L’étude que nous avons faite de l’état intellectuel et moral de la France, dans la seconde moitié du dixième siècle, convient pour la plus grande partie aux débuts du siècle où nous entrons. Les mœurs d’une nation, excepté dans le cas d’une révolution violente et extraordinaire, ne changent pas tout à coup et en si peu de temps. Tels donc étaient les Français sous les derniers rois Carolingiens, tels ils furent sous les premiers Capétiens ; on vit régner encore quelque temps dans le gros de la nation la barbarie et l’ignorance ; mais peu à peu l’instruction se répandant presque partout à la faveur de la multiplicité des écoles, les mœurs se policèrent, l’indifférence ou le mépris pour les lettres fut moins commun, les sciences que l’on cultivait se perfectionnèrent, et il sortit des monastères une pléiade d’hommes illustres qui préparèrent la gloire des écoles de Paris au douzième siècle. Diverses causes contribuèrent à développer ce mouvement : l’établissement de la trêve de Dieu, en assurant plus de tranquillité aux personnes studieuses, les conciles, en réprimant les désordres de la société ecclésiastique, rendirent aux gens d’église le calme et l’ordre nécessaire aux travaux littéraires dont les écoles épiscopales et les écoles monastiques avaient conservé le goût. La réforme des abbayes, si vigoureusement poursuivie sous l’influence de l’ordre de Cluny, multiplia dans les monastères les écoles où d’humbles et savants religieux amassaient des livres, formaient des professeurs et enseignaient aux jeunes gens les éléments des lettres et des arts libéraux. On n’exigeait d’eux aucun salaire, et même on nourrissait les écolâtres qui étaient dans l’indigence. De là cette multitude de savants dont nous rappellerons les plus illustres ; de là cette réputation de savoir et de vertu qui faisait chercher dans l’obscurité du cloître des sujets propres à remplir les premières dignités de l’Église. La plupart des papes, des évêques et des cardinaux qui gouvernèrent l’Église en ce siècle, avaient été moines, et ce ne fut ni leur esprit d’intrigue, ni la faveur des grands, mais leur seul mérite qui les éleva à ces honneurs ; et ce mérite leur était venu de leur application à l’étude des lettres et à la pratique de leur règle. La réforme des monastères, l’une des causes fondamentales du progrès intellectuel et moral, s’opéra d’autant plus rapidement qu’elle était encouragée par la royauté : Hugues Capet se faisait un devoir de mettre des abbés réguliers à la place de ceux qui ne l’étaient pas ; Robert marcha sur ses traces, et sous son règne la réforme eut des suites si heureuses et si retentissantes que les pays étrangers la reçurent avec plaisir ou la recherchèrent avec ardeur. Sanche-le-Grand, roi de Castille, d’Aragon et de Navarre, réforma les monastères de ses états en y établissant l’ordre de Cluny : saint Ulric communiqua les pratiques de cet ordre à Hirsauge, d’où elles se répandirent dans plusieurs autres abbayes d’Allemagne ; on les observait aussi dans le royaume de Naples, et surtout en Angleterre où presque tous les monastères furent alors réformés par des moines français. On ne se contenta pas de rétablir la discipline dans les anciens cloîtres, mais on fonda encore de nouvelles congrégations qui contribuèrent beaucoup à entretenir la culture des lettres : tels furent les ordres de Grammont, des Chartreux et de Cîteaux. Celui des Chartreux en particulier travailla avec succès à multiplier les manuscrits ; il en copia et en recueillit un si grand nombre qu’ils formaient, au temps de Guibert de Nogent, une riche bibliothèque. Saint Bruno, son fondateur, était un des hommes les plus savants de son siècle, et le vénérable Guignes, l’un de ses successeurs, fit de l’étude un des points capitaux du règlement de ses religieux ; il voulait qu’ils fussent attentifs à conserver précieusement les manuscrits et à les transcrire pour les multiplier. Ne pouvant, disait-il, annoncer de vive voix la parole de Dieu, nous le faisons de la main, car autant de livres on écrit, autant