Impiété de Jean sans Terre. — Il envoie secrètement one ambassade au Miramolin. — Prédiction de l'ermite Pierre. — Innocent III offre la couronne d'Angleterre à Philippe Auguste. — Jean fait sa soumission entre les mains du légat Pandolphe et se reconnaît vassal du Saint-Siège. — Supplice de l'ermite Pierre. Au XIIIe siècle, les exactions, les violences, les plus choquants abus de la force, toutes choses qui sont proscrites dans nos sociétés policées et réglées, se produisaient fréquemment sans exciter beaucoup d'indignation ni soulever de résistance générale ; ce n'était que le développement plus ou moins exagéré du régime féodal et de l'état des mœurs. Mais ce qu'on ne pouvait tolérer dans une époque d'enthousiasme chevaleresque, c'est qu'un roi ne fût pas brave ; ce qu'on tolérait moins encore dans un siècle de croisades et d'ardeur religieuse, c'est qu'un roi fût impie. Jean fut despote, impie et lâche, et il poussa jusqu'aux dernières limites le despotisme, la couardise et l'impiété. Il en était venu, dit la chronique, à ce point de déraison qu'il mettait en doute la future résurrection des morts, et d'autres points de la foi chrétienne ; il tenait, comme un homme en délire, des propos qu'on ne peut rapporter : cependant en voici un que nous avons cru devoir citer. Un jour qu'on dépouillait, devant le roi un cerf très-gras qu'il avait pris à la chasse, il se mit à dire avec un air de moquerie : Comme cet animal se portait bien ! pourtant il n'a jamais entendu la messe ! Deux grandes entreprises passionnaient alors toute la chrétienté, la guerre aux Sarrasins et la guerre aux Albigeois ; et les hérétiques d'outre-Loire n'excitaient peut-être -pas moins d'horreur que les mécréants d'outre-mer. Cependant, tandis que Philippe Auguste croyait oser beaucoup en s'abstenant, par politique, de fairé la guerre aux Albigeois, Jean s'alliait avec eux et leur envoyait, sous les ordres de Savary de Mauléon, des troupes qui guerroyaient contre les croisés de Simon de Montfort. ll est vrai que Jean n'était pas seul à, les soutenir ; le comte Raymond de Toulouse, le roi Pèdre d'Aragon, bravaient ainsi que lui le scandale d'une pareille alliance ; mais ce que ni le comte de Toulouse, ni le roi d'Aragon, ni les Albigeois eux-mêmes, placés sous le couteau, n'auraient jamais imaginé en haine du pape et des hommes du nord, Jean, roi d'Angleterre, Jean, frère de Richard Cœur de Lion, mendia l'amitié des païens africains ; et non-seulement il mit la couronne et la croyance de ses pères aux pieds d'un Sarrasin, mais ce fut avec tant de cynisme et de bassesse qu'il excita, suivant la chronique, l'indignation et le dégoût du mécréant lui-même. Toute cette étrange négociation, dont Matthieu Paris nous a conservé les détails, vaut la peine d'être citée mot pour mot. Le roi Jean envoya, en toute bâte et dans le plus profond secret, deux chevaliers, Thomas Herdington et Raoul, fils de Nicolas, avec le clerc Robert de Londres, vers l'admiral Murmelin, grand roi d'Afrique, de Maroc et d'Espagne, que le vulgaire appelle Miramolin, pour lui faire savoir qu'il se livrait à lui volontairement avec son royaume, qu'il lui en faisait don et le tiendrait de lui, suivant son bon plaisir, à titre de tributaire. Bien plus, renonçant à la foi des chrétiens, qu'il regardait comme mensongère, il deviendrait un fidèle adhérent de la loi mahométane. Lorsque les envoyés chargés de cette mission secrète arrivèrent à la cour du prince, ils trouvèrent à la première porte quelques soldats gardant étroitement l'entrée, le glaive au poing. A la seconde porte du palais, ils en virent un plus grand nombre, armés de pied en cap, et plus richement vêtus que les premiers ; ceux-ci gardaient également l'entrée l'épée à la main, et paraissaient plus forts et de plus haut rang que les autres. Enfin, à la porte de la salle intérieure se tenaient d'autres guerriers plus nombreux, et qui semblaient encore plus robustes et plus farouches. Introduits pacifiquement avec l'agrément de l'admirai, qu'on appelle le grand roi, les ambassadeurs et représentants du roi d'Angleterre le saluèrent avec respect, exposèrent tout au long l'objet de leur mission, et lui présentèrent la charte royale qu'un interprète, qui avait été mandé, traduisit fidèlement. Après avoir entendu cette lecture, le roi ferma un
livre qu'il avait parcouru, car il étudiait assis près de son pupitre.
