion méridionale de Mouizz, dont le lieutenant Djauher avait fait pour la
première fois proclamer le nom dans la prière officielle à la mosquée de
Touloun au Caire avec la formule chiite à la fin du mois de mars 970, n’avait
fait son entrée triomphale dans sa nouvelle capitale qu’à la fin du printemps
de l’année 973. Malgré les attaques répétées des terribles Karmathes qui
avaient battu et tué en 971 son général Djafar dès la première entrée de ses
soldats africains en Syrie, qui avaient ensuite pénétré jusqu’aux portes du Caire
d’où Djauher les avait repoussés à la fin de décembre 971, et qui venaient
encore d’envahir Le plus important de ces lieutenants égyptiens en Syrie à ce moment était Mahmoud Ibrahim,[5] le fils même de ce Djafar ibn Fallah qui avait été tué par les Karmathes sous Damas en 971. C’était un des meilleurs officiers de Djauher. A la tête de ses parfaits guerriers maghrébins, il n’avait pas eu de peine à achever la conquête des places syriennes. Le vingt-troisième jour du mois de ramadhan de l’an 363 de l’Hégire, donc dans le courant du mois de juin 974, durant que le basileus Jean Tzimiscès était en Mésopotamie, il était entré victorieux dans Damas qu’il avait occupée définitivement au nom de Mouizz et où ses noirs soldats avaient fait régner la terreur.[6] De suite, il avait expédié au Khalife au Caire les chefs karmathes pris dans cette ville. Un de leurs alliés, Nâbulusi, avait été envoyé avec eux. Celui-là était accusé d’avoir dit que s’il avait dix flèches il en lancerait neuf sur les Maghrébins, c’est-à-dire les Africains, et une seulement sur les Grecs. Interrogé, il ne nia point ce propos infâme et fut écorché vif. Sa peau bourrée de paille fut mise en croix. Dès le mois de janvier 975,[7] Mahmoud Ibrahim,
le fils de Djafar, qui n’avait pas réussi dans le gouvernement de cette
turbulente cité de Damas, avait été révoqué et remplacé à la tête de cette
ville et de Reïhan, dès son arrivée à Damas, avait pris en mains le
gouvernement de Donc les lieutenants ou les vassaux du Fatimide s’étaient réinstallés non seulement en Syrie proprement dite, mais aussi dans les cités maritimes de la côte phénicienne. Dès la fin de 974 et le commencement de cette année 975 les soldats du Maghreb, les Africains maudits, avaient repris la marche en avant un instant arrêtée par l’insuccès de Djafar ibn Fallah sous Antioche. Encore à l’instant même on venait d’apprendre au Palais Sacré que l’eunuque Nacîr, un des chambellans de Mouizz, successeur de Reïhan à la tête des troupes d’Egypte, opérant sur la côte de Phénicie, venait en janvier de chasser de Beyrouth la garnison byzantine et un peu après de battre les forces grecques aux environs de Tripoli,[10] un nouvel et sérieux échec, un nouveau progrès de l’ennemi vers Antioche. A l’anarchie générale consécutive à l’effondrement de la
puissance des Abbassides avait succédé de ce côté une politique d’agression
constante. La brillante défense d’Antioche n’avait en rien dissipé le danger
immense que faisait courir à l’empire sur cette frontière le changement
survenu dans le gouvernement de l’Égypte et par suite dans la situation de Jean Tzimiscès envahit donc cette contrée au printemps de
l’an 975, pour y reprendre l’oeuvre de Nicéphore Phocas en détruisant le
péril égyptien. L’ardent basileus ne songeait à rien moins qu’à reconquérir
avec Jérusalem, Jusqu’à ces dernières années nous étions aussi mal renseignés sur cette superbe expédition de 975 que sur la précédente. Comme c’est presque toujours le cas pour cette époque obscure entre toutes de l’histoire de l’Orient, nous ne possédions par les annalistes arabes ou byzantins que les plus maigres détails sur cette campagne dernière d’un des plus grands héros militaires du xe siècle. Une page de Léon Diacre, une d’Aboulfaradj, où les deux expéditions de 974 et 975 sont confondues en une seule, placée par cet auteur à la première de ces années, deux lignes de Skylitzès reproduites par Cédrénus et Glycas, un précieux passage de Yahia: c’était à peu près tout. Ces chroniqueurs énuméraient bien les reliques conquises dans telle cité, mais ils ne disaient presque pas un mot sur les opérations militaires proprement dites. Ils ne disaient point même par quelle route Jean Tzimiscès franchit le mont Taurus et nous savions seulement par eux qu’il quitta Constantinople au printemps pour rejoindre son armée. Puis soudain, par un saut énorme dans l’obscurité, ils nous le montraient assiégeant Membedj, capitale de la brûlante Euphratèse, cette place forte sarrasine déjà tant de fois prise et reprise dans ces guerres interminables. Bref, nous en étions réduits sur cette expédition fameuse au récit de quelques assauts de villes, à celui de la réception du basileus aux portes de Damas, à l’histoire d’une Icône miraculeuse retrouvée à Edesse par l’armée victorieuse. Or, par un hasard extraordinaire, il se trouve qu’un autre document concernant cette campagne si mal connue, document tout à fait exceptionnel, nous a été conservé qui n’a été que depuis peu mis en lumière. Il s’agit, ô fortune, d’une longue lettre indiscutablement authentique de Jean Tzimiscès à son nouvel allié le souverain Pagratide d’Arménie Aschod III, le roi d’Ani qui lui avait, on se le rappelle, fourni dix mille soldats de son pays l’an d’auparavant ! Le texte presque complet de cette lettre infiniment curieuse nous a été conservé par l’historien Mathieu d’Edesse dans sa Chronique récemment publiée. C’est là un bonheur vraiment inespéré, alors que toutes les autres archives des dynasties royales arméniennes, tant pagratide que roupénienne, ont péri depuis des siècles dans les cataclysmes au milieu desquels a sombré cette nationalité infortunée. Cette lettre impériale, abondante en faits inédits du plus vif intérêt, est un bulletin officiel aussi véridique que détaillé de la campagne de 975 en Syrie et des triomphes éclatants remportés par le basileus et ses troupes fidèles sur les Musulmans, bulletin signé de ce grand nom lui-même. Longtemps ignoré, demeuré jusqu’à ce siècle enfoui dans le texte arménien du vieil évêque d’Edesse traduit une première fois en 1811 par F. Martin, mais demeuré malgré cela presque aussi parfaitement inconnu, ce texte d’une valeur inappréciable a été traduit une seconde fois en 1858 par M. Dulaurier, qui l’a, cette fois, vraiment tiré de la nuit où il gisait. Grâce à lui il est devenu possible de contrôler et de rectifier les récits si incomplets des chroniqueurs byzantins et arabes. On verra que ceux-ci n’ajoutent que bien peu de chose au récit impérial et que le plus souvent ils font erreur. Tout naturellement même, leur témoignage lorsqu’il est contraire doit céder devant celui de l’illustre écrivain qui a dirigé toutes les opérations et a certainement écrit la vérité à son allié. Quant à l’authenticité du document, elle ne saurait faire de doute.[11] Certainement Mathieu d’Édesse, qui écrivait dans le premier tiers du xe siècle, avait pu copier cette lettre sur l’original, qui devait à ce moment encore être conservé aux archives royales des Pagratides d’Ani. Donc ce chroniqueur, après avoir raconté la pointe de Jean Tzimiscès et de son armée jusqu’à la frontière d’Arménie, le traité d’alliance signé avec le roi Aschod III, la campagne en Mésopotamie, le siège d’Amida, la marche avortée sur Bagdad, tous événements qui se rapportent aux opérations de l’an 974, poursuit en ces termes: « Le basileus se dirigea alors vers Jérusalem[12] et écrivit à Aschod une lettre ainsi conçue:[13] « Aschod, Schahanschah,[14] mon fils spirituel,[15] écoute et apprends les merveilles que Dieu a opérées en notre faveur et nos miraculeuses victoires, qui montrent qu’il est impossible de sonder la profondeur de la bonté divine. Les éclatantes marques de faveur qu’il a accordées à son héritage, cette année, par l’intermédiaire de Notre Royauté, nous voulons les faire connaître à ta gloire, ô Aschod, mon fils, et t’en instruire; car, en ta qualité de chrétien et de fidèle ami de Notre Royauté, tu t’en réjouiras et tu exalteras la grandeur sublime du Christ, notre Seigneur; tu sauras ainsi que Dieu est le protecteur constant des chrétiens, lui qui a permis que Notre Royauté réduisit sous le joug tout l’Orient des Perses.[16] Tu apprendras comment nous avons emporté de Nisibe, ville des Musulmans, les reliques du patriarche saint Jacques;[17] comment nous leur avons fait payer le tribut qu’ils nous devaient, et leur avons enlevé des captifs. Notre expédition avait aussi pour but de châtier l’orgueil et la présomption de l’Émir al Mouménin, souverain des Africains nommés Makher Arabes,[18] lequel s’était avancé contre nous avec des forces considérables. Dans le premier moment elles avaient mis en péril notre armée, mais ensuite nous les avons vaincus, grâce à la force irrésistible et au secours de Dieu, et elles se sont retirées comme nos autres ennemis. Alors nous nous sommes rendus maîtres de l’intérieur de leur pays et nous avons passé au fil de l’épée les populations d’une foule de provinces. Après quoi, opérant promptement notre retraite, nous avons pris nos quartiers d’hiver.[19] Au commencement d’avril[20] mettant sur pied
toute notre cavalerie, nous nous sommes mis en campagne et nous sommes entrés
dans Étant allés au mont Thabor, nous montâmes au lieu où le Christ, notre Dieu, fut transfiguré. Pendant que nous faisions halte, des gens vinrent à nous, de Ramleh et de Jérusalem, solliciter Notre Royauté et implorer notre merci, ils nous demandèrent un chef, se reconnurent nos tributaires el consentirent à accepter notre domination; nous leur accordâmes ce qu’ils souhaitaient. Notre désir était d’affranchir le saint tombeau du Christ des outrages des Musulmans. Nous établîmes des chefs militaires dans tous les thèmes soumis par nous et devenus nos tributaires, à Bethsan, qui se nomme aussi Décapolis,[24] à Génésareth et à Acre, appelée également Ptolémaïs. Les habitants s’engagèrent, par écrit, à nous payer chaque année, un tribut perpétuel et à vivre sous notre autorité. De là, nous nous portâmes vers Césarée, qui est située sur les bords de la mer Océane, et qui fut réduite; et si ces maudits Africains, qui avaient établi là leur résidence, ne s’étaient pas réfugiés dans les forteresses du littoral, nous serions allés, soutenus par le secours de Dieu, dans la cité sainte de Jérusalem, et nous aurions pu prier dans ces lieux vénérés. Les populations des bords de la mer ayant pris la fuite nous assujettîmes la partie supérieure du pays à la domination romaine et nous y plaçâmes un commandant. Nous attirions à nous les habitants; mais ceux qui se montraient réfractaires, étaient forcés de se rendre. Nous suivîmes la route qui longe la mer et qui va aboutir en droite ligne à Béryte, cité illustre, renommée, protégée par de forts remparts et qui porte aujourd’hui le nom de Beyrouth. Nous nous en rendîmes maîtres après une lutte très vive. Nous fîmes mille Africains prisonniers, ainsi que Nouceïry,[25] général de l’Émir al-Mouménin, et d’autres officiers du plus haut rang. Cette ville fut confiée par nous à un chef de notre choix. Puis nous résolûmes de marcher sur Sidon; dès que les habitants eurent connaissance de notre dessein, ils nous députèrent leurs anciens. Ceux-ci vinrent implorer Notre Royauté et demander à devenir nos tributaires et nos très humbles esclaves à jamais. D’après ces assurances, nous consentîmes à écouter leurs prières et à accomplir leurs volontés. Nous exigeâmes d’eux un tribut et nous leur imposâmes des chefs. Nous étant remis en marche, nous nous dirigeâmes vers Byblos, ancienne et redoutable forteresse que nous prîmes d’assaut, et dont nous réduisîmes la garnison en servitude. Nous suivîmes ainsi toutes les villes du littoral en les mettant à sac et en livrant les habitants à l’esclavage. Nous eûmes à traverser des routes étroites par où n’avait jamais passé la cavalerie, routes affreuses et très pénibles. Nous rencontrâmes des cités populeuses et magnifiques et des forteresses défendues par de solides murailles et par des garnisons arabes. Nous les avons toutes assiégées et ruinées de fond en comble, et nous en avons emmené les habitants captifs. Avant d’arriver devant