L’AN MILLE

 

CHAPITRE VII. — Étude des témoignages des historiens contemporains relatifs à l’an mille.

 

 

Nous venons d’établir, par des faits nombreux, qu’à l’approche de l’an mille il n’y avait en France ni cette torpeur résignée, ni cette inactivité fatale qui doivent exister chez un peuple qui n’est pas sûr du lendemain, et qu’on a trouvées dans le monde étrusque quand il se crut arrivé à la dernière période de son existence. Au dixième siècle, l’abattement n’était pas général parce que la croyance à la fin prochaine du monde ne l’était pas elle-même, et parce que cette croyance, loin de dominer dans la société, ne se rencontre que chez quelques illuminés qui passèrent aux yeux de leurs contemporains pour des fous ou des esprits faibles. Les sources historiques ne nous laissent aucun doute sur ce point. Interrogez les annales de l’Allemagne et de l’Italie, parcourez les chroniques de la France et de l’Angleterre, vous ne trouverez nulle part la mention des terreurs superstitieuses de l’an mille. De 950 à 1050, il n’y a pas un chroniqueur, pas un annaliste qui fasse une simple allusion à une terreur universelle produite par la venue du jugement général. Les annalistes continuent à raconter pêle-mêle les querelles des évêques et des moines, les batailles des grands, les disettes, les famines, les phénomènes célestes qui effraient ceux qui ne les comprennent pas ; et quand ils arrivent à l’année qui devait être l’année fatale, l’année suprême, ils sont aussi calmes et aussi froids qu’en présence de celles qui l’ont précédée et de celles qui l’ont suivie. Pas un mot de crainte au début, pas un soupir de soulagement à la fin ! Prenons l’un des plus importants de ces chroniqueurs, Raoul Glaber, moine de Cluny, dont la chronique va de 987 à 1044, et a été écrite de 1031 à 1044. Il appartenait à l’ordre qui avait alors le plus d’influence, grâce aux saints réformateurs qu’il donnait à l’Église, et qui possédait le plus de moyens d’information, soit par les maisons qui en dépendaient directement, soit par ses relations fréquentes avec les autres ordres religieux ; mieux que personne, Raoul était à même de savoir ce qui se passait dans le monde et de connaître ses espérances et ses craintes, ses douleurs et ses joies ; il consigne avec soin les prodiges, les apparitions, et il dit avec beaucoup de simplicité ce qu’ils annoncent sans jamais mentionner aux alentours de l’an mille la crainte de la fin du monde. Voici d’ailleurs quelques exemples de sa manière de raconter l’histoire de ces années, qu’on dit avoir été si redoutables : Hugues Capet termina ses jours sans accident, laissant le royaume en paix. Le roi Robert, quoique fort jeune, était déjà sage et instruit, d’une éloquence douce et d’une piété remarquable.... On vit sous son règne des fléaux épouvantables, annoncés auparavant par des signes certains dans les éléments, affliger l’Église du Christ ; et si ce monarque, aidé de la protection divine, n’en avait pas arrêté le cours, ils auraient étendu bien plus loin leurs ravages.... Quatre ans avant l’an mille, on vit en mer, près d’un lieu nommé Bernevaux, une baleine d’une grosseur monstrueuse se dirigeant du Septentrion à l’Occident ; elle apparut dans une matinée du mois de novembre, dès la première aurore, comme une île emportée sur les flots, et elle continua jusqu’à la troisième heure du jour de se développer sous les yeux des spectateurs, surpris et effrayés à cette vue.... Après l’apparition de ce monstre, il s’éleva des guerres tumultueuses dans tout l’Occident, aussi bien dans le pays des Gaules que dans les îles de l’Océan, comme l’Angleterre, la Bretagne et l’Écosse. Il arrive souvent en effet que, pour punir les fautes du bas peuple, Dieu suscite entre les rois et les princes des haines qui portent la désolation parmi leurs sujets, et leur font prodiguer à eux-mêmes leur propre sang.... L’auteur raconte ensuite les guerres qui eurent lieu entre Conan, duc de Bretagne et Foulques, comte d’Anjou ; la fondation du monastère de Loches, des prodiges à Orléans ; l’histoire de quelques prélats accusés de cupidité et d’avarice ; des incendies, la mort de plusieurs grands personnages ; une guerre en Bourgogne, une invasion de Sarrasins et divers prodiges, événements qui se passèrent de 998 à 1000, puis il commence ainsi le récit de la folie de l’hérétique Leutard :