de prédicateurs de la vérité on est censé former pour l’instruction du public. Le renouvellement de la discipline et de l’étude rendit promptement les écoles monastiques plus florissantes que jamais. A Chartres, Fulbert ne discontinua pas de faire des leçons publiques, malgré les charges de l’épiscopat auquel il fut élevé en 4007. Le mérite de sa doctrine et de sa science était si universellement reconnu que ceux qui ne pouvaient aller l’entendre le consultaient par lettres ; de sorte qu’il devint un des oracles de l’Église gallicane. Le concours des étudiants autour de lui était si grand que l’école de Chartres mérita la première, à cette époque, de porter le titre d’académie. Fulbert ne souffrait ni l’indiscipline ni l’oisiveté ; attentif à former le cœur de ses disciples ainsi qu’à cultiver et à orner leur esprit, il les initiait à la méthode simple et sévère de son enseignement et les envoyait ensuite répandre ailleurs les lumières de la science qu’ils avaient puisée auprès de lui. Il y en a peu qui n’aient pas fait revivre leur maître dans les divers endroits où ils se sont dispersés. Hugues, archevêque de Besançon de 1031 à 1070, prit un soin particulier des écoles de son diocèse, et enrichit de bons manuscrits la bibliothèque de son église. Aussi eut-il la satisfaction de se voir à la tête d’un clergé aussi instruit que bien discipliné. Le cardinal Pierre Damien, exerçant les fonctions de légat du pape en France, eut occasion d’assister aux exercices littéraires de l’école épiscopale qui se tenait au pied de la citadelle, et il ne put se lasser d’admirer le zèle et l’application des élèves, la méthode et la science des maîtres. La réputation de Cluny, déjà si éclatante sous saint Odon et saint Maieul, s’accrut encore sous saint Odilon et saint Hugues. Ce monastère était un foyer dont la lumière illuminait l’Église entière ; la science et la piété y brillaient encore avec plus d’éclat qu’auparavant. Rien de plus ordinaire alors que de voir les moines de Cluny élevés aux plus grandes dignités de l’Église. Hildebrand, si connu sous le nom de Grégoire VII, vint, au sortir des écoles de Rome, perfectionner ses études à Cluny ; il y acquit les connaissances les plus sûres, et s’éleva bientôt à une telle supériorité qu’il mérita d’être le conseiller de cinq pontifes avant de monter lui-même sur la chaire de Saint-Pierre. Odon ou Otton, qui lui succéda après Victor III, sous le nom d’Urbain II, avait quitté un canonicat de Reims pour se faire moine de Cluny, et c’est après y avoir exercé divers emplois qu’il fut promu à l’évêché d’Ostie. Pascal Il avait été élevé dès l’enfance à Cluny, et n’étant encore que simple moine, il avait été fait cardinal légat du Saint-Siège en Espagne, où il présida plusieurs conciles. On peut citer encore dans ce siècle, parmi les moines de Cluny, Gérard, évêque d’Ostie et cardinal, légat des papes Alexandre II et Grégoire VII ; Etienne, cardinal légat qui tint plusieurs conciles en France ; Bernard, archevêque de Tolède et primat des Espagnes ; Pierre, camérier d’Urbain II et de Pascal II ; le savant Hildebert, successivement évêque du Mans et archevêque de Tours, sans compter une foule d’autres pieux et savants religieux qui furent tirés de Cluny pour gouverner des monastères et des diocèses. L’école du cloître Notre-Dame, à Paris, continua d’avoir au onzième siècle des étudiants des pays étrangers, ce qui prouve l’éclat de sa réputation et le mérite des maîtres qu’elle possédait. Avant 1050, saint Stanislas qui fut plus tard évêque de Cracovie, passa sept ans à Paris pour y perfectionner ses études ; saint Adalbéron, mort évêque de Wurtzbourg en 1090, y vint également avec deux compagnons qui furent deux personnages de grand mérite : Gebehard, archevêque de Saltzbourg, et Altmanne, évêque de Passau. Les Anglais et les Romains y envoyaient également leurs enfants, témoin Étienne, surnommé Harding, qui fut le troisième abbé de Cîteaux, et Pierre de Léon, si connu dans la suite sous le nom de l’antipape Anaclet II. Les études étaient