Triomphe des barons. — Conférences de Runningmead. — Analyse de la Grande Charte. — Allégresse publique. — Désespoir et fureur du roi Jean. — Il se tient caché pendant trois mois dans l'île de Wight. — Innocent III annule la Grande Charte. — Guerre civile. — Siège et prise du château de Rochester. — Les barons excommuniés. Étienne Langton, suspendu de ses fonctions, comparait à Rome devant le pape. Jean fuyait devant les barons victorieux, comptant gagner quelque lieu sûr où il pourrait rallier ses forces. Cependant, à mesure qu'il s'éloignait de Londres, il voyait s'éclaircir les rangs de son escorte ; en arrivant à Odiham, dans le comté de Sussex, il n'avait plus avec lui que sept chevaliers. Alors, quoiqu'il eût dans le cœur une haine implacable contre les barons, il résolut de faire bonne mine et de leur donner une paix trompeuse, afin de les décimer en détail, puisqu'il ne pouvait les écraser tous ensemble. Il leur fit donc savoir, par le comte de Pembroke et quelques autres personnages dignes de créance, que, pour le bien de la paix et l'honneur de son règne, il était prêt à leur accorder gracieusement les lois et libertés qu'ils prétendaient ; il leur laissait en même temps le choix du jour et du lieu où se tiendrait la conférence. Les barons donnèrent rendez-vous au roi dans la prairie de Runningmead, entre Staines et Windsor, pour le quinzième jour de juin. Au jour dit, les deux partis se trouvèrent en présence, mais campés séparément et comme en défiance. Ceux qui traitèrent au nom du roi furent : Étienne, archevêque de Cantorbéry, quoique Jean ne pût douter de sa connivence avec les barons, l'archevêque de Dublin, les évêques de Londres, de Winchester, de Lincoln, de Bath, de Worcester, de Coventry et de Rochester, maitre Pandolphe, familier du pape, frère Amaury, maitre de la milice du Temple en Angleterre, les nobles hommes Guillaume, comte de Pembroke, les comtes de Salisbury, de Warenne et d'Arundel, Alain de Galloway, Guillaume Fitz-Gérald, Pierre Fitz-Herbert, Thomas Basset, Matthieu Fitz-Herbert, Hugues de Nevil, Hubert de Burgh, sénéchal de Poitou, Robert de Ruppley, Jean Marshall et Philippe d'Albiney. Quant à ceux qui se trouvaient du côté des barons, il n'était ni nécessaire ni possible de les compter : c'était toute la noblesse d'Angleterre, se levant tomme un seul homme. Pendant quatre jours on discuta, non pas les articles fondamentaux, qui étaient hors de tout débat, mais quelques articles préliminaires portant en substance que tous les étrangers seraient renvoyés du royaume, et que pendant deux mois les barons garderaient la Cité et l'archevêque la Tour de Londres. Enfin, le 19 juin 1215, fut signé l'acte fameux connu sous le nom de Grande Charte. Cette charte[1], la plus complète et la plus importante qui eût encore paru, peut être divisée en trois parties distinctes : l'une traite des intérêts du clergé, l'autre règle ceux de la noblesse, et la troisième ceux du peuple. Cette division méthodique ne ressort point de l'ordre dans lequel sont distribués les articles de la Grande Charte ; nous l'établissons ici, afin d'en rendre l'analyse plus facile et plus claire. La Grande Charte s'étend peu sur les intérêts ecclésiastiques : ces intérêts avaient été réglés par la charte précédente accordée au clergé ; il suffisait donc de confirmer celle-ci, et c'est ce que fait l'article premier, qui accorde une confirmation générale de toutes les libertés ecclésiastiques. Les privilèges des