C'était un homme entre deux âges et de moyenne taille, aux gestes graves, à
la parole élégante et réfléchie. Après avoir paru délibérer quelque temps en
soi-même, il répondit doucement : Je lisais tout à
l'heure un livre écrit en grec, par un Grec sage et chrétien, nommé Paul, et
dont les actes et les paroles me plaisent beaucoup ; je l'approuve fort, si
ce n'est qu'il y a une chose qui me déplaît en lui, à savoir qu'il ne s'est
pas tenu dans la loi sous laquelle il était né, mais qu'il s'en est allé vers
une autre, comme un transfuge et un inconstant. Et je dis cela à cause de
votre maitre le roi d'Angleterre, qui, abandonnant la très-sainte et
très-pure loi des chrétiens, sous laquelle il est né, veut, comme un homme de
cire et sans consistance, passer à une autre loi... Et il ajouta : Le Dieu tout-puissant sait bien, lui qui sait toutes
choses, que, si j'étais sans loi, je choisirais celle-là de préférence à
toute autre et l'embrasserais de tout mon cœur. Ensuite, il demanda de quelle sorte étaient le roi d'Angleterre et son royaume. Thomas, comme le plus habile dans l'art de la parole, répondit : Notre roi est de race illustre, légitimement issu de grands rois, ses ancêtres. Son royaume est opulent et peut se suffire à lui-même ; il abonde en terres cultivées, en pâturages, en prairies et en forêts. Le sol renferme dans son sein toutes sortes de métaux, que l'industrie sait fondre. Notre nation, belle et spirituelle, parle trois langues, le latin, le français et l'anglais ; elle connaît à fond tous les arts mécaniques. Toutefois, notre terre ne produit ni la vigne, ni l'olivier, ni le sapin ; mais elle se les procure abondamment par son commerce avec les nations voisines. L'air y est salubre et tempéré ; située entre l'occident et le septentrion, elle prend à l'occident la chaleur, la fraîcheur au septentrion, d'où résulte une température très-agréable. Enfermée de tous côtés par la mer, elle a mérité le nom de reine des îles. Le royaume est gouverné par un roi oint et couronné ; il est libre de toute antiquité, et la fierté de la nation ne reconnaît d'autre souveraineté que celle de Dieu. L'Église et le culte de notre religion y prospèrent mieux qu'en aucun lieu du monde ; en un mot, les lois du pape et du roi y règnent pacifiquement. Poussant alors un profond soupir, le prince répondit : Je n'ai jamais lu ni ouï dire qu'un roi, possesseur d'un royaume si prospère, qui lui est soumis et obéissant, ait ainsi voulu spontanément anéantir sa propre autorité, faire d'un royaume indépendant un royaume tributaire, d'un royaume qui est sien un royaume étranger, a d'un pays heureux un pays misérable, enfin, comme un homme qui se déclare vaincu sans avoir été blessé, se livrer à la merci d'un autre. Au contraire, j'ai lu et ouï dire de beaucoup d'hommes qu'ayant répandu leur sang par ruisseaux et par torrents, ils ont conquis leur liberté, ce qui est digne de louanges ; aujourd'hui seulement, j'apprends qu'un maître comme le vôtre, misérable, paresseux et lâche, qui est moins que rien, désire devenir de libre esclave, c'est-à-dire le plus misérable des mortels. Ensuite, mais avec un air de mépris, il demanda quel
âge avait ce roi, s'il était grand et vigoureux. On lui répondit qu'il avait
cinquante ans, les cheveux tout à fait blancs, le corps solide, la taille peu
élevée, mais plutôt les membres ramassés et taillés pour la force. Après
avoir entendu ces détails, il reprit : La chaude
énergie de la jeunesse et de l'âge viril s'est déjà refroidie et commence à
se glacer en lui. Avant dix ans, supposé qu'il vive jusque-là, les forces lui
manqueront ; s'il entreprenait aujourd'hui quelque œuvre difficile, il
échouerait sans aucun doute, et ne serait plus bon à rien. A cinquante ans, il
décline sourdement ; à soixante, la décadence sera manifeste. Qu'à l'avenir
il cherche la paix et assure son repos. Se recueillant alors, et
comparant dans son esprit les questions qu'il avait faites avec les réponses
