LA GRANDE CHARTE D’ANGLETERRE

OU L'ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME CONSTITUTIONNEL EN ANGLETERRE

 

CHAPITRE TREIZIÈME.

 

 

Edouard Ier. — Son séjour en Orient. — Caractère du roi. — Exactions. — L'archevêque Robert de Winchelsea, les comtes de Hereford et de Norfolk. — Lutte politique. — Discours du roi aux bourgeois de Londres. — Manifeste royal. — Réponse des comtes. — Grande confirmation des chartes.

 

Édouard Ier était bien loin de l'Angleterre quand la couronne lui échut. Cédant, lui aussi, à la sympathique attraction qu'exerçaient en Europe les vertus de saint Louis, il avait sollicité l'honneur de le suivre dans cette croisade de 1270, qui fut la dernière. Mais, en débarquant sur la terre d'Afrique, le prince anglais trouva le camp des chrétiens dans la désolation et le trouble ; le modèle des saints, des preux et des rois, saint Louis, venait de mourir. Tandis que les débris de l'armée, décimée par la peste, se hâtaient de fuir ce rivage meurtrier, Édouard, fidèle au serment qu'il avait prêté en prenant la croix, fit ce qu'avait fait le glorieux martyr dont il n'avait pu que saluer la dépouille, lorsqu'à peine sorti des mains des mamelucks il avait relevé par sa présence le zèle et ta foi bien éprouvés des chrétiens de la Palestine.

Un autre sentiment aussi entrainait vers la terre sainte le jeune Plantagenêt ; c'était la noble ambition de signaler son courage aux lieux où vivait encore le souvenir de Richard Cœur de Lion. L'Orient était plein de sa gloire ; la magie de son nom avait conquis la popularité de la légende : As-tu vu l'ombre du roi Richard ? disait le cavalier dont le cheval bronchait, et les mères arabes menaçaient leurs enfants du roi Richard. Aussi, quand Édouard aborda presque seul à Saint-Jean d'Acre, les chrétiens se crurent sauvés, les musulmans perdus ; le sultan Bondocar, qui assiégeait la ville, se hâta de plier bagage et se retira précipitamment en Égypte. Malheureusement Édouard avait trop peu de ressources, et les avantages qu'il remporta ne répondirent ni aux espérances ni aux craintes qu'il avait excitées. Mais, à défaut de lauriers, peu s'en fallut qu'il ne cueillit la palme du martyre.

Un jour qu'il dormait, légèrement vêtu, suivant la coutume orientale, à l'heure où le soleil est le plus ardent, un fanatique, trompant la vigilance des gardes, se glissa jusqu'à lui et le frappa d'un poignard empoisonné. Par bonheur, le coup, qui s'adressait au cœur, n'atteignit que le bras ; mais en luttant avec l'assassin, le prince reçut encore plusieurs blessures ; enfin, il réussit à lui enlever son arme, et lui mettant le genou sur la gorge, il le tua. Au premier bruit de la lutte, la princesse Éléonore était accourue ; suivant une tradition touchante, elle aurait sauvé son mari en suçant ses blessures ; un récit moins romanesque, tout en rendant justice aux soins affectueux d'Éléonore, attribue la guérison d'Édouard à l'habileté d'un chirurgien anglais, qui se hâta de débrider les plaies et, sans doute de les cautériser. Enfin, rendu à la vie, Édouard put quitter la terre sainte, après avoir obtenu pour les chrétiens, une trêve de dix ans.

Après deux règnes aussi malheureux que ceux de son père et de son aïeul, l'Angleterre avait mis en lui des espérances qui ne furent pas trompées : Édouard Ier fut un grand roi. Guerrier comme Richard, avec moins d'éclat et plus de solidité, il conquit le pays de Galles et menaça sérieusement l'indépendance de l'Écosse ; mais il fut ce que n'était pas Richard, un habile politique : en somme, c'est avec Henri II, le fondateur de sa dynastie, qu'il a le plus de ressemblance. Les sages améliorations qu'il introduisit dans les formes de la justice et dans la législation lui ont valu le surnom trop ambitieux de Justinien de l'Angleterre ; mais ce fut pour les barons et le peuple anglais un grand bonheur qu'ils eussent déjà conquis la Grande Charte : l'habileté d'Édouard ne leur eût pas livré l'occasion, ni son énergie la victoire. Du reste, loyal et franc dans ses paroles et dans ses actes, il ne cachait pas son mécontentement ni ses répugnances pour les concessions arrachées à la faiblesse de ses prédécesseurs. Quoiqu'il ait fréquemment convoqué des parlements pendant les vingt-quatre premières années de son règne, il ne fut presque jamais question des chartes durant cette période.

