Affaires ecclésiastiques. — Élection d'un archevêque de Cantorbéry. — Innocent III. — Étienne Langton. — Correspondance du pape et du roi Jean. — L'Angleterre mise en interdit. — Violences contre le clergé. Ce n'était pas seulement le temporel de l'Église que le roi Jean envahissait par ses déprédations fiscales ; le spirituel n'était pas davantage à l'abri de ses atteintes. Vers le temps où finissait cette misérable guerre contre la France, dans laquelle ses barons lui avaient plus d'une fois refusé leurs services, son imprudence et sa présomption l'avaient engagé dans une querelle bien autrement redoutable. Parmi les immunités ecclésiastiques qu'il avait juré de maintenir à son couronnement, figurait au premier rang le droit pour les chapitres de procéder librement à l'élection des évêques. Mais, comme les prélats possédaient d'immenses domaines qui leur donnaient une grande existence féodale, et par suite une influence considérable dans l'État, les rois d'Angleterre, en se réservant le droit d'accorder la licence royale avant l'élection, et de confirmer ou non l'élection faite, s'étaient assuré le moyen de diriger le choix des chapitres. Dans une manœuvre aussi délicate, qui exigeait tant de prudence et d'habileté, le despotisme de Jean sans Terre ne gardait aucun ménagement ; là où il fallait peser à peine, il se jetait brutalement dans la balance, au risque de tout abîmer. En réalité, c'était lui qui faisait l'élection ; tout récemment, à la mort de l'évêque de Winchester, il lui avait fait donner pour successeur Pierre des Roches, chevalier fort expérimenté dans la guerre. Telle était la situation, lorsque le siège de Cantorbéry, le premier du royaume, devint vacant par la mort de l'archevêque Hubert, vers le mois de juillet de l'année 1205. L'élection d'un archevêque de Cantorbéry était une grande affaire, et, quoique les moines de Christ-Church, qui formaient le chapitre de la cathédrale, eussent toujours réclamé le droit d'y procéder seuls, comme cela se pratiquait au temps des Saxons, les évêques suffragants, d'ordinaire soutenus par les rois normands, avaient le plus souvent obtenu de concourir au choix du métropolitain, primat d'Angleterre. Cependant, le corps de l'archevêque Hubert n'était pas encore enseveli, que les plus jeunes moines, voulant s'affranchir à la fois et de la recommandation royale et du concours des évêques, s'assemblèrent clandestinement de nuit et donnèrent leurs voix à un certain Réginald, sous-prieur du couvent. L'élection faite, ils entonnèrent le Te Deum et installèrent le nouvel élu, d'abord au maître-autel, ensuite sur le trône archiépiscopal. Mais, comme il importait que le roi ne sût rien de cette affaire avant que le Saint-Siège apostolique eût donné son approbation, Réginald s'engagea par serment à. partir immédiatement pour Rome, avec quelques moines, et à ne communiquer à personne l'objet ni le but de son voyage. Cependant, à peine eut-il mis le pied en Flandre, qu'égaré par la vanité, il publia partout qu'il était archevêque élu de Cantorbéry et qu'il allait demander au pape de confirmer son élection. Innocent III occupait alors la chaire de saint Pierre ; quand il vit venir à lui ce présomptueux qui faisait parade de ses lettres de créance et réclamait avec exigence l'approbation pontificale, Innocent répondit qu'il voulait délibérer jusqu'à plus ample information. Ce n'est pas qu'il fût contraire aux prétentions exclusives des moines de Christ-Church ; car il écrivit sur-le-champ aux évêques suffragants pour qu'ils prissent garde de ne pas molester à tort l'Église de Cantorbéry, leur mère, et de se renfermer dans les limites établies par leurs prédécesseurs. Cependant, la rumeur était grande en Angleterre ; tout le monde était irrité : le roi et les évêques, parce qu'ils avaient été joués ; les vieux moines, parce que l'élection s'était faite sans leur concours ; les jeunes, parce que Réginald, en violant son serment, les avait compromis. Les uns et les autres se réunirent et députèrent sur-le-champ au roi quelques-uns des leurs pour faire amende honorable et demander la permission de procéder à une élection nouvelle. Jean y consentit aussitôt, et, prenant à part les députés, il leur recommanda vivement Jean de Gray, évêque de Norwich, son confident et son ami le plus intime, le seul, disait-il, de