également très florissantes dans les diverses abbayes du diocèse ; le célèbre docteur Olbert, abbé de Gemblours, cherchant à perfectionner ses connaissances, séjourna quelque temps à Saint-Germain-des-Prés dans les premières années du onzième siècle. Louis-le-Gros et Suger furent élevés à Saint-Denys, d’où Edouard le Confesseur, roi d’Angleterre, avait tiré auparavant Baudouin, très versé dans la médecine, dont il fit un abbé de Saint-Edmond. Il n’y eut pas de pays en France où les lettres fussent cultivées avec plus d’éclat et de succès dans ce siècle qu’en Normandie. Les Normands ont toujours eu de grandes dispositions naturelles pour les lettres, et dès cette époque leurs ducs, bien convaincus d’avoir trouvé la vérité dans la religion chrétienne, s’attachèrent à faire aimer de leurs sujets cette religion et tout ce qui concourait à la soutenir ; aussi les voit-on donner des biens considérables aux églises, fonder des monastères nouveaux, et favoriser tous ceux qui s’appliquaient aux sciences et aux arts. Richard II, mort en 1028, attirait auprès de lui par ses bienfaits des clercs, des moines, des abbés et des évêques. Ces ducs, nous dit Raoul Glaber, l’emportèrent sur les autres par la gloire de leurs armes dans la guerre, comme par leur union dans la paix et par leur libéralité. En effet, toute la province qui leur était échue en partage semblait former une seule maison, une même famille, unie par les liens d’une concorde inviolable. Ils traitaient comme voleur et comme brigand tout homme qui avait recours au mensonge pour demander dans une affaire plus qu’il n’avait droit d’exiger, ou pour soustraire quelque chose à un autre par sa mauvaise foi dans les marchés. Les pauvres, les indigents, les étrangers étaient comme leurs enfants d’adoption et trouvaient toujours en eux des soins vraiment paternels. Ils envoyaient aussi presque dans l’univers entier les dons les plus magnifiques aux saintes églises, On voyait même tous les ans des moines venir d’Orient, du célèbre mont Sina, à Rouen et remporter à leur tour des secours en or et en argent, dont ces princes les avaient chargés pour leur communauté. Enfin Richard, deuxième du nom, envoya à Jérusalem cent livres d’or pour le sépulcre du Sauveur ; et tous ceux qui désiraient y faire un pèlerinage de dévotion recevaient de lui les plus riches présents. L’Irlande fut éclipsée : la lumière partit de la Normandie, et l’abbaye du Bec opéra une véritable révolution intellectuelle trop oubliée dans les débats ultérieurs de la scolastique. De cette abbaye sortirent toutes les célébrités du onzième siècle : le pape Alexandre II, Guimond, évêque d’Aversa, Yves de Chartres, le restaurateur du droit canonique en France, et enfin saint Anselme. Le lombard Lanfranc, qui devint religieux du Bec en 1042, fut l’âme de cette activité intellectuelle qui, avec lui, passa de la Normandie en Angleterre, quand il fut appelé au siège de Cantorbéry, mais se soutint et se perpétua brillamment au Bec dans la personne de saint Anselme, disciple de Lanfranc, et comme lui italien. Sous Anselme, cette école vit grandir sa réputation et vit augmenter son influence. De tous côtés d’habiles clercs et des chevaliers de grande réputation vinrent se soumettre à la discipline de ces deux grands maîtres. Lanfranc et Anselme, tous deux d’un esprit supérieur, différaient de principes. Lanfranc, d’une vive et brillante imagination, rendit au latin sa pureté, à la philosophie un langage plus animé et plus noble. Le premier, il appliqua la dialectique à la théologie, et créa ainsi ou plutôt ressuscita la forme scolastique dont Jean Scot Érigène avait donné l’exemple ; mais il ne sortit pas de la théologie ; Anselme, unit, au contraire, la philosophie à la théologie, les lumières de la raison à l’autorité des Écritures. Fidèle aux lois de l’esprit humain, Anselme le menait à la connaissance des idées par la connaissance des lois du langage. Son Grammarium peut être considéré comme une introduction à la logique ; son Monologium, seu exemplum meditandi de