Première partie
Quand l’armée déboucha dans les vastes campagnes ondulées et marécageuses qui entourent Silistrie à partir des rives du Danube jusqu’aux premières éminences du Balkan, elle trouva les Russes qui, renforcés du corps détaché qu’elle venait de refouler devant elle, l’attendaient campés dans la plaine, à douze milles environ en avant de la place. Ils étaient disposés pour le combat, massés par sections en une seule immense phalange hérissée de lances sur son front, protégée par une ligne ininterrompue de boucliers. Toute la cavalerie auxiliaire avait été ramenée sur les ailes. Tel était l’ordre parfait de ces fantassins barbares, que leurs lignes semblaient des murailles métalliques animées. Sviatoslav avait choisi son terrain et en connaissait tous les accidents. Les escadrons Petchenègues avaient ordre de massacrer impitoyablement les auxiliaires bulgares s’ils faisaient mine de fuir. Jean Tzimiscès plaça sa nombreuse lourde infanterie au centre de sa ligne de bataille. Sur les ailes il aligna ses cavaliers cataphractaires, probablement aussi les Immortels. Derrière les cavaliers, disposition assez peu explicable, étaient massés les archers et les frondeurs destinés à couvrir l’ennemi d’une pluie incessante de traits, de balles de plomb, de projectiles de toutes sortes.[1] Ne possédant que les quelques lignes consacrées à ces
événements par Léon Diacre et Skylitzès et, d’après ce dernier, par Cédrénus
et Zonaras, je ne puis décrire que bien imparfaitement, hélas, les brillants
combats de cette campagne célèbre. L’armée byzantine était pleine de
confiance. La prise de Jean Tzimiscès prit en personne le commandement de la bataille. Ce furent les escadrons byzantins, répartis en deux corps sur les ailes de l’armée, qui inaugurèrent le combat. Ils fondirent avec leur impétuosité ordinaire sur les triangles russes,[3] disposés suivant la coutume scandinave, opposant à l’ennemi une muraille de piques. Le premier choc fut favorable aux impériaux, et les Russes, s’efforçant d’abattre avec leurs fameuses haches chevaux et cavaliers, durent reculer. Se ralliant vivement, ils reprirent l’offensive, poussant leurs hurlements de guerre. Les guerriers des deux nations, combattant les uns comme les autres sous l’oeil de leur souverain, étaient réciproquement animés d’une fureur extraordinaire. Les Russes se désespéraient de voir s’évanouir leur réputation de guerriers toujours victorieux; les Grecs étaient irrités d’être tenus en échec par ces fantassins varègues qu’ils qualifiaient dédaigneusement de barbares. Les Russes l’emportaient peut-être en fougue guerrière, mais les impériaux rachetaient cette infériorité, très réelle dans ces combats si fertiles en corps à corps, par une tactique infiniment supérieure. On se battit jusqu’au soir par toute la plaine avec des alternatives de succès et de revers, la victoire demeurant jusqu’au bout incertaine. On dit que l’avantage passa ce jour douze fois d’une armée à l’autre, c’est-à-dire que douze fois les impériaux marchèrent à l’assaut des masses russes sans pouvoir les empêcher de se reformer. Le sol était jonché de milliers de cadavres. Le chroniqueur arménien Acogh’ig raconte qu’à un moment, les deux ailes de cavalerie byzantine ayant été bousculées et ramenées en désordre par les Russes, un corps nombreux de fantassins de sa nation, corps d’élite désigné sous le nom de salars, ce qui signifie « chefs » en arménien, se distingua particulièrement par sa merveilleuse bravoure. il soutint quelque temps seul, sans reculer d’un pas, le choc de toute,l’armée ennemie, protégea la personne du basileus en lui faisant un rempart vivant et décida du succès final de la journée. Ces héroïques soldats, se jetant comme des lions sur les Russes qui attaquaient le basileus sous le couvert de leurs armures, les massacrèrent à coups d’épée et mirent les autres en fuite. Les Arméniens étaient à cette époque des troupes excellentes, et leurs contingents s’étaient déjà distingués cri Syrie sous Nicéphore Phocas.[4] Cependant le soleil se couchait à l’horizon et les fantassins russes, ces « enragés bersakiers », tenaient toujours. Le basileus ordonne une charge suprême de toute la cavalerie. Lui-même, en grand appareil impérial, éperonnant son cheval, lance en main, excite ses cataphractaires. Cet effort extraordinaire vient enfin à bout de ces fantassins éprouvés. Sous l’oeil de leur basileus, les Grecs chargent avec une incroyable énergie au son éclatant des trompes, qui ne parvient pas à étouffer la clameur continue s’échappant des rangs russes. Le principal effort des escadrons byzantins porte sur l’aile gauche ennemie, où combattent les auxiliaires petchenègues. Ces barbares, braves pourtant autant que féroces, sont culbutés par la charge irrésistible de ces lourds cavaliers. Sviatoslav les soutient en hâte par un corps de réserve qu’il guide en personne. Le basileus de son côté appelle ses derniers renforts. On combattit jusqu’à la nuit profonde dans un tumulte effroyable, avec un acharnement inouï dont on retrouve la mention dans tous les récits contemporains de ces luttes extraordinaires. Enfin les Russes, accablés sous cet assaut continu de toute cette cavalerie, lâchèrent pied définitivement. Leurs bataillons, culbutés, se débandèrent en désordre par la plaine. Les Grecs en massacrèrent une foule. Un plus grand nombre furent faits prisonniers. Cette fois encore, la poursuite ne s’arrêta que lorsque le dernier Russe survivant eut fui derrière les remparts de Dorystolon. Telle fut la sanglante et première bataille de ce nom en l’an de grâce 972.[5] Les Grecs couchèrent sur le lieu du combat. L’allégresse régna dans leur camp. Toute la nuit on n’entendit autour des feux que leurs chants de victoire et de longues acclamations en l’honneur du basileus aimé de Dieu. Jean, l’âme joyeuse de ce grand succès qui semblait assurer le triomphe final, accorda de nombreuses récompenses et fit faire d’abondantes distributions de vivres. Des prières d’actions de grâces furent adressées dans toute l’armée à Dieu et aussi au mégalomartyr saint Georges, patron très vénéré des armées byzantines, dont le jour de fête avait vu cette éclatante victoire. Le pieux Tzimiscès lui en rendit dévotement hommage. Dès que l’aube se fut levée sur ce vingt-quatrième jour du mois d’avril, l’autocrator, comprenant bien, malgré ce premier avantage, que la lutte serait longue, difficile, obstinée, acharnée, rapprocha son camp de la forteresse où se tenait maintenant enfermé tout ce qui restait de guerriers russes en Bulgarie. Malgré ces deux terribles saignées des 4 et 23 avril, c’étaient encore de bien nombreux et redoutables combattants. Il fallait se garder à tout prix d’une agression désespérée de leur part. Aussi, immédiatement après cette installation de l’armée tout près des murs de la ville, Jean fit fortifier extraordinairement le camp pour parer à toute sur prise. Il attendait impatiemment la venue de sa flotte qui n’était pas encore signalée. Il avait grand besoin d’elle pour couper aux Russes la retraite par le fleuve. Skylitzès dit que sans son concours il hésitait à donner l’assaut. Léon Diacre a décrit en peu de mots le mode de retranchement adopté par Jean Tzimiscès pour la protection de son camp. C’était, dit-il, le procédé cri usage dans toutes les armées byzantines, à cette époque, pour garder chaque jour leur camp en pays ennemi. Dans la plaine, en face et à peu de distance des hauts remparts de Dorystolon, s’élève encore de nos jours un mamelon, sorte de plateau de faible hauteur en pente douce mais d’assez vaste étendue, le même où, huit siècles plus tard, dans les sièges des années 1773, 1809 et 1829, les Russes devaient à leur tour établir leurs batteries. Jean choisit cet emplacement pour y installer son camp. Tout autour de l’espace ainsi réservé, un large et profond fossé formant un immense rectangle fut creusé. La terre rejetée par devant forma parapet. Sur ce parapet on fixa les lances et les javelots dans les intervalles desquels on disposa des boucliers de manière à obtenir une muraille métallique continue sans aucun interstice. « Il n’existe pas d’abri plus sûr, dit Léon Diacre, pour une armée en campagne. A travers ce formidable mur de fer personne ne peut passer. Les troupes non seulement se trouvent complètement protégées par le fossé, mais rien ne leur est plus facile que de repousser un assaut de derrière cette palissade improvisée. Défendus par ce rempart de métal auprès duquel veillent des gardes nombreux, les soldats fatigués peuvent prendre le plus complet repos. C’est ainsi que nos guerriers fortifient toujours leur camp en pays ennemi. » Dans le cas présent, le camp byzantin devait couvrir un très grand espace pour pouvoir contenir dans son enceinte non seulement cette nombreuse armée, mais tous les convois, les infinis bagages, tous les impedimenta, les approvisionnements d’une si grande multitude armée, tout le parc des machines de guerre, la foule des convoyeurs, des valets, etc. Aussitôt sa retraite ainsi assurée en cas d’échec, Jean Tzimiscès, renonçant à attendre la flotte, attaqua Dorystolon. Ce fut, dit Léon Diacre, dès le lendemain de la journée qui avait été consacrée à l’établissement du camp, le surlendemain de la bataille, soit le jeudi 25 avril. Cette belle campagne, menée, il est vrai, par un des plus brillants capitaines du dixième siècle, et dont les dates principales nous ont été assez exactement conservées, nous montre combien promptement s’exécutaient les opérations militaires d’alors, avec quelle précision en quelque sorte mathématique marchaient, manoeuvraient, combattaient ces grandes armées du dixième siècle oriental. Jean Tzimiscès et ses troupes se battent de l’aurore jusqu’au couchant dans la journée du 23 avril à quelques milles de Silistrie. Douze fois ils reprennent l’offensive contre un ennemi acharné. La dernière charge décisive n’a lieu qu’à la tombée de la nuit. Le lendemain, les impériaux, victorieux, s’avancent jusque sous les murs de la place où s’étaient réfugiés les débris de l’armée russe. Au lieu de prendre un repos mérité, les légionnaires byzantins creusent le grand fossé et élèvent le retranchement formidable qui doit protéger leur camp. Dès le lendemain 25 ils attaquent Dorystolon. Combien il serait curieux de se représenter l’aspect de cette ville avec la multitude des guerriers russes l’encombrant, avec ses maisons en bois fourmillant de la cohue des réfugiés de toute sorte et de toute race, avec cette masse extraordinaire de vingt mille Bulgares prisonniers. Malheureusement cet effort d’imagination est une quasi-impossibilité. En dehors des rustiques palais du roi ou du gouverneur et de quelques églises, les édifices de la cité danubienne ne devaient guère être que de basses maisons de bois, des huttes et de vastes hangars. Le mur même de la ville était construit de terre battue, peut-être avec des tours de pierre, protégé par un profond fossé plein d’eau. Sauf quelques détails que j’indique plus bas, on ne se rend nul compte, par les récits de Léon Diacre et de Skylitzès, de la disposition des forces assiégeantes. Les galères impériales avec les redoutables appareils pour lancer le feu grégeois vinrent plus tard jeter l’ancre dans le Danube. Les opérations durent commencer aux premières lueurs du jour. Disons de suite que cette première attaque, destinée à préparer l’assaut et qui semble avoir consisté surtout en un échange de projectiles les plus variés durant la journée tout entière, fut un échec pour les assiégeants. Les Russes, postés dans les tours, lançaient, avec leurs machines et leurs arcs, des quartiers de roc, des traits, des flèches innombrables. Les impériaux leur répondaient à coups de flèches et de balles de fronde. Les Russes avaient l’avantage de la position et il ne semble pas que cette fois les Grecs aient pu approcher du pied du rempart. La nuit venue, le basileus ordonna la retraite. Mais à peine ses soldats fatigués, rentrés au camp, s’apprêtaient-ils à prendre leur repas du soir, que les sentinelles signalèrent une double et impétueuse sortie des Russes. Chose curieuse, un nombre assez considérable de ces barbares étaient cette fois à cheval. Témoins chaque jour du résultat merveilleux que leurs adversaires tiraient de leur cavalerie, ils avaient exercé leurs plus adroits guerriers à monter les chevaux du pays. Les Russes, en deux corps, se précipitèrent comme un double torrent par la porte orientale devant laquelle campait le stratopédarque Pierre Phocas avec les contingents occidentaux, c’est-à-dire avec les troupes des thèmes de Thrace et de Macédoine, et par celle d’occident devant laquelle la garde des troupes d’Anatolie ou troupes orientales sous le commandement de Bardas Skléros. Cette violente sortie fut repoussée à grand peine après une lutte qui se prolongea fort avant dans la nuit. L’emploi de la cavalerie ne porta pas bonheur aux Russes. Ils ne savaient ni se tenir droits ni combattre du haut de leurs montures. A leur approche, les cavaliers grecs, sautant en selle, bondirent à leur rencontre et les attaquèrent vivement de la lance, maniant avec aisance cette arme dont ils avaient la grande habitude et qu’ils portaient dans ce temps fort longue. Les géants de Scythie, empêtrés sur leurs coursiers improvisés, incapables de les diriger durent faire volte-face et fuir en désordre jusqu’à la ville, proie facile pour leurs ennemis plus expérimentés. Beaucoup périrent. L’infanterie des Russes fut autrement difficile à repousser. Cependant Skylitzès affirme, chose peu croyable, que les Grecs ne perdirent dans cet engagement que trois chevaux et pas un seul homme ! Telle fut la seconde journée sous Dorystolon. A ce moment précis, semble-t-il, d’après le récit de Léon
Diacre, on aperçut soudain, remontant le vaste fleuve, la grande et
magnifique flotte impériale que nous avons vue partant de Ainsi Dorystolon donnait en ce printemps de l’an 972 ce
formidable et curieux spectacle de ces deux armées, de ces deux flottes si
dissemblables réunies sous ses murs. Peu de grandes scènes militaires ont pu
présenter un intérêt plus poignant. Au centre, Silistrie avec ses hauts
remparts hérissés de tours peuplées de défenseurs, avec ses rues, ses places
couvertes de guerriers gigantesques au parler rauque et sonore, guerriers
étranges des glaces de Toute la nuit, raconte Léon Diacre, on entendit au camp
impérial les hurlements des Russes pleurant leurs morts. Cette cérémonie
lugubre, la trisna, fit frissonner les légionnaires
byzantins couchés sur la terre nue. Il semblait que ce fussent des
rugissements de bêtes. Les femmes s’en mêlaient et leur voix plus claire
dominait étrangement les rauques sanglots des hommes. C’était
l'accompagnement des jeux funèbres par lesquels les Varègues avaient coutume
de célébrer la gloire de leurs camarades tués et leur entrée dans Le vendredi 26, au point du jour, Sviatoslav fit rentrer en hâte dans la place les derniers détachements encore épars aux environs pour la garde de quelques points fortifiés. L’investissement de Dorystolon par les Grecs ne semble donc pas avoir été jusque-là tout à fait complet. Ce même jour, Jean Tzimiscès fit sortir en bataille ses troupes dans la plaine pour attirer une fois de plus les Russes au combat, mais, soit que ceux-ci pleurassent encore leurs morts, soit qu’ils eussent intérêt à fatiguer leurs adversaires, ils se tinrent obstinément renfermés derrière leurs remparts. Force fut au basileus de s’en retourner après cette provocation inutile. Le soir seulement, et comme toujours au moment où les impériaux s’apprêtaient à prendre leur repos, les Russes tentèrent une sortie nouvelle. Dans l’intervalle, le basileus avait reçu sous sa tente les députations des municipalités de Constantia et de plusieurs autres cités du Danube venues pour lui présenter les clefs de leurs villes et s’en remettre à sa merci, lui apportant pour le fléchir tout ce qu’on avait pu rassembler en fait d’approvisionnements. Jean Tzimiscès avait fait bon accueil à ces envoyés. Leurs cités furent occupées par de fortes garnisons byzantines. Donc, dans cette soirée du 26, les Russes se précipitèrent
à nouveau par toutes les portes de Dorystolon. Beaucoup plus nombreux que la
veille, ils tombèrent à l’improviste sur les avant-postes grecs, sans
méfiance à cause de l’heure si avancée. Comme toujours, ces guerriers,
enchemisés de fine maille, disparaissaient presque derrière les hauts
boucliers qui les protégeaient de la tête aux pieds. Les impériaux, revenus
de leur surprise, se jetèrent à leur rencontre. Un combat s’engagea semblable
à celui de la soirée précédente, plus violent encore, longtemps indécis. Un
moment même, la lutte sembla pencher en faveur des Russes, mais un incident
inattendu vint à nouveau changer la fortune. Le héros Sphengel, celui que les
chroniqueurs grecs désignent comme le troisième en grade après Sviatoslav, le
glorieux vaincu de Péréiaslavets, ce géant devant qui tous tremblaient, fut
tué par un simple soldat grec qui, se jetant au-devant des siens, fondit
audacieusement sur lui.[8]
Sa mort jeta un trouble profond parmi ses compatriotes, déjà fatigués.