laïques, au contraire, étaient plus incertains, plus contestés ; aussi fallait-il les passer en revue et les concéder l'un après l'autre. La Grande Charte presque entière est consacrée à régler les droits des laïques et à confirmer leurs privilèges. D'abord elle détermine d'une manière précise ce qu'il y avait d'obscur et d'ambigu dans les lois féodales ; elle fixe le montant du relief que doivent les héritiers des fiefs, soit immédiats, soit médiats. Viennent ensuite les précautions prescrites pour le mariage des pupilles féodaux, et celles qui sont en faveur des enfants et des veuves des vassaux. Le droit et le mode de perception des aides et escuages sont réglés par les deux articles que voici : Art. 12. Qu'aucun escuage ni aide ne soit mis dans notre royaume, sauf pour nous racheter, Four faire chevalier notre fils ainé et pour marier notre fille aillée ; et que, pour ces derniers cas, il ne soit mis que des aides raisonnables, etc. Art. 14 : Pour tenir le commun conseil du royaume, à l'effet d'asseoir une aide autre que dans les trois cas ci-dessus prescrits pour asseoir un escuage, nous ferons convoquer les archevêques, évêques, abbés, comtes et grands barons, individuellement et par lettres de nous ; et nous ferons convoquer en masse, par nos vicomtes et baillis, tous ceux qui tiennent de nous directement, etc. Enfin, divers articles sont consacrés à restreindre les droits du roi sur les terres de ses tenanciers, à modérer les amendes imposées aux bénéficiers selon la gravité des délits, à fixer un terme au séquestre des terres pour cause de félonie ; en un mot, à donner aux barons plus d'indépendance et de sécurité qu'ils n'en avaient jamais eu. Telles sont les principales dispositions insérées dans la Grande Charte en faveur de la noblesse ; jusqu'à présent, elle ne consacre que des privilèges particuliers ; elle ne protège que les intérêts de certaines classes de la société. Mais elle contient aussi des clauses plus étendues, plus générales ; elle a aussi pour objet l'intérêt de la nation. D'abord, presque toutes les immunités accordées aux barons contre le roi, les vassaux les obtinrent contre leurs seigneurs. Ceux-ci ne purent désormais percevoir les aides et escuages dans leurs terres, que dans les mêmes cas et de la même manière que le roi. La justice dut être à l'avenir rendue d'une manière plus fixe et uniforme ; voici les articles où est exprimée cette concession importante : Art. 17. Que la cour des plaids communs ne suive pas notre cour, mais se tienne en un lieu fixe. Art. 18. .... Nous, ou, si nous sommes absent du royaume, notre grand justicier, enverrons quatre fois l'an, dans chaque comté, deux juges qui, avec quatre chevaliers choisis par la cour de chaque comté, tiendront les assises, le jour et dans le lieu de la cour du comté. Art. 39. Aucun homme libre ne sera arrêté, ni emprisonné, ni dépossédé, ni mis hors la loi, ni exilé, ni atteint en aucune façon ; nous ne mettrons point et ne ferons point mettre la main sur lui, si ce n'est en vertu d'un jugement légal par ses pairs et selon la loi du pays. Art. 40. Nous ne vendrons, ne refuserons et ne retarderons pour personne le droit et la justice. Le roi promet en outre de ne nommer que des juges capables et intègres, de leur défendre de condamner qui que ce soit sans avoir entendu les témoins, de réintégrer tout homme dépossédé sans jugement légal, de réparer les injustices commises sous Henri II et sous Richard, de restreindre les corvées