L’AN MILLE

 

CHAPITRE V. — La guerre au dixième siècle. - Les Grands.

 

 

Les maîtres des sujets sont une confédération de petits souverains, de petits despotes, inégaux entre eux et ayant, les uns envers les autres, des devoirs et des droits, mais investis dans leurs propres domaines, sur leurs sujets personnels et directs, d’un pouvoir arbitraire et absolu. Là réside essentiellement le régime féodal, et voici ce qu’il avait fait de la France.

Vingt-neuf ans après la mort de Charlemagne, le traité de Verdun, en 843, démembra son grand empire en trois royaumes distincts, France, Germanie et. Italie. Quarante-cinq ans plus tard, peu après la mort de Charles-le-Gros, le dernier carolingien qui ait réuni un moment tout l’héritage de Charlemagne, le grand empire se démembra en sept royaumes, France, Navarre, Bourgogne cis-jurane, Bourgogne trans-jurane, Lorraine, Italie et Allemagne. Le travail de démembrement qui se poursuivait dans l’empire s’accomplissait également en France. Vers la fin du neuvième siècle, vingt-neuf provinces ou fragments de province, nées du démembrement d’un grand territoire et formées par usurpation ou par des concessions arrachées au pouvoir central, étaient devenues de petits états dont les anciens gouverneurs, sous les noms de ducs, comtes, marquis, vicomtes, étaient presque de vrais souverains ; au dixième siècle, à l’avènement de Hugues Capet, au lieu de vingt-neuf fiefs ou petits états, il y en avait cinquante-cinq bien effectivement établis.

Cette appropriation par les comtes de provinces, qu’ils avaient jusqu’alors gouvernées comme fonctionnaires par délégation, cette révolution qui fractionnait la souveraineté et créait dans notre France un certain nombre de petits états, était une nécessité politique et sociale. La royauté était devenue trop débile pour protéger tous les intérêts dans un royaume encore trop vaste, les liens de la centralisation se détendirent et se brisèrent fatalement ; le pouvoir se localisa et devint par là plus efficace. Comme il fallait opposer une résistance aux ravages des Normands, des Sarrasins et des Hongrois, les comtes se mirent à la tête des populations abandonnées par le pouvoir central et repoussèrent l’ennemi ; ils se firent tout-puissants par les services qu’ils rendirent et par la protection qu’ils assurèrent ; et les anciens sujets du roi devinrent leurs propres sujets. Les officiers placés sous leurs ordres, suivirent, quand ils le purent, leur propre exemple, et s’arrogèrent le droit de transmettre leurs fonctions à leurs héritiers. Les hommes libres, réduits à un petit nombre, sont forcés d’accepter le nouveau maître dans la circonscription duquel le hasard les a placés. Quant à l’immense majorité de la nation, serfs, lites, colons, ils ne s’appartiennent pas et ce changement les laisse très indifférents ; ils continuent à cultiver les domaines de leurs maîtres, sans grand profit, mais non sans espérance et sans avenir.

Le souvenir et la crainte des invasions furent cause que les seigneurs souverains de ces petits états bâtirent des châteaux pour leur sûreté personnelle ; ruinées par les incursions des Sarrasins, des Normands et des Hongrois, les populations des villes et des campagnes avaient apprià à se défier des plaines, et elles aidèrent à la construction de ces donjons dans lesquels elles croyaient trouver un abri, et qui trop souvent ne furent que des repaires pour le brigandage de leurs maîtres. Etudions ce genre de forteresses qui se sont tant multipliées sur le sol de la France, au neuvième et au dixième siècle, même aux approches de l’an mille. Château, Chatel, Castel, de Castellum, diminutif de Castrum, désigne le poste fortifié qu’en beaucoup de circonstances les Romains étaient obligés de mettre autour de leurs camps.

Sous la république romaine la forme des castels était en petit celle des castra ou camps : enceinte carrée, environnée de fossés avec terre-plein et palissade pardessus. Quand il y eut des castra stativa (camps fixes), on vit apparaître les castella stativa, et c’est par une enceinte de castella, reliée à ces castra, qu’Auguste défendit les frontières. La ligne fortifiée de la Gaule fut portée, tantôt jusqu’à la Forêt Noire, tantôt seulement à la rive gauche du Rhin et fut renforcée par, des arrière-postes sur la crête des Vosges. Contrairement aux préjugés de certains archéologues, ces castella remontent tous à l’invasion barbare ; il y en a fort peu qui datent de l’indépendance gauloise ; ceux-ci n’ont ni le retranchement de terre ni les fossés. Au temps de l’invasion on multiplie forcément, sur les grandes voies ou sur les voies secondaires, ces castella ; dès le règne des trente tyrans — deuxième moitié du troisième siècle après Jésus-Christ — les invasions, devenant déjà périodiques de dix en dix ans, obligent à construire de nouveaux retranchements, mais leur forme n’est plus carrée : on choisit les pointes par lesquelles se terminent les plateaux à la rencontre de deux vallées, afin d’économiser la fortification artificielle. Ces pointes sont isolées du plateau par un large fossé, au-delà duquel on relevait la terre, dont on faisait un agger d’une grande hauteur ; on en voit encore à Fribourg en Brisgau de 6, 7 et 8 mètres, ce qui indique qu’à l’origine, l’agger pouvait bien avoir trente pieds de hauteur. Si les pentes du plateau étaient rudes, on bordait simplement l’enceinte d’un petit retranchement de terre, sur lequel on élevait une clôture en bois. S’il y avait des côtés accessibles, on y faisait le terre-plein aussi fort qu’en avant de la construction ; les tuiles qu’on y découvre encore proviennent de la toiture d’une tour, située sur une butte et servant aux signaux de communication d’un castel à l’autre. On y retrouve aussi des armes. Rien ne prouve cependant qu’elles aient appartenu à des légionnaires, car c’étaient des Germains soldés qui gardaient ces postes, et il n’y en avait même de permanents que dans les places principales des grandes voies. Les ouvrages de l’intérieur du pays n’avaient des défenseurs que lorsque l’ennemi les rendait nécessaires.

