L'ÉPOPÉE BYZANTINE À LA FIN DU DIXIÈME SIÈCLE

Première partie

CHAPITRE III

 

 

Quand l’armée déboucha dans les vastes campagnes ondulées et marécageuses qui entourent Silistrie à partir des rives du Danube jusqu’aux premières éminences du Balkan, elle trouva les Russes qui, renforcés du corps détaché qu’elle venait de refouler devant elle, l’attendaient campés dans la plaine, à douze milles environ en avant de la place. Ils étaient disposés pour le combat, massés par sections en une seule immense phalange hérissée de lances sur son front, protégée par une ligne ininterrompue de boucliers. Toute la cavalerie auxiliaire avait été ramenée sur les ailes. Tel était l’ordre parfait de ces fantassins barbares, que leurs lignes semblaient des murailles métalliques animées. Sviatoslav avait choisi son terrain et en connaissait tous les accidents. Les escadrons Petchenègues avaient ordre de massacrer impitoyablement les auxiliaires bulgares s’ils faisaient mine de fuir.

Jean Tzimiscès plaça sa nombreuse lourde infanterie au centre de sa ligne de bataille. Sur les ailes il aligna ses cavaliers cataphractaires, probablement aussi les Immortels. Derrière les cavaliers, disposition assez peu explicable, étaient massés les archers et les frondeurs destinés à couvrir l’ennemi d’une pluie incessante de traits, de balles de plomb, de projectiles de toutes sortes.[1]

Ne possédant que les quelques lignes consacrées à ces événements par Léon Diacre et Skylitzès et, d’après ce dernier, par Cédrénus et Zonaras, je ne puis décrire que bien imparfaitement, hélas, les brillants combats de cette campagne célèbre. L’armée byzantine était pleine de confiance. La prise de la Grande Péréiaslavets avait grandi tous les courages. Les troupes, persuadées que le Dieu de la guerre combattait avec elles, demandaient à grands cris la lutte immédiate. Le premier choc eut lieu le mardi 23 avril, fête du glorieux mégalomartyr saint Georges. Si, comme il semble, ce fut dès l’arrivée même des Byzantins, dès que les deux armées eurent pris contact, il ne se serait donc écoulé que juste quinze jours depuis le départ des Grecs de Péréiaslavets.[2]

Jean Tzimiscès prit en personne le commandement de la bataille. Ce furent les escadrons byzantins, répartis en deux corps sur les ailes de l’armée, qui inaugurèrent le combat. Ils fondirent avec leur impétuosité ordinaire sur les triangles russes,[3] disposés suivant la coutume scandinave, opposant à l’ennemi une muraille de piques. Le premier choc fut favorable aux impériaux, et les Russes, s’efforçant d’abattre avec leurs fameuses haches chevaux et cavaliers, durent reculer. Se ralliant vivement, ils reprirent l’offensive, poussant leurs hurlements de guerre. Les guerriers des deux nations, combattant les uns comme les autres sous l’oeil de leur souverain, étaient réciproquement animés d’une fureur extraordinaire. Les Russes se désespéraient de voir s’évanouir leur réputation de guerriers toujours victorieux; les Grecs étaient irrités d’être tenus en échec par ces fantassins varègues qu’ils qualifiaient dédaigneusement de barbares. Les Russes l’emportaient peut-être en fougue guerrière, mais les impériaux rachetaient cette infériorité, très réelle dans ces combats si fertiles en corps à corps, par une tactique infiniment supérieure.

On se battit jusqu’au soir par toute la plaine avec des alternatives de succès et de revers, la victoire demeurant jusqu’au bout incertaine. On dit que l’avantage passa ce jour douze fois d’une armée à l’autre, c’est-à-dire que douze fois les impériaux marchèrent à l’assaut des masses russes sans pouvoir les empêcher de se reformer. Le sol était jonché de milliers de cadavres. Le chroniqueur arménien Acogh’ig raconte qu’à un moment, les deux ailes de cavalerie byzantine ayant été bousculées et ramenées en désordre par les Russes, un corps nombreux de fantassins de sa nation, corps d’élite désigné sous le nom de salars, ce qui signifie « chefs » en arménien, se distingua particulièrement par sa merveilleuse bravoure. il soutint quelque temps seul, sans reculer d’un pas, le choc de toute,l’armée ennemie, protégea la personne du basileus en lui faisant un rempart vivant et décida du succès final de la journée. Ces héroïques soldats, se jetant comme des lions sur les Russes qui attaquaient le basileus sous le couvert de leurs armures, les massacrèrent à coups d’épée et mirent les autres en fuite. Les Arméniens étaient à cette époque des troupes excellentes, et leurs contingents s’étaient déjà distingués cri Syrie sous Nicéphore Phocas.[4]

Cependant le soleil se couchait à l’horizon et les fantassins russes, ces « enragés bersakiers », tenaient toujours. Le basileus ordonne une charge suprême de toute la cavalerie. Lui-même, en grand appareil impérial, éperonnant son cheval, lance en main, excite ses cataphractaires. Cet effort extraordinaire vient enfin à bout de ces fantassins éprouvés. Sous l’oeil de leur basileus, les Grecs chargent avec une incroyable énergie au son éclatant des trompes, qui ne parvient pas à étouffer la clameur continue s’échappant des rangs russes. Le principal effort des escadrons byzantins porte sur l’aile gauche ennemie, où combattent les auxiliaires petchenègues. Ces barbares, braves pourtant autant que féroces, sont culbutés par la charge irrésistible de ces lourds cavaliers. Sviatoslav les soutient en hâte par un corps de réserve qu’il guide en personne. Le basileus de son côté appelle ses derniers renforts. On combattit jusqu’à la nuit profonde dans un tumulte effroyable, avec un acharnement inouï dont on retrouve la mention dans tous les récits contemporains de ces luttes extraordinaires. Enfin les Russes, accablés sous cet assaut continu de toute cette cavalerie, lâchèrent pied définitivement. Leurs bataillons, culbutés, se débandèrent en désordre par la plaine. Les Grecs en massacrèrent une foule. Un plus grand nombre furent faits prisonniers. Cette fois encore, la poursuite ne s’arrêta que lorsque le dernier Russe survivant eut fui derrière les remparts de Dorystolon. Telle fut la sanglante et première bataille de ce nom en l’an de grâce 972.[5]

Les Grecs couchèrent sur le lieu du combat. L’allégresse régna dans leur camp. Toute la nuit on n’entendit autour des feux que leurs chants de victoire et de longues acclamations en l’honneur du basileus aimé de Dieu. Jean, l’âme joyeuse de ce grand succès qui semblait assurer le triomphe final, accorda de nombreuses récompenses et fit faire d’abondantes distributions de vivres. Des prières d’actions de grâces furent adressées dans toute l’armée à Dieu et aussi au mégalomartyr saint Georges, patron très vénéré des armées byzantines, dont le jour de fête avait vu cette éclatante victoire. Le pieux Tzimiscès lui en rendit dévotement hommage.

Dès que l’aube se fut levée sur ce vingt-quatrième jour du mois d’avril, l’autocrator, comprenant bien, malgré ce premier avantage, que la lutte serait longue, difficile, obstinée, acharnée, rapprocha son camp de la forteresse où se tenait maintenant enfermé tout ce qui restait de guerriers russes en Bulgarie. Malgré ces deux terribles saignées des 4 et 23 avril, c’étaient encore de bien nombreux et redoutables combattants. Il fallait se garder à tout prix d’une agression désespérée de leur part. Aussi, immédiatement après cette installation de l’armée tout près des murs de la ville, Jean fit fortifier extraordinairement le camp pour parer à toute sur prise. Il attendait impatiemment la venue de sa flotte qui n’était pas encore signalée. Il avait grand besoin d’elle pour couper aux Russes la retraite par le fleuve. Skylitzès dit que sans son concours il hésitait à donner l’assaut.

Léon Diacre a décrit en peu de mots le mode de retranchement adopté par Jean Tzimiscès pour la protection de son camp. C’était, dit-il, le procédé cri usage dans toutes les armées byzantines, à cette époque, pour garder chaque jour leur camp en pays ennemi. Dans la plaine, en face et à peu de distance des hauts remparts de Dorystolon, s’élève encore de nos jours un mamelon, sorte de plateau de faible hauteur en pente douce mais d’assez vaste étendue, le même où, huit siècles plus tard, dans les sièges des années 1773, 1809 et 1829, les Russes devaient à leur tour établir leurs batteries. Jean choisit cet emplacement pour y installer son camp. Tout autour de l’espace ainsi réservé, un large et profond fossé formant un immense rectangle fut creusé. La terre rejetée par devant forma parapet. Sur ce parapet on fixa les lances et les javelots dans les intervalles desquels on disposa des boucliers de manière à obtenir une muraille métallique continue sans aucun interstice. « Il n’existe pas d’abri plus sûr, dit Léon Diacre, pour une armée en campagne. A travers ce formidable mur de fer personne ne peut passer. Les troupes non seulement se trouvent complètement protégées par le fossé, mais rien ne leur est plus facile que de repousser un assaut de derrière cette palissade improvisée. Défendus par ce rempart de métal auprès duquel veillent des gardes nombreux, les soldats fatigués peuvent prendre le plus complet repos. C’est ainsi que nos guerriers fortifient toujours leur camp en pays ennemi. »

Dans le cas présent, le camp byzantin devait couvrir un très grand espace pour pouvoir contenir dans son enceinte non seulement cette nombreuse armée, mais tous les convois, les infinis bagages, tous les impedimenta, les approvisionnements d’une si grande multitude armée, tout le parc des machines de guerre, la foule des convoyeurs, des valets, etc.

Aussitôt sa retraite ainsi assurée en cas d’échec, Jean Tzimiscès, renonçant à attendre la flotte, attaqua Dorystolon. Ce fut, dit Léon Diacre, dès le lendemain de la journée qui avait été consacrée à l’établissement du camp, le surlendemain de la bataille, soit le jeudi 25 avril. Cette belle campagne, menée, il est vrai, par un des plus brillants capitaines du dixième siècle, et dont les dates principales nous ont été assez exactement conservées, nous montre combien promptement s’exécutaient les opérations militaires d’alors, avec quelle précision en quelque sorte mathématique marchaient, manoeuvraient, combattaient ces grandes armées du dixième siècle oriental. Jean Tzimiscès et ses troupes se battent de l’aurore jusqu’au couchant dans la journée du 23 avril à quelques milles de Silistrie. Douze fois ils reprennent l’offensive contre un ennemi acharné. La dernière charge décisive n’a lieu qu’à la tombée de la nuit. Le lendemain, les impériaux, victorieux, s’avancent jusque sous les murs de la place où s’étaient réfugiés les débris de l’armée russe. Au lieu de prendre un repos mérité, les légionnaires byzantins creusent le grand fossé et élèvent le retranchement formidable qui doit protéger leur camp. Dès le lendemain 25 ils attaquent Dorystolon.

Combien il serait curieux de se représenter l’aspect de cette ville avec la multitude des guerriers russes l’encombrant, avec ses maisons en bois fourmillant de la cohue des réfugiés de toute sorte et de toute race, avec cette masse extraordinaire de vingt mille Bulgares prisonniers. Malheureusement cet effort d’imagination est une quasi-impossibilité. En dehors des rustiques palais du roi ou du gouverneur et de quelques églises, les édifices de la cité danubienne ne devaient guère être que de basses maisons de bois, des huttes et de vastes hangars. Le mur même de la ville était construit de terre battue, peut-être avec des tours de pierre, protégé par un profond fossé plein d’eau. Sauf quelques détails que j’indique plus bas, on ne se rend nul compte, par les récits de Léon Diacre et de Skylitzès, de la disposition des forces assiégeantes. Les galères impériales avec les redoutables appareils pour lancer le feu grégeois vinrent plus tard jeter l’ancre dans le Danube.

Les opérations durent commencer aux premières lueurs du jour. Disons de suite que cette première attaque, destinée à préparer l’assaut et qui semble avoir consisté surtout en un échange de projectiles les plus variés durant la journée tout entière, fut un échec pour les assiégeants. Les Russes, postés dans les tours, lançaient, avec leurs machines et leurs arcs, des quartiers de roc, des traits, des flèches innombrables. Les impériaux leur répondaient à coups de flèches et de balles de fronde. Les Russes avaient l’avantage de la position et il ne semble pas que cette fois les Grecs aient pu approcher du pied du rempart. La nuit venue, le basileus ordonna la retraite. Mais à peine ses soldats fatigués, rentrés au camp, s’apprêtaient-ils à prendre leur repas du soir, que les sentinelles signalèrent une double et impétueuse sortie des Russes. Chose curieuse, un nombre assez considérable de ces barbares étaient cette fois à cheval. Témoins chaque jour du résultat merveilleux que leurs adversaires tiraient de leur cavalerie, ils avaient exercé leurs plus adroits guerriers à monter les chevaux du pays.

Les Russes, en deux corps, se précipitèrent comme un double torrent par la porte orientale devant laquelle campait le stratopédarque Pierre Phocas avec les contingents occidentaux, c’est-à-dire avec les troupes des thèmes de Thrace et de Macédoine, et par celle d’occident devant laquelle la garde des troupes d’Anatolie ou troupes orientales sous le commandement de Bardas Skléros. Cette violente sortie fut repoussée à grand peine après une lutte qui se prolongea fort avant dans la nuit. L’emploi de la cavalerie ne porta pas bonheur aux Russes. Ils ne savaient ni se tenir droits ni combattre du haut de leurs montures. A leur approche, les cavaliers grecs, sautant en selle, bondirent à leur rencontre et les attaquèrent vivement de la lance, maniant avec aisance cette arme dont ils avaient la grande habitude et qu’ils portaient dans ce temps fort longue. Les géants de Scythie, empêtrés sur leurs coursiers improvisés, incapables de les diriger durent faire volte-face et fuir en désordre jusqu’à la ville, proie facile pour leurs ennemis plus expérimentés. Beaucoup périrent. L’infanterie des Russes fut autrement difficile à repousser. Cependant Skylitzès affirme, chose peu croyable, que les Grecs ne perdirent dans cet engagement que trois chevaux et pas un seul homme ! Telle fut la seconde journée sous Dorystolon.

A ce moment précis, semble-t-il, d’après le récit de Léon Diacre, on aperçut soudain, remontant le vaste fleuve, la grande et magnifique flotte impériale que nous avons vue partant de la Corne d’Or sous la conduite du drongaire Léon. Bateaux portant le feu grégeois et bateaux de transport, moins nombreux, chargés de vivres vinrent s’embosser un peu au-dessous de la ville, interceptant toute communication avec la rive gauche, avec Kiev et le Dniéper par conséquent, prévenant ainsi la fuite des Russes, dont Jean Tzimiscès voulait que la Bulgarie devînt à jamais le tombeau. Cette arrivée si opportune fut accueillie par les cris de joie de l’armée massée sur la rive du fleuve, car ce renfort venait admirablement compléter le cercle de fer qui enserrait la cité. La voie du salut et de la liberté par delà le Danube était maintenant définitivement enlevée aux Russes. Aussi leur effroi semble-t-il avoir été extrême. Ils savaient que les flancs de ces navires recélaient le feu liquide, terreur de leur nation. « Dès leur enfance, dit Léon Diacre, tous, dans leurs huttes lointaines, avaient frissonné d’épouvante en entendant leurs pères raconter comment la flamme médique avait détruit dans le Pont-Euxin la foule immense des barques d’Igor, le père de leur prince. » Pas une demeure russe qui n’eût perdu alors quelqu’un des siens brûlé ou noyé, et le soir dans les veillées, au pays de Scythie, sur les hautes collines kiéviennes ou sur les basses rives des porogues sonores du vieux Dniéper, les vieillards décrivaient aux jeunes gens éperdus les brûlures terribles causées par le diabolique engin que nul ne pouvait éteindre, dont la flamme humide courait à la surface des eaux comme sur le corps nu des guerriers. On conçoit quel dut être l’émoi des soldats de Sviatoslav. Rappelant en hâte leurs barques éparses qui couvraient le cours du fleuve, leurs barques familières creusées chacune dans un seul tronc d’arbre, si légères qu’on les portait à bras le long des rapides, ces monoxyles fidèles qui leur avaient servi à venir de si loin descendant le cours de leurs fleuves nationaux,[6] ils les rassemblèrent probablement à sec sous les murs de la ville, là où le Danube coulait au pied du rempart. Du haut des créneaux ils lancèrent constamment sur le fleuve une pluie de flèches et de pierres, espérant empêcher les vaisseaux byzantins de s’approcher assez pour brûler ces barques demeurées malgré tout leur espoir.

Ainsi Dorystolon donnait en ce printemps de l’an 972 ce formidable et curieux spectacle de ces deux armées, de ces deux flottes si dissemblables réunies sous ses murs. Peu de grandes scènes militaires ont pu présenter un intérêt plus poignant. Au centre, Silistrie avec ses hauts remparts hérissés de tours peuplées de défenseurs, avec ses rues, ses places couvertes de guerriers gigantesques au parler rauque et sonore, guerriers étranges des glaces de la Scythie, brutes effrayantes aux vêtements de mailles; autour d’eux, des Petchenègues, des Hongrois, des Bulgares captifs, « tous les peuples de la Horde », vêtus de peaux de bêtes. Au sud, le vaste camp de l’armée byzantine fourmillant de milliers de soldats de tant de races, le long scintillement de cette prodigieuse muraille de boucliers et de lances fichés en terre, les évolutions des cavaliers cataphractaires, les marches et contremarches des troupes de pied achevant l’investissement, les costumes superbes du basileus et des chefs, l’éblouissante troupe des Immortels. Au nord, le Danube sombre s’écoulant lentement dans sa large vallée, les barques russes par centaines, peut-être par milliers, serrées sur la rive comme un troupeau, plus loin en un vaste demi-cercle la flotte grecque ignifère avec ses pavillons de soie, ses voiles de couleur, les costumes de ses milliers de matelots, bloquant étroitement les monoxyles ennemis, les observant sans relâche pour leur barrer toute retraite. Au delà, la plaine infinie, nue et morne, jusqu’aux brumes de Scythie, et peut-être au loin quelque bande errante de cavaliers hongrois venus pour piller, attirés comme le vautour par l’odeur du carnage, contemplant étonnés du haut de leurs maigres montures ce spectacle inouï.