pour les travaux des ponts, et d'interdire les vexations de tout genre exercées sur les bourgeois, les marchands et vilains. Il accorde et assure à la ville de Londres, ainsi qu'à toutes les autres cités, bourgs, villes et ports, la possession de leurs anciennes coutumes et libertés. Enfin, l'article 41 porte : Que tous les marchands auront la pleine et sûre liberté de venir en Angleterre, d'en sortir, d'y rester et d'y voyager par terre et par eau, pour vendre et acheter, sans aucune maltôte, selon les anciennes et droites coutumes, etc. On a dit que la Grande Charte n'avait été réclamée par les barons qu'en vue de leurs intérêts particuliers. Cette opinion est inadmissible ; comment un tiers des articles au moins serait-il consacré à des promesses et à des garanties en faveur du peuple, si l'aristocratie n'avait voulu stipuler que pour elle-même ? Il suffit de lire la Grande Charte pour se convaincre que les droits des trois ordres de la nation en sont également l'objet. Toutefois, ce n'est pas assez de reconnaître des droits et de faire des promesses ; il faut garantir que ces droits seront respectés, que ces promesses seront accomplies. L'article 61 et dernier de la Grande Charte est destiné à donner cette garantie. Il y est dit que : Les barons éliront à leur gré vingt-cinq barons du royaume, chargés de veiller au maintien et à l'exécution de la charte ; les pouvoirs de ces barons seront illimités ; si le roi ou ses serviteurs se permettent la moindre violation des dispositions de la charte, les barons dénonceront cet abus au roi, et le sommeront de le faire cesser sans retard. Si le roi n'obtempère pas à leur demande, les barons auront le droit, quarante jours après la sommation faite par eux, de poursuivre le roi, de le dépouiller de ses terres et châteaux, sauf la sûreté de sa personne, de celles de la reine et de ses enfants, jusqu'à ce qu'enfin l'abus ait été réformé au gré des barons. Quoique ce dernier article, opposant comme garantie de la paix publique la violence à la violence, contint en germe et autorisât la guerre civile, le roi l'accepta sans objection comme les autres, l'air joyeux, le front sans nuage, souriant aux uns, conversant gaiement avec les autres. Puis, quand tout fut signé et scellé, il y eut une cérémonie féodale dans laquelle les barons qui, se regardant comme déliés de leur serment de fidélité, avaient publiquement défié le roi, renouvelèrent alors entre ses mains leur hommage et leur allégeance ; lui, de son côté, les reçut de nouveau comme ses hommes-liges, et leur fit un nouvel octroi de leurs biens et de leurs honneurs. En même temps il envoya, par toute l'Angleterre, ordre aux vicomtes de faire jurer par tous les hommes de leurs bailliages obéissance aux ordres des vingt-cinq barons, conservateurs des libertés publiques, et de leur faire prendre l'engagement de contraindre, selon leur pouvoir, le roi lui-même, en s'emparant de ses châteaux, à l'exécution de tous les articles, tels qu'ils étaient contenus dans la charte. Il était impossible de s'exécuter de meilleure grâce. D'ailleurs il n'y eut pas ombre de résistance ; on applaudissait surtout à l'expulsion des étrangers ; chacun leur courait sus. Les paysans sur les routes arrêtaient les gens suspects, et, s'ils prononçaient avec l'accent du midi de la France les mots anglais ou normands qu'on les forçait de répéter, ils étaient battus, dépouillés, emprisonnés. Dans tout le royaume, c'était une joie immense. On