ratione fidei, ou manière dont on peut s’y prendre pour rendre compte de sa foi, est un progrès de la philosophie. Elle marche plus librement sous le joug de la théologie ; elle appelle la raison à l’examen de la foi. Dans le premier chapitre du Monologium, Anselme pose l’existence de Dieu sur le même principe que Descartes, principe que l’on peut découvrir dans saint Augustin. Le second ouvrage d’Anselme, Proslogium seu fides quærens intellectum, ou la foi qui tente de se démontrer à elle-même, forme le complément du premier et mérite les recherches de la philosophie moderne. Anselme avait un esprit plein de sagacité et de profondeur ; mais cette sagacité même dégénéra parfois en subtilités, et ce fut après lui un des défauts de l’école normande. Elle rendit la dialectique compliquée et mystérieuse, elle s’égara dans des distinctions sans fin ; elle mêla les erreurs aux vérités, à de vaines recherches les plus hautes questions, la chute de Satan, la vérité, le libre arbitre, l’accord de la liberté avec la prescience divine. Après avoir fait connaître nos principales écoles, nous devons indiquer quelles étaient les sciences qu’on y enseignait et quels ont été leurs plus Musli es représentants. On ne changea rien à l’ordre et à la méthode qu’on suivait aux siècles précédents : on commençait par la grammaire, et avec elle on étudiait les bons auteurs de l’antiquité. Quoique ce siècle eût plus de facilité que le précédent pour lire leurs œuvres, puisqu’on multiplia beaucoup les copies des manuscrits, on ne voit pas qu’il ait fait plus de progrès dans la connaissance du latin ; à part quelques hommes d’élite qui appartenaient à l’ordre de Cluny ou à l’abbaye du Bec, le plus grand nombre des écrivains ne savait pas s’exprimer avec correction, et encore moins avec élégance. A plus forte raison ne faut-il pas leur demander une connaissance, même superficielle, des langues orientales ; le grec, l’hébreu, l’arabe, le syriaque ne pouvaient être enseignés parce qu’on n’en connaissait pas l’utilité pour l’interprétation et la critique des livres saints, et parce que l’on manquait généralement de grammaires, de dictionnaires et même de textes originaux. Cependant les ressources ne faisaient pas absolument défaut à ceux qui avaient quelque bonne volonté : il y avait des Juifs dans toutes nos grandes villes ; les pèlerinages en Syrie et en Palestine furent très fréquents plus de cinquante ans avant la première croisade ; on commença à publier quelques grammaires hébraïques, et un grand nombre d’étrangers qui connaissaient les langues orientales s’établirent, comme nous l’avons vu, dans plusieurs de nos provinces et y séjournèrent quelque temps. Des Arméniens et des Grecs venaient tous les ans à Rouen chercher les aumônes du duc Richard II. Saint Siméon, l’un d’entre eux, qui savait l’égyptien, le syriaque, l’hébreu, le grec et le latin, après y être venu plusieurs années, se retira successivement à Verdun et à Trêves, où il mourut en 1035. En 1044 et 1045, Ponce, évêque de Marseille, de concert avec Isarne, abbé de Saint-Victor, établit des moines grecs dans l’église de Saint-Pierre d’Auriol. Enfin saint Anastase, noble vénitien qui savait également bien le grec et le latin, vint passer plusieurs années au Mont-Saint-Michel d’où il se retira ensuite à Cluny. Tous ces étrangers qui vivaient en France auraient dû, ce semble, faire naître le désir d’étudier leurs langues. Cependant, très peu de clercs et de moines se piquèrent d’émulation pour des études aussi utiles au siècle des pèlerinages et des croisades, et l’on ne peut guère citer comme versés dans la connaissance du grec et de l’hébreu que le cardinal Humbert, le pape Léon IX, élève de l’école de Toul, Lanfranc, saint Anselme, Sigon, abbé de Saint-Florent de Saumur, Adam de Paris, qui se rendit à Athènes en 1060, saint Gersin, abbé de Saint-Riquier, Sigebert de Gemblours, écolâtre de Saint-Vincent de Metz. L’archéologie, science d’observation, de comparaison et de déduction, n’existait pas au moyen âge, car le moyen âge ne