Sur la fin de l’an mille, il s’éleva dans les Gaules, auprès du bourg des Vertus, canton de Châlons, un homme du peuple nommé Leutard, que l’on pouvait prendre pour un envoyé de Satan, comme. les suites de son entreprise l’ont assez prouvé. Ce Leutard s’était endormi un jour dans les champs, et pendant son sommeil il crut voir un essaim d’abeilles pénétrer dans son corps, puis en sortir par la bouche, lui faire une foule de piqûres et se mettre à lui parler en lui commandant des choses impossibles à l’homme. Épuisé par ce songe pénible, il se lève, revient chez lui et renvoie sa femme, prétendant se fonder sur un précepte de l’Évangile pour justifier ce divorce. Il entre ensuite à l’église, foule aux pieds la croix et l’image du Christ, persuade aux paysans qu’il agit ainsi d’après une révélation merveilleuse de Dieu et leur enseigne que c’est une chose tout à fait vaine et superflue de payer la dîme. Sa réputation d’homme sage et religieux lui fit de nombreux prosélytes ; mais il fut bientôt confondu par Gerbius, évêque du diocèse, et, se voyant vaincu et abandonné du peuple qu’il avait espéré séduire, il se jeta dans un puits où il trouva la mort.

Ces calamités, ces prodiges, ces apparitions d’hérétiques, étaient autant d’occasions qui devaient permettre à un moine de parler de la fin des temps, si cette croyance eût été une doctrine générale ; cependant il n’en dit pas un mot, et il ouvre l’histoire du onzième siècle sans manifester son étonnement de voir la vie du genre humain se prolonger, et sans exprimer la reconnaissance que les populations auraient dû avoir envers les Créateur qui voulait bien leur permettre de vivre encore : Maintenant que nous avons donné quelques détails sur les faits antérieurs au onzième siècle, nous allons commencer le troisième livre de cet ouvrage par raconter, comme nous l’avons promis, les événements qui ont eu lieu depuis l’an mille. Tous les autres chroniqueurs mentionnent avec la même indifférence le passage du dixième au onzième siècle, sans trace d’aucun étonnement ni d’aucun effroi : Sigebert de Gemblours dit qu’il y eut en l’an mille un violent tremblement de terre, une comète, et un phénomène qu’il explique sans le comprendre, et qui devait être un bolide ou une aurore boréale : Le ciel s’étant ouvert, une espèce de flambeau ardent tomba sur la terre, laissant derrière lui une longue trace de lumière, semblable à un éclair. Son éclat était tel qu’il effraya non seulement ceux qui étaient dans les campagnes, mais même ceux qui étaient renfermés dans les maisons. Cette ouverture du ciel se refermant insensiblement, on vit la figure d’un dragon dont les pieds étaient bleus et dont la tête semblait croître toujours. La chronique de Reims dit simplement qu’il y eut en cette année beaucoup de prodiges ; celle de Saint-Médard de Soissons signale un tremblement de terre et l’apparition d’un dragon dans le ciel ; la chronique de Sithieu donne les mêmes phénomènes que Sigebert de Gemblours, et celle de Liège et de Lobbes ne parle que d’un tremblement de terre. Or, ces mentions n’ont rien d’original et nous les retrouvons à tout instant dans les chroniqueurs du moyen-âge jusqu’au quatorzième siècle. Beaucoup de chroniques et d’annales ne consacrent même pas un mot à l’an mille, et l’on chercherait vainement dans Aimoin de Fleury, dans Odoran de Sens et dans Adémar de Chabannes, la moindre allusion aux dangers que l’humanité passe pour avoir courus à cette époque. La biographie de saint Maieul, abbé de Cluny, celle d’Abbon, abbé de Fleury, écrites l’une et l’autre de l’an 1000 à l’an 1040 par des hommes instruits, sincères, Véridiques, gardent le même silence, ainsi que celle du roi Robert, dont le règne cependant avait coïncidé avec la redoutable date. Dans les miracles de saint Aile, recueillis par des auteurs contemporains, nous apprenons qu’en l’an mille on vit des armées