Toute la nuit, raconte Léon Diacre, on entendit au camp impérial les hurlements des Russes pleurant leurs morts. Cette cérémonie lugubre, la trisna, fit frissonner les légionnaires byzantins couchés sur la terre nue. Il semblait que ce fussent des rugissements de bêtes. Les femmes s’en mêlaient et leur voix plus claire dominait étrangement les rauques sanglots des hommes. C’était l'accompagnement des jeux funèbres par lesquels les Varègues avaient coutume de célébrer la gloire de leurs camarades tués et leur entrée dans la Walhalla des guerriers.[7]

Le vendredi 26, au point du jour, Sviatoslav fit rentrer en hâte dans la place les derniers détachements encore épars aux environs pour la garde de quelques points fortifiés. L’investissement de Dorystolon par les Grecs ne semble donc pas avoir été jusque-là tout à fait complet. Ce même jour, Jean Tzimiscès fit sortir en bataille ses troupes dans la plaine pour attirer une fois de plus les Russes au combat, mais, soit que ceux-ci pleurassent encore leurs morts, soit qu’ils eussent intérêt à fatiguer leurs adversaires, ils se tinrent obstinément renfermés derrière leurs remparts. Force fut au basileus de s’en retourner après cette provocation inutile. Le soir seulement, et comme toujours au moment où les impériaux s’apprêtaient à prendre leur repos, les Russes tentèrent une sortie nouvelle. Dans l’intervalle, le basileus avait reçu sous sa tente les députations des municipalités de Constantia et de plusieurs autres cités du Danube venues pour lui présenter les clefs de leurs villes et s’en remettre à sa merci, lui apportant pour le fléchir tout ce qu’on avait pu rassembler en fait d’approvisionnements. Jean Tzimiscès avait fait bon accueil à ces envoyés. Leurs cités furent occupées par de fortes garnisons byzantines.

Donc, dans cette soirée du 26, les Russes se précipitèrent à nouveau par toutes les portes de Dorystolon. Beaucoup plus nombreux que la veille, ils tombèrent à l’improviste sur les avant-postes grecs, sans méfiance à cause de l’heure si avancée. Comme toujours, ces guerriers, enchemisés de fine maille, disparaissaient presque derrière les hauts boucliers qui les protégeaient de la tête aux pieds. Les impériaux, revenus de leur surprise, se jetèrent à leur rencontre. Un combat s’engagea semblable à celui de la soirée précédente, plus violent encore, longtemps indécis. Un moment même, la lutte sembla pencher en faveur des Russes, mais un incident inattendu vint à nouveau changer la fortune. Le héros Sphengel, celui que les chroniqueurs grecs désignent comme le troisième en grade après Sviatoslav, le glorieux vaincu de Péréiaslavets, ce géant devant qui tous tremblaient, fut tué par un simple soldat grec qui, se jetant au-devant des siens, fondit audacieusement sur lui.[8] Sa mort jeta un trouble profond parmi ses compatriotes, déjà fatigués. Bientôt ils mollirent. Le désordre se mit dans leurs rangs. Toutefois Skylitzès affirme qu’ils réussirent à se maintenir toute la nuit dans leurs positions, jusqu’au lendemain 27 avril à midi.

A ce moment précis, ils s’aperçurent que le basileus détachait des troupes à droite et à gauche pour leur couper la retraite. Saisis d’effroi, ils voulurent rétrograder. Il était trop tard; déjà la route directe de Dorystolon était occupée par des forces ennemies. Alors la panique survint. Les soldats varègues en fuite se répandirent dans les campagnes. En foule, cette fois encore, ils tombèrent sous les coups des Byzantins, acharnés à leur poursuite. Les autres réussirent à rentrer dans la ville par les portes plus éloignées. Un guerrier d’Asie, Théodore Lalakon, de la famille presque illustre de ce nom, homme d’une vigueur et d’une audace extraordinaires, fit l’admiration de l’armée en assommant une quantité d’ennemis de sa lourde masse de fer. Il la maniait avec une telle violence qu’il brisait d’un coup le casque et le crâne de ses victimes.

Telle fut la troisième journée de combat, journée si long temps indécise. Après la retraite des Russes, Jean ordonna de sonner le rappel des troupes épuisées et leur fit distribuer en abondance des récompenses et des vivres. Parcourant leurs rangs, il s’efforça, par ses discours, de maintenir leur enthousiasme. Tout n’allait pas aussi vite qu’on avait pu l’espérer après le premier échec des Russes. Certes ceux-ci avaient dû se renfermer définitivement dans Dorystolon; certes ils avaient eu le dessous dans presque toutes les rencontres mais ils n’en tenaient pas moins encore avec l’opiniâtreté habituelle à leur race, et, malgré ces deux sanglants derniers combats, les Grecs n’avaient pu toucher encore aux remparts de la ville. Il fallait renoncer à enlever par surprise ou même d’assaut cette forteresse si héroïquement défendue. Il fallait faire une attaque en règle, courir toutes les chances d’une aussi formidable opération. Les troupes impériales acceptèrent courageusement cette pénible éventualité. Ce siège célèbre devait durer bien des semaines encore.[9]

Nous ne sommes malheureusement que très insuffisamment renseignés sur les divers incidents qui en marquèrent le cours. Nous savons pourtant que dans le courant de cette même funèbre nuit du 27 au 28 qui suivit la bataille où Sphengel avait péri, Sviatoslav, résolu à se défendre jusqu’à la dernière extrémité, fit travailler tous ses guerriers à l’élargissement du fossé qui bordait le rempart de Dorystolon. Même, comme Jean Tzimiscès, renonçant à prendre de vive force une place ainsi défendue, préférant en triompher par la famine, maintenait ses positions à une assez grande distance de la ville, ce travail put, paraît-il, être poursuivi plusieurs nuits durant sans que les assiégeants en eussent connaissance.

Nous savons encore que dans cette même nuit Sviatoslav, sur l’autre front de la ville, exécuta une sortie par le fleuve à l’aide de ses monoxyles. Comme le chef russe avait énormément de blessés et qu’il redoutait la famine, ses vivres commençant à s’épuiser et les navires grecs interceptant tous ses convois, il voulut profiter de cette nuit ténébreuse, sans lune, pour chercher à faire quelque butin. La profondeur de l’obscurité s’était encore accrue par un violent orage de pluie et de grêle. Tonnerre et éclairs faisaient rage. Le grand prince de Kiev, jetant deux mille guerriers dans ses meilleures barques, réussit à tromper la surveillance des marins grecs. Ses soldats, descendus à terre, enlevèrent tout ce qu’ils purent prendre de blé, de millet et d’autres substances, puis se rembarquèrent en hâte. En regagnant Dorystolon, ils aperçurent, sur la rive méridionale du fleuve, de nombreux valets de l’armée grecque, les uns abreuvant leurs chevaux, les autres coupant du bois ou faisant du fourrage. Débarquant sans bruit, marchant sous bois, Sviatoslav et ses hommes tombèrent sur ces pauvres diables surpris sans défense et en firent un grand massacre. Les survivants s’enfuirent dans la forêt. Les Russes, se rembarquant aussitôt avec les chevaux des Grecs et leurs charges, poussés par un bon vent, rentrèrent en triomphe dans la cité. Le basileus se montra justement irrité de cet incident humiliant. II accabla de reproches les chefs de la flotte qui avaient laissé passer sans les voir les barques russes, les menaçant de les faire mettre à mort si pareil fait se reproduisait. Depuis ils firent une garde plus vigilante sur les deux rives, ne laissant passer ni homme ni bête. Ce fut l’unique sortie des Russes par la voie du fleuve. La flotte grecque, instruite par l’expérience, ne leur permit plus de renouveler cet exploit.

Jean, pour éviter de semblables échecs, s’efforça de rendre le blocus de Dorystolon plus étroit encore. Ses troupes, infatigables, exécutèrent d’immenses travaux de circonvallation. Toutes les routes menant à la ville assiégée, les moindres chemins furent coupés par des tranchées qu’occupèrent des détachements nombreux. Il devint impossible aux Russes de se ravitailler dans quelque direction que ce fût, et dès ce moment la famine se fit cruellement sentir. Puis l’armée grecque que demeura au repos, attendant que la faim lui livrât l’ennemi.

Comme si le basileus ne pouvait demeurer un jour sans les plus graves préoccupations, alors qu’il était déjà si absorbé par les soucis de cette lutte de géants, il reçut à ce moment des nouvelles qui l’émurent vivement. Tandis qu’il s’apprêtait à conquérir Silistrie, il apprit soudain qu’il avait failli perdre Constantinople et l’empire. C’étaient encore ces turbulents et incorrigibles Phocas qui, inconsolables d’avoir perdu par la mort de Nicéphore le pouvoir et la fortune, avaient voulu profiter de son absence pour tenter désespérément une fois de plus de ressaisir la couronne. On se rappelle que lors de la révolte de Bardas Phocas, l’an précédent, Léon et son autre fils le patrice Nicéphore, ayant comploté de débarquer en Thrace et de soulever les populations de ce thème, avaient pour ce fait été condamnés à perdre la vue. Mais le basileus Jean, plein de clémence, ayant ordonné qu’on se contentât d’un simulacre de supplice, s’était borné à faire garder plus étroitement le père et le fils dans la ville de Methymna de Lesbos. Nous n’avons aucun détail sur cette seconde prison des infortunés princes. Toujours est-il que, soit que leur exil fût devenu si dur qu’ils préférassent tout risquer plutôt que de le subir davantage, soit qu’ils eussent été abusés par de faux rapports sur la situation vrai du basileus et de son armée aux rives du Danube, ou bien encore que la seule absence de Jean leur eût paru une garantie suffisante pour le succès du coup de main qu’ils méditaient, ils parvinrent à corrompre leurs gardiens et à s’évader de Methymna dans une barque. On ignore comment ils réussirent à franchir les passes de l’Hellespont et à aborder en face de Constantinople. Quelque temps ils se tinrent cachés dans un monastère du faubourg asiatique de Pélamydion,[10] dont les moines étaient dévoués à leur cause. De même que pour tant d’autres événements du dixième siècle byzantin, période obscure entre toutes celles de l’histoire, nous ne possédons sur cette conspiration aucun autre détail, mais cette simple indication de Léon Diacre nous fait voir combien les partisans des Phocas étaient encore nombreux et puissants dans la capitale et quelles actives intelligences ceux-ci devaient y entretenir pour qu’ils osassent se risquer en une telle aventure, pour qu’ils pussent être ainsi accueillis par toute une congrégation de moines à eux dévoués dans un monastère de la banlieue même de Constantinople. A travers la désespérante brièveté des chroniqueurs on devine confusément toute une vaste et puissante conspiration n’attendant qu’une chance heureuse, une défaite du nouveau basileus sur le Danube, pour se transformer contre lui en un soulèvement général de toutes les rancunes formidables du parti tombé avec Nicéphore.

Nous ne connaissons exactement de cette audacieuse tentative des Phocas que son issue même, qui fut pour eux des plus malheureuses. Dès que le curopalate eut fait connaître par un messager sûr à ses fidèles de la capitale sa présence au monastère de Pélamydion, ils lui renouvelèrent la promesse de leur appui. Dans des conciliabules secrets, il fut convenu qu’une bande de partisans dévoués s’introduirait de nuit au Palais Sacré, plus facile à aborder en l’absence du basileus, et y proclamerait aussitôt le règne de Léon. Naturellement on maintiendrait nominalement sur le trône les deux jeunes basileis légitimes. Si ce premier acte réussissait, on pouvait avec raison concevoir les plus grandes espérances pour le succès final. On avait si bien vu au début de chacun des deux derniers règnes combien l’heureuse issue de ces conspirations dépendait parfois du plus modeste commencement. Pénétrer en armes au Palais, y proclamer sur le champ un nouveau basileus était à cette époque à Byzance le moyen le plus prompt comme le plus sûr de faire une révolution. On l’avait bien vu lors de l’avènement de Tzimiscès, si peu de temps auparavant. Mais aujourd’hui, s’il n’y avait plus au Palais un Nicéphore Phocas pour inspirer, même mourant, de la terreur aux conjurés, de même il ne s’y trouvait pas non plus une Théophano pour les y introduire en secret. Pour pouvoir y pénétrer nuitamment, les partisans des deux princes, fort pressés d’agir, réussirent à gagner un des portiers impériaux[11] qui leur laissa prendre des empreintes sur cire des serrures. Dès qu’on eut fait fabriquer des clefs nouvelles, des émissaires furent expédiés en hâte au couvent de Pélamydion pour prévenir les princes. Par une nuit très obscure, comme le vent soufflait en tempête, une barque porta le vieux curopalate et son fils de la rive asiatique du Bosphore au pied du Palais du Boucoléon. C’était précisément le trajet qu’avaient suivi deux ans et demi auparavant, par le même temps d’orage furieux, Jean Tzimiscès et ses affidés Les Phocas pénétrèrent clandestinement dans l’enceinte urbaine par la petite porte du même nom[12] qui s’ouvrait au-dessous de l’église de Saint Phocas. Déjà ils se croyaient maîtres de l’empire. Durant que leurs partisans se groupaient, ils allèrent pour quelques moments se cacher dans le quartier du Sphorakion, situé non loin de l’Octogonion et de l’Hippodrome,[13] dans la maison d’un de leurs principaux affidés, employé à la cour. Une imprudence les perdit. Un des leurs, voulant leur gagner des adhérents, était allé trouver un sien ami dont il se croyait sûr, qui était directeur de la fabrique impériale où se tissaient les étoffes merveilleuses destinées à l’usage de la famille du basileus. Il révéla à cet homme la présence des deux bannis dans la capitale, lui demandant de soulever en leur faveur la très nombreuse et puissante corporation des tisserands, dont il était naturellement le membre le plus influent. Lui, pour le mieux tromper, feignant d’accueillir sa demande, s’éloigna sur le champ, comme s’il allait remplir sa mission.

Au lieu de cela, il courut épouvanté chez le parakimomène et chez le drongaire Léon, que Jean Tzimiscès, très probablement inquiet de savoir sa turbulente capitale si complètement livrée à elle-même, avait renvoyés des bords du Danube pour veiller sur elle et sur le Palais Sacré. Le traître mit ces hauts personnages au courant de la présence du curopalate et de son fils à Constantinople. Il put même leur indiquer la retraite des deux princes.

L’eunuque Basile, le vaillant bâtard, n’était pas homme à perdre la tête pour si peu. Sur son ordre, le drongaire Léon, comme lui prompt à l’action, alla à la tête de soldats choisis envelopper la maison où le curopalate se tenait caché, pas assez vite cependant pour que les deux Phocas, qu’on réussit à prévenir, ne fussent parvenus à s’échapper par une issue dérobée. Se sentant perdus, ils coururent à la Grande Église, refuge suprême de tous les désespérés de Byzance, considéré d’ordinaire comme sacré. Mais les infortunés avaient affaire au dur parakimomène, peu enclin à se laisser impressionner par cette vieille tradition d’inviolabilité qu’il n’avait du reste jamais respectée; on l’avait bien vu jadis lorsqu’il s’était agi de son prédécesseur Bringas et aussi de la malheureuse Théophano. Les gardes du drongaire, pénétrant dans Sainte-Sophie sur les pas des fugitifs, les en eurent vite arrachés, on conçoit au milieu de quel tumulte populaire. Nous n’avons pas d’autre détail. On jeta les princes enchaînés dans une barque qui les conduisit à un monastère de l’îlot de Calonymos, dans l’archipel des Princes.[14] Le basileus fut prévenu aussitôt. Sa patience était à bout. Les deux malheureux furent cette fois définitivement privés de la vue. Tout ce qu’ils possédaient encore fut confisqué au profit du Trésor. Ainsi finit le brillant curopalate Léon. L’histoire se tait dès lors sur son sort. Plus tard nous reparlerons de son fils. Léon Diacre dit que leur exil se prolongea longtemps. Probablement ils habitèrent des années durant quelque misérable cellule d’un de ces cloîtres insulaires, menant la vie misérable qui était à Byzance le lot des prisonniers d’Etat privés de la vue, transformés de force en moines.

« Dans le même temps, poursuit Skylitzès, se passa un autre fait digne d’être noté. On trouva dans les jardins d’un sénateur une plaque de marbre portant les effigies de deux personnages, un homme et une femme, avec cette inscription « Longue vie à Jean et Théodora, basileis philochristes. » « Il y en eut, dit le naïf chroniqueur, qui s’intéressèrent extraordinairement à cette pierre prophétique. Elle leur semblait avoir prédit l’état de choses actuel. D’autres, plus sceptiques, soupçonnèrent quelque fraude et y virent une flatterie du propriétaire à l’adresse de l’empereur. » « Je n’affirme rien, conclut le prudent écrivain, car j’ignore de quel côté se trouve la vérité. »

Revenons au siège de Dorystolon. Remis de la chaude alerte causée par la tentative des Phocas, Jean Tzimiscès avait poussé avec ardeur les opérations, enserrant chaque jour davantage l’ennemi dans un cercle de fer. Le siège, transformé en blocus pour mieux affamer les Russes et les habitants en fermés avec eux, s’était poursuivi tout le mois de mai et tout le mois suivant sans incident notable, du moins les chroniqueurs n’en mentionnent aucun.[15] Cependant les machines byzantines n’avaient pas cessé un jour de battre tantôt un point, tantôt un autre de la muraille et le nombre des défenseurs de Dorystolon n’avait cessé de diminuer. Le 19 juillet[16] les Russes, tourmentés par la famine, horriblement gênés par la pluie de traits et de projectiles que les balistes et les catapultes ne cessaient de faire pleuvoir sur eux, leur tuant journellement de nombreux guerriers, tentèrent enfin une sortie nouvelle, se répandant soudain dans la plaine en masses profondes, faisant des efforts désespérés pour brûler ces odieux engins. Le magistros Jean Courcouas, fils de Romain, à la fois parent et ancien compagnon d’armes du basileus dans les campagnes d’Asie, un des héros des guerres sarrasines sous les trois derniers règnes, ce soldat jadis intrépide et peut-être le meilleur général de l’empire après Jean Tzimiscès et Bardas Skléros, maintenant alourdi par l’âge et l’ivrognerie, avait le commandement des machines; de nos jours on dirait qu’il avait la direction du parc de siège.

