De l’étude de la mythologie de l’Iran il ressort que l’homme est immortel, c’est-à-dire qu’il survit à la mort, et qu’après un nombre plus ou moins considérable d’années le monde misérable doit disparaître pour faire place à un monde divin et bienheureux. De l’étude de la mythologie de l’Inde il ressort que l’immortalité entraîne la résurrection, que la terre, la mer et les montagnes, rendront à l’homme la chair, le sang et les os qu’elles lui ont pris, et que les résurrections de l’homme s’accentueront et se succéderont sans fin, comme les résurrections de l’univers. L’aurore rendra la vie à tout ce qui est mort. Les mythologies classiques suivent d’assez près les données de celles de l’Orient : il est vrai que les dieux grecs, tout à la joie de vivre, ont repoussé au loin toute pensée de mort ; mais Prométhée, dans ses chaînes, annonce à Jupiter que son règne n’est pas éternel : Et pourtant, ce Jupiter, malgré l’orgueil qui remplit son âme, il sera humble un jour. L’hymen qu’il prépare le renversera du haut de sa puissance ; il tombera du trône ; il sera effacé de l’empire. Ainsi s’accompliront tout entières les imprécations que lança contre lui Saturne son père, alors qu’il tombait du vieux trône des cieux. Entre tous les dieux, nul ne pourra lui enseigner un moyen de détourner ce malheur : nul, excepté moi ! moi seul j’en connais un, moi seul je saurai l’employer. Qu’il aille donc s’asseoir dans sa sécurité, rassuré par ce bruit qui roule dans l’étendue ; qu’il secoue dans sa main le dard enflammé. Vain appareil, et qui ne le gardera pas de tomber d’une chute ignominieuse, irréparable ! Tant il sera terrible, cet adversaire qu’il se prépare maintenant à lui-même ! Géant indomptable, qui trouvera un feu plus puissant que le feu de la foudre, des éclats plus retentissants que les éclats du tonnerre, et qui brisera dans la main de Neptune le trident, cette arme fatale qui soulève les mers et qui fait bondir la terre. Échoué à cet écueil, Jupiter reconnaîtra enfin qu’il est bien différent de régner ou de servir. Prométhée en sait moins que l’Avesta et le Brahmanisme, car il ne prévoit, ni la mort du monde, ni la renaissance ; cet adversaire annoncé qui trouvera une flamme plus puissante que celle de la foudre, des fracas plus formidables que ceux du tonnerre, qui brisera aux mains de Poseidon le trident marin qui fait bondir la terre, ce monstre invincible met terme au règne de Jupiter, non à la vie du monde. C’est dans la philosophie que se sont principalement réfugiés les souvenirs de l’Orient : quand Héraclite fait périr le monde par le feu, il est l’écho des cosmogonies anciennes, comme Thalès quand il le fait naître des eaux, et les renaissances successives du monde ne sont que la répétition à l’infini de la renaissance mythique. De là ces vastes incendies qui, selon Platon, à de longs intervalles, anéantissent tout ce qui couvre la surface de la terre. Les prêtres gaulois enseignaient aussi que le monde devait périr, à la fin des temps, par l’eau et par le feu. M. Renan, dans ses Origines du Christianisme, a fait remarquer que les idées cosmogoniques de la Perse coururent d’Orient en Occident et pénétrèrent jusqu’à Rome, où elles inspirèrent un cycle de poèmes prophétiques, dont les idées fondamentales étaient la division de l’humanité en périodes, la succession des dieux répondant à ces périodes, un complet renouvellement du monde et l’avènement final d’un lige d’or. C’est ce que Virgile exprimait dans sa quatrième églogue : Il s’avance enfin le dernier âge prédit par la Sibylle ; je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne ; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels. Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant : avec lui d’abord cessera l’âge de fer, et à la face du monde entier s’élèvera l’âge d’or : déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s’il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante. Le livre de Daniel, le livre d’Hénoch, certaines parties des livres sibyllins, sont l’expression juive de la même théorie. Ainsi avait été annoncé dans l’Iran le règne d’Ormazd ; le cercle des milleniums épuisé, le paradis définitif allait paraître : les hommes vivraient heureux ; la terre serait comme une plaine ; il n’y aurait qu’une langue, une loi et un gouvernement pour tous les hommes. Mais cet avènement serait précédé de terribles calamités. Le satan de la Perse, Dahak, romprait les fers qui l’enchaînent et s’abattrait sur le monde. Assurément ces pensées n’étaient pas celles de tous, et elles ne furent d’abord embrassées que par des poètes à l’imagination vive, ou par des philosophes portés vers les doctrines étrangères ; c’est chez ces derniers que nous allons retrouver l’idée de la conflagration universelle, prélude de la renaissance. C’est un dogme des stoïciens que. le monde doit finir dans les flammes pour renaître ; ils annoncent, comme les Iraniens et les Scandinaves, une conflagration universelle ; dans son livre De la nature des dieux, Cicéron dit : Dans l’Éther se meuvent les astres, qui perpétuent leur durée par leur forme même et par leur figure. Comme ils sont de feu, ils se nourrissent des vapeurs que le soleil attire de la terre, de la mer et des autres eaux. Mais ces vapeurs, quand elles ont nourri et renouvelé les astres et tout l’Éther, sont renvoyées ici-bas pour être de nouveau attirées dans la haute région : ainsi rien n’en est perdu, ou il y en a fort peu de consumé par le feu des astres et par la flamme de l’Éther. De là nos stoïciens tirent une conséquence : il doit arriver, disent-ils, que le inonde entier ne soit plus que feu ; que, toute l’eau étant consumée, ni la terre n’ait plus d’aliment, ni l’air n’ait plus de quoi se former, puisque l’eau dont il se forme serait alors épuisée. Le feu resterait seul ; et par ce feu, qui est animé, qui est Dieu, le monde serait rétabli, et renaîtrait avec la même beauté. Ainsi, comme dans l’Avesta, un monde nouveau doit succéder au monde consumé ; la seule différence c’est que la destruction et la renaissance n’ont pas lieu une fois pour toutes, mais se répètent indéfiniment comme dans le Brahmanisme ; ce n’est point, comme en Perse et en Scandinavie, un monde bienheureux qui succède à un monde misérable ; c’est, comme dans le Brahmanisme, une simple répétition du monde passé, le monde, selon la formule d’Héraclite, naît du feu et y périt : c’est un feu immortel qui régulièrement s’allume et régulièrement s’éteint. Sénèque, dans sa Consolation à Marcia, exprime avec une clarté parfaite la théorie stoïcienne : Si tu peux trouver à tes regrets une consolation dans la commune destinée, sache que rien ne restera debout à sa place. Le temps doit tout abattre, tout emporter avec lui... Quand l’époque sera venue où le monde s’éteindra pour renaître, toute force se brisera par sa propre impulsion ; les astres viendront heurter les astres ; toute matière s’enflammera, et tout ce qui maintenant brille dans une si belle harmonie, se consumera dans un même brasier. Pour nous, âmes bienheureuses, en possession de l’éternité, quand Dieu trouvera bon d’accomplir ces nouvelles révolutions, au milieu de l’universel ébranlement, nous-mêmes, débris chétifs de cette grande ruine, nous irons nous confondre dans les antiques éléments. La pensée d’une conflagration universelle frappa surtout les peuples soumis à l’empire romain, dans l’horreur des guerres civiles de César et de Pompée. Virgile, dans ses Géorgiques, fait allusion à cette crainte généralement, répandue dans le commun peuple. Qui
pourrait, ô Soleil, t’accuser d’imposture ? Tes
immenses regards embrassent la nature : C’est
toi qui nous prédis ces tragiques fureurs Qui
couvent sourdement dans l’abîme des cœurs. Quand
César expira, plaignant notre misère, D’un
