Violences de Jean contre les barons. — Violences contre les habitants des campagnes ; contre les clercs d'Oxford ; contre les ordres monastiques. — Sentence d'excommunication. — Supplice de l'archidiacre de Norwich. — Violences contre les juifs. — Les excès du roi Jean justifiés par un faux théologien. — Les Anglais déliés par le pape de leurs serments envers le roi Jean. — Expédition contre les Gallois. — Grande conspiration. — Les routiers. — Falcaise. Quoiqu'il affectât de mépriser les conséquences de l'interdit, le roi n'était pas sans de graves inquiétudes. Si le pape, ce qui n'était guère douteux, accomplissait toutes ses menaces, s'il appesantissait encore sa 'main sur lui, si, par une excommunication nominative, il déliait ses sujets du serment de fidélité, tous ces nobles, tous ces bourgeois, tout ce peuple des campagnes, bien innocents des crimes de leur roi, dont cependant ils portaient la peine, toute cette nation opprimée dans sa foi et dans ses libertés ne s'empresserait-elle pas de relever ses autels en renversant le despote ? Contre les dangers d'un prochain avenir, Jean chercha des garanties dans de nouvelles violences : il envoya des gens armés vers les barons les plus puissants qu'il tenait en suspicion, et il exigea d'eux des otages, afin de les contenir dans le devoir, si un jour ils tentaient de s'en écarter. Beaucoup acquiescèrent aux volontés du roi, les uns livrant leurs fils, les autres leurs neveux ou leurs plus proches parents. L'un d'eux, Guillaume de Brause, soumis d'ailleurs et prêt à obéir, parlementait avec les gens du roi, quand tout à coup Mathilde, sa femme, se jetant au milieu d'eux et leur arrachant ses fils : Non, s'écria-t-elle, non, je ne livrerai pas mes enfants à la merci de votre maitre, qui a tué lâchement son neveu Arthur ! Mais son mari, se tournant vers elle, la réprimanda vivement : Vous avez tenu contre notre seigneur le roi le langage d'une femme folle ; et s'adressant aux officiers : Si je l'ai offensé en quelque chose, je suis prêt à donner satisfaction à mon seigneur, par moi-même et sans otages, selon le jugement de sa cour et des barons mes pairs, aux jour et lieu qui me seront assignés. De retour auprès du roi, ses agents lui rendirent compte de ce qu'ils avaient entendu. Jean, plein de courroux, envoya secrètement des chevaliers et des sergents pour s'emparer de Guillaume de Brause et de toute sa famille ; mais, averti par ses amis, Guillaume s'était déjà réfugié en Irlande avec sa femme, ses enfants et ses proches. Excepté à Rome, la cause du roi semblait triompher sur tous les points. Guillaume, roi d'Écosse, menacé d'une invasion, se soumit à payer quinze mille marcs et à donner des otages choisis dans les plus nobles familles de son royaume ; il consentit même à livrer ses deux filles et à les laisser marier au gré du roi d'Angleterre. Les Gallois, chose inouïe jusqu'alors, se rendirent auprès du roi à Woodstock, et lui-firent hommage. L'Irlande, pacifiée en trois mois, reçut pour gouverneur le favori Jean de Gray, le fameux évêque de Norwich. Mais qu'importaient la pacification de l'Irlande, l'hommage des Gallois, la soumission du roi d'Écosse ? L'Angleterre n'était point faite au joug ; cette haine de la tyrannie, qui n'éclatait point encore, mais qui fermentait sourdement dans tous les ordres, depuis les hauts barons et les évêques jusqu'au dernier tenancier, poussait Jean jusqu'au vertige : on eût dit que, pressé d'en finir, il cherchait tous les moyens de précipiter la catastrophe. Il n'est sorte de vexations qu'il ne mit en œuvre. Ainsi, au retour de sa démonstration contre l'Écosse, il fit brûler les haies et combler les fossés dans toutes les forêts d'Angleterre, de sorte que les fruits de la terre étaient partout aux alentours livrés aux ravages des bêtes fauves. Puis il se fit rendre hommage par tous les francs