La sortie des Russes eut lieu après le repas du milieu du jour. Courcouas qui avait, suivant son habitude, longuement festoyé, dormait quand on courut l’avertir. Encore lourd de vin et de sommeil, il s’élança sur son cheval, faisant sonner la charge. Ralliant ses hommes, il les conduisit à fond de train à la rencontre de l’ennemi. Soudain on vit sa monture buter dans un trou de la route et rouler à terre en le désarçonnant. A ce moment les deux troupes en venaient aux mains. Les Russes, voyant choir un chef à l’armure entièrement dorée comme l’était aussi le caparaçon de son cheval tout orné de phalères, persuadés que c’était le basileus, se jetèrent en foule sur lui comme des bêtes de proie. A coups de haches et d’épées ils l’eurent en un instant dépecé. Ce tragique épisode mit probablement de suite fin au combat, et les Russes, s’ils ne réussirent pas à brûler, semble-t-il, beaucoup de machines, purent du moins se retirer sans être inquiétés, car les chroniqueurs n’ajoutent rien de plus au récit de ce jour, sauf que la tête du magistros fut fichée sur un javelot planté au haut d’une tour de l’enceinte, au bruit étourdissant des acclamations des Russes et des injures moqueuses dont ils accablaient les assiégeants, tant ces barbares étaient encore convaincus qu’ils venaient d’égorger le basileus grec «comme un porc à l’abattoir ». « Ainsi, dit Léon Diacre, le toujours dévot chroniqueur, Courcouas porta la peine de ses nombreux sacrilèges. On affirme en effet que dans cette guerre de Bulgarie[17] il n’avait pas craint de mettre au pillage de nombreuses églises et de s’approprier leurs vases sacrés, les vêtements sacerdotaux, les étoffes précieuses. » Ce fut une grande perte pour le basileus que la mort de ce capitaine.[18] Telle fut la quatrième journée de combat sous Dorystolon une simple sortie.

Dès le lendemain, 20 juillet, Sviatoslav, exalté par la mort de ce grand chef, dont il savait maintenant le nom, voulant tenter une fois encore la fortune avant que la disette et les maladies qui décimaient son armée chaque jour davantage ne l’eussent par trop réduite, décida d’exécuter une nouvelle sortie en masse. Ce fut la cinquième journée de bataille devant Dorystolon. Celle-ci fut terrible, une des plus sanglantes. Tous les assiégés valides avaient pris les armes.

Sviatoslav, se réservant le commandement d’une des ailes, avait placé la seconde sous celui d’Icmor, chef illustre, « le second dans l’armée après le prince », qui, de la plus basse extraction, s’était élevé par sa brillante valeur au premier grade militaire et jouissait d’une immense réputation parmi ses frères d’armes. C’était encore, comme tant de ses compatriotes de cette époque, un géant formidable, d’une force extraordinaire.[19] Un violent combat s’engagea sur l’heure. Dans le corps des Immortels, qui comptait de nombreux fils d’archontes byzantins et de princes étrangers, figurait celui du vieil émir de Crète, Couroupas, dont j’ai raconté ailleurs l’émouvante histoire.[20] Le vaillant chef sarrasin, après avoir suivi avec tous les siens le triomphe de son vainqueur Nicéphore Phocas, avait dû fixer sa résidence aux abords mêmes de Byzance. Il avait vécu depuis dans une demi captivité très douce, comblé d’honneurs par le gouvernement impérial, qui avait été jusqu’à lui donner un siège au Sénat. Son fils Anémas, probablement avec plusieurs autres membres de sa nombreuse famille et d’autres chefs arabes crétois captifs, avait pris du service dans l’armée byzantine, et avait été, on le voit, admis dans ce corps d’élite par excellence, conformément à cette politique byzantine, si souple, si habile à s’attacher tous ces nobles vaincus qu’elle retenait auprès d’elle comme autant d’otages garants de ses conquêtes. Contraste extraordinaire, le fils de ce sauvage chef de corsaires dont les flottes avaient mis en danger l’existence même de l’empire quelques années auparavant, faisait maintenant à la suite du basileus la campagne de Bulgarie, n’ayant plus qu’une pensée, et ce trait nous peint d’une couleur singulière ces temps troublés, celle de se couvrir de gloire sous les yeux de ses nouveaux amis, ses vainqueurs de jadis. Tel était encore à cette époque le prestige du nom romain ! La présence de tous ces nobles jeunes représentants de la race arabe dans les armées impériales ouvre un jour curieux sur ce que devait être dans cette fin du dixième siècle la composition d’un corps de la garde impériale byzantine.

Donc Anémas, guerrier sarrasin du corps des Immortels, voyant le terrible Northmann Icmor se précipiter à la tête des siens sur les rangs des Grecs et y porter partout la mort, jaloux de s’illustrer aux yeux des guerriers orthodoxes, fondit sur le géant l’épée à la main. Nullement troublé par sa taille et sa force colossale, il le suivit quelque temps, ardent à le joindre, l’atteignit enfin et lui déchargea sur l’épaule gauche un coup si formidable que la tête, l’épaule et le bras droits en furent tranchés du coup. Toute cette portion du tronc tomba sur le sol. Anémas bondissant de son cheval et saisissant la tête d’Icmor, la cloua en terre de son épée, et, sans blessure aucune, courut joindre sa troupe. Tel fut le duel épique de l’émir sarrasin et du héros scandinave aux rives du Danube lointain.

A ce spectacle, les soldats byzantins s’écrient joyeusement. Une clameur lamentable éclate dans les rangs des Russes, désespérés de la mort de leur plus vaillant chef. Les impériaux, voyant la ligne ennemie flotter, se jettent une fois de plus en avant. Après une courte lutte, les hommes du Nord lâchent pied définitivement. Jetant, suivant leur coutume pour se protéger dans la retraite, leur bouclier derrière l’épaule, ils se précipitent vers la ville, poursuivis par les Byzantins qui les massacrent. Il en périt bien plus dans cette déroute que dans l’action. Beaucoup moururent étouffés ou égorgés dans les passages les plus étroits. Sviatoslav faillit être pris. La nuit tombante lui permit de se dérober.[21]

Ce fut un nouveau grand désastre pour les Russes. Toute la nuit on les entendit pleurer leurs morts. Leurs hurlements lugubres ne cessèrent qu’avec le jour. La lune était dans son plein. Lorsqu’elle brilla de son plus vif éclat vers le milieu de la nuit, on les vit du camp grec sortir en foule des portes de la ville pour ramasser les cadavres de leurs frères gisant par la plaine et il semble d’après le récit du Diacre que les impériaux n’aient point cherché à les inquiéter dans cette poursuite funèbre. Groupant par monceaux ces corps gigantesques de leurs braves compagnons, ils les disposèrent au pied du rempart sur autant de bûchers énormes, dont les flammes éclairèrent la cité assiégée du leurs lueurs sinistres. Les guerriers du Christ, ces dévots Byzantins, voyaient avec une curiosité ardente mêlée de terreur superstitieuse les grandes ombres de cette foule barbare s’agiter autour des blancs cadavres flambant dans la nuit étoilée. Ils virent, hélas! bien autre chose. Ils virent à leur horreur entraîner sur ces bûchers de nombreux captifs, non seulement des hommes, probablement des soldats byzantins pris dans les derniers combats et aussi d’infortunés prisonniers bulgares, mais même des femmes. On égorgea tous ces malheureux suivant des rites très anciens. Leur sang versé devait assouvir les mânes des héros massacrés qui criaient vengeance. Ces lugubres cérémonies païennes jetaient une mystique terreur aux coeurs des légionnaires byzantins, ces paysans de Thrace ou d’Anatolie, élevés dans la pratique d’une religion de douceur et de charité qui réprouve tout sacrifice sanglant.[22] « Non contents de mettre à mort tous ces captifs sur les bûchers monstrueux où brûlaient leurs frères, ces « Ross homicides » jetaient dans le Danube, nous dit le Diacre, des enfants à la mamelle, préalablement étouffés d’après des rites spéciaux. » Avec ceux-ci encore ils jetaient des coqs qui se noyaient aussitôt.[23] Le lendemain de cette fête funèbre, au matin, les Grecs, dépouillant ceux des cadavres russes qui n’avaient pu être enlevés par leurs compatriotes, trouvèrent parmi eux les corps raidis de plusieurs femmes qui, déguisées en hommes, avaient combattu auprès de leurs maris jusqu’à la mort. Il y avait des amazones parmi les Russes, comme chez les Northmanns il y avait les skjöldmör, les fameuses « mères du bouclier ». Comme les héroïnes scandinaves célébrées par les scaldes, et qui avaient, en 735, pris part à la bataille de Bravalla, celles-ci avaient voulu contribuer au gain de ces rudes journées et elles étaient tombées auprès de leurs époux, victimes de leur courage, de leur amour, de leur dévouement.[24] Tous ces détails funèbres sont une preuve frappante de la gravité des pertes subies par les assiégés dans cette cinquième journée.

Constamment battus, les Russes, malgré leur énergie, commençaient à se décourager. Ils n’espéraient plus aucun secours des nations barbares voisines, tremblant d’attirer sur elles les effets du tout-puissant courroux impérial. La flotte byzantine interceptait les convois par le Danube et ôtait aux assiégés toute possibilité de se sauver par le fleuve. Ils étaient réduits à la plus extrême disette. Les Byzantins, au contraire, vivaient dans l’abondance, recevant de toutes parts des renforts et des approvisionnements. Les vivres affluaient à leur camp. Dans ces tristes circonstances, dès l’aube du lendemain, le 21 juillet, Sviatoslav assembla ses soldats en un vaste parlement, un comenton. C’était par ce nom que les Russes désignaient un conseil de guerriers et c’est celui même dont Léon Diacre se sert dans son curieux récit. Les avis furent très partagés. Tous étaient d’accord qu’il fallait en finir avec cette guerre désastreuse. Mais les uns voulaient qu’on tentât de fuir de nuit au moyen des barques amarrées à la rive. Ceux-ci alléguaient pour preuves de la folie d’une résistance plus prolongée la mort de tant de chefs les plus braves et les plus écoutés, toutes ces pertes irréparables, surtout la difficulté démontrée par tant d’échecs successifs pour les fantassins russes de résister aux charges des cavaliers cataphractaires. Les autres, tout en reconnaissant aussi pleinement l’impossibilité de se défendre plus longuement dans Dorystolon, préféraient aux hasards d’une retraite aussi périlleuse les avantages d’un traité de paix. C’étaient l’unique manière, affirmaient-ils, de sauver les débris de l’armée. Ce n’était du reste pas le premier traité que les Russes vaincus avaient dû signer sur un champ de bataille, témoin ceux des années 907 et 941 grâce auxquels leurs pères s’étaient tirés à assez bon compte de l’extrémité dans laquelle ils se trouvaient. Le projet de fuir la nuit sur des barques était insensé, soutenaient les partisans de cette seconde opinion. Les vaisseaux grecs porteurs du feu grégeois qui gardaient toutes les issues auraient tôt fait d’incendier les monoxyles russes dès leur apparition sur le fleuve.

Alors Sviatoslav, après avoir écouté en silence tous ces avis, qui tous, malgré leur diversité, concluaient à la cessation des hostilités,[25] se raidissant contre la mauvaise fortune, s’écria d’une voix tonnante qu’il fallait continuer à combattre. Dans des discours enflammés, il dépeignit à ses chefs à la fois la honte d’un traité et les misères d’une fuite même heureuse. « Plutôt périr tous d’une mort glorieuse, répétait-il, que de traîner plus tard des existences déshonorées. »

Léon Diacre a refait de toutes pièces ce discours emporté et vibrant du prince varègue. Je préfère les paroles que la célèbre Chronique dite de Nestor met dans la bouche du héros à un autre jour de cette guerre, mais dans des circonstances entièrement analogues: « Nous n’avons pas où fuir. Bon gré mal gré, il faut livrer bataille. Ne faisons pas honte à la Russie; laissons ici nos ossements; car en mourant nous ne nous déshonorerons pas, et si nous fuyons, nous serons déshonorés. Ne fuyons pas, mais tenons ferme. Je marcherai devant vous; si ma tête tombe, songez à vous-mêmes. » Et les soldats, ajoute la vieille Chronique, dirent: « Si ta tête tombe, nous succomberons avec toi ». Une fois de plus, en effet, l’éloquence entraînante du chef tant aimé rendit à tous le courage. Après sa harangue, au souffle de son âme, un frisson guerrier par courut la mâle assistance, et tous ces hommes qui, un moment auparavant, ne parlaient que de fuir ou de se rendre, applaudissant frénétiquement aux paroles de leur chef, jurèrent de faire encore un effort, de vaincre ou de mourir avec lui. « Or jamais, ajoute le Diacre, on ne voit dans les combats un Tauroscythe se livrer à son vainqueur, parce qu’ils sont persuadés que ceux qui sont massacrés dans les batailles deviennent aux enfers les esclaves de ceux qui les ont tués. Pour prévenir ce malheur, dans les cas désespérés, ils se passent eux-mêmes leur épée à travers le corps. »

Donc, pour mériter le bonheur dans la vie future, on résolut à Dorystolon de vaincre ou de périr. Dès le lendemain, qui, d’après Léon Diacre, était un vendredi,[26] le soir, vers l’heure du soleil couchant,[27] tout ce qui restait de l’armée russe, tout ce qui pouvait encore porter une arme, guerriers, femmes ou enfants, sortit en masse de Silistrie et un combat nouveau s’engagea, peut-être le plus acharné, le plus obstiné de tous ceux qui furent livrés à ce moment sous ces murs. Une fois encore les fantassins de Scythie se ruèrent sur l’ennemi, en colonnes serrées, hérissées de lances baissées, disparaissant sous les grands boucliers. Sviatoslav avait fait fermer les portes pour ôter aux fuyards tout espoir de se sauver. Le basileus opposa à ces désespérés l’élite de ces troupes, qui accoururent prendre position au-devant du camp. L’attaque des Varègues fut furieuse, violente au delà de toute expression, à coups de flèches et de javelots ils couvraient de blessures chevaux et cavaliers, les culbutant. De part et d’autre, c’était bien la lutte suprême. Chaque parti était résolu à périr plutôt que de faire un pas en arrière.

Un moment les Grecs, fatigués par le poids de leurs armes, succombant sous la chaleur du jour qui avait été extrême, dévorés de soif, semblèrent perdre l’avantage.[28] Jean Tzimiscès s’aperçoit vite que sa ligne de bataille commence à flotter. Aussitôt il se précipite en tête des siens avec toute sa maison militaire et réussit, par des prodiges d’audace, à soutenir l’incessant effort des Russes. En même temps il fait apporter derrière lui des outres pleines de vin et d’eau pour désaltérer et rafraîchir les soldats. Ranimés, ceux-ci retournent se battre avec une nouvelle vigueur. Les Russes résistent avec un égal courage, et, cette fois encore, l’avantage demeure longtemps douteux. On combattait aux portes de la ville, sur un terrain serré, coupé de coteaux et de ravines, favorables aux fantassins russes, mais où la cavalerie grecque ne pouvait se déployer. Le basileus ordonne à ses gens de tourner bride et de gagner à petits pas le pays plat qui s’étendait à quelque distance en arrière, plus loin de Dorystolon, puis, lorsqu’ils y auraient attiré l’ennemi, de faire volte-face et de le charger brusquement avec la dernière violence. Ces ordres sont ponctuellement exécutés. Les Russes, persuadés que les impériaux fuient, s’encouragent mutuellement à les poursuivre, poussant leurs rugissements guerriers. Mais dès que les Grecs ont atteint le lieu marqué, ils fondent à nouveau sur l’ennemi. Théodore de Misthée, un des meilleurs lieutenants de Jean, combattait cette fois à la tête de la cavalerie. Son cheval ayant reçu un coup de lance, il tombe à terre. La lutte devient furieuse autour de lui. Russes et Byzantins font les plus grands efforts, les uns pour le tuer, les autres pour le défendre. Théodore était d’une vigueur extrême; embarrassé sous son cheval, il se dégage peu à peu, saisit un Russe par la ceinture et, le présentant devant lui comme un bouclier, pare les coups qu’on lui porte. Il arrive ainsi, marchant à reculons, à rejoindre les siens avec son étrange prisonnier. Enfin les Byzantins repoussent les Russes et le tirent de cet affreux péril. Cependant la victoire balançait encore. Les deux armées, épuisées par ce combat si rude et si long, s’éloignent de quelques pas comme de concert pour reprendre haleine. Dans cet instant le basileus, devant l’opiniâtreté des Russes, voulant épargner le sang de ses soldats, envoie proposer à Sviatoslav un combat singulier. « Il est plus raisonnable, lui fait-il dire, de vider notre querelle par la mort d’un de nous deux, que d’amener la ruine de nations entières pour l’avantage d’un seul homme. » A ce défi, Sviatoslav fit insolemment répondre qu’il n’avait point de conseils à prendre de son ennemi, qu’il savait ce qu’il avait à faire, que si le basileus grec s’ennuyait de vivre, il était une foule de moyens pour sortir de l’existence, qu’il pouvait choisir tout autre qu’il jugerait à propos, mais que lui, pour sa part, ne songeait qu’à continuer la lutte.

Sur cette hautaine réponse, Jean Tzimiscès, résolu d’en finir en ce jour avec les Russes, envoie le magistros Bardas Skléros se placer avec un corps nombreux entre la ville et le champ de bataille pour couper la retraite à l’ennemi. En même temps il commande au patrice Romain, le petit-fils du basileus Romain Lécapène,[29] et au stratopédarque Pierre de charger de front les Russes avec toutes les troupes disponibles. Le combat se rallume, mais la victoire demeure encore incertaine. Anémas, le Crétois, orgueilleux de son succès de la veille, veut la décider par quelque exploit hardi. Voyant Sviatoslav se jeter avec une incroyable audace sur les rangs romains pour entraîner les siens, il pousse en avant cheval et s’élance sur le prince varègue ! C’était, dit le chroniqueur, son habitude de s’exposer ainsi témérairement et il avait réussi de la sorte à tuer beaucoup de guerriers russes dans les combats des jours précédents. Donc il fond sur Sviatoslav, le frappant à la nuque d’un violent coup de sabre. A l’effroi des Russes, il réussit à précipiter le prince de son cheval. Quel moment pour les deux armées ! Malheureusement pour l’héroïque Sarrasin il n’arrive pas à tuer son adversaire; la cotte de mailles et le bouclier empêchent l’arme de pénétrer. Accablé instantanément par la foule des bersakiers qui se précipitent au secours de leur chef, il se défend en désespéré, en égorge plusieurs et s’impose à l’admiration de tous par son étourdissant courage. Mais on lui tue son cheval à coups de flèches. Projeté à terre, il est immédiatement haché en morceaux. Ce guerrier audacieux entre tous fut pleuré par ses anciens adversaires dont il était devenu l’allié et le sujet fidèle. Grandi sous le beau ciel de Crète, il périt en un duel glorieux sur la rive du grand fleuve de Scythie. Ce combat de l’émir crétois et du prince varègue dans les champs de Bulgarie a, me semble-t-il, la plus héroïque saveur.