des ambassadeurs, il garda quelque temps le silence ; puis, avec un air
d'indignation contre le roi Jean, et un sourire plein de mépris, il dit
encore : Non ! cet homme-là n'est pas un roi, mais
un roitelet qui vieillit et qui radote ; je n'ai que faire de lui ; il est
indigne de s'allier avec moi. Et fixant sur Thomas et sur Raoul un œil
menaçant, il s'écria : Ne vous montrez plus en ma
présence, et que vos regards ne rencontrent plus les miens. L'infamie de
votre maître, qui est un apostat et un insensé, exhale devant mes yeux une
vapeur noire et fétide. Tandis que les ambassadeurs se retiraient, rouges de honte, l'admiral Murmelin regarda plus attentivement le clerc Robert, le troisième envoyé ; c'était un petit homme noir, qui avait un bras plus long que l'autre, la main difforme, deux de ses doigts adhérant l'un à l'autre, et un visage de juif. Le roi, jugeant bien qu'un si chétif personnage n'aurait pas été choisi pour une mission si difficile, s'il n'eût eu de l'habileté, de la finesse et de l'intelligence, remarquant de plus sa couronne cléricale et sa tonsure, et jugeant par là qu'il était clerc, le fit rappeler ; car, tandis que les autres parlaient, Robert avait gardé le silence et s'était tenu à l'écart. Le roi donc, qui méprisait les autres, le retint auprès de sa personne et eut avec lui un long et secret entretien, que Robert lui-même révéla dans la suite à ses amis. Entre autres choses, il lui demanda si le roi d'Angleterre avait quelque valeur, s'il avait engendré des enfants vigoureux, et s'il était habile aux fonctions génératives. fi ajouta que, si Robert lui déguisait la vérité en quelque chose, il n'ajouterait jamais plus foi aux paroles d'un chrétien et d'un clerc. Alors Robert jura, par la foi chrétienne, de répondre avec franchise à toutes ses questions. Le roi Jean, dit-il positivement, est plutôt un tyran qu'un roi ; il s'entend mieux à détruire qu'à gouverner ; c'est l'oppresseur des siens et l'ami des étrangers, lion pour ses sujets, agneau pour les étrangers et pour les rebelles. Par sa lâcheté, il a perdu le duché de Normandie et beaucoup d'autres terres ; et maintenant il n'aspire plus qu'à perdre ou à détruire le royaume d'Angleterre. Avide et insatiable dans ses extorsions, il envahit et ruine les possessions de ses sujets naturels. Il a engendré peu ou point d'enfants vigoureux, bien dignes de leur père. Il a une femme qu'il déteste et qui le hait pareillement, femme incestueuse, sorcière, adultère, et plus d'une fois convaincue de tous ces crimes. Le roi, son mari, a surpris plusieurs de ses complices et les a fait étrangler sur son lit. De son coté néanmoins le roi a déshonoré par force les femmes d'un grand nombre de ses grands et même de ses proches ; il a séduit et corrompu leurs meurs et leurs filles nubiles. Quant à la religion chrétienne, vous avez vu vous-même comme il est flottant et sans croyance. En entendant ces révélations, le Miramolin ne se contenta plus de parler avec mépris du roi Jean, mais il se mit à le détester et à le maudire, suivant sa religion, en s'écriant : Comment ces misérables Anglais souffrent-ils qu'un tel monstre règne sur eux et les gouverne ? Ils sont vraiment descendus au rang des femmes et des esclaves. — Les Anglais, répondit Robert, sont les plus patients de tous les hommes, jusqu'à ce que la mesure des offenses et des agressions soit comblée ; mais alors ils s'irritent, comme le lion ou l'éléphant qui se sent blessé et couvert de sang ; et ils se proposent, et ils s'efforcent, bien qu'un peu tard, de soustraire leurs cous au joug qui les opprime. Après avoir écouté cette explication, l'admiral-roi blâma vivement la patience excessive des Anglais, et se servit d'une expression que l'interprète, présent à tout cet entretien, traduisit nettement par le mot de peur. Le roi eut encore plusieurs conversations sur ce sujet avec Robert, qui les raconta dans la suite exactement à ses amis, en Angleterre. Puis, après