LA GRANDE CHARTE D’ANGLETERRE

OU L'ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME CONSTITUTIONNEL EN ANGLETERRE

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

Couronnement de Henri III. — Régence du comte de Pembroke. — Concession d'une charte. — Bataille de Lincoln. — Destruction de la flotte française. — Capitulation et retraite de Louis. — Confirmation de la charte des libertés. — Charte des forêts. — Mort du comte de Pembroke. — Rivalité de Hubert de Burgh et de Pierre des Roches. — Songe de Falcaise. — Siège et prise du château de Bedford. — Châtiment et mort de Falcaise.

 

La mort de Jean sans Terre sauva peut-être la nationalité anglaise ; elle sauva sans aucun doute les Plantagenêts et la Grande Charte, car elle eut pour résultat d'établit entre leurs fortunes une solidarité que les plus violents efforts ne parvinrent jamais à détruire. Malgré qu'ils en eussent, les rois anglais furent obligés d'accepter et de respecter un acte qui limitait leur pouvoir, mais qui l'empêchait de se perdre, et les partisans de la grande Charte, en voyant le trône et les garanties qu'ils avaient conquises également menacés par l'invasion française, s'habituèrent à penser que les libertés dont ils étaient si jaloux avaient besoin, pour subsister et porter leurs fruits, d'une autorité régulière, légitime et fortement stable. Aussi, à la première nouvelle de l'heureux événement qui les délivrait d'un prince parjure, tous ceux à qui pesait la triste nécessité d'une rébellion forcée se tournèrent-ils avec empressement vers l'enfant, qu'on ne pouvait rendre responsable des perfidies du père.

Henri de Winchester avait dix ans ; le comte de Pembroke le conduisit à Glocester pour y recevoir, avec la couronne, l'hommage et le serment de fidélité de ses vassaux. Mais, comme la couronne avait péri dans ce récent naufrage qui avait englouti les trésors et la vie du roi Jean, le légat Gualo ceignit le front du jeune prince d'un simple cercle d'or. Le lendemain on publia une proclamation où le roi, déplorant les dissensions qui s'étaient élevées entre les barons et son père, promettait à tous l'amnistie pour le passé et le maintien des libertés pour l'avenir ; il ordonnait en même temps à ses fidèles sujets de porter pendant un mois un bandeau blanc autour de la tête en mémoire de son couronnement.

Quinze jours après, le comte de Pembroke réunit à Bristol un grand nombre d'évêques, de barons et de chevaliers, par lesquels il se fit donner le titre de régent ; puis, afin de populariser la cause du jeune roi, il accorda en son nom une nouvelle charte. Cette charte était conforme à celle du roi Jean, si ce n'est qu'on y avait omis à dessein pagnes articles qui portaient la plus forte atteinte à la prérogative royale, comme la défense de lever aucune taxe sans le commun assentiment de la nation, et surtout l'article qui accordait aux barons le droit de résistance à main armée. Toutefois, il était déclaré expressément que ces dispositions n'étaient point rapportées, mais que les prélats et les seigneurs avaient bien voulu que ces choses demeurassent en suspens jusqu'à ce qu'il en eût été plus amplement délibéré. Cette concession habile et opportune eut tout le succès que le régent s'en était promis.

Forcé de lever le siège du château de Douvres, que Hubert de Burgh avait vaillamment défendu, affaibli et par les pertes continuelles que lui faisaient éprouver les troupes royales, et par les défections qui devenaient tous les jours plus nombreuses, Louis était passé sur le continent pour y chercher des renforts. Mais, après son départ, les plus compromis des barons, ceux qu'il croyait le plus étroitement attachés à sa fortune, les comtes de Salisbury, d'Arundel et de Warenne, Guillaume d'Albiney lui-même, s'étaient hâtés de faire leur soumission. Quand Louis revint avec ses mercenaires, il trouva tout en désarroi. Cependant son armée, forte encore de six cents chevaliers et de vingt mille hommes, était supérieure à celle du comte de Pembroke. A la tête de ces forces, le comte du Perche, le comte de Winchester et Robert Fitz-Walter partirent de Londres pour frapper un coup décisif.