croyait, disent les chroniques, que Dieu avait touché miséricordieusement le
cœur du roi, qu'il lui avait arraché son cœur de pierre et mis à la place un
cœur de chair. Tous espéraient voir l'Angleterre délivrée, par la grâce de
Dieu, du joug égyptien sous lequel elle gémissait depuis si longtemps,
d'abord par la protection de l'Église romaine, dont les ailes leur
donneraient l'ombre salutaire avec la jouissance de la liberté, et aussi à
cause de l'humiliation même du roi, qu'ils avaient souhaitée dans l'espoir
qu'elle inclinerait son âme à la mansuétude et à la paix. Mais, ô honte et
douleur ! il en fut bien autrement. Car voici que ces fils de Bélial, ces
exécrables routiers, qui aimaient bien mieux la guerre que la paix, se mirent
à souffler aux oreilles du roi des paroles de discorde. Ils le poursuivaient
de leurs grognements, de leurs railleries et de leurs sarcasmes : Voici le vingt-cinquième roi en Angleterre ; voici celui
qui n'est plus roi, ni même roitelet, l'opprobre des rois ; il devrait mieux
aimer n'être pas roi que de l'être de cette façon. Voici le roi sans royaume,
le seigneur sans seigneurie, la cinquième roue à un chariot, le dernier des
rois, le rebut du peuple. Misérable homme, serf de la dernière classe, à
quelle misère et à quelle servitude te voilà réduit ! Tu as été le plus
grand, te voilà le plus petit. Il n'y a pas de plus grand malheur que d'avoir
été heureux. Et ainsi, irritant sa colère, ils soufflaient le feu et
commençaient à faire jaillir les étincelles. Alors le roi, trop sensible aux murmures de ces abominables routiers que, suivant son habitude, il avait élevés, pour sa propre perte, au-dessus de ses sujets naturels, jeta tout à coup le masque. Il poussait de profonds soupirs ; il se consumait de rage, il se lamentait sans cesse et disait dans son désespoir : Pourquoi cette misérable et impudique mère m'a-t-elle mis au monde ? Pourquoi m'a-t-on bercé sur les genoux ? Pourquoi m'a-t-on nourri avec le lait des mamelles ? Pourquoi m'a-t-on fait naître pour mon malheur ? Il fallait m'égorger avec le fer plutôt que de me nourrir ! Puis il grinçait les dents, roulait des yeux hagards, saisissait, comme un furieux, des morceaux de bois qu'il mordait et qu'il brisait. A peine fut-il revenu de ces extravagances que, sur-le-champ, dans la nuit même, il expédia secrètement de lettres à Philippe Marc, constable du château de Nottingham, et Poitevin de nation, ainsi qu'à tous ses chers étrangers, pour leur recommander de munir leurs châteaux de vivres, de les entourer de fossés, de les garnir de sergents soudoyés, de préparer les arbalètes et les machines, de fabriquer des traits, tout cela, cependant, prudemment, sans menaces et sans forfanterie. Mais comme il n'y a si secrète machination qui ne se découvre, tous ces mouvements d'allants et de venants donnèrent l'éveil aux barons. Aussitôt ils députèrent au roi quelques-uns des plus sages d'entre eux pour savoir la vérité de tous ces préparatifs. Mais il les reçut avec un visage serein, et, se détournant pour rire, il jura, par les pieds de Dieu, qu'il ne méditait contre eux aucun mauvais dessein. Il croyait ainsi, par cette fausse protestation, apaiser le murmure qui commençait à s'élever contre lui. Cependant, comme un homme irrité peut difficilement se contenir, les députés en avaient assez vu, avant la fin de la conférence, pour être assurés de la duplicité du prince. Jean essaya vainement de les gagner, en leur rappelant qu'ils étaient tenus, par serment et hommage, de lui être fidèles envers et contre tous. Cette entrevue, qui eut lieu à Winchester, et une autre à
