LA GRANDE CHARTE D’ANGLETERRE

OU L'ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME CONSTITUTIONNEL EN ANGLETERRE

 

CHAPITRE DIXIÈME.

 

 

Guerre d'extermination. — Cruautés abominables commises par les routiers. — Triste attitude des barons. — Ils offrent la couronne à Louis de France, fils de Philippe Auguste. — Succès rapides du prince français. — Révélations du vicomte de Melun. — Mort du roi Jean. — Son épitaphe. — Il apparaît à un moine de Saint-Albans.

 

Les envoyés du roi, Thomas de Herdington et Godefroi de Cracumbe, lui avaient rapporté de Rome de joyeuses nouvelles. Les barons excommuniés, l'archevêque de Cantorbéry suspendu, l'élection de son frère cassée, Gaultier de Gray promu au siège d'York, Guillaume d'Albiney pris, le château de Rochester forcé, tout n'allait-il pas à souhait ? Pour compléter son triomphe, Jean tint dans le cloître de Saint-Albans un grand conseil de guerre ; il y fut décidé que l'armée serait partagée en deux corps, et que, tandis que lui-même, avec Guillaume, comte d'Albemarle, Philippe d'Albiney, Jean Marshall, Gérard de Sotin et Godeschalk, porterait dans le nord jusque sur les frontières d'Écosse la terreur de ses armes, Guillaume de Salisbury, son frère, ayant sous ses ordres Falcaise, Savary de Mauléon, Guillaume Briwere et Gaultier Burk, ravagerait les comtés méridionaux et tiendrait en échec les barons renfermés dans Londres.

Alors commença dans tout le royaume une guerre d'extermination ; dans le nord surtout, là où était le roi, elle eut un tel caractère d'atrocité qu'elle effaça les plus horribles traditions du temps de la conquête. Jean avait l'ivresse du sang ; non-seulement il faisait brûler les châteaux et les demeures des barons, mais aussi les villages et les baies mêmes dans les champs, afin de se réjouir la vue. Tous ceux qu'on trouvait hors de l'église ou du cimetière, sans distinction de condition ni d'âge, on les abandonnait aux routiers, qui les tuaient ou les mettaient à rançon, suivant leur caprice. La colère du prince rejaillit sur les pauvres qui n'en peuvent mais, dit la chronique de Matthieu Pâris, et son érudition lui rappelle le vers du poète :

Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi.

Aussi tous s'enfuyaient à l'approche du roi ; il marchait dans son royaume comme dans un désert, au milieu du silence et des ruines. Le récit du moine de Saint-Albans est plein de mouvement et d'éloquence ; à la marge, on lit ce seul mot, Tyrannis.

Ces satellites de Satan, ces ministres du diable, rassemblés des plus lointaines régions, couvraient, comme une nuée de sauterelles, la face de l'Angleterre. Pour les plus misérables paysans, c'était un arrêt de mort qu'on pût les soupçonner de posséder quelque épargne ; ceux qui n'avaient rien, on les forçait d'avouer qu'ils avaient quelque chose, on les forçait d'avoir et de payer rançon, par les plus raffinées tortures.

Partout on voyait courir ces sicaires couverts de sang humain, ces rôdeurs de nuit, ces incendiaires, ces fils de Bélial, qui, l'épée au poing, voulaient tout détruire à la surface de la terre, et anéantir toute créature, depuis l'homme jusqu'à la bête qui broute. Ils parcouraient, leurs couteaux à la main, les villages, les maisons, les cimetières, les églises, dépouillant tout le monde, sans épargner femmes, enfants ni vieillards. Et ce qu'ils ne pouvaient dévorer, ils le livraient aux flammes ou le gâtaient de telle sorte qu'il devenait impossible de s'en servir. Ceux qu'on ne pouvait accuser de rien, on les appelait ennemis du roi ; partout où on les rencontrait, on les traînait sur-le-champ en prison, on les chargeait de fers, on les forçait à payer de grosses rançons.

Les prêtres eux-mêmes, au pied des autels, tenant dans leurs mains la sainte croix ou le corps du Seigneur, malgré le respect que devaient inspirer leurs vêtements sacrés et leur présence à l'autel, étaient saisis brutalement, maltraités, dépouillés, blessés ; et il n'y avait ni pontife, ni prêtre, ni lévite, qui pût verser l'huile ou le vin sur leurs blessures.