Tandis qu'ils assiégeaient le fort château de Lincoln, défendu par une héroïne, Nicole de Cam-ville, l'armée royale s'était réunie à Newark. Pendant trois jours, ces nouveaux croisés, dont l'enthousiasme patriotique et religieux s'enflammait aux ardentes prédications du légat, se préparèrent, par la confession et la communion, à vaincre ou à mourir pour la justice. Enfin, après que Gualo, pour terminer cette espèce de retraite spirituelle à la veille d'une bataille, eut donné l'absolution générale et la bénédiction solennelle, ces hommes pleins de foi s'armèrent à la hâte, montèrent à cheval, et le camp fut levé au milieu des cria d'allégresse. Arrivés au bourg de Stowe, à huit milles de Lincoln, ils y passèrent la nuit sans être inquiétés, Le lendemain matin, l'armée, partagée en sept corps de bataille, avec des croix blanches sur la poitrine, marcha droit aux ennemis ; ce qu'elle redoutait avant tout, c'est qu'ils ne prissent la fuite avant son arrivée. Les arbalétriers faisaient l'avant-garde, à un mille environ de distance ; les bagages, les chariots, les bêtes de somme chargées de vivres suivaient le gros de l'armée ; partout les bannières flottaient au vent, les écus brillaient au soleil : c'était un appareil formidable.

Cependant, les barons et les Français qui étaient dans la ville y vivaient en telle sécurité, comptant bien sur le succès, qu'ils accueillirent avec de grandes huées et de grandes moqueries la nouvelle que leurs adversaires commençaient à se montrer, et qu'ils ne cessèrent pas de faire jouer leurs mangonneaux pour faire brèche dans les murs du château de Lincoln. Mais Robert Fitz-Walter et Saër, comte de Winchester, sortirent pour observer la marche de l'ennemi et pour estimer le nombre des combattants. Après avoir examiné avec attention leur ordonnance, ils revinrent à leurs compagnons et leur dirent : Ces guerriers marchent en bon ordre ; toutefois, nous avons sur eux l'avantage du nombre : aussi notre avis est que nous sortions à leur rencontre jusqu'an pied de la montagne. Si l'on nous entrait, nous les prendrons tous comme des alouettes. Le comte du Perche et le maréchal de France leur répondirent : Vous avez vu les choses à votre mode ; nous allons sortir à notre tour pour les voir à la mode française. Ils sortirent donc pour examiner l'armée royale ; mais ils se trompèrent dans leurs calculs : car, ayant d'abord aperçu au-delà des troupes disposées en bataille les chariots et les bagages, ils s'imaginèrent que c'était une autre armée, cause qu'ils y virent beaucoup de monde avec des bannières déployées. La vérité est que chaque seigneur avait deux bannières, l'une qu'on portait en tête de chaque troupe pour marquer aux hommes d'armes leur place de bataille et l'autre qui restait derrière avec les bagages.

Dupes d'une illusion, le comte du Perche et le maréchal revinrent à Lincoln dans une grande perplexité. Enfin, ils ouvrirent l'avis qu'on divisât les troupes, les unes devant défendre contre les assaillants les portes de la ville, tandis que les autres achèveraient de forcer le château. Cet avis déplut au plus grand nombre, et cependant il fut adopté. On ferma donc les portes, on y plaça des gardes, et tout le monde se mit sur la défensive. Pendant ce temps-là, les gens du château dépêchèrent secrètement un des leurs vers les chefs de l'armée royale, pour leur faire connaître les dispositions qu'on prenait dans l'intérieur de la ville, et les avertir qu'ils pourraient pénétrer dans le château par une poterne qu'on tenait ouverte.

Ceux-ci ne voulurent pas entrer tous de ce côté ; mais ils détachèrent Falcaise, avec sa troupe et tous les arbalétriers, en lui recommandant de surprendre et d'ouvrir au moins une des portes de la ville. En même temps ils portèrent toutes leurs forces contre la porte du nord, qu'ils se disposèrent à briser. Cependant les Français et leurs barons continuaient de lancer des pierres énormes contre le château. Mais Falcaise, qui y était déjà entré, ayant disposé les arbalétriers sur les terrasses et sur les remparts, fit pleuvoir une grêle de traits si drue et si meurtrière, qu'en un clin d'œil la place fut jonchée d'hommes et de chevaux. Puis, s'élançant audacieusement hors des barrières, il fit une profonde trouée au plus fort des ennemis. Peu s'en fallut qu'il ne lui en arrivât mal ; car les barons, étant revenus à la charge, l'enveloppèrent et l'entraînaient déjà, lorsque ses arbalétriers et ses hommes d'armes, venant à la rescousse, le délivrèrent et le ramenèrent dans le château. Mais, en ce temps-là même, les troupes royales avaient réussi à briser les portes et s'élançaient impétueusement dans la ville.