Oxford, ne firent qu'augmenter la défiance, et le parties se séparèrent plus
irritées que jamais l'une contre l'autre. Malheur à
nous, disaient les barons, ou plutôt malheur
à toute l'Angleterre, qui, au lieu d'avoir un roi sincère, est opprimée par
un tyran perfide qui fait tous ses efforts pour détruire ce misérable royaume
! Il nous a déjà soumis à la cour de Rome ; bien loin de trouver protection
en elle, nous devons craindre d'être à l'avenir injurieusement foulés aux
pieds. Nous n'avons jamais ouï dire qu'un roi„ au lieu de soustraire son cou
à la servitude, ait offert volontiers sa tête au joug. Tout à coup on apprit que le roi Jean avait disparu ; ce qu'il était devenu, personne ne pouvait le dire. Ne se sentant pas en sûreté en Angleterre, il était secrètement passé dans l'île de Wight ; là, entouré de ses plus intimes conseillers, il résolut de frapper ses ennemis avec les deux glaives, le glaive spirituel et le glaive temporel, afin que, s'il échouait d'un côté, il triomphât certainement de l'autre. Or, pour frapper avec le glaive spirituel, il députa Pandolphe à Rome, afin d'implorer l'intervention d'Innocent III, et de faire annuler par lui, suzerain d'Angleterre, les concessions arrachées à son vassal par la force. D'un autre côté, il envoya sur le continent les évêques de Norwich et de Worcester, Hugues de Boves et deux autres chevaliers, avec son sceau, pour lever en son nom tout ce qu'ils trouveraient d'aventuriers, en leur promettant vastes domaines, terres fertiles, riches trésors. Le lieu du rendez-vous était Douvres ; le jour, la fête de saint Michel. Quant à lui, il se mit à faire le métier de pirate, s'attachant à gagner les matelots des cinq ports. Ainsi, caché dans l'Ile de Wight, sans appareil royal, sans escorte, tantôt sur mer, tantôt mêlé aux matelots, il passa trois mois à méditer sa trahison solitaire. Cependant on s'entretenait de ce mystérieux personnage : les uns disaient que c'était un pêcheur, les autres un marchand, ceux-ci un pirate ; quelques-uns affirmaient que c'était un apostat. En Angleterre on s'était d'abord étonné de cette absence prolongée ; on l'avait cherché partout inutilement ; on en vint à croire qu'il s'était noyé, ou qu'il s'était tué, ou qu'il avait été tué par quelque autre. Le roi recueillait tous ces bruits dans son cœur, attendant en silence le retour de ses envoyés. Cependant les barons, qui étaient d'abord en telle
sécurité qu'ils avaient fait publier un tournoi à Stamford pour les premiers
jours de juillet, eurent de vagues rumeurs d'un complot ; des gens inconnus,
disait-on, n'attendaient que leur départ pour s'emparer de Londres. En
conséquence, ils recommandèrent à Guillaume d'Albiney de faire bonne garde ;
mais comme ils ne voulaient pas semer l'inquiétude en rompant la fête, ils se
contentèrent de la reculer de quelques jours et d'en rapprocher le théâtre de
la capitale. Ce tournoi, écrivait Robert
Fitz-Walter, maréchal de l'armée de Dieu et de la sainte Église, ce tournoi aura lieu près de Londres, dans la prairie de
Staines ; nous avons pris cette résolution pour notre propre sécurité et pour
la sûreté de la ville. Aussi nous vous recommandons et prions vivement de
venir à ce tournoi, bien pourvus d'armes et de chevaux. Celui qui le mieux
fera, recevra un ours qu'une dame enverra pour être donné en prix au vainqueur.