Les Russes, ranimés par la mort de cet homme dont ils avaient si souvent vu étinceler sur leurs têtes le glaive redouté, jetant plus vivement leur cri de guerre, repoussent encore les impériaux, qui reculent sur toute la ligne. C’était toujours à recommencer dans ces combats constamment corps à corps. de nouveau le basileus, pour arrêter le flottement des siens, s’élance au premier rang, et charge à la tête des Immortels. Les tambours de guerre roulent leurs notes éclatantes; les trompettes sonnent sur tout le front byzantin; les cavaliers cataphractaires, qui battaient en retraite, à la vue de leur chef, font volte-face une fois encore. Tous ensemble exécutent une charge suprême. En même temps — et les pieux soldats de la Théotokos ne doutèrent point que ce ne fût là un signe d’origine divine, — le ciel, après l’écrasante chaleur du jour, s’était voilé de nuages énormes. Soudain un orage soufflant du sud éclate avec violence.

Un terrible tourbillon de vent mêlé de pluie diluvienne frappe les Russes au visage en les aveuglant d’abord sous les flots d’une prodigieuse poussière. Déjà ils étaient ébranlés par cet incident inattendu. Mais un prodige bien autrement effrayant vient mettre le comble à leur épouvante. A cet instant précis, les deux armées virent distinctement, dit-on, un cavalier inconnu s’élancer, monté sur un blanc coursier, à la tête des lignes romaines. Il exhortait les soldats byzantins de la voix et du geste à se jeter sur les Russes. Il s’y précipita lui-même à plusieurs reprises, rompant à chaque fois les bataillons varègues, jetant l’effroi dans leurs rangs. Cette troublante apparition, en électrisant les Byzantins exerça la plus grande influence sur l’issue de la lutte. On n’avait jamais vu auparavant ce combattant mystérieux. On ne le revit point après la bataille et ce fut vainement que le basileus, désireux de le remercier, le fit partout rechercher dans le camp romain. Tous, chefs et soldats, ce pieux fils de la Vierge, ces guerriers dévots de la fin du xe siècle, demeurèrent convaincus que cet éblouissant cavalier était le glorieux saint Théodore Stratilate en personne, le mégalomartyr, un des principaux saints militaires, patron vénéré des armées byzantines, qui leur avait fait remporter déjà les plus brillantes victoires. C’était un des deux saints Théodore guerriers, surnommés les Calliniques pour tous les succès que leur devaient depuis des siècles les armes orthodoxes. L’autre était saint Théodore le Tiron. On plaçait à Byzance leurs lumineuses effigies, martialement accoutrées, sur les grands étendards des flottes et des armées.

Ce jour était précisément celui de la fête onomastique du Stratilate et en même temps de sa Translation.[30] C’est pour cela qu’on crut si fermement dans l’armée que le beau cavalier céleste n’était autre que l’illustre martyr qui, ayant été soldat toute sa vie, était venu combattre le bon combat en faveur de Jean Tzimiscès. Celui-ci l’avait toujours honoré d’une dévotion particulière. Il le considérait comme son patron et avait coutume de l’invoquer à la guerre comme son frère d’armes et son tout-puissant protecteur.

Le bruit courut encore, après cette terrible bataille, que, la veille de la lutte, vers la fin de la nuit, à Constantinople, alors que tous, dans l’immense ville, étaient plongés dans l’attente anxieuse des nouvelles du théâtre de la guerre, une nonne très dévote endormie en sa cellule avait vu en songe venir à elle la grande Théotokos avec une étincelante escorte de saints « qui semblaient des flammes vivantes ». S’adressant à ce cortège étrange, la Reine des cieux avait ordonné qu’on allât chercher le martyr Stratilate, ce qui avait été fait aussi tôt. Le saint était apparu sous les traits d’un jeune guerrier tout armé. Alors la Théotokos lui avait adressé ces mots:

« Notre cher Jean,[31] seigneur Théodore, livre aux Russes de furieux et bien durs combats. En cet instant même, il est terriblement pressé par eux. Cours à son secours avant qu’il ne soit trop tard, car il est vraiment en très grand péril. » « Je suis prêt à obéir à tes commandements et à ceux de Dieu », répondit le saint à la Vierge et aussitôt il disparut. A ce moment, le songe ayant cessé, la religieuse s’éveilla. Personne à Byzance ne douta que le Stratilate, ainsi averti par la Reine céleste des dangers que courait son impérial protégé, n’eût, en cette seule nuit, pour voler à son secours, franchi sur les nuées l’espace qui, par-dessus le Balkan, séparait Constantinople de Dorystolon.

Plus tard, Jean Tzimiscès, pour mieux accréditer la foi populaire en ce miracle, fit somptueusement reconstruire depuis ses fondements l’église alors presque détruite où l’on conservait le corps « si souvent victorieux dans les combats » de saint Théodore à Eukhaneia, cité voisine de Constantinople. Il changea le nom de cette ville en celui de Théodoropolis et dota l’heureuse église de grands biens et de riches revenus.[32]

Quoi qu’il en soit de ces saints récits, que Jean Tzimiscès et ses pieux légionnaires aient vraiment cru voir le cavalier martyr combattant à leur tête, ou que cette apparition n’ait été qu’un dévot subterfuge imaginé par un souverain à l’esprit fertile pour surexciter le religieux enthousiasme de ses troupes, toujours est-il que cette intervention surnaturelle, jointe à cet ouragan furieux, fit définitivement dans cette lutte de géants pencher la balance en faveur des impériaux.

Une dernière fois, se précipitant sur les pas du cavalier céleste, les escadrons chrétiens se ruèrent à l’attaque. Ce fut la fin. Les Russes, assaillis de front par le gros de l’armée, pris en queue par le magistros Bardas Skléros, qui avait réussi à les tourner, luttèrent quelques moments encore, puis, accablés par le nombre, cessèrent soudain toute résistance. Poussés par devant, harcelés sur leurs derrières, traqués de toutes parts par les cavaliers cataphractaires à travers la campagne où ils se jetaient éperdus, poursuivis jusque sous les murailles de la ville par un ennemi ivre de triomphe, leur triangle fut dispersé et détruit. Ils laissèrent cette fois encore des milliers des leurs sur le terrain. Les uns furent égorgés. D’autres périrent étouffés par la masse des fuyards. Ce grand massacre fut une digne fin à cette campagne épique. Sviatoslav, blessé, sanglant, n’échappa qu’à grand’peine, grâce à la nuit. Telle fut l’ardeur de la lutte, que presque tous les Russes survivants furent blessés.

Léon Diacre dit que quinze mille cinq cents barbares tombèrent dans cette seule journée, ce qui est certainement une énorme exagération. Les impériaux ne firent pas de quartier. Probablement la plupart des Russes succombèrent dans la déroute finale, car le même chroniqueur n’accuse du côté des Byzantins qu’une perte de trois cent cinquante tués avec de très nombreux blessés. Les vainqueurs ramassèrent sur le champ de bataille vingt mille boucliers, une masse énorme d’épées et d’autres armes. Ce prodigieux butin semble aussi fort exagéré.

Telle fut la sixième et dernière journée de Dorystolon, la quatrième grande bataille sous ces murs.[33] Même pour un enragé combattant comme Sviatoslav, après un tel désastre, la situation n’était plus tenable. Éprouvant une mortelle douleur, le fils de la grande Olga comprit qu’il n’y avait plus qu’à traiter avec ce vainqueur qui l’étranglait de sa main de fer. Toute la nuit il pleura avec les siens sa défaite, se lamentant, donnant libre cours à son exaspération. Ces guerriers d’Odin étaient de grands enfants prompts à s’illusionner comme à se désespérer. Après s’être couverts de gloire, après avoir risqué cent fois leur vie dans ces luttes corps à corps, les plus sanglantes qui furent jamais, ils passaient des nuits à pleurer, à pousser des hurlements de détresse, à maudire à grands cris le sort qui leur avait été contraire.

La campagne était finie. Le 25 juillet au matin, voulant sauver la vie de ses guerriers survivants, n’ayant plus de quoi les nourrir, résolu aux suprêmes sacrifices si durs pour son orgueil, le prince russe, « acceptant sa défaite avec ce sens pratique et cette résignation fataliste des barbares », envoya des ambassadeurs au basileus pour demander la paix. Il offrait de livrer Dorystolon, d’évacuer la Bulgarie, de rendre tous les prisonniers, pourvu qu’on le laissât regagner son pays avec le reste de son peuple. Surtout il demandait que les terribles vaisseaux porteurs du feu grégeois, éternel effroi de ses guerriers, ne s’opposassent point à la descente du Danube. Comme il se trouvait sans ressources avec des affamés, il priait aussi qu’on lui donnât du blé. Finalement il demandait que les Byzantins reçussent à nouveau les Russes au nombre des « peuples amis de l’empire », surtout qu’on leur permît, « comme il avait été convenu de toute antiquité et comme il avait été expressément stipulé dans tous les traités antérieurs », de venir à nouveau vendre leurs marchandises à Byzance sur le pied d’une parfaite amitié. Cette clause dernière était d’importance capitale pour ce peuple guerrier, mais bien plus marchand encore que guerrier. Les Russes s’engageaient aussi à ne jamais envahir les limites du territoire de la ville de Cherson en Crimée, dernière possession de l’empire sur la rive septentrionale de la mer Noire.

Ces conditions étaient bien telles qu’on pouvait les attendre d’un ennemi abattu. Jean Tzimiscès, tout prince belliqueux qu’il fût, était trop fin politique pour ne pas attacher une importance extrême aux bienfaits de la paix. Il accepta volontiers les propositions du grand prince de Kiev. La paix fut conclue et les fournisseurs de l’armée impériale distribuèrent deux médimnes de blé à chacun des vingt-deux mille guerriers russes ou alliés qui subsistaient. Trente-huit mille, dit Léon Diacre, avaient péri par le fer des Byzantins. Les barques monoxyles transportèrent aussitôt cette foule de vaincus de l’autre côté du Danube, et les galères ignifères ne s’opposèrent point à leur passage.

Lorsque tout eut été réglé, le fier Varègue, avant de s’éloigner à jamais vers sa lointaine patrie, sollicita du basileus une entrevue qui lui fut accordée. A l’heure convenue, l’autocrator Jean descendit sur la rive du fleuve. Il était à cheval, revêtu de sa fameuse armure dorée, portant des armes de prix. Derrière lui caracolait une suite innombrable d’officiers, de dignitaires, de patrices, étincelants d’or, chamarrés merveilleusement. Aussitôt on vit apparaître sur le Danube le chef russe qui se dirigeait vers le groupe éblouissant. La sublime simplicité de son allure contrastait avec la somptuosité du cortège byzantin. Le héros de tant de combats était dans une petite nacelle de son pays, ramant confondu avec les autres rameurs. « Il était, nous dit Léon Diacre, auquel nous devons ce précieux et saisissant portrait, de taille moyenne; il avait les sourcils épais, les yeux bleus, le nez aquilin, la barbe rare; il portait d’épaisses et immenses moustaches tombantes; il était presque chauve, sauf, sur chaque tempe, une boucle de cheveux, en signe de la noblesse de son rang; il portait la tête très droit; il avait, la poitrine large et était bien membré. Sa physionomie avait quelque chose de sombre  et de féroce. » Il est probable aussi que cette entrevue avec son vainqueur et son mortel ennemi ne laissait pas que d’impressionner vivement cet homme aux passions violentes.

Détail curieux, Sviatoslav portait à une oreille une boucle unique ornée de deux perles séparées par une escarboucle. Son vêtement, entièrement blanc, ne se distinguait de celui de ses compagnons que par une plus grande propreté.

Le naïf chroniqueur, en ces quelques mots, nous a tracé un portrait plein de saveur et qui devait être fort exact de cet homme si intéressant. On n’invente pas de pareils détails, et ces lignes de l’écrivain médiéval sont pour cela très précieuses. Qui ne croirait, en les lisant, voir passer ce chef hardi de ces guerriers intrépides qui, venus des glaces de Scythie, avaient fait trembler Byzance? Qui ne se le représente franchissant les eaux du grand fleuve dans son sauvage et martial appareil, ramant avec une farouche ardeur, plein de simplicité et de barbare élégance?

De l’entrevue des deux princes nous ne savons rien de plus. Léon Diacre ne nous en a dit que ces mots qui forment certes un saisissant tableau, mais ne nous renseignent point sur les propos des deux chefs en cet entretien dramatique. « Sviatoslav, dit le chroniqueur, debout sur le banc des rameurs, échangea quelques paroles avec le basileus au sujet de la paix. » Il est probable que Jean Tzimiscès ne descendit point de son coursier et qu’il parla à cheval de la rive à son étrange interlocuteur.

 Ce fut certainement dans les jours qui suivirent cette entrevue en ce cadre grandiose que fut signé, entre le basileus et la nation russe représentée par son chef, le traité dont Léon Diacre nous a transmis quelques articles et dont la Chronique dite de Nestor, ce plus ancien récit historique russe, nous fournit un texte probablement très exact malgré l’omission précisément des clauses énumérées par le Diacre, clauses dont j’ai parlé plus haut et qui furent vraisemblablement l’objet d’un premier arrangement immédiatement après la dernière bataille de Dorystolon.

Avant de donner ce texte si utile pour la connaissance des relations entre les nations byzantine et russe à cette époque, je dois dire quelques mots des indications qui nous sont fournies par cette même Chronique faussement attribuée à Nestor, cette plus ancienne histoire du peuple russe, sur toute cette brillante campagne. Ces indications devraient être comme la précieuse contrepartie des récits détaillés que je viens de reproduire qui nous ont été conservés par les historiens byzantins, Léon Diacre, Skylitzès, Cédrénus et Zonaras en particulier. Malheureusement il n’en est rien, et pour cette période des annales nationales le texte d’ordinaire si important de la Chronique ne nous a livré que de rares et brèves indications, fort souvent, semble-t-il, volontairement inexactes. L’orgueil froissé de la défaite totale a poussé le narrateur anonyme à transformer en succès constants les constantes défaites de ses belliqueux compatriotes, alors qu’il eût pu pourtant trouver une consolation suffisante à tant d’humiliations en se bornant à narrer avec vérité leur résistance si prolongée, si héroïque, contre les troupes plus nombreuses, bien autrement exercées de Jean Tzimiscès. Il est très possible qu’au début, du moins dans les plaines de Thrace, les Russes aient vraiment obtenu plus de succès que ne l’avouent Léon Diacre et Skylitzès et que quelqu’une des victoires célébrées par la vieille Chronique varègue ait réellement été remportée par eux. Il n’en demeure pas moins définitivement établi que cette guerre fut, dans son ensemble, désastreuse pour les guerriers du nord, qu’à partir surtout du passage du Balkan par l’armée impériale, ils allèrent, malgré l’admirable résistance, de défaite en défaite jusqu’à la catastrophe finale, qu’en un mot ils furent si complètement battus qu’ils durent signer la paix sur la frontière même de cette Bulgarie qui venait d’être en entier conquise par eux, frontière sur l’extrême limite de laquelle ils se trouvaient refoulés et qu’ils durent évacuer aussitôt. Et cependant, et c’est là ce qui prouve la fausseté des renseignements fournis par la Chronique sur ces faits de guerre, dans le récit donné par elle il n’est à aucun endroit fait mention d’une seule défaite subie par les Russes. Tout au contraire, il n’y est constamment question que de leurs triomphes, puis, sans transition aucune, on en arrive soudain au traité signé avec Jean. Or, malgré le soin mis par le chroniqueur russe à présenter ce document comme un document de victoire, il ressort avec la dernière évidence non seulement des clauses de cet instrument mais aussi de chacune des raisons données par Sviatoslav, dans ce même récit, pour décider ses compagnons à en voter l’acceptation, que les Russes se trouvaient complètement acculés à cette dure nécessité sous peine d’être jetés dans le Danube par les impériaux, beaucoup plus nombreux, beaucoup moins épuisés, nullement affamés.

En un mot, de toutes les pages consacrées par la Chronique à la lutte des Russes contre Jean Tzimiscès en Bulgarie, les seules qui paraissent présenter un caractère certain de vérité sont celles qui se rapportent au traité qui en fut la conclusion. Je ne cacherai point que je suis, sur ces points fort importants, en contradiction avec l’opinion des historiens russes, MM. Tchertkov, Biélov et autres, qui se sont plus spécialement occupés de cette question. Je crois qu’un ardent patriotisme a fait faire parfois fausse route à ces savants éminents. Il ne m’est pas possible, dans ce livre qui est un simple récit et non une oeuvre de polémique, d’exposer en détail les motifs qui me font penser autrement qu’eux. Je ne puis que donner la narration des faits tels que je les comprends et renvoyer aux travaux de ces érudits le lecteur désireux de se faire une opinion personnelle. Toutefois, comme la toute première partie du récit russe présente, malgré le parti pris évident de déguiser la vérité, un certain nombre de détails intéressants, il me paraît indispensable de reproduire ce texte en le faisant suivre de quelques observations nécessaires.

Il nous faut remonter assez loin en arrière, avant même la mort de Nicéphore Phocas et l’avènement de son meurtrier. Nous en sommes après la défaite définitive si rapide et si complète des Bulgares par les Russes en 969 et la prise de la Grande Péréiaslavets par ces derniers, événements dont j’ai fait le récit dans le volume consacré au règne de Nicéphore. Ce récit, on voudra bien se le rappeler, se termine par ces mots: « et le soir Sviatoslav fut vainqueur et prit la ville d’assaut, disant: « La ville est à moi ». Sans transition, sans la moindre allusion aux longs mois qui s’écoulèrent auparavant, surtout sans mentionner la mort de Nicéphore et l’avènement de son successeur, le chroniqueur anonyme poursuivant son récit, raconte ensuite les progrès des Russes au delà du Balkan leur entrée sur le territoire grec, leur premier choc contre les troupes impériales. C’est la période qui correspond à l’invasion des Russes dans la plaine de Thrace, à leur marche en avant au delà d’Andrinople, à la défaite d’Arkadiopolis enfin dans le cours de l’an 970, tous faits que j’ai racontés plus haut, m’aidant des récits byzantins. Seulement le chroniqueur anonyme transforme cette défaite des Russes en une complète victoire, et très naturellement aussi tous les chiffres qu’il nous donne sont exactement l’inverse de ceux fournis par les sources grecques. Autant celles-ci grossissent le chiffre des pertes russes et diminuent celles des impériaux, autant lui, fait exactement le contraire. Voici son récit:

Et Sviatoslav, ayant pris Péréiaslavets, envoya vers les Grecs, disant: « Je veux aller chez vous et prendre votre ville comme j’ai pris celle-ci ». Et les Grecs dirent « Nous ne sommes pas capables de vous  résister, mais reçois de nous un tribut pour toi et tes compagnons. Dites-nous combien vous êtes afin que nous puissions vous donner tant par tête». Les Grecs dirent cela trompant les Russes; car ils sont rusés encore aujourd’hui. Et Sviatoslav leur dit: « Nous sommes au nombre de vingt mille ». Or il ajoutait dix mille, car il n’y avait que dix mille Russes. Et les Grecs amenèrent cent mille hommes contre Sviatoslav et ne payèrent point le tribut.[34] Et Sviatoslav marcha contre les Grecs et ils s’avancèrent contre lui. Les Russes à la vue de l’armée furent très effrayés de cette multitude, et Sviatoslav dit: « Nous n’avons pas où fuir; bon gré, mal gré, il faut livrer bataille. Ne faisons pas honte à la Russie. Tombons ici; car en mourant nous ne nous déshonorerons pas, et si nous fuyons, nous serons déshonorés. Ne fuyons pas, mais tenons ferme Je marcherai devant vous; si ma tête tombe, songez à vous-mêmes. » Et les soldats dirent: « Si ta tête tombe, nous succomberons avec toi. » Et les Russes se mirent en bataille, et les deux armées se heurtèrent, et il y eut un grand combat et Sviatoslav fut vainqueur et les Grecs s’enfuirent. »

Voilà tout le récit que la Chronique fait de la bataille d’Arkadiopolis, celle que les historiens russes désignent sous le nom de bataille d’Andrinople.