Alors ce fut une terrible mêlée ; les coups résonnaient sur les armures avec le fracas du tonnerre ; percés de traits, les chevaux des barons se cabraient et se renversaient sur leurs maîtres, qui, ne pouvant se relever, étaient tués .ou pris. Il ne restait plus que le corps de bataille des Français, qui soutint longtemps l'effort de toute l'armée ennemie ; enfin, accablé par le nombre, ce corps céda et s'ouvrit. De toutes parts on criait au comte du Perche de se rendre ; mais lui, combattant toujours, s'écriait, avec d'horribles jurements, qu'il ne se rendrait jamais à ces félons Anglais qui avaient trahi leur roi. Alors un soldat se jeta en avant et lui porta, à travers la visière de son heaume, un coup terrible qui lui perça le crâne et fit jaillir la cervelle. Il tomba sans proférer une parole, sans invoquer le Seigneur, et il mourut ainsi dans son orgueil et dans sa colère.

Les Français, à moitié détruits, se mirent à fuir, cavaliers et fantassins, non sans de grands désastres, car, tandis qu'ils se pressaient en foule à la porte du midi, il y avait une grosse barre qui retombait à chaque instant et leur fermait le passage : alors les cavaliers mettaient pied à terre ; mais à peine avaient-ils soulevé la barre et entr'ouvert la porte, qu'elle retombait sur le flot des fuyards et les écrasait de tout son poids. Quatre cents chevaliers furent pris avec presque tous les chefs, les comtes de Winchester et de Hereford, Robert Fitz-Walter, Gilbert de Gand, Guillaume de Beauchamp, Olivier d'Harcourt ; on ne compte ni les sergents ni les gens de pied. Tous les bagages des barons et des Français, joyaux, vaisselle d'or et d'argent, vêtements d'apparat, furent la proie des vainqueurs. La ville, la cathédrale même furent horriblement pillées. Il y eut d'affreux malheurs : pour éviter la licence et la brutalité des gens de guerre, les femmes s'étaient jetées avec leurs enfants dans des barques trop légères ; mais ces harpies, chargées outre mesure, ou dirigées par des mains inhabiles, s'engloutirent dans les eaux. Enfin, quand il n'y eut plus de prisonniers à faire ni de butin à ramasser, on proclama dans la ville, comme par insulte, la paix du roi Henri, et on se mit à boire et à faire bonne chère en grande liesse. C'était ainsi que les gens du roi célébraient ce combat qu'ils appelaient, en raillant, la foire de Lincoln.

Ceux des vaincus qui avaient réussi à s'échapper de la ville n'étaient pas au terme de leurs maux. Partout,. sur toutes les routes, ils trouvaient les paysans, armés d'épées et de bâtons, qui les assaillaient au passage et les assommaient ou les égorgeaient sur la place. Deux cents chevaliers tout au plus parvinrent à gagner Londres, où ils semèrent la consternation et le désespoir. Louis demanda aussitôt des secours à Philippe Auguste, son père. Sa femme, Blanche de Castille, déploya une grande énergie. En peu de temps, elle eut rassemblé trois cents chevaliers et une grosse troupe d'hommes d'armes qu'elle fit embarquer à Calais sur une flotte de quatre-vingts gros vaisseaux, sans compter une foule de petits navires et de galères armées en guerre. Un fameux pirate, Eustache Le Moine, s'était chargé de conduire cet armement formidable en Angleterre. De leur côté, les amis du roi Henri III avaient fait de grands préparatifs ; mais, quoiqu'ils eussent mis à contribution toutes les ressources des Cinq-Ports, leur force navale était de moitié inférieure à celle des Français. Cependant, animés qu'ils étaient par le souvenir de la victoire de Lincoln, où le petit nombre avait triomphé, et, d'ailleurs, plus habiles marins que leurs adversaires, ils n'hésitèrent pas à les attaquer, en se jetant sur les derniers vaisseaux de la flotte.