tenanciers, et il voulut que même les enfants de douze ans vinssent lui jurer fidélité. Pour marquer sa haine aux bourgeois de Londres, il transféra l'Échiquier de Westminster à Northampton. Un clerc qui étudiait à Oxford avait commis un homicide involontaire. Le gouverneur de la ville, n'ayant pu s'emparer de lui parce qu'il s'était hâté de fuir, mit la .main sur trois autres clercs, ses amis et ses commensaux, qui ne savaient pourtant rien de ce qui s'était passé, et les jeta en prison. Quelques jours après, sur l'ordre du roi d'Angleterre, et au mépris des privilèges ecclésiastiques, ils furent conduits hors de la ville et pendus. Aussitôt trois mille clercs, maîtres et écoliers sortirent d'Oxford et se retirèrent, les uns à Cambridge, les autres à Reading ; il ne resta personne dans l'université. Après son expédition en Irlande, le roi convoqua à Londres une assemblée de tous les dignitaires des ordres monastiques, abbés, prieurs-, abbesses, templiers hospitaliers, gardiens de l'ordre de Cîteaux et des autres ordres d'outre-mer, et il exigea d'eux la somme énorme de cent mille livres sterling, sans compter quarante mille livres d'argent qu'il extorqua aux moines blancs d'Angleterre, comme subside particulier. Ainsi le pauvre peuple frappé dans ses moissons, les bourgeois dans leurs intérêts, les clercs dans leurs études, les évêques et les abbés dans leurs domaines, les barons dans leurs familles, tel était le gouvernement du roi Jean d'Angleterre. Comment une telle oppression, pesant à la fois sur tous, Normands et Saxons, riches et pauvres, n'aurait-elle pas fait disparaître toutes les inégalités de races et de classes ? Il y avait déjà près de deux ans que le despote exerçait dans toute l'Angleterre cette persécution universelle et infatigable ; on avait perdu tout espoir qu'il voulût se corriger et donner satisfaction. Enfin le pape Innocent III ne put tolérer plus longtemps de pareils excès ; aussi, résolu d'extirper jusqu'à la racine le scandale de l'Église, il ordonna aux évêques de Londres, d'Ely et de Worcester, de lancer l'excommunication sur le roi nominativement, et de faire publier solennellement, chaque dimanche et chaque jour de fête, dans toutes les églises conventuelles d'Angleterre, la sentence qui devait le rendre pour tous un objet d'horreur et de dégoût dont on évite le contact. Mais, quand les ministres de la colère pontificale eurent transmis à ceux des prélats et des abbés qui étaient restés en Angleterre l'ordre de faire exécuter les décisions du Saint-Siège, la terreur qu'inspirait la cruauté du roi, ou le désir de conserver sa faveur, les rendit tous muets, dit la chronique, ainsi que des chiens qui n'osent aboyer. De son côté, Jean faisait exercer dans tous les ports une surveillance rigoureuse ; les théologiens à ses gages avaient beau lui dire que, tant que l'excommunication n'aurait pas été officiellement publiée en Angleterre, elle ne pouvait avoir d'effet, le roi prenait tous les moyens pour empêcher que la maudite bulle ne pénétrât clandestinement dans le royaume. Vains efforts : la sentence fut bientôt connue de tous ; elle se répandit de rue en rue, de place en place ; partout où les hommes se rassemblaient, la bulle était l'objet de leurs entretiens. Un jour que Geoffroi, archidiacre de Norwich, siégeait à Westminster, dans l'Échiquier, il se mit à parler bien bas, avec ses collègues assis près de lui, de la sentence lancée contre le roi, disant qu'il n'était point sûr, pour des gens pourvus de bénéfices, de rester plus longtemps au service d'un prince excommunié ; et aussitôt il retourna chez lui sans en demander la permission. Peu de temps après, ces faits étant venus à la connaissance du roi, il en fut fort ému, et envoya Guillaume Talbot avec des gens armés qui se saisirent de l'archidiacre, le chargèrent de lourdes chaînes et l'enfermèrent dans