Bientôt ils mollirent. Le désordre se mit dans leurs rangs. Toutefois
Skylitzès affirme qu’ils réussirent à se maintenir toute la nuit dans leurs positions,
jusqu’au lendemain 27 avril à A ce moment précis, ils s’aperçurent que le basileus détachait des troupes à droite et à gauche pour leur couper la retraite. Saisis d’effroi, ils voulurent rétrograder. Il était trop tard; déjà la route directe de Dorystolon était occupée par des forces ennemies. Alors la panique survint. Les soldats varègues en fuite se répandirent dans les campagnes. En foule, cette fois encore, ils tombèrent sous les coups des Byzantins, acharnés à leur poursuite. Les autres réussirent à rentrer dans la ville par les portes plus éloignées. Un guerrier d’Asie, Théodore Lalakon, de la famille presque illustre de ce nom, homme d’une vigueur et d’une audace extraordinaires, fit l’admiration de l’armée en assommant une quantité d’ennemis de sa lourde masse de fer. Il la maniait avec une telle violence qu’il brisait d’un coup le casque et le crâne de ses victimes. Telle fut la troisième journée de combat, journée si long temps indécise. Après la retraite des Russes, Jean ordonna de sonner le rappel des troupes épuisées et leur fit distribuer en abondance des récompenses et des vivres. Parcourant leurs rangs, il s’efforça, par ses discours, de maintenir leur enthousiasme. Tout n’allait pas aussi vite qu’on avait pu l’espérer après le premier échec des Russes. Certes ceux-ci avaient dû se renfermer définitivement dans Dorystolon; certes ils avaient eu le dessous dans presque toutes les rencontres mais ils n’en tenaient pas moins encore avec l’opiniâtreté habituelle à leur race, et, malgré ces deux sanglants derniers combats, les Grecs n’avaient pu toucher encore aux remparts de la ville. Il fallait renoncer à enlever par surprise ou même d’assaut cette forteresse si héroïquement défendue. Il fallait faire une attaque en règle, courir toutes les chances d’une aussi formidable opération. Les troupes impériales acceptèrent courageusement cette pénible éventualité. Ce siège célèbre devait durer bien des semaines encore.[9] Nous ne sommes malheureusement que très insuffisamment renseignés sur les divers incidents qui en marquèrent le cours. Nous savons pourtant que dans le courant de cette même funèbre nuit du 27 au 28 qui suivit la bataille où Sphengel avait péri, Sviatoslav, résolu à se défendre jusqu’à la dernière extrémité, fit travailler tous ses guerriers à l’élargissement du fossé qui bordait le rempart de Dorystolon. Même, comme Jean Tzimiscès, renonçant à prendre de vive force une place ainsi défendue, préférant en triompher par la famine, maintenait ses positions à une assez grande distance de la ville, ce travail put, paraît-il, être poursuivi plusieurs nuits durant sans que les assiégeants en eussent connaissance. Nous savons encore que dans cette même nuit Sviatoslav, sur l’autre front de la ville, exécuta une sortie par le fleuve à l’aide de ses monoxyles. Comme le chef russe avait énormément de blessés et qu’il redoutait la famine, ses vivres commençant à s’épuiser et les navires grecs interceptant tous ses convois, il voulut profiter de cette nuit ténébreuse, sans lune, pour chercher à faire quelque butin. La profondeur de l’obscurité s’était encore accrue par un violent orage de pluie et de grêle. Tonnerre et éclairs faisaient rage. Le grand prince de Kiev, jetant deux mille guerriers dans ses meilleures barques, réussit à tromper la surveillance des marins grecs. Ses soldats, descendus à terre, enlevèrent tout ce qu’ils purent prendre de blé, de millet et d’autres substances, puis se rembarquèrent en hâte. En regagnant Dorystolon, ils aperçurent, sur la rive méridionale du fleuve, de nombreux valets de l’armée grecque, les uns abreuvant leurs chevaux, les autres coupant du bois ou faisant du fourrage. Débarquant sans bruit, marchant sous bois, Sviatoslav et ses hommes tombèrent sur ces pauvres diables surpris sans défense et en firent un grand massacre. Les survivants s’enfuirent dans la forêt. Les Russes, se rembarquant aussitôt avec les chevaux des Grecs et leurs charges, poussés par un bon vent, rentrèrent en triomphe dans la cité. Le basileus se montra justement irrité de cet incident humiliant. II accabla de reproches les chefs de la flotte qui avaient laissé passer sans les voir les barques russes, les menaçant de les faire mettre à mort si pareil fait se reproduisait. Depuis ils firent une garde plus vigilante sur les deux rives, ne laissant passer ni homme ni bête. Ce fut l’unique sortie des Russes par la voie du fleuve. La flotte grecque, instruite par l’expérience, ne leur permit plus de renouveler cet exploit. Jean, pour éviter de semblables échecs, s’efforça de rendre le blocus de Dorystolon plus étroit encore. Ses troupes, infatigables, exécutèrent d’immenses travaux de circonvallation. Toutes les routes menant à la ville assiégée, les moindres chemins furent coupés par des tranchées qu’occupèrent des détachements nombreux. Il devint impossible aux Russes de se ravitailler dans quelque direction que ce fût, et dès ce moment la famine se fit cruellement sentir. Puis l’armée grecque que demeura au repos, attendant que la faim lui livrât l’ennemi. Comme si le basileus ne pouvait demeurer un jour sans les plus graves préoccupations, alors qu’il était déjà si absorbé par les soucis de cette lutte de géants, il reçut à ce moment des nouvelles qui l’émurent vivement. Tandis qu’il s’apprêtait à conquérir Silistrie, il apprit soudain qu’il avait failli perdre Constantinople et l’empire. C’étaient encore ces turbulents et incorrigibles Phocas qui, inconsolables d’avoir perdu par la mort de Nicéphore le pouvoir et la fortune, avaient voulu profiter de son absence pour tenter désespérément une fois de plus de ressaisir la couronne. On se rappelle que lors de la révolte de Bardas Phocas, l’an précédent, Léon et son autre fils le patrice Nicéphore, ayant comploté de débarquer en Thrace et de soulever les populations de ce thème, avaient pour ce fait été condamnés à perdre la vue. Mais le basileus Jean, plein de clémence, ayant ordonné qu’on se contentât d’un simulacre de supplice, s’était borné à faire garder plus étroitement le père et le fils dans la ville de Methymna de Lesbos. Nous n’avons aucun détail sur cette seconde prison des infortunés princes. Toujours est-il que, soit que leur exil fût devenu si dur qu’ils préférassent tout risquer plutôt que de le subir davantage, soit qu’ils eussent été abusés par de faux rapports sur la situation vrai du basileus et de son armée aux rives du Danube, ou bien encore que la seule absence de Jean leur eût paru une garantie suffisante pour le succès du coup de main qu’ils méditaient, ils parvinrent à corrompre leurs gardiens et à s’évader de Methymna dans une barque. On ignore comment ils réussirent à franchir les passes de l’Hellespont et à aborder en face de Constantinople. Quelque temps ils se tinrent cachés dans un monastère du faubourg asiatique de Pélamydion,[10] dont les moines étaient dévoués à leur cause. De même que pour tant d’autres événements du dixième siècle byzantin, période obscure entre toutes celles de l’histoire, nous ne possédons sur cette conspiration aucun autre détail, mais cette simple indication de Léon Diacre nous fait voir combien les partisans des Phocas étaient encore nombreux et puissants dans la capitale et quelles actives intelligences ceux-ci devaient y entretenir pour qu’ils osassent se risquer en une telle aventure, pour qu’ils pussent être ainsi accueillis par toute une congrégation de moines à eux dévoués dans un monastère de la banlieue même de Constantinople. A travers la désespérante brièveté des chroniqueurs on devine confusément toute une vaste et puissante conspiration n’attendant qu’une chance heureuse, une défaite du nouveau basileus sur le Danube, pour se transformer contre lui en un soulèvement général de toutes les rancunes formidables du parti tombé avec Nicéphore. Nous ne connaissons exactement de cette audacieuse tentative des Phocas que son issue même, qui fut pour eux des plus malheureuses. Dès que le curopalate eut fait connaître par un messager sûr à ses fidèles de la capitale sa présence au monastère de Pélamydion, ils lui renouvelèrent la promesse de leur appui. Dans des conciliabules secrets, il fut convenu qu’une bande de partisans dévoués s’introduirait de nuit au Palais Sacré, plus facile à aborder en l’absence du basileus, et y proclamerait aussitôt le règne de Léon. Naturellement on maintiendrait nominalement sur le trône les deux jeunes basileis légitimes. Si ce premier acte réussissait, on pouvait avec raison concevoir les plus grandes espérances pour le succès final. On avait si bien vu au début de chacun des deux derniers règnes combien l’heureuse issue de ces conspirations dépendait parfois du plus modeste commencement. Pénétrer en armes au Palais, y proclamer sur le champ un nouveau basileus était à cette époque à Byzance le moyen le plus prompt comme le plus sûr de faire une révolution. On l’avait bien vu lors de l’avènement de Tzimiscès, si peu de temps auparavant. Mais aujourd’hui, s’il n’y avait plus au Palais un Nicéphore Phocas pour inspirer, même mourant, de la terreur aux conjurés, de même il ne s’y trouvait pas non plus une Théophano pour les y introduire en secret. Pour pouvoir y pénétrer nuitamment, les partisans des deux princes, fort pressés d’agir, réussirent à gagner un des portiers impériaux[11] qui leur laissa prendre des empreintes sur cire des serrures. Dès qu’on eut fait fabriquer des clefs nouvelles, des émissaires furent expédiés en hâte au couvent de Pélamydion pour prévenir les princes. Par une nuit très obscure, comme le vent soufflait en tempête, une barque porta le vieux curopalate et son fils de la rive asiatique du Bosphore au pied du Palais du Boucoléon. C’était précisément le trajet qu’avaient suivi deux ans et demi auparavant, par le même temps d’orage furieux, Jean Tzimiscès et ses affidés Les Phocas pénétrèrent clandestinement dans l’enceinte urbaine par la petite porte du même nom[12] qui s’ouvrait au-dessous de l’église de Saint Phocas. Déjà ils se croyaient maîtres de l’empire. Durant que leurs partisans se groupaient, ils allèrent pour quelques moments se cacher dans le quartier du Sphorakion, situé non loin de l’Octogonion et de l’Hippodrome,[13] dans la maison d’un de leurs principaux affidés, employé à la cour. Une imprudence les perdit. Un des leurs, voulant leur gagner des adhérents, était allé trouver un sien ami dont il se croyait sûr, qui était directeur de la fabrique impériale où se tissaient les étoffes merveilleuses destinées à l’usage de la famille du basileus. Il révéla à cet homme la présence des deux bannis dans la capitale, lui demandant de soulever en leur faveur la très nombreuse et puissante corporation des tisserands, dont il était naturellement le membre le plus influent. Lui, pour le mieux tromper, feignant d’accueillir sa demande, s’éloigna sur le champ, comme s’il allait remplir sa mission. Au lieu de cela, il courut épouvanté chez le parakimomène et chez le drongaire Léon, que Jean Tzimiscès, très probablement inquiet de savoir sa turbulente capitale si complètement livrée à elle-même, avait renvoyés des bords du Danube pour veiller sur elle et sur le Palais Sacré. Le traître mit ces hauts personnages au courant de la présence du curopalate et de son fils à Constantinople. Il put même leur indiquer la retraite des deux princes. L’eunuque Basile, le vaillant bâtard, n’était pas homme à
perdre la tête pour si peu. Sur son ordre, le drongaire Léon, comme lui
prompt à l’action, alla à la tête de soldats choisis envelopper la maison où
le curopalate se tenait caché, pas assez vite cependant pour que les deux
Phocas, qu’on réussit à prévenir, ne fussent parvenus à s’échapper par une