Les chevaliers et les autres hommes de toute condition avaient à subir les mêmes violences, s'ils ne livraient pas leur argent. Ceux-ci étaient pendus par les reins, ceux-là par les pieds et les jambes, d'autres par les mains, les pouces et les bras ; on leur jetait dans les yeux du sel dissous dans du vinaigre. Comme si ces malheureuses victimes n'étaient pas des créatures de Dieu, faites à son image, et marquées au sceau du Christ ! Mais les bourreaux n'y prenaient pas garde. D'autres étaient attachés à des trépieds et à des grils sur des charbons ardents ; puis leurs corps à moitié rôtis étaient plongés tout à coup dans une eau glacée, afin qu'ils passassent, comme dans les supplices de l'enfer, de l'excès du chaud à l'excès du froid. Dans ces tortures, ils rendaient l'âme ou ne conservaient qu'un souffle de vie ; et, tandis qu'ils poussaient des cris et d'horribles gémissements arrachés par tant d'angoisses, il n'y avait personne qui eût pitié d'eux ; les bourreaux ne leur demandaient que de l'argent qu'ils n'avaient pas, et refusaient de croire aux protestations de leurs victimes. Quelques-uns, qui n'avaient rien, promettaient beaucoup afin de gagner quelque répit et de retarder au moins de quelques instants, trop courts, hélas ! les supplices qu'ils avaient déjà soufferts.

C'était en Angleterre une persécution générale ; les pères étaient, par leurs fils, vendus pour les tortures, les frères par les frères, les citoyens par les citoyens. Les foires et les marchés avaient cessé ; le commerce se faisait dans les cimetières, mais non sans beaucoup de désordres ; l'agriculture était morte....

Et lorsque des messagers venus de divers lieux racontaient aux barons tous ces désastres, ils se regardaient les uns les autres, et se contentaient de dire : Le Seigneur nous a donné, le Seigneur nous a ôté ; il faut supporter nos maux avec force d'âme. Et quand, entre autres abominations commises par le roi Jean et ses impurs complices, on leur parlait de leurs femmes et de leurs filles livrées aux caprices de ces misérables, ils s'écriaient en gémissant : Voilà donc celui que le pape nomme son très-cher fils en Jésus-Christ ! voilà donc ce vassal qu'il protège, et qui emploie de tels moyens pour remettre sous le joug un royaume, ô douleur ! naguère si noble et si libre !... Et cependant, au milieu de tous ces outrages, ils restaient à Londres, comme des femmes en mal d'enfant, couchées dans leur lit ; leur grande affaire était de manger et de boire....

Mais, tandis qu'ils dormaient, le roi ne s'amusait pas à dormir : il faisait rentrer en son pouvoir leurs terres, leurs possessions, leurs châteaux et leurs villages, depuis la mer du midi jusqu'à la mer d'Écosse. Et disposant à son gré des biens des barons, il donna toute la terre entre la rivière de Tees et l'Écosse à Hugues Baliol et à Philippe de Hulecotes, en leur assignant un nombre de chevaliers et d'hommes d'armes suffisant pour la défense du territoire. Dans le comté d'York, il donna la garde des châteaux et des terres à Robert de Vieux-Pont, à Brien de l'Isle et à Geoffroi de Lucy. A Guillaume, comte d'Albemarle, il donna les châteaux de Rockingham, de Sawey, et celui de Bingham, qui appartenait à Guillaume de Cole-ville. A Falcaise, il confia les châteaux d'Oxford, de Northampton, de Bedford et de Cambridge ; à Ranulf le Teuton, celui de Berkamstead, et celui de Hartford à Guillaume de Goderville, chevalier de la troupe de Falcaise.

Le roi leur ordonna à tous, s'ils tenaient à leur personne et à leurs biens, de détruire toutes les possessions des barons, châteaux, maisons, villages, parcs, garennes, étangs, moulins, vergers ; en un mot, d'achever avec une rage égale l'œuvre si bien commencée par lui-même. Ils n'avaient garde de désobéir, et il y eut entre eux une telle rivalité de bien faire, que celui qui n'était pas le plus méchant passait pour bon, et que celui qui ne faisait pas tout le mal qu'il pouvait semblait rendre service.