connut qu’une seule de ces facultés, la déduction. Il n’a donc pu avoir la notion scientifique des monuments et de cette variété de formes, qui est le fondement de toute doctrine scientifique dans le domaine des sciences critiques. Cependant, si peu observateurs que soient les hommes, il est impossible qu’ils n’aient point quelques perceptions générales de la nature des choses, perceptions au fond desquelles il y a quelque lueur de vérité. Or, ces aperçus d’instinct se trouvent au moyen-âge, ils se font jour dès le onzième siècle. Les monuments de l’antiquité païenne et de l’antiquité chrétienne, que présente alors notre pays en plus grand nombre qu’aujourd’hui, sont divisés en trois catégories : 1° Menhir, dolmen, tumulus. Cette œuvre grossière est pour les gens du onzième siècle l’œuvre du diable ; quelquefois, c’est l’ouvrage des saints, ce qui nous indique que la croyance aux mauvais génies a été accompagnée de superstitions que l’Église a diminuées insensiblement en mettant sur le compte des saints ce que l’on attribuait au diable ; 2° Ruines romaines. Ces constructions, dont la figure était si particulière qu’on ne pouvait les confondre avec autre chose, on en faisait l’ouvrage des Sarrasins. Les expressions : chemin, mur sarrasinois, tour sarrasine reviennent à chaque instant dans les chartes, histoires et chansons de gestes. Cela veut dire, non des ouvrages de Sarrasins, car les Sarrasins n’ont envahi la Gaule que pour détruire, mais des ouvrages faits du temps que le pays était occupé par les païens. Voilà où avaient abouti les travaux des Romains pour éterniser leur gloire ! Dès le dixième siècle, leur existence et leur nom sont oubliés ! 3° À côté des monuments païens, se rencontraient des monuments bien connus pour n’être point l’œuvre des Sarrasins, tels que les monastères, les églises. On les attribuait à un seul personnage, Charlemagne, qui a absorbé en sa personne toute l’histoire politique antérieure au triomphe de la féodalité. A mesure que l’on descend dans le temps, ce personnage absorbe les siècles qui deviennent plus éloignés ; de sorte que, pour des gens du quinzième siècle, certains monuments du treizième étaient l’œuvre de Charlemagne. Mais, dira-t-on, comment se fait-il que tant d’hommes instruits dans les monastères n’aient point réformé les erreurs populaires ? Ce n’est pas la faute de l’instruction si elle n’a point corrigé les opinions de la multitude. Dès Philippe Ier, on voit paraître une tendance à la critique, et on en trouve plusieurs applications à la connaissance des monuments. Ainsi, vers 1080, on fouille près de Meaux un champ de décombres et on découvre une statue représentant un homme d’un aspect guerrier. Grand bruit et grand étonnement dans le pays. Fulcoi, archidiacre de Meaux, vient sur le lieu de la découverte : il s’informe du nom du pays, reconnaît qu’il a pour origine Martis fanum, se fait expliquer les principales légendes de la localité, et il se trouve bientôt amené à conclure qu’il est en présence des débris d’un temple de Mars et d’une statue du dieu Mars. Voilà un jugement tel qu’on le porterait encore aujourd’hui. Un des contemporains de Fulcoi, Guibert de Nogent, ne fut pas moins judicieux. On découvrit dans un monastère, près de Nogent, des sépultures contenant des cercueils de pierre rangés en cercle. Dans les cercueils se trouvaient des vases de formes inusitées dans ce siècle. Guibert de Nogent, reconnaissant que ces sépultures n’avaient pas la forme des sépultures chrétiennes, conclut qu’elles étaient antérieures au christianisme, à moins, ajouta-t-il, qu’elles ne fussent des temps où les chrétiens suivaient encore les usages des païens. Voilà encore un jugement critique très sain. On cite d’autres savants qui firent également preuve d’esprit critique dans d’autres branches de l’érudition : Hériger, abbé de Lobbes, démontre déjà la fausseté de plusieurs lettres attribuées à saint Jacques et à saint Clément, et l’impossibilité d’admettre que saint Materne ait été envoyé dans les Gaules par saint