Il y eut dans le monde, pendant les cinquante premières années de l’ère chrétienne, comme un affolement universel ; une terreur générale s’empara de l’empire romain ; on trembla partout. A Rome, Tibère exerça la plus sauvage tyrannie à l’ombre des lois ; Caligula fit mourir militairement tous ceux qui lui déplaisaient ; Claude avilit tout, peuple, chevaliers et sénat ; Néron chanta sur les ruines, devant les incendies, et se divertit dans le sang. Les chrétiens tombaient par milliers sous un affreux massacre. C’en était trop ! La conscience du genre humain se souleva dans toutes les contrées où vibrait encore le sentiment de l’honneur : la Gaule organisa le renversement de cet histrion pitoyable, ce qui fit dire aux mauvais plaisants qu’à force de chanter, il avait réveillé les coqs (gallos) ; la défection de Galba amena la jonction de l’Espagne à la Gaule ; les prétoriens se révoltèrent sous les yeux de l’empereur, et, à Jérusalem, l’insurrection s’éleva jusqu’au délire. La mort de Néron ouvrit une période de guerres civiles qui fit couler des flots de sang de tous côtés. Enfin la terre elle-même, en proie aux plus violentes convulsions, donna la vertige aux plus forts ; on crut que notre planète allait disparaître : une désastreuse inondation du Nil, une peste horrible qui fit à Rome trente mille victimes, une irruption de la mer, qui détruisit une partie de la Lycie, des trombes et des cyclones qui ravagèrent la Campanie, des orages affreux qui consternaient les populations, des famines, une misère extrême, que fallait-il de plus pour faire croire au peuple que l’ordre de la nature était renversé, qu’une épouvantable et suprême convulsion se préparait ? Les tremblements de terre ajoutaient encore à tout cela leur fracas effroyable ; si le Vésuve était en repos, il n’en était pas de même de la région à l’ouest de Naples, puisque le 5 février 63, Pompéi fut si éprouvée par une de ces commotions, qu’une partie des habitants ne voulurent pas y rentrer ; en Asie Mineure, l’ébranlement était perpétuel, et certaines villes, telles que Philadelphie, Tralles, subissaient des secousses si fréquentes, que l’on était sans cesse occupé à les reconstruire. C’est ce qui explique pourquoi, en Asie Mineure, il y a relativement peu de monuments antérieurs au premier siècle de l’ère chrétienne, et pourquoi aussi les montagnes de cette région sont les plus bizarrement fendues et déchiquetées que l’on puisse voir. De l’an 23 à l’an 53, il y eut des malheurs analogues dans d’autres parties de l’Asie et en Grèce, et, à partir de l’an 59, les convulsions géologiques se succédèrent chaque année avec une désespérante régularité. A la vue de tant de ruines, on ne pouvait s’empêcher de les considérer comme un signe non équivoque de la colère du ciel. Les charlatans, nourris dans le culte des vieilles chimères de Babylone, prétendaient avoir le secret d’interpréter ces pronostics et ils devenaient les ‘conseillers ordinaires d’un Othon et d’un Vitellius, qui n’entreprenaient plus rien sans le concours de leur fausse science ; rien ne pouvait échapper à leur prétendue divination, ni les naissances monstrueuses, ni les étoiles filantes, ni les comètes, ni les bolides. Les esprits faibles se persuadent aisément ce qu’ils craignent ; aussi ne pouvait-on plus détacher les yeux de la terre, sans voir des batailles dans les nuages, des pluies de sang, et n’entendait-on parler que de rivières roulant des flots sanguinolents ou remontant leurs cours. Les chrétiens n’étaient pas plus rassurés, et ils répétaient ces mots attribués à Jésus par trois des évangélistes, saint Mathieu, saint Marc et saint Luc : Quand vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerre, prenez garde de ne pas vous troubler, car il faut que toutes ces choses