en feu dans les airs, et que pour détourner les malheurs que cette vision présageait, Renard, abbé de Rebais et Ermengarde, abbesse de Jouarre, convinrent de faire une procession avec leurs communautés et avec les reliques de leurs églises. On a érigé une croix, qui subsiste encore sous le nom de la Croix-Saint-Aile, à l’endroit où les deux processions se rencontrèrent. Pas un mot de la fin du monde en présence de ces armées en feu ! De bonne foi, peut-on croire que si l’humanité avait alors tremblé d’un bout de la France à l’autre, il ne serait pas resté quelque trace de ses craintes dans l’in ou l’autre dé ces récits ? Peut-on mettre qu’une sorte de conspiration du silence eût été décidée pour dissimuler à la postérité les heures d’angoisses du genre humain ? C’est d’au tant plus difficile qu’en Angleterre, en Allemagne, en Italie, il y avait aussi des chroniqueurs et qu’ils gardent le même silence. Jean Diacre, écrivant en l’an 1010, s’exprime ainsi : En l’an mille l’empereur Othon, se disposant à passer pour la troisième fois en Italie, voulut le faire en traversant les gouffres du grand lac de Côme. Thietmar de Mersebourg dit que le millième an depuis le salutaire enfantement de la Vierge sans tache étant arrivé, on vit briller sur le monde un matin radieux. En Angleterre, la chronique anglo-saxonne ne mentionne que guerres et ravages, sans en tirer aucune conséquence ; les diverses annales monastiques racontent avec plus ou moins de détails le règne d’Ethelred II (978-1013) sans faire aucun rapprochement entre les malheurs publics et les signes lugubres décrits par l’Apocalypse. Les actes des nombreux conciles de ce temps, les bulles pontificales, les recueils de correspondance des souverains, des évêques et des moines, n’ont ni une phrase ni un mot qui trahisse l’inquiétude d’une catastrophe prochaine. Quelle belle occasion cependant pour le clergé d’inviter les peuples à faire pénitence, à racheter leurs fautes par des aumônes, à apaiser la colère du souverain juge par de pieuses donations !’, Vingt ans après l’an mille, il arriva un prodige, plus extraordinaire que tous ceux que l’on avait pu voir jusqu’à ce jour, et qui était bien de nature à raviver la frayeur de la fin prochaine du monde, si jamais elle eût existé ; nous l’apprenons par une lettre que le roi Robert adressa vers l’an 1022 à Gauzlin, archevêque de Bourges, et qui est imprimée au tome dixième du Recueil des historiens des Gaules et de la France. Robert a été informé par le comte Guillaume d’Aquitaine qu’il est tombé dans toute cette région une pluie de sang, et que l’on a pu laver les taches qu’elle faisait sur le bois, tandis qu’aucun lavage ne peut faire disparaître celles qui sont sur la chair, les vêtements et la pierre. Le roi de France est effrayé, et il demande au savant archevêque si l’on a jamais vu quelque chose de pareil dans l’histoire et quels événements présage un tel prodige. Gauzlin relit le chapitre des prodiges de Valerius Rufus, la chronique d’Eusèbe, et, aidé surtout par une candide imagination, il répond qu’en général une pluie de sang sur du fer présage une guerre civile ou un conflit entre deux nations, et il ajoute sur les cas particuliers signalés par Robert des interprétations aussi naïves qu’invraisemblables. Il est visiblement très embarrassé et quoiqu’on n’ait jamais signalé un phénomène aussi rare et aussi sombre, il ne vient ni à Robert ni à Gauzlin la pensée de songer à la fin du monde. Bien que les raisons que nous venons d’invoquer nous autorisent déjà à reléguer dans le domaine des légendes les terreurs de l’an mille, nous ne considérons point notre tâche comme terminée, car les historiens qui ont vulgarisé cette erreur jouissent d’une autorité considérable, et, comme ils se sont appuyés sur des sources, il faut discuter les témoignages qu’ils ont invoqués. Ces témoignages sont au nombre de huit :