Les castella du bas-empire servaient de refuge aux populations pendant les incursions des barbares.

Il n’entrait pas dans le goût des Germains de continuer des constructions de ce genre. Maîtres du territoire, ces barbares cessèrent d’occuper les castella ; quelques-uns cependant se conservèrent dans le voisinage du Rhin, et l’on trouve dans Fortunat (livre III), la description de celui de Nicérius, évêque de Trèves. L’enceinte consiste en une forte palissade garnie de trente tours ; elle enveloppe tout le versant de la côte et embrasse le terrain jusqu’au bord de deux rivières : on voit à la partie supérieure une maison à trois étages bâtie avec luxe ; de l’autre côté, une tour avec une chapelle et des casemates où se trouvaient des balistes. Pour desservir un moulin destiné à alimenter la population réfugiée dans le castellum, on avait, dans la partie inférieure, détourné l’un des cours d’eau. Tout le terrain retranché était planté de vignes et d’arbres fruitiers.

Quand la Gaule n’eut plus qu’un maître, c’est-à-dire à l’avènement de Clotaire II, toutes ces mesures de précaution tombèrent en désuétude. Sous les deux premiers Carolingiens on vit reparaître les castra et les castella romains, rendus nécessaires par l’immense étendue de l’empire ; puis la paix qui survint les fit négliger. Sous les petits-fils de Charlemagne, il fallut renouveler ces ouvrages, car le traité de 911 n’arrêta pas l’invasion, et les Danois continuant leurs incursions jusqu’en 954, les populations durent se défendre elles-mêmes ; elles s’adressèrent aux propriétaires du sol et ceux-ci leur élevèrent des refuges nouveaux, dits chatel, haie, ferté, castellum, plexitium. Les anciennes fortifications étaient trop dévastées et trop incommodes pour qu’on pli alors s’en servir. Les rois tentèrent en vain de faire supprimer ces châteaux qui amenaient la désorganisation sociale. Il n’y eut plus de maîtres que les propriétaires des castella, plus de sujets que les leurs.

Le castellum une fois élevé pour l’usage que nous venons d’indiquer, le maître ne le quitta plus, et les populations qui, auparavant, abandonnaient leurs villages pour s’y réfugier, vinrent alors se grouper autour de lui. Ces agglomérations autour des châteaux s’appelèrent bourgs. Cette dénomination en usage déjà pendant le quatrième siècle, d’après Végèce, désignait alors le refuge tout entier ; au neuvième siècle, elle indique l’agglomération autour du refuge. Voici la description de ce nouveau castel : une grande tranchée le sépare du plateau ; sur les bords du fossé il y a un fort terre-plein, interrompu en un point pour l’entrée de la fortification, avec un pont mobile et une forte barricade servant de porte ; et en avant du castellum, le bourg, fermé aussi, si c’est possible, par une tranchée, en tous cas protégé du côté de la campagne par une fortification.

L’intérieur du castellum est ordinairement divisé en deux parties ; une, antérieure, dite cour, curtis ; une, postérieure, le donjon. Presque toujours un deuxième fossé sépare la cour du donjon. Le donjon était une cour où s’élevait une éminence factice, appelée motte ; cette éminence munissait déjà le castellum de la décadence : au moyen âge, elle a été appelée mota, motte ; dunio, dunionis, d’où donjon ; au midi, podionum, poujol, petite éminence. Donjon s’est appliqué plus tard au logis seigneurial en même temps qu’à la motte. Dunio est vraisemblablement le diminutif du Celtique latinisé, dunum, colline. Dans les anciens castella il y avait des tours factices sur motte ; quand on les a trouvées, on s’en est servi ; quand elles n’existaient plus, on en a fait de nouvelles. Cette motte était entourée d’une palissade, qui était elle-même enveloppée d’une haie ; au sommet de la motte, la tour du seigneur à trois étages au-dessus du rez-de-chaussée, terminée par une plate-forme crénelée avec le belvédère de la loge.

Pour entrer dans le donjon, il y avait une grande planche posée sur le bord du fossé et aboutissant à une porte pratiquée sur l’une des faces. Pour assurer l’assiette de la planche, il y avait de forts tréteaux contre le versant du donjon et dans le fossé.

Il reste beaucoup de ces mottes sur lesquelles ont été construites des tours de bois au neuvième siècle ; elles mesurent environ dix-huit mètres au-dessus du niveau du sol. La tour en bois est consolidée de grosses pièces de charpente, entre lesquelles sont ouverts des jours éclairant chaque étage.

Là loge a la forme d’un campanile coiffé d’un petit dôme. Elle a cette configuration dans un grand nombre de manuscrits et sur la tapisserie de Bayeux représentant la conquête de l’Angleterre par Guillaume. Elle était un lieu d’observation et renfermait toujours une sentinelle ; elle servait aussi de lieu de plaisance aux gens du château.