arrivent ; mais ce ne sera pas encore la fin.... il y aura des famines, des pestes, des tremblements de terre en divers lieux ; mais tout cela ne sera qu’un commencement de douleurs.... il paraîtra des choses épouvantables et de grands signes dans le ciel. Les Juifs tremblaient aussi, parce que, depuis longtemps, les prophètes avaient l’habitude de profiter des grandes catastrophes qui consternaient les peuples, pour annoncer l’apparition prochaine du jour de Jéhovah. Joël n’avait-il pas signalé, comme indices précurseurs de ce jour redoutable, le soleil obscurci, la lune sanglante, le feu, les prophètes ? Jésus avait été encore plus précis. Il ne restait plus d’espoir à l’humanité. A l’époque où l’attente et la terreur grandissaient chaque jour, saint Jean écrivit à Patmos son apocalypse ou révélation pour éclairer la conscience des fidèles dans la crise qu’ils traversaient, leur révéler le sens d’une situation politique qui troublait les plus fermes esprits, et les rassurer sur leurs frères déjà tués. La forme de ce genre de littérature sacrée avait été inaugurée par Ezéchiel qui, à la prédication ardente et allégorique avait substitué la vision, c’est-à-dire des symboles où l’idée abstraite était rendue au moyen d’êtres chimériques conçus en dehors de toute réalité. Zacharie et Daniel développèrent ce mode d’enseignement prophétique, dont le chef-d’œuvre est la sublime vision de saint Jean. Celle-ci est adressée sous forme d’épître aux sept principales églises d’Asie, et elle doit être lue dans l’assemblée générale des fidèles. Elle débute par un titre qui explique son origine et sa haute portée : Révélation de Jésus-Christ dont Dieu l’a favorisé pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt, et que le Christ a transmise par le ministère d’un ange à son serviteur Jean, qui se porte, comme témoin oculaire, garant de la parole de Dieu et de la manifestation qu’en a faite Jésus-Christ. Heureux celui qui lira, heureux
ceux qui entendront les paroles de cette prophétie et qui s’y conformeront ;
car le temps est proche ! Jean aux sept églises d’Asie. Grâce et paix vous viennent de la part de Celui qui est, qui était, qui sera, et de la part des sept esprits qui se tiennent devant son trône, et de la part de Jésus-Christ, le témoin fidèle, le premier né des morts, le prince des rois de la terre, qui nous aime et nous a lavés de nos péchés dans son sang, qui nous a faits rois et prêtres de Dieu son père, à qui soient la gloire et la force dans tous les siècles. Amen. Jérusalem, le siège du judaïsme, venait de tomber. Rome, qui l’avait abattue, devait être frappée à son tour comme métropole de l’idolâtrie. Jésus avait prédit la première de ces deux catastrophes : il ordonna à Jean, son disciple bien-aimé, de publier la seconde dans son Apocalypse. Dans cette prophétie, comme dans la première, la prédiction de la chute se mêle à la prédiction de la ruine suprême qui doit clore toute histoire, et l’on y trouve, avec le triomphe de l’Église sur la terre, le triomphe des saints dans l’éternité. Ce livre reflète une impression à la fois douce et magnifique de la majesté de Dieu ; on y trouve une haute idée du mystère de Jésus, une vive reconnaissance du peuple qu’il a racheté par son sang, de nobles images de ses victoires et de son règne, avec des chants merveilleux pour en célébrer les grandeurs. Il est vrai aussi, comme l’a dit Bossuet, qu’on est saisi de frayeur en y lisant les effets terribles de la justice de Dieu, les sanglantes exécutions de ses anges, en voyant leurs trompettes qui annoncent ses jugements, leurs coupes d’or pleines de son implacable colère, les plaies incurables dont ils frappent les impies : mais les douces et ravissantes peintures dont sont mêlés ces affreux spectacles, rendent