1°. La chronique de Guillaume Godel, moine de Limoges, qui a écrit après 1124 ! — Ce chroniqueur raconte que le bruit de la prise de Jérusalem par les Turcs s’étant répandu dans nombre d’endroits, beaucoup de gens furent saisis de frayeur et soupçonnèrent que la fin du monde arrivait. Tous les hommes sensés songèrent à réformer leur vie. Comment s’appuyer sur ce témoignage pour prouver que l’humanité était convaincue de disparaître l’an mille, puisque Godel rapporte ces faits aux années 1009 et 1010 ? Il n’y a là d’ailleurs qu’une de ces expressions de découragement ou de désespoir passager qui sont familières au peuple en présence d’une grande catastrophe. En temps de guerres, d’épidémies, de grands fléaux, quand les conditions de la vie sont bouleversées, quand l’invraisemblable et l’impossible deviennent la règle, les inventions les plus fantastiques naissent d’elles-mêmes, se propagent, s’exagèrent et finissent par prendre dans l’esprit humain la place de la réalité. On redoute les jugements d’en haut et l’on se convertit parce que l’on croit que tout est perdu. C’est la fin du monde, dit-on volontiers ; que de gens du peuple ont répété ce mot dans nos années terribles ! Le passage de Godel est l’expression du même sentiment, et, en ce qui concerne la croyance qui nous occupe, il n’a pas plus de valeur que cet autre propos rapporté par Raoul Glaber au sujet du voyage que fit à Jérusalem, en 4028, l’évêque d’Orléans, Odolric : Quelques personnes, dit-il, conçurent des alarmes du concours prodigieux du peuple au Saint-Sépulcre de Jérusalem ; et toutes les fois qu’on leur demandait leur avis sur cet empressement jusqu’alors inouï, elles répondaient sagement que c’était le signe avant-coureur de Vierne antéchrist, que les hommes attendent en effet vers la fin des siècles, sur la foi des divines Écritures, et que toutes les nations s’ouvraient un passage vers l’Orient qui devait être sa patrie, pour marcher bientôt à sa rencontre. Il s’agit là des craintes de quelques esprits faibles et non d’une croyance universelle. Retenons, d’ailleurs, que tout cela se passait bien après l’an mille.

2°. Deux passages de l’Apologie d’Abbon, que nous avons déjà cités. — Comme nous l’avons vu, Abbon rapporte que, dans sa jeunesse (il était né vers 945), il avait entendu un visionnaire annoncer dans une chaire de Paris que l’antéchrist apparaîtrait l’an mille, et que sa venue précéderait de peu le jugement universel. Il réfuta cette erreur en s’appuyant sur les saints Évangiles, l’Apocalypse et Daniel. Il raconte encore que le bruit s’était répandu en Lorraine que le monde devait infailliblement finir dans l’année où l’Annonciation arriverait le vendredi saint ; erreur encore plus absurde que la première, car le monde n’aurait pas vécu un siècle après le Christ s’il avait dû finir dans l’année où cette coïncidence se produisit pour la première fois. Abbon eut d’autant plus facilement raison de cette superstition, qui circula vers l’an 975, que la coïncidence arriva l’an 992 et sans ébranler la terre sur ses fondements. Que résulte-t-il de tout cela ? Qu’il y avait eu à Paris et en Lorraine quelques illuminés que l’Apocalypse tourmentait, mais qu’il ne devait plus en rester à l’époque où Abbon écrivait son Apologie, puisqu’il nous apprend, en 998, qu’il avait heureusement dissipé leur erreur, et qu’en réalité nous n’en trouvons plus trace dans l’histoire littéraire de la seconde moitié du dixième siècle.