Ordinairement sur l’un des côtés du donjon était un petit édifice en appendice, couvert d’une petite plate-forme crénelée : il servait de cuisine et d’office. — Au rez-de-chaussée, il y avait un local pour les bêtes et les provisions ; au premier étage, la salle, aula, pièce d’apparat où le seigneur trônait dans sa gloire ; dans un coin, un cabinet pour sa chambre à coucher ; au deuxième, des pièces pour sa famille et les hauts dignitaires ; au troisième, des logements pour les vassaux et les gens de guerre.

La plupart des donjons du neuvième et du dixième siècle sont de bois : il y en a eu aussi de pierre ou de bois avec embasement de pierre. Ces derniers appartenaient à de grands seigneurs

Dans la cour signalons : souvent une église, une collégiale fondée par le seigneur, et servant de bâtiment pour le service divin et les chanoines ; des magasins sous des hangars ; des souterrains, ou galeries se prolongeant sous le promontoire, de façon à avoir des sorties dissimulées sur les pentes.

Au sommet du versant du plateau ; sur les deux bords de la cour : la haie ou plessis ; sur le revers du deuxième fossé, encore une haie, un plessis et un pont, comme au premier fossé ; sur le contour de la cour, haie ou plessis avec tour de bois ronde ou carrée, ayant peu de saillie sur la fortification. L’ennemi faisait un premier siège sur le bourg. Si les habitants du bourg étaient les plus faibles, ils se réfugiaient dans la cour ; un deuxième siège commençait jusqu’à ce que le fossé eût été forcé. Ce fossé forcé, il ne leur restait de ressource que le souterrain et l’église.

Le seigneur avec ses gens devait défendre le donjon : il y allait de ses richesses et de son honneur. Si l’ennemi cherchait à l’incendier, on le protégeait, d’après le système romain, en l’enveloppant de centons, vêtements de laine qu’on mouillait et contre lesquels le feu avait peu de prise. D’autres fois on employait des peaux fraîches. La palissade, où pouvait porter le jet de l’ennemi, était aussi habillée. Grâce à ces moyens, on pouvait résister longtemps, surtout s’il y avait un puits ; aussi est-il vraisemblable qu’avant d’établir la motte on faisait des sondages pour trouver de l’eau, et que la motte était élevée sur le blindage ou le revêtement de pierres qui garnissait l’orifice. Comme spécimen de donjons antérieurs au onzième siècle, on peut citer les constructions de Foulques-Nerra, comte d’Anjou. Ce grand bâtisseur avait choisi, pour l’exécution de ses projets contre la Touraine, un certain nombre de points stratégiques qui devaient lui permettre de garder les vallées et les cours d’eau, de surveiller les plateaux qui séparent les vallées, et il les avait couverts de donjons, dont la plupart ont été transformés dans les siècles subséquents du moyen âge. De 991 à 994 il bâtit les châteaux de Montbazon, Montrésor, Ste-Maure, Langeais et Semblançay. Des restes de ces curieuses constructions, remontant bien évidemment à l’époque de Foulques, subsistent encore. On ne sait qu’admirer le plus dans ces ruines souvent fort bien conservées, de la beauté de l’édifice ou de l’art avec lequel il est planté au point de vue militaire. Par Montbazon, Foulques complétait la ligne de ses forteresses sur l’Indre, se plaçait à trois lieues de Tours seulement, et coupait les communications entre cette ville et le reste de la Touraine, au midi, en gardant la voie romaine de Tours à Poitiers. Montrésor gardait le principal affluent de l’Indre, l’Indrois, ainsi que les communications, par St-Aignan, de la vallée du Cher avec les vallées de l’Indrois et de l’Indre. Par le château de Ste-Maure, Foulques s’assurait le cours de la Manse, tributaire de la Vienne ; il pouvait en suivant cette vallée descendre dans la vallée de la Vienne et il interrompait en outre la voie romaine de Tours à Poitiers qui restait parfaitement assurée pour son service. Langeais, au nord de la Loire et sur la rive droite, surveillait la navigation de la Loire, la grande voie romaine qui se dirigeait de Tours vers l’Anjou et l’Armorique, et assurait ainsi à Foulques ses communications avec Angers, en même temps qu’il interceptait celles que son plus redoutable adversaire, le comte de Blois, pouvait avoir par la rive droite de la Loire entre Tours et Saumur. Quant au château de Semblançay, outre les ressources éloignées qu’il pouvait offrir contre la capitale de la Touraine, ce grand objectif de Foulques, il assurait les communications du comte d’Anjou avec lingues d’Alluye, seigneur de Saint-Christophe et de Château, son fidèle allié, aussi bien qu’avec le comte du Mans, qu’il soumit plus tard à sa suzeraineté. On est saisi d’étonnement à la vue d’un pareil ensemble de mesures militaires, et, si nous n’avions pas les preuves écrites de l’œuvre de Foulques, on se demanderait si c’est bien un homme du dixième siècle qui a pu combiner avec un art aussi parfait tout cet ingénieux système d’attaque et de défense.

Notre étonnement en présence de tant de souvenirs se changerait en admiration, si toutes ces œuvres d’art n’avaient servi qu’à la défense du pays ; mais nous ne pouvons oublier que, le danger passé, elles furent souvent, au dixième siècle, de véritables repaires de pillards de haute lignée. Pendant cette période de guerres privées, de haines, de rivalités, de brigandages, les seigneurs, sortant de leurs châteaux forts, couraient bois et chemins, détroussant les passants, enlevant hommes, bestiaux, marchandises, foulant les rares récoltes aux pieds des chevaux, puis ils remontaient dans leurs forteresses, sûrs de l’impunité et prêts à recommencer le lendemain. Agriculture, commerce, industrie, tout disparaissait devant eux, et, suivant le mot si juste du moine Adson, l’audace des tyrans était à son comble : il n’y avait plus ni roi, ni juge !