Cependant, en 1296, une certaine émotion commença à se manifester en Angleterre : la nation trouvait que le roi lui faisait payer trop cher la gloire de ses armes ; les exactions, qui d'abord n'avaient affecté que les églises et les monastères, tombèrent enfin sur les francs tenanciers, sur les marchands qui faisaient le commerce important des laines et des cuirs, sur les habitants des cités et des bourgs ; les nobles eux-mêmes se trouvèrent atteints. Alors la fermentation devint générale ; comme au temps du roi Jean, il se forma une grande ligue pour renfermer la prérogative royale dans de justes limites et revendiquer les droits du pays, en réclamant la confirmation solennelle des chartes, qu'Édouard avait toujours promise et toujours retardée.

A la tête de cette ligue étaient l'archevêque de Cantorbéry, Robert de Winchelsea, et deux grands barons, Humphrey Bohun, comte de Hereford, et Roger Bigod, comte de Norfolk, l'un connétable, l'autre maréchal d'Angleterre. La reconnaissance nationale a consacré ces trois noms et les a placés dans l'estime publique au même rang que ceux d'Étienne Langton et des barons de Runningmead[1]. Édouard méditait un vaste plan de campagne contre son ennemi, Philippe le Bel, roi de France ; tandis qu'il conduirait lui-même une armée en Flandre, il se proposait d'en envoyer une autre en Guienne, sous les ordres des deux comtes. Ceux-ci, qui prétendaient se faire payer leur obéissance, non pas au profit de leur ambition personnelle, mais au profit des intérêts de la nation entière, répondirent au roi que leurs charges ne leur permettaient pas de se séparer de sa personne et qu'ils le suivraient en Flandre, non ailleurs. Cette résistance surprit Édouard. Vous partirez, s'écria-t-il enflammé de colère, que j'aille ou non avec vous. Et comme Hereford affirmait qu'il ne partirait pas : Par le Dieu éternel, sire comte, vous partirez ou vous serez pendu. — Par le Dieu éternel, sire roi, reprit froidement Hereford, je ne partirai ni ne serai pendu. Et sur-le-champ Norfolk et lui quittèrent Salisbury, suivis de trente bannerets et de quinze cents chevaliers.

Lainais la féodalité n'avait parlé un si hardi langage. Édouard, tout irascible qu'il était, ne se laissa pas égarer par les emportements qui avaient perdu Jean sans Terre ; il comprit que Hereford et Norfolk ne se seraient pas engagés dans une pareille voie s'ils n'eussent eu la confiance qu'ils y seraient suivis par le clergé, la noblesse et le peuple d'Angleterre. Il prit donc le parti de dissimuler d'abord, et, comme si cet éclat n'avait pas eu lieu, il fit publier une convocation générale de ses tenanciers militaires à Londres. Au jour marqué, le connétable et le maréchal, se renfermant dans l'observation stricte de la légalité, manifestation remarquable du caractère anglais dès le XIIIe siècle, refusèrent d'exercer leurs fonctions, c'est-à-dire de faire le recensement des tenanciers militaires, attendu qu'ils n'avaient reçu qu'une invitation générale, et non pas une sommation personnelle et régulière, suivant l'usage. Édouard nomma alors un nouveau connétable et un nouveau maréchal, et, comme il avait été forcé de renoncer à l'expédition de Guienne, il donna tous ses soins aux préparatifs de la guerre de Flandre, qu'il ne pouvait, abandonner sans compromettre ses intérêts et son honneur.