lui avoir fait de précieux cadeaux en or, en argent, en pierreries de toute sorte et en étoffes de soie, il le renvoya en paix ; mais il ne voulut ni saluer les autres ambassadeurs ni leur faire le moindre présent. Lorsque les députés, de retour en Angleterre, rendirent compte à leur maitre de ce qu'ils avaient vu et entendu, le roi Jean s'affligea beaucoup et se sentit l'âme pleine d'amertume, en se voyant ainsi méprisé par le Miramolin et- empêché dans ses projets. Mais Robert fit hommage au roi des présents qu'il avait reçus, afin de lui montrer que, bien qu'il se Mt tenu d'abord à l'écart et en silence, il avait été plus favorablement écouté que les autres. C'est pourquoi le roi Jean lui fit plus d'honneur qu'aux deux autres envoyés, et lui donna, en témoignage de sa satisfaction, la garde de l'abbaye de Saint-Albans, quoiqu'elle ne fût pas vacante ; de sorte que, par une nouvelle et odieuse exaction, il ne craignit pas, en dépit de ses serments, de récompenser son clerc avec le bien d'autrui.... Robert eut pour amis quelques-uns des principaux officiers de l'abbé, ainsi qu'un moine de Saint-Albans, à savoir messire Laurent Sénéchal, chevalier, un autre Laurent, clerc, et maitre Gaultier, moine peintre ; il leur montra les pierreries qu'il avait reçues du Miramolin et leur raconta les entretiens secrets qu'il avait eus avec lui ; cette confidence fut faite par Robert à ses amis, en présence de Matthieu, qui a mis par écrit et rapporté toutes ces choses. Jean, qui faisait l'esprit fort, et dont l'impiété venait de recevoir une leçon si éclatante et si peu attendue, avait cependant toutes les terreurs et toutes les faiblesses de la superstition populaire. Il y avait alors dans la province d'York un ermite, nommé Pierre, qui avait grand renom de sagesse, parce qu'il avait, disait-on, prédit l'avenir maintes fois et à beaucoup de gens. Entre autres choses que l'esprit de prophétie lui avait révélées au sujet du roi, il affirmait et proclamait hautement, devant tous ceux qui voulaient l'entendre, que Jean ne serait plus roi au jour de l'Ascension prochaine ni plus tard, et que, ce jour-là, la Couronne d'Angleterre serait transférée à un autre. Cette prédiction étant venue aux oreilles du roi, il se fit amener l'ermite, et lui demanda s'il devait mourir ce jour-là ou bien, autrement par quel moyen il devait perdre son trône. Sachez pour sûr, répondit l'ermite, qu'au jour dit, vous ne serez plus roi, et si je suis convaincu de mensonge, faites de moi ce qu'il vous plaira. — Eh bien ! dit le roi, qu'il soit fait suivant ta parole ! et il le fit prendre par Guillaume d'Harcourt, qui le tint enfermé à Corfe, sous bonne garde, et chargé de lourdes chaînes, jusqu'à ce que l'événement eût confirmé ou démenti sa prédiction. Cette prophétie se répandit rapidement jusque dans les plus reculées provinces du royaume, et il n'y eut presque personne qui n'y ajoutât foi, comme si elle fût venue du ciel. Or, il y avait dans toute l'Angleterre, ajoute la chronique, beaucoup de nobles dont Jean avait déshonoré les femmes et les filles, d'autres que ses exactions avaient réduits à la plus extrême misère, d'autres encore dont il avait banni les amis et les proches, pour usurper leurs héritages ; en sorte qu'il avait presque autant d'ennemis qu'il y avait de grands dans son royaume. Il en résulta qu'en apprenant, dans ce moment de crise, qu'ils étaient déliés de leur serment de fidélité, ils témoignèrent une grande joie ; c'était même un bruit public qu'ils avaient envoyé au roi de France une charte, scellée du sceau de chacun des barons, pour l'engager à venir sans crainte en Angleterre recevoir leurs hommages et la couronne royale. Tout sollicitait ou encourageait l'ambition de Philippe Auguste ; car, en même temps que les barons anglais faisaient auprès de lui cette importante démarche, Étienne, archevêque de Cantorbéry, Guillaume, évêque de Londres, et Eustache, évêque d'Ely, se présentèrent à Rome