Tripoli, nous envoyâmes la cavalerie des « Thimatsis » (des Thèmes) et des Daschkhamadtsis[26] au défilé de Karérès[27] parce que nous avions appris que les maudits Africains s’étaient postés dans ce passage. Nous recommandâmes à nos troupes de s’embusquer, et nous leur préparâmes un piège mortel. Nos ordres furent exécutés. Deux mille de ces Africains s’étant montrés à découvert s’élancèrent contre les nôtres qui en tuèrent un grand nombre et leur firent beaucoup de prisonniers, qu’ils conduisirent en présence de Notre Royauté. Partout où ils rencontraient des fugitifs, ils s’emparaient d’eux. Nous saccageâmes de fond en comble toute la province de Tripoli, détruisant entièrement les vignes, les oliviers et les jardins: partout nous répandîmes le ravage et la désolation. Les Africains qui stationnaient là osèrent marcher contre nous; aussitôt nous précipitant sur eux, nous les exterminâmes jusqu’au dernier. Nous nous rendîmes maîtres de la grande ville de Djouel,[28] appelée aussi Gabaon, de Balanée, de Séhoun[29] ainsi que de la célèbre Bourzô,[30] et il ne resta, jusqu’à Ramleh et Césarée, ni mer ni terre qui ne se soumît à nous, par la puissance du Dieu incréé. Nos conquêtes se sont étendues jusqu’à la grande Babylone,[31] et nous avons dicté des lois aux habitants, et nous les avons faits nos esclaves; car pendant cinq mois nous avons parcouru le pays avec des forces nombreuses, détruisant les villes, ravageant les provinces, sans que l’Emir al-Mouménin osât sortir de Babylone à notre rencontre, ou envoyer de la cavalerie au secours de ses troupes: et si ce n’eût été la chaleur excessive et les routes dépourvues d’eau dans les lieux qui avoisinent cette ville, comme Ta Gloire doit le savoir, notre Royauté serait arrivée jusque-là; car nous avons poursuivi ce prince jusqu’en Égypte et nous l’avons complètement vaincu, par la grâce de Dieu de qui nous tenons notre couronne. Maintenant toute Tu sauras que Dieu a accordé aux chrétiens des succès
comme jamais nul n’en avait obtenu. Nous avons trouvé, à Gabaon, les saintes
sandales du Christ, avec lesquelles il a marché lorsqu’il parut sur la terre,
ainsi que l’image du Sauveur qui, dans la suite des temps, avait été
transpercée par les Juifs, et d’où coulèrent, à l’instant même, du sang et de
l’eau, mais nous n’y avons pas aperçu le coup de lance. Nous trouvâmes aussi
dans cette ville la précieuse chevelure de saint Jean-Baptiste le Précurseur.[33] Ayant recueilli
ces reliques, nous les avons emportées pour les conserver dans notre Ville
que Dieu protège. Au mois de septembre, nous avons conduit à Antioche notre
armée sauvée par sa toute-puissante protection. Nous avons fait connaître ces
faits à Ta Gloire, afin que tu sois dans l’admiration en lisant ce récit, et
que tu glorifies, de ton côté, l’immense bonté de Dieu; afin que tu saches
quelles belles actions ont été accomplies dans ces temps-ci, et combien le
nombre en est grand. La domination de Le texte de ce triomphant bulletin de victoire, précieux entre tous, est immédiatement suivi, dans le récit de Mathieu d’Edesse, de cette autre missive impériale adressée à un des fonctionnaires militaires du roi Aschod, gouverneur de sa province de Darôn. Ce document, dont l’authenticité frappante vient affirmer encore celle de la lettre au roi d’Arménie, a trait à deux des clauses du traité signé par Jean Tzimiscès avec Aschod l’année précédente, clauses qui n’avaient point été exécutées. Certainement les deux lettres, comme aussi la troisième que je transcris plus loin, ont dû être expédiées par le même courrier. De même elles ont dû être dépensées ensemble aux archives royales d’Arménie, où Mathieu d’Édesse les aura retrouvées et transcrites toutes trois en suivant. Voici la lettre au gouverneur du Darôn: « A Anaph’ourden Léon, protospathaire de Terdchan,[34] gouverneur militaire du Terdchan, salut et joie en notre Seigneur ! Nous avons appris que tu n’as pas remis la forteresse d’Aïdziats, comme tu l’avais promis. Nous avons écrit à notre commandant de ne pas l’occuper et de ne pas prendre les mulets que tu étais convenu de livrer, parce que maintenant nous n’en avons plus besoin; mais les 40.000 oboles que nous avons envoyées, fais-les porter à notre commandant, qui les transmettra à Notre Royauté. Tu obtiendras la récompense de tes travaux et une moisson proportionnée à ce que tu auras semé; tous les biens possibles au fur et à mesure que tu les auras mérités ».[35] Tzimiscès, poursuit Mathieu d’Edesse, écrivit aussi au docteur arménien Léonce la lettre que voici: Léonce était, on se le rappelle, un des ambassadeurs envoyés l’année d’auparavant au basileus par le roi Aschod. On sait que Jean avait fait à ce personnage une réception particulièrement gracieuse et lui avait conféré le titre de rabounabed ou chef des docteurs. On apprend par la curieuse lettre qui suit et qui certainement a dû être retrouvée par l’évêque d’Edesse avec les deux précédentes, que le souverain et le philosophe étaient demeurés dès lors dans les termes de la correspondance la plus amicale. Voici le texte de la missive impériale: « A notre agréable et bien-aimé philosophe, l’illustre Pantaléon,[36] salut! Nous t’avons invité à te trouver, à notre retour de l’expédition que nous avons entreprise contre les Musulmans, dans notre Ville sainte et bénie. Lorsque tu vins à nous de la part d’Aschod Schahanschah, mon fils spirituel, tu apaisas le ressentiment qu’il nous avait inspiré et tu amenas Bab, le Pagratide, du district d’Antzévatsik,[37] ainsi que Sempad Thor’netsi,[38] le protospathaire. Tu feras tous tes efforts pour que nous te trouvions dans notre Ville gardée de Dieu et là nous célébrerons des fêtes solennelles en l’honneur des sandales du Christ, notre Dieu, et de la chevelure de saint Jean-Baptiste. Je serai enchanté, surtout, de te voir entrer en conférence avec nos savants et nos philosophes et nous nous réjouirons en vous. Que Dieu soit avec nous et avec vous et Jésus-Christ avec ses serviteurs. » « Lorsque le docteur Léonce, continue Mathieu d’Édesse, eut connu la volonté de l’empereur, il partit pour Constantinople. Des fêtes magnifiques eurent lieu en l’honneur des sandales de Dieu et de la chevelure du saint Précurseur. L’allégresse fut générale dans la cité impériale. Notre docteur arménien soutint des controverses, en présence de l’empereur, avec tous les savants de cette ville, et se montra invincible dans son argumentation, car il répondit à toutes les questions d’une manière qui satisfit tout le monde. Il fut comblé d’éloges, ainsi que le maître de qui il tenait ses doctrines, et gratifié, par l’empereur, de cadeaux très précieux; puis, tout joyeux de cette réception, il s’en retourna en Arménie, vers l’illustre maison de Schirag. »[39] Un autre historien national d’Arménie, Samuel d’Ani, après
avoir raconté, ce qui est faux, que dans cette expédition le basileus Jean
avait pénétré jusqu’à Jérusalem, mentionne également la lettre de ce prince
au roi Aschod, mais sans en donner le texte, disant fort à tort qu’elle fut
écrite dans Mais n’anticipons pas sur les événements et revenons quel que peu en arrière sur les indications historiques si importantes que nous fournit cette mémorable lettre du basileus Jean à son vassal d’Arménie. Par ce document il nous est devenu possible de nous rendre compte de l’itinéraire suivi par l’armée d’invasion et des résultats obtenus par elle, infiniment mieux, bien plus exactement, plus complètement, que par les si insuffisants récits des autres sources. Dans la lettre de Jean Tzimiscès, toute la marche des Grecs est en effet très nettement tracée. Nous allons refaire pas à pas avec le basileus et ses troupes cette longue et glorieuse marche en joignant au texte de la lettre à Aschod les quelques renseignements accessoires fournis par les chroniqueurs. Léon Diacre, racontant cette brillante expédition à sa
manière, fait paraître d’abord Jean et son armée sous les murs de Membedj. «
Jean, dit-il, prit cette ville de force après avoir battu les murailles avec
toutes ses variétés de machines de guerre. » Puis il se borne à ajouter que
les Grecs trouvèrent en ce lieu les sandales du Christ et les cheveux du
Précurseur, reliques d’un prix inestimable. Ce détail isolé peint bien cette
époque étrange. Jean Tzimiscès qui, en vrai basileus byzantin, semble avoir
été au moins aussi dévot que brave, éprouva une joie extrême de cette
trouvaille. « Il emporta ces reliques, dit le chroniqueur, comme, un don du
Seigneur, et lors de sa rentrée triomphale dans Le récit du Diacre nous montre ensuite le basileus et son armée devant l’antique Apamée, puissante place de guerre sur le cours supérieur de l’Oronte. Malgré sa force, celle-ci aussi succomba après peu de jours. Léon ne dit rien de Balbek, mais cette ville est citée par Elmacin comme ayant été de même prise par les Byzantins, et le chroniqueur raconte, détail curieux, comment son cheik épouvanté dut faire au basileus vainqueur les honneurs de ses temples merveilleux, ruines géantes, reliques dernières de la cité du Soleil. Enfin Léon Diacre amène Jean sous les murs de la radieuse Damas, alors vraiment encore la perle de l’Orient. Ici, de concert avec l’historien syrien Aboulfaradj, il nous fournit quelques précieuses indications inédites. Il y avait beau temps qu’aucun basileus byzantin n’avait foulé du pied de son cheval de guerre les vertes campagnes de cette reine des villes de Syrie mollement étendue au delà de la montagne parmi ses grands jardins. Même Nicéphore Phocas n’avait pu pousser aussi loin. Lorsque Jean, à la tête de son brillant état-major, approcha des portes de la grande cité sarrasine, antique résidence des Ommiades, célébrée par tous les poètes de l’Orient, il vit venir à sa rencontre, raconte Léon Diacre, un immense et suppliant cortège. C’était l’émir turc Aftekîn, que les chroniqueurs byzantins nomment Phatgan, celui dont j’ai parlé plus haut à propos de la conquête qu’il avait faite de Damas peu de mois auparavant. Suivi des notables, des prêtres, du peuple en nombre infini, il venait humblement apporter au basileus les clefs de la cité. Il y avait quelques mois à peine, après la défaite définitive des envahisseurs karmathes par les Africains, après bien des luttes en Syrie, que la superbe cité, riche et lettrée, toujours encore boulevard en Asie des rites sunnites, était tombée aux mains de ce noble émir chassé de Bagdad par Adhoud Eddaulèh.[40] Après en avoir expulsé les Égyptiens, il s’y était installé avec ses bandes fidèles, et, bien que faisant dire la prière officielle au nom de l’Abbasside Et-Ta’yi, il était entré en négociations avec le Fatimide d’Egypte. Il s’était plus ou moins réconcilié avec lui et avait été nommé par lui son lieutenant à Damas. En réalité il était tout à fait indépendant. Seulement comme tout le reste de la méridionale et maritime se trouvait maintenant aux mains des garnisons africaines de Mouizz, il s’était vu contraint de faire bonne figure à celui-ci.[41] Aftekîn, type achevé du parfait émir oriental de l’époque, descendit de sa monture devant son trop puissant adversaire. Au milieu de la poussière du chemin, prosterné jusqu’à terre, il baisa plusieurs fois le sol devant son nouveau maître. Aboulfaradj, qui nous rapporte ce détail, dit encore: « Bar Zaccath, noble arabe syrien, avait écrit à Phatgan, le conjurant de ne pas être assez insensé pour chercher à résister à Tzimiscès. Phatgan obtempéra de suite à ce conseil ». Ce dut être une de ces belles scènes orientales que notre imagination aimerait à pouvoir se représenter exactement. Le basileus et ses officiers à cheval dans leurs plus éclatants costumes de guerre, entourés de leurs gardes poudreux. A ses pieds, Phatgan et les anciens de la ville, tous cheiks et ulémas, en robes blanches, le crâne rasé, tous prosternés dans la poussière, implorant à haute voix avec des exclamations déchirantes le vainqueur redouté. Tout à l’entour les beaux jardins, les palmiers innombrables. Dans le fond, derrière les remparts de Damas, un monde de minarets et de coupoles; sur le haut des créneaux, tout un peuple immense, peuple étrange de blanc vêtu. Nous ignorons comment Jean Tzimiscès traita Damas conquise.