Mais on ne supprime pas le danger en feignant de ne s'en pas apercevoir. Le bon sens d'Édouard ne s'y trompa point ; l'heure des concessions était venue. D'abord il fit un véritable appel à l'opinion publique. Le 14 juillet 1297, les bourgeois de Londres se pressaient autour d'une estrade élevée à la hâte devant Westminster. Le roi y parut, tenant par la main son jeune fils, qu'il avait nommé régent pour gouverner le royaume pendant son absence ; puis s'adressant à la foule, il lui tint un long discours sur ce thème ; les charges étaient lourdes, sans doute, mais elles avaient leur nécessité dans la guerre, et la guerre était nationale. Voyez, s'écriait-il en manière de péroraison, je vais m'exposer au danger pour vous. Si je reviens, recevez-moi, et je vous dédommagerai de tous vos sacrifices ; si je meurs, voici mon fils, mettez-le sur le trône, et sa reconnaissance récompensera votre fidélité. En disant ces mots, il embrassa son fils en pleurant ; la multitude émue fondit en larmes et protesta de sa loyauté par mille acclamations. Dans les comtés, on lut une proclamation plus explicite encore, tin véritable mémoire justificatif où le roi cherchait à éclairer l'opinion sur l'origine de sa querelle avec les deux comtes, et dont le meilleur argument sans contredit était la promesse formelle de confirmer les chartes.

A cette proclamation royale, Hereford et Norfolk répondirent par un manifeste qu'ils publièrent Sous le titre de Remontrances, au nom des archevêques, des évêques, des abbés et des prieurs, des comtes, des barons et de toute la communauté d'Angleterre ; ils y énuméraient longuement, non-seulement les griefs qui leur étaient personnels, mais aussi tous ceux dont la nation entière avait à se plaindre, notamment les violations incessantes des chartes, et ils en demandaient satisfaction. Édouard reçut cette pièce à Winchester : mais, comme il voulait gagner du temps, il répondit qu'il ne pouvait examiner de si hautes questions sans l'assistance de son conseil, dont une partie était déjà en Flandre, et que, si les auteurs des Remontrances voulaient passer avec lui sur le continent, il les accueillerait avec plaisir ; sinon, il espérait qu'ils ne troubleraient pas la paix publique pendant son absence.

Mais à peine eut-il mis à la voile, que les deux comtes, dans un grand appareil militaire, se rendirent auprès des trésoriers et des barons de l'Échiquier, et leur défendirent, au nom du baronnage d'Angleterre, de lever pour le roi le subside accordé l'année précédente par le parlement de Saint-Edmundsbury, attendu que la concession en avait été illégale. De l'Échiquier ils se rendirent à la maison de ville, où ils haranguèrent les bourgeois avec un grand succès ; et les mêmes cris d'enthousiasme, qui avaient accueilli le roi défendant sa prérogative, suivirent les barons quand ils se retirèrent pacifiquement, sans provoquer le moindre désordre, après avoir soutenu la cause des libertés publiques.

Enfin, après six semaines d'un calme plein d'anxiété, d'où pouvaient sortir à tout instant les tempêtes de la guerre civile, les lords qui composaient le conseil du jeune prince-régent prirent le parti d'entrer en négociation avec les chefs de la ligue, et, de concert avec eux, ils convoquèrent un parlement à Londres, le 10 octobre 1297. Toutefois, le connétable et le maréchal ne consentirent à s'y rendre que suivis de cinq cents chevaliers, et à la condition que les portes de Londres seraient remises à leur garde. Ils triomphèrent. Non-seulement les chartes furent confirmées dans leur teneur générale, mais il y fut ajouté des clauses importantes : ainsi, la défense de lever aucune taxe sans le commun assentiment de la nation, défense qui datait de Runningmead, mais qui avait été supprimée de fait depuis la première année du règne de Henri III, sous prétexte qu'elle était réservée pour un examen ultérieur ; ainsi, le commerce des laines affranchi de tout impôt extraordinaire et non consenti ; ainsi, le dépôt des chartes scellées du sceau royal dans le trésor des églises cathédrales sous la garde des évêques qui devaient en faire, deux fois par an, lecture publique et solennelle, avec sentence d'excommunication contre les violateurs.

Après que le régent eut signé l'acte de confirmation, il l'envoya au roi son père, qui se trouvait à Gand, avec une lettre collective des barons. Édouard hésita pendant trois jours ; Dieu sait quels combats se livrèrent, dans ce cœur tumultueux, l'orgueil et la raison. Enfin ses passions cédèrent ; le 5 novembre 1297, il signa les deux chartes avec les articles additionnels, et il remit aux deux comtes, ainsi qu'a leurs adhérents, toute rancune et tout mauvais vouloir. Aussitôt, pour montrer que leur résistance était satisfaite, le connétable et le maréchal rentrèrent dans leurs fonctions et partirent pour faire la guerre aux Écossais, qui avaient profité de toutes ces discordes.