tous les prélats d'Angleterre, qui fût initié à ses plus secrètes pensées. Les moines, de retour, rendirent compte au chapitré du succès de leur mission, et le chapitre, pour se réconcilier avec le roi qu'il avait si gravement offensé, nomma l'évêque de Norwich à l'unanimité des suffrages. Aussitôt une députation se rendit auprès de Jean de Gray, le conduisit à Cantorbéry, et là, en présence du roi et d'une foule immense qui se pressait dans la cathédrale, les moines, chantant l'hymne d'actions de grâces, le portèrent solennellement à l'autel et l'intronisèrent sur le siège primatial ; puis le roi lui conféra publiquement l'investiture des biens immenses qui constituaient le temporel de l'archevêché. Après cette double cérémonie, douze moines furent envoyés à Rome, bien pourvus d'argent, pour obtenir du pape qu'il confirmât l'élection de l'évêque de Norwich. Mais en même temps les évêques suffragants accréditèrent de leur côté des procureurs chargés d'attaquer cette élection, à laquelle ils n'avaient pas concouru. II y avait donc à Rome trois parties dans la même cause, soumise au jugement du pape et des cardinaux : Réginald et ses acolytes, qui soutenaient la première élection ; les députés du chapitre, qui attaquaient la première et soutenaient la seconde ; enfin les procureurs des évêques, qui attaquaient à la fois l'une et l'autre. A l'égard des évêques, Innocent maintint sa première opinion, et donna gain de cause au chapitre en décidant, en vertu de l'autorité apostolique, que les moines de l'Église de Cantorbéry, et leurs successeurs à l'avenir, avaient droit d'élire l'archevêque sans le concours des prélats suffragants. Quant à la double élection, Innocent cassa la première, parce qu'elle s'était faite la nuit, d'une façon subreptice, contre les formes canoniques ; et il cassa la seconde, parce qu'on n'avait pas attendu que la première, frauduleuse ou non, eût été légalement déclarée nulle. Mais il alla plus loin ; car il défendit par sentence apostolique et interdit aux deux prétendants d'aspirer désormais aux honneurs archiépiscopaux : Et voilà, en somme, ajoute Matthieu Paris, la cause et l'origine d'un grand trouble. Le résultat, en effet, avait été prévu, moins la dernière clause. Or, Jean, qui se doutait que l'élection serait annulée, avait promis aux douze moines députés à Rome d'accepter celui qu'ils éliraient, mais en même temps il leur avait fait jurer qu'ils n'éliraient personne autre que l'évêque de Norwich. Les moines, bien empêchés, voulurent employer le dernier argument, le plus fort, celui que le roi, cupide et avare, leur avait commandé de tenir en réserve jusqu'au moment décisif. Ils offrirent donc au pape trois mille marcs pour prix de son consentement ; mais Jean, qui avait tort de mesurer les autres à sa taille, en fut pour ses tentatives de corruption, et Innocent III indigné se montra plus inflexible que jamais. Effrayés de leur responsabilité, les douze moines, qui se trouvaient munis de l'autorisation royale et des pleins pouvoirs de leur couvent pour élire à Rome un archevêque de Cantorbéry, finirent par prêter l'oreille aux conseils des cardinaux et du pape : ils auraient, disait-on, liberté pleine et entière d'élire qui bon leur semblerait, pourvu qu'ils choisissent un homme de cœur et surtout un Anglais. Or cette double condition se rencontrait précisément dans un cardinal, Étienne Langton, qui tenait le premier rang dans la cour pontificale, savant et de mœurs irréprochables. Jeune encore, il avait enseigné avec éclat dans l'université de Paris, où il avait occupé les fonctions importantes de chancelier[1] ; appelé à Rome, et revêtu de la pourpre, il s'était fait remarquer du pape par la sûreté et la décision de son esprit. Ce fut sur lui qu'Innocent dirigea les suffrages des moines de Cantorbéry ; un seul se récusa ; les onze autres élurent donc Étienne Langton, et quelque temps après, le pape voulut le consacrer lui-même dans l'église de Viterbe. C'était un coup hardi ; mais il convenait de dissimuler la portée d'un acte qui pouvait passer aux yeux du roi, du clergé et du peuple anglais, pour une usurpation de leurs droits et une violation de leur indépendance. En même temps qu'il enjoignait au prieur et aux moines de Cantorbéry, en vertu de la sainte obédience, de reconnaître le nouvel archevêque