Certainement il dut la traiter fort doucement, suivant sa coutume.
Aboulfaradj dit seulement que le basileus, tout joyeux de cette aventure qui
lui livrait sans coup férir la capitale de Après Antioche conquise, après Alep soumise au tribut, Damas devenait donc, elle aussi, la vassale des basileis. La frontière de l’empire reculait une fois de plus vers le sud. Ce qui suivit est bien typique. « Tzimiscès, dit Aboulfaradj, ordonna à l’émir de galoper devant lui et de donner ce spectacle à ses troupes. » Il s’agit évidemment ici de quelque fantasia ou du noble jeu du djérid si en honneur parmi les Turcs. C’était une grâce que le basileus faisait au vaincu de lui demander cette représentation belliqueuse. « L’émir, poursuit le chroniqueur, courut donc et reçut l’approbation du basileus pour sa belle tenue. Il en fut si ému qu’il descendit de son coursier et baisa la terre devant Tzimiscès. De nouveau l’autocrator lui ordonna de remonter à cheval, mais comme il ajoutait qu’il se contenterait pour la ville prise du tribut d’une année, le chef une fois encore mit pied à terre et se prosterna dans la poussière. Alors Jean, par assaut de courtoisie, lui demanda comme souvenir la noble bête avec laquelle il avait si superbement couru aux applaudissements de l’armée, puis encore sa lance et son épée qu’il avait si habilement maniées. L’autre, transporté de reconnaissance pour une attention si délicate, ajouta à ces dons celui des riches vêtements qu’il portait. Il donna encore de précieux aromates, dix chevaux de prix et de nombreux javelots. Mais l’empereur accepta seulement ce cheval, cette lance et cette épée et rendit le reste, satisfait des dispositions excellentes dans lesquelles il trouvait le grand chef sarrasin. Lui-même fit don à Phatgan de superbes vêtements d’apparat, d’objets d’orfèvrerie, de tissus d’argent et de ses plus beaux mulets. » C’étaient là les fameux costumes destinés à être donnés en don aux princes et hauts personnages étrangers et que le Porphyrogénète recommande de placer dans les bagages du basileus en campagne. C’étaient là les fameux mulets marqués au chiffre impérial, qui, pompeusement ornés et gaîment pomponnés; précédaient constamment le cortège du basileus en marche. Léon Diacre dit expressément que Jean Tzimiscès imposa tribut aux Damasquins et les fit ses sujets. Les légionnaires byzantins, les paysans de Thrace et d’Anatolie, les auxiliaires slaves, ibères ou arméniens durent prendre plaisir à errer parmi les merveilleux bazars de Damas, immenses, encombrés, riches alors de tous les plus somptueux produits de l’art oriental: armes, objets damasquinés de toute sorte, verres émaillés, lampes et buires, briques faïencées, étoffes à grands dessins et grands ramages. A partir d’ici les renseignements des chroniqueurs
byzantins deviennent de plus en plus vagues et incomplets. Sans se préoccuper
de nous dire la route suivie par l’armée et son chef, ils nous les montrent
d’abord enlevant d’assaut dans une attaque soudaine la forteresse montagnarde
de Borzo assise sur une des cimes les plus hautes et les plus escarpées du
Liban, puis apparaissant non moins subitement devant les villes de la côte
phénicienne. Sayda, l’antique Sidon, est citée la première. La population
sortit tout entière à la rencontre des guerriers du nord, demandant l’aman,
offrant de riches présents.[42] On laissa de côté
cette ville si aisément conquise et on marcha sur Tarâboulos, A Béryte (nous avons vu que la lettre de Jean place cet
épisode à Gabala), on trouva, raconte ensuite Léon Diacre, une Image
miraculeuse du Crucifiement dont on racontait un prodige bien fait pour
stupéfier. Un chrétien de cette ville avait déposé avec vénération cette
Image dans sa maison. Plus tard il était allé habiter une autre demeure et,
par la volonté de Dieu, il oublia dans la première ce gage sacré. Un Juif y
étant venu vivre convoqua quelques-uns de sa secte à un repas dès le lendemain.
Eux voyant l’Image du Christ crucifié fixée à la muraille couvrirent leur
hôte de malédictions, l’appelant apostat et sectateur du Christ, il leur jura
qu’il venait de voir l’image pour la première fois. Alors ces misérables
s’écrièrent: « Si vraiment tu n’es pas chrétien, prouve-le en frappant
du flanc de ta lance cette effigie de l’infâme Nazaréen, comme jadis nos
pères l’ont frappé sur la croix. » Alors lui, saisissant son arme, furieux et
désirant se disculper, en perça l’image. A peine l’avait-il touchée que de
l’eau et du sang mélangés s’écoulèrent en abondance de la plaie. A ce prodige
affreux on dit que les Juifs impies tremblèrent. Le bruit de ce fait
extraordinaire s’étant répandu, les chrétiens envahirent la demeure de
l’hébreu, et, se saisissant de l’Image vénérable d’où continuaient à couler
des flots de sang, ils la placèrent dans un lieu saint où elle devint l’objet
d’une immense dévotion. Jean Tzimiscès fit prendre l’Icône miraculeuse pour
la faire placer, elle aussi, dans son cher oratoire de « Lorsque Balanée et Béryte eurent succombé, poursuit le Diacre, Jean arriva devant Tripoli. » Ce chroniqueur fait en effet paraître à ce moment pour la première fois le basileus devant cette ville et en fixe à cette date le blocus par une portion de l’armée d’invasion tandis que le reste allait achever la soumission du littoral. Mais Tripoli, défendue par sa puissante muraille, protégée du côté de la mer par la flotte d’Égypte, résista si bien qu’au dire du Diacre on ne put la prendre. Yahia nous a, de son côté, transmis sur cette marche
victorieuse de Jean Tzimiscès le long des rivages phéniciens quelques
précieuses indications inédites: « Et le roi partit, dit-il, ayant pris la
route du bord de la mer, et il occupa Beyrouth et fit prisonnier l’émir de
cette ville, l’eunuque Nasr,[45] et l’envoya en
terre grecque. » L’historien oriental mentionne ensuite l’échec des Grecs
devant Tarâboulos, la prise des places fortes de Balanée et de Djavade, qui
est Gahala, la reddition de Borzoua ( Ce curieux passage est un nouvel exemple de cette habile politique byzantine qui n’hésitait pas à combler de titres et de faveurs, même placer à la tête d’une des plus puissantes forteresses de l’empire un chef ennemi vaincu, pourvu que celui-ci par son adhésion pût être de quelque utilité à la chose publique, alors même qu’il se trouvât être, comme ici, un des lieutenants du Fatimide, avec cette circonstance aggravante qu’il était un renégat. Nous retrouverons ce Kouleïb deux années plus tard en l’an 977, à une autre page de ce récit. « A ce moment précis, dit Léon Diacre, c’est-à-dire au premier jour d’août 975, une comète merveilleuse, divine et redoutable, prodige dépassant les conceptions humaines, apparut du côté nord du firmament et brilla au ciel quatre-vingts jours durant. Jamais encore on n’en avait vu de semblable. Jamais aucune n’avait relui d’un éclat aussi vif et aussi prolongé. Droit comme un cyprès, s’élevant graduellement du côté de l’Orient jusqu’à l’extrémité du firmament, se mouvant dans la direction du sud,[48] légèrement recourbé à son extrémité, brillant d’un éclat merveilleux, projetant de tous côtés des rayons aussi éclatants que terrifiants, cet astre prodigieux qui remplissait d’effroi les âmes de tous, se levait chaque nuit vers la douzième heure, demeurant chaque matin visible jusqu’en pleine clarté du jour. Syméon, logothète et magistros, et Stéphanos, évêque de Nicomédie, deux sages parmi les sages de leur temps, observateurs éclairés des phénomènes célestes, interrogés par le basileus sur la signification de ce météore inouï, préoccupés avant tout d’être agréables au prince, lui répondirent en vrais courtisans que c’était là pour lui un présage de victoire et de longue vie. » « Hélas, s’écrie le chroniqueur, écrivant son histoire quinze années après cette apparition qui tant épouvanta ses contemporains, en réalité la terrible comète prédisait bien autre chose », et il énumère douloureusement en plusieurs pages et la mort si prochaine de l’infortuné basileus et toutes les calamités qui allaient être la suite de cet événement affreux: révoltes exécrables, luttes civiles interminables, invasions, guerres étrangères, tremblements de terre, famines, pestes, la ruine enfin presque totale de l’empire romain.[49] Skylitzès et Cédrénus tiennent le même langage que Léon Diacre. Avec Glycas ils désignent cette comète qui semble avoir si vivement impressionné tout le monde oriental sous le nom de Pogonias, « la barbue », à cause de sa forme.[50] Divers phénomènes, des aurores boréales, vinrent ajouter leurs effrayants pronostics à celui-là Immédiatement après avoir raconté cette apparition et les calamités dont elle avait été le présage, Léon Diacre dit que le basileus reprit la route du nord. Il y avait ici de grandes obscurités. Lebeau, suivant le récit d’Elmacin, faisait ensuite paraître devant Antioche Jean Tzimiscès déjà malade et ayant pour cette cause levé le siège de Tripoli après quarante journées d’approche, journées dont il avait partagé les surhumaines fatigues avec ses soldats. Jean, au dire de l’historien arabe, espérait trouver un refuge dans la grande forteresse syrienne. Mais les Antiochitains, en grande partie de race sarrasine, n’obéissaient aux Grecs que par force. Voyant Tzimiscès affaibli, ils lui auraient fermé leurs portes, probablement après avoir chassé la garnison byzantine. Lui, fort irrité, n’étant plus en état de les forcer, se serait contenté de dévaster leur territoire et de faire couper tous leurs arbres fruitiers, palmiers et autres; puis, se sentant de plus en plus mal, il aurait poursuivi sa route vers Constantinople laissant sous les murs de la cité révoltée son lieutenant Bourtzès qui, jadis, s’en était emparé pour Nicéphore Phocas. Cette fois encore, fameux capitaine s’en serait rendu maître peu après le départ de l’empereur. Toutes ces informations comme celles de l’Histoire des Fatimides sur la poursuite de l’armée impériale par l’eunuque Reïhan semblent aujourd’hui définitivement controuvées par le témoignage de la lettre de Jean Tzimiscès qui ne souffle mot de tous ces événements et il semble bien probable qu’Elmacin