Cependant, lorsque Édouard fut de retour, le bruit se répandit qu'il n'attendait qu'un moment favorable pour annuler, comme son père et son aïeul, ces concessions dont il se raillait, disait-on, avec ses familiers, comme n'ayant été faites par lui que sur la terre étrangère. Ce soupçon était injurieux pour la loyauté du roi, et très-probablement injuste. Toutefois, quand Édouard vit ses adversaires remettre eux-mêmes en question la validité des chartes, il s'empara de l'occasion et fit comme ces plaideurs qui, battus en première instance, profitent d'un appel a minima pour recommencer le débat et regagner peut-être leur cause.

Ce fut encore un curieux spectacle : d'un côté, Hereford et Norfolk, calmes et persistants, insensibles à toutes les séductions, en garde contre toutes les ruses, suivant le roi partout, à York, à Windsor, à Londres ; de l'autre, Édouard, habile, ingénieux, varié, mettant en jeu toutes les ressources de son esprit pour tromper leur vigilance et mettre leur patience à bout ; à York, renvoyant la politique après la guerre d'Écosse, et, après la guerre d'Écosse, s'excusant sur ses glorieuses fatigues. Enfin, il parut céder, et il ratifia ses premières concessions, mais avec une de ces clauses restrictives qui contiennent quelquefois toute une révolution : Sauf le droit de notre couronne. Lorsque les shérifs de Londres lurent à la multitude, rassemblée dans le cimetière de Saint-Paul, la nouvelle confirmation des chartes, des cris de joie éclatèrent de toutes parts : mais à peine eurent-ils prononcé la clause fatale que ces cris se changèrent en imprécations ; les bourgeois se répandirent dans la ville, maudissant le roi ; les bannis se retirèrent dans leurs châteaux, prêts à prendre les armes ; un pas de plus, on tombait dans la guerre civile.

Édouard se résigna ; le 28 mars 1300, il confirma sans aucune réserve toutes les garanties réclamées et obtenues par ses sujets, en y ajoutant même, sous le nom d'articles additionnels, des clauses de la plus haute importance, telles que la lecture publique des chartes, quatre fois par an, dans la cour du shérif, et l'élection de trois chevaliers par chaque comté, pour recueillir toutes les plaintes contre les infracteurs des chartes, et punir sommairement les coupables.

Tel est l'acte célèbre connu tout spécialement sous le nom de Confirmation des chartes, mais que les historiens et les publicistes anglais regardent comme une nouvelle colonne de leur constitution, un titre non moins important que la Grande Charte elle-même. Depuis ce moment, les droits du peuple anglais furent définitivement établis et reconnus. On put dans la suite exiger des souverains, les souverains purent offrir eux-mêmes, le plus souvent pour obtenir des subsides, quelque nouvelle garantie de leur parole royale ; précautions de forme et concessions inutiles qu'aucun danger ne réclamait, qu'aucune contradiction ne justifiait plus.

Ce n'est pas que les rois se fussent accommodés de leur défaite, ni qu'ils se fussent pris d'affection pour l'acte qui en était le monument ; mais ils sentaient la lutte inutile, et même dangereuse. Leur mécontentement fut réel, et se transmit d'âge en tige avec la couronne ; mais il fut forcé de se contenir et de demeurer secret : car en même temps le sentiment du triomphe rendait la nation formidable et se transmettait aussi d'âge en âge, de génération en génération, sans rien perdre avec le temps de son énergie ni de son éclat. L'histoire a révélé qu'Édouard Ier avait entre les mains une bulle du pape Clément V, qui le relevait de ses serments et annulait des concessions dictées par la contrainte ; le fait seul qu'un roi si habile et si prudent n'ait point fait usage d'une telle arme est la preuve la plus convaincante qu'il jugeait la cause du pouvoir absolu perdue en Angleterre.

 

Ici donc se termine l'histoire des chartes. Les libertés anglaises sont définies et garanties. Les fondements du gouvernement représentatif sont posés.

 

 

 



[1] M. Hallam n'hésite même pas à mettre les adversaires d'Édouard Ier, roi prudent, glorieux, intrépide et toujours soutenu par le succès, au-dessus des faciles vainqueurs d'un prince lâche, avili, malheureux et malhabile comme Jean sans Terre.