A ces premiers événements racontés d’une façon si différente par les deux sources opposées, succéda, on le sait, une période nouvelle correspondant à l’année 971, période durant laquelle la rébellion de Bardas Phocas, en obligeant le basileus à détacher une notable partie de ses forces pour les envoyer en Asie contre l’usurpateur, le força à remettre d’autant la campagne définitive qu’il préparait contre les Russes. On a vu que durant toute cette période ceux-ci ne cessèrent de faire des incursions dans un certain nombre de districts septentrionaux de Thrace et de la Macédoine. La Chronique dit seulement: « Et Sviatoslav s’avança contre la capitale, ravageant tout, et détruisant les villes; aujourd’hui encore elles sont désertes ».

On a vu encore — dans les sources byzantines— que le basileus, vivement désireux d’épargner à ses provinces d’Europe les horreurs de la guerre et de l’invasion barbare, avait, par deux fois, avant la toute première reprise des hostilités, envoyé au camp russe des messagers pour sommer le grand prince de se retirer sous peine d’être immédiatement attaqué et exterminé, pour lui offrir au contraire paix et amitié au cas où il consentirait à s’en aller de son plein gré. On a vu de même que le prince russe repoussa insolemment ces avances. Tout naturellement, ainsi que cela se passait constamment en de telles circonstances, les envoyés impériaux, les « basilikoi » de Jean Tzimiscès, devaient être en même temps porteurs de présents pour Sviatoslav. C’était un signe d’amitié, l’indice du désir qu’on avait de nouer de bons rapports, et pas autre chose. On voit, on va voir encore davantage, comment la signification vraie de ces ambassades dont l’envoi précéda immédiatement l’ouverture réelle des hostilités, a été étrangement défigurée par la Chronique à la plus grande gloire du prince varègue, comment elles ont été transformées en une sorte d’offre honteuse de tribut et de soumission qui aurait été faite à Sviatoslav par le basileus, plus tard enfin en une soumission effective. En outre, ces mêmes ambassades qui, dans les récits byzantins, précèdent exactement les premières hostilités engagées sous le règne de Jean Tzimiscès et la bataille dite d’Arkadiopolis, sont reportées par le chroniqueur russe après ces événements, immédiatement avant la brillante et rapide campagne du printemps de 972 que je viens de raconter en détail. La suite des faits tels que je viens de les exposer suffit à elle seule à démontrer l’inexactitude du récit russe.

Voici le texte de la Chronique: « Et l’empereur convoqua ses boïars au Palais et dit: « Qu’avons-nous à faire? Nous ne pouvons leur résister. » Et les boïars lui dirent: « Envoie-lui des présents. Voyons s’il aime l’or et les étoffes. » Et il lui envoya de l’or, des étoffes et un homme sage auquel il dit: « Observe ses yeux, son visage et sa pensée. » Cet homme prit les présents et alla chez Sviatoslav. On dit à Sviatoslav qu’il était venu des Grecs avec des présents; il dit: « Faites-les entrer ici. » Ils vinrent, s’inclinèrent devant lui, disposèrent devant lui de l’or et des étoffés, et Sviatoslav, sans même regarder ces présents, dit à ses serviteurs: « Gardez cela. » Les serviteurs de Sviatoslav prirent ces présents et les mirent de côté, et les envoyés de l’empereur revinrent auprès de lui. Et l’empereur appela son conseil, et les envoyés dirent: « Quand nous sommes venus auprès de lui et que nous avons déposé nos présents il ne les a même pas regardés; il a seulement ordonné de les mettre de côté. Et l’un des conseillers lui dit: « Essaie encore et envoie-lui des armes. « Il l’écouta et lui envoya une épée et d’autres armes et on les lui apporta. Il les prit, les loua, les contempla avec satisfaction et ordonna de saluer l’empereur. Les envoyés revinrent auprès de l’empereur et lui dirent ce qui s’était passé; et les conseillers dirent: « Cet homme est farouche, il ne fait pas attention aux richesses et prend les armes; paie-lui tribut. » Et l’empereur envoya dire « Ne viens pas dans ma capitale, prends le tribut que tu voudras. » Car il était sur le point de marcher contre Constantinople. Et on lui paya tribut; et il le prit aussi pour ceux qui avaient été tués, disant que leurs familles le recevraient. Il prit donc beaucoup de présents et retourna à Péréiaslavets avec beaucoup de gloire. »

Tel est le récit de la Chronique, récit quelque peu invraisemblable n’en déplaise aux historiens russes. On s’imaginerait du moins trouver à la suite le récit des grands combats sous Péréiaslavets, de la concentration de l’armée russe dans Dorystolon, du siège si long de cette ville, des terribles batailles livrées sous ses murs, si fatales aux Russes, du désastre final enfin de Sviatoslav et de son peuple. Il n’en est rien: pas un mot de tous ces grands faits d’armes ! Au lieu de cela, d’un bond nous en arrivons au traité qui fut signé entre les belligérants après la fin des hostilités, et cependant, je le répète, les raisons mêmes que le chroniqueur anonyme met dans la bouche de son héros pour le justifier d’avoir signé cet acte, sont la meilleure preuve de l’échec si complet qu’il avait subi.[35] Je reproduis avant tout le passage si curieux concernant le traité. Il suit immédiatement la phrase où il est dit que « Sviatoslav s’en était retourné à Péréiaslavets avec beau coup de gloire ».

« Voyant combien son armée était peu nombreuse, poursuit le chroniqueur, il se dit en lui-même: « S’ils venaient me surprendre, ils me tueraient moi et mes soldats ». Car beaucoup avaient péri dans l’expédition. Et il dit: « J’irai en Russie et je ramènerai une armée plus nombreuse », puis il envoya des messagers à l’empereur, à Dérester,[36] car l’empereur était alors dans cette ville. Aucune explication n’est fournie de cette présence soudaine du basileus sur le Danube à Silistrie, alors que, d’après ce qui précède, le grand prince victorieux est censé se trouver encore à Péréiaslavets. On voit combien tout cela est vague, combien sujet à caution. Je reprends le récit: « Et les messagers dirent à l’empereur de la part de Sviatoslav: « Je veux avoir avec toi une alliance et une amitié durable ». L’empereur, entendant cela, se réjouit et lui envoya des présents plus considérables qu’auparavant. Sviatoslav reçut les présents et se mit à délibérer avec les siens, disant: « Si nous ne concluons pas la paix avec l’empereur et qu’il apprenne combien nous sommes peu nombreux, il viendra et nous assiégera dans cette ville, et la Russie est loin et les Petchenègues sont en guerre avec nous; qui nous secourra? Concluons donc la paix avec l’empereur. Ils nous ont offert un tribut, que cela nous suffise, et s’ils venaient à nous le refuser, alors nous rassemblerions une armée plus considérable que la première, et nous marcherions sur Constantinople.» Ces paroles plurent à ses compagnons. Et on envoya les principaux officiers à l’empereur et ils vinrent à Dérester et ils se firent annoncer à l’empereur. L’empereur les fit venir devant lui le lendemain et dit: « Que les envoyés russes parlent ». Ils dirent: « Voici ce que dit notre prince: « Je veux être en intime amitié avec l’empereur grec pendant tous les siècles à venir. » L’empereur se réjouit et il ordonna à l’écrivain d’écrire sur des feuilles tout ce qu’avait dit Sviatoslav. L’envoyé commença à parler et l’écrivain à écrire:

« Conformément au précédent traité[37] conclu entre Sviatoslav, grand prince de Russie, et Sviénald, et Jean surnommé Tzimiscès, empereur des Grecs, traité rédigé par le syncelle Théophile à Dérester[38] au mois de juillet, la XIVe Indiction, année 6479,[39] moi Sviatoslav, prince russe, ai juré, et par la présente convention je confirme mon serment.

« Je veux avoir paix et amitié constante avec tous les empereurs grecs, avec Basile et Constantin, avec les empereurs inspirés de Dieu et avec tous vos peuples, et de même tous les Russes qui me sont soumis, boïars et autres à jamais. Jamais je ne m’attaquerai à votre pays, je ne rassemblerai point d’armée, je ne conduirai point de peuple étranger contre vous ni contre ceux qui sont soumis au gouvernement grec ni contre la Chersonèse et ses villes, ni contre le pays des Bulgares. Et si quelque autre s’attaque à votre pays, je marcherai contre lui et je le combattrai. Ainsi que je l’ai juré aux empereurs grecs, ainsi l’ont juré les boïars et toute la Russie, et nous garderons les conventions présentes. Si donc nous n’observons pas ce que nous avons énoncé plus haut, moi et tous ceux qui sont sous ma puissance, soyons maudits par le dieu en qui nous croyons, par Péroun et Volos, dieu des troupeaux, puissions-nous devenir jaunes comme l’or[40] et périr par nos propres armes. Regardez comme la vérité ce que nous avons dit aujourd’hui avec vous et ce que nous avons écrit sur ces feuilles et scellé de nos sceaux. »

La lecture de ce précieux traité, qui certainement ne nous est parvenu que sous forme d’extrait, soulève de nombreuses observations. Et d’abord ce n’était pas le premier instrument de ce genre qui avait été signé entre grands princes de Russie et empereurs de Constantinople. Sviatoslav n’était que le petit-fils et le second successeur du fondateur de la dynastie varègue de Kiev, le grand Rourik, et cependant trois traités au moins avaient été conclus déjà entre grands princes et empereurs. La Chronique dite de Nestor nous en donne le texte, et ce sont là des documents de la plus extrême importance, car l’auteur anonyme de la Chronique en a eu probablement les originaux en mains; probablement ils étaient conservés dans les archives du couvent même de Kiev où il écrivit. Longtemps on les a contestés. Leur authenticité est aujourd’hui absolument hors de doute.[41]

Ces premiers traités éclairent pour nous l’histoire de celui qui nous intéresse plus particulièrement ici, et nous fournissent des indications infiniment curieuses sur ce qu’étaient au dixième siècle les relations entre Russes et Grecs. Le plus ancien de ces instruments, signalé par la Chronique, est de l’an 907. Le texte, que nous ne possédons pas à l’état précis, en est douteux et peu en rapport avec les événements relatés auparavant. En effet, il fut conclu à la suite d’un siège de Constantinople par les Russes dont parle la seule Chronique avec des détails légendaires et que les historiens grecs passent sous silence. Les Russes et leurs nombreux alliés, qui étaient arrivés par la mer Noire sur une flotte de deux mille bateaux sous le commandement d’Oleg, avaient été victorieux. Il est, en conséquence, peu probable qu’un traité de commerce ait été conclu au moment même où les Russes vainqueurs étaient devant Constantinople. Il ne pouvait y avoir, à ce moment, que des préliminaires de paix. Mais si ce traité, qui ne fut probablement jamais qu’une simple convention, n’a dû être signé que postérieurement, certainement le fond, sinon la forme, en est authentique, et pour cela même il est des plus intéressants. Comme on l’a très justement fait remarquer, il eût été impossible d’inventer après l’époque de Nestor les noms scandinaves qui abondent dans ce document, comme du reste dans le suivant. Ceci dit, voici le passage de la Chronique qui concerne ce premier des traités signés entre Russes et Byzantins: « Oleg[42] s’étant un peu éloigné de la ville se mit à traiter de la paix avec les empereurs Léon et Alexandre. Il envoya vers eux à la ville Karl, Farlof, Vermoud, Roulav et Stemid, disant: « Recueillez les tributs pour moi ». Et les Grecs dirent: « Nous vous donnerons ce que vous voudrez ». Et Oleg ordonna qu’on lui payât pour ses deux mille bateaux douze grivènes[43] par équipage et, en outre, des tributs pour les villes russes, d’abord pour Kiev, puis pour Tchernigov et Péréiaslav, pour Polotsk et pour Rostov, pour Loubetch et pour d’autres villes où résidaient les princes soumis à Oleg. Et il demanda ce qui suit: « Quand les Russes viennent (en ambassade), qu’ils reçoivent ce qui leur est dû.[44] Quand viennent les marchands, qu’ils reçoivent pendant six mois du pain et du vin, des poissons et des fruits et des bains autant qu’ils voudront. Quand un Russe retournera chez lui, notre empereur lui donnera des vivres pour sa route et des ancres et des cordes et des voiles et tout ce dont il aura besoin. »

Telles furent les conditions qu’acceptèrent les Grecs; et les empereurs et tous les seigneurs dirent: « Si un Russe vient sans marchandise, il ne recevra pas de subside mensuel; le prince russe défendra aux Russes qui viennent ici de faire aucun tort dans les villages de notre pays. Les Russes qui viendront resteront auprès de Saint-Mamas, et l’empereur enverra des gens pour inscrire leurs noms, puis ils recevront un subside (mensuel), d’abord ceux de Kiev, puis de Tchernigov, puis de Péréiaslavets «et des autres villes. Ils rentreront à la ville par une seule porte, avec un agent de l’empereur, sans armes, par détachements de cinquante hommes, et feront ensuite leur commerce, à leur gré, sans payer aucun droit.

« Les empereurs Léon et Alexandre, ayant conclu la paix avec Oleg, convinrent du tribut à payer et se lièrent par serment; ils baisèrent la croix, puis invitèrent Oleg et les siens à jurer. Ceux-ci, suivant l’usage russe, jurèrent sur leurs épées par Péroun, leur dieu, par Volos, dieu des troupeaux, et la paix fut conclue.

Saint-Mamas,[45] dont il est ici question pour la première fois et dont le nom va revenir dans tous les autres traités, était un quartier suburbain aux portes de Constantinople, au fond de la Corne d’Or, un véritable faubourg extra muros au delà du fossé des Blachernes, vis-à-vis le cimetière juif, sur l’emplacement de l’Eyoub d’aujourd’hui, cet Eyoub ombreux et poétique où s’élève la sainte mosquée du fidèle compagnon du Prophète. Ce site charmant semble avoir été, dès le début des relations entre les deux peuples, l’endroit où séjournaient les marchands russes, où ils étaient tenus de résider durant leur présence dans la capitale de l’empire, où ils établissaient leur exposition perpétuelle des riches produits du nord, fourrures précieuses, ambre de la Baltique, maroquins de Boulgar, cire, duvet de cygnes, dents de phoques, pierreries sibériennes et minéraux précieux de l’Oural. Les clauses relatives à ce séjour étaient, on le voit, fort curieuses. « Les Grecs, dit M. Léger, craignaient évidemment que, sous prétexte de commerce, les Russes n’entrassent dans la ville en grande masse et ne réussissent à s’en emparer par surprise. Ils commencent donc par être parqués hors de la cité, à Saint-Mamas. Ils y sont inspectés par un agent impérial et ne peuvent pénétrer dans la Ville gardée de Dieu que par petits groupes et sans armes.

Quant à leurs navires, ils ne peuvent débarquer que toujours en ce même point du fond de la Corne d’Or. » Quel trajet étrange accomplissaient ces rustiques navires descendus des extrémités de la Scythie le long des grands fleuves glacés aux rapides redoutables ! Les eaux tristes du Pont-Euxin les portaient à l’embouchure sauvage de l’Hellespont. Là, peu à peu, le spectacle féerique commençait pour ces rustiques navigateurs. Les rives désertes faisaient place aux rives peuplées de villages riants, de palais, de villas alignées en files interminables, perdues dans les bosquets. Le canal fameux qui sépare l’Europe de l’Asie se couvrait d’une population immense d’allants et de venants. Soudain, à un dernier détour, la capitale éblouissante apparaissait. Le navire tournait à angle droit dans la Corne d’Or et de chaque côté défilaient tout le long de cette Chrysokéras, unique au monde, sous les yeux de ces matelots charmés, les enchantements merveilleux de la ville immense. Ils ne cessaient qu’aux beaux ombrages de Saint-Mamas, où les marchands russes, éperdus, étourdis par ce brillant spectacle, débarquaient enfin.

On voit encore que les basileis Léon et Alexandre jurèrent par la croix, et que les envoyés russes, au contraire, jurèrent sur leurs épées, par les dieux Péroun et Volos. Péroun à la tête d’or, à la barbe d’argent, était le principal dieu des Russes païens. Il correspondait au Thor scandinave, d’où peut-être son crédit rapide chez les Varègues. Il n’avait point de temples. Ses statues s’élevaient sur des collines. Il n’y avait, du reste, point de temple dans la religion des Russes païens. Quant à Volos,[46] c’était, on le sait, le dieu des troupeaux, aussi une des divinités principales de la vieille Russie.

En l’an 914, Oleg, toujours d’après la même Chronique, envoya ses ambassadeurs pour conclure une paix définitive avec les Grecs « et poser les conditions entre eux et les Russes, et il leur recommanda de prendre pour base la convention qu’il avait conclue (cinq années auparavant) avec les empereurs Léon et Alexandre ». Ce traité nouveau de 912, bien que la Chronique le donne intégralement, nous est évidemment arrivé dans une rédaction altérée, c’est ce que prouvent les renvois à un texte antérieur qui figure dans le traité de 945, lequel renouvelle ce traité précédent. Ce n’en est pas moins un document de premier ordre, rempli de détails de la plus extrême importance, et son authenticité nous est pleinement affirmée cette fois encore par les nombreux noms scandinaves qui s’y trouvent mentionnés alors que pas un seul nom slave n’y figure. C’est tout un précieux code des relations politiques, sociales et commerciales entre Byzantins et Varègues. En voici le texte, tel qu’il est intégralement reproduit dans la Chronique:

« Nous, de la nation russe — suivent un certain nombre de noms de chefs, — au nom d’Oleg, grand prince de la Russie, et de tous ses sujets princes illustres et grands boïars, nous sommes envoyés vers vous, Léon, Alexandre et Constantin, grands potentats devant Dieu, empereurs grecs, pour le maintien et la publication de l’amitié qui subsiste depuis plusieurs années entre les chrétiens et la Russie, par la volonté de nos grands princes et conformément à leurs ordres, et de la part de tous les Russes qui sont soumis à leur autorité.