issue dérobée. Se sentant perdus, ils coururent à « Dans le même temps, poursuit Skylitzès, se passa un autre fait digne d’être noté. On trouva dans les jardins d’un sénateur une plaque de marbre portant les effigies de deux personnages, un homme et une femme, avec cette inscription « Longue vie à Jean et Théodora, basileis philochristes. » « Il y en eut, dit le naïf chroniqueur, qui s’intéressèrent extraordinairement à cette pierre prophétique. Elle leur semblait avoir prédit l’état de choses actuel. D’autres, plus sceptiques, soupçonnèrent quelque fraude et y virent une flatterie du propriétaire à l’adresse de l’empereur. » « Je n’affirme rien, conclut le prudent écrivain, car j’ignore de quel côté se trouve la vérité. » Revenons au siège de Dorystolon. Remis de la chaude alerte causée par la tentative des Phocas, Jean Tzimiscès avait poussé avec ardeur les opérations, enserrant chaque jour davantage l’ennemi dans un cercle de fer. Le siège, transformé en blocus pour mieux affamer les Russes et les habitants en fermés avec eux, s’était poursuivi tout le mois de mai et tout le mois suivant sans incident notable, du moins les chroniqueurs n’en mentionnent aucun.[15] Cependant les machines byzantines n’avaient pas cessé un jour de battre tantôt un point, tantôt un autre de la muraille et le nombre des défenseurs de Dorystolon n’avait cessé de diminuer. Le 19 juillet[16] les Russes, tourmentés par la famine, horriblement gênés par la pluie de traits et de projectiles que les balistes et les catapultes ne cessaient de faire pleuvoir sur eux, leur tuant journellement de nombreux guerriers, tentèrent enfin une sortie nouvelle, se répandant soudain dans la plaine en masses profondes, faisant des efforts désespérés pour brûler ces odieux engins. Le magistros Jean Courcouas, fils de Romain, à la fois parent et ancien compagnon d’armes du basileus dans les campagnes d’Asie, un des héros des guerres sarrasines sous les trois derniers règnes, ce soldat jadis intrépide et peut-être le meilleur général de l’empire après Jean Tzimiscès et Bardas Skléros, maintenant alourdi par l’âge et l’ivrognerie, avait le commandement des machines; de nos jours on dirait qu’il avait la direction du parc de siège. La sortie des Russes eut lieu après le repas du milieu du jour. Courcouas qui avait, suivant son habitude, longuement festoyé, dormait quand on courut l’avertir. Encore lourd de vin et de sommeil, il s’élança sur son cheval, faisant sonner la charge. Ralliant ses hommes, il les conduisit à fond de train à la rencontre de l’ennemi. Soudain on vit sa monture buter dans un trou de la route et rouler à terre en le désarçonnant. A ce moment les deux troupes en venaient aux mains. Les Russes, voyant choir un chef à l’armure entièrement dorée comme l’était aussi le caparaçon de son cheval tout orné de phalères, persuadés que c’était le basileus, se jetèrent en foule sur lui comme des bêtes de proie. A coups de haches et d’épées ils l’eurent en un instant dépecé. Ce tragique épisode mit probablement de suite fin au combat, et les Russes, s’ils ne réussirent pas à brûler, semble-t-il, beaucoup de machines, purent du moins se retirer sans être inquiétés, car les chroniqueurs n’ajoutent rien de plus au récit de ce jour, sauf que la tête du magistros fut fichée sur un javelot planté au haut d’une tour de l’enceinte, au bruit étourdissant des acclamations des Russes et des injures moqueuses dont ils accablaient les assiégeants, tant ces barbares étaient encore convaincus qu’ils venaient d’égorger le basileus grec «comme un porc à l’abattoir ». « Ainsi, dit Léon Diacre, le toujours dévot chroniqueur, Courcouas porta la peine de ses nombreux sacrilèges. On affirme en effet que dans cette guerre de Bulgarie[17] il n’avait pas craint de mettre au pillage de nombreuses églises et de s’approprier leurs vases sacrés, les vêtements sacerdotaux, les étoffes précieuses. » Ce fut une grande perte pour le basileus que la mort de ce capitaine.[18] Telle fut la quatrième journée de combat sous Dorystolon une simple sortie. Dès le lendemain, 20 juillet, Sviatoslav, exalté par la mort de ce grand chef, dont il savait maintenant le nom, voulant tenter une fois encore la fortune avant que la disette et les maladies qui décimaient son armée chaque jour davantage ne l’eussent par trop réduite, décida d’exécuter une nouvelle sortie en masse. Ce fut la cinquième journée de bataille devant Dorystolon. Celle-ci fut terrible, une des plus sanglantes. Tous les assiégés valides avaient pris les armes. Sviatoslav, se réservant le commandement d’une des ailes, avait placé la seconde sous celui d’Icmor, chef illustre, « le second dans l’armée après le prince », qui, de la plus basse extraction, s’était élevé par sa brillante valeur au premier grade militaire et jouissait d’une immense réputation parmi ses frères d’armes. C’était encore, comme tant de ses compatriotes de cette époque, un géant formidable, d’une force extraordinaire.[19] Un violent combat s’engagea sur l’heure. Dans le corps des Immortels, qui comptait de nombreux fils d’archontes byzantins et de princes étrangers, figurait celui du vieil émir de Crète, Couroupas, dont j’ai raconté ailleurs l’émouvante histoire.[20] Le vaillant chef sarrasin, après avoir suivi avec tous les siens le triomphe de son vainqueur Nicéphore Phocas, avait dû fixer sa résidence aux abords mêmes de Byzance. Il avait vécu depuis dans une demi captivité très douce, comblé d’honneurs par le gouvernement impérial, qui avait été jusqu’à lui donner un siège au Sénat. Son fils Anémas, probablement avec plusieurs autres membres de sa nombreuse famille et d’autres chefs arabes crétois captifs, avait pris du service dans l’armée byzantine, et avait été, on le voit, admis dans ce corps d’élite par excellence, conformément à cette politique byzantine, si souple, si habile à s’attacher tous ces nobles vaincus qu’elle retenait auprès d’elle comme autant d’otages garants de ses conquêtes. Contraste extraordinaire, le fils de ce sauvage chef de corsaires dont les flottes avaient mis en danger l’existence même de l’empire quelques années auparavant, faisait maintenant à la suite du basileus la campagne de Bulgarie, n’ayant plus qu’une pensée, et ce trait nous peint d’une couleur singulière ces temps troublés, celle de se couvrir de gloire sous les yeux de ses nouveaux amis, ses vainqueurs de jadis. Tel était encore à cette époque le prestige du nom romain ! La présence de tous ces nobles jeunes représentants de la race arabe dans les armées impériales ouvre un jour curieux sur ce que devait être dans cette fin du dixième siècle la composition d’un corps de la garde impériale byzantine. Donc Anémas, guerrier sarrasin du corps des Immortels, voyant le terrible Northmann Icmor se précipiter à la tête des siens sur les rangs des Grecs et y porter partout la mort, jaloux de s’illustrer aux yeux des guerriers orthodoxes, fondit sur le géant l’épée à la main. Nullement troublé par sa taille et sa force colossale, il le suivit quelque temps, ardent à le joindre, l’atteignit enfin et lui déchargea sur l’épaule gauche un coup si formidable que la tête, l’épaule et le bras droits en furent tranchés du coup. Toute cette portion du tronc tomba sur le sol. Anémas bondissant de son cheval et saisissant la tête d’Icmor, la cloua en terre de son épée, et, sans blessure aucune, courut joindre sa troupe. Tel fut le duel épique de l’émir sarrasin et du héros scandinave aux rives du Danube lointain. A ce spectacle, les soldats byzantins s’écrient joyeusement. Une clameur lamentable éclate dans les rangs des Russes, désespérés de la mort de leur plus vaillant chef. Les impériaux, voyant la ligne ennemie flotter, se jettent une fois de plus en avant. Après une courte lutte, les hommes du Nord lâchent pied définitivement. Jetant, suivant leur coutume pour se protéger dans la retraite, leur bouclier derrière l’épaule, ils se précipitent vers la ville, poursuivis par les Byzantins qui les massacrent. Il en périt bien plus dans cette déroute que dans l’action. Beaucoup moururent étouffés ou égorgés dans les passages les plus étroits. Sviatoslav faillit être pris. La nuit tombante lui permit de se dérober.[21] Ce fut un nouveau grand désastre pour les Russes. Toute la nuit on les entendit pleurer leurs morts. Leurs hurlements lugubres ne cessèrent qu’avec le jour. La lune était dans son plein. Lorsqu’elle brilla de son plus vif éclat vers le milieu de la nuit, on les vit du camp grec sortir en foule des portes de la ville pour ramasser les cadavres de leurs frères gisant par la plaine et il semble d’après le récit du Diacre que les impériaux n’aient point cherché à les inquiéter dans cette poursuite funèbre. Groupant par monceaux ces corps gigantesques de leurs braves compagnons, ils les disposèrent au pied du rempart sur autant de bûchers énormes, dont les flammes éclairèrent la cité assiégée du leurs lueurs sinistres. Les guerriers du Christ, ces dévots Byzantins, voyaient avec une curiosité ardente mêlée de terreur superstitieuse les grandes ombres de cette foule barbare s’agiter autour des blancs cadavres flambant dans la nuit étoilée. Ils virent, hélas! bien autre chose. Ils virent à leur horreur entraîner sur ces bûchers de nombreux captifs, non seulement des hommes, probablement des soldats byzantins pris dans les derniers combats et aussi d’infortunés prisonniers bulgares, mais même des femmes. On égorgea tous ces malheureux suivant des rites très anciens. Leur sang versé devait assouvir les mânes des héros massacrés qui criaient vengeance. Ces lugubres cérémonies païennes jetaient une mystique terreur aux coeurs des légionnaires byzantins, ces paysans de Thrace ou d’Anatolie, élevés dans la pratique d’une religion de douceur et de charité qui réprouve tout sacrifice sanglant.[22] « Non contents de mettre à mort tous ces captifs sur les bûchers monstrueux où brûlaient leurs frères, ces « Ross homicides » jetaient dans le Danube, nous dit le Diacre, des enfants à la mamelle, préalablement étouffés d’après des rites spéciaux. » Avec ceux-ci encore ils jetaient des coqs qui se noyaient aussitôt.[23] Le lendemain de cette fête funèbre, au matin, les Grecs, dépouillant ceux des cadavres russes qui n’avaient pu être enlevés par leurs compatriotes, trouvèrent parmi eux les corps raidis de plusieurs femmes qui, déguisées en hommes, avaient combattu auprès de leurs maris jusqu’à la mort. Il y avait des amazones parmi les Russes, comme chez les Northmanns il y avait les skjöldmör, les fameuses « mères du bouclier ». Comme les héroïnes scandinaves célébrées par les scaldes, et qui avaient, en 735, pris part à la bataille de Bravalla, celles-ci avaient voulu contribuer au gain de ces rudes journées et elles étaient tombées auprès de leurs époux, victimes de leur courage, de leur amour, de leur dévouement.[24] Tous ces détails funèbres sont une preuve frappante de la gravité des pertes subies par les assiégés dans cette cinquième journée. Constamment battus, les Russes, malgré leur énergie, commençaient à se décourager. Ils n’espéraient plus aucun secours des nations barbares voisines, tremblant d’attirer sur elles les effets du tout-puissant courroux impérial. La flotte byzantine interceptait les convois par le Danube et ôtait aux assiégés toute possibilité de se sauver par le fleuve. Ils étaient réduits à la plus extrême disette. Les Byzantins, au contraire, vivaient dans l’abondance, recevant de toutes parts des renforts et des approvisionnements. Les vivres affluaient à leur camp. Dans ces tristes circonstances, dès l’aube du lendemain, le 21 juillet, Sviatoslav assembla ses soldats en un vaste parlement, un comenton. C’était par ce nom que les Russes désignaient un conseil de guerriers et c’est celui même dont Léon Diacre se sert dans son curieux récit. Les avis furent très partagés. Tous étaient d’accord qu’il fallait en finir avec cette guerre désastreuse. Mais les uns voulaient qu’on tentât de fuir de nuit au moyen des barques amarrées à la rive. Ceux-ci alléguaient pour preuves de la folie d’une résistance plus prolongée la mort de tant de chefs les plus braves et les plus écoutés, toutes ces pertes irréparables, surtout la difficulté démontrée par tant d’échecs successifs pour les fantassins russes de résister aux charges des cavaliers cataphractaires. Les autres, tout en reconnaissant aussi pleinement l’impossibilité de se défendre plus longuement dans Dorystolon, préféraient aux hasards d’une retraite aussi périlleuse les avantages d’un traité de paix. C’étaient l’unique manière, affirmaient-ils, de sauver les débris de l’armée. Ce n’était du reste pas le premier traité que les Russes vaincus avaient dû signer sur un champ de bataille, témoin ceux des années 907 et 941 grâce auxquels leurs pères s’étaient tirés à assez bon compte de l’extrémité dans laquelle ils se trouvaient. Le projet de fuir la nuit sur des barques était insensé, soutenaient les partisans de cette seconde opinion. Les vaisseaux grecs porteurs du feu grégeois qui gardaient toutes les issues auraient tôt fait d’incendier les monoxyles russes dès leur apparition sur le fleuve. Alors Sviatoslav, après avoir écouté en silence tous ces avis, qui tous, malgré leur diversité, concluaient à la cessation des hostilités,[25] se raidissant contre la mauvaise fortune, s’écria d’une voix tonnante qu’il fallait continuer à combattre. Dans des discours enflammés, il dépeignit à ses chefs à la fois la honte d’un traité et les misères d’une fuite même heureuse. « Plutôt périr tous d’une mort glorieuse, répétait-il, que de traîner plus tard des existences déshonorées. » Léon Diacre a refait de toutes pièces ce discours emporté
et vibrant du prince varègue. Je préfère les paroles que la célèbre Chronique dite de Nestor
met dans la bouche du héros à un autre jour de cette guerre, mais dans des
circonstances entièrement analogues: « Nous n’avons pas où fuir. Bon gré mal