aura confondu ce prétendu nouveau siège d’Antioche avec celui des lieutenants de Nicéphore Phocas en 969. En 975 Antioche, qui avait repoussé cinq ans auparavant l’attaque des bandes africaines, devait posséder une forte garnison, placée probablement encore sous le commandement de Bourtzès,[51] et les impériaux n’eurent certainement point à reprendre cette grande place de guerre. Par la lettre de Jean Tzimiscès à son vassal d’Arménie, nous nous rendons compte de l’itinéraire de l’armée d’invasion et des résultats obtenus infiniment mieux et plus exactement que par les récits si imparfaits ou si infidèles des autres sources. Jean a très nettement indiqué le chemin parcouru. Il s’est avancé à une bien plus grande distance vers le sud, il a rétabli de ce côté la domination byzantine infiniment plus loin qu’on ne pourrait le soupçonner en lisant Léon Diacre ou les annalistes arabes. Bien plus clairement aussi par sa narration si vivante on s’aperçoit que ses adversaires constants dans cette campagne furent non point seulement les contingents sarrasins de Syrie, comme le laisseraient supposer les auteurs que je viens d’énumérer, mais surtout et toujours les excellentes troupes régulières africaines, les guerriers maghrébins fameux du Fatimide d’Égypte. Parti de Constantinople au premier printemps, Jean rejoint en Asie, peut-être seulement à Antioche, ses troupes qui y avaient pris leurs quartiers d’hiver après la campagne de Mésopotamie de l’an précédent. C’est d’Antioche qu’il part dans le courant d’avril, pour pénétrer en pays ennemi, « marchant devant lui comme un lion furieux », soumettant toutes les places fortes sur son passage, remontant le cours de l’Oronte jusqu’à Émèse. Nécessairement c’est à ce moment qu’il dut passer par Apamée. Lui, ne nomme point cette ville, mais le renseignement donné par Léon Diacre doit être exact. Quant à Membedj où ce chroniqueur fait retrouver au basileus les sandales du Christ, cette cité se trouve située tout à fait en dehors du chemin parcouru par l’armée, et si vraiment elle fut prise cette fois encore par les impériaux, ce ne put être que par un corps détaché. En tous cas Léon Diacre a fait erreur pour les saintes sandales et la chevelure du Précurseur, puisque le basileus affirme que ces reliques vénérables furent retrouvées par lui à Gabala. D’Émèse qui lui paya tribut, Jean, continuant à remonter le fleuve Oronte jusqu’à sa source, poursuivit sa marche directement vers le sud et atteignit Balbek. Ici la lettre impériale concorde avec les autres récits, mais telle nous apprend en plus que l’armée dut faire le siège de cette antique capitale, alors encore place de guerre importante, aujourd’hui presque déserte. Balbek n’avait pas vu d’empereur romain l’assiéger depuis les temps d’Aurélien. Jean Tzimiscès en parle comme d’une ville sarrasine considérable: « cité illustre, magnifique, bien approvisionnée, immense et opulente. » Les réminiscences de l’antiquité ont certainement poussé l’écrivain impérial à l’exagération. L’armée franchit ensuite l’Antiliban et arriva en vue de Damas qui fit aussitôt sa soumission. Ici encore le récit de Jean est d’accord avec ceux des annalistes. Quelle pitié d’en savoir si peu sur cette merveilleuse chevauchée impériale ! Damas non plus n’avait pas vu de basileus de Roum depuis de longs jours. Le Turc dont parle la lettre royale et qui était venu avec cinq cents cavaliers, à la rencontre du vainqueur, c’était Aftekîn, le Phatgan de Léon Diacre. Jean le laissa à la tête de sa nouvelle conquête et l’ancien émir turc devenu depuis peu le lieutenant du Fatimide africain se trouva maintenant le vassal converti du basileus orthodoxe, très pieux. Toute la partie suivante de l’expédition ne se trouve
rapportée que dans la lettre du basileus et c’est là le passage peut-être le
plus précieux de ce document extraordinaire. De Damas, par Banias évidemment,
l’armée impériale marche sur Tibériade. L’antique cité biblique, devenue
bourgade sarrasine, se soumet au basileus qui lui donne un gouverneur grec et
l’épargne à cause des grands souvenirs du Christ. De là, par Nazareth, par
toutes ces campagnes augustes dont chaque nom devait retentir pieusement au
coeur de ces dévots fils de Toute cette brillante et curieuse marche militaire à travers les montueuses campagnes de l’aride Palestine, toute cette rapide conquête de ces terres fameuses nous seraient inconnues sans la lettre du basileus à son vassal le roi des rois d’Arménie. On remonta donc la côte phénicienne, longeant de plus ou moins près le rivage jusqu’à Beyrouth d’abord, qu’on prit de haute lutte avec le général du Khalife et les troupes africaines qui y tenaient garnison depuis le printemps. De là, se détournant vers le sud, on alla prendre Sayda, devant laquelle, pour une raison qui nous échappe, on venait de passer sans coup férir, puis toutes les autres cités du littoral, Tarâboulos enfin. Près de cette place, on remporta un nouveau succès sur les Africains. Jean ne dit pas qu’il prit Tarâboulos. N’était l’affirmation contenue dans la fin de sa lettre qu’aucune place ne lui a résisté, on pourrait ajouter foi à Léon Diacre racontant qu’il dut en lever le siège. Cela ne l’empêcha pas de faire dévaster par ses guerriers le territoire de cette cité et de battre encore un détachement africain. Poussant toujours plus dans la direction du nord le long de la côte, ont prit Balanée, puis Gabala[53] (et non Gabaon, comme le dit par erreur le basileus). C’est là que d’après le récit impérial on trouva les sandales du Christ et la chevelure du Précurseur, plus l’image miraculeuse que Léon Diacre dit provenir de Beyrouth. Tout le rivage de Phénicie et de Syrie se trouvait maintenant soumis depuis Ramleh jusqu’aux limites du duché d’Antioche. Il ne restait à enlever que quelques forteresses de l’intérieur dans la région du nord. On se hâta de procéder à ces opérations dernières. Séhoun ou Sahioun, au-dessus de Laodicée, succomba, la célèbre Borzo également. Toute cette rapide conquête de la côte phénicienne, si clairement exposée dans la lettre du basileus, est racontée dans les autres sources de la manière la plus confuse, la plus insuffisante. Il faut nous en tenir uniquement à ce document inestimable, tout en profitant des rares renseignements que nous rencontrons autre part. Toutes ces belles terres de Syrie, du Liban, de Palestine
et de Phénicie semblaient bien cette fois véritablement reconquises. Pas une
place de guerre ne demeurait aux mains des Africains au nord d’Ascalon, et
Jean pouvait s’écrier avec un juste orgueil dans sa lettre à son allié: « Il
ne resta jusqu’à Ramleh et Césarée ni mer ni terre qui ne se soumit à nous
par la puissance du Dieu incréé », et plus loin: « Maintenant toute Redevenu maître incontesté de toutes ces vastes contrées, partout vainqueur des guerriers d’Afrique, ne paraissant guère se préoccuper de la fameuse comète qui, au dire de Léon Diacre, terrifiait les populations de l’empire depuis le commencement du mois d’août, Jean Tzimiscès raconte en terminant que dans le courant de septembre il a ramené son armée en bon état à Antioche. Pas un mot de sa prétendue maladie déjà commencée, pas un mot de cette prétendue révolte des Antiochitains qui lui auraient fermé leurs portes et l’auraient obligé à faire mettre le siège devant leur cité. Il y a certainement eu là erreur ou confusion de la part d’Elmacin. Très malheureusement pour nous, la lettre impériale s’arrête en ce point. Comme elle ne mentionne ni la marche d’Antioche à Constantinople ni la rentrée dans la capitale, on peut en conclure qu’elle fut écrite d’Antioche même, ou bien encore de quelque localité plus au nord sur le chemin du retour, vers septembre ou octobre, alors que les forces du basileus ne s’étaient point encore altérées, ainsi que nous l’allons voir. Certes cette missive et les deux plus courtes qui la suivent respirent la vigueur de la parfaite santé. Une preuve de plus que ce courrier du basileus au roi des rois d’Arménie a dû être expédié sur la route du retour, ce sont les expressions de la lettre à Pantaléon. On y voit clairement que Jean Tzimiscès n’était point encore rentré dans sa capitale, puisqu’il engage le docteur arménien à partir de suite pour pouvoir assister aux fêtes qu’il se propose d’y célébrer dès son arrivée en l’honneur des reliques rapportées de Gabala. De même il se réjouit des conférences pieuses qui vont avoir lieu dans la capitale. Donc l’armée impériale, pleinement victorieuse, laissant derrière elle les territoires reconquis en voie de réorganisation, chaque ville avec son traité de soumission, son tribut organisé, son gouverneur nommé, sa garnison désignée, ainsi que le basileus ne manque pas de l’énoncer pour chacune, reprit allègrement la route de ses cantonnements du nord, fière de ces deux formidables campagnes si vaillamment supportées en ces régions brûlantes sous un soleil de feu. Comme par une lamentable dérision du sort, à ce moment précis commença à se dessiner le drame suprême qui, si promptement, devait mettre un terme à la courte carrière du brillant basileus ! C’était pour la dernière fois que l’infortuné souverain venait de parcourir les campagnes syriennes ! Pour cette brusque fin de vie, nous ne possédons guère que le récit de Léon Diacre en sa tragique brièveté: Le voyage du retour durait depuis quelque temps déjà « Comme l’armée, racontent le Diacre et aussi, d’après lui, les autres chroniqueurs byzantins, traversait lentement au sortir de la plaine de Cilicie les défilés du Taurus, puis les premières terres au delà des monts, comme elle passait par toutes ces contrées sises au pied de la grande chaîne asiatique, arrachées depuis si peu de temps au joug sarrasin par l’épée de Nicéphore, le basileus admira fort aux environs d’Anazarbon le domaine magnifique de Longinias,[54] puis plus loin encore sur l’autre versant des monts au delà de Podandos, sur le chemin entre Tyana et Andabalis, celui non moins beau de Drizibion.