nuage sanglant tu voilas ta lumière ; Tu
refusas le jour à ce siècle pervers ; Une éternelle nuit menaça l’univers. Lucain s’exprime bien plus positivement ; sans prédire le renouveau, il annonce la conflagration ; peu lui importe que les morts de Pharsale n’aient point leur bûcher, car ils auront, à la fin des temps, celui de l’univers même : Qu’importe
du bûcher le triste et faux honneur ! Le feu
consumera le ciel, la terre et l’onde, Tout deviendra bûcher ; la cendre attend le monde. Lucrèce, parlant le même langage, enseigne à Memmius que le monde a eu un commencement et qu’il aura une fin, parce qu’il se compose de substances périssables qui se livrent une guerre éternelle. Ô Memmius, examine les ondes, la terre, le ciel ; leur triple nature, leurs trois corps, ces trois aspects si divers, ces trois vastes tissus, un jour livrera tout à la destruction ; et cette lourde machine du monde, demeurée tant de siècles inébranlable, s’écroulera. Après Lucrèce, Ovide, nouvel écho des philosophes ou des mythologues, répète le langage de l’école stoïcienne. Jupiter, révolté des crimes de la race humaine, a résolu de la détruire ; mais la ruine du genre humain excite parmi les dieux un regret général, et ils lui demandent quel sera l’aspect de la terre, veuve de ses habitants, qui portera l’encens sur leurs autels, et comment il accomplira cette œuvre de destruction. A leurs questions Jupiter répond qu’il s’est réservé de tels soins, et il leur interdit toute alarme en annonçant une race d’hommes différente et d’une origine merveilleuse. Déjà il s’apprêtait à lancer ses foudres dans toutes les contrées de la terre, mais il craignit de voir la demeure sacrée des Immortels s’enflammer par tant de feux et le monde s’embraser d’un pôle à l’autre. D’ailleurs il se rappela que les destins avaient fixé l’époque où la mer, la terre et le palais des dieux seraient dévorés par les flammes, et où l’admirable machine du monde devrait périr ; déposant donc les traits forgés par les Cyclopes, il adopta un autre châtiment et résolut de submerger le genre humain sous les eaux qui tomberaient de toutes les parties du ciel. Cette doctrine des stoïciens, cette idée d’un monde qui devait périr et se renouveler, dérive très probablement d’une ancienne croyance mythique et populaire, identique à celle des Druides, des Skaldes, des Iraniens, des Brahmanes, et ayant comme elle sa racine dans la mythologie indo-européenne. Elle était enracinée dans les cœurs des peuples de l’Asie-Mineure, de la Syrie, de l’Égypte, depuis les guerres civiles des successeurs d’Alexandre. Celles des Romains augmentèrent la terreur des nations qui en étaient les victimes. Elles attendaient la destruction de la terre et elles espéraient un nouveau monde. Les Juifs, enclavés dans la Syrie, et d’ailleurs répandus partout, furent saisis de la crainte commune. Les uns, ne pouvant tolérer le culte idolâtre introduit par Hérode, vinrent contempler une dernière fois Jérusalem et pleurer sur les murs de la cité sainte ; les autres entrevoyant la perte de leur indépendance politique dans la profanation du temple par les fêtes célébrées en l’honneur d’Auguste, cherchèrent « l’étoile qui devait sortir de Jacob », le sauveur promis qui devait venger l’outrage fait à Jéhovah. L’idée de la résurrection et l’idée de l’immortalité de l’âme, se combinant chez eux avec la doctrine d’un prochain renouvellement de toutes choses, formèrent des théories apocalyptiques qui coururent dans toutes les imaginations et produisirent, d’un bout à l’autre du monde juif, une fermentation extrême. Tantôt ces théories supposent une terre renouvelée et une nouvelle Jérusalem ; tantôt elles impliquent un anéantissement préalable de l’univers. Sous l’une ou l’autre forme, elles procèdent comme celles des stoïciens, de l’Orient, et elles sont destinées à une longue vie dans l’Occident transformé par le christianisme. |