devant le pape Innocent, et là, après avoir énuméré les rébellions et les énormités dont le roi Jean s'était rendu coupable depuis le temps de l'interdit jusqu'à ce jour, en attaquant sans relâche, de ses mains impies et cruelles, le Seigneur et la sainte Église, ils supplièrent humblement le seigneur pape de daigner abaisser un regard de pieuse commisération sur l'Église d'Angleterre, comme expirante et presque à l'agonie. Alors Innocent, ayant pris conseil des cardinaux, des évêques et autres personnes sages, déclara, par sentence définitive, que Jean, roi d'Angleterre, était déchu du trône, et qu'un autre, plus digne que lui, serait choisi par les soins du pape pour lui succéder. En exécution de cette sentence, Innocent écrivit au très-puissant roi de France, Philippe, afin qu'il se chargeât de cette entreprise, pour la rémission de tous ses péchés, et qu'il chassât le roi d'Angleterre d'un trône que lui, Philippe et ses descendants, devaient posséder à perpétuité. Il écrivit en outre à tous les barons, chevaliers et autres gens de guerre de tous pays, pour les engager à prendre la croix contre le roi d'Angleterre, à faire cette expédition sous les ordres du roi de France, et à venger l'injure de l'Église universelle. Il déclara aussi que tous ceux qui contribueraient de leurs biens et de leur personne à la chute de ce prince orgueilleux seraient placés, comme ceux qui visitent le tombeau du Seigneur, sous la protection de l'Église, tant pour leurs biens que pour leurs personnes et le salut de leurs âmes. Aussitôt après, il envoya en France, en qualité de légat a latere, le sous-diacre Pandolphe, accompagné de l'archevêque de Cantorbéry, des évêques d'Ely et de Londres, afin de veiller à l'exécution des mesures que nous venons de rapporter. Mais, avant de partir, Pandolphe reçut du pape des instructions secrètes, qui l'autorisaient, dans le cas où le roi Jean, mieux inspiré, voudrait donner satisfaction au Seigneur, à l'Église romaine et à tous ceux qui étaient intéressés dans cette affaire, à lui faire signer un acte de soumission, que Pandolphe reçut tout préparé, et à le réconcilier alors avec le siège apostolique. Arrivés auprès de Philippe Auguste, qui avait convoqué, pour les entendre, une assemblée solennelle, composée des évêques, du clergé et des barons de France, les envoyés du pape lui firent connaître les résolutions du Saint-Siège. Philippe se hâta d'accueillir une sentence qui comblait tous ses vœux, et fit ses préparatifs de guerre. Tous les hommes de son vasselage, ducs, comtes, barons, chevaliers et sergents, eurent ordre de se rendre immédiatement à Rouen, bien munis d'armes et de chevaux, sous peine d'être poursuivis comme traites et félons. Une multitude de navires, chargés de blé, de vin et de provisions de toute sorte, furent rassemblés de toutes parts dans les ports de la Manche. De son côté, le roi Jean, averti par ses espions, avait essayé de gagner du temps, en envoyant à Rome l'abbé de Beaulieu, pour amuser le pape par une fausse négociation. Tiré de son apathie par l'imminence du danger, il réunit à Portsmouth une flotte supérieure à celle du roi de France, et qui, traversant inopinément la mer, surprit une escadre à l'embouchure de la Seine, détruisit les navires pressés dans le port de Fécamp, et brûla la ville de Dieppe. Suscités par les mêmes menaces que Philippe avait lancées contre ceux qui refuseraient de le suivre, tous les hommes qui devaient au roi Jean le service militaire affluèrent à Douvres, et, quand les chefs de la milice eurent renvoyé dans leurs foyers une multitude de gens à peine armés qui avaient failli, en peu de jours, affamer le camp, il se trouva encore, le jour du dénombrement, dans la grande plaine de Barham-Down, tant en chevaliers d'élite qu'en sergents, arbalétriers et archers, soixante mille hommes de bonnes troupes ; et si cette armée, dit éloquemment Matthieu Pâris, n'avait eu qu'un cœur et qu'une âme pour le roi d'Angleterre