gré, il faut livrer bataille. Ne faisons pas honte à Donc, pour mériter le bonheur dans la vie future, on résolut à Dorystolon de vaincre ou de périr. Dès le lendemain, qui, d’après Léon Diacre, était un vendredi,[26] le soir, vers l’heure du soleil couchant,[27] tout ce qui restait de l’armée russe, tout ce qui pouvait encore porter une arme, guerriers, femmes ou enfants, sortit en masse de Silistrie et un combat nouveau s’engagea, peut-être le plus acharné, le plus obstiné de tous ceux qui furent livrés à ce moment sous ces murs. Une fois encore les fantassins de Scythie se ruèrent sur l’ennemi, en colonnes serrées, hérissées de lances baissées, disparaissant sous les grands boucliers. Sviatoslav avait fait fermer les portes pour ôter aux fuyards tout espoir de se sauver. Le basileus opposa à ces désespérés l’élite de ces troupes, qui accoururent prendre position au-devant du camp. L’attaque des Varègues fut furieuse, violente au delà de toute expression, à coups de flèches et de javelots ils couvraient de blessures chevaux et cavaliers, les culbutant. De part et d’autre, c’était bien la lutte suprême. Chaque parti était résolu à périr plutôt que de faire un pas en arrière. Un moment les Grecs, fatigués par le poids de leurs armes, succombant sous la chaleur du jour qui avait été extrême, dévorés de soif, semblèrent perdre l’avantage.[28] Jean Tzimiscès s’aperçoit vite que sa ligne de bataille commence à flotter. Aussitôt il se précipite en tête des siens avec toute sa maison militaire et réussit, par des prodiges d’audace, à soutenir l’incessant effort des Russes. En même temps il fait apporter derrière lui des outres pleines de vin et d’eau pour désaltérer et rafraîchir les soldats. Ranimés, ceux-ci retournent se battre avec une nouvelle vigueur. Les Russes résistent avec un égal courage, et, cette fois encore, l’avantage demeure longtemps douteux. On combattait aux portes de la ville, sur un terrain serré, coupé de coteaux et de ravines, favorables aux fantassins russes, mais où la cavalerie grecque ne pouvait se déployer. Le basileus ordonne à ses gens de tourner bride et de gagner à petits pas le pays plat qui s’étendait à quelque distance en arrière, plus loin de Dorystolon, puis, lorsqu’ils y auraient attiré l’ennemi, de faire volte-face et de le charger brusquement avec la dernière violence. Ces ordres sont ponctuellement exécutés. Les Russes, persuadés que les impériaux fuient, s’encouragent mutuellement à les poursuivre, poussant leurs rugissements guerriers. Mais dès que les Grecs ont atteint le lieu marqué, ils fondent à nouveau sur l’ennemi. Théodore de Misthée, un des meilleurs lieutenants de Jean, combattait cette fois à la tête de la cavalerie. Son cheval ayant reçu un coup de lance, il tombe à terre. La lutte devient furieuse autour de lui. Russes et Byzantins font les plus grands efforts, les uns pour le tuer, les autres pour le défendre. Théodore était d’une vigueur extrême; embarrassé sous son cheval, il se dégage peu à peu, saisit un Russe par la ceinture et, le présentant devant lui comme un bouclier, pare les coups qu’on lui porte. Il arrive ainsi, marchant à reculons, à rejoindre les siens avec son étrange prisonnier. Enfin les Byzantins repoussent les Russes et le tirent de cet affreux péril. Cependant la victoire balançait encore. Les deux armées, épuisées par ce combat si rude et si long, s’éloignent de quelques pas comme de concert pour reprendre haleine. Dans cet instant le basileus, devant l’opiniâtreté des Russes, voulant épargner le sang de ses soldats, envoie proposer à Sviatoslav un combat singulier. « Il est plus raisonnable, lui fait-il dire, de vider notre querelle par la mort d’un de nous deux, que d’amener la ruine de nations entières pour l’avantage d’un seul homme. » A ce défi, Sviatoslav fit insolemment répondre qu’il n’avait point de conseils à prendre de son ennemi, qu’il savait ce qu’il avait à faire, que si le basileus grec s’ennuyait de vivre, il était une foule de moyens pour sortir de l’existence, qu’il pouvait choisir tout autre qu’il jugerait à propos, mais que lui, pour sa part, ne songeait qu’à continuer la lutte. Sur cette hautaine réponse, Jean Tzimiscès, résolu d’en finir en ce jour avec les Russes, envoie le magistros Bardas Skléros se placer avec un corps nombreux entre la ville et le champ de bataille pour couper la retraite à l’ennemi. En même temps il commande au patrice Romain, le petit-fils du basileus Romain Lécapène,[29] et au stratopédarque Pierre de charger de front les Russes avec toutes les troupes disponibles. Le combat se rallume, mais la victoire demeure encore incertaine. Anémas, le Crétois, orgueilleux de son succès de la veille, veut la décider par quelque exploit hardi. Voyant Sviatoslav se jeter avec une incroyable audace sur les rangs romains pour entraîner les siens, il pousse en avant cheval et s’élance sur le prince varègue ! C’était, dit le chroniqueur, son habitude de s’exposer ainsi témérairement et il avait réussi de la sorte à tuer beaucoup de guerriers russes dans les combats des jours précédents. Donc il fond sur Sviatoslav, le frappant à la nuque d’un violent coup de sabre. A l’effroi des Russes, il réussit à précipiter le prince de son cheval. Quel moment pour les deux armées ! Malheureusement pour l’héroïque Sarrasin il n’arrive pas à tuer son adversaire; la cotte de mailles et le bouclier empêchent l’arme de pénétrer. Accablé instantanément par la foule des bersakiers qui se précipitent au secours de leur chef, il se défend en désespéré, en égorge plusieurs et s’impose à l’admiration de tous par son étourdissant courage. Mais on lui tue son cheval à coups de flèches. Projeté à terre, il est immédiatement haché en morceaux. Ce guerrier audacieux entre tous fut pleuré par ses anciens adversaires dont il était devenu l’allié et le sujet fidèle. Grandi sous le beau ciel de Crète, il périt en un duel glorieux sur la rive du grand fleuve de Scythie. Ce combat de l’émir crétois et du prince varègue dans les champs de Bulgarie a, me semble-t-il, la plus héroïque saveur. Les Russes, ranimés par la mort de cet homme dont ils
avaient si souvent vu étinceler sur leurs têtes le glaive redouté, jetant
plus vivement leur cri de guerre, repoussent encore les impériaux, qui
reculent sur toute la ligne. C’était toujours à recommencer dans ces combats
constamment corps à corps. de nouveau le basileus, pour arrêter le flottement des
siens, s’élance au premier rang, et charge à la tête des Immortels. Les tambours
de guerre roulent leurs notes éclatantes; les trompettes sonnent sur tout le
front byzantin; les cavaliers cataphractaires, qui battaient en retraite, à
la vue de leur chef, font volte-face une fois encore. Tous ensemble exécutent
une charge suprême. En même temps — et les pieux soldats de Un terrible tourbillon de vent mêlé de pluie diluvienne
frappe les Russes au visage en les aveuglant d’abord sous les flots d’une
prodigieuse poussière. Déjà ils étaient ébranlés par cet incident inattendu.
Mais un prodige bien autrement effrayant vient mettre le comble à leur
épouvante. A cet instant précis, les deux armées virent distinctement,
dit-on, un cavalier inconnu s’élancer, monté sur un blanc coursier, à la tête
des lignes romaines. Il exhortait les soldats byzantins de la voix et du
geste à se jeter sur les Russes. Il s’y précipita lui-même à plusieurs
reprises, rompant à chaque fois les bataillons varègues, jetant l’effroi dans
leurs rangs. Cette troublante apparition, en électrisant les Byzantins exerça
la plus grande influence sur l’issue de la lutte. On n’avait jamais vu
auparavant ce combattant mystérieux. On ne le revit point après la bataille
et ce fut vainement que le basileus, désireux de le remercier, le fit partout
rechercher dans le camp romain. Tous, chefs et soldats, ce pieux fils de Ce jour était précisément celui de la fête onomastique du Stratilate et en même temps de sa Translation.[30] C’est pour cela qu’on crut si fermement dans l’armée que le beau cavalier céleste n’était autre que l’illustre martyr qui, ayant été soldat toute sa vie, était venu combattre le bon combat en faveur de Jean Tzimiscès. Celui-ci l’avait toujours honoré d’une dévotion particulière. Il le considérait comme son patron et avait coutume de l’invoquer à la guerre comme son frère d’armes et son tout-puissant protecteur. Le bruit courut encore, après cette terrible bataille,
que, la veille de la lutte, vers la fin de la nuit, à Constantinople, alors
que tous, dans l’immense ville, étaient plongés dans l’attente anxieuse des
nouvelles du théâtre de la guerre, une nonne très dévote endormie en sa
cellule avait vu en songe venir à elle la grande Théotokos avec une
étincelante escorte de saints « qui semblaient des flammes vivantes ». S’adressant
à ce cortège étrange, « Notre cher Jean,[31]
seigneur Théodore, livre aux Russes de furieux et bien durs combats. En cet
instant même, il est terriblement pressé par eux. Cours à son secours avant
qu’il ne soit trop tard, car il est vraiment en très grand péril. » « Je suis
prêt à obéir à tes commandements et à ceux de Dieu », répondit le saint à Plus tard, Jean Tzimiscès, pour mieux accréditer la foi populaire en ce miracle, fit somptueusement reconstruire depuis ses fondements l’église alors presque détruite où l’on conservait le corps « si souvent victorieux dans les combats » de saint Théodore à Eukhaneia, cité voisine de Constantinople. Il changea le nom de cette ville en celui de Théodoropolis et dota l’heureuse église de grands biens et de riches revenus.[32] Quoi qu’il en soit de ces saints récits, que Jean Tzimiscès et ses pieux légionnaires aient vraiment cru voir le cavalier martyr combattant à leur tête, ou que cette apparition n’ait été qu’un dévot subterfuge imaginé par un souverain à l’esprit fertile pour surexciter le religieux enthousiasme de ses troupes, toujours est-il que cette intervention surnaturelle, jointe à cet ouragan furieux, fit définitivement dans cette lutte de géants pencher la balance en faveur des impériaux. Une dernière fois, se précipitant sur les pas du cavalier céleste, les escadrons chrétiens se ruèrent à l’attaque. Ce fut la fin. Les Russes, assaillis de front par le gros de l’armée, pris en queue par le magistros Bardas Skléros, qui avait réussi à les tourner, luttèrent quelques moments encore, puis, accablés par le nombre, cessèrent soudain toute résistance. Poussés par devant, harcelés sur leurs derrières, traqués de toutes parts par les cavaliers cataphractaires à travers la campagne où ils se jetaient éperdus, poursuivis jusque sous les murailles de la ville par un ennemi ivre de triomphe, leur triangle fut dispersé et détruit. Ils laissèrent cette fois encore des milliers des leurs sur le terrain. Les uns furent égorgés. D’autres périrent étouffés par la masse des fuyards. Ce grand massacre fut une digne fin à cette campagne épique. Sviatoslav, blessé, sanglant, n’échappa qu’à grand’peine, grâce à la nuit. Telle fut l’ardeur de la lutte, que presque tous les Russes survivants furent blessés. Léon Diacre dit que quinze mille cinq cents barbares tombèrent dans cette seule journée, ce qui est certainement une énorme exagération. Les impériaux ne firent pas de quartier. Probablement la plupart des Russes succombèrent dans la déroute finale, car le même chroniqueur n’accuse du côté des Byzantins qu’une perte de trois cent cinquante tués avec de très nombreux blessés. Les vainqueurs ramassèrent sur le champ de bataille vingt mille boucliers, une masse énorme d’épées et d’autres armes. Ce prodigieux butin semble aussi fort exagéré. Telle fut la sixième et dernière journée de Dorystolon, la quatrième grande bataille sous ces murs.[33] Même pour un enragé combattant comme Sviatoslav, après un tel désastre, la situation n’était plus tenable. Éprouvant une mortelle douleur, le fils de la grande Olga comprit qu’il n’y avait plus qu’à traiter avec ce vainqueur qui l’étranglait de sa main de fer. Toute la nuit il pleura avec les siens sa défaite, se lamentant, donnant libre cours à son exaspération. Ces guerriers d’Odin étaient de grands enfants prompts à s’illusionner comme à se désespérer. Après s’être couverts de gloire, après avoir risqué cent fois leur vie dans ces luttes corps à corps, les plus sanglantes qui furent jamais, ils passaient des nuits à pleurer, à pousser des hurlements de détresse, à maudire à grands cris le sort qui leur avait été contraire. La campagne était finie. Le 25 juillet au matin, voulant
sauver la vie de ses guerriers survivants, n’ayant plus de quoi les nourrir,
résolu aux suprêmes sacrifices si durs pour son orgueil, le prince russe, «
acceptant sa défaite avec ce sens pratique et cette résignation fataliste des
barbares », envoya des ambassadeurs au basileus pour demander la paix. Il
offrait de livrer Dorystolon, d’évacuer Ces conditions étaient bien telles qu’on pouvait les attendre d’un ennemi abattu. Jean Tzimiscès, tout prince belliqueux qu’il fût, était trop fin politique pour ne pas attacher une importance extrême aux bienfaits de la paix. Il accepta volontiers les propositions du grand prince de Kiev. La paix fut conclue et les fournisseurs de l’armée impériale distribuèrent deux médimnes de blé à chacun des vingt-deux mille guerriers russes ou alliés qui subsistaient. Trente-huit mille, dit Léon Diacre, avaient péri par le fer des Byzantins. Les barques monoxyles transportèrent aussitôt cette foule de vaincus de l’autre côté du Danube, et les galères ignifères ne s’opposèrent point à leur passage. Lorsque tout eut été réglé, le fier Varègue, avant de s’éloigner à jamais vers sa lointaine patrie, sollicita du basileus une entrevue qui lui fut accordée. A l’heure convenue, l’autocrator Jean descendit sur la rive du fleuve. Il était à cheval, revêtu de sa fameuse armure dorée, portant des armes de prix. Derrière lui caracolait une suite innombrable d’officiers, de dignitaires, de patrices, étincelants d’or, chamarrés merveilleusement. Aussitôt on vit apparaître sur le Danube le chef russe qui se dirigeait vers le groupe éblouissant. La sublime simplicité de son allure contrastait avec la somptuosité du cortège byzantin. Le héros de tant de combats était dans une petite nacelle de son pays, ramant confondu avec les autres rameurs. « Il était, nous dit Léon Diacre, auquel nous devons ce précieux et saisissant portrait, de taille moyenne; il avait les sourcils épais, les yeux bleus, le nez aquilin, la barbe rare; il portait d’épaisses et immenses moustaches tombantes; il était presque chauve, sauf, sur chaque tempe, une boucle de cheveux, en signe de la noblesse de son rang; il portait la tête très droit; il avait, la poitrine large et était bien membré. Sa physionomie avait quelque chose de sombre et de féroce. » Il est probable aussi que cette entrevue avec son vainqueur et son mortel ennemi ne laissait pas que d’impressionner vivement cet homme aux passions violentes. Détail curieux, Sviatoslav portait à une oreille une boucle unique ornée de deux perles séparées par une escarboucle. Son vêtement, entièrement blanc, ne se distinguait de celui de ses compagnons que par une plus grande propreté. Le naïf chroniqueur, en ces quelques mots, nous a tracé un portrait plein de saveur et qui devait être fort exact de cet homme si intéressant. On n’invente pas de pareils détails, et ces lignes de l’écrivain médiéval sont pour cela très précieuses. Qui ne croirait, en les lisant, voir passer ce chef hardi de ces guerriers intrépides qui, venus des glaces de Scythie, avaient fait trembler Byzance? Qui ne se le représente franchissant les eaux du grand fleuve dans son sauvage et martial appareil, ramant avec une farouche ardeur, plein de simplicité et de barbare élégance? De l’entrevue des deux princes nous ne savons rien de plus. Léon Diacre ne nous en a dit que ces mots qui forment certes un saisissant tableau, mais ne nous renseignent point sur les propos des deux chefs en cet entretien dramatique. « Sviatoslav, dit le chroniqueur, debout sur le banc des rameurs, échangea quelques paroles avec le basileus au sujet de la paix. » Il est probable que Jean Tzimiscès ne descendit point de son coursier et qu’il parla à cheval de la rive à son étrange interlocuteur. Ce fut certainement