Le caractère dominant de cette société féodale, c’est l’esprit guerrier, la vie militaire. Là, comme dans toutes les sociétés peu avancées en civilisation, la guerre est la grande affaire ; la violence domine la raison, la force prime le droit. Faute d’une loi générale reconnue et respectée par tout le monde, faute d’un pouvoir central assez fort pour punir ceux qui la violent, c’est une nécessité de défendre par la guerre ses biens et sa personne. Aussi les guerres de souverain à souverain, de souverain à sujet, de sujet à sujet, remplissent tout le dixième siècle, et des évêques mêmes, ainsi que des abbés, soit personnellement, soit par leurs représentants, ne dédaignent pas de recourir à cette forme sanglante du jugement de Dieu. Il n’y a encore aucune institution civile ou religieuse pour modérer la fougue de ces rois-soldats qui couvrent le sol de là Gaule : pas de trêve de Dieu ; pas de chevalerie ; pas de croisades ; rien qui puisse diriger ces brai toujours armés ; aucun noble but indiqué à leur activité guerrière ; ils se tourneront donc les uns contre les autres, et, sur le moindre prétexte, ils entreprendront ces expéditions qui achèveront de ruiner le commerce et l’agriculture. Rien n’étant plus monotone que le récit de ces sanglantes aventures, qui recommencent chaque année et durent plus d’un siècle, nous n’en citerons que quelques traits pour abréger la peinture de cette douloureuse époque.

Tout ni élu était obligé de compter avec les grands pour obtenir une reconnaissance effective ; de là de petites guerres recommençant au moins à chaque règne ; ainsi Eudes, qui avait donné des preuves de son énergie, et était capable de repousser les invasions et de prévenir les démembrements, trouva d’autant plus d’opposition qu’il avait en face de lui un prétendant, Charles-le-Simple, héritier des Carlovingiens. Les grands vassaux mirent leur obéissance au plus haut prix en menaçant de se rallier à Charles. La conduite tenue en cette circonstance par Baudouin II, comte de Flandre, est propre à faire juger leur attitude. Baudouin s’étant emparé, à la mort d’un de ses cousins dont il se prétendait l’unique héritier, des abbayes de Saint-Vaast et de Saint-Bertin, et du château d’Arras : le clergé et le roi, qui avaient de légitimes prétentions sur ces abbayes, les firent valoir. Un concile condamna Baudouin comme usurpateur des biens ecclésiastiques, et le roi le menaça de le poursuivre. Le comte se prononça aussitôt pour Charles-le-Simple ; mais comme il n’avait qu’un but, qui était de marchander à Eudes sa soumission, il la lui vendit au prix de l’abbaye de Saint-Vaast.

Débarrassé de Baudouin, Eudes eut à lutter contre une puissante coalition des seigneurs du Nord et du Midi, et, malgré ses succès, il dut mettre fin par un compromis aux ravages qu’entraînait la guerre, qui fut à peu près ininterrompue de 892 à 898. Son successeur Charles-le-Simple fut proclamé et reconnu par tous les grands de France, laïques et ecclésiastiques, ce qui n’empêcha point les plus puissants d’entre eux de se confédérer contre lui en 920, de lui retirer leur allégeance et de le remplacer par Raoul duc de Bourgogne. L’un d’eux Héribert, comte de Vermandois, fit plus : ayant attiré Charles-le-Simple à une entrevue, il l’arrêta sans respect pour la parole qu’il lui avait donnée, l’enferma dans le château de Saint-Quentin et promena ensuite sa captivité dans les tours de Château-Thierry et de Péronne, se servant de lui comme d’un épouvantail pour menacer le roi Raoul et assurer le succès de ses entreprises personnelles. Comme son exemple était suivi par plusieurs autres, Raoul passa presque tout son  règne à cheval et l’épée au poing, occupé à établir son autorité. De tels faits peignent mieux ce temps que ne le ferait le récit détaillé d’une foule de petites guerres qui troublaient toutes les provinces, et dont l’objet ordinaire était l’acquisition par tel ou tel seigneur d’un château, d’un comté ou d’un fief de plus. La royauté est bien encore au dixième siècle la clef de voûte de l’édifice social, la source de tous les droits particuliers ; mais c’est un principe abstrait qui ne supplée pas à l’absence des forces matérielles. Le roi, n’ayant pas de domaines patrimoniaux considérables sur lesquels il exerçât une souveraineté directe, ne pouvait s’opposer utilement aux entreprises des grands qui remplissaient la France de guerres civiles, au seul gré de leurs ambitions particulières. L’ambition en effet est le seul sentiment qui règle les rapports des seigneurs entre eux, comme l’indépendance est le seul sentiment qui régie leur conduite à l’égard de la royauté. Que l’on juge, par l’exemple de Foulques Nerra, des entreprises auxquelles se laissait entraîner la nature ardente de ces demi-barbares.