un cachot ; quelques jours après, sur l'ordre du roi Jean, on le revêtit d'une chape de plomb, et on le laissa sans nourriture : le malheureux expira bientôt de fatigue et de faim. Les juifs, qui ne pouvaient cependant pas être soupçonnes d'intelligence avec le pape, n'étaient pas traités avec moins de cruauté ; il est vrai qu'ils étaient riches : ce fut leur grand crime pendant le moyen âge. En un jour le roi Jean fit prendre tous ceux qui se trouvaient en Angleterre, hommes et femmes ; on les emprisonna, on les tortura jusqu'à ce qu'ils eussent sacrifié leurs biens à l'avidité du roi. Quelques-uns d'entre eux, pour échapper à d'affreux supplices, donnaient tout ce qu'ils possédaient et promettaient plus encore. Il y en eut cependant un à Bristol qui, déchiré et comme mis en lambeaux par des tortures de toute espèce, refusait opiniâtrement de se racheter ; le roi ordonna alors à ses bourreaux de lui arracher chaque jour une des dents molaires, jusqu'à ce qu'il eût payé dix mille marcs d'argent. Pendant sept jours il s'en laissa ainsi arracher sept en souffrant les plus intolérables douleurs ; mais le huitième jour, comme les bourreaux se mettaient à l'œuvre, il demanda grâce et donna l'argent qu'on lui demandait. Et non-seulement il y avait des gens qui prêtaient leurs mains pour, de telles atrocités, mais il s'en trouvait de plus misérables encore qui s'ingéniaient à les justifier comme parfaitement légitimes. A l'époque de l'interdit, un faux théologien, maitre Alexandre, surnommé le Maçon, avait réussi à se glisser dans les conseils du roi ; cet homme, par ses iniques exhortations, ne contribua pas peu à développer les instincts cruels de Jean. Il disait que le fléau qui désolait l'Angleterre ne provenait pas de la faute du roi, mais des crimes de ses peuples. Il affirmait qu'un roi était la verge de la fureur du Seigneur, qu'un prince n'était établi que pour gouverner ses sujets avec une verge de fer, pour les briser tous comme un vase d'argile, pour mettre des entraves aux pieds des puissants et des fers aux mains de ses nobles. Il disait aussi que le pape n'avait pas affaire des possessions laïques des rois ou des princes, non plus que du gouvernement ; et, ajoute Matthieu Pâris, il prouvait son dire par quelques arguments vraisemblables, à savoir que le Seigneur n'avait donné à Pierre, prince des apôtres, de puissance et d'autorité que sur l'Église et les choses ecclésiastiques. Cependant, en ce temps-là même, et comme en réponse aux doctrines de maître Alexandre, le pape Innocent III lança contre l'empereur Othon de Brunswick une sentence d'excommunication, et délia du serment de fidélité tous les barons d'Allemagne, ce qui augmenta sans doute la haine et la colère du roi Jean, proche parent et allié de l'empereur, mais en même temps ébranla beaucoup ses idées de résistance. Il est vrai qu'alors il sembla faire un pas pour se rapprocher du pape ; des négociations s'ouvrirent à Northampton entre lui et deux agents du pontife, le sous-diacre Pandolphe et frère Durand, de la milice du Temple. Tant qu'il ne s'agit que de reconnaître Étienne Langton, de réintégrer les moines dans leurs couvents et les évêques bannis dans leurs diocèses, le roi se montra de facile composition ; mais, quand il fut question de dédommager les uns et les autres des torts qu'ils avaient soufferts et de leur restituer les revenus qu'il s'était violemment adjugés, l'avarice du monarque se révolta : il fut inflexible, et les députés d'Innocent revinrent en France sans avoir rien conclu. A vrai dire, c'était cause gagnée pour le pape que d'avoir surpris dans sa honteuse nudité l'âme d'Un prince qui, dans cette lutte de suprématie entre le spirituel et le temporel, faisant bon marché des prérogatives et de l'indépendance de sa couronne, réduisait tout à une question d'argent. Aussitôt Innocent fulmina la bulle