Portez-vous bien. Sur ces entrefaites, les envoyés du roi Jean, arrivés à
Rome, avaient fait connaître au pape l'objet de leur mission et mis sous ses
yeux les articles de la Grande Charte où l'autorité jusque-là despotique de
leur maitre se trouvait le plus manifestement compromise. Après les avoir lus
attentivement, Innocent avait froncé le sourcil, et s'était récrié avec
indignation : Eh quoi ! les barons d'Angleterre
s'efforcent-ils de renverser du trône un roi qui a pris la croix et qui s'est
mis sous la protection du siège apostolique ? Prétendraient-ils transférer à
un autre le domaine de la sainte Église ? Par saint Pierre ! nous ne pouvons
laisser un tel outrage impuni. Et sur-le-champ il avait annulé la
Grande Charte, avec une hauteur de langage que Grégoire VII n'aurait pas
désavouée. Comme le Seigneur nous a dit, par la
bouche du prophète : Je t'ai établi
au-dessus des nations et des royaumes, afin que tu arraches et détruises, que
tu bâtisses et que tu plantes... et par
la bouche d'un autre prophète : Romps les liens de l'impiété, et délie les
faisceaux trop lourds.... Nous ne voulons
dissimuler plus longtemps l'audace d'une telle méchanceté, qui tournerait au
mépris du siège apostolique, au détriment des droits du roi, à l'opprobre de
la nation anglaise, au grand péril de tous les intérêts du Christ, si, en
vertu de notre autorité, nous ne révoquions tout ce qui a été ainsi extorqué
à un si grand prince, et à un prince croisé, quand bien même il voudrait en
observer l'exécution. C'est pourquoi, au nom du Dieu tout-puissant, Père,
Fils et Saint-Esprit, par l'autorité des apôtres Pierre et Paul et par la
nôtre, nous réprouvons absolument et condamnons cette charte, défendant, sous
peine d'anathème, que le roi prenne sur lui de l'observer, ou que les barons
et leurs complices en exigent l'observation.... voulant enfin qu'en aucun temps cette charte ne puisse
avoir aucun effet. Mais ce n'était plus au roi Jean que le pontife avait affaire, au roi lâche, détesté, pusillanime, qui ne trouvait de secours pour lutter, ni dans l'affection de ses sujets, ni dans la force de sa conscience ; c'était à une noblesse et à un clergé, à une nation tout entière étroitement unie et confiante dans son droit. Aux paroles des prophètes, que le pape avait citées avec complaisance, les barons se contentèrent d'opposer cette autre parole de l'Écriture : Malheur à vous qui justifiez l'impie ! L'impie, qu'on croyait mort, avait reparu en Angleterre ; après trois mois de séjour dans l'Ile de Wight, il avait pris terre à Douvres, entouré d'une foule d'aventuriers grands et petits, traînant avec eux leurs familles, alléchés qu'ils étaient par la promesse d'un grand établissement. Leur nombre augmentait tous les jours. Du Poitou et de la Gascogne étaient venus des gens de guerre fameux et redoutés, Savary de Mauléon, les deux frères Geoffroi et Olivier de Bouteville ; du Brabant et du pays de Louvain, Gaultier Burk, Gérard de Sotin et Godeschalk, avec trois corps de gens d'armes et d'arbalétriers qui avaient soif de sang humain ; en outre, une foule sortie de Flandre et d'autres contrées, tous avides du bien d'autrui, vraie nuée de chauves-souris, bannis, excommuniés, homicides, pour qui la patrie était vraiment un lieu d'exil, et non pas de refuge. Quand le roi se vit en force, il s'en alla mettre le siège devant le château de Rochester où, trois jours auparavant, Guillaume d'Albiney s'était jeté à la hâte avec cent quarante chevaliers et sergents. Quoiqu'il n'y eût dans la place que de rares provisions et point de machines de guerre, cette poignée d'hommes fit, pour s'y maintenir, des prodiges de valeur ; s'ils avaient eu autant de moyens de défense que les assiégeants avaient de moyens d'attaque, ils se seraient moqués de tous les assauts. Tandis que les pierriers et les engins de toute sorte lançaient sans relâche sur les parapets et sur les plates-formes une grêle de pierres et de traits, Jean reçut une nouvelle qui augmenta son irritation. Un de ses plus intimes complices, Hugues de Boves, brave