Pierre. Guillaume, abbé de Saint-Bénigne, fit preuve de discernement dans ses corrections importantes sur le texte et la note du chant ecclésiastique. Lanfranc corrigeait sur les meilleurs manuscrits les exemplaires de la Bible, des ouvrages des Pères et divers traités de saint Ambroise. Saint Anselme s’appliqua aussi à corriger les textes d’un certain nombre de manuscrits, et plusieurs moines se formèrent sous sa direction à cet art aussi difficile que précieux. Le livre des reliques des saints, de Guibert de Nogent, peut passer pour un traité de critique ; il établit des principes très judicieux, avoue qu’il y a de fausses reliques comme il y a de fausses légendes, cite plusieurs exemples des unes et des autres et fait une vive sortie sur les inventeurs de faux miracles. Il composa cet ouvrage à l’occasion d’une dent de Jésus-Christ que les moines de Soissons prétendaient avoir ; il montre fort bien que cette prétention est chimérique, et qu’il en est de même de celles d’autres personnes qui croyaient posséder diverses parties du corps du Sauveur. Mais ces essais de critique sont des faits accidentels, qui se rapportent à un mouvement qui n’a pas eu de suite. On continue à manquer de discernement, dans le récit des faits passés comme dans celui des événements contemporains. On écrit encore l’histoire comme au dixième siècle, en se complaisant dans l’extraordinaire et le merveilleux, en négligeant le vrai et le naturel. On ne peut généralement pas se décider à raconter le présent sans remonter à l’origine du monde et sans copier les récits fabuleux accumulés dans les chroniqueurs et les annalistes des âges précédents. Toutefois, quelque défectueuse que soit la manière d’écrire l’histoire à cette époque, tant pour la méthode que pour le choix des faits, il faut reconnaître que le onzième siècle est riche en monuments historiques et que les auteurs de ce temps nous ont transmis une abondance d’informations où la critique moderne peut s’exercer avec fruit. Quelques-uns, tels que Raoul Glaber, ont embrassé l’histoire de toute une nation. D’autres, tels que Sigebert de Gemblours dans sa chronique, ont rapporté indistinctement les faits arrivés en plusieurs pays, sans qu’ils aient de liaison entre eux ; quelques-uns se sont restreints à l’histoire particulière de quelques souverains : ainsi, Helgaud a écrit celle de Robert-le-Pieux, Wippon celle des empereurs Conrad-le-Salique et Henri III, Guillaume de Poitiers celle de Guillaume-le-Conquérant. D’autres, comme Adémar de Chabannes, ont embrassé les événements arrivés dans plusieurs provinces, ou bien ils se sont restreints à des villes et à des monastères particuliers ; tels sont les auteurs des chroniques de Verdun, de Monzon, de Saint-Pierre-le-Vif à Sens, de Saint-Riquier, etc. ... Toutes ces chroniques, même celles qui ont le caractère d’œuvres tout à fait locales, mentionnent un grand nombre d’événements publics qui concernent l’Église ou l’État, et c’est là ce qui les rend encore aujourd’hui si utiles et si intéressantes. La rhétorique, qui est l’art de l’éloquence, continuait d’être enseignée publiquement dans nos écoles avec les autres arts libéraux dont elle fait partie ; bon nombre de religieux s’exercèrent à l’éloquence de la chaire, surtout depuis le concile de Limoges, tenu en 1031, et qui rappela aux clercs qu’une des obligations de leur saint ministère était de s’exercer à Fart de la parole. Depuis ce règlement, les prédicateurs se multiplièrent beaucoup, et l’on peut citer parmi eux : Raoul Ardent ; saint Gervin, abbé de Saint-Riquier ; lingues, archidiacre de l’église de Rouen ; Gérold, clerc d’Avranches ; Gilbert, évêque d’Evreux, etc. ... Guibert de Nogent non seulement s’exerça à l’éloquence de la chaire, mais il fit encore un petit traité sur la manière de prêcher, dans lequel il donne de très sages préceptes. Presque tous nos écrivains du onzième siècle eurent l’ambition d’êtres poètes latins, et il y en a plus de cinquante qui nous ont laissé des pièces de vers dans des genres assez variés. En réalité, ils