et pour. la défense de la patrie, il n'y eût pas eu de prince sous le ciel contre qui le royaume d'Angleterre n'eût pu se défendre. Mais cette affluence même et ce zèle inaccoutumé rappelèrent au roi Jean le sinistre souvenir de cette expédition contre les Gallois où il avait failli se perdre ; quoiqu'il eût parmi ses troupes un grand nombre de Flamands et d'autres étrangers, il connut, à des signes certains, que le danger qu'il courait n'était pas moindre, et aussitôt tombèrent cette grande sécurité et cette grande ardeur qui ne se promettaient rien moins que de noyer les Français avant qu'ils touchassent le sol de l'Angleterre. A ce moment même où l'esprit du roi était ainsi frappé, deux frères de la milice du Temple se présentèrent devant lui pacifiquement et lui dirent : Nous venons vers toi, ô roi très-puissant, de la part du sous-diacre Pandolphe, familier du seigneur pape ; il veut avoir un entretien avec toi, dans ton intérêt et dans celui de ton royaume ; car il a à te proposer certain traité de paix par lequel tu pourras te réconcilier avec Dieu et avec l'Église, encore que la cour romaine t'ait déclaré déchu du trône et condamné par sentence. Le roi fit aussitôt engager Pandolphe à passer la mer au plus vite. Pandolphe, sur cette pressante invitation, vint le trouver à Douvres et lui dit : Voici que le très-puissant roi de France a rassemblé à l'embouchure de la Seine une innombrable multitude de navires ; entouré d'une foule de chevaliers et de gens de pied, il attend que des forces plus nombreuses encore se pressent autour de lui pour fondre sur vous et votre royaume, pour vous chasser violemment du trône comme rebelle au Seigneur et au souverain pontife, et pour s'emparer à perpétuité de l'Angleterre, par l'autorité du siège apostolique. On voit venir avec lui tous les évêques proscrits depuis longtemps, tous les clercs et laïques exilés, qui, grâce à lui et malgré vous, recouvreront leurs sièges épiscopaux et tous leurs biens, et qui lui devront désormais les respects et les hommages qu'ils ont rendus jadis à vous et à vos prédécesseurs. En outre, le roi de France se vante d'avoir entre les mains des chartes de fidélité et d'obéissance, munies des sceaux de presque tous les barons d'Angleterre ; aussi a-t-il pleine confiance de mener à bon terme l'entreprise qu'il commence. Veillez donc maintenant au moins à vos intérêts bien compromis ; revenez à la prudence et ne différez plus d'apaiser le Seigneur, dont vous avez provoqué la vengeance redoutable. Si en effet vous voulez donner caution suffisante que vous obéirez au jugement de l'Église, et vous humilier devant celui qui s'est humilié pour vous, vous pourrez, par la clémence du siège apostolique, recouvrer votre royaume, dont Rome vous a déchu pour châtier votre opiniâtre orgueil. Aujourd'hui donc, pour que vos ennemis ne se réjouissent pas de votre ruine, rentrez dans votre cœur, ou craignez de vous engager dans un tel embarras que vous voudriez en vain et que vous ne pourriez en sortir. En entendant ces paroles qui lui donnèrent beaucoup à réfléchir, le roi Jean se sentit profondément troublé, car il voyait de tous côtés le péril sur sa tête. Il y avait quatre motifs principaux qui le poussaient à faire pénitence et à donner satisfaction : le premier, c'est qu'il était excommunié depuis cinq ans et qu'il avait tant offensé Dieu et la sainte Église qu'il désespérait du salut de son âme ; le second, c'est qu'il redoutait l'arrivée du roi de France, dont l'attitude menaçante et la nombreuse armée, campée sur l'autre rivage, présageaient et préparaient sa chute ; le troisième, c'est qu'il craignait que, s'il en venait aux mains avec l'ennemi, les barons et le peuple d'Angleterre ne le laissassent tout seul sur le champ de bataille ou ne le livrassent à la haine de ses ennemis ; enfin, ce qui le troublait plus que toute autre chose, le jour de l'Ascension approchait, terme fatal où, suivant la prophétie de l'ermite Pierre, il