bientôt à l’âme une confiante sécurité, où elle se repose plus tranquillement après avoir été étonnée et frappée au vif de ces horreurs. La révélation commence par des avis mêlés de blâme et d’éloges adressés à l’ange, c’est-à-dire à l’évêque de chacune des sept églises, comme au pasteur rendu responsable de son troupeau ; puis vient la vision prophétique, tableau imposant et terrible, où, parmi les figures faites pour rendre sensible ce que de l’homme n’a jamais vu, ce que son oreille n’a jamais ouï, ce que son esprit ne peut concevoir, c’est-à-dire la gloire, la sainteté, la puissance infinie, apparaît la main de Dieu dans les destinées de son Église, dans ses épreuves, dans ses afflictions, dans le châtiment de ses ennemis, dans son triomphe pour l’éternité. La révélation très expresse de la chute de Rome est un sombre tableau, où l’on retrouve l’inspiration de Jérémie menaçant Babylone, et celle d’Ézéchiel contemplant la ruine de Tyr. La chute de Rome comme capitale du monde païen ouvre une ère nouvelle à l’Église, et les chants de ce triomphe se mêlent aux cantiques de l’éternel triomphe des bienheureux. La vision se continue ensuite plus mystérieuse et plus obscure, embrassant des faits qui ne s’accompliront qu’aux approches du second avènement : Je vis descendre du ciel un ange qui avait la clef de l’abîme et une grande chaîne en sa main. Il prit le dragon, l’ancien serpent qui est le diable, et il le lia pour mille ans (nombre indéterminé) ; il le précipita dans l’abîme, l’y enferma et mit le sceau sur lui, afin qu’il ne séduisit plus les nations jusqu’à ce que les mille ans fussent accomplis, après lesquels il sera délié pour un peu de temps. Puis l’apôtre voit des trônes et, sur les trônes, les juges et les âmes des martyrs qui vivent et règnent mille ans avec Jésus-Christ : c’est la première résurrection. La seconde mort n’a pas de pouvoir sur eux. Et après que les mille ans seront accomplis, Satan sera délié ; il sortira de la prison et il séduira les nations qui sont aux quatre coins du monde, Gog et Magog ; et il les assemblera au combat ; et leur nombre égalera celui du sable de la mer. Ils se répandirent sur la face de la terre et ils environnèrent le camp des saints et la ville bien-aimée. Mais Dieu fit descendre du ciel un feu qui les dévora ; et le diable, qui les séduisait, fut précipité dans l’étang de feu et de soufre, où la bête et le faux prophète seront tourmentés jour et nuit dans les siècles des siècles. Après quoi le jugement : Je vis aussi un grand trône blanc et quelqu’un assis dessus, devant la face duquel la terre et le ciel s’enfuirent ; et leur place même ne se trouva plus. Et je vis les morts grands et petits, debout devant le trône : les livres furent ouverts, et un autre livre, qui est le livre de vie, fut encore ouvert ; et les morts furent jugés sur ce qui était écrit dans ces livres, selon leurs œuvres. La mer rendit ceux qui étaient morts dans ses eaux ; la mort et l’enfer rendirent aussi les morts qu’ils avaient ; et chacun fut jugé selon ses œuvres, L’enfer et la mort furent précipités dans l’étang de feu ; celle-ci est la seconde mort. Et quiconque ne se trouva pas écrit dans le livre’ de vie fut jeté dans l’étang de feu. Ces derniers passages, tirés du chapitre XX de l’Apocalypse, ont retenti pendant plusieurs siècles comme un glas dans la chrétienté. Les érudits de notre temps, qui se sont occupés d’exégèse sacrée, ont fait remarquer, soit à propos de ce passage, soit à propos d’autres chapitres de l’Apocalypse, que l’imagination des Juifs, bien avant l’ère chrétienne, s’était teinte aux couleurs de l’Iran, et que leur théologie avait puisé dans les idées zoroastriennes une tendance à chiffrer les âges du monde, à compter les périodes de la vie universelle par milliers d’années, à imaginer un règne sauveur qui sera le couronnement final des épreuves de l’humanité. Ils disent encore que la destruction du monde par le feu ainsi que les sept cieux, les sept anges, les sept esprits de Dieu qui reviennent souvent dans la révélation de Saint-Jean, nous transportent aussi en pleine Perse. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer longuement, et encore moins de discuter ces questions. Quelque idée d’ailleurs que l’on ait sur ce point, quelque opinion que l’on se forme sur l’origine de cette sublime vision, qu’elle soit le résultat d’une inspiration divine ou la conception d’une puissante et merveilleuse intelligence, il est un fait acquis à l’histoire, c’est que l’Apocalypse fit une grande impression dans le monde chrétien comme dans le monde juif ; dans celui-ci comme dans celui-là on était irrité contre Rome, qui semblait n’avoir conquis l’univers que pour persécuter les uns et pressurer les autres, et l’espérance de voir son empire bientôt démembré était la pensée la plus intime de tous les croyants. Aussi saint Jean eut des imitateurs, puis des interprètes, dont quelques-uns le commentèrent avec un sentiment assez juste, tandis que d’autres se trompèrent grossièrement sur le sens général et les symboles. Au nombre de ces derniers il faut placer les millénaires, qui fleurirent du deuxième au cinquième siècle, et qui, par une fausse interprétation des prophéties d’Isaïe, d’Ézéchiel et surtout du chapitre XX de l’Apocalypse, croyaient que Jésus-Christ régnerait sur la terre avec ses saints, dans une nouvelle Jérusalem, pendant mille ans, avant le jour du jugement général. Cette opinion a été embrassée non seulement par divers hérétiques, comme les Cérinthiens et les Montanistes, mais encore par beaucoup d’auteurs ecclésiastiques, et par des martyrs, tels que saint Papias, saint Justin, saint Irénée, Nepos, évêque d’Égypte, saint Victorin Lactance, et saint Sulpice Sévère. Elle avait aussi des sectateurs parmi les Juifs. Suivant cette doctrine, après la venue de l’Antéchrist et la ruine de toutes les nations qui le suivront, il se ferait une première résurrection qui ne serait que pour les justes ; mais ceux qui se trouveront alors sur la terre, bons et méchants, seront conservés en vie, les bons pour obéir aux justes ressuscités comme à leurs princes, les méchants pour être vaincus par les justes et leur être assujettis. Jésus-Christ descendra alors du ciel dans sa gloire ; ensuite la ville et le temple de Jérusalem seront rebâtis, augmentés et embellis. Les millénaires marquaient même l’endroit où l’un et l’autre seraient construits, et l’étendue qu’on leur donnerait. Ils disaient que les murailles de. leur Jérusalem seraient bâties par les nations étrangères conduites par leurs rois, que tout ce qui était désert, et particulièrement le temple, serait revêtu de cyprès, de pins et de cèdres ; que les portes de la ville seraient toujours ouvertes ; que l’on y apporterait jour et nuit toutes sortes de richesses. Ils appliquaient à cette Jérusalem ce qui est dit, dans le chapitre XX de l’Apocalypse, de la Jérusalem nouvelle, c’est-à-dire de l’Église chrétienne. Ils prétendaient que le temple serait éternel ! C’est là que Jésus-Christ règnerait mille ans sur la terre, d’un règne corporel, et que durant ces mille ans, les saints, les patriarches et les prophètes vivraient avec lui dans un bonheur parfait. Saint Augustin dit que cette opinion aurait été supportable, si les millénaires avaient cru que les saints étant ressuscités jouiraient par la présence de Jésus-Christ de quelques délices spirituelles, et il avoue qu’il avait été autrefois dans ce sentiment. C’était aussi celui de Tertullien. Mais il y avait des millénaires qui, s’égarant dans des