ne furent que de médiocres versificateurs. La poésie exige des qualités d’esprit et de style qu’ils rie possédaient pas, et malgré leurs efforts ils n’ont réussi qu’à faire des vers où il n’y a presque aucun trait de vraie poésie, et où les règles de la prosodie ne sont pas même observées. Nous verrons que ceux qui écrivaient en langue vulgaire ont eu une renommée légitime et bien autrement durable. La dialectique était cultivée comme la poésie, dans toutes les écoles, mais avec plus de succès ; elle doit avant tout former l’esprit humain à raisonner avec justesse en lui apprenant les règles qui doivent le guider dans la recherche et dans la démonstration de la vérité. Or, avant les travaux de Lanfranc, de saint Anselme et du célèbre docteur Odon, archevêque de Cambrai, cette science déviait et s’égarait. On rie la faisait consister qu’en des mots et des règles dont on ne savait pas, le plus souvent, faire l’application ; tout aboutissait à des raisonnements généraux et à de stériles discussions sur le bon, le parfait et l’infini. On fut redevable aux trois grands philosophes que je viens de citer, de voir revivre la méthode des anciens, et la dialectique rentrer pour quelque temps dans le détail des connaissances pratiques. Les sciences plus spécialement ecclésiastiques, telles que la théologie, l’Écriture sainte, la liturgie, etc., furent plus que jamais l’objet principal de l’étude des clercs et des moines lettrés, qui s’y adonnèrent avec une application particulière. Bernon, élève de l’école de Fleury, se distingue entre tous les écrivains de son temps qui ont entrepris de traiter des matières liturgiques ; le Sacramentaire de saint Vandrille, l’Ordinaire et le Rituel de Jumièges, sont cités parmi les livres les plus curieux de ce genre. Les textes de l’Écriture sainte furent révisés, corrigés et commentés avec zèle ; on multiplia les bonnes copies des œuvres des Pères, et l’on assit l’enseignement de la théologie sur les principes les plus solides et la méthode la plus lumineuse ; rien ne fut avancé sans être appuyé de l’autorité de l’Écriture et de la tradition, ces deux règles invariables de la commune croyance de l’Église. Fulbert, Lanfranc, saint Anselme, Eusèbe Brunon, évêque d’Angers, resteront les plus glorieux et les plus illustres représentants de cette méthode, qui donna à la foi chrétienne tant de vigoureux défenseurs. Quoique la théologie absorbât la plus grande partie de la vie monastique, on ne négligea point la science des canons ni l’étude de la discipline ecclésiastique. De laborieux compilateurs recueillirent les anciennes collections dont ils multiplièrent les exemplaires ; ils en firent de nouvelles, dont quelques-unes ont eu une assez grande vogue, par exemple, celle de Godon, abbé de Bonneval au diocèse de Chartres, qui a passé dans les manuscrits de Colbert ; celle des moines de Saint-Tron, que Gratien semble avoir prise pour modèle de son décret. Bouchard, évêque de Worms, en publia une troisième, que Véran, abbé de Fleury, faisait copier dès l’an 1029. Enfin, Yves de Chartres donna la sienne, qui conquit rapidement assez d’autorité pour faire oublier celles qui l’avaient précédée. Les sciences mathématiques, physiques et naturelles eurent quelques représentants au onzième siècle : Halinard, qui fut archevêque de Lyon, lit en sa jeunesse une étude particulière de la géométrie ; Arnoul et Raimond, moines de Saint-André d’Avignon, s’occupèrent d’astronomie. François, scolastique de Liège, fit un traité du Comput et un autre sur la quadrature du cercle. Il y avait un attrait dominant pour l’astronomie ; mais il faut bien le dire, ceux qui observaient les phénomènes célestes le faisaient moins en savants qu’en amateurs de superstitions, et au lieu de rechercher les causes naturelles de ces phénomènes, ils se bornaient à en tirer des pronostics pour l’avenir. Hildebert du Mans, plus sérieux que les astrologues, décrivit quelques animaux terrestres : le lion, le renard, le cerf, l’éléphant, l’aigle, la tourterelle, la baleine, la couleuvre, et