Ensuite le roi, enflammé d'un violent courroux contre le roi d'Écosse Alexandre, qui avait donné des secours aux barons[1], marcha rapidement vers son royaume, et, après s'être emparé du fort château de Berwick et de plusieurs autres qui passaient pour imprenables, il disait, pour se moquer d'Alexandre et en faisant allusion à la couleur de ses cheveux : Oui, oui, nous ferons bien sortir le renard de sa tanière. Ses coureurs s'avancèrent jusqu'aux portes d'Édimbourg, et il eût commis de ce côté beaucoup de meurtres et de ravages, s'il n'avait pas été rappelé dans son royaume par des affaires urgentes. En quittant les comtés du nord, Jean y laissait son autorité si bien établie qu'il ne restait plus au pouvoir des barons que deux bourgs tout au plus, celui de Montsorel et un autre qui appartenait à Robert de Ros, dans la province d'York.

 

L'armée du midi n'avait pas eu moins de succès : tout, dans les comtés d'Essex, de Hertford, de Cambridge, de Huntingdon et de Middlesex, avait été mis à feu et à sang ; les faubourgs même de Londres avaient été pillés et brûlés. L'île d'Ely fut en particulier le théâtre des plus affreux désastres. Après que Gaultier Burk, avec ses Brabançons, eut fait invasion du côté de Herebey, le comte de Salisbury, Falcaise et Savary de Mauléon s'y précipitèrent à leur tour, les uns par le pont de Stunteney, les autres en passant sur la glace même. Ils ravagèrent tout, dépouillant les églises, enlevant tout ce qui avait échappé aux brigands qui les avaient précédés. Ils entrèrent l'épée nue dans l'église cathédrale, et, après l'avoir pillée et profanée, ils l'auraient livrée aux flammes, si le prieur ne l'avait rachetée pour deux cent neuf marcs d'argent. Dans l'île d'Ely, quinze chevaliers furent pris avec une foule d'hommes de diverses conditions ; de nobles et illustres dames devinrent le jouet de ces misérables. Cependant les plus nobles et les plus riches parvinrent, avec mille difficultés, à s'échapper en passant sur la glace ; quelques-uns se cachèrent, d'autres parvinrent à gagner Londres ; mais il y en eut qui, n'ayant pas de chevaux, accablés de fatigue, tombèrent sur les routes au milieu de leurs ennemis : ceux-là payèrent pour tous.

En présence de pareils excès, on a peine à comprendre la triste attitude des barons. Comment se sont-ils ainsi laissé surprendre, disperser, isoler, égorger un à un dans leurs châteaux sans défense, tandis que leurs chefs, à l'abri derrière les murs de Londres, cherchaient, s'il faut en croire Matthieu Pâris, dans les délicatesses du luxe et les raffinements de la débauche, une résignation trop facile et l'oubli des maux dont la patrie leur demandait vengeance ? Unis, fermes et résolus pendant les premières luttes, ils n'avaient pu supporter l'épreuve d'une meilleure fortune ; la tête leur avait tourné parce que, sans trop d'effort, ils avaient conquis la Grande Charte, comme si cette grande victoire, s'ils la laissaient stérile, ne pouvait pas devenir pour eux plus désastreuse qu'une première défaite. Langton s'était montré un politique de premier ordre, mais son rôle était fini ; quoique son œuvre fût compromise, il ne lui était pas permis de la défendre par les armes. Il n'y avait plus de salut que dans l'énergie d'un chef militaire.

Ce chef, que ni le sentiment national ni la justice de leur cause ne purent susciter parmi eux, les barons, par désespoir, le demandèrent à un peuple ennemi. Ils offrirent la couronne à Louis, fils de Philippe Auguste, et mari de Blanche de Castille, nièce de Jean sans Terre. Mais livrer l'Angleterre aux étrangers, c'était précisément le grief que la nation reprochait avec le plus d'amertume au roi Jean. Une telle résolution, en ravivant le souvenir des mauvais jours de la conquête, ne pouvait manquer d'être odieuse à la race saxonne ; elle fut odieuse en effet, et promptement : nous n'en voulons pour preuve que la révolution subite et très-remarquable qui se fait à ce moment dans les idées et dans le langage du moine de Saint-Albans ; ses amitiés et ses haines se déplacent tout d'un coup. C'est ainsi, dit-il, que les barons, en maudissant le roi et le pape, commettaient un péché inexpiable, car il est écrit : Tu ne maudiras pas ton prince ; et ils offensaient la vérité et le respect en traitant d'esclave l'illustre Jean, roi d'Angleterre, puisque servir Dieu, c'est régner. Immédiatement après, il semble expliquer la conduite des barons par leur désespoir même : Ils résolurent de choisir pour roi quelque homme puissant qui pût les aider à recouvrer leurs anciennes possessions, dans la pensée qu'ils ne pourraient trouver pire tyrannie que celle du roi Jean ; argument bien déplorable, que celui qu'ils invoquaient : le comble de la misère est une sécurité, puisqu'on n'a plus à redouter de plus grand malheur.