fables ridicules, prétendaient que les saints passeraient leur temps dans des festins tout charnels, et qu’ils se porteraient à des excès incroyables ! Ils disaient que ce serait dans ce règne que Jésus-Christ boirait le vin nouveau dont il avait parlé dans la cène, qu’il y aurait des mariages au moins pour ceux qui se seraient trouvés vivants à la venue de Jésus-Christ, que toutes les nations obéiraient à Israël ; que toutes les créatures serviraient les justes avec une entière promptitude ; et qu’il y aurait néanmoins des guerres, des triomphes, des victorieux, des vaincus à qui l’on ferait souffrir la mort. Ils se promettaient dans leur nouvelle Jérusalem une abondance inépuisable d’or, d’argent et de jouissances de toutes sortes. D’autres ajoutaient à cela que l’on serait circoncis, qu’il y aurait un sabbat perpétuel, que l’on immolerait des victimes, et que tous les hommes viendraient adorer Dieu à Jérusalem, les uns tous les samedis, les autres tous les mois, les plus éloignés une fois l’an ; en un mot que l’on observerait toute la loi, et qu’au lieu de changer les Juifs en chrétiens, les chrétiens deviendraient des Juifs. C’est pourquoi saint Jérôme appelle souvent l’opinion des millénaires un dogme, une tradition et une fable judaïque, et les chrétiens qui la suivaient, des chrétiens judaïsants, et des demi-juifs. Ces demi-juifs disaient encore qu’après le règne de mille ans, le diable assemblerait les peuples de Scythie, marqués dans l’écriture sous les noms de Gog et de Magog, lesquels avec d’autres nations infidèles, retenues jusqu’alors dans les extrémités de la terre, viendraient à l’instigation du démon attaquer les saints dans la Judée ; mais que Dieu les arrêterait et les tuerait par une pluie de feu ; ensuite les méchants ressusciteraient. Ainsi le règne de mille ans serait suivi de la résurrection générale et éternelle, et du jugement, et alors s’accomplirait la parole du Sauveur, qu’il n’y aura plus de mariages, mais que nous serons égaux aux anges, parce que nous serons les enfants de la résurrection. Toutes ces fables viennent principalement de ce qu’on n’a pas compris ce que c’est que la première mort dans l’Apocalypse, ni la première résurrection, c’est-à-dire le passage de l’âme dans une autre vie au moment où elle est séparée du corps. Le nombre des auteurs ecclésiastiques et des martyrs qui ont été de l’opinion des millénaires était tel, que saint Jérôme n’a pas osé la condamner absolument. Il aime mieux réserver toutes ces choses au jugement de Dieu et permettre à chacun de suivre son sentiment. Ce qui n’empêche pas qu’il la rejette comme une fausseté contraire à l’écriture, comme des contes aussi dangereux que ridicules, et qui entraînent dans la profondeur de l’abîme ceux qui y ajoutent foi. Caïus, célèbre à Rome au commencement du troisième siècle, est le premier qui ait combattu les millénaires en écrivant contre Cérinthe, qui passait pour l’un des chefs de cette école. On cite encore, parmi les auteurs qui ont contribué à la ruiner, saint Épiphane, saint Augustin et Théodoret. Il parait qu’après eux le système des millénaires fut entièrement discrédité, et il n’en est plus guère question dans l’histoire des idées religieuses du moyen âge. Si le millénarisme cessa d’avoir de nombreux et de fervents adeptes, le livre qui lui avait donné naissance jouissait d’une trop grande autorité ‘ dans l’église latine pour que l’on ne continuât pas à y chercher le secret de l’avenir entier de l’humanité. Malgré la réconciliation de l’Église et de l’Empire sous Constantin, malgré les subtilités des gens qui déclarèrent l’Apocalypse apocryphe, ce traité prit sa place dans le Nouveau Testament, et les Latins, moins opposés que les Grecs au millénarisme, n’ont pas cessé de l’étudier dans tout