« Notre Sérénité désirant par-dessus tout maintenir, avec l’aide de Dieu, et faire connaître l’amitié entre les chrétiens et la Russie, nous avons plus d’une fois reconnu comme chose juste de la proclamer non seulement par de simples paroles, mais aussi par un écrit et un serment efficace, en jurant sur nos armes suivant notre foi et notre coutume. Or les articles de la convention que nous avons arrêtée au nom de la foi et de l’amitié de Dieu sont les suivants

« D’abord nous faisons la paix avec vous, Grecs, pour nous aimer les uns les autres de toute notre âme et de toute notre volonté, et nous ne permettrons point, autant qu’il sera en notre puissance, qu’aucun de ceux qui sont soumis à nos illustres princes commette contre vous, à dessein ou non. quelque scandale ou quelque tort; mais nous nous efforcerons suivant nos forces de garder désormais et à jamais, Grecs, une amitié parfaite et inébranlable telle que nous l’avons conclue, écrite et sanctionnée par le serment. De même, vous, Grecs, observez cette amitié pour nos illustres princes russes et pour tous ceux qui dépendent de notre illustre prince russe, entière et inébranlable dans tous les siècles. Et en ce qui touche les dommages nous convenons ce qui suit:

« S’il y a des preuves évidentes de dommage, il faut en faire un rapport fidèle, et celui à qui on ne prêtera pas créance, qu’il jure, et dès qu’il aura fait serment suivant sa religion, que la peine suive en raison de l’injustice. Si un Russe tue un chrétien, ou un chrétien un Russe, qu’il périsse là où il a accompli le meurtre. S’il s’enfuit après avoir accompli le meurtre et qu’il soit riche, alors, que son plus proche parent prenne une part de ses biens et que celui qui s’emparera du meurtrier reçoive autant suivant la loi. Si l’auteur du meurtre est pauvre, et qu’il se soit enfui, qu’on l’assigne jusqu’à ce qu’il soit de retour, et alors qu’il meure.

« Si quelqu’un frappe avec une épée ou avec quelque instrument, pour le coup ou la blessure, il paiera cinq livres d’argent suivant la loi russe; et si c’est un pauvre qui est coupable, qu’il donne ce qu’il pourra, qu’il soit même dépouillé de ses habits ordinaires et en outre qu’il jure, suivant sa foi, qu’il n’a personne pour lui venir en aide, et alors qu’on cesse de le poursuivre.

« Si un Russe vole un chrétien ou un chrétien un Russe et que le volé saisisse le voleur en flagrant délit, et que celui-ci résiste et soit tué, ni les Russes ni les chrétiens ne poursuivront le meurtrier, et la partie lésée reprendra ce qu’elle a perdu, ou si le voleur se livre, que le volé le prenne et le lie; et il rendra le triple de ce qu’il a volé. Si un Russe a fait quelque violence à un chrétien ou à un Russe, et prend quelque objet par force ouvertement, qu’il en paie trois fois la valeur.

« Si une tempête jette un bateau grec sur le rivage étranger et qu’il s’y trouve quelqu’un de nous Russes, qu’on vienne au secours du bâtiment et de sa cargaison, qu’on l’envoie ensuite dans un pays chrétien et qu’on le conduise à travers tous les endroits dangereux jusqu’à ce qu’il soit en sûreté; si le vaisseau, retenu par la tempête ou par quelque obstacle venant de la terre, ne peut arriver à sa destination, nous Russes donnerons secours aux rameurs de ce bâtiment et l’amènerons avec sa cargaison tout entière, si cela arrive auprès de la terre grecque; si un pareil accident arrive auprès de la terre russe, nous le reconduirons à la terre russe; puis on vendra tout ce qui peut se vendre de la cargaison de ce vaisseau après que nous Russes l’aurons tiré du vaisseau; puis, quand nous irons en Grèce, soit pour faire commerce, soit en ambassade auprès de votre empereur, nous rendrons avec honneur le prix de la cargaison. Mais s’il arrivait que quelqu’un d’un vaisseau grec ait été tué ou frappé par nous Russes ou qu’on lui ait pris quelque chose, alors ceux qui auraient accompli cet acte doivent encourir la peine ci-dessus énoncée.

« Si un prisonnier russe ou grec se trouve vendu dans un pays étranger et qu’il se rencontre un Russe ou un Grec, qu’il le rachète et le renvoie dans son pays, et qu’on lui rende le prix du rachat, ou qu’on lui compte dans ce prix celui du travail que le prisonnier racheté a fait chaque jour. Si quelqu’un à la guerre devient prisonnier des Grecs, on le renverra dans sa patrie et on paiera pour lui, ainsi qu’il a été dit, suivant sa valeur. Si l’empereur va à la guerre quand vous faites une expédition et que les Russes veuillent honorer votre empereur en se mettant à son service, que tous ceux qui voudront aller avec lui, et y rester, le puissent librement. Si un Russe, d’où qu’il vienne, est fait esclave et vendu en Grèce; si un Grec, d’où qu’il vienne, est vendu en Russie, il peut être racheté pour vingt livres d’or et retourner en Grèce on en Russie. Si un esclave russe est volé ou s’enfuit ou s’il est vendu par force, et que le Russe le réclame et que la justesse de sa déclaration soit démontrée, qu’on le reprenne en Russie. Et si des marchands perdent un esclave et le réclament, qu’ils le cherchent et le prennent après l’avoir trouvé; si quelqu’un ne laisse pas faire cette recherche au représentant du marchand, qu’il perde lui-même son esclave. Si quelqu’un des Russes qui servent en Grèce chez l’empereur chrétien meurt sans avoir disposé de son bien, et s’il n’a pas de parents en Grèce, que son bien soit rendu à ses parents en Russie. S’il a fait quelque disposition, celui-là recevra son bien qu’il a institué par écrit pour son héritier, et qu’il prenne cet héritage des Russes qui font commerce (en Grèce) ou d’autres personnes qui vont en Grèce et qui y ont des comptes. Si un malfaiteur passe de Russie en Grèce, que les Russes le réclament à l’empereur chrétien, qu’il soit pris et reconduit, même malgré lui, en Russie. Que les Russes fassent de même pour les Grecs s’il arrive quelque chose de pareil. Et pour confirmer de façon inébranlable cette paix entre vous, chrétiens, et nous Russes, nous avons fait écrire ce traité par Ivan sur une double feuille qui a été signée par votre empereur de sa propre main en présence de la Croix Sainte et de la Sainte et Indivisible Trinité de votre vrai Dieu, il a été sanctionné et remis à nos ambassadeurs. Et nous, nous avons juré à votre empereur qui règne sur vous par la volonté de Dieu, et d’après la loi et les usages de notre peuple, que nous ne nous écarterons pas, nous ni aucun des nôtres, des conditions de paix et d’amour arrêtées entre nous.

« Et nous avons donné cet écrit à votre gouvernement pour être confirmé, par une entente commune, à l’effet de confirmer et d’annoncer la paix conclue entre nous, la deuxième semaine du mois de septembre, Indiction XV, l’année de la fondation du monde 6420.[47]

La Chronique dite de Nestor donne encore le texte d’un quatrième traité, le plus important, le plus formel de tous; c’est celui que ce même Igor, après s’être avancé jusqu’au Danube à la tête d’une grande armée dans une expédition mentionnée par cette seule Chronique, signa en 945 avec les empereurs Romain Lécapène, Constantin Porphyrogénète et Etienne.

Romain, Constantin et Étienne, dit la chronique, envoyèrent des ambassadeurs à Igor pour renouveler l’ancien traité. Igor s’entendit avec eux sur la paix: suit le texte de cette convention solennelle inscrite en lettres de pourpre sur une feuille de vélin et scellée d’une bulle d’or. Elle est trop longue pour être reproduite ici. Je me bornerai à transcrire quelques observations d’un auteur qui en a fort bien parlé.[48] « Dans ce nouvel accord percent, au plus haut degré, la défiance et la sourde colère des Grecs contre l’insolence des Russes qui, sous prétexte de négoce pacifique, écumaient les côtes de la mer Noire et de la Propontide, rançonnaient la banlieue de Constantinople et s’associaient aux pirates du Danube ou aux corsaires normands de la Méditerranée. De minutieuses précautions sont prises[49] par les articles 2 et 3 pour constater l’identité et l’honorabilité des marchands russes. Tout convoi de négociants doit être pourvu d’un passeport collectif délivré par le grand prince et spécifiant le nombre de vaisseaux et d’hommes partis des villes de la Russie; chaque marchand doit à son tour être porteur d’un anneau à l’effigie du grand prince pour les simples marchands, cet anneau est d’argent; pour les ambassadeurs, il est d’or. Ce passeport et ces anneaux devront, le jour même de l’arrivée, être soumis au questeur de la ville, qui en vérifiera l’authenticité, reconnaîtra les indications du passeport et s’enquerra soigneusement de la durée du séjour que chaque marchand russe se propose de faire à Constantinople. »

Je m’excuse de m’être si longtemps arrêté à ces curieux traités. Non seulement ils nous fournissent sur les relations entre Byzantins et Russes les plus précieuses notions, que nous ne trouvons nulle autre part, mais, surtout, ils viennent compléter les renseignements beaucoup trop succincts que nous possédons sur celui de ces instruments qui nous intéresse plus particulièrement ici, celui que Sviatoslav signa avec Jean Tzimiscès. En effet la rédaction que nous en donne la Chronique est fort courte. D’autre part, les quelques indications fournies par Léon Diacre sur les dispositions qui s’y trouvaient formulées, telles par exemple que le traitement à appliquer aux marchands russes en séjour à Byzance, traitement en tout conforme à celui des précédents traités, se trouvent élucidées par les développements bien plus détaillés contenus dans ces premiers pactes intervenus entre les deux nations.

J’en reviens à Sviatoslav, le héros humilié, et à ses bandes décimées. Sitôt après la cessation des hostilités, lui et son vainqueur songèrent à quitter les rives du Danube pour regagner chacun sa capitale. Je dirai bientôt le retour triomphant du basileus. Celui du grand prince de Kiev fut très différent. Dorystolon fut évacuée, tous les captifs grecs rendus, puis Sviatoslav et ses derniers soldats reprirent tristement le chemin de la Russie. « Nous saurons bien retrouver un jour la route de Constantinople », dit à ses guerriers ce chef indomptable pour adoucir leurs regrets. Le Danube fut descendu sur les barques familières. Le basileus, désireux de ne pas pousser à bout ces audacieux, avait promis que les vaisseaux ignifères n’attaqueraient point les fugitifs.

Skylitzès et Cédrénus désignent à cette occasion Bardas Skléros comme commandant la flotte impériale sur le fleuve. Probablement l’empereur lui avait confié ce poste à la suite du départ définitif du drongaire Léon pour la capitale. Ou bien cela signifie-t-il seulement que Bardas Skléros commandait en chef, sous les yeux du basileus, le siège de Dorystolon, comme une sorte de chef d’état-major général?

Une nouvelle et pire humiliation attendait les vaincus sur la route du retour. Force leur était, après avoir descendu le Danube et traversé la mer Noire, de remonter le Dniéper à travers le pays des Petchenègues. Ces pillards de la steppe, féroces coureurs de grandes routes, alliés des Ross lorsque ceux-ci étaient les plus forts, devenaient soudain pour eux des adversaires impitoyables lorsqu’ils avaient subi des revers. Informés du complet désastre de Sviatoslav, parfaitement renseignés sur le petit nombre de guerriers qu’il ramenait au pays natal, ils ne cachèrent pas leur intention de mettre à rançon le héros désarmé et de lui faire le plus de mal possible à son passage sur leur territoire. Aussi le prince russe avec sa troupe si diminuée, encombrée d’un si grand nombre de blessés, se vit-il forcé d’implorer l’intervention du basileus, son vainqueur, pour que celui-ci lui obtînt, par un sauf-conduit, le libre parcours sur les terres de ces barbares. Quelle souffrance pour son orgueil ! Mais il lui fallait épuiser jusqu’à la lie la coupe de l’infortune.

Jean, toujours humain, toujours habile politique, dépêcha aux chefs des Petchenègues son messager ordinaire, l’évêque Théophile d’Euchaïtae, qui semble avoir été le diplomate attitré le plus en faveur au Palais Sacré sous ce règne. Cette fois, le prélat ambassadeur échoua dans sa mission. Les Petchenègues se refusèrent obstinément à accorder le sauf-conduit demandé, car ils ne pouvaient pardonner à Sviatoslav le traité qu’il venait de signer avec les Grecs sans leur participation. Comme pour mieux accentuer la portée de ce refus, ils accordèrent à l’envoyé du basileus tout le reste de ce qu’il leur demandait. Ils se déclarèrent « les amis et les alliés de l’empire » et, sans doute en retour de certains avantages sur lesquels les chroniqueurs grecs officiels font le silence, s’engagèrent à ne plus jamais franchir le fleuve Danube, redevenu frontière de l’empire, à ne plus piller et ravager les riches plaines bulgares qui s’étendaient au delà, redevenues terre romaine.

Disons de suite ce qu’il advint du prince hardi qui avait failli détruire l’empire d’Orient en une heure de victoire. Lui et ses troupes décimées reparurent donc sur leurs barques aux bouches du Dniéper, ils emmenaient leurs blessés survivants. Hélas, la plupart de leurs compagnons étaient demeurés aux campagnes de Dorystolon et de Péréiaslavets, les uns réduits en cendres sur les bûchers monstrueux, les autres devenus la proie des oiseaux et des bêtes sauvages.

Les Russes vaincus n’emportaient presque aucun butin. Certainement ils avaient dû laisser à Dorystolon avec leurs captifs de guerre toutes les prises pourtant si riches qu’ils avaient faites en Bulgarie. Parvenus au Dniéper, l’antique Borysthène devenu leur fleuve national, ils ne purent de suite regagner leurs cités lointaines, soit que la saison fût trop avancée, soit qu’ils se sentissent trop faibles pour passer sur le corps des Petchenègues. Ils se retranchèrent pour hiverner sur la rive du grand fleuve au milieu des rochers qui l’encombrent en aval des rapides, et attendirent les secours de Kiev où, avant son départ, Sviatoslav avait établi son fils Yaropolk comme régent en son absence. Ils attendirent en vain et passèrent la mauvaise saison tout entière au-dessous des cataractes fameuses de ce fleuve qui était leur grande voie de communication avec le sud, mais qui ne leur permettait d’atteindre la mer qu’à travers le dangereux pays de leurs ennemis.

Donc ils vécurent cet interminable hiver glacé en pleine terre hostile, sans cesse occupés à se garder des embûches des Petchenègues errant comme le loup autour du troupeau. Nous n’avons aucun détail sur ces longs mois passés sous la tente par le prince et ses droujines. Nous savons seulement que les Russes, ce qui se comprend de reste, souffrirent de la faim. De toute façon, ce durent être des temps fort durs qui se terminèrent par une catastrophe lamentable.

Aux premiers jours du printemps, les tristes voyageurs, lassés de tant de misères, reprirent la route de Kiev, si lointaine encore. Sviatoslav, toujours ardent, était résolu à forcer au besoin le passage. Déjà les infortunés survivants de tant de combats revoyaient en rêve les demeures de leur sauvage capitale; déjà ils croyaient apercevoir leurs épouses fidèles, leurs enfants blonds, accourir vers eux, descendant de la haute falaise pour sécher les larmes de tant de mois de misères vaillamment supportées, leur tendant leurs bras blancs. Ils comptaient sans le Petchenègue impitoyable qui les guettait. « Les Petchenègues, dit simplement Léon Diacre, race errante et innombrable, barbares, mangeurs d’insectes[50], aux maisons roulantes[51] tendirent des embuscades aux Russes de Sviatoslav et les massacrèrent tous. » De cette grande armée, à peine quelques guerriers revirent leur patrie. Sviatoslav demeura parmi les morts. Il avait régné vingt-huit ans sur la nation des Ross. Ceci se passait au printemps de l’an 973. Qui sait si dans cette attaque des Petchenègues contre cette troupe si réduite et désorganisée il ne faut point voir encore la main de l’astucieuse Byzance?

Ce retour des Russes, ce drame final sont racontés un peu plus en détail dans la Chronique dite de Nestor: « Sviatoslav ayant conclu la paix avec les Grecs s’en alla en bateau jusqu’aux cataractes du Dniéper, et le voïvode de son père, Sviénald,[52] lui dit: « Prince, tourne les cataractes à cheval, car les Petchenègues t’attendent aux cataractes ». Et il ne l’écouta pas et il vint en bateau. Et les habitants de Péréiaslavets[53] envoyèrent vers les Petchenègues, disant: « Voici que Sviatoslav revient en Russie après avoir pris en Bulgarie beaucoup de richesses et fait beaucoup de butin,[54] et il n’a que peu de compagnons ». Les Petchenègues, ayant entendu cela, se mirent en embuscade aux cataractes; et Sviatoslav vint aux cataractes à l’île de Biélo-Béréjiè (non loin de l’embouchure du fleuve) et les vivres commencèrent à lui manquer et il y eut une grande famine; on payait une tête de cheval la moitié d’une grivna. Et Sviatoslav passa là Quand le printemps arriva,[55] il alla aux cataractes et fut attaqué par Kouria, prince des Petchenègues, et ils tuèrent Sviatoslav et lui coupèrent la tête. De sa tête ils firent une coupe qu’ils garnirent de métal et dans laquelle ils burent.[56] Sviénald vint à Kiev auprès de Yaropolk. »

Les Grecs se réjouirent du sort affreux de Sviatoslav. Ils oubliaient qu’un siècle et demi auparavant le crâne d’un empereur grec, Nicéphore Logothète, tombé, sur le champ de bataille, avait, lui aussi, servi de coupe à son vainqueur, un roi bulgare.[57]

Telle fut la fin misérable de l’héroïque prince des Ross. Il eut pour successeur à Kiev son fils Yaropolk. Les faibles débris de son armée, qui, échappant aux embûches des Petchenègues, réussiront à gagner Kiev, y arrivèrent sous la conduite du héros Sviénald.[58] Ce boïar russe, nous le savons, avait été jadis au service d’Igor; il avait été voïvode de sa veuve Olga et avait accompagné leur fils Sviatoslav dans ses expéditions au delà du Danube. Il devait être le premier après lui puisque seul avec lui il avait signé, nous l’avons vu, les traités de paix avec le basileus Jean.