Foulques Nerra, en 987, à la mort de son père, prend possession du comté d’Anjou, de celui de Gâtinais et de divers châteaux dans la Touraine et le Poitou. Ces terres étaient belles, et les places qui les couvraient, fortes pour la plupart ; mais Foulques était environné d’ennemis puissants et ambitieux, qui comptaient bien profiter de l’inexpérience du nouveau comte pour le dépouiller, et dont le plus redoutable était Eudes Ier, comte de Blois, de Chartres et de Tours. L’entrée en possession de Foulques ne lui promettait donc que des troubles, et l’enchevêtrement de quelques-uns de ses domaines avec ceux de ses ennemis ne semblait pas fait pour les dissiper. Mais ce comte n’était pas un homme ordinaire : il avait le coup d’œil perçant du faucon, dont le nom rappelait le sien, et il avait compris à la fois les périls et les ressources de sa situation : stratégiste aussi habile qu’indomptable batailleur, il ne vit d’autre moyen, pour assurer ses possessions en Touraine, que de conquérir la Touraine tout entière, et, pour y réussir, il résolut de s’emparer successivement des points stratégiques les plus importants, et d’y bâtir les forts châteaux dont nous avons parlé.

Ce plan arrêté, il ne songea plus qu’à le mettre à exécution par tous les moyens possibles ; il y consacra son règne de cinquante-trois ans, sans être poussé par de légitimes griefs, sans être entraîné par d’autres mobiles que son ambition et son humeur batailleuse ; il fit de la Touraine son champ dé bataille pendant un demi-siècle.

L’habitude de la guerre créa l’art des combats et des sièges. Les combats eurent leur science, et l’habileté du chef à choisir le champ de bataille, à disposer ses colonnes et à régler leurs mouvements, décida souvent de la victoire. L’historien Bicher, qui nous a transmis la disposition des armées et leurs manœuvres, rapporte des plans savamment combinés, et des opérations calculées avec le plus grand soin : par exemple la bataille de Montpensier, entre Eudes et les Normands, celle du duc Robert contre ces mêmes Normands, et la bataille qui eut lieu entre Charles-le-Simple et Robert son compétiteur, le 15 juin 923. Voici les traits essentiels de cette dernière : Charles, s’étant rapproché du tyran, disposa ses troupes pour le combat ; il plaça en avant six mille hommes vigoureux et leur donna pour chef un personnage consulaire nommé Fulbert ; lui-même, à la tête des quatre mille hommes restants, devait les secourir au besoin. Il parcourut ensuite les diverses légions et fit tout ce qu’il put pour exciter les principaux guerriers à combattre vaillamment ; il anima aussi, par tous les moyens de persuasion, les troupes rangées en ordre, et les conduisit au lieu où devait se livrer la bataille. Il traversa l’Aisne, et s’avança vers Soissons, car c’est là que le tyran avait réuni ses forces, consistant en vingt mille hommes. Comme le roi Charles disposait tout avec sagesse, les évêques et les autres ecclésiastiques qui l’entouraient demandèrent qu’il ne prit pas lui-même part au combat, de crainte que la race royale ne vint à s’éteindre avec lui au milieu de la mêlée ; les chefs et les guerriers l’exigèrent aussi. Sollicité de tous côtés, le roi mit à la tête des quatre mille hommes qu’il conduisait, Hagrald, de rang consulaire. Il les exhorta vivement à n’implorer que le secours de Dieu, leur répétant qu’ils n’avaient rien à craindre et ne devaient en rien désespérer de la victoire, et leur assurant que l’usurpateur du royaume tiendrait à peine un moment. Dieu, disait-il, abhorre de pareils hommes et la présomption n’a aucun accès près de lui. Comment donc se soutiendra celui qu’il n’appuie pas ? Comment se relèvera celui qu’il précipite ? Ensuite avec les évêques et les ecclésiastiques présents il monta, pour attendre l’issue du combat, sur une butte placée en face du champ de bataille et sur laquelle s’élève une basilique dédiée à sainte Geneviève. Cependant l’armée s’avance en corps serré et, comme une masse, fond intrépidement sur l’ennemi. Le tyran s’avance de son côté avec un égal courage et des légions plus nombreuses.

Lorsque les deux armées ennemies se virent rapprochées, elles s’élancèrent l’une sur l’autre en poussant de grands cris. Elles se joignirent et des deux côtés la terre se joncha de morts. On ne savait où combattait le roi ; niais les conjurés, voyant un guerrier frapper de tous côtés avec fureur, lui demandent s’il est Robert. Aussitôt il découvre fièrement sa barbe, et se fait connaître aussi par les vigoureux coups d’épée qu’il porte au comte Fulbert. Il le blesse mortellement, le renverse sur le côté droit, et, par le défaut de sa cuirasse, lui porte dans le flanc un grand coup de lance qui lui traverse le foie, le poumon, l’hypocondre gauche, et pénètre jusqu’au bouclier ; mais lui-même, assailli par d’autres guerriers, est percé de sept coups de lance et tombe roide mort. Fulbert aussi, bientôt épuisé par le sang qu’il perd, tombe également sans vie en combattant encore. Après la mort de Robert, les deux armées luttèrent avec un tel acharnement que, de son côté, au rapport du prêtre Flodoard, périrent onze mille hommes, et sept mille cent dix-huit du côté de Charles.