D'abord que les Français connurent le dessein de leurs adversaires, ils revinrent sur eux et se présentèrent vaillamment au combat. Mais Philippe d'Albiney les fit assaillir par ses archers et arbalétriers d'une grêle de traits et de carreaux. En outre, les Anglais avaient armé leurs galères de becs de fer qui fracassaient les vaisseaux ennemis et les coulaient à fond. Ils se servaient aussi de chaux vive, réduite en poussière, qui, lancée au vent, entrait dans les yeux de leurs adversaires et les aveuglait. La mêlée devint terrible ; mais les Français, qui n'avaient pas l'habitude de combattre sur mer, eurent bientôt le dessous. Percés de traits, achevés à coups de lance, de hache et d'épée, ils tombaient sur le pont de leurs navires ou se noyaient dans les flots. Un grand nombre se jetèrent volontairement à la mer pour ne pas tomber aux mains des vainqueurs. De leur grande flotte, il ne s'échappa que quinze navires ; ceux qui n'avaient pas sombré furent traînés à la remorque jusqu'à Douvres, où l'on enferma cent quinze chevaliers et une foule de captifs d'un rang inférieur.

Parmi eux se trouvait Eustache Le Moine, qu'on avait trouvé blotti dans la cale d'un vaisseau. Quand il se vit prisonnier, il offrit, pour racheter sa vie, une rançon énorme, en promettant de servir fidèlement désormais le roi d'Angleterre. Mais Richard Fitz-Roy, bâtard du roi Jean, l'abattit d'un coup d'épée, en s'écriant : Désormais, exécrable traître, tu ne tromperas plus personne en ce monde par tes fausses promesses. La tête du pirate fut promenée au bout d'une perche, de ville en ville, comme un trophée de victoire.

Cette dernière catastrophe acheva de ruiner la cause de Louis. Bientôt Londres fut assiégée par terre et par eau. Désespérant de la fortune, le prince français accepta les propositions du légat et du comte-maréchal : des conférences s'ouvrirent près de Staines, dans une île de la Tamise ; le 11 novembre 1217, un traité fut conclu. Louis abdiquait toutes ses prétentions et relevait les barons anglais de leurs serments ; de son côté, Henri leur promettait pleine amnistie et restitution de leurs droits et héritages ; il s'engageait, en outre, à maintenir les libertés octroyées par son père à tous les hommes du royaume. Alors Louis et ses adhérents furent absous par le légat de toutes le s censures de l'Église, à condition, pour les laïques, de contribuer à la croisade, et pour les clercs qui avaient officié pendant l'interdit, d'aller sept fois, pieds nus, dans l'église cathédrale, se faire fustiger par les mains du chantre. Après quoi les gens des deux partis se donnèrent le baiser de paix.

Le fils de Philippe Auguste était si pauvre qu'il fallut que Henri lui donnât dix mille marcs et que les bourgeois de Londres lui prêtassent cinq mille livres sterling pour payer ses dettes. Enfin il quitta l'Angleterre à petit bruit, pour aller cacher son ressentiment parmi les siens ; mais, après s'être vainement acharné à poursuivre une victoire impossible, il trouvait en France, prête à descendre sur ce front que la couronne d'Angleterre avait à peine effleuré, une autre couronne plus belle et plus souhaitable, .la couronne de Philippe Auguste.

Henri restait, seul et sans contestation, maitre du royaume. On pouvait craindre que, délivré de cette rivalité salutaire qui était un frein, son pouvoir ne s'emportât d'abord jusqu'à. la fougue du despotisme ; mais le comte de Pembroke, par une ressemblance fortuite à coup sûr, et dont il n'avait pas conscience, avec la politique du vieux sénat romain, s'empressa d'accorder à ses adversaires, ramenés d'ailleurs plutôt que vaincus, des conditions qui les rassurèrent. Deux chartes furent encore publiées, l'une conforme à la précédente, avec cette modification que l'escuage serait levé comme au temps de Henri II ; l'autre, connue sous le nom de charte des forêts, et destinée à remplacer les prohibitions draconiennes que Guillaume le Conquérant, grand chasseur et chasseur exclusif, avait opposées à la propriété forestière et aux plaisirs de ses vassaux. Ce fut malheureusement le dernier service que le comte-maréchal rendit au roi et à la nation. Il mourut[1], laissant le gouvernement en proie à deux rivaux également détestés, le justicier Hubert de Burgh, et le Poitevin Pierre des Roches, sorte de routier dont le caprice du roi Jean avait fait un évêque de Winchester.