dans les jours qui suivirent cette entrevue en ce cadre grandiose que fut
signé, entre le basileus et la nation russe représentée par son chef, le
traité dont Léon Diacre nous a transmis quelques articles et dont Avant de donner ce texte si utile pour la connaissance des
relations entre les nations byzantine et russe à cette époque, je dois dire
quelques mots des indications qui nous sont fournies par cette même Chronique faussement attribuée à Nestor, cette plus
ancienne histoire du peuple russe, sur toute cette brillante campagne. Ces
indications devraient être comme la précieuse contrepartie des récits
détaillés que je viens de reproduire qui nous ont été conservés par les
historiens byzantins, Léon Diacre, Skylitzès, Cédrénus et Zonaras en particulier.
Malheureusement il n’en est rien, et pour cette période des annales
nationales le texte d’ordinaire si important de En un mot, de toutes les pages consacrées par Il nous faut remonter assez loin en arrière, avant même la
mort de Nicéphore Phocas et l’avènement de son meurtrier. Nous en sommes
après la défaite définitive si rapide et si complète des Bulgares par les
Russes en 969 et la prise de Et Sviatoslav, ayant pris Péréiaslavets, envoya vers les
Grecs, disant: « Je veux aller chez vous et prendre votre ville comme
j’ai pris celle-ci ». Et les Grecs dirent « Nous ne sommes pas capables de
vous résister, mais reçois de nous un
tribut pour toi et tes compagnons. Dites-nous combien vous êtes afin que nous
puissions vous donner tant par tête». Les Grecs dirent cela trompant les
Russes; car ils sont rusés encore aujourd’hui. Et Sviatoslav leur dit: « Nous
sommes au nombre de vingt mille ». Or il ajoutait dix mille, car il n’y avait
que dix mille Russes. Et les Grecs amenèrent cent mille hommes contre
Sviatoslav et ne payèrent point le tribut.[34]
Et Sviatoslav marcha contre les Grecs et ils s’avancèrent contre lui. Les
Russes à la vue de l’armée furent très effrayés de cette multitude, et
Sviatoslav dit: « Nous n’avons pas où fuir; bon gré, mal gré, il faut livrer
bataille. Ne faisons pas honte à Voilà tout le récit que A ces premiers événements racontés d’une façon si
différente par les deux sources opposées, succéda, on le sait, une période
nouvelle correspondant à l’année 971, période durant laquelle la rébellion de
Bardas Phocas, en obligeant le basileus à détacher une notable partie de ses
forces pour les envoyer en Asie contre l’usurpateur, le força à remettre
d’autant la campagne définitive qu’il préparait contre les Russes. On a vu
que durant toute cette période ceux-ci ne cessèrent de faire des incursions
dans un certain nombre de districts septentrionaux de Thrace et de On a vu encore — dans les sources byzantines— que le
basileus, vivement désireux d’épargner à ses provinces d’Europe les horreurs
de la guerre et de l’invasion barbare, avait, par deux fois, avant la toute
première reprise des hostilités, envoyé au camp russe des messagers pour
sommer le grand prince de se retirer sous peine d’être immédiatement attaqué
et exterminé, pour lui offrir au contraire paix et amitié au cas où il
consentirait à s’en aller de son plein gré. On a vu de même que le prince
russe repoussa insolemment ces avances. Tout naturellement, ainsi que cela se
passait constamment en de telles circonstances, les envoyés impériaux, les «
basilikoi » de Jean Tzimiscès, devaient être en même temps porteurs de
présents pour Sviatoslav. C’était un signe d’amitié, l’indice du désir qu’on
avait de nouer de bons rapports, et pas autre chose. On voit, on va voir
encore davantage, comment la signification vraie de ces ambassades dont
l’envoi précéda immédiatement l’ouverture réelle des hostilités, a été
étrangement défigurée par Voici le texte de Tel est le récit de « Voyant combien son armée était peu nombreuse, poursuit
le chroniqueur, il se dit en lui-même: « S’ils venaient me surprendre,
ils me tueraient moi et mes soldats ». Car beaucoup avaient péri dans
l’expédition. Et il dit: « J’irai en Russie et je ramènerai une armée plus
nombreuse », puis il envoya des messagers à l’empereur, à Dérester,[36]
car l’empereur était alors dans cette ville. Aucune explication n’est fournie
de cette présence soudaine du basileus sur le Danube à Silistrie, alors que,
d’après ce qui précède, le grand prince victorieux est censé se trouver
encore à Péréiaslavets. On voit combien tout cela est vague, combien sujet à
caution. Je reprends le récit: « Et les messagers dirent à l’empereur de
la part de Sviatoslav: « Je veux avoir avec toi une alliance et une amitié
durable ». L’empereur, entendant cela, se réjouit et lui envoya des présents
plus considérables qu’auparavant. Sviatoslav reçut les présents et se mit à
délibérer avec les siens, disant: « Si nous ne concluons pas la paix avec
l’empereur et qu’il apprenne combien nous sommes peu nombreux, il viendra et
nous assiégera dans cette ville, et « Conformément au précédent traité[37]
conclu entre Sviatoslav, grand prince de Russie, et Sviénald, et Jean
surnommé Tzimiscès, empereur des Grecs, traité rédigé par le syncelle
Théophile à Dérester[38]
au mois de juillet, « Je veux avoir paix et amitié constante avec tous les
empereurs grecs, avec Basile et Constantin, avec les empereurs inspirés de
Dieu et avec tous vos peuples, et de même tous les Russes qui me sont soumis,
boïars et autres à jamais. Jamais je ne m’attaquerai à votre pays, je ne
rassemblerai point d’armée, je ne conduirai point de peuple étranger contre
vous ni contre ceux qui sont soumis au gouvernement grec ni contre La lecture de ce précieux traité, qui certainement ne nous
est parvenu que sous forme d’extrait, soulève de nombreuses observations. Et
d’abord ce n’était pas le premier instrument de ce genre qui avait été signé
entre grands princes de Russie et empereurs de Constantinople. Sviatoslav
n’était que le petit-fils et le second successeur du fondateur de la dynastie
varègue de Kiev, le grand Rourik, et cependant trois traités au moins avaient
été conclus déjà entre grands princes et empereurs. Ces premiers traités éclairent pour nous l’histoire de
celui qui nous intéresse plus particulièrement ici, et nous fournissent des
indications infiniment curieuses sur ce qu’étaient au dixième siècle les
relations entre Russes et Grecs. Le plus ancien de ces instruments, signalé
par Telles furent les conditions qu’acceptèrent les Grecs; et les empereurs et tous les seigneurs dirent: « Si un Russe vient sans marchandise, il ne recevra pas de subside mensuel; le prince russe défendra aux Russes qui viennent ici de faire aucun tort dans les villages de notre pays. Les Russes qui viendront resteront auprès de Saint-Mamas, et l’empereur enverra des gens pour inscrire leurs noms, puis ils recevront un subside (mensuel), d’abord ceux de Kiev, puis de Tchernigov, puis de Péréiaslavets «et des autres villes. Ils rentreront à la ville par une seule porte, avec un agent de l’empereur, sans armes, par détachements de cinquante hommes, et feront ensuite leur commerce, à leur gré, sans payer aucun droit. « Les empereurs Léon et Alexandre, ayant conclu la paix avec Oleg, convinrent du tribut à payer et se lièrent par serment; ils baisèrent la croix, puis invitèrent Oleg et les siens à jurer. Ceux-ci, suivant l’usage russe, jurèrent sur leurs épées par Péroun, leur dieu, par Volos, dieu des troupeaux, et la paix fut conclue. Saint-Mamas,[45]
dont il est ici question pour la première fois et dont le nom va revenir dans
tous les autres traités, était un quartier suburbain aux portes de
Constantinople, au fond de Quant à leurs navires, ils ne peuvent débarquer que
toujours en ce même point du fond de On voit encore que les basileis Léon et Alexandre jurèrent par la croix, et que les envoyés russes, au contraire, jurèrent sur leurs épées, par les dieux Péroun et Volos. Péroun à la tête d’or, à la barbe d’argent, était le principal dieu des Russes païens. Il correspondait au Thor scandinave, d’où peut-être son crédit rapide chez les Varègues. Il n’avait point de temples. Ses statues s’élevaient sur des collines. Il n’y avait, du reste, point de temple dans la religion des Russes païens. Quant à Volos,[46] c’était, on le sait, le dieu des troupeaux, aussi une des divinités principales de la vieille Russie. En l’an 914, Oleg, toujours d’après la même Chronique,
envoya ses ambassadeurs pour conclure une paix définitive avec les Grecs
« et poser les conditions entre eux et les Russes, et il leur recommanda
de prendre pour base la convention qu’il avait conclue (cinq années
auparavant) avec les empereurs Léon et Alexandre ». Ce traité nouveau de 912,
bien que « Nous, de la nation russe — suivent un certain nombre de
noms de chefs, — au nom d’Oleg, grand prince de « Notre Sérénité désirant par-dessus tout maintenir, avec
l’aide de Dieu, et faire connaître l’amitié entre les chrétiens et « D’abord nous faisons la paix avec vous, Grecs, pour nous aimer les uns les autres de toute notre âme et de toute notre volonté, et nous ne permettrons point, autant qu’il sera en notre puissance, qu’aucun de ceux qui sont soumis à nos illustres princes commette contre vous, à dessein ou non. quelque scandale ou quelque tort; mais nous nous efforcerons suivant nos forces de garder désormais et à jamais, Grecs, une amitié parfaite et inébranlable telle que nous l’avons conclue, écrite et sanctionnée par le serment. De même, vous, Grecs, observez cette amitié pour nos illustres princes russes et pour tous ceux qui dépendent de notre illustre prince russe, entière et inébranlable dans tous les siècles. Et en ce qui touche les dommages nous convenons ce qui suit: « S’il y a des preuves évidentes de dommage, il faut en faire un rapport fidèle, et celui à qui on ne prêtera pas créance, qu’il jure, et dès qu’il aura fait serment suivant sa religion, que la peine suive en raison de l’injustice. Si un Russe tue un chrétien, ou un chrétien un Russe, qu’il périsse là où il a accompli le meurtre. S’il s’enfuit après avoir accompli le meurtre et qu’il soit riche, alors, que son plus proche parent prenne une part de ses biens et que celui qui s’emparera du meurtrier reçoive autant suivant la loi. Si l’auteur du meurtre est pauvre, et qu’il se soit enfui, qu’on l’assigne jusqu’à ce qu’il soit de retour, et alors qu’il meure. « Si quelqu’un frappe avec une épée ou avec quelque instrument, pour le coup ou la blessure, il paiera cinq livres d’argent suivant la loi russe; et si c’est un pauvre qui est coupable, qu’il donne ce qu’il pourra, qu’il soit même dépouillé de ses habits ordinaires et en outre qu’il jure, suivant sa foi, qu’il n’a personne pour lui venir en aide, et alors qu’on cesse de le poursuivre. « Si un Russe vole un chrétien ou un chrétien un Russe et que le volé saisisse le voleur en flagrant délit, et que celui-ci résiste et soit tué, ni les Russes ni les chrétiens ne poursuivront le meurtrier, et la partie lésée reprendra ce qu’elle a perdu, ou si le voleur se livre, que le volé le prenne et le lie; et il rendra le triple de ce qu’il a volé. Si un Russe a fait quelque violence à un chrétien ou à un Russe, et prend quelque objet par force ouvertement, qu’il en paie trois fois la valeur. « Si une tempête jette un bateau grec sur le rivage étranger et qu’il s’y trouve quelqu’un de nous Russes, qu’on vienne au secours du bâtiment et de sa cargaison, qu’on l’envoie ensuite dans un pays chrétien et qu’on le conduise à travers tous les endroits dangereux jusqu’à ce qu’il soit en sûreté; si le vaisseau, retenu par la tempête ou par quelque obstacle venant de la terre, ne peut arriver à sa destination, nous Russes donnerons secours aux rameurs de ce bâtiment et l’amènerons avec sa cargaison tout entière, si cela arrive auprès de la terre grecque; si un pareil accident arrive auprès de la terre russe, nous le reconduirons à la terre russe; puis on vendra tout ce qui peut se vendre de la cargaison de ce vaisseau après que nous Russes l’aurons tiré du vaisseau; puis, quand nous irons en Grèce, soit pour faire commerce, soit en ambassade auprès de votre empereur, nous rendrons avec honneur le prix de la cargaison. Mais s’il arrivait que quelqu’un d’un vaisseau grec ait été tué ou frappé par nous Russes ou qu’on lui ait pris quelque chose, alors ceux qui auraient accompli cet acte doivent encourir la peine ci-dessus énoncée. « Si un prisonnier russe ou grec se trouve vendu dans