[55] Il se montra émerveillé de l’éclatant spectacle de ces fertiles campagnes, couvertes de troupeaux; riches, de tous les biens de la nature, jadis possessions de la couronne et dont la récente conquête venait de coûter tant de sang et de peine aux troupes impériales. A mesure qu’il s’informait des noms des propriétaires actuels de ces terres, on lui répondait invariablement qu’elles appartenaient au seul parakimomène. Le proèdre Basile était, comme presque tous les hommes d’État byzantins d’alors, un grand accapareur de biens nationaux, qu’il se faisait attribuer sous tous les prétextes avec une brutale avidité. Nous ignorons du reste par suite de quelles usurpations le fameux ministre, haï du peuple pour sa dureté, avait réussi à mettre la main sur de si beaux domaines, sans même que Jean s’en doutât. Toujours est-il que le vaillant homme de guerre qui, pour des motifs qui se devinent, probablement aussi impressionné par l’animadversion populaire grandissante, ne nourrissait plus, semble-t-il, pour l’eunuque tout-puissant les sentiments de jadis, et songeait peut-être déjà à se priver de ses services, impatienté d’entendre ce nom revenir à tout instant, finalement outré d’indignation, ne put se retenir de s’écrier: « Hélas, faut-il que le plus généreux sang de nos soldats ait été versé vingt fois, faut-il que Nicéphore Phocas et moi, avec les plus braves capitaines de l’empire, ayons livré tant de glorieux combats pour que le résultat de tant de fatigues, de tant de maux, de l’épuisement de tout un peuple, soit l’enrichissement d’un vil eunuque ! Donc pour l’intérêt de cet homme, il faudra que les nations de l’empire se ruinent en contributions de guerre, que les armées impériales combattent, que les empereurs eux-mêmes partent en campagne et aillent exposer leurs jours par delà les frontières! Voici des terres admirables ! Les unes furent conquises par le glorieux Nicéphore, d’autres par moi, d’autres par le grand domestique Mleh, d’autres encore par d’autres grands domestiques, et maintenant il faut que toutes appartiennent au seul Basile! Tant de peines n’ont profité qu’à ce misérable eunuque ! De tant de conquêtes l’État n’a rien conservé pour lui! » Le basileus poursuivit longtemps sur ce ton, donnant libre cours à sa colère, stigmatisant l’incroyable rapacité du parakimomène qui pressurait abominablement les malheureux colons de ses domaines. Paroles fatales qui devaient coûter la vie à ce noble empereur, s’il faut du moins en croire les récits contemporains ! Elles furent, en effet, tôt rapportées à Basile, bien avant que Jean Tzimiscès n’eût atteint sa lointaine capitale alors qu’il était sur la route du retour. Le terrible eunuque, irrité, inquiet, mû par le désir de se venger de ces humiliations, plus encore peut-être par la crainte du ressentiment de l’empereur, parce qu’il prévoyait à bref délai quelque foudroyante disgrâce, résolut, avec sa décision accoutumée, de prendre les devants. Sur l’heure il attenta de dévorer l’affront et ne tenta pas de se disculper. En réalité son plan était fait. La perte de ce maître incommode était jurée à très bref délai. Comme le cortège impérial maintenant presque au terme de
sa course, cheminait à travers les vertes campagnes de Bithynie, le basileus,
arrivé dans la vaste plaine au pied du versant septentrional de l’Olympe, se
détourna de la voie militaire passant par Nicée, pour aller sur les bords du
lac Askania recevoir l’hospitalité d’un de ses grands vassaux dans son
domaine d’Atroa.[56] Ce vassal était
le patrice et sébastophore Romain, petit-fils de Romain Lécapène. Léon Diacre
raconte qu’au banquet donné à cette occasion par ce personnage, un de ses
eunuques échansons, « soit qu’il détestât le basileus, soit plutôt qu’il eût
été secrètement acheté »,[57] versa dans la
coupe de Jean Tzimiscès un poison lent mais sûr. Dès le lendemain, le
basileus, pris d’une immense torpeur, se trouva comme paralysé. Ses membres
raidis refusaient tout service. Un feu intérieur consumait l’infortuné. Ses
souffrances étaient atroces. Sa faiblesse devint subitement extrême. Cet
homme si vigoureux s’affaissait, ne pouvant se traîner. Des pustules
affreuses, des bubons couvrirent ses épaules. Le sang lui sortait à flots par
les yeux. Tous les remèdes furent inutiles. Son entourage, de suite, le
considéra comme perdu. Sentant la mort venir, n’ayant plus qu’un désir,
arriver à temps au Palais Sacré, le malheureux dépêcha en hâte l’ordre
d’achever précipitamment le tombeau splendide qu’il se faisait construire
dans l’oratoire du Sauveur de Toutefois le document que j’ai cité plus haut semblerait
indiquer un trépas moins brusque. Jean en écrivant sur la route du retour à «
l’illustre philosophe Pantaléon », en même temps qu’au roi Aschod, avait, on
se le rappelle, invité ce savant personnage à se trouver à Constantinople pour
son arrivée: « Tu feras tous tes efforts, lui mandait-il, pour que nous te
trouvions dans notre Ville gardée de Dieu et là nous célébrerons des fêtes
solennelles en l’honneur des sandales du Christ notre Dieu et de la chevelure
de saint Jean-Baptiste. Je serai enchanté surtout de te voir entrer en
conférence avec nos savants et nos philosophes, et nous nous réjouirons en
vous. » Il est probable que la fête d’instauration des reliques adorables
rapportées de Syrie devait, dans les projets du basileus, se confondre avec
celles de l’entrée triomphale. Certainement Jean comptait, ainsi qu’il
l’avait fait trois années auparavant pour l’image miraculeuse de « Lorsque le docteur Léonce eut connu la volonté de l’empereur, poursuit l’historien arménien, il partit pour Constantinople. Des fêtes magnifiques eurent lieu en l’honneur des sandales de Dieu et de la chevelure du saint Précurseur. L’allégresse fut générale dans la cité impériale. Notre docteur arménien soutint des controverses, en présence de l’empereur, avec tous les savants de cette ville et se montra invincible dans son argumentation, car il répondit à toutes les questions d’une manière qui satisfit tout le monde. Il fut comblé d’éloges, ainsi que le maître de qui il tenait ses doctrines, et gratifié par l’empereur de cadeaux très précieux; depuis, tout joyeux de cette réception, il s’en retourna en Arménie vers l’illustre maison de Shirag. » N’oublions pas que Mathieu d’Édesse écrivait au xe siècle, un siècle et demi après la mort de Jean Tzimiscès, événement dont il a pu ignorer les détails précis et dont il a fait du reste un récit tout à fait fantastique. Il se pourrait que les fêtes d’instauration des reliques, surtout ces controverses religieuses publiques, tournois pieux si en faveur à cette époque au Palais Sacré, n’aient eu lieu qu’après la mort du basileus Jean, en présence des jeunes princes ses successeurs. Quoi qu’il en soit, immédiatement après les fêtes du
triomphe, qu’il avait dû subir probablement soutenu dans les bras de ses
eunuques, Jean, se sentant mourir, rentra au Palais pour s’étendre sur la
couche dont il ne devait plus se relever. Dès lors l’infortuné basileus ne
s’occupa plus que de sa fin. Il fit distribuer de son trésor particulier, de
ses biens personnels, de largesses aux pauvres, aux malades des hospices,
surtout aux malheureux atteints d’affections cutanées, de lèpre et
d’écrouelles, qui avaient été constamment de sa part l’objet d’une
sollicitude particulière. Puis il se confessa longuement et minutieusement à
l’évêque Nicolas d’Andrinople, prêtre saint et vénérable, et versa des
torrents de larmes sur ses péchés, invoquant à haute voix le secours de Enfin, plein d’humilité, de contrition chrétienne, il expira le 10 janvier 976,[58] âgé de cinquante et un ans, après six ans et trente jours de règne. Les sources ne disent pas un mot de la basilissa Théodora ni de la douleur que dut éprouver cette princesse effacée entre toutes. Ainsi périt, à la fleur de l’âge, le plus brillant, le plus brave, peut-être le meilleur parmi les basileis byzantins. Tel est le récit des chroniqueurs. La voix populaire accusa de cette mort imprévue l’eunuque Basile. Le vindicatif parakimomène avait tout à gagner à cet événement, puisqu’il était à peu près certain de devenir régent. Cependant d’autres encore furent soupçonnés. Léon Diacre, Skylitzès, Cédrénus, Zonaras, Glycas, Aboulfaradj,[59] même Elmacin, racontent l’histoire de l’empoisonnement. Presque tous chargent Basile. Devons-nous les croire aveuglément? Ne faudrait-il pas plutôt attribuer ce trépas rapide au typhus ou à quelque autre de ces affections fébriles continues, malignes, si fréquentes en ces contrées orientales, si naturelles à la suite des fatigues extraordinaires d’une longue campagne d’été sous le ciel brûlant de Syrie, à la suite de ce lent retour à travers des régions trop souvent malsaines, empestées de miasmes paludéens? Les symptômes décrits par les chroniqueurs s’accordent à merveille avec une affection de cette nature bien mieux qu’avec ceux d’un empoisonnement « lent mais sûr ». Je pencherais très fort pour cette opinion et aucun de mes anciens confrères des études médicales ne me contredirait, j’en ai la certitude. La science ne connaît plus guère aujourd’hui de ces drogues qui, administrées en une fois, empoisonne « lentement et sûrement ». Il faut laisser ces légendes aux racontars du passé. De tout temps surtout dans ces époques d’universelle ignorance, les fins brusques de personnages en vue, fins accompagnées de symptômes morbides insolites et violents, furent attribuées par le populaire au poison. Comment l’eunuque Basile aurait-il pu se maintenir au premier rang après la mort de Tzimiscès, comment serait-il demeuré le tout-puissant régent et ministre des deux jeunes basileis si on avait pu publiquement l’accuser et sérieusement le convaincre d’un tel crime? Je laisse au lecteur le soin de trancher à son gré cette question obscure et difficile.[60] Ainsi mourut après six ans et un mois du règne,[61] ce grand
empereur, « ce petit homme de force héroïque audacieux et invincible,
courageux dans le péril, d’une valeur singulière ». Sa mémoire demeure
souillée d’un grand crime. Sans cela il passerait à bon droit pour un des
plus grands basileis d’Orient. Son bras valeureux restitua à l’empire les
plus beaux jours de l’histoire romaine. Vainqueur des Russes, des Bulgares,