En souvenir de son origine et de son ancien métier, Pierre des Roches s'était constitué le protecteur et l'ami de cette bande d'étrangers avides qui, comme une nuée de corbeaux, s'étaient abattus sur le sol de l'Angleterre. Or, dit Matthieu Pâris, il y avait beaucoup de gens qui, au temps de la dernière guerre, avaient trouvé fort doux de vivre de rapines. Lorsque la paix fut proclamée pour tous, ils ne purent s'abstenir de pilier ; les mains leur démangeaient.

Au premier rang de ces incorrigibles pillards, on ne s'étonnera pas de retrouver le fameux routier Falcaise. Il fit tant qu'il lassa même l'amitié de Pierre des Roches, ou qu'il rendit inutile son bon vouloir ; cependant les avertissements du ciel ne lui avaient pas manqué. Deux ou trois ans auparavant, comme la guerre contre Louis de France autorisait encore tous les excès, il s'était jeté sur le bourg de Saint-Albans ; il l'avait mis au pillage, et le monastère à contribution. Mais, une des nuits suivantes, il lui sembla que, du haut de la tour de Saint-Albans, une pierre énorme tombait sur lui comme la foudre et le réduisait en poussière. Réveillé en sursaut, il se jeta hors du lit, effrayé et haletant ; sa femme, en le voyant tout en désordre et comme en délire, s'écria : Qu'y a-t-il, monseigneur ? Comment vous sentez-vous ? Et il lui répondit : J'ai été certainement exposé à de grands périls, mais jamais je ne me suis senti troublé ni effrayé comme par ce songe. Et, quand il lui en eut raconté tout le détail, sa femme lui dit : Vous avez grièvement offensé naguère le bienheureux Albans, lorsque vous avez souillé de sang son église, pillé le bourg et fait mille injures à l'abbé et au couvent. Levez-vous donc en toute hâte, allez promptement, même avant le jour ; humiliez-vous, et faites au plus vite votre paix avec le saint martyr, de peur que sa terrible vengeance ne vous écrase.

Falcaise se rendit, bien qu'avec peine, à ce conseil, suivant cette parole de l'Apôtre : L'époux infidèle sera sauvé par l'épouse fidèle. Enfin, pour ne pas offenser sa femme, il vint à Saint-Albans de grand matin, fit appeler l'abbé, et lui dit en fléchissant les genoux, les mains jointes et les yeux baignés de larmes : Messire, ayez pitié de moi ; j'ai offensé grièvement le Seigneur, le bienheureux Albans, son martyr, et vous-même ; mais à tout pécheur miséricorde ; permettez-moi de parler au couvent en plein chapitre, et de lui demander pardon en votre présence, pour les méfaits que j'ai commis. L'abbé fit droit à sa requête, admirant dans ce loup-garou tant de mansuétude et d'humilité.

Falcaise, s'étant donc dépouillé de ses habits, et suivi de ses chevaliers qui avaient, comme lui, quitté leurs vêtements, entra dans le chapitre, tenant à la main une baguette. Il confessa humblement la faute qu'il avait commise, comme il lui plut de le dire, en temps de guerre, et reçut sur sa chair nue des coups de discipline de chacun des frères ; puis il les embrassa tous les uns après les autres. Alors, ayant repris ses habits, il alla s'asseoir à côté de l'abbé, et dit à haute voix : C'est ma femme qui m'a fait faire cela, à cause d'un certain songe ; mais, si vous exigez qu'on vous rende ce qu'on vous a pris, je n'y veux rien entendre. Et là-dessus il s'en alla, laissant les moines tout ébahis. Toutefois l'abbé et le convent estimèrent que c'était encore un grand bonheur que d'être à l'abri de ses atteintes. Car, ajoute le chroniqueur, dans les temps comme ceux-là, c'est être très-bon que de n'être pas très-méchant, ainsi qu'on lit d'Astaroth : Quand le mauvais cesse de nuire, prenez qu'il vous rend service. Cependant le prophète a dit : Malheur à toi qui pilles, parce que tu seras pillé.