Quoi qu'il en soit, Robert Fitz-Walter et Saër, comte de Winchester, avaient passé en France avec les pleins pouvoirs des barons ; mais, avant de rien décider, Philippe Auguste et son fils exigèrent qu'on remit entre leurs mains vingt-cinq otages de la plus haute noblesse du royaume. Les otages livrés et enfermés sous bonne garde à Compiègne, Louis envoya rn Angleterre quelques-uns de ses chevaliers avec une suite nombreuse, pour examiner de près l'état des choses et faire en son nom de grandes promesses aux barons et aux bourgeois de Londres. Ce premier secours fut accueilli d'abord avec de grands témoignages d'allégresse ; mais il arriva presque aussitôt un fâcheux événement, qui frappa les esprits superstitieux comme un sinistre présage. Dans un tournoi que les chevaliers anglais offraient à leurs hôtes pour célébrer leur bienvenue, un Français eut le malheur de blesser mortellement Geoffroi de Mandeville, comte d'Essex.

Cependant Louis faisait d'immenses préparatifs ; il était prêt à s'embarquer, lorsque l'arrivée du légat Gualo, cardinal de Saint-Martin, chargé par le pape d'une mission spéciale auprès du roi de France et de son fils, retarda son départ. Philippe montra d'abord beaucoup de résolution : Non, s'écria-t-il après avoir lu le message d'Innocent, le royaume d'Angleterre n'est pas le patrimoine de Saint-Pierre ; il ne l'a jamais été, il ne le sera jamais. Le roi Jean, il y a bien des jours de cela, ayant voulu priver injustement Richard, son frère, de son royaume, fut accusé de trahison, convaincu et condamné par jugement, dans la cour du roi même ; la sentence fut prononcée par Hugues de Pusat, évêque de Durham. Il n'a donc jamais été véritablement roi et n'a pu disposer de son royaume. Même en supposant qu'il ait été véritablement roi, il a forfait son royaume par la mort d'Arthur, et, pour ce meurtre, il a été condamné dans notre propre cour. Enfin, aucun roi ni prince ne peut disposer de ses États sans le consentement de ses barons, qui sont tenus de les défendre ; et, si le pape a résolu de soutenir une pareille erreur, il donne à tous les royaumes l'exemple le plus pernicieux.

Le lendemain, toutefois, Philippe fut moins affirmatif et moins menaçant : J'ai toujours été dévoué et fidèle au seigneur pape et à l'Église romaine ; jusqu'ici je me suis employé efficacement à ses intérêts. Aujourd'hui ce ne sera ni par mon conseil ni par mon aide que mon fils Louis portera quelque atteinte à l'Église romaine. Cependant, s'il a quelque prétention à faire valoir sur le royaume d'Angleterre, qu'il soit entendu et que ce qui sera juste lui soit accordé. Mais, comme le légat, sans vouloir rien entendre, défendait, sous peine d'excommunication, au père et au fils de rien entreprendre contre un fief du Saint-Siège, Louis, qui, en entrant dans la salle, avait déjà regardé le légat de travers, se leva vivement et s'adressant à son père : Sire, lui dit-il, quoique je sois votre homme lige pour le fief que vous m'avez donné dans ce pays, il ne vous appartient pas de rien statuer quant au royaume d'Angleterre. Aussi je me soumets au jugement de mes pairs ; qu'ils disent si vous devez m'empêcher de poursuivre mon droit, et surtout un droit de telle nature que vous ne pouvez me rendre justice. Je vous prie donc de ne m'entraver en rien dans la poursuite de mon droit ; car je combattrai, s'il le faut, jusqu'à la mort pour l'obtenir. Et, sans attendre une réponse, il quitta l'assemblée avec les siens, laissant son père courroucé en apparence et le légat stupéfait.