des Khalifes de Bagdad et du Caire, conquérant de Jean ne laissait pas d’enfants de l’impératrice Théodora. Du moins les sources n’en nomment aucun. Théodora n’est plus jamais depuis mentionnée dans les chroniques. Elle dut se retirer dans quelque monastère ou bien disparaître à toujours dans la paix silencieuse du gynécée impérial pour continuer à y vivre de la vie insignifiante et nulle qu’elle semble avoir menée sur le trône. Mouizz, le grand Khalife Fatimide, le conquérant du Caire,
de l’Égypte et de Nous n’avons aucun détail sur ce que furent les
funérailles de Jean Tzimiscès. Seulement nous savons, que, par une exception
unique parmi les basileis qui tous, sauf celui-là, furent ensevelis en dehors
du Palais Sacré,[64] on l’enterra
dans son cher oratoire de La vie glorieuse du basileus Jean a, comme celle de
Nicéphore Phocas, inspiré les poètes.[65] Le célèbre Jean
Géomètre, ce poète contemporain dont j’ai souvent parlé, a écrit pour ce
basileus un éloge funèbre qui s’est retrouvé dans un des manuscrits venus du
Vatican à Jean Géomètre aimait Nicéphore Phocas. Il se rappelle son
règne avec joie. Il a dédié à ce prince plusieurs de ses poésies; tandis
qu’il n’a chanté Jean son meurtrier que dans deux d’entre elles. Même la
première que je viens de citer n’est pas entièrement bienveillante, on le
voit, parce que le poète ne peut pardonner au basileus l’acte impie qui l’a
mis sur le trône. La seconde n’a que trois lignes. Dans toute l’oeuvre de
Jean Géomètre, ce sont les seuls vers qui intéressent encore ce Jean
Tzimiscès pour lequel le poète nourrissait si peu de tendresse. Ceux-ci sont
intitulés: Des couronnes impériales passées aux bras de
l’autocrator Jean. Il est certainement question ici des
couronnes que le premier magistrat de Constantinople avait offertes sous la
porte Dorée au basileus dans un de ses triomphes et que celui-ci passait à
son bras avant de poursuivre sa route par Les monnaies au nom
de Jean Tzimiscès parvenues jusqu’à nous sont fort peu nombreuses. Les sous
d’or comme les pièces d’argent sont copiées sur les types de son prédécesseur
Nicéphore. Fait curieux qui est à noter: à l’inverse des monnaies de ce
dernier, on n’en connaît aucune de Jean avec les effigies des deux petits
basileis figurant aux côtés de la sienne. Il semble que le fier régent ait
tenu à paraître seul au droit de ses espèces. Sur ses sous d’or, d’ailleurs
fort rares, Jean s’est fait représenter dans la robe à grands carreaux à côté
de Une belle et rare monnaie anonyme, oeuvre charmante des médailleurs byzantins de la fin du Xe siècle, avec l’effigie de la célèbre Vierge des Blachernes et cette courte légende annonçant au moins deux empereurs: « Théotokos, protège les basileis », pourrait, pour cette raison, être attribuée à Jean Tzimiscès et à ses deux jeunes collègues, mais elle conviendrait aussi bien à Nicéphore dans les mêmes circonstances, ou encore à Basile et Constantin lors de leur long règne commun. M. de Saulcy, ce brillant et charmant érudit dont la science pleure encore la mort, qui a étudié et classé avec tant de science la numismatique immense des basileis d’Orient, penche pour Tzimiscès. Au revers on lit cette pieuse et noble de vise en beaux caractères de la seconde moitié du xe siècle « Mère de Dieu, pleine de gloire, celui qui met en toi son espérance, n’échouera jamais dans la réalisation de ses projets. » De petites monnaies de cuivre, portant sur une face le monogramme du nom de Jean, sur l’autre celui du titre de despote, se retrouvent parfois sur l’abrupte côte de Crimée et les autres rivages septentrionaux de la mer Noire, surtout au près de Sébastopol, sur l’emplacement de l’antique Cherson. Certainement elles ont été frappées dans cette cité lointaine sous le règne de notre basileus pour l’usage des populations du thème criméen de ce nom. Elles ont servi de moyen d’échange entre colles-ci et leurs sauvages voisins petchenègues ou khazars. Les numismates ne connaissent aucune autre monnaie de cuivre, aucun « follis », au nom du basileus Jean, fait qui ne manque pas de paraître fort étrange. Or précisément il existe dans Skylitzès et Cédrénus un passage qui dit à peu près ceci: « Jean Tzimiscès fit graver sur sa monnaie d’or et sur ses oboles, c’est-à-dire sur sa monnaie de cuivre, l’effigie du Sauveur, ce qui n’avait jamais été fait jusque-là Sur l’autre face il fit inscrire, en caractères de style romain, la légende: « Jésus-Christ basileus des basileis », c’est-à-dire « roi des rois ». Ses successeurs conservèrent ces mêmes types. » La fin de la première phrase signifie que l’effigie du Christ n’avait jamais encore jusqu’ici paru au droit de la monnaie impériale en place et à l’exclusion de celle du prince. Ce n’est que dans ce sens que ces expressions peuvent être comprises, pas autrement. La seconde phrase a décidé les numismates à attribuer à ce règne de Jean Tzimiscès un certain nombre de gros ses monnaies anonymes de cuivre paraissant bien appartenir au Xe siècle, qui se retrouvent aujourd’hui encore en très grande abondance à Constantinople et dans tout l’Orient, et qui portent effectivement sur une face l’effigie du Christ en buste ou même en pied avec la légende Ièsous Christos Emmanuel, et au revers une croix élevée sur trois degrés entourée de la légende semi grecque et latine Ièsous Christos basileus basiléon, « Jésus-Christ, roi des rois ». Parfois même il n’y a pas de croix et la dévote légende occupe tout le champ du revers, ou bien encore la croix est cantonnée par les divers mots de la légende. Il est fort possible, probable même, que ces monnaies furent bien frappées pour la première fois sous le règne de Jean Tzimiscès, comme semble l’indiquer le passage cité de Skylitzès, et c’est là ce qu’il y a d’exact dans cette phrase, mais les derniers mots du chroniqueur, puis encore l’extrême abondance de ces monnaies, aussi ce fait curieux qu’on ne connaît pas davantage de monnaies de cuivre aux effigies des deux basileis Basile et Constantin, dont le règne commun fut cependant si long, toutes ces circonstances réunies donnent à penser que la frappe de ces espèces anonymes, loin de n’avoir duré que sous l’administration de Jean, a certainement été continuée sous ses successeurs immédiats, même plus tard encore. Certainement la frappe de ces espèces si nombreuses se sera poursuivie fort longtemps, et lorsque nous contemplons ces lourdes pièces de cuivre aux types pieux, aux légendes dévotes, encore aujourd’hui si abondantes, nous n’avons très probablement pas autre chose sous les yeux que des exemplaires de la monnaie de cuivre frappée pour les besoins de l’immense empire byzantin à partir de l’avènement de Jean Tzimiscès en 970, durant plus de cinquante années au moins jusqu’à la mort de Basile II, en l’an 1002 On ne s’étonnera donc plus de la fréquence extrême de ces étranges follis.[68] Beaucoup de ces pièces de cuivre ont été surfrappées plus tard aux effigies de divers basileis du XIe siècle: Constantin Ducas, Romain Diogène, Eudoxie Dalassène, même Nicéphore Botaniate. Sur ces exemplaires fort recherchés des numismates, on déchiffre encore sous les noms ou les effigies de ces princes les pieuses légendes des bronzes anonymes de Jean Tzimiscès et de ses jeunes collègues. D’autres exemplaires encore de ces mêmes émissions présentent une particularité curieuse. Ils portent en contremarque le mot arabe signifiant bon, profondément empreint à l’aide d’un poinçon. Ce mot a-t-il été placé sur ces espèces pour autoriser, même pour rendre obligatoire le cours de ces monnaies chrétiennes en territoire arabe soumis à l’empire, dans la principauté d’Alep par exemple, pour empêcher les populations musulmanes sujettes de la rejeter avec horreur à cause des effigies humaines ou des types chrétiens qui y figurent, ou bien a-t-on voulu par ce moyen leur donner libre cours en territoire proprement sarrasin en suite de quelque convention monétaire conclue entre le basileus et les Khalifes de Bagdad ou du Caire? C’est ce qu’il est impossible de décider avec certitude en l’absence de tout document contemporain. En dehors du chrysobulle de l’an 972 relatif au « typikon » du Mont Athos dont je parlerai tout à l’heure, on ne connaît qu’une seule novelle du basileus Jean Tzimiscès. Elle a trait aux esclaves pris à la guerre et a été attribuée faussement par Du Cange à Jean Comnène. On y trouve déterminés les cas d’exemption de l’impôt pour le trafic des esclaves pris à la guerre et, ceux où cet impôt doit être perçu. Les prisonniers russes de Bulgarie, les prisonniers arabes des campagnes de Syrie ont dû faire les frais de cette novelle. Les militaires, chefs et soldats, y bénéficient de toutes les indulgences impériales. Remise leur est faite des droits à payer par eux au trésor dans certains cas où ils ont à disposer d’esclaves qu’ils ont pris à la guerre. Les intérêts des troupes de mer sont de même l’objet de la sollicitude du basileus. Il est question des esclaves pris directement par ces hommes de la flotte ou, au contraire, achetés par eux à des marchands et aussi à des « Bulgares », d'où on a conclu un peu témérairement que cette novelle datait de la signature de la paix avec Sviatoslav en 972. Comme presque tous les basileis byzantins, Jean Tzimiscès
fut un prince essentiellement dévot.[69] Même il se
distingua par sa piété. Il aima et soutint les ordres religieux. Il fut «
philomonarque ». Le fameux saint Athanase, si aimé de Nicéphore Phocas qui
l’aida si puissamment à fonder la grande Laure de l’Athos, fut aussi lié
d’amitié avec lui malgré le chagrin affreux qu’avait causé au saint homme le
meurtre du 10 décembre. Sous son règne, comme il était plus accessible que
son prédécesseur, les moines de Dès les premiers mois de l’an 970, Athanase avait rédigé
un règlement, un premier « typikon » ou « kanonikon », qui, plus tard, vers
990, devait être suivi d’une « diatyposis » ou « testament » du
saint. Cette fois, au cours de l’enquête d’Euthymios — on se trouvait en 972,
— un chrysobulle fut rédigé, connu sous le nom de « typikon » de Jean
Tzimiscès, presque calqué sur celui préparé deux ans auparavant par Athanase.