3°. Un passage d’une chronique allemande intitulée Annalista Saxo, et publiée dans le sixième volume des Monumenta germanicæ Historiæ : — Au temps où Henri IV régnait à Rome et Alexis à Constantinople, les hommes, selon ce que l’Évangile avait prédit, s’attaquaient les uns les autres, familles contre familles, nations contre nations : de grands tremblements de terre se produisirent en tous lieux : les pestes, les famines, les présages, les signes funestes dans le ciel se multiplièrent. Et comme dans toutes les nations la trompette évangélique annonçait l’arrivée du juste juge, la chrétienté observait partout des signes prophétiques. Que signifie cette trompette évangélique ? Quelques prédicateurs qui, profitant de l’épouvante que causaient les grandes calamités, tâchaient d’amener les populations à la pénitence en invoquant l’idée du jugement dernier. Cette citation du reste ne prouve rien pour l’an mille, puisqu’elle se réfère à l’an 1095, qui est l’année où l’empereur d’Allemagne Henri IV régnait à Rome et Alexis Ier Comnène à Constantinople.

4°. La chronique de Trithème. En 960, dit-elle, il comparut devant une assemblée de princes un certain prêtre du nom de Bernhart, ermite des Marches de la Thuringe. Abusé par ses propres lumières ou par un esprit étranger, il disait que le dernier jour approchait, qu’il en serait fini bientôt du monde et que Dieu le lui avait révélé. Les uns le prenaient pour un prophète divin, mais les autres, le prenant pour un imposteur ou pour un fou, se moquaient de lui. Comment croire aux terreurs de l’an mille sur une pareille citation ? il s’agit là d’un illuminé comme le visionnaire de Paris, et les visions de saint Jean ne semblent pas avoir eu une grande influence autour de lui, puisque l’on riait de ses révélations. Rien dans les chroniqueurs, ses contemporains, ne révèle qu’il ait fait des prosélytes. Au surplus, la chronique de Trithème est l’œuvre non d’un contemporain de l’an mille, mais d’un compilateur du seizième siècle.

5°. La chronique de Raoul Glaber. — Il termine ainsi le récit de la plus épouvantable famine qu’ait éprouvée le onzième siècle : On croyait que l’ordre des saisons et les lois des éléments, qui jusqu’alors avaient gouverné le monde, étaient retombés dans un éternel chaos, et l’on craignait la fin du genre humain. Jamais preuve des terreurs de l’an mille n’a été plus mal choisie : les historiens qui l’ont utilisée n’ont pas remarqué qu’il s’agit ici de l’an mille après la Passion et non de l’an mille après l’incarnation, ce qui nous reporte à l’an 1033 et non à l’an 1000 do l’ère chrétienne. Ils n’ont pas remarqué davantage que la fin du chapitre d’où ils ont détaché cette phrase est une preuve éclatante du peu d’effroi que les calamités publiques produisaient sur les populations et du peu de crédit qu’auraient eu les prédicateurs qui seraient venus parler de la fin du monde. Voici ce qu’il ajoute, après avoir dit que l’on craignit cette fin : Mais ce qu’il y a de plus prodigieux, de plus monstrueux, au milieu de ces maux, c’est qu’on rencontrait rarement des hommes qui se résignassent, comme ils le devaient, à subir cette vengeance secrète de la divinité avec un cœur humble et contrit, et qui cherchassent à mériter le secours du Seigneur, en élevant vers lui leurs mains et leurs prières. On vit donc s’accomplir alors cette parole d’Isaïe : le peuple n’est point retourné vers celui qui le frappait. C’est qu’il y avait dans les hommes une dureté de cœur égale à l’aveuglement de leur esprit, et que Dieu, le souverain juge des hommes, l’auteur de toute bonté, n’accorde la volonté de le prier qu’à ceux qu’il a crus dignes de sa miséricorde. A défaut de tout autre témoignage, celui-là suffirait pour montrer la quiétude des esprits en voyant approcher la fin du dixième siècle : s’ils ne furent point alarmés par les malheurs épouvantables de l’année 1033, à plus forte raison furent-ils insouciants et bien tranquilles dans les années relativement calmes et prospères qui précédèrent l’an mille.