chevalier, mais superbe et injuste, qu'il avait envoyé sur le continent pour recruter des mercenaires, venait de périr en mer avec une bande de routiers. On disait que le roi lui avait assuré par avance les comtés de Norfolk et de Suffolk ; aussi, quand il apprit ce désastre, il eut un violent accès de rage, et, de toute la journée, il ne prit aucune nourriture. Cependant les barons étaient dans le plus grand trouble ; avant que Guillaume d'Albiney se fût décidé à occuper le château, ils lui avaient juré sur les saints Évangiles que, s'il s'y trouvait investi, ils se réuniraient tous pour lui porter secours. Ils montèrent donc à cheval et s'avancèrent jusqu'au bourg de Dartford ; mais, jugeant sans doute le roi trop fort et la position inattaquable, ils rebroussèrent chemin tout à coup, et retournèrent à Londres. Cette retraite trop prudente fut fatale à leur cause. En effet, lorsqu'on eut appris avec quel fracas ils s'étaient mis en route pour faire lever le siège et avec quelle ignominie ils avaient tourné bride, le roi leur appliqua la fable de la montagne qui accouche d'une souris ; il devint plus audacieux, et envoya de toutes parts des pillards pour faire du dégât au profit de son armée. Pendant ce temps, les gens du château n'avaient de repos ni jour ni nuit : car, au milieu des pierres lancées par les engins et les frondes, au milieu des traits décochés par les archers et les arbalétriers, les chevaliers et les sergents montaient continuellement à l'assaut ; quand ceux-ci étaient fatigués, des troupes fraîches prenaient leur place et recommençaient l'attaque. Mais, quoiqu'ils désespérassent d'être secourus par les barons et qu'ils fussent réduits à manger leurs destriers et leurs chevaux de prix, les assiégés ne voulaient pas succomber sans vengeance et prétendaient faire chèrement acheter au roi sa victoire. Ils combattaient donc vaillamment sur le rempart, rendant coup pour coup, trait pour trait, pierre pour pierre, jusque-là qu'ils tuèrent beaucoup de monde aux ennemis et forcèrent les autres de se tenir à distance. Mais Jean avait attaché le mineur au pied de la muraille, qui s'écroula. La garnison se retira dans la grosse tour, attaquée et défendue avec acharnement. On eut de nouveau recours à la mine, qui emporta l'un des angles du donjon ; jamais les assaillants ne purent se maintenir au sommet de la brèche. Cependant la faim eut raison de ces braves gens ; ils se rendirent, après trois mois de siège. Le roi, furieux d'avoir perdu tant d'hommes et tant d'argent, voulait les faire tous pendre ; mais Savary de Mauléon s'y opposa vivement, en faisant remarquer au roi que les barons pourraient user de représailles, et qu'à ce compte, personne ne voudrait plus combattre pour son service. Il n'y eut de pendus que les pauvres sergents ; quant aux chevaliers, ils furent enfermés sous bonne garde dans différents châteaux. Jean ne pouvait surtout se résoudre à respecter la vie de Guillaume d'Albiney, qui avait pourtant respecté la sienne. Un jour, pendant le siège, comme le roi et Savary faisaient le tour du château pour en reconnaître les endroits faibles, un excellent arbalétrier, qui les avait reconnus, les montra à Guillaume et lui dit : Vous plaît-il, monseigneur, que je tue, avec ce trait que je n'ai qu'à lancer, le roi notre ennemi sanguinaire ? — Non, non, s'écria Guillaume, ne causons point la mort de l'oint du Seigneur. Et comme le soldat répliquait : Il ne vous épargnerait pas en pareille occasion : — Qu'il en soit, reprit l'autre, suivant le bon plaisir du Seigneur. Le Seigneur disposera de moi, et non pas lui. En même temps que la cause des barons perdait ainsi un de ses plus généreux défenseurs, Innocent III lançait contre eux une sentence générale d'excommunication. Mais lorsque Pandolphe, l'évêque de Winchester, et l'abbé de Reading vinrent sommer Étienne Langton de publier solennellement l'anathème, le prélat, qui se disposait à partir pour Rome, leur répondit par un refus formel, en assurant avec fermeté que, pour arracher au pape une telle sentence contre les barons, il fallait