un pays étranger et qu’il se rencontre un Russe ou un Grec, qu’il le rachète
et le renvoie dans son pays, et qu’on lui rende le prix du rachat, ou qu’on
lui compte dans ce prix celui du travail que le prisonnier racheté a fait
chaque jour. Si quelqu’un à la guerre devient prisonnier des Grecs, on le
renverra dans sa patrie et on paiera pour lui, ainsi qu’il a été dit, suivant
sa valeur. Si l’empereur va à la guerre quand vous faites une expédition et
que les Russes veuillent honorer votre empereur en se mettant à son service,
que tous ceux qui voudront aller avec lui, et y rester, le puissent
librement. Si un Russe, d’où qu’il vienne, est fait esclave et vendu en
Grèce; si un Grec, d’où qu’il vienne, est vendu en Russie, il peut être
racheté pour vingt livres d’or et retourner en Grèce on en Russie. Si un
esclave russe est volé ou s’enfuit ou s’il est vendu par force, et que le
Russe le réclame et que la justesse de sa déclaration soit démontrée, qu’on
le reprenne en Russie. Et si des marchands perdent un esclave et le
réclament, qu’ils le cherchent et le prennent après l’avoir trouvé; si
quelqu’un ne laisse pas faire cette recherche au représentant du marchand,
qu’il perde lui-même son esclave. Si quelqu’un des Russes qui servent en
Grèce chez l’empereur chrétien meurt sans avoir disposé de son bien, et s’il
n’a pas de parents en Grèce, que son bien soit rendu à ses parents en Russie.
S’il a fait quelque disposition, celui-là recevra son bien qu’il a institué
par écrit pour son héritier, et qu’il prenne cet héritage des Russes qui font
commerce (en Grèce) ou d’autres personnes qui vont en Grèce et qui y ont des
comptes. Si un malfaiteur passe de Russie en Grèce, que les Russes le
réclament à l’empereur chrétien, qu’il soit pris et reconduit, même malgré
lui, en Russie. Que les Russes fassent de même pour les Grecs s’il arrive
quelque chose de pareil. Et pour confirmer de façon inébranlable cette paix
entre vous, chrétiens, et nous Russes, nous avons fait écrire ce traité par
Ivan sur une double feuille qui a été signée par votre empereur de sa propre
main en présence de « Et nous avons donné cet écrit à votre gouvernement pour être confirmé, par une entente commune, à l’effet de confirmer et d’annoncer la paix conclue entre nous, la deuxième semaine du mois de septembre, Indiction XV, l’année de la fondation du monde 6420.[47] Romain, Constantin et Étienne, dit la chronique,
envoyèrent des ambassadeurs à Igor pour renouveler l’ancien traité. Igor s’entendit
avec eux sur la paix: suit le texte de cette convention solennelle inscrite
en lettres de pourpre sur une feuille de vélin et scellée d’une bulle d’or.
Elle est trop longue pour être reproduite ici. Je me bornerai à transcrire
quelques observations d’un auteur qui en a fort bien parlé.[48]
« Dans ce nouvel accord percent, au plus haut degré, la défiance et la sourde
colère des Grecs contre l’insolence des Russes qui, sous prétexte de négoce
pacifique, écumaient les côtes de la mer Noire et de Je m’excuse de m’être si longtemps arrêté à ces curieux
traités. Non seulement ils nous fournissent sur les relations entre Byzantins
et Russes les plus précieuses notions, que nous ne trouvons nulle autre part,
mais, surtout, ils viennent compléter les renseignements beaucoup trop
succincts que nous possédons sur celui de ces instruments qui nous intéresse
plus particulièrement ici, celui que Sviatoslav signa avec Jean Tzimiscès. En
effet la rédaction que nous en donne J’en reviens à Sviatoslav, le héros humilié, et à ses
bandes décimées. Sitôt après la cessation des hostilités, lui et son
vainqueur songèrent à quitter les rives du Danube pour regagner chacun sa
capitale. Je dirai bientôt le retour triomphant du basileus. Celui du grand
prince de Kiev fut très différent. Dorystolon fut évacuée, tous les captifs
grecs rendus, puis Sviatoslav et ses derniers soldats reprirent tristement le
chemin de Skylitzès et Cédrénus désignent à cette occasion Bardas Skléros comme commandant la flotte impériale sur le fleuve. Probablement l’empereur lui avait confié ce poste à la suite du départ définitif du drongaire Léon pour la capitale. Ou bien cela signifie-t-il seulement que Bardas Skléros commandait en chef, sous les yeux du basileus, le siège de Dorystolon, comme une sorte de chef d’état-major général? Une nouvelle et pire humiliation attendait les vaincus sur la route du retour. Force leur était, après avoir descendu le Danube et traversé la mer Noire, de remonter le Dniéper à travers le pays des Petchenègues. Ces pillards de la steppe, féroces coureurs de grandes routes, alliés des Ross lorsque ceux-ci étaient les plus forts, devenaient soudain pour eux des adversaires impitoyables lorsqu’ils avaient subi des revers. Informés du complet désastre de Sviatoslav, parfaitement renseignés sur le petit nombre de guerriers qu’il ramenait au pays natal, ils ne cachèrent pas leur intention de mettre à rançon le héros désarmé et de lui faire le plus de mal possible à son passage sur leur territoire. Aussi le prince russe avec sa troupe si diminuée, encombrée d’un si grand nombre de blessés, se vit-il forcé d’implorer l’intervention du basileus, son vainqueur, pour que celui-ci lui obtînt, par un sauf-conduit, le libre parcours sur les terres de ces barbares. Quelle souffrance pour son orgueil ! Mais il lui fallait épuiser jusqu’à la lie la coupe de l’infortune. Jean, toujours humain, toujours habile politique, dépêcha aux chefs des Petchenègues son messager ordinaire, l’évêque Théophile d’Euchaïtae, qui semble avoir été le diplomate attitré le plus en faveur au Palais Sacré sous ce règne. Cette fois, le prélat ambassadeur échoua dans sa mission. Les Petchenègues se refusèrent obstinément à accorder le sauf-conduit demandé, car ils ne pouvaient pardonner à Sviatoslav le traité qu’il venait de signer avec les Grecs sans leur participation. Comme pour mieux accentuer la portée de ce refus, ils accordèrent à l’envoyé du basileus tout le reste de ce qu’il leur demandait. Ils se déclarèrent « les amis et les alliés de l’empire » et, sans doute en retour de certains avantages sur lesquels les chroniqueurs grecs officiels font le silence, s’engagèrent à ne plus jamais franchir le fleuve Danube, redevenu frontière de l’empire, à ne plus piller et ravager les riches plaines bulgares qui s’étendaient au delà, redevenues terre romaine. Disons de suite ce qu’il advint du prince hardi qui avait failli détruire l’empire d’Orient en une heure de victoire. Lui et ses troupes décimées reparurent donc sur leurs barques aux bouches du Dniéper, ils emmenaient leurs blessés survivants. Hélas, la plupart de leurs compagnons étaient demeurés aux campagnes de Dorystolon et de Péréiaslavets, les uns réduits en cendres sur les bûchers monstrueux, les autres devenus la proie des oiseaux et des bêtes sauvages. Les Russes vaincus n’emportaient presque aucun butin. Certainement ils avaient dû laisser à Dorystolon avec leurs captifs de guerre toutes les prises pourtant si riches qu’ils avaient faites en Bulgarie. Parvenus au Dniéper, l’antique Borysthène devenu leur fleuve national, ils ne purent de suite regagner leurs cités lointaines, soit que la saison fût trop avancée, soit qu’ils se sentissent trop faibles pour passer sur le corps des Petchenègues. Ils se retranchèrent pour hiverner sur la rive du grand fleuve au milieu des rochers qui l’encombrent en aval des rapides, et attendirent les secours de Kiev où, avant son départ, Sviatoslav avait établi son fils Yaropolk comme régent en son absence. Ils attendirent en vain et passèrent la mauvaise saison tout entière au-dessous des cataractes fameuses de ce fleuve qui était leur grande voie de communication avec le sud, mais qui ne leur permettait d’atteindre la mer qu’à travers le dangereux pays de leurs ennemis. Donc ils vécurent cet interminable hiver glacé en pleine terre hostile, sans cesse occupés à se garder des embûches des Petchenègues errant comme le loup autour du troupeau. Nous n’avons aucun détail sur ces longs mois passés sous la tente par le prince et ses droujines. Nous savons seulement que les Russes, ce qui se comprend de reste, souffrirent de la faim. De toute façon, ce durent être des temps fort durs qui se terminèrent par une catastrophe lamentable. Aux premiers jours du printemps, les tristes voyageurs, lassés de tant de misères, reprirent la route de Kiev, si lointaine encore. Sviatoslav, toujours ardent, était résolu à forcer au besoin le passage. Déjà les infortunés survivants de tant de combats revoyaient en rêve les demeures de leur sauvage capitale; déjà ils croyaient apercevoir leurs épouses fidèles, leurs enfants blonds, accourir vers eux, descendant de la haute falaise pour sécher les larmes de tant de mois de misères vaillamment supportées, leur tendant leurs bras blancs. Ils comptaient sans le Petchenègue impitoyable qui les guettait. « Les Petchenègues, dit simplement Léon Diacre, race errante et innombrable, barbares, mangeurs d’insectes[50], aux maisons roulantes[51] tendirent des embuscades aux Russes de Sviatoslav et les massacrèrent tous. » De cette grande armée, à peine quelques guerriers revirent leur patrie. Sviatoslav demeura parmi les morts. Il avait régné vingt-huit ans sur la nation des Ross. Ceci se passait au printemps de l’an 973. Qui sait si dans cette attaque des Petchenègues contre cette troupe si réduite et désorganisée il ne faut point voir encore la main de l’astucieuse Byzance? Ce retour des Russes, ce drame final sont racontés un peu
plus en détail dans Les Grecs se réjouirent du sort affreux de Sviatoslav. Ils oubliaient qu’un siècle et demi auparavant le crâne d’un empereur grec, Nicéphore Logothète, tombé, sur le champ de bataille, avait, lui aussi, servi de coupe à son vainqueur, un roi bulgare.[57] Telle fut la fin misérable de l’héroïque prince des Ross. Il eut pour successeur à Kiev son fils Yaropolk. Les faibles débris de son armée, qui, échappant aux embûches des Petchenègues, réussiront à gagner Kiev, y arrivèrent sous la conduite du héros Sviénald.[58] Ce boïar russe, nous le savons, avait été jadis au service d’Igor; il avait été voïvode de sa veuve Olga et avait accompagné leur fils Sviatoslav dans ses expéditions au delà du Danube. Il devait être le premier après lui puisque seul avec lui il avait signé, nous l’avons vu, les traités de paix avec le basileus Jean. Un vase d’argent,[59]
rempli jusqu’au bord de monnaies aux effigies de Nicéphore Phocas et de Jean
Tzimiscès, a été trouvé au commencement de ce siècle dans un filet de
pécheurs aux rapides du Dniéper. Sur ce vase, qui est aujourd’hui,
m’affirme-t-on conservé au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg,[60]
on lit gravée l’inscription en caractères byzantins: « Voix du Christ
sur les eaux ». Cet antique débris, dernier vestige du pillage de Ainsi s’écrie un historien russe qui, le premier, a fait
de cette campagne une étude détaillée, se termina par une complète
catastrophe la grande entreprise de Sviatoslav qui avait rêvé de transporter
la puissance des Russes des steppes du nord aux rives de la mer Noire et aux
plaines fertiles de Revenons à Jean Tzimiscès, le basileus victorieux. Après
cette foudroyante campagne qui avait sauvé l’empire d’un si grand péril,
après avoir en quatre mois détruit l’armée russe, pris les deux grandes cités
bulgares de Péréiaslavets et de Dorystolon avec une foule de places
secondaires, l’autocrator avait hâte de rentrer dans En commémoration de la grande victoire du 24 juillet et de l’intervention miraculeuse du Stratilate, Jean donna à Dorystolon le nom nouveau de Théodoropolis. C’était encore là une tradition des grandes guerres romaines. Dorystolon ne devait pas conserver longtemps ce nom glorieux. Puis le basileus triomphant reprit le chemin de sa
capitale, ramenant avec lui la famille royale de Bulgarie, les dépouilles de
ses rustiques palais et les armes conquises sur quarante mille guerriers
russes. Parmi les trésors les plus vénérés qu’il rapportait, se trouvait,
disent les chroniqueurs, une Image
très vénérée de Jean Tzimiscès, vainqueur du prince des Ross et conquérant
d’un vaste royaume, fit par la porte Dorée l’entrée triomphale des basileis
victorieux dans Jean accepta les couronnes et les sceptres d’or. Suivant
l’usage, il remit en échange, à ceux qui les lui offraient, une somme en or
d’une valeur très supérieure. Mais aucune prière ne put décider le souverain
à monter dans ce char admirable. Avec un zèle pieux, qui lui valut une
popularité si possible plus grande encore dans la foule constantinopolitaine,
si facilement remuée par ces spectacles de la rue, le basileus voulut que Quand l’infini cortège se fut enfin mis en marche, on vit le char triomphal s’avancer, contenant l’Icône, devant qui tous se prosternaient jusqu’en terre. Derrière, sur un blanc coursier, éclatant d’or et de soie, le basileus suivait dévotement, diadème en tête, portant en mains les sceptres et les couronnes qu’on venait de lui remettre. On traversa ainsi processionnellement la cité parée
d’étoffes, de tapis, ornée de vertes guirlandes, semée de rameaux de laurier.