suprême qui déliait de leur serment de fidélité et de soumission tous les sujets du roi d'Angleterre, grands et petits, riches et pauvres. Le vide allait se faire autour de ce roi frappé comme d'un mal contagieux ; s'asseoir à sa table, siéger dans ses conseils, s'entretenir avec lui, c'était cause d'excommunication, cause d'anathème. Déjà, dans une récente expédition contre les Gallois, un grand nombre de chevaliers avaient refusé de le suivre, quoiqu'il s'agit d'une guerre qui les intéressât beaucoup plus que les différends d'outre-mer ; Jean, fidèle à ses habitudes, leur avait imposé une amende de deux marcs d'argent. Cependant les Gallois, instruits sans doute des embarras de leur adversaire, sortirent de leurs retraites, prirent quelques châteaux, coupèrent la tête à tous les chevaliers et sergents qu'ils y trouvèrent, brillèrent une foule de villages, et rentrèrent dans leur pays avec w immense butin, sans avoir perdu un seul homme. A cette nouvelle, le roi Jean se courrouça fort, dit la chronique, et, convoquant une foule innombrable de gens de cheval et de gens de pied, il résolut de dévaster tout le pays de Galles et d'exterminer tous les Gallois. A peine arrivé à Nottingham, avec une suite nombreuse, il se fit amener, avant de consentir à prendre aucune nourriture, vingt-huit enfants que les Gallois lui avaient livrés comme otages l'année précédente, et les fit pendre. Puis il se mit à table ; mais, tandis qu'il s'occupait de manger et de boire, il reçut un message du roi d'Écosse qui lui donnait avis d'un complot ; immédiatement après arriva un autre messager envoyé au roi par sa propre fille, femme de Léolyn, prince de Galles, et chargé de lettres semblables aux premières. Après son Biner, le roi se retira dans un lieu écarté et se fit exposer la teneur de ces deux messages, qui, venus de points bien différents, s'accordaient précisément sur les mêmes faits. Néanmoins le roi, sans tenir aucun compte de ces avis menaçants, s'étant rendu à Chester, fut encore averti par d'autres voies que, s'il persévérait dans l'expédition qu'il avait projetée, il serait tué par ses propres barons, ou livré par eux à la vengeance des Gallois. Alors il fut pris de trouble et de consternation, et sachant que ses sujets avaient été déliés de leur serment de fidélité, il ajouta plus de foi aux avis qu'on lui avait fait parvenir. Aussitôt il changea brusquement de résolution, licencia son armée, courut s'enfermer à Londres, et envoya demander des otages à tous les barons qu'il tenait pour suspects. Le plus grand nombre n'osa faire aucune résistance ; mais Eustache de Vesci et Robert Fitz-Walter quittèrent secrètement le royaume et se réfugièrent, le premier en Écosse, le second en France. C'étaient les plus compromis dans la conjuration qui parait avoir eu pour but de donner la couronne à Guillaume de Montfort. La place que les barons proscrits ou mécontents laissaient vacante au pied du trône fut occupée aussitôt par des aventuriers du continent, dont Jean sans Terre avait toujours aimé à s'entourer, et qu'il savait attachés à sa fortune par une communauté de crimes, d'intérêts et de périls. Il y avait, entre autres, un certain Falcaise ou Faucon, qui tenait en garde un château dans la marche de Galles ; c'était un Normand, un bâtard, un abominable routier qui ne reculait devant aucun excès ; le roi, qui le connaissait bien et l'avait par conséquent en grande estime, le fit venir pour être le principal instrument de sa vengeance contre les barons ; et d'abord, comme s'il eût voulu donner une marque du sort qu'il réservait à sa noblesse, il força mie riche et honorée châtelaine, Marguerite de Redviers, d'épouser ce bandit. Mais en même temps il roulait dans sa pensée un projet inouï, qui devait confondre tous ses ennemis à la fois, en frappant d'abord le plus grand et le plus redoutable, le pape. |