Un vase d’argent,[59] rempli jusqu’au bord de monnaies aux effigies de Nicéphore Phocas et de Jean Tzimiscès, a été trouvé au commencement de ce siècle dans un filet de pécheurs aux rapides du Dniéper. Sur ce vase, qui est aujourd’hui, m’affirme-t-on conservé au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg,[60] on lit gravée l’inscription en caractères byzantins: « Voix du Christ sur les eaux ». Cet antique débris, dernier vestige du pillage de la Bulgarie, serait-il un souvenir suprême du lugubre massacre des bandes de Sviatoslav aux cataractes du grand fleuve?[61]

Ainsi s’écrie un historien russe qui, le premier, a fait de cette campagne une étude détaillée, se termina par une complète catastrophe la grande entreprise de Sviatoslav qui avait rêvé de transporter la puissance des Russes des steppes du nord aux rives de la mer Noire et aux plaines fertiles de la Bulgarie, de la Thrace et de la Macédoine. Les conséquences de ce grand événement de la fin du Xe siècle eussent pu être si considérables pour la Russie et pour tous les Slaves du Nord, qu’il est difficile aujourd’hui de se faire une idée même approximative de tout ce qui aurait pu résulter du succès de cette gigantesque entreprise du prince de Kiev.[62]

Revenons à Jean Tzimiscès, le basileus victorieux. Après cette foudroyante campagne qui avait sauvé l’empire d’un si grand péril, après avoir en quatre mois détruit l’armée russe, pris les deux grandes cités bulgares de Péréiaslavets et de Dorystolon avec une foule de places secondaires, l’autocrator avait hâte de rentrer dans la Ville gardée de Dieu. Il consacra toutefois quelques jours encore à donner des ordres pour faire relever les remparts abattus des villes et des châteaux de la rive droite du Danube, redevenue frontière de l’empire. De fortes garnisons y furent installées. La Bulgarie danubienne et transbalkanique fut purement et simplement annexée à l’empire sous forme d’un gouvernement militaire particulier.

En commémoration de la grande victoire du 24 juillet et de l’intervention miraculeuse du Stratilate, Jean donna à Dorystolon le nom nouveau de Théodoropolis. C’était encore là une tradition des grandes guerres romaines. Dorystolon ne devait pas conserver longtemps ce nom glorieux.

Puis le basileus triomphant reprit le chemin de sa capitale, ramenant avec lui la famille royale de Bulgarie, les dépouilles de ses rustiques palais et les armes conquises sur quarante mille guerriers russes. Parmi les trésors les plus vénérés qu’il rapportait, se trouvait, disent les chroniqueurs,  une Image très vénérée de la Théotokos avec l’Enfant divin dans ses bras. Nous n’avons pas d’autre détail sur cette sainte Icône. Ce devait être quelqu’une de ces effigies miraculeuses dites « Vierges non faites de main d’homme », qui longtemps avait accompli des miracles dans quelque sanctuaire d’une des capitales bulgares. Encore une très sainte dépouille arrachée à la piété naïve des nations vaincues pour venir grossir l’immense trésor sacré de la Ville des basileis.

Jean Tzimiscès, vainqueur du prince des Ross et conquérant d’un vaste royaume, fit par la porte Dorée l’entrée triomphale des basileis victorieux dans la Cité reine. Cette pompe dut être célébrée dans le courant du mois d’août. Je n’en redirai pas les splendeurs, toujours les mêmes, toujours également éblouissantes. J’ai décrit dans le volume consacré à l’histoire de Nicéphore Phocas, l’ovation pédestre qui fut décernée à cet illustré capitaine à la suite de ses victoires de Crète. J’ai décrit aussi son entrée à Constantinople lors de son couronnement. Toutes ces cérémonies se ressemblaient avec quelques modifications de détails. C’était toujours le même immense, étrange et somptueux cortège formé par la cour, les dignitaires, les soldats, les captifs et les dépouilles par courant au milieu d’une foule innombrable les rues merveilleusement parées, avec intermèdes de discours, de chants, d’acclamations répétées par les cent mille voix du peuple et des Factions. Jean Tzimiscès avait délivré l’empire d’un péril si effroyable, il avait si brillamment reconquis cette antique frontière du Danube perdue depuis tant d’années, que son triomphe paraît avoir eu un éclat tout particulier, exclusivement dû à l’initiative populaire reconnaissante. Toute la foule urbaine, tous les citoyens couronnés de fleurs allèrent jusqu’en dehors des murs avec le patriarche, le clergé, la cour, le Sénat, à la rencontre de l’heureux souverain, acclamant son nom,[63] chantant les euphémies d’usage, lui offrant des couronnes et des sceptres d’or garnis de pierres précieuses. C’étaient les plus hauts fonctionnaires de la Cité, le préfet de la ville, le préteur, qui présentaient ces riches dons. La masse des citoyens se contentait d’offrir des couronnes de feuillage. Jean Tzimiscès étant autocrator et ayant mérité le grand triomphe devait recevoir les honneurs complets. Il devait pénétrer dans la Ville par la Porte Dorée, monté sur un char de forme antique, traîné par quatre chevaux blancs. On lui amena ce char splendide en dehors des Portes, les plus hauts magistrats de la capitale lui présentant leurs dons et le priant, suivant les formules obligées, de monter dans ce véhicule pour célébrer le triomphe officiel.

Jean accepta les couronnes et les sceptres d’or. Suivant l’usage, il remit en échange, à ceux qui les lui offraient, une somme en or d’une valeur très supérieure. Mais aucune prière ne put décider le souverain à monter dans ce char admirable. Avec un zèle pieux, qui lui valut une popularité si possible plus grande encore dans la foule constantinopolitaine, si facilement remuée par ces spectacles de la rue, le basileus voulut que la Vierge conquise en Bulgarie, cette Icône vénérée à laquelle il tenait à attribuer une part de sa victoire, fût seule à recevoir les honneurs du triomphe et le remplaçât dans le char. Toutes les objections des courtisans furent vaines. Jean plaça de ses mains, dans le char éclatant, l’Icône sur le vêtement royal même des souverains de Bulgarie, somptueux costume de pourpre rapporté du trésor de Péréiaslavets. Il déposa à ses côtés la couronne de ces rois qui avait la même provenance. Étoffe et couronne devaient plus tard servir d’atours à l’image miraculeuse.

Quand l’infini cortège se fut enfin mis en marche, on vit le char triomphal s’avancer, contenant l’Icône, devant qui tous se prosternaient jusqu’en terre. Derrière, sur un blanc coursier, éclatant d’or et de soie, le basileus suivait dévotement, diadème en tête, portant en mains les sceptres et les couronnes qu’on venait de lui remettre.

On traversa ainsi processionnellement la cité parée d’étoffes, de tapis, ornée de vertes guirlandes, semée de rameaux de laurier. Sous les voûtes de la Grande Église ruisselantes de lumière, les fonctions une fois de plus s’accomplirent. Jean, après les prières et les euphémies, dédia de ses mains en signe de victoire dans le temple auguste la couronne des rois bulgares.

Avant de rentrer au Grand Palais, car celui de Boucoléon paraît avoir été abandonné, momentanément du moins, après le meurtre de Nicéphore, Jean Tzimiscès, sur le Forum Augustéon,.procéda encore à une cérémonie d’une grandeur tragique. Devant le peuple assemblé, il se fit présenter le jeune roi bulgare Boris qui avait à pied suivi son triomphe. Quand le prince détrôné se fut humblement placé devant lui, il lui ordonna de se dépouiller en sa présence des attributs de sa souveraineté. Le malheureux enleva successivement le diadème de pourpre de fin lin parsemé de perles et d’ornements d’or, la tunique de pourpre et les bottes de même couleur que les souverains bulgares s’arrogeaient le droit de porter à l’égal des basileis.

Jean avait infligé à Boris cette humiliation publique parce qu’il entendait consacrer ainsi officiellement sa déchéance définitive, puis, comme il était humain, il le fit après placer à ses côtés et l’éleva sur le champ au rang de magistros, une des plus hautes dignités palatines. Le fils du tsar Pierre, le petit-fils du grand Syméon, n’était plus qu’une simple unité dans l’interminable catalogue des dignitaires de la cour impériale. C’en était fait de toute la portion orientale de l’antique royaume de sa race qui, après trois siècles d’une existence souvent glorieuse, redevenait une simple province de cet empire grec tant détesté. C’en était fait de sa chère capitale qui allait maintenant servir de résidence à un stratigos byzantin. Romain, son frère cadet, subit un sort autrement affreux. Il fut mutilé suivant une coutume barbare alors si fréquente. On en fit un eunuque et on l’investit probablement aussi de quelque banale dignité palatine. Skylitzès semble indiquer que cette mutilation fut ordonnée par le parakimomène Basile. Probablement celui-ci, en sa qualité d’eunuque et aussi de chef des chambellans, présidait d’office à toutes ces cruelles exécutions d’ordre très spécial. Ainsi finissaient de s’étioler dans les antichambres du Palais Sacré les derniers descendants des races royales vaincues. Ainsi se termina misérablement la première lignée royale de Bulgarie, descendue du sauvage Asparuch et du grand Kroum.

Le patriarche Damien de Bulgarie, qui avait eu son siège à Dorystolon surtout, parfois à Péréiaslavets, sous l’administration duquel, lors de la plus grande puissance du tsar Syméon, l’église bulgare avait été jadis reconnue comme autocéphale par Byzance et qui, sur la « kéleusis » du basileus Romain Lécapène, avait été à ce moment élevé par le Sénat impérial du rang d’archevêque à celui qu’il occupait actuellement, fut, lui aussi, déposé par le basileus. Avec l’indépendance politique, le vainqueur atteignait aussi l’indépendance religieuse. Pour mieux parfaire cette totale destruction de l’autonomie bulgare, tous les évêchés de la vieille monarchie de Syméon furent à nouveau subordonnés directement au pouvoir du patriarche oecuménique de Constantinople.[64] Dorystolon redevint une simple métropole byzantine.

La portion orientale, danubienne et balkanique du royaume bulgare avait été seule touchée par cette guerre; seule aussi, à la suite du désastre des Russes, elle venait de retomber sous le pouvoir de Byzance. C’est même ce fait qui explique en partie la facilité et l’étendue des succès si rapides de Sviatoslav d’abord, de Jean Tzimiscès ensuite. L’un et l’autre de ces princes n’avaient jamais eu affaire qu’à une moitié des forces bulgares, la moitié orientale. Dans la portion occidentale, tout au contraire, l’indépendance bulgare s’était maintenue et se maintint dans la suite, sous la dynastie nationale des Schischmanides, issus de la révolution intérieure de l’an 967. En un mot, ainsi que l’a, le premier, fait remarquer avec grande justesse un savant écrivain russe, M. Drinov, tous ces événements guerriers de ces dernières années n’avaient, en réalité, intéressé que les seules provinces orientales de la Bulgarie, c’est-à-dire celles de Dorystolon, de la Grande et de la Petite Péréiaslavets, et de Philippopolis, unique apanage demeuré aux mains du fils du tsar Pierre, du petit-fils de Syméon.[65] Quant aux provinces bulgares occidentales, celles qui s’étaient séparées cinq ans auparavant de ce prince pour former un corps politique à part sous le gouvernement de Schischman et de ses successeurs, elles ne perdirent point leur indépendance politique et ne furent point conquises par les Grecs.

En même temps que Jean détruisait l’antique patriarcat national de Dorystolon, un nouveau siège patriarcal remplaçant celui-ci s’éleva donc tout naturellement dans cette Bulgarie occidentale demeurée indépendante. Installé d’abord à Sofia, puis, durant quelque temps, errant dans diverses grandes cités de cette région de l’ouest, à Vodhéna, à Mogléna, à Prespa,[66] il finit par se fixer enfin pour plusieurs siècles à Ochrida. L’existence dès ces temps reculés de ce siège ambulant et sa première installation à Sofia, immédiatement après l’abolition par Jean Tzimiscès de l’ancien siège de Dorystolon, nous ont été récemment révélées par une source byzantine tout à fait indubitable, qui est une novelle du basileus Basile II retrouvée depuis peu dans un document d’époque postérieure.[67]

Tout naturellement, dit M. Drinov, le patriarche Damien, après sa déposition par le vainqueur, dut chercher un refuge dans la Bulgarie occidentale, demeurée indépendante. Il se fixa d’abord à Sofia, où il dut certainement être réélu patriarche par un synode des évêques bulgares qui se refusaient à reconnaître le nouvel état de choses.[68] L’important pour nous est de savoir non de quelle manière cette transformation s’est opérée, mais bien qu’elle a eu lieu vraiment, et elle n’a pu avoir lieu que parce que les volontés de Jean Tzimiscès n’avaient aucune autorité, aucune sanction dans ces provinces bulgares de l’ouest qui n’avaient nullement été ramenées sous le sceptre de ce prince, ainsi qu’on l’a cru si longtemps.

Ces observations, comme d’autres encore dont il sera question plus loin, ont une bien plus grande importance qu’on ne pourrait le croire tout d’abord. Il semble, en effet, résulter très clairement de tous ces faits que la guerre russo-byzantine n’atteignit jamais que la moitié orientale de la Bulgarie,[69] qui seule fut réunie à nouveau à l’empire grec. C’est ce qu’on avait ignoré jusqu’ici. Je reviendrai sur cette question d’importance capitale dans un autre chapitre de cette histoire.

Les vastes provinces qui avaient si longtemps constitué l’apanage principal de la première monarchie bulgare firent ainsi pour un temps retour à l’empire grec. Tant que Jean Tzimiscès vécut, elles obéirent à ses lieutenants sans qu’il paraisse avoir subsisté l’ombre d’une résistance, d’une opposition quelconque dans toute l’étendue de ces immenses territoires, d’abord comme écrasés sous la terrible tyrannie des Russes, rapidement pacifiés ensuite sous la main de fer des « stratigoi » byzantins. Quant à cette administration même de la Bulgarie sous ce règne, nous ne possédons pas, hélas sur elle le moindre renseignement. Elle dut être administrée militairement, comme c’était toujours le cas pour les territoires impériaux de conquête récente, par des « stratigoi » et des turmarques installés dans les principales villes fortes et les forteresses à la tête de troupes nombreuses, surtout de détachements de cavalerie. Léon Diacre et Skylitzès citent en première ligne Dorystolon parmi les villes dans lesquelles le basileus établit de fortes garnisons.

Quelques mots épars dans les sources nous apprennent encore que, pour assurer l’occupation de ces provinces reconquises, Jean Tzimiscès eut recours au procédé, si fréquemment en usage à Byzance à cette époque, de la transplantation en bloc de populations arrachées à d’autres extrémités de l’empire. Par Son ordre, les Pauliciens, derniers survivants de ces célèbres Manichéens tant massacrés jadis par Théodora, puis par Basile Ier, ces « calvinistes de l’Orient », hérétiques obstinés dont les doctrines prétendues funestes avaient jadis risqué d’infecter tous les thèmes d’Anatolie, furent transférés en masse de leurs lointaines places fortes de Mélitène et de Théodosiopolis, de leurs fameux châteaux d’Asie », en Thrace, dans la province de Philippopolis, au pied du Balkan. La garde militaire de cette cité et de son vaste territoire leur fut spécialement confiée. Tout cela, au dire de Skylitzès,[70] fut fait sur le conseil de ce pieux moine Thomas que Jean Tzimiscès avait nommé patriarche d’Antioche au début de son règne. Ce prélat vigilant redoutait dans son immense diocèse frontière l’alliance secrète de ces sectaires avec les Sarrasins et ne voyait d’autre moyen d’en finir avec ce danger que de se débarrasser d’eux à tout prix. Jean Tzimiscès, de son côté, qui se préparait à aller combattre les Musulmans en Asie, ne se souciait pas de laisser à ceux-ci de tels auxiliaires dans ses propres États. C’étaient de libres, intrépides et parfaits guerriers que ces Pauliciens. Unis aux descendants de leurs propres coreligionnaires transportés en ces contrées deux siècles auparavant par Constantin V, aussi aux Arméniens et aux Jacobites déjà précédemment installés dans ces mêmes régions de Thrace et de Macédoine, ces nouveaux colons militaires tyrannisèrent bientôt les populations qu’ils étaient chargés de protéger et qu’ils protégèrent du reste à merveille. Leur hérésie se développa vite, grâce à une propagande passionnée, sans obstacle possible dans ces régions nouvelles. Elle ne devait succomber bien plus tard qu’à l’action violente du basileus Alexis Comnène, qui dut venir s’installer à Philippopolis à cet effet.

« Tout le temps que ces sectaires habitèrent ce pays, nous dit Anne Comnène, historien plus récent, ils y formèrent une colonie militaire de deux mille cinq cents guerriers indomptables, fanatiques de leur religion, qu’on avait dû leur laisser, cruels comme des barbares et farouches comme des sectaires», de vrais buveurs de sang en un mot, toujours prêts à goûter celui des ennemis et qui devaient, on l’a dit fort bien, inspirer à leurs voisins slaves ou bulgares le respect d’une majesté impériale disposant de tels ministres pour ses vengeances. C’est là que les croisés de la quatrième Croisade les rencontrèrent encore, subsistant malgré les cruelles mesures prises contre eux par Alexis Comnène, et préludèrent en les massacrant dans d’affreux supplices aux horreurs de la guerre albigeoise. C’est eux que notre Villehardouin nomme les Popelicans. En tout cas, le but poursuivi par Jean Tzimiscès fut atteint. Les Pauliciens et leurs descendants demeurèrent pour l’empire d’admirables gardiens de la frontière du nord.

C’est ainsi que le gouvernement de Jean Tzimiscès s’efforça d’helléniser quelque peu brutalement la Bulgarie orientale reconquise. Nous avons vu que ses deux capitales perdirent leurs noms anciens pour ceux tout byzantins de Iohannoupolis et de Théodoropolis. De même j’ai dit que son indépendance religieuse avait été abolie du même coup par Jean Tzimiscès. Enfin nous avons une preuve de plus de cette vigoureuse prise de possession par ce fait que, lors du début des grandes guerres contre Basile II, le tsar national Samuel trouva toutes les villes bulgares de ces régions balkaniques et danubiennes fortement occupées par des garnisons byzantines.

L’empereur Jean, après avoir ainsi replacé sous le sceptre romain la péninsule balkanique jusqu’au Danube, passa l’hiver de 972 à 973 à Constantinople, faisant faire au peuple force largesses et distributions de vivres, lui offrant d’immenses festins, le comblant des mille marques de sa faveur. Pour réduire les charges sous le poids desquelles les contribuables succombaient, en véritable père de ses sujets, il abolit à ce moment, dans l’ensemble des thèmes de l’empire, le très impopulaire impôt de capitation dit du « kapnikarion », appelé aussi simplement le « kapnikon »,[71] autrement dit « impôt de la fumée », institué un siècle et demi auparavant par le basileus Nicéphore Ier Logothète, d’exécrable mémoire.[72] Cette taxe établie sur chaque cheminée ou foyer était, pour cette cause, désignée sous ce nom bizarre.[73] Elle était vexatoire entre toutes, aussi la joie fut-elle extrême par tout l’empire. Nous ignorons au moyen de quelles ressources le gouvernement impérial combla le vide ainsi créé dans le Trésor.