C’est surtout dans l’attaque et dans la défense des villes que l’art de la guerre était poussé le plus loin ; il y eut des sièges faits et soutenus dans toutes les règles, tels que ceux de Laon (938), de Senlis et de Soissons (949), de Verdun (985), et de Laon (988-989). Au premier siège de Laon, Louis IV d’Outremer fit, avec de fortes pièces de bois liées ensemble, une machine capable de contenir douze hommes, ayant la forme d’une longue maison et la hauteur de la stature humaine ; les parois en furent formées de bois très fort, le toit de poutres dures attachées les unes aux autres. Elle reçut intérieurement quatre roues, en sorte qu’elle pût être poussée jusque sous la citadelle par ceux qu’elle recélait. Le toit n’en fut pas plat ; mais du sommet il s’abaissa à droite et à gauche, afin que les pierres lancées dessus pussent retomber plus facilement. A peine construite, la machine fut remplie de combattants et poussée sers la citadelle sur ses roues mobiles. L’ennemi du haut de ses rochers s’efforçait de la briser ; mais il fut honteusement repoussé par les archers répartis de tous côtés. Enfin la machine fut approchée de la forteresse, et le mur miné et renversé en partie. L’ennemi, voyant alors avec effroi qu’il était possible d’introduire par la brèche une multitude de combattants, déposa les armes et implora la clémence royale.

Devant Senlis, dès que le même roi Louis IV eut résolu de commencer l’attaque, il détruisit près de la place tout ce qui pouvait le gêner ; il incendia le faubourg et réduisit en cendres tout ce qui l’entourait ; puis il en vint au siège et enveloppa la ville : Mais les assiégés étaient munis d’arbalètes, arme toute nouvelle, mentionnée pour la première fois dans le récit de ce siège, et qui produisit le plus grand effet. Les assiégeants ne pouvant opposer à ces arbalètes que l’abri de leurs boucliers, cessèrent de combattre. — Au siège de Soissons, le duc de France Hugues lançait contre la place des flèches, des pierres et même des javelots enflammés qui brûlèrent la maison épiscopale, le cloître des chanoines et la plus grande partie de la ville.

Il n’y eut pas, au dixième siècle, de siège plus fameux que celui de Verdun par le roi Lothaire, en 985, car on y employa de part et d’autre tout ce que l’art pouvait, dit Bicher, suggérer de ressources. Cette ville, offre d’un côté un accès facile à travers une plaine ouverte, mais de l’autre elle est inaccessible. De ce dernier côté, en effet, elle s’élève de toute part sur un abîme profond, qui est, depuis le bas jusqu’en haut, hérissé de rochers escarpés ; non seulement elle est pourvue de fontaines et de puits à l’usage des habitants, mais encore la partie escarpée, baignée par la Meuse, est couverte de bois. Du côté de la plaine, les assiégeants appliquèrent des machines de guerre de divers genres. Ceux de la ville ne s’apprêtaient pas moins à résister ; enfin, on combattit pendant huit jours presque entiers ; mais les citoyens, voyant qu’ils ne recevaient du dehors aucun secours des leurs et qu’ils ne pouvaient soutenir les efforts d’un combat continuel, tinrent conseil et décidèrent de se rendre à l’ennemi encore sains et saufs ; ils ouvrirent donc leur ville et se rendirent à Lothaire ; ce succès obtenu, le roi laissa la reine Emma dans la ville, qu’il confia à sa garde, et s’en retourna à Laon avec son armée à laquelle il permit de se dissoudre.

Pendant son absence, Théoderic, duc de Belgique, Godefroi, homme de cœur et de noblesse, Bardon et Gozilon, frères célèbres de grand nom, avec quelques autres princes essayaient secrètement de s’introduire dans Verdun et d’en chasser les Français. Ils dressèrent leur plan et entrèrent avec des troupes choisies dans une halle, que le mur qui l’entourait assimilait à une forteresse ; elle était séparée à la vérité de la ville par le cours de la Meuse, mais liée à elle par deux ponts. Les chefs ramassèrent çà et là tous les blés et les y firent porter ; ils s’emparèrent aussi, pour les besoins de l’armée, des vivres appartenant aux négociants. Ils donnèrent ordre de tirer des bois de construction de la forêt d’Argonne, afin que si l’ennemi appliquait par dehors des machines aux murs, ils pussent aussi de leur côté fabriquer des machines propres à leur être opposées. Ils formèrent avec des liens de bois et des branches d’arbres des claies très fortes pour couvrir leurs machines, s’il était nécessaire. Ils préparèrent, pour en percer l’ennemi, un grand nombre de pieux armés de fer aigu et durcis au feu. Ils firent confectionner par des forgerons des projectiles de différents genres. Ils firent porter des quantités immenses de cordes pour différents usages. Ils préparèrent aussi des boucliers pour former la tortue. Enfin ils n’oublièrent aucun instrument de mort.

Tout cela fut annoncé à Lothaire qui, indigné d’un tel forfait, rappela l’armée qu’il venait de licencier, s’avança sur Verdun avec dix mille combattants et tomba à l’improviste sur l’ennemi. Les archers ouvrirent l’attaque ; les flèches, les traits d’arbalètes et autres projectiles volaient si épais dans les airs qu’on eût dit qu’ils tombaient des nuages et se relevaient de terre. Contre ce choc, les ennemis formèrent devant eux au-dessus de leur tête, contre le mur, la tortue, sur laquelle venaient tomber les projectiles, qui manquaient ainsi leur effet. Après cette première attaque, les Français disposèrent le siège de tous côtés et fortifièrent leur camp de fossés creusés perpendiculairement, afin que l’ennemi ne pût venir les surprendre par quelque chemin facile.