Sous les voûtes de Avant de rentrer au Grand Palais, car celui de Boucoléon paraît avoir été abandonné, momentanément du moins, après le meurtre de Nicéphore, Jean Tzimiscès, sur le Forum Augustéon,.procéda encore à une cérémonie d’une grandeur tragique. Devant le peuple assemblé, il se fit présenter le jeune roi bulgare Boris qui avait à pied suivi son triomphe. Quand le prince détrôné se fut humblement placé devant lui, il lui ordonna de se dépouiller en sa présence des attributs de sa souveraineté. Le malheureux enleva successivement le diadème de pourpre de fin lin parsemé de perles et d’ornements d’or, la tunique de pourpre et les bottes de même couleur que les souverains bulgares s’arrogeaient le droit de porter à l’égal des basileis. Jean avait infligé à Boris cette humiliation publique parce qu’il entendait consacrer ainsi officiellement sa déchéance définitive, puis, comme il était humain, il le fit après placer à ses côtés et l’éleva sur le champ au rang de magistros, une des plus hautes dignités palatines. Le fils du tsar Pierre, le petit-fils du grand Syméon, n’était plus qu’une simple unité dans l’interminable catalogue des dignitaires de la cour impériale. C’en était fait de toute la portion orientale de l’antique royaume de sa race qui, après trois siècles d’une existence souvent glorieuse, redevenait une simple province de cet empire grec tant détesté. C’en était fait de sa chère capitale qui allait maintenant servir de résidence à un stratigos byzantin. Romain, son frère cadet, subit un sort autrement affreux. Il fut mutilé suivant une coutume barbare alors si fréquente. On en fit un eunuque et on l’investit probablement aussi de quelque banale dignité palatine. Skylitzès semble indiquer que cette mutilation fut ordonnée par le parakimomène Basile. Probablement celui-ci, en sa qualité d’eunuque et aussi de chef des chambellans, présidait d’office à toutes ces cruelles exécutions d’ordre très spécial. Ainsi finissaient de s’étioler dans les antichambres du Palais Sacré les derniers descendants des races royales vaincues. Ainsi se termina misérablement la première lignée royale de Bulgarie, descendue du sauvage Asparuch et du grand Kroum. Le patriarche Damien de Bulgarie, qui avait eu son siège à Dorystolon surtout, parfois à Péréiaslavets, sous l’administration duquel, lors de la plus grande puissance du tsar Syméon, l’église bulgare avait été jadis reconnue comme autocéphale par Byzance et qui, sur la « kéleusis » du basileus Romain Lécapène, avait été à ce moment élevé par le Sénat impérial du rang d’archevêque à celui qu’il occupait actuellement, fut, lui aussi, déposé par le basileus. Avec l’indépendance politique, le vainqueur atteignait aussi l’indépendance religieuse. Pour mieux parfaire cette totale destruction de l’autonomie bulgare, tous les évêchés de la vieille monarchie de Syméon furent à nouveau subordonnés directement au pouvoir du patriarche oecuménique de Constantinople.[64] Dorystolon redevint une simple métropole byzantine. La portion orientale, danubienne et balkanique du royaume
bulgare avait été seule touchée par cette guerre; seule aussi, à la suite du
désastre des Russes, elle venait de retomber sous le pouvoir de Byzance.
C’est même ce fait qui explique en partie la facilité et l’étendue des succès
si rapides de Sviatoslav d’abord, de Jean Tzimiscès ensuite. L’un et l’autre
de ces princes n’avaient jamais eu affaire qu’à une moitié des forces
bulgares, la moitié orientale. Dans la portion occidentale, tout au
contraire, l’indépendance bulgare s’était maintenue et se maintint dans la
suite, sous la dynastie nationale des Schischmanides, issus de la révolution
intérieure de l’an 967. En un mot, ainsi que l’a, le premier, fait remarquer
avec grande justesse un savant écrivain russe, M. Drinov, tous ces événements
guerriers de ces dernières années n’avaient, en réalité, intéressé que les
seules provinces orientales de En même temps que Jean détruisait l’antique patriarcat national de Dorystolon, un nouveau siège patriarcal remplaçant celui-ci s’éleva donc tout naturellement dans cette Bulgarie occidentale demeurée indépendante. Installé d’abord à Sofia, puis, durant quelque temps, errant dans diverses grandes cités de cette région de l’ouest, à Vodhéna, à Mogléna, à Prespa,[66] il finit par se fixer enfin pour plusieurs siècles à Ochrida. L’existence dès ces temps reculés de ce siège ambulant et sa première installation à Sofia, immédiatement après l’abolition par Jean Tzimiscès de l’ancien siège de Dorystolon, nous ont été récemment révélées par une source byzantine tout à fait indubitable, qui est une novelle du basileus Basile II retrouvée depuis peu dans un document d’époque postérieure.[67] Tout naturellement, dit M. Drinov, le patriarche Damien,
après sa déposition par le vainqueur, dut chercher un refuge dans Ces observations, comme d’autres encore dont il sera question plus loin, ont une bien plus grande importance qu’on ne pourrait le croire tout d’abord. Il semble, en effet, résulter très clairement de tous ces faits que la guerre russo-byzantine n’atteignit jamais que la moitié orientale de la Bulgarie,[69] qui seule fut réunie à nouveau à l’empire grec. C’est ce qu’on avait ignoré jusqu’ici. Je reviendrai sur cette question d’importance capitale dans un autre chapitre de cette histoire. Les vastes provinces qui avaient si longtemps constitué
l’apanage principal de la première monarchie bulgare firent ainsi pour un
temps retour à l’empire grec. Tant que Jean Tzimiscès vécut, elles obéirent à
ses lieutenants sans qu’il paraisse avoir subsisté l’ombre d’une résistance,
d’une opposition quelconque dans toute l’étendue de ces immenses territoires,
d’abord comme écrasés sous la terrible tyrannie des Russes, rapidement
pacifiés ensuite sous la main de fer des « stratigoi » byzantins. Quant
à cette administration même de Quelques mots épars dans les sources nous apprennent encore que, pour assurer l’occupation de ces provinces reconquises, Jean Tzimiscès eut recours au procédé, si fréquemment en usage à Byzance à cette époque, de la transplantation en bloc de populations arrachées à d’autres extrémités de l’empire. Par Son ordre, les Pauliciens, derniers survivants de ces célèbres Manichéens tant massacrés jadis par Théodora, puis par Basile Ier, ces « calvinistes de l’Orient », hérétiques obstinés dont les doctrines prétendues funestes avaient jadis risqué d’infecter tous les thèmes d’Anatolie, furent transférés en masse de leurs lointaines places fortes de Mélitène et de Théodosiopolis, de leurs fameux châteaux d’Asie », en Thrace, dans la province de Philippopolis, au pied du Balkan. La garde militaire de cette cité et de son vaste territoire leur fut spécialement confiée. Tout cela, au dire de Skylitzès,[70] fut fait sur le conseil de ce pieux moine Thomas que Jean Tzimiscès avait nommé patriarche d’Antioche au début de son règne. Ce prélat vigilant redoutait dans son immense diocèse frontière l’alliance secrète de ces sectaires avec les Sarrasins et ne voyait d’autre moyen d’en finir avec ce danger que de se débarrasser d’eux à tout prix. Jean Tzimiscès, de son côté, qui se préparait à aller combattre les Musulmans en Asie, ne se souciait pas de laisser à ceux-ci de tels auxiliaires dans ses propres États. C’étaient de libres, intrépides et parfaits guerriers que ces Pauliciens. Unis aux descendants de leurs propres coreligionnaires transportés en ces contrées deux siècles auparavant par Constantin V, aussi aux Arméniens et aux Jacobites déjà précédemment installés dans ces mêmes régions de Thrace et de Macédoine, ces nouveaux colons militaires tyrannisèrent bientôt les populations qu’ils étaient chargés de protéger et qu’ils protégèrent du reste à merveille. Leur hérésie se développa vite, grâce à une propagande passionnée, sans obstacle possible dans ces régions nouvelles. Elle ne devait succomber bien plus tard qu’à l’action violente du basileus Alexis Comnène, qui dut venir s’installer à Philippopolis à cet effet. « Tout le temps que ces sectaires habitèrent ce pays, nous dit Anne Comnène, historien plus récent, ils y formèrent une colonie militaire de deux mille cinq cents guerriers indomptables, fanatiques de leur religion, qu’on avait dû leur laisser, cruels comme des barbares et farouches comme des sectaires», de vrais buveurs de sang en un mot, toujours prêts à goûter celui des ennemis et qui devaient, on l’a dit fort bien, inspirer à leurs voisins slaves ou bulgares le respect d’une majesté impériale disposant de tels ministres pour ses vengeances. C’est là que les croisés de la quatrième Croisade les rencontrèrent encore, subsistant malgré les cruelles mesures prises contre eux par Alexis Comnène, et préludèrent en les massacrant dans d’affreux supplices aux horreurs de la guerre albigeoise. C’est eux que notre Villehardouin nomme les Popelicans. En tout cas, le but poursuivi par Jean Tzimiscès fut atteint. Les Pauliciens et leurs descendants demeurèrent pour l’empire d’admirables gardiens de la frontière du nord. C’est ainsi que le gouvernement de Jean Tzimiscès
s’efforça d’helléniser quelque peu brutalement L’empereur Jean, après avoir ainsi replacé sous le sceptre romain la péninsule balkanique jusqu’au Danube, passa l’hiver de 972 à 973 à Constantinople, faisant faire au peuple force largesses et distributions de vivres, lui offrant d’immenses festins, le comblant des mille marques de sa faveur. Pour réduire les charges sous le poids desquelles les contribuables succombaient, en véritable père de ses sujets, il abolit à ce moment, dans l’ensemble des thèmes de l’empire, le très impopulaire impôt de capitation dit du « kapnikarion », appelé aussi simplement le « kapnikon »,[71] autrement dit « impôt de la fumée », institué un siècle et demi auparavant par le basileus Nicéphore Ier Logothète, d’exécrable mémoire.[72] Cette taxe établie sur chaque cheminée ou foyer était, pour cette cause, désignée sous ce nom bizarre.[73] Elle était vexatoire entre toutes, aussi la joie fut-elle extrême par tout l’empire. Nous ignorons au moyen de quelles ressources le gouvernement impérial combla le vide ainsi créé dans le Trésor. Toujours dévot, profondément religieux comme tout bon
Byzantin de cette époque, Jean Tzimiscès, nous dit encore Skylitzès, fit
alors graver sur sa monnaie, certainement en reconnaissance des victoires
obtenues, l’image du Sauveur, de ce Christ bien-aimé qu’il invoquait chaque
jour dans le petit oratoire de |
[1] Voyez dans Biélov, l’explication que cet auteur
propose pour ce passage obscur de Skylitzès.
[2] Dans ce moment même, la jeune porphyrogénète
Théophano épousait Othon II à Rome, le 14 avril.
[3] Cunei.
[4] Nous tenons surtout ce renseignement
d’Aboulfaradj.
[5] Les auteurs russes modernes présentent les choses
tout autrement. D’après eux la victoire dans ce premier jour de lutte sous
Dorystolon serait demeurée indécise, la bataille ayant été suspendue par suite
de la nuit tombante. Je ne vois rien de cela dans aucun des récits contemporains.