6°. Le concile de Trosly, tenu l’an 909, c’est-à-dire quatre-vingt-onze ans avant l’an mille — C’est le seul des nombreux synodes convoqués par Hervée, archevêque de Reims, dont les décrets nous soient parvenus. Ils sont distribués en quinze chapitres, qui sont plutôt de longues exhortations que des canons, et qui font voir le triste état de l’Eglise. Dès la préface, on en parle ainsi : Les villes sont dépeuplées, les monastères brûlés ou ruinés, les campagnes réduites en solitude. Comme les premiers hommes vivaient sans loi et sans crainte, abandonnés à leurs passions, ainsi maintenant chacun fait ce qu’il lui plaît, méprisant les lois divines et humaines et les ordonnances des évêques ; les puissants oppriment les faibles ; tout est plein de violences contre les pauvres et de pillages des biens ecclésiastiques. Et afin qu’on ne croie pas que nous nous épargnions, nous qui devons corriger les autres, nous portons le nom d’évêques, mais nous n’en remplissons pas les devoirs. Nous négligeons la prédication, nous voyons ceux dont nous sommes chargés abandonner Dieu et croupir dans le vice sans leur parler et sans leur tendre la main ; et si nous les voulons reprendre, ils disent, comme dans l’Evangile, que nous les chargeons de fardeaux insupportables et n’y touchons pas du bout du doigt. Ainsi le troupeau du Seigneur périt par notre silence. Songeons quel pécheur s’est jamais converti par nos discours, qui a renoncé à, la débauche, à l’avarice, à l’orgueil. Cependant nous rendrons compte incessamment de cette négociation qui nous a été confiée pour en apporter du profit. Pour nous qui avons le titre d’évêque, le fardeau de la charge pastorale devient un poids insupportable, quand approche le moment de rendre compte de la mission qui nous a été confiée et du profit que nous en avons réalisé. Bientôt on verra arriver le jour majestueux et terrible dans lequel tous les pasteurs comparaîtront avec leurs troupeaux devant le Pasteur suprême. Et qu’allèguerons-nous ? Bien dans cette phrase n’indique qu’Hervée craignait, ainsi que ses collègues, l’approche de l’an mille comme la date fatale de la consommation de toutes choses. Ce qu’il craint, ce qu’il redoute, c’est le compte que chaque évêque devra rendre de son administration au jour du jugement. Quant à l’époque ou luira ce jour d’une majesté terrible, rien ne la détermine, et l’imminence du jugement général auquel il fait ici allusion est un pur effet oratoire destiné à rappeler à l’homme qui a charge d’âmes que courte est la vie, courte la durée de la terre, que le jugement dernier est constamment suspendu sur nos têtes, et que la plus grande occupation d’un évêque doit être de se tenir toujours prêt à rendre ses comptes.

L’éloquence ecclésiastique, aujourd’hui comme au moyen âge, est remplie de ces allusions au jour de colère, de calamité et de douleur, dies iræ, dies calamitatis et miseriæ. Il n’y a pas une retraite ecclésiastique où un évêque ne tienne à son clergé le même langage qu’avait tenu Hervée, et que tinrent après lui Vincent Ferrier, Bourdaloue, Bossuet, Massillon.

7°. Le Libellus de Antechristo de Adson. — L’auteur, en composant ce traité vers 954, n’a eu qu’un but, satisfaire le désir que la reine Gerberge lui avait exprimé de connaître les Écritures. Loin de croire à la fin prochaine du monde, il donne une raison assez curieuse de sa durée, c’est que l’Antéchrist ne paraîtra pas avant que tous les royaumes du monde ne soient séparés de l’empire romain auquel ils étaient assujettis. Mais ce temps, n’est point encore venu, dit-il ; car, bien que nous voyions l’empire romain déjà détruit pour la plus grande partie, cependant, tant que les Français auront des rois qui doivent tenir cet empire, sa dignité ne tombera pas entièrement parce qu’elle se soutiendra dans leurs rois. Nos docteurs nous apprennent en effet, ajoute notre auteur, qu’un roi de France possédera dans les derniers temps l’empire romain en entier et qu’il sera le plus grand et le dernier de tous les rois ; qu’après avoir sagement gouverné son royaume, il ira en dernier lieu à Jérusalem et qu’il déposera son sceptre et sa couronne sur le mont des Oliviers.