Ils transportèrent de grands chênes, coupés à la racine, pour en construire une machine de guerre. Ils étendirent par terre quatre poutres de trente pieds, de manière que deux d’entre elles, placées en long, à dix pieds de distance, fussent traversées par deux autres, laissant entre elles le même intervalle. L’espace en long et en large, compris entre leur assemblage, fut de dix pieds ; les parties qui le dépassaient étaient également de dix pieds. Sur les jointures mêmes de ces poutres, ils élevèrent en hauteur, carrément et à distances égales, au moyen de poulies, quatre pièces de bois de quarante pieds. Sur les faces formées par ces quatre pièces de bois, savoir au milieu et au sommet, ils posèrent des traverses de dix pieds qui lièrent fortement entre eux les bois debout. De l’extrémité des poutres qui supportaient ces bois, quatre autres poutres étaient conduites obliquement, presque jusqu’aux traverses supérieures et attachées aux bois debout, de manière à consolider extérieurement la machine et à l’empêcher de vaciller. De plus, ils étendirent des solives sur les traverses établies au milieu et au sommet de la machine, et les attachèrent aux montants. Sur ces solives ils formèrent une espèce de plancher où se placèrent les combattants qui, dominant ainsi l’ennemi placé en bas, devaient l’accabler de javelots et de pierres. Leur machine construite, ils se proposaient de la conduire au lieu où se tenaient leurs adversaires. Mais comme ils redoutaient les archers, ils cherchèrent par où ils pourraient la faire avancer sans exposer les leurs. Enfin, après avoir examiné toutes choses, on trouva que la machine pouvait être poussée sur l’ennemi par un excellent moyen.

On disait qu’il fallait planter sur un sol solide quatre énormes pieux, enfoncés en terre de dix pieds et saillants de huit, les consolider par de fortes barres adaptées aux quatre côtés, et à d’autres barres transversales attacher des cordes dont les extrémités, retirées du côté opposé à l’ennemi, seraient attachées, le bout supérieur à la machine, l’autre à des bœufs ; les extrémités inférieures devaient s’étendre plus loin que les supérieures ; les supérieures plus courtes, tiendraient à la machine fortement enlacée ; en sorte que cette machine se trouverait entre l’ennemi et les bœufs. Il devait arriver de là qu’autant les bœufs en tirant s’éloigneraient de l’ennemi, autant la machine traînée s’en approcherait. Des cylindres ayant, en conséquence, été placés sous la machine pour qu’elle pût être mue plus facilement, elle s’approcha ainsi des ennemis sans que personne fût blessé.

Les adversaires construisirent de leur côté une machine semblable, mais inférieure en hauteur et en force. Les deux machines achevées, on s’y élance des deux côtés ; des deux côtés on combat avec ardeur, et ni lés uns ni les autres ne veulent céder. Comme le roi se tenait trop près des murs, il fut blessé à la lèvre supérieure d’un coup de fronde. Alors les siens, irrités, combattirent avec une nouvelle force ; et comme l’ennemi, confiant dans sa machine et dans ses armes, ne pliait en aucune façon, le roi ordonna d’employer des crochets de fer. Ces crochets, attachés à des cordes, furent lancés sur la machine ennemie et se cramponnèrent aux traverses de bois ; les uns lançaient les cordes que les autres tiraient ensuite à eux, et par là la machine de l’ennemi fut inclinée et presque renversée. Les uns, se laissant glisser, descendaient par les jointures des bois, les autres sautaient à terre ; quelques-uns, saisis d’une honteuse frayeur, allèrent sauver leur vie dans des lieux cachés. L’ennemi, se voyant en danger de mort imminente, cède à ses adversaires et demande la vie en suppliant. Sur l’ordre qui lui en est donné, il dépose et livre ses armes. Le roi ordonna aussitôt qu’on s’emparât des ennemis, mais sans exercer sur eux de vengeance, et qu’on les lui amenât sains et saufs. Ceux dont on s’empara furent en effet admis devant le roi, sans armes, mais sans autres mauvais traitements que ceux qu’ils avaient reçus en combattant. Ils se précipitèrent aux pieds du roi et lui demandèrent la vie ; coupables et convaincus de crimes envers la majesté royale, ils craignaient pour leurs jours.

Le siège qui nous initie le mieux à l’art de défendre les places est celui de la ville de Laon, attaquée par Hugues Capet et défendue par Charles de Lorraine, dernier héritier des Carolingiens et son compétiteur à la couronne de France. Charles arrêta que cinq cents sentinelles armées feraient chaque nuit des patrouilles par la ville et garderaient les murs ; il fit aussi apporter du blé de tout le Vermandois et rendit ainsi la ville capable de résistance. Il surmonta de hauts créneaux la tour, qui se composait de murs encore peu élevés, et l’entoura de tous côtés de larges fossés. Il construisit aussi des machines contre l’ennemi ; il fit apporter en même temps des bois propres à la construction d’autres machines ; on aiguisa des pieux et on forma des palissades ; on fit venir des forgerons pour fabriquer des projectiles et pour regarnir de fer tout ce qui en exigeait. Il se trouvait même là de ces hommes qui employaient les balistes avec tant d’adresse qu’ils traversaient, d’un coup assuré, deux ouvertures placées diamétralement aux deux côtés opposés d’une boutique, et qu’ils atteignaient avec certitude les oiseaux au. vol et les faisaient tomber transpercés du haut des airs.