craignait de perdre avec la vie le royaume temporel et le royaume éternel. Épouvanté et désespéré, il se rendit aux conseils de Pandolphe, et se soumit, non sans douleur, aux conditions qu'il lui imposait. Le roi jura donc, en présence du légat et la main sur les saints Évangiles, qu'il obéirait au jugement de l'Église ; seize comtes et barons des plus puissants du royaume jurèrent avec lui sur l'âme de leur roi que, s'il venait à se repentir de la présente convention, eux-mêmes le contraindraient, selon leur pouvoir, à donner satisfaction. Le 13 mai de l'année 1213, qui se trouvait le lundi avant l'Ascension, le roi Jean, Pandolphe, les comtes, les barons et une grande foule se réunirent à Douvres, et là on convint unanimement d'un traité de paix dont nous citerons le préambule et quelques articles : Jean, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, à tous ceux qui les présentes verront, salut. Par ces lettres patentes, munies de notre sceau, nous voulons qu'il soit notoire qu'en notre présence quatre de nos barons, Guillaume, comte de Salisbury, notre frère, Réginald, comte de Boulogne, Guillaume, comte de Warenne, et Guillaume, comte de Ferrières, ont juré sur notre âme que nous ferions observer en tous points et de bonne foi le traité de paix que voici. En premier lieu, nous avons juré solennellement et absolument, en présence du légat ou nonce, d'obéir aux commandements du seigneur pape, en tout ce qui motive l'excommunication qu'il a prononcée contre nous. Nous donnerons paix véritable et pleine sécurité aux vénérables hommes, Étienne, archevêque de Cantorbéry, Guillaume, évêque de Londres, Eustache, évêque d'Ely, Gilles, évêque de Hereford, Jocelin, évêque de Bath, et Hubert, évêque de Lincoln, au prieur et aux moines de Cantorbéry, à Robert, fils de Gaultier, à Eustache de Vesci, et à tous autres clercs et laïques intéressés dans cette affaire ; prêtant en même temps, en présence dudit légat, le serment public, que nous ne les léserons ni eux ni les leurs, que nous n'ordonnerons ni ne souffrirons qu'ils soient lésés dans leurs personnes ou dans leurs biens. Et si, par malheur — Dieu veuille qu'il n'en soit pas ainsi ! — nous contrevenons à ces articles, par nous ou par d'autres, ils pourront, dans l'intérêt de l'Église et contre les violateurs de la sécurité et de la paix, s'en référer aux prescriptions apostoliques.... Nous ferons parvenir audit archevêque et auxdits évêques, avant leur entrée en Angleterre, toutes les lettres qui doivent être exhibées pour leur sécurité.... Nous donnons à tous, tant clercs que laïques, pleine restitution de ce qui leur a été enlevé, et compensation suffisante pour le tort qu'ils ont éprouvé, non-seulement dans leurs biens, mais aussi dans leurs libertés, que nous promettons de maintenir.... Nous ferons sur-le-champ mettre en liberté tous les clercs que nous retenons captifs, ainsi que les laïques qui sont détenus à l'occasion de cette affaire. Aussitôt après l'arrivée de celui qui nous doit absoudre, nous ferons assigner aux délégués de l'archevêque, des évêques et des moines de Cantorbéry, à compte sur les restitutions et compensations stipulées, une somme de huit mille livres sterling.... Nous révoquerons publiquement l'interdit, vulgairement appelé outlagation, que nous avions prononcé contre les personnes ecclésiastiques, en protestant, par nos lettres patentes qui seront remises à l'archevêque, qu'il ne nous appartient en aucune sorte et que nous nous garderons à l'avenir de prononcer l'interdit contre les personnes ecclésiastiques, révoquant en outre l'outlagation prononcée contre les laïques intéressés dans cette affaire.... Quand toutes ces choses auront été accomplies suivant les règles, la sentence d'excommunication et d'interdit sera levée. S'il s'élève quelque doute au sujet des stipulations précédentes, et que la difficulté ne puisse être tranchée, avec l'agrément des parties, par le légat du seigneur pape, qu'elle