8°. Les Chartes. — Enfin on a cru trouver une preuve décisive de l’effroi qui glaçait les cœurs avant l’an mille dans le préambule de plusieurs chartes contemporaines, préambule ainsi conçu : Les ruines se multipliant sous nos pas, le jour terrible, la fin du monde approchant... Comme exemples de ces préambules, nous pouvons citer une donation d’Arnaud, comte de Carcassonne et de Comminges à l’abbaye de Lézat, en 944 : Mundi terminum appropinquante ; la fondation du prieuré de Saint-Germier de Muret, en 948 : Appropinquante etenim mundi terminio et ruinis crebrescentibus. Sans multiplier ces citations, nous ferons remarquer que les nobles n’ont pas souscrit plus d’actes de donation au dixième siècle qu’à toute autre époque, que les actes exprimant la crainte de la fin du monde se retrouvent après comme avant l’an mille ; ainsi, en1030, une restitution faite à l’abbaye de Lézat commence ainsi : Appropinquante etenim mundi terminio et ruinis crebrescentibus et nous avons la même formule en 1048 dans un déguerpissement fait en faveur de l’abbaye de Lézat, en présence de Raymond, marquis. Mais déjà en 737, dans la vie de saint Pardoux, il est dit que le monde s’avance vers son déclin ; on trouvera même cette formule dans les siècles précédents. Elle a été si peu inventée au dixième siècle, pour un besoin spécial et en vue de circonstances critiques, qu’elle était en usage dès le septième siècle. Les praticiens romains et gallo-romains avaient des recueils de formules des actes qu’ils étaient appelés à dresser ; quelques-uns de ces recueils ont survécu à l’établissement des Germains et ont été accommodés à la législation nouvelle qui s’établissait en Gaule, et à leur imitation quelques clercs ont composé des formulaires pour la rédaction des actes selon les lois germaines. Ces deux classes de formulaires nous sont restées, et le plus complet, celui dont on peut se servir avec le plus de sécurité, est celui du moine Marculfe, rédigé dans la seconde moitié du septième siècle, dédié à saint Landry, évêque de Paris, et divisé en deux livres, l’un contenant les modèles des actes les plus usuels dans la chancellerie royale, des actes du droit public et administratif ; l’autre, les modèles des actes du droit privé, c’est-à-dire des actes qui se font entre particuliers. Ce recueil a fait loi dans les chancelleries et dans les notariats pendant une grande partie du moyen âge. La meilleure édition que nous en possédions est due à l’un des savants de notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, M. Eugène de Rozière, et nous y lisons, à la page 224 du premier volume, la formule que nous venons de reproduire : Mundi terminum ruinis crebrescentibus appropinquantem indicia certa manifestant. Ces termes sont fréquents au neuvième siècle dans les testaments et les donations de grande importance, plus rares dans le dixième siècle que dans le onzième après l’expiration du terme fatal, et le roi Robert, dont on connaît la piété, n’a jamais employé ce préambule dans ses actes. Son emploi au septième siècle était peut-être un dernier souvenir de la doctrine des millénaires ; au dixième il n’a plus aucune signification, et dans les rares chancelleries de l’ouest et du midi de la France où il est encore employé, on obéit à l’usage plutôt qu’à la crainte. En admettant même que cette formule soit encore l’expression d’un sentiment sincère dans quelques âmes, elle n’a rien d’étrange, rien d’inexplicable, ainsi que l’a déjà fait remarquer un érudit bénédictin, dom François Plaine : L’homme de foi, le chrétien peut-il oublier que ce monde terrestre, étant destiné à disparaître dans un avenir plus ou moins prochain, n’est jamais bien éloigné de sa ruine, si on considère les choses au point de vue surnaturel ? Car, qu’est-ce que mille ans ou dix mille ans même en présence du gouffre sans fond d’une éternité sans limite ? Est-ce plus qu’un jour, une heure, un moment qui passe ? non assurément. Il est donc bien établi qu’on pouvait parfaitement en l’an 980 ou 999, parler de la fin prochaine du monde et des ruines qui en annonçaient la proximité, sans s’abandonner pour cela à une terreur superstitieuse, sans délaisser à cette occasion tout travail du corps et de l’esprit, en un mot sans s’imaginer que l’an mille était l’année fatale qui verrait la destruction de la race humaine et de ce inonde matériel.