qu'on lui eût caché la vérité, et que, par conséquent, il ne la publierait pas jusqu'à ce qu'il eût connu à cet égard la volonté du souverain pontife, et de sa bouche même. Usant alors des pouvoirs dont ils étaient investis, les envoyés interdirent à l'archevêque l'entrée de l'église et la célébration des saints mystères. Inflexible pour tout ce qui portait atteinte à l'indépendance de son pays, mais plein d'humilité pour ce qui ne touchait que sa personne, l'illustre prélat baissa la tête, accepta cette épreuve et observa religieusement l'arrêt prononcé contre lui. Les barons furent moins dociles ; lorsque Pandolphe et l'évêque de Winchester les déclarèrent excommuniés, ils soutinrent que l'anathème ne pouvait produire aucun effet, attendu qu'aucun d'eux n'était désigné nominativement dans le bref du pape. Le clergé lui-même parut s'associer à leur résistance par un acte assez audacieux. Comme depuis longtemps le siège d'York, le premier après celui de Cantorbéry, était vacant, les chanoines y nommèrent Simon de Langton, le propre frère du primat, et, suivant l'usage, ils notifièrent cette élection au roi. On peut se faire une idée de la colère du prince et du cri de détresse qu'il poussa vers Rome : L'archevêque de Cantorbéry était l'ennemi public du roi d'Angleterre, l'instigateur et le conseiller de la révolte des barons ; si donc son frère était promu à l'archevêché d'York, c'était fait pour longtemps de la paix du roi et du royaume. Il était d'ailleurs impossible que cette élection ne fût pas cassée par le pape : elle le fut en effet ; l'évêque de Worcester, Gaultier de Gray, devint archevêque d'York, et, en punition de sa présomption, Simon fut déclaré notoirement indigne d'être à l'avenir élevé à aucune dignité pontificale, sans une dispense spéciale du siège apostolique. En ce temps-là, Rome donnait aux fidèles chrétiens un magnifique spectacle. Innocent avait convoqué de tous les points du monde un concile œcuménique pour réveiller l'enthousiasme de la croisade. Les deux patriarches de Constantinople et de Jérusalem, soixante-dix-huit primats et métropolitains, quatre cent douze évêques, plus de huit cents abbés et prieurs, les députés de l'empereur d'Orient, du jeune roi de Sicile, Frédéric, des rois de France, d'Angleterre, de Hongrie, de Jérusalem, de Chypre, d'Aragon, une foule de princes et de seigneurs étaient accourus à son appel. Ce fut au milieu de cette grande assemblée que comparut Étienne Langton, triste, mais ferme dans ses convictions. Aux accusations portées contre lui par l'abbé de Beaulieu, Thomas de Herdington et Godefroi de Cracumbe, il dédaigna de répondre, mais il supplia le souverain pontife de le relever de la suspension qui le privait de ses droits. On dit que le pape irrité lui fit cette réponse : Par saint Pierre, mon frère, vous n'obtiendrez pas si facilement le bénéfice de l'absolution, vous qui avez fait tant et de si graves injures non-seulement au roi d'Angleterre, mais encore à l'Église romaine. Nous voulons délibérer avec nos frères pour décider comment nous punirons un excès si téméraire. La sentence de suspension fut confirmée, mais Innocent ne put s'empêcher de rendre hommage à l'humble soumission avec laquelle Étienne supporta sa disgrâce. Puis il excommunia nominativement et personnellement les barons qu'il avait d'abord frappés en masse, et mit la cité de Londres en interdit. Mais, en Angleterre, on persistait à ne vouloir pas tenir compte de ces arrêts si redoutables. Ils étaient, disait-on, le résultat de suggestions frauduleuses ; le pape ne savait pas la vérité ; et puis d'ailleurs, pourquoi se préoccupait-il des affaires laïques, lorsque le Seigneur n'avait confié à Pierre et à ses successeurs que le gouvernement de l'Église ? A Londres, malgré l'interdit, on célébra, comme d'habitude, les divins mystères, on continua de sonner les cloches et de chanter les offices à haute voix. |
[1] Nous empruntons presque absolument cette analyse de la Grande Charte à l'Histoire des origines du gouvernement représentatif, tome II, VIIe leçon, page 94.