soit portée à l'arbitrage du pape lui-même, et qu'on observe ce qu'il aura décidé à ce sujet. Innocent remportait donc une victoire complète ; cependant il la voulut encore plus éclatante, trop éclatante sans doute. Deux jours après que le roi Jean eut fait cette soumission publique et solennelle qui semblait mettre fin à toute la querelle, les mêmes personnages qui avaient assisté à la précédente assemblée se réunirent encore dans la maison des chevaliers du Temple. Là fut produite et publiée en leur présence une autre charte ainsi conçue : Jean, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre.... Comme, pour la satisfaction que nous devions faire à Dieu et à. l'Église, nous ne pouvions rien offrir de mieux que de nous humilier nous et notre royaume, voulant donc nous humilier pour celui qui s'est humilié pour nous jusqu'à la mort, inspiré par la grâce du Saint-Esprit et poussé, non par la violence de l'interdit ni par la crainte, mais par notre bonne et spontanée volonté, sur le conseil commun de nos barons, nous conférons et concédons librement à Dieu, aux saints apôtres Pierre et Paul, à la sainte Église romaine notre mère, au seigneur pape Innocent et à ses successeurs catholiques, tout le royaume d'Angleterre et le royaume d'Irlande, avec tous droits et toutes dépendances.... Désormais nous recevrons et tiendrons lesdits royaumes comme feudataires du pape et de l'Église romaine.... En foi de quoi, nous avons juré fidélité au seigneur pape Innocent, à ses successeurs catholiques et à l'Église romaine, entre les mains de Pandolphe, et, s'il nous arrive d'être en présence du seigneur pape, nous lui ferons l'hommage accoutumé.... Pour marque de notre perpétuelle dépendance et concession, nous voulons et établissons que.... sans préjudice aucun du denier de Saint-Pierre, l'Église romaine reçoive par an mille marcs sterling, à savoir cinq cents à la fête de saint Michel et cinq cents à Pâques.... sous la réserve, pour nous et nos héritiers, de nos justices, libertés et droits régaliens. Voulant que tout ce qui est écrit ci - dessus demeure fixe et irrévocable, nous nous engageons, pour nous et nos successeurs, à n'y pas contrevenir, et, si quelqu'un de nous avait l'audace d'y attenter en quelque chose, les avertissements n'ayant pu l'amener à résipiscence, qu'il soit déchu du trône.... Fait sous nos yeux, dans la maison des chevaliers du Temple, à Douvres, en présence de Henri, archevêque de Dublin, de Jean, évêque de Norwich, de Geoffroi, fils de Pierre, de Guillaume, comte de Salisbury, de Guillaume, comte de Pembroke, de Réglnald, comte de Boulogne, de Guillaume, comte de Warenne, de Ser, comte de Winches ter, de Guillaume confie d'Arundel, de Guillaume, Comte de Ferrières, de Guillaume Briwere de Pierre, fils de Herbert, de Guérin, fils de Gérold, le quinzième jour de mai, l'an quatorzième de notre règne. Aussitôt après a lecture de cette charte, elle fut remise à Pandolphe, et le roi, déposant sa couronne aux pieds du légat, qui la garda pendant cinq jours, prêta entre ses mains serment de fidélité au pape, dans les formes et dans les termes imposés en pareil cas au vassal vis-à-vis de son suzerain. Cependant, dit le chroniqueur, le jour de l'Ascension approchait, c'était le lendemain même ; et non-seulement le roi, mais encore tous les autres, tant absents que présents, étaient dans l'attente et dans l'inquiétude, parce que l'ermite Pierre avait affirmé au prince lui-même qu'au jour de l'Ascension il ne serait plus roi. Mais, lorsque Jean eut passé sain et sauf ce jour redoutable, il donna ordre qu'on tirât du château de Corfe l'ermite qu'on y tenait enchaîné ; il le fit lier à la queue d'un cheval, traîner par les rues dans le bourg de Wareham et pendre au gibet avec son fils. Bien des gens trouvèrent indigne que Pierre fût puni d'une mort si cruelle pour avoir affirmé la vérité ; car les faits qui viennent d'être racontés prouvaient suffisamment qu'il n'avait pas menti. |