Quelques jours après, six cent quatre-vingts navires emportaient vers l'Angleterre l'expédition française. Le roi Jean était venu camper à Douvres pour empêcher son rival de prendre terre ; mais, à la vue de cet armement formidable, il eut peur, et faisant porter au pays la peine de sa lâcheté, il ravagea tout dans sa fuite jusqu'à Bristol. A peine débarqué à Sandwich, Louis reçut la soumission du château de Rochester et marcha sur Londres. Les barons, les bourgeois étaient venus en procession à sa rencontre ; conduit à l'église de Saint-Paul, il reçut l'hommage de ses nouveaux sujets et jura de son côté de leur rendre leurs bonnes lois ainsi que les héritages qu'ils avaient perdus. Pour inaugurer son pouvoir par un acte qui fût agréable aux Anglais, il donna l'office de chancelier à Simon de Langton.

La fortune lui souriait ; de tous côtés, les villes, les comtés se hâtaient de le reconnaître ; Alexandre, roi d'Écosse, venait jusqu'à Douvres lui faire hommage comme à son suzerain ; les barons les plus fidèles au roi Jean jusqu'alors, les comtes de Warenne, d'Arundel, de Salisbury, s'empressaient autour du nouveau prince ; les mercenaires eux-mêmes, Flamands et Brabançons, changeaient de drapeau comme la fortune. Jean n'avait plus auprès de lui que les Poitevins, trop compromis auprès du roi de France pour faire infidélité ; dans le midi, les seuls châteaux de Douvres et de Windsor tenaient encore pour sa cause ; enfin, pour comble de malheur, son puissant ami, son zélé protecteur, Innocent, mourut au moment même où Jean avait le plus besoin de son aide.

Cependant, tout à coup, et par un miracle de sa puissance, Dieu, qui se joue des desseins des hommes, mit un terme à, l'affliction des uns et à la prospérité des autres. Le camp des vainqueurs devint comme une Babel, plein de confusion et de trouble ; Français et Anglais se tenaient en défiance et s'éloignaient les uns des autres. Hubert de Burgh défendait avec acharnement le château de Douvres ; à Windsor, les barons n'avaient pas meilleur succès, mais ils accusaient de trahison le comte de Nevers, et le comte de Nevers les accusait de mollesse. Tout à coup il se répandit une rumeur pleine de menaces.

Voici ce que l'on racontait : Un noble seigneur de France, le vicomte de Melun, qui avait accompagné Louis en Angleterre, était tombé gravement malade à Londres. Lorsqu'il sentit que la mort était proche, il voulut avoir un dernier entretien avec quelques barons anglais qui étaient restés- pour garder la ville ; et, quand ils furent réunis, il leur fit l'aveu suivant : Je gémis de la désolation et de la ruine qu'on vous prépare ; vous ignorez combien de périls vous menacent. Louis a juré, avec seize comtes et barons de France, que, s'il réussissait à soumettre l'Angleterre et à se faire couronner roi, il condamnerait à un exil perpétuel et vouerait à l'extermination, comme traîtres à leur seigneur, tous ceux qui combattent maintenant avec lui et poursuivent le roi Jean. Et, pour que vous ne puissiez en douter, moi, qui suis ici gisant et moribond, je vous jure sur le salut de mon âme que je suis un de ceux qui ont fait ce serment avec Louis. Aussi je vous conseille par-dessus tout de pourvoir à vos intérêts dans l'avenir et de tenir sous le sceau du secret ce que je viens de vous confesser. A ces mots, le noble vicomte expira sur-le-champ. Mais les barons, s'étant communiqué entre eux cette étrange révélation, furent saisis de stupeur et d'effroi.

Déjà Louis, malgré leurs murmures, avait donné à ses chevaliers des domaines considérables, au comte de Nevers, le comté de Winchester, à Gilbert de Gand, le comté de Lincoln. De tous côtés, on cherchait à se rapprocher du roi Jean ; plusieurs barons avaient rejoint l'étendard royal, et grand nombre d'autres étaient disposés à faire leur soumission. En même temps le peuple commençait à s'émouvoir contre les étrangers ; les habitants des Cinq-Ports interceptaient les convois et les renforts qui venaient de France ; des associations se formaient dans les comtés méridionaux pour soutenir la dynastie nationale. Mais Dieu ne voulut pas que la restauration du droit fût la restauration de la tyrannie : Jean n'était plus digne d'être roi.