Ce document impérial résumait les dispositions contenues dans les chartes de
franchise délivrées au fameux monastère tant par Nicéphore Phocas que par
Jean Tzimiscès et proclamait son autocéphalie sous l’unique autorité de son
higoumène. Revêtu de l’approbation de Jean Tzimiscès, ce chrysobulle est
demeuré jusqu’à nos jours la loi pour les religieux de Après Nicéphore, Jean passa toujours pour le protecteur le
plus célèbre de la grande Laure. Non seulement il prit parti pour Athanase
contre ses moines indisciplinés, mais il contribua de ses deniers à
l’agrandissement du monastère en remettant au saint, lors de la visite, de
celui-ci à Constantinople, un don ou « solemnion » de deux cent
quarante-quatre sous d’or, libéralité affirmée par un chrysobulle qui permit
à Athanase de porter le nombre de ses moines de quatre-vingts à cent vingt.
Aujourd’hui encore, le saint monastère possède dans son mystérieux trésor si
mal connu, à côté du beau reliquaire de Athanase vivait encore en 997. Il mourut avant 1011, puis
que son successeur Eustratios est cité comme tel à cette date. Le saint périt
écrasé avec six de ses moines sous une voûte dont il achevait la
construction. Un portrait de lui, peut-être contemporain, existe encore à Deux exemplaires peut-être originaux du « typikon » de 970
et de la « diatyposis » de 990 de saint Athanase, l’un surtout, qui est
peut-être bien de la main du fameux religieux, qui, en tous cas, remonte aux
premières années du XIe siècle, sont conservés dans le trésor ou «
skévophylakion » de Quand au « typikon » même du basileus Jean Tzimiscès qui est daté de 972, ce « typikon » nécessité par l’état de rébellion des moines athonites contre leur higoumène et qui fut la conséquence de l’enquête du moine de Stoudion Euthymios, il représente la loi d’organisation et d’existence même du monastère et règle son administration. C’est la loi constitutionnelle véritable de la sainte Montagne, de ce Vatican de l’Orient, ainsi qu’on l’a appelée. Plusieurs copies de ce document existent à l’Athos. L’original porte le nom de tragoz, « bouc », parce qu’il est écrit sur une peau de cet animal. La fameuse Laure d’Athanase, le plus ancien monastère de La « Vie manuscrite » récemment publiée du saint évêque Nicéphore de Milet,[70] contemporain de notre héros, raconte que le pieux prélat, trouvant injuste l’impôt établi sur les saintes huiles, qui rapportait gros au trésor et dont les agents du fisc pressaient âprement le paiement, n’avait pas craint de s’adresser directement à Nicéphore Phocas pour en obtenir le retrait. Il avait prié le basileus avec tant de persévérance, il lui avait parlé avec une telle liberté, que celui-ci, vaincu, lui avait accordé tout ce qu’il demandait. Aussitôt après la mort de Nicéphore, les agents du fisc[71] avaient recommencé à faire montre des mêmes exigences. Alors l’évêque de Milet, alla s’adresser au successeur de l’empereur défunt. Mais un homme méchant, du nom de Sachakios, le combattit vivement auprès du prince et chercha même à le faire empoisonner. D’abondants vomissements sauvèrent le saint. L’auteur anonyme dit que celui-ci se concilia la faveur de Tzimiscès par la dignité de ses moeurs et l’excellence de ses discours. Nous le retrouverons toujours encore évêque de Milet sous le règne suivant, puis moine dans un monastère du Mont Latron. |
[1] Le 12 novembre de cette année 974 mourut le
patriarche jacobite Ménas, après dix-huit années de pontificat.
[2] Léon Diacre ne désigne pas plus exactement ce
personnage.
[3] Ce fut sous ce patriarche qu’Euthymios Stoudite
rédigea le premier typikon des moines de l’Athos. Voyez plus loin, et aussi
Gédéon, L’Athos. — C’est ici le cas de signaler encore la curieuse
production littéraire connue sous le nom de Dialogue de Philopatris,
dont les érudits sont encore à chercher la date vraie. Grâce à un passage
faisant allusion aux hécatombes des vierges crétoises, Hase, qui a publié ce
document dans son édition de Léon Diacre de
[4] Sur le couvent de Stoudion, voir Chronique
dite de Nestor, éd. Léger.
[5] Abou Mahmoud Ibrahim ibn Djafar ibn Fallah ».
C’est ainsi que Yahia le nomme.
[6] Sergios, métropolitain de Damas, chassé par cette
invasion des Africains, se retira à Rome où il reçut en l’an 977 en don du pape
le couvent des Saints Boniface et Alexis sur l’Aventin.
[7] Djoumada premier de l’an 364 de l’Hégire
[8] Dans les premiers jours du mois de rebla second
de l’année 364, c’est-à-dire dans les derniers jours de l’année 974. — Ce
renseignement nous est fourni par l’Histoire des Khalifes Fatimides, éd.
Wüstenfeld
[9] C’était un ancien affranchi du bouiide Mouizz
Eddaulèh, père de Bakhtyâr
[10] En djoumada premier et chaban de l’an 364 de
l’Hégire (janvier-avril de l’an 978).
[11] L’un des plus précieux documents qui nous restent
de cette époque, écrit M. Dulaurier dans la préface de son édition de Mathieu
d’Edesse, document que nous a transmis Mathieu, est la relation de la brillante
campagne que Tzimiscès entreprit dans
[12] Le basileus n’atteignit point cette ville, comme
le prouve un passage de sa lettre qu’on lira plus loin. Tchamtchian et Brosset
(dans Lebeau) ont fait erreur à ce sujet.
[13] Mathieu d’Édesse ne nous donne malheureusement ni
le nom de la localité où cette lettre fut écrite, ni la date précise de son
envoi. Certainement elle a dû être rédigée dans l’automne de l’an 975, très
probablement sur la route du retour à Constantinople. M. Dulaurier (note 3 de
la page 12) place à tort les deux expéditions de Jean Tzimiscès en Asie aux
années 973 et 974, alors que les dates vraies semblent plutôt être 974 et 975.
[14] « Roi des rois », titre persan transcrit dans
cette lettre sous sa forme arménienne. Ce titre fut conféré par les Khalifes de
Bagdad aux souverains Pagratides. Aschod III portait plus particulièrement le
titre de Schahi Armên, roi d’Arménie. Mais on voit par cette lettre de Jean Tzimiscès
qu’il était aussi qualifié de Schahanschah (note d’E. Dulaurier).
[15] L’autocrator et le roi Pagratide se qualifiaient
réciproquement de « père » et de « fils » spirituel.
[16] Jean Tzimiscès fait ici allusion à sa première
expédition en Asie, celle de l’année précédente. On l’a vu, il ne s’était pas
avancé alors plus loin vers l’orient que le Darôn, au nord-est de
[17] Ceci appartient encore à la première expédition,
celle de l’an précédent. Voyez auparavant où j’ai raconté d’après Yahia la
prise de Nisibe. Nous apprenons ici que l’armée emporta aussi des reliques de
cette ville. — Saint Jacques de Nisibe était de la race royale des Arsacides,
cousin germain de saint Grégoire l’Illuminateur, le premier patriarche
d’Arménie. Il assista en 325 au concile de Nicée. Ses homélies ont été publiées
en arménien, avec une traduction latine par le cardinal Antonelli, à Rome en
1756. (N. d’E. D.)
[18] Ce mot est une altération de l’arabe maghrébi,
« occidental », et, en particulier, « originaire du Maroc ». Un peu
plus tard Mathieu d’Edesse se sert de l’expression « Africains ». Par
cette double dénomination il entend les Egyptiens. L’Emir al Mouménin auquel
Jean Tzimiscès fait allusion est naturellement le Khalife Fatimide Mouizz.
[19] Toute cette première partie de la lettre se
rapporte à la campagne de 974. Les derniers mots donneraient à penser, ce qui
du reste semblerait fort naturel, que le basileus ne retourna point à
Constantinople entre les deux campagnes. Cependant les chroniqueurs grecs placent
à l’automne de 974 son second triomphe dans la capitale et ses démêlés avec le
patriarche Basile. En tous cas l’armée hiverna en Syrie, probablement sur le
territoire d’Antioche.
[20] Ici commence le récit de la campagne de 975.
[21]
[22] Comme sujets de Saad le Hamdanide.
[23] Le tahégan d’or arménien équivalait environ au
dinar des Arabes.
[24] Le texte porte le mot Béniata, qui est évidemment
une altération. En effet, en suivant la marche de Tzimiscès vers le sud, de
Nazareth au mont Thabor, nous sommes conduits à la ville de Bethsan ou
Scythopolis, située à l’ouest du Jourdain, au sud du lac de Tibériade. C’était
la principale ville de
[25] C’est l’eunuque Naçir de l’Histoire des
Khalifes Fatimides.
[26] C’est quelque autre mot grec altéré.
[27] Ce passage doit se trouver dans les gorges du
Liban non loin de Tripoli. Karérès en arménien signifie « Face de pierre ou de
rocher ». (N. d’E. D.)
[28] Le mot Djouel est la transcription du nom arabe
de la ville de Gibelet ou Gabala, située sur la côte de Phénicie, entre
Laodicée, au nord, et Balanée, au sud. Jean Tzimiscès, ou peut-être le
traducteur arménien, en affirmant que cette ville porte aussi le nom de Gabaon,
a été entraîné probablement à cette synonymie par la ressemblance éloignée du nom
de Gabala avec celui de Gabaon; mais Gabaon, cité de la tribu de Benjamin, au
nord de Jérusalem, ne peut se rencontrer dans l’itinéraire que parcourut Jean
Tzimiscès, le long des côtes de Syrie. (N. d’E. D.)
[29] Séhoun, en arabe Séhioun, petite ville et château
très fort du territoire d’Antioche s’élevant sur le haut d’une montagne et
protégés par de profondes et larges vallées, en guise de fossés.
[30] Ou Borzo. Place très forte, assise sur une des
crêtes les plus élevées de la chaîne du Liban. Les auteurs arabes l’appellent Barzougeh,
Berzouia ou Borzia et la placent au nord-ouest et à une journée de
marche d’Apamée, et à l’est et à la même distance de Séhioun. (N. d’E. D.)
[31] Par le nom de Babylone l’auteur entend
tantôt Bagdad, tantôt le Caire. On voit par la suite du récit, qu’il paraît
plutôt être ici question du Caire ou Babylone d’Egypte. Quand Jean Tzimiscès
dit l’Egypte, il veut certainement parler de la « Syrie égyptienne ».