il a assez bien exposé leur nature et leurs caractères. La médecine est toujours le monopole des clercs et des moines, des abbés et des évêques. Fulbert de Chartres l’exerça même pendant son épiscopat ; Gilbert Maminot, évêque de Lisieux, passait pour être si habile dans cet art que Guillaume-le-Conquérant le choisit pour son premier médecin. Jean, moine de Saint-Bénigne de Dijon, et plus tard abbé de Fécamp, l’étudia par l’ordre exprès de Guillaume, son maître. Jean de Chartres, probablement l’un des disciples de Fulbert, fut médecin de Henri Ier ; nous voyons que plusieurs religieux furent attachés comme lui et au même titre à la personne du roi d’Angleterre, et que presque toutes les abbayes avaient au moins un moine en état de donner des soins à ses frères malades. Au Bec, on lit même venir de loin des livres de médecine, tels que des traités de Gallien et les aphorismes d’Hippocrate avec leurs gloses. Cette ardeur presque générale à cultiver toutes les branches du savoir humain, et cette multitude d’écoles dont nous avons signalé les plus illustres maîtres, portèrent leurs fruits et eurent d’heureuses conséquences. Le goût des Français s’affina, leur esprit, formé par de nouvelles connaissances, se dépouilla peu à peu de sa rusticité, et il se manifesta dans les mœurs une certaine honnêteté. une certaine douceur que le temps devait perfectionner. L’amour des lettres passa des cloîtres dans la société féodale, et il n’y eut pas jusqu’aux femmes qui ne se fissent un mérite de les aimer et de les cultiver. Helvide, de la maison des ducs de Lorraine et mère du pape Léon IX, savait parfaitement le latin. Mathilde, fille de Baudouin V, comte de Flandre, et femme de Guillaume-le-Conquérant, roi d’Angleterre, n’était pas moins renommée pour ses connaissances littéraires que pour sa naissance et sa beauté ; ses deux filles, Cécile, qui fut abbesse du monastère de la Trinité à Caen, et Adèle, qui devint comtesse de Blois. ne furent pas moins célèbres que leur mère par leur esprit studieux ; Baudri, abbé de Bourgueil, nous représente la première comme une religieuse qui faisait de la lecture ses délices ; Hugues de Sainte Marie, moine de Fleury, dédia une de ses chroniques à la seconde. Agnès, fille de Guillaume V, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, passait aussi pour une princesse très instruite, et sa mémoire est mentionnée avec éloges dans les écrits de Jean, abbé de Fécamp, qui composa en son honneur un recueil de prières. Ide, mère de Godefroi de Bouillon, roi de Jérusalem, et Constance, fille de Robert de Bourgogne et femme d’Alphonse VI de Castille, furent également renommées pour leurs grandes connaissances. Les monastères de femmes avaient leurs bibliothèques comme les monastères d’hommes, ainsi que nous en pouvons juger par un fait curieux, relatif à la fondation de l’abbaye Notre-Dame à Saintes. Geoffroi Martel, comte d’Anjou, et Agnès son épouse, qui en furent les fondateurs, lui léguèrent entre autres choses les cerfs et les biches qu’on prendrait dans l’île d’Oléron, afin que leurs peaux fussent employées à couvrir les livres à l’usage des religieuses. A l’exemple des Dames de France, plusieurs princesses étrangères entreprirent aussi de cultiver les lettres ; l’impératrice sainte Cunégonde, Béatrix et Mathilde, comtesses de Toscane et duchesses de Lorraine ; sainte Marguerite, reine d’Écosse et Mathilde, sa fille, qui épousa Henri Ier, roi d’Angleterre, connaissaient également les lettres profanes et l’Écriture sainte. Il y eut même en France des monastères de filles où l’on donnait aux garçons, dans leur enfance, les premiers rudiments du savoir humain : c’est ainsi que Goderanne, successivement abbé de Maillezais et évêque de Saintes, et Thierri, abbé de Saint-Hubert, reçurent leur première instruction, l’un à Saint-Pierre de Reims et l’autre à Maubeuge. Ces faits, ajoutés à tous ceux qui vont suivre, témoignent qu’au onzième siècle l’instruction fut remise en honneur, et que cette époque ne fut ni sans gloire ni sans grandeur. |