Tandis qu'il remontait vers le nord, répondant aux avances de ses barons par de nouveaux excès, détruisant les moissons, marquant sa route par le sang et le feu, il fut frappé mortellement dans sa passion la plus vivace, l'avarice. L'année avait déjà franchi le Welland, mais les chariots y étaient encore engagés, lourdement Chargés d'or, de vaisselle et de joyaux, quand la marée, roulant avec fureur dans le lit étroit du fleuve, engloutit tout, hommes, chevaux et trésors. Le roi s'était arrêté, pour attendre ses bagages, à l'abbaye de Swineshead, lorsqu'il reçut cette triste nouvelle. Alors, dit la chronique, le chagrin qu'il eut d'avoir perdu tant de richesses lui donna une fièvre aiguë. Mais il augmenta lui-même la gravité de son mal par sa funeste gourmandise ; à force de manger des pèches et de boire avec excès de la cervoise nouvelle, il excita et enflamma l'ardeur de la fièvre. Cependant, au point du jour, il se mit en chemin, tout malade, pour le château de Sleaford ; en route, il fallut le mettre en litière ; le lendemain, ce fut à grand'peine qu'on put le transporter au château de Newark. Là, comme le mal faisait toujours de grands progrès, il se confessa à l'abbé de Crokeston, et reçut l'eucharistie. Ensuite il désigna pour son héritier Henri, rainé de ses fils, et voulut qu'on lui jurât fidélité. Il envoya aussi des lettres munies de son sceau à tous les vicomtes et châtelains du royaume, pour leur ordonner d'obéir à son fils. Après qu'il eut réglé ces affaires, l'abbé de Crokeston lui ayant demandé où il voulait qu'on lui donnât la sépulture s'il venait à mourir, il lui dit, pour toute réponse : Je recommande mon corps et mon âme à Dieu et à saint Wulstan ; et, dans la nuit qui suit la fête de saint Luc, évangéliste, le 19 octobre 1216, il expira. L'abbé, qui était fort habile médecin et qui l'avait assisté dans ses derniers moments, fit l'ouverture de son corps, et, après avoir saupoudré ses entrailles de sel, les ensevelit honorablement dans l'abbaye de Crokeston. Le corps, revêtu des habits royaux, fut transporté à Worcester, et solennellement enfermé par l'évêque dans les caveaux de l'église cathédrale.

Il courut parmi le peuple, sur la mort du roi Jean, une tradition plus horrible. On racontait qu'un jeune moine de l'abbaye de Swineshead, ayant su que le roi voulait augmenter le prix du pain, était allé dans le jardin, y avait pris un gros crapaud et en avait exprime le venin dans un verre de cervoise qu'il porta au roi. Comme il en fit l'essai devant lui, Jean n'hésita pas à vider le reste de la coupe : au bout de deux heures, le moine était mort, le roi au bout de deux jours.

Voici l'épitaphe qu'on lui fit, suivant Matthieu Pâris : Dans ce sarcophage est couchée l'image d'un roi. Sa mort a fait cesser de grandes querelles dans le monde ; sa vie n'a été qu'un enchaînement d'opprobres. On craint que son mauvais destin ne le poursuive après sa mort. Toi qui lis ces paroles, tremble en songeant que tu dois mourir, et pense à ce qui t'attend lorsque le terme de tes jours sera venu.

Environ dix ans après, un moine de Saint-Albans, nommé Raymond, qui avait vécu dans la familiarité du roi Jean, raconta qu'il lui était apparu, la nuit, dans ses habits royaux, vêtu de cette étoffe somptueuse qu'on nommait impériale. Le moine, qui se souvenait parfaitement que le roi était mort, lui demanda comment il se trouvait. Je me trouve, dit l'ombre, dans un tel état qu'il ne peut y en avoir de pire. Ces habits que tu me vois sont tellement lourds et ardents, que nul d'entre ceux qui vivent dans le siècle ne pourrait les toucher, tant ils brûlent, ni les supporter, tant ils pèsent, sans mourir sur-le-champ. Cependant, par la clémence et la grâce ineffable de Dieu, par les abondantes aumônes de mon fils Henri, et par le culte pieux qu'il rend dévotement au Seigneur, j'espère obtenir un jour miséricorde.

 

 

 



[1] L'alliance du roi d'Écosse n'était pas gratuite ; il s'était fait céder par les barons anglais le Northumberland, le Camberland et la Westmoreland. Déjà il avait passé la frontière et commencé le siège du château de Norham ; mais il se retira bien vite à l'approche du roi Jean.