[32] C’est-à-dire
[33] Suivant Léon Diacre, ce fut à Membedj que Jean Tzimiscès
trouva les sandales du Christ et la chevelure de saint Jean-Baptiste. De même
cet auteur affirme que ce fut à Béryte que le basileus obtint la célèbre Image
miraculeuse du Sauveur. C’était un tableau représentant le Crucifiement.
[34] District de
[35] Cette lettre est très curieuse. Jean Tzimiscès
parle en maître au fonctionnaire arménien. L’Arménie n’est plus en vérité
qu’une terre vassale. Le protospathaire Anaph’ourden avait négligé de livrer
aux Byzantins la forteresse d’Aïdziats comme il avait été convenu. De même il
n’avait pas expédié les mulets commandés certainement pour l’expédition de
Syrie. Maintenant que le basileus n’en a plus besoin, il réclame au
fonctionnaire négligent la somme qui avait été envoyée pour payer ces animaux.
Mais en même temps il ne se départ pas de ses procédés de douceur accoutumée.
Au lieu d’accabler l’officier arménien de sa colère, il l’assure de toute sa
bienveillance, pourvu qu’il s’étudie désormais à la mériter.
[36] Cette variante, dit E. Dulaurier, se rencontre
dans tous nos manuscrits, et il est impossible de savoir si elle provient de
l’auteur de la lettre, Tzimiscès, de notre historien, ou de quelque ancien
copiste qui l’aura fait prévaloir dans les temps postérieurs.
[37] Ce personnage de la famille royale d’Arménie se
trouve mentionné dans ce seul document.
[38] Ou de Thorhn.
[39] C’est-à-dire, « vers le roi Aschod le
Miséricordieux, à Ani ». L’expression Maison de Schirag est prise pour le
district de ce nom, dans la province d’Ararad, où s’élevait la ville d’Ani,
capitale des souverains de la principale branche des Pagratides arméniens. Ani,
ruinée successivement par les Turcs Seldjoukides et les Mongols, et par un
tremblement de terre en 1317, fut abandonnée définitivement par ses habitants
en 1319; elle ne subsiste aujourd’hui que par ses magnifiques ruines, que j’ai
eu la joie de visiter au mois de septembre dernier.
[40] En l’an 304 de l’Hégire (sept. 974 à sept. 975).
Jean Tzimiscès se présenta devant Damas dans le courant de l’été de 975.
[41] Nowaïri dit que la « rumeur publique, au
commencement de cette année, annonça que les Grecs se disposaient faire une
incursion en Syrie, attendu que le Turc Aftekîn avait écrit sur ce sujet à l’empereur
Tzimiscès » (Quatremère).
[42] Aboulfaradj fait le même récit.
[43] Ce récit dit que Reihan avec son corps de troupes
rejoignit alors l’armée égyptienne battue, en prit le commandement et se jeta à
la poursuite du basileus, qu’il força d’évacuer à nouveau Tripoli et qu’il
battit complètement avec ses troupes africaines. Mouizz, fort joyeux de cette
nouvelle, décida d’attaquer avec toutes ses forces Aftekîn qui avait accepté la
suzeraineté du basileus; mais la mort l’empêcha de mettre ce projet à exécution.
[44] Voyez à propos de cette relique la note de Hase
dans Léon Diacre, éd. de Bonn. Les deux manuscrits grecs 521 (fol. 267)
et 767 (fol. 98) de
[45] C’est le Nacir de la page précédente, le Nouceïry
de la lettre de Jean Tzimiscès.
[46] On sait que Yahia écrivait vers l’an 1045. Ni
Léon Diacre, ni Jean Tzimiscès lui-même ne donnent aucun détail sur cette prise
de Borzo par les Grecs.
[47] Probablement en remplacement de Michel Bourtzès.
[48] « Vers l’ouest, au pays des Grecs », dit
l’historien arménien Acogh’ig.
[49] Cette triste énumération nous a même valu, on le
verra plus loin, quelques indications très précieuses sur un certain nombre de
ces événements, en particulier sur la révolte de Bardas Skléros.
[50] Cédrénus dit qu’elle apparut au mois d’août,
Indiction troisième, et qu’elle dura jusqu’au mois d’octobre, Indiction quatrième.
— Acogh’ig, autre écrivain contemporain de Léon Diacre, Arménien celui-ci,
mentionne également cet astre qui, dit-il, parut en été durant la moisson et
qui était en forme de lance. — On appelait encore cette comète « Xiphias »,
parce que l’imagination effrayée des peuples croyait reconnaître dans les
astres de ce genre la forme d’une épée ou d’une lance.
[51] Que le renégat Kouleïb allait remplacer.
[52] Quelle preuve plus frappante de l’intention
arrêtée où se trouvait le basileus au su de tous de délivrer les Lieux Saints
que cette phrase de Dandolo disant que le doge en prescrivant par son arrêté de
l’an 972 tout commerce avec les Sarrasins entendait satisfaire les basileis qui
se proposaient de recouvrer
[53] Aboulfaradj dit aussi que Gabala fut prise de
vive force.
[54] Longinias, dont Léon Diacre fait Longias par
erreur était une grande terre impériale des environs d’Anazarbon.
[55] Ou Drizes ou encore Drizion ou Druzion. M.
Ramsay, identifiant cette localité avec Dragai, en fixe l’emplacement non loin
de l’entrée du défilé de Podandos, au pied septentrional du Taurus, sur la
route militaire, quelques milles de Tyana, dans la direction d’Andabalis. On se
rappelle que Nicéphore Phocas, lors de sa première expédition en Cilicie après
son avènement, avait laissé dans cette localité l’impératrice Théophano et le
deux petits basileis ses fils. (Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle).
[56] M. Ramsay a identifié cette localité d’Atroa avec
l’Otroia de Strabon, sise précisément sur la rive du lac Askania.
[57] « Ce fut là l’opinion générale, dit Léon Diacre.
Skylitzès va plus loin et dit en toutes lettres que ce fut Basile qui acheta le
meurtrier. Aboulfaradj dit que Jean fut empoisonné par « un frère de
l’impératrice Théophano ».
[58] Yahia dit le mardi 11 janvier. Elmacin dit le 12.
[59] Celui-ci je l’ai dit, raconte que Jean fut
empoisonné à Tarse par un frère de l’impératrice Théophano.
[60] Mathieu d’Édesse, qui écrivait
dans la première moitié du xiie
siècle, donne un récit fort différent, quelque peu fantastique, de la mort de
Jean Tzimiscès. Je le reproduis à titre de curiosité. On y retrouve
certainement l’écho des velléités de vie monastique, non de notre héros, mais
de son prédécesseur, Nicéphore Phocas. Mathieu d’Édesse aura fait confusion
entre les deux princes. Voici sa narration:
« Après
un grand nombre de combats livrés et de victoires remportées, Tzimiscès fut
tout à coup saisi de la crainte de la mort et de la frayeur des terribles
jugements de Dieu. Il se rappelait dans ses réflexions la mort injuste du
vertueux Nicéphore et son sang innocent versé par lui. Plongé dans une douleur
profonde, il pleurait et poussait des soupirs. Alors il résolut d’adopter une
vie sainte, pour parvenir, si c’était possible, à racheter, à force de
repentir, le meurtre qu’il avait commis. Il y avait cinq ans seulement qu’il
était sur le trône.
Tandis
qu’il était dans ces pensées, il lui vint une bonne inspiration, conforme aux
volontés de Dieu. Il envoya à Vaçagavan, dans le district de Hantzith, et en
fit ramener Basile et Constantin, fils de l’empereur Romain, ces deux princes
qu’il avait envoyés précipitamment auprès de Sbramig, à cause de la crainte que
lui inspiraient pour eux la perversité et la cruauté de l’impératrice
(Théophano). Lorsque Basile fut arrivé à Constantinople, Tzimiscès rassembla
tous les grands de l’empire, et une réunion imposante eut lieu dans son palais.
Ayant pris de ses propres mains la couronne qui était sur sa tête, il la plaça
sur celle de Basile, le fit asseoir sur le trône et se prosterna la face contre
terre devant lui. Après avoir remis à ce prince les rênes du gouvernement, et
lui avoir rendu le trône de ses pères il se retira dans le désert, et embrassa
la vie monastique dans un couvent où il établit sa résidence. Celui donc qui
hier encore était revêtu de la pourpre se trouvait maintenant le commensal des
pauvres, dont il avait adopté l’humble condition, jaloux de mériter ainsi la
béatitude promise par le saint Évangile, et d’acquitter la dette que lui
imposait son crime envers l’innocent Nicéphore. »
Voyez un
autre récit de la mort de Jean Tzimiscès dans Ibn el Athir (Rosen, op. cit.,
note a de la note 84). Ici c’est Théophano qui, exilée avec ses deux
fils, fait empoisonner le basileus par un moine dans le pain de la communion.
Elle rentre ce même jour avec ses fils à Constantinople et devient régente
[61] Voyez dans Wassiliewsky, Fragments
russo-byzantins, l’erreur commise par Skylitzès, après lui par Cédrénus et
Zonaras, qui disent que Jean demeura six ans et six mois sur le trône. Seul
Léon Diacre a donné la durée exacte du règne.
[62] Weil: le 26 novembre. — Muralt: le 20 décembre. —
Aman: le 24 décembre. — Voyez encore Quatremère.
[63] Yahia dit qu’on cacha sa mort durant huit mois et
qu’elle fut proclamée seulement au commencement de l’an 365 de l’Hégire.
[64] Paspati, Le Grand Palais de Constantinople.
[65] Jean Tzimiscès est le premier basileus byzantin
qui soit mentionné par son nom dans les Sagas.
[66] Bibl. Nat., Supplément, n° 352. — Voyez Notice
de l’histoire composée par Léon Diacre, etc., par M. C. B. Hase,
dans Notices et Extraits des Manuscrits de
[67] Une autre pièce de vers du même poète est une
épitaphe funéraire dédiée au moine Michel Maléinos, le célèbre saint, oncle de
Nicéphore Phocas.
[68] C’était, on le sait, le nom de la monnaie de
cuivre à cette époque à Byzance.
[69] Le passage de Skylitzès relatif la monnaie de
cuivre en est une preuve.
[70] Le père H. Delehaye, Vita sancti Nicephori
episcopi milesii saeculo X, Bruxelles, 1895. — Dans mon histoire de
Nicéphore Phocas, j’ai confondu, m’étant bien à tort fié au témoignage de Fr.
Lenormant, le saint évêque de Milet avec son homonyme et contemporain le magistros
Nicéphore, gouverneur des thèmes italiens à cette époque. J’ai fait un seul et
même personnage de ces deux Nicéphore qui sont en réalité fort distincts l’un
de l’autre. Saint Nicéphore accompagna bien en Sicile l’expédition qui y fut
envoyée par Nicéphore Phocas en 964, mais ce ne fut pas lui qui, avec le titre
de magistros, gouverna les thèmes italiens sous ce basileus et ses successeurs.
[71] Voyez H. Delehaye. C’est Hase qui donne ces mots
cette signification. Je croirais plutôt, avec le père Delehaye, qu’il s’agit
ici des «épistates » (directeurs ou intendants) du monastère de Myrelaeon
ou encore de ceux du palais de ce nom.