A l’art et à la force, on joint au dixième siècle, dans les sièges et dans les batailles, la trahison et les stratagèmes. En 937, Herbert de Vermandois se fait livrer Château-Thierry par Milon, qui tenait cette place pour le roi. En 959, Robert de Trèves, qui convoite la forteresse royale de Dijon, députe vers le commandant du fort, lui fait de grandes promesses et lui assure que le roi manque de tout. Le commandant, séduit, lui ouvre les portes de Dijon. Hugues-le-Grand et Herbert, qui ont à se venger du duc Guillaume de Normandie, l’attirent traîtreusement à une conférence, combinent froidement un projet d’assassinat qui les mette à l’abri de tout reproche, et l’assassinat s’accomplit comme ils l’ont arrêté. L’an 991, Eudes, comte de Chartres, cherchait à augmenter ses biens, et il lui vint à l’esprit de ramener à son obéissance le château de Melun : Il ne faut point craindre de se parjurer, dit-il, et aussitôt il exhorta tous ceux dont il avait reçu la foi à mettre sans retard, et par tous les moyens possibles, cette place sous sa domination. Un d’entre eux alla trouver le commandant de Melun, lui lit de grandes protestations d’amitié et de dévouement, puis il l’engagea à se donner à Eudes qui le comblerait de faveurs. Le commandant demande si la chose se peut sans péché et sans déshonneur ; l’envoyé prend tout sur lui : S’il y a crime, j’en porterai la peine et j’en rendrai compte à la Divinité. Le commandant, à la fois convaincu et ébloui, s’empresse de livrer la ville. Comme ruse de guerre, nous en trouvons une assez simple dans la vie de Foulques Nerra. La guerre ayant éclaté en 991 entre lui et Conan, comte de Bretagne, les deux armées se rencontrèrent à Conquereux, lande située à quinze lieues de Nantes, entre la Vilaine, le Don et la Chère. Conan y arriva le premier, fit aussitôt creuser un fossé large et profond, d’un côté de la lande à l’autre, et y introduisit l’eau des rivières voisines ; puis il plaça de longues perches en travers de ce fossé, posa dessus de légers branchages, des broussailles, du chaume et des fougères, le tout habilement arrangé pour dissimuler le gouffre et pour imiter le terrain naturel. Ces dispositions prises, il mit son armée en bataille sur le bord du fossé, du côté opposé à celui par lequel devait se présenter l’ennemi, et il attendit de pied ferme. Foulques arrive et donne à ses Angevins le signal du combat : ils s’avancent et font pleuvoir sur les Bretons une grêle de traits. Ceux-ci ripostent d’abord et font bonne contenance, puis ils se débandent dans une fuite simulée. Les Angevins, croyant déjà tenir la victoire s’élancent à leur poursuite ; mais à peine se sont-ils jetés en avant que le sol manque sous leurs pas : hommes et chevaux roulent pêle-mêle dans le gouffre creusé par la duplicité bretonne. Les fuyards, faisant alors volte-face, se jettent sur les Angevins et en font un affreux carnage. Foulques était heureusement de taille à réparer un insuccès. Plein de fureur, il ranime le courage des siens, fond sur l’ennemi avec l’impétuosité de la rage, le met en pièces, et Conan tombe mort sur le champ de bataille.

Le tableau que nous venons de tracer des mœurs des grands, à l’aide des sources historiques contemporaines, est bien différent de celui qu’en ont présenté quelques-uns de nos historiens modernes, et que Michelet, le plus illustre d’entre eux, avait brillamment esquissé dans les lignes suivantes : Les hommes mirent le glaive dans le fourreau, tremblants eux-mêmes sous le glaive de Dieu. Ce n’était plus la peine de se battre ni de faire la guerre pour cette terre maudite qu’on allait quitter. Des vengeances, on n’en avait plus besoin ; chacun voyait bien que son ennemi, comme lui-même, avait peu à vivre. Ces assertions sont formellement contredites par les chroniques du dixième siècle tout entier, et, de 950 à 1000, les hommes se battent, s’exterminent, se trahissent, pillent, incendient et ravagent les campagnes avec autant de fureur que par le passé. La piété ne croissait pas avec la crainte, comme le dit encore un de nos historiens : les barons continuent à saccager les églises et les monastères, et les évêques frappent sans cesse d’excommunication les déprédateurs des biens ecclésiastiques. L’un des premiers actes de Gerbert, devenu archevêque de Reims, fut de tenir un concile avec les évêques de sa province pour fulminer contre ceux qui pillaient les biens des églises. Le roi Robert lui-même bravait l’excommunication. En 995, il avait consulté Gerbert sur le projet qu’il avait d’épouser Berthe, veuve d’un comte de Blois, et sa cousine au quatrième degré, c’est-à-dire à celui où les lois canoniques prohibaient le mariage ; Gerbert l’en avait détourné, mais après son avènement il s’empressa de contracter ce mariage, par le conseil des siens, nous dit Richer, et en application de ce principe qu’il faut affronter un petit mal pour en éviter un très grand. Le pape Grégoire V refusa de ratifier les dispenses accordées par l’archevêque de Tours et résista aux représentations du clergé français. Il en vint jusqu’à lancer l’interdit sur le royaume, mesure extrême, et que Rome employait rarement, car l’interdit entraînait l’interruption du service divin et des principales cérémonies du culte. Devant cet acte de rigueur, le clergé se soumit, mais ce n’est que l’an mil un que Robert renvoya la reine Berthe. L’histoire nous dit qu’il avait été touché des censures ecclésiastiques et des exhortations d’Abbon de Fleury ; toutefois elle ne nous apprend point que les prétendues terreurs de l’an mille aient exercé quelque influence sur sa décision. Elles n’existaient pas plus pour lui que pour les seigneurs de son temps.