M. Biélov va jusqu’à affirmer que la fuite précipitée des Russes à la fin de la
journée ne fut qu’une feinte
[6] Sur les guerriers russes et leurs barques
fameuses, voyez le chap. IX du Traité de l’administration de Constantin
Porphyrogénète.
[7] Le mot trizna, dit M. Léger, signifie
improprement combat, lutte. C’étaient donc des jeux guerriers en
l’honneur des défunts.
[8] M. Biélov considère cette anecdote comme une
invention de Léon Diacre. On sait que, pour l’historien russe, Sphengel n’est
autre que le Sviénald de
[9] . « Soixante-cinq jours », dit Skylitzès «
Soixante », en chiffres ronds, dit Zonaras. Voici la phrase de Skylitzès «
Après que (Jean) eut assiégé la ville soixante-cinq jours de suite, livrant
chaque jour un combat, et qu’il n’eut pourtant pas réussi la prendre, il tenta
de s’en emparer par la famine ». Tout cela est bien peu clair. En réalité, le
siège dura plus de trois mois.
[10] Ou Pélamys.
[11] Skylitzès dit qu’ « ils corrompirent, à prix
d’or, beaucoup de gens de la ville, même des gardiens du Palais ».
[12] « Porte de l’Acropole ».
[13] Voyez A. Mordtmann, Esquisse topographique de
Constantinople. « Les péripéties de ce récit, dit cet auteur, s’expliquent
parfaitement si l’on admet la situation de l’église Saint Théodore Sphoracii près de l’Octogonion, dans le voisinage de
[14] Skylitzès dit dans l’île de Proti.
[15] Ce temps d’inaction complète de la part de
Sviatoslav, dit l’historien Tchertkov peut s’expliquer par ce fait que
peut-être il espérait recevoir des renforts des Hongrois, des Slaves ou
d’autres nations au delà du Danube. Skylitzès dit expressément que « les
peuples barbares du voisinage n’osaient pas, par crainte des Romains, porter
secours aux Russes. »
[16] Cette date est établie par celle du combat
suivant, que Skylitzès fixe au 30 juillet et que Léon Diacre dit avoir eu lieu
le lendemain de celui dans lequel Jean Courcouas fut tué.
[17] Probablement lors de la marche en avant de
[18] La version de Skylitzès et de Cédrénus est
quelque peu différente, moins fâcheuse pour la mémoire de Jean Courcouas. Les
Russes, disent-ils, souffraient principalement de l’action des machines dont la
garde était confiée à ce chef. Une surtout, quelque monstrueuse catapulte, les
accablait d’un terrible jet de pierres. Un gros d’infanterie mélangé de troupes
légères fut envoyé pour détruire cet insupportable engin. Courcouas, qui se
précipita pour le défendre, fut désarçonné en plein bataillon russe par un
projectile adroitement dirigé. Ses soldats, accourus trop tard à son secours,
conservèrent du moins la fameuse catapulte et refoulèrent les Russes de la
place.
[19] M. Biélov estime qu’il s’agit peut-être là d’un
personnage imaginaire, inventé de toutes pièces par Léon Diacre. « Si Icmor,
dit-il, avait été le premier dans l’armée après Sviatoslav, nos chroniqueurs
l’eussent certainement mentionné. Je ne vois aucune raison de mettre sérieusement
en doute la véracité d’un historien aussi consciencieux que Léon Diacre.
[20] Un Empereur Byzantin au Dixième Siècle.
[21] M. Biélov s’efforce encore de diminuer le succès
des Byzantins dans cette journée.
[22] « Soit qu’ils l’aient apprise d’Anacharsis et de
Zamoixis, leurs philosophes, dit Léon Diacre, ou des compagnons d’Achille, ils
ont la coutume grecque des sacrifices et des libations sur les tombes des
morts. » Le même chroniqueur ajoute, d’après un passage d’ailleurs inconnu
du Périple d’Arrien, qu’Achille, fils de Pélée, était un Scythe né a Myrmikion,
petite cité près du Palus Maeotis que, ses compatriotes l’ayant chassé à cause
de sa dureté et de sa cruauté, il était venu s’établir en Thessalie enfin que
la preuve de son origine se reconnaissait dans la forme de son manteau à
fibule, dans sa coutume de combattre à pied, dans la couleur de ses yeux bleus,
dans la violence et la cruauté extraordinaires de son caractère emporté. —
Voyez le récit d’un sacrifice humain au ch. xxxix
de
[23] Sur ces sacrifices de coqs, Voyez Ibn Fozlan, éd.
Frœhn.
[24] Voyez dans Tchertkov les détails curieux sur la
présence des femmes et des enfants dans les armées scandinaves.
[25] Voyez dans Tchertkov l’exposé éloquent de la
situation presque désespérée dans laquelle se trouvaient les Russes.
[26] Voyez dans Muralt, l’explication de la date du 7
juin proposée par cet auteur. Léon Diacre dit que ce fut le vendredi 24
juillet; or le 24 juillet de cette année 972 était un mercredi. Skylitzès donne
la date du 22 juillet. La fête de saint Théodore, qui tombait, on le verra, le
jour de cette bataille, se célèbre le 8 juin ! — Tout cela est bien
confus. Voyez Lambine, où M. Wassiliewsky s’inscrit en faux contre les
conclusions de Muralt et tient pour la date de la fin de juillet, indiquée par
Léon Diacre.
[27] Il semble que les Russes, probablement peu
accoutumés à combattre sous les rayons brûlants du soleil du Danube,
affectionnaient pour leurs attaques ces heures si tardives; peut-être aussi
était-ce pour profiter des ombres de la nuit. Toutefois Skylitzès n’est pas ici
d’accord avec Léon Diacre, car il attribue le moment d’hésitation
qu’éprouvèrent en ce jour les bataillons impériaux, au fait que « sur l’heure
de
[28] M. Biélov estime, même en s’en tenant surtout aux
expressions de Skylitzès, qu’à ce moment les Grecs lâchèrent complètement pied.
[29] Skylitzès le dit « fils du basileus Constantin,
fils lui-même de Romain l’Ancien », c’est-à-dire de Romain Lécapène.
[30] Léon Diacre, Skylitzès, Cédrénus, Zonaras disent
tous trois que c’était le jour même de la fête. On a vu que la fête de saint
Théodore se célèbre en réalité le 5 juin. Il y a là une grosse difficulté que
Muralt a tenté, sans grand succès du reste, de résoudre en reportant aux
premiers jours de juin tous ces derniers combats sous Silistrie que Skylitzès
place aux derniers jours de juillet.
[31] Léon Diacre dit « ton Jean ». Zonaras dit « ton
et mon ».
[32] Voyez dans Ramsay la discussion un peu confuse à propos
d’Eukhaneia et d’Euchaïta du Pont, dont M. Ramsay, malgré le témoignage de
Zonaras, fait deux villes distinctes.
[33] M. Biélov pousse vraiment trop loin
l’amour-propre national en s’efforçant de prouver que cette dernière bataille
fut encore à l’avantage des Russes. Le parti pris est trop évident. — M.
Tchertkov a donné en tête de son livre un plan de cette bataille dressé par lui
d’après les indications de Léon Diacre.
[34] « Ce passage, dit M. Biélov se rapporte
certainement aux négociations dont parlent les chroniqueurs grecs (négociations
que j’ai mentionnées auparavant), et ces renseignements, qui nous dépeignent si
bien le caractère fourbe des Grecs et la bonhomie naïve des Russes, sont d’une
évidente véracité. Sous prétexte de payer la somme promise Sviatoslav pour la
conquête de
[35] Voyez dans le mémoire si souvent cité de M.
Biélov: La lutte du grand prince de Kiev Sviatoslav Igorevitch contre
l’empereur Jean Tzimiscès, les raisons que ce savant donne de cette grave
lacune. Je rappelle que M. Biélov s’est efforcé, tantôt heureusement, tantôt
avec moins de succès, me semble-t-il, de démontrer, à l’encontre de l’opinion
généralement admise jusqu’ici, la valeur des renseignements fournis par les annalistes
russes sur cette lutte épique de Jean Tzimiscès contre Sviatoslav. Il s’est
surtout attaché, je l’ai dit, à prouver, par le récit du prétendu Nestor, que
la bataille d’Arkadiopolis avait été une défaite des troupes byzantines.
[36] Dorystolon.
[37] Ce « précédent traité » avait été signé à la hâte
le lendemain de la prise de Dorystolon, à la fin de juillet. C’était une simple
convention, que le présent instrument rédigé et signé plus à loisir était
destiné à ratifier.
[38] Tchertkov et Biélov se trompent en faisant de
Dérester une autre ville que Dorystolon. Voyez
[39] L’an 971 de l’ère chrétienne. La campagne de Jean
Tzimiscès sur le Danube a eu lieu en réalité en 972 après son mariage avec
mariage que Léon Diacre fixe à la seconde année du règne de ce prince. Voyez
sur cette date de 972 dans Lambine les observations importantes de M. Kounik.
[40] C’est-à-dire « avoir la jaunisse », ou bien,
d’après l’interprétation d’Erben, « être desséchés, brûlés par le feu du ciel »
(Chronique dite de Nestor, éd. Léger, p. 59).
[41] Chronique dite de Nestor, éd.
Léger, p. 383, note de l’éditeur.
[42] On sait qu’Oleg fut le tuteur d’Igor, fils de
Rourik, second des princes de Kiev.
[43] Pièce de monnaie.
[44] Variante « tout ce qu’ils veulent » (Voyez
Chronique dite de Nestor, éd. Léger, p. 383).
[45] Ou Saint-Mama, qu’il ne faut pas confondre avec
le couvent de Saint-Mamas, situé à Péra.
[46] Ou Veles.
[47] Qui correspond à l’an 912 de J.-C.
[48] Couret, op. cit., p. 280.
[49] Sur le trafic entre les Russes et l’empire
byzantin à cette époque, Voyez les passages si intéressants dans Heyd.
[50] Littéralement: « mangeurs de poux ».
[51] Littéralement: « vivant presque toujours dans
leurs chariots ». Voyez dans Tchertkov les longs et intéressants détails sur ce
trajet de Kiev au Danube que parcouraient les Russes pour aller de chez eux en
Bulgarie et vice-versa.
[52] C’était ce vieux chef expérimenté qui, déjà,
avait combattu sous Igor et qui avait signé au traité de Dorystolon
immédiatement après le prince.
[53] C’est-à-dire les Grecs et les Bulgares leurs
alliés.
[54] Ceci me paraît pure forfanterie dans la bouche de
l’historien national. Jean Tzimiscès n’eût pas permis aux Ross, si complètement
à sa merci, d’emporter de l’or et du butin conquis en Bulgarie.
[55] Au plus tard vers la fin de février ou de mars de
l’an du monde 6481, 973 de notre ère, puisque l’année russe finissait à ce
moment. Voyez Kounik, dans Lambine, op. cit., pp. 58 et 59. —
Tchertkov, op. cit., p. 244, dit 972 ! Mais M. Wassiliewsky et
les autres historiens russes sont d’un avis contraire. Dans un article paru
dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg de 1876,
pp. article lu dans la séance du 13 avril 1871 de
[56] Finlay dit que Kouria fit graver sur cette coupe
tragique ces mots: « Celui qui convoite le bien d’autrui, souvent perd le sien
». J’ignore où l’historien anglais a puisé ce renseignement.
[57] Kroum.
[58] Nous avons vu qu’il faut peut-être l’identifier
avec Sphengel, le défenseur de Péréiaslavets.
[59] Et non de bronze, comme le dit à tort Muralt.
[60] M. Wladimir de Rosen, conservateur du Musée, a,
sur ma prière, fait de vaines recherches pour retrouver ce vase précieux.
[61]
[62] M. Tchertkov donne le tableau des grands
événements qui, suivant lui, eussent été la conséquence de la victoire des
Russes dans cette guerre gréco-bulgare de l’an 972.
[63] Voyez au chapitre 77 du Livre des Cérémonies
le texte officiel des acclamations d’une armée victorieuse en l’honneur du
basileus.
[64] Voyez dans Du Cange, Fam. byz., éd. de
Paris, le Catalogue des archevêques bulgares. — Voyez encore Xénopol: l’Eglise
bulgare, dans
[65] Voyez dans Drinov, les limites géographiques de
cette portion de
[66] Où il se trouvait en l’an 980.
[67] Voyez plus loin.
[68] Il eut plus tard pour successeurs, à Vodhéna
d’abord, puis à Prespa et à Ochrida où se transporta successivement le
patriarcat bulgare autocéphale, Germain, aussi appelé Gabriel, qui résida à
Vodhéna et à Prespa, puis Philippe, dont on ne sait rien, sauf qu’il fut le
premier à résider à Ochrida; enfin Jean, qui survécut à la ruine de la
monarchie du tsar Samuel, fut confirmé par le basileus Basile II dans sa charge
et inaugura la série des archevêques bulgares sous le sceptre byzantin. Il
avait été auparavant higoumène du monastère de
[69] Voyez par contre dans Drinov le témoignage fort
douteux du « Prêtre de Dioclée » sur la prétendue conquête de
[70] Cédrénus, II.
[71] Cédrénus, II.
[72] Voyez Theophanes Confessor, au règne de ce souverain.
[73] C’était l’impôt du fouage de nos pays d’Occident.
M. Wassiliewsky estime que ce ne dut être de la part de Jean Tzimiscès qu’une
simple mesure gracieuse pour l’année courante, en commémoration de la victoire
sur Sviatoslav, et non une disposition législative définitive.
[74] Skylitzès ajoute que d’autres empereurs
conservèrent cet usage sur leurs monnaies. Voyez plus loin, la fin du chapitre
V.
[75] On appelle monnaie anonyme celle sur laquelle ne
figure point le nom du personnage au nom duquel elle a été frappée.