Toujours dévot, profondément religieux comme tout bon Byzantin de cette époque, Jean Tzimiscès, nous dit encore Skylitzès, fit alors graver sur sa monnaie, certainement en reconnaissance des victoires obtenues, l’image du Sauveur, de ce Christ bien-aimé qu’il invoquait chaque jour dans le petit oratoire de la Chalcé. Au revers il ordonna d’inscrire cette légende unique: « Jésus-Christ, Roi des Rois ».[74] Je dirai plus loin comment on croit avoir retrouvé ces émissions mentionnées par le vieux chroniqueur dans certaines grandes pièces anonymes[75] de cuivre, aujourd’hui encore fort communément répandues par tout l’Orient et qui portent précisément au droit un buste nimbé du Christ, très belle oeuvre du Xe siècle; avec cette légende en langue grecque au revers: « Jésus-Christ, Roi des Rois ».

 

 

 



[1] Voyez dans Biélov, l’explication que cet auteur propose pour ce passage obscur de Skylitzès.

[2] Dans ce moment même, la jeune porphyrogénète Théophano épousait Othon II à Rome, le 14 avril.

[3] Cunei.

[4] Nous tenons surtout ce renseignement d’Aboulfaradj.

[5] Les auteurs russes modernes présentent les choses tout autrement. D’après eux la victoire dans ce premier jour de lutte sous Dorystolon serait demeurée indécise, la bataille ayant été suspendue par suite de la nuit tombante. Je ne vois rien de cela dans aucun des récits contemporains. M. Biélov va jusqu’à affirmer que la fuite précipitée des Russes à la fin de la journée ne fut qu’une feinte

[6] Sur les guerriers russes et leurs barques fameuses, voyez le chap. IX du Traité de l’administration de Constantin Porphyrogénète.

[7] Le mot trizna, dit M. Léger, signifie improprement combat, lutte. C’étaient donc des jeux guerriers en l’honneur des défunts.

[8] M. Biélov considère cette anecdote comme une invention de Léon Diacre. On sait que, pour l’historien russe, Sphengel n’est autre que le Sviénald de la Chronique dite de Nestor, lequel vivait encore en 977.

[9] . « Soixante-cinq jours », dit Skylitzès « Soixante », en chiffres ronds, dit Zonaras. Voici la phrase de Skylitzès « Après que (Jean) eut assiégé la ville soixante-cinq jours de suite, livrant chaque jour un combat, et qu’il n’eut pourtant pas réussi la prendre, il tenta de s’en emparer par la famine ». Tout cela est bien peu clair. En réalité, le siège dura plus de trois mois.

[10] Ou Pélamys.

[11] Skylitzès dit qu’ « ils corrompirent, à prix d’or, beaucoup de gens de la ville, même des gardiens du Palais ».

[12] « Porte de l’Acropole ».

[13] Voyez A. Mordtmann, Esquisse topographique de Constantinople. « Les péripéties de ce récit, dit cet auteur, s’expliquent parfaitement si l’on admet la situation de l’église Saint Théodore Sphoracii près de l’Octogonion, dans le voisinage de la Grande Eglise, tandis qu’en la plaçant, avec les topographes depuis Pierre Gilles, au Véfa Méïdan les distances entre les endroits mentionnés seraient trop grandes. »

[14] Skylitzès dit dans l’île de Proti.

[15] Ce temps d’inaction complète de la part de Sviatoslav, dit l’historien Tchertkov peut s’expliquer par ce fait que peut-être il espérait recevoir des renforts des Hongrois, des Slaves ou d’autres nations au delà du Danube. Skylitzès dit expressément que « les peuples barbares du voisinage n’osaient pas, par crainte des Romains, porter secours aux Russes. »

[16] Cette date est établie par celle du combat suivant, que Skylitzès fixe au 30 juillet et que Léon Diacre dit avoir eu lieu le lendemain de celui dans lequel Jean Courcouas fut tué.

[17] Probablement lors de la marche en avant de la Grande Péréiaslavets sur Dorystolon.

[18] La version de Skylitzès et de Cédrénus est quelque peu différente, moins fâcheuse pour la mémoire de Jean Courcouas. Les Russes, disent-ils, souffraient principalement de l’action des machines dont la garde était confiée à ce chef. Une surtout, quelque monstrueuse catapulte, les accablait d’un terrible jet de pierres. Un gros d’infanterie mélangé de troupes légères fut envoyé pour détruire cet insupportable engin. Courcouas, qui se précipita pour le défendre, fut désarçonné en plein bataillon russe par un projectile adroitement dirigé. Ses soldats, accourus trop tard à son secours, conservèrent du moins la fameuse catapulte et refoulèrent les Russes de la place.

[19] M. Biélov estime qu’il s’agit peut-être là d’un personnage imaginaire, inventé de toutes pièces par Léon Diacre. « Si Icmor, dit-il, avait été le premier dans l’armée après Sviatoslav, nos chroniqueurs l’eussent certainement mentionné. Je ne vois aucune raison de mettre sérieusement en doute la véracité d’un historien aussi consciencieux que Léon Diacre.

[20] Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.

[21] M. Biélov s’efforce encore de diminuer le succès des Byzantins dans cette journée.

[22] « Soit qu’ils l’aient apprise d’Anacharsis et de Zamoixis, leurs philosophes, dit Léon Diacre, ou des compagnons d’Achille, ils ont la coutume grecque des sacrifices et des libations sur les tombes des morts. » Le même chroniqueur ajoute, d’après un passage d’ailleurs inconnu du Périple d’Arrien, qu’Achille, fils de Pélée, était un Scythe né a Myrmikion, petite cité près du Palus Maeotis que, ses compatriotes l’ayant chassé à cause de sa dureté et de sa cruauté, il était venu s’établir en Thessalie enfin que la preuve de son origine se reconnaissait dans la forme de son manteau à fibule, dans sa coutume de combattre à pied, dans la couleur de ses yeux bleus, dans la violence et la cruauté extraordinaires de son caractère emporté. — Voyez le récit d’un sacrifice humain au ch. xxxix de la Chronique dite de Nestor.

[23] Sur ces sacrifices de coqs, Voyez Ibn Fozlan, éd. Frœhn.

[24] Voyez dans Tchertkov les détails curieux sur la présence des femmes et des enfants dans les armées scandinaves.

[25] Voyez dans Tchertkov l’exposé éloquent de la situation presque désespérée dans laquelle se trouvaient les Russes.

[26] Voyez dans Muralt, l’explication de la date du 7 juin proposée par cet auteur. Léon Diacre dit que ce fut le vendredi 24 juillet; or le 24 juillet de cette année 972 était un mercredi. Skylitzès donne la date du 22 juillet. La fête de saint Théodore, qui tombait, on le verra, le jour de cette bataille, se célèbre le 8 juin ! — Tout cela est bien confus. Voyez Lambine, où M. Wassiliewsky s’inscrit en faux contre les conclusions de Muralt et tient pour la date de la fin de juillet, indiquée par Léon Diacre.

[27] Il semble que les Russes, probablement peu accoutumés à combattre sous les rayons brûlants du soleil du Danube, affectionnaient pour leurs attaques ces heures si tardives; peut-être aussi était-ce pour profiter des ombres de la nuit. Toutefois Skylitzès n’est pas ici d’accord avec Léon Diacre, car il attribue le moment d’hésitation qu’éprouvèrent en ce jour les bataillons impériaux, au fait que « sur l’heure de midi » ceux-ci se trouvèrent épuisés par l’ardente chaleur et la soif qui les dévorait.

[28] M. Biélov estime, même en s’en tenant surtout aux expressions de Skylitzès, qu’à ce moment les Grecs lâchèrent complètement pied.

[29] Skylitzès le dit « fils du basileus Constantin, fils lui-même de Romain l’Ancien », c’est-à-dire de Romain Lécapène.

[30] Léon Diacre, Skylitzès, Cédrénus, Zonaras disent tous trois que c’était le jour même de la fête. On a vu que la fête de saint Théodore se célèbre en réalité le 5 juin. Il y a là une grosse difficulté que Muralt a tenté, sans grand succès du reste, de résoudre en reportant aux premiers jours de juin tous ces derniers combats sous Silistrie que Skylitzès place aux derniers jours de juillet.

[31] Léon Diacre dit « ton Jean ». Zonaras dit « ton et mon ».

[32] Voyez dans Ramsay la discussion un peu confuse à propos d’Eukhaneia et d’Euchaïta du Pont, dont M. Ramsay, malgré le témoignage de Zonaras, fait deux villes distinctes.

[33] M. Biélov pousse vraiment trop loin l’amour-propre national en s’efforçant de prouver que cette dernière bataille fut encore à l’avantage des Russes. Le parti pris est trop évident. — M. Tchertkov a donné en tête de son livre un plan de cette bataille dressé par lui d’après les indications de Léon Diacre.

[34] « Ce passage, dit M. Biélov se rapporte certainement aux négociations dont parlent les chroniqueurs grecs (négociations que j’ai mentionnées auparavant), et ces renseignements, qui nous dépeignent si bien le caractère fourbe des Grecs et la bonhomie naïve des Russes, sont d’une évidente véracité. Sous prétexte de payer la somme promise Sviatoslav pour la conquête de la Bulgarie par Nicéphore (somme à fournir par tête de guerrier), Jean Tzimiscès désirait simplement connaître le nombre exact de ses ennemis. »

[35] Voyez dans le mémoire si souvent cité de M. Biélov: La lutte du grand prince de Kiev Sviatoslav Igorevitch contre l’empereur Jean Tzimiscès, les raisons que ce savant donne de cette grave lacune. Je rappelle que M. Biélov s’est efforcé, tantôt heureusement, tantôt avec moins de succès, me semble-t-il, de démontrer, à l’encontre de l’opinion généralement admise jusqu’ici, la valeur des renseignements fournis par les annalistes russes sur cette lutte épique de Jean Tzimiscès contre Sviatoslav. Il s’est surtout attaché, je l’ai dit, à prouver, par le récit du prétendu Nestor, que la bataille d’Arkadiopolis avait été une défaite des troupes byzantines.

[36] Dorystolon.

[37] Ce « précédent traité » avait été signé à la hâte le lendemain de la prise de Dorystolon, à la fin de juillet. C’était une simple convention, que le présent instrument rédigé et signé plus à loisir était destiné à ratifier.

[38] Tchertkov et Biélov se trompent en faisant de Dérester une autre ville que Dorystolon. Voyez la Chronique dite de Nestor, éd. Léger, au mot Dérester.

[39] L’an 971 de l’ère chrétienne. La campagne de Jean Tzimiscès sur le Danube a eu lieu en réalité en 972 après son mariage avec mariage que Léon Diacre fixe à la seconde année du règne de ce prince. Voyez sur cette date de 972 dans Lambine les observations importantes de M. Kounik.

[40] C’est-à-dire « avoir la jaunisse », ou bien, d’après l’interprétation d’Erben, « être desséchés, brûlés par le feu du ciel » (Chronique dite de Nestor, éd. Léger, p. 59).

[41] Chronique dite de Nestor, éd. Léger, p. 383, note de l’éditeur.

[42] On sait qu’Oleg fut le tuteur d’Igor, fils de Rourik, second des princes de Kiev.

[43] Pièce de monnaie.

[44] Variante « tout ce qu’ils veulent » (Voyez Chronique dite de Nestor, éd. Léger, p. 383).

[45] Ou Saint-Mama, qu’il ne faut pas confondre avec le couvent de Saint-Mamas, situé à Péra.

[46] Ou Veles.

[47] Qui correspond à l’an 912 de J.-C.

[48] Couret, op. cit., p. 280.

[49] Sur le trafic entre les Russes et l’empire byzantin à cette époque, Voyez les passages si intéressants dans Heyd.

[50] Littéralement: « mangeurs de poux ».

[51] Littéralement: « vivant presque toujours dans leurs chariots ». Voyez dans Tchertkov les longs et intéressants détails sur ce trajet de Kiev au Danube que parcouraient les Russes pour aller de chez eux en Bulgarie et vice-versa.

[52] C’était ce vieux chef expérimenté qui, déjà, avait combattu sous Igor et qui avait signé au traité de Dorystolon immédiatement après le prince.

[53] C’est-à-dire les Grecs et les Bulgares leurs alliés.

[54] Ceci me paraît pure forfanterie dans la bouche de l’historien national. Jean Tzimiscès n’eût pas permis aux Ross, si complètement à sa merci, d’emporter de l’or et du butin conquis en Bulgarie.

[55] Au plus tard vers la fin de février ou de mars de l’an du monde 6481, 973 de notre ère, puisque l’année russe finissait à ce moment. Voyez Kounik, dans Lambine, op. cit., pp. 58 et 59. — Tchertkov, op. cit., p. 244, dit 972 ! Mais M. Wassiliewsky et les autres historiens russes sont d’un avis contraire. Dans un article paru dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg de 1876, pp. article lu dans la séance du 13 avril 1871 de la Section d’Histoire et de Philologie de ladite Académie sous ce titre: Recherches chronologiques sur la date de la mort de Sviatoslav Igorevitch, grand prince de Kiev, M. N. Lambine, s’appuyant sur le témoignage de la Chronique dite de Nestor et aussi sur celui de Skylitzès, de Cédrénus, de Zonaras qui disent que Jean Tzimiscès entreprit cette guerre contre les Russes dans la seconde année de son règne, et non dans la troisième, s’est longuement et laborieusement efforcé de prouver que la date de cette mort devait être maintenue à l’année 972, vers le commencement du printemps. Par conséquent la grande guerre de Tzimiscès contre les Russes aurait eu lieu en 971 et non en 972. Il serait trop long de reproduire les arguments de l’auteur russe. Dans deux mémoires annexés à cette publication, MM. A. Kounik et B. Wassiliewsky ont victorieusement et, je le crois, définitivement réfuté la théorie de M. Lambine. M. Wassiliewsky surtout a très brillamment restitué leur valeur propre aux témoignages de Léon Diacre, de Skylitzès et des copistes ou abréviateurs de ce dernier, Cédrénus et Zonaras. Il faut en définitive s’en tenir à la phrase si formelle de Léon Diacre, phrase que M. Lambine s’est vainement efforcé d’interpréter et de corriger. Elle dit que la campagne de Jean Tzimiscès contre les Russes eut lieu au printemps qui suivit l’hiver passé par le basileus à Constantinople après son mariage, célébré au mois de novembre de la seconde année de son règne, c’est-à-dire en novembre de l’an 971. La grande guerre terminée par la prise de Dorystolon eut donc lieu dans le cours de l’an 972. Le traité aussi entre le basileus et Sviatoslav fut signé cette même année et il y a là une double erreur de la Chronique de Nestor qui dit à tort: 1° que le traité fut signé en l’an du monde 6479, alors qu’en réalité il le fut en 6480; 2° que Sviatoslav fut tué ou commencement du printemps de l’an 6480. En réalité, le grand prince de Kiev fut massacré par les Petchenègues au commencement du printemps de l’an 973, c’est-à-dire de l’an du monde 6481. — M. J-J. Sréznievsky a cru que cette erreur de date était une suite de l’emploi de l’alphabet glagolitique dans la rédaction du document original, alphabet glagolitique incorrectement transcrit dans la suite en caractères cyrilliques.

[56] Finlay dit que Kouria fit graver sur cette coupe tragique ces mots: « Celui qui convoite le bien d’autrui, souvent perd le sien ». J’ignore où l’historien anglais a puisé ce renseignement.

[57] Kroum.

[58] Nous avons vu qu’il faut peut-être l’identifier avec Sphengel, le défenseur de Péréiaslavets.

[59] Et non de bronze, comme le dit à tort Muralt.

[60] M. Wladimir de Rosen, conservateur du Musée, a, sur ma prière, fait de vaines recherches pour retrouver ce vase précieux.

[61] La Chronique de Joachim dans Tatischtschef, dit que Sviatoslav, attribuant ses revers aux chrétiens, fit tuer Glieb, ordonna de brûler les églises de Kiev, et voulait faire massacrer tous les chrétiens lorsqu’il fut tué sur le Dniéper près de Prototch.

[62] M. Tchertkov donne le tableau des grands événements qui, suivant lui, eussent été la conséquence de la victoire des Russes dans cette guerre gréco-bulgare de l’an 972.

[63] Voyez au chapitre 77 du Livre des Cérémonies le texte officiel des acclamations d’une armée victorieuse en l’honneur du basileus.

[64] Voyez dans Du Cange, Fam. byz., éd. de Paris, le Catalogue des archevêques bulgares. — Voyez encore Xénopol: l’Eglise bulgare, dans la Revue historique de 1892.

[65] Voyez dans Drinov, les limites géographiques de cette portion de la Bulgarie à cette époque.

[66] Où il se trouvait en l’an 980.

[67] Voyez plus loin.

[68] Il eut plus tard pour successeurs, à Vodhéna d’abord, puis à Prespa et à Ochrida où se transporta successivement le patriarcat bulgare autocéphale, Germain, aussi appelé Gabriel, qui résida à Vodhéna et à Prespa, puis Philippe, dont on ne sait rien, sauf qu’il fut le premier à résider à Ochrida; enfin Jean, qui survécut à la ruine de la monarchie du tsar Samuel, fut confirmé par le basileus Basile II dans sa charge et inaugura la série des archevêques bulgares sous le sceptre byzantin. Il avait été auparavant higoumène du monastère de la Mère de Dieu de Devre.

[69] Voyez par contre dans Drinov le témoignage fort douteux du « Prêtre de Dioclée » sur la prétendue conquête de la Rascie par les lieutenants de Jean Tzimiscès. La Rascie est la province actuelle de Novi-Bazar.

[70] Cédrénus, II.

[71] Cédrénus, II.

[72] Voyez Theophanes Confessor, au règne de ce souverain.

[73] C’était l’impôt du fouage de nos pays d’Occident. M. Wassiliewsky estime que ce ne dut être de la part de Jean Tzimiscès qu’une simple mesure gracieuse pour l’année courante, en commémoration de la victoire sur Sviatoslav, et non une disposition législative définitive.

[74] Skylitzès ajoute que d’autres empereurs conservèrent cet usage sur leurs monnaies. Voyez plus loin, la fin du chapitre V.

[75] On appelle monnaie anonyme celle sur laquelle ne figure point le nom du personnage au nom duquel elle a été frappée.