le moyen âge. Saint Césaire d’Arles compose dix-neuf homélies sur l’œuvre de saint Jean ; le bienheureux Ambroise Antpert la commente en dix livres précédés chacun d’une préface ; saint Béat de Liebana l’explique à son tour ; puis Haimon, évêque d’Halberstadt, Bérengaud, moine de Ferrières, Remi, moine de Saint-Germain d’Auxerre s’appliquent, au neuvième et au dixième siècle, à en pénétrer le sens mystérieux. A la même époque, Adson, abbé de Montier-en-Der, en Champagne, adressait un traité sur l’Antéchrist à la reine Gerberge, femme de Louis d’Outremer, qui lui avait demandé quelque éclaircissement sur ce sujet. Il mit la main à ce traité en 954 et le composa suivant l’esprit de son temps. Après avoir exposé ce qu’il entend par l’Antéchrist et montré qu’il y a eu et qu’il y aura dans tous les temps des ministres de son impiété, tels que ceux qui commettent l’injustice, violent les règles de leur état et blasphèment contre ce qu’il y a de bien, il dit que l’Antéchrist naîtra de la tribu de Dan, à Babylone, et qu’il sera élevé à Bethsaïda ; il réfute deux fables qui couraient alors sur son origine, et ajoute qu’il rebâtira le temple de Jérusalem, et qu’après avoir exercé sa terrible puissance pendant trois ans et demi, il sera mis à mort sur la montagne des Oliviers. L’auteur confond souvent ce qui ne regarde que la bête mystérieuse de l’Apocalypse avec ce qui concerne l’Antéchrist. Sans prendre les allures d’un polémiste qui veut renverser une erreur fortement enracinée, tout en se contentant d’instruire, non la multitude, mais une personne privée, par un exposé doctrinal simple, exempt de toute discussion, il pose des principes de nature à détruire radicalement l’erreur de ceux qui supposeraient la fin du monde comme prochaine. Gerberge était-elle du petit nombre de ces esprits faibles ? Lui avait-elle demandé de l’éclairer sur ce point obscur de la foi qui pouvait troubler quelques hallucinés ? Ce qui est certain, c’est qu’il lui montre que cet homme de péché, l’Antéchrist, ne paraîtra point que l’apostasie prédite par saint Paul ne soit consommée ; et, qu’après la destruction même de l’Antéchrist, le jugement dernier n’arrivera pas sitôt, ni par conséquent la fin du monde. Sa dernière parole est pour avertir la reine que l’heure du jugement dernier n’est connue que de Dieu seul. Ce traité d’Adson a été si fameux, qu’on a voulu dans les siècles subséquents en faire remonter l’honneur à saint Augustin, puis à Alcuin et à Raban Maur. Cinq ou six ans après qu’il eut été composé, Bernhardt, visionnaire de la Thuringe, c’est-à-dire du pays où l’évêque Haimon d’Halberstadt avait essayé d’expliquer l’Apocalypse, annonçait la fin du monde comme prochaine. Enfin Abbon, abbé de Fleury-sur-Loire, dit dans son apologie, qui fut composée vers 995 : Dans ma première jeunesse — il était novice au monastère de Fleury vers 958 —, j’ai entendu prêcher devant le peuple, dans l’église de Paris, qu’aussitôt que les mille ans seront finis l’Antéchrist viendra, et, peu de temps après, le jugement universel. Je me suis opposé de toutes mes forces à cette opinion, par les Évangiles, l’Apocalypse et le livre de Daniel : et l’abbé Richard, d’heureuse mémoire, ayant reçu des lettres de Lorraine sur ce sujet, m’ordonna d’y répondre. Le livre de saint Jean était donc lu au neuvième siècle, incompris des uns, justement interprété par les autres, et il devint la source de l’erreur qui s’implanta dans quelques tètes faibles ou avides de merveilleux, et d’après laquelle le jugement universel aurait lieu en même temps que sonnerait la première heure du nouveau siècle. Si nous envisageons l’état du monde à cette époque, nous comprendrons facilement que cette idée excentrique ait pu rouler dans le cerveau malade de quelques illuminés. |