Quelque temps après, ayant eu affaire à l'évêque de Norwich, Falcaise vint encore à Saint-Albans, où le prélat se trouvait. En le voyant venir, l'évêque lui demanda, en présence de l'abbé et de beaucoup d'autres, s'il avait offensé en quelque chose le bienheureux martyr ; et comme Falcaise disait qu'il n'avait rien à se reprocher, il poursuivit ainsi : Je te fais cette question, parce que, une de ces dernières nuits, tandis que je dormais dans mon lit, je me suis vu en songe dans l'église de Saint-Albans, au pied du maitre autel. Comme je me retournais après avoir fait ma prière, je t'aperçus debout dans le chœur des moines. Puis, ayant levé les yeux, je vis une énorme et lourde pierre qui se détachait de la tour et qui tomba sur ta tête avec une telle violence qu'elle te broya la tête et le corps ; puis tu disparus subitement, comme si tu te fusses englouti dans la terre. Aussi je te conseille, si tu te souviens d'avoir fait la moindre offense au martyr, de lui donner satisfaction à lui et aux siens, avant que cette pierre ne tombe sur ta tête. Mais Falcaise, si ce n'est qu'il demanda pardon de ses excès à l'abbé et au couvent, jura qu'il n'avait pas de restitution à faire.

Or voici comment la pierre de Saint-Albans lui tomba sur la tête. Comme il était dans son repaire, au château de Bedford, il apprit que les juges de circuit, qui tenaient les assises à Dunstaple, l'avaient condamné, pour ses méfaits, à trois mille livres d'amende. Aussitôt, bouillant de fureur, il se mit en campagne, et, quoique les juges fussent avertis, il surprit Henri de Braybrooke, l'un d'eux, qu'il enferma dans un cachot. La femme de ce malheureux étant venue se jeter aux pieds du roi, Hubert de Burgh, le justicier, conseilla à Henri III de faire un exemple. Le château fut investi, et, quoique Falcaise se fût retiré dans le comté de Chester, ses lieutenants répondirent insolemment qu'ils ne devaient rien au roi, attendu qu'ils ne lui avaient jamais prêté hommage ni juré fidélité. Henri, transporté de colère, jura par l'âme de son père que, s'ils étaient pris par force, il les ferait tous pendre. Pierriers, et mangonneaux, et engins de toutes sortes, rangés en cercle autour du château, battaient les murs sans relâche ; du haut d'une tour de bois, qui dominait le rempart, les arbalétriers frappaient à mort tous ceux qui se hasardaient sur les plates-formes ; enfin les assaillants se rendirent maîtres de deux bretesches ou tours crénelées ; le donjon, miné, s'écroula en partie, et la forteresse éventrée livra ses défenseurs, qui tous, chevaliers et sergents, furent pendus, comme le roi l'avait juré.

Errant et sans ressources, Falcaise tenta vainement de fléchir la colère du maître : on lui fit seulement grâce de la vie, en considération des services qu'il avait rendus au roi Jean ; mais tous ses biens furent confisqués, et il fut condamné à un bannissement perpétuel ; cette riche héritière, Marguerite de Redviers, que Jean lui avait sacrifiée en mariage, demanda la rupture des liens qui l'attachaient malgré elle à ce misérable. Il se retrouvait donc comme devant, quand il était venu en Angleterre, portant besace et sur un méchant roussin. En s'embarquant, il voulut se venger de ses ennemis, les barons, qui l'avaient, disait-il, poussé à faire tout ce désordre dans le royaume. Enfin, après avoir, en France, évité la corde à grand'peine, sous prétexte qu'il était croisé, après avoir sollicité à Rome la commisération du pape, il périt misérablement dans une petite ville d'Italie. C'est ainsi que la pierre de Saint-Albans l'écrasa. Et plaise à Dieu, ajoute Matthieu Paris, que cette pierre, bien plus redoutable en enfer, ne l'écrase plus aujourd'hui !

 

 

 



[1] Quelque érudit du temps lui fit, en deux vers latins, une épitaphe poétique, astrologique et mythologique : J'ai été Saturne pour l'Irlande, le Soleil pour l'Angleterre, Mercure pour la Normandie et Mars pour la France. — Il est vrai, ajoute Matthieu Pâris en forme de commentaire, qu'il a été le dompteur redouté des Irlandais, la gloire et l'honneur de l'Angleterre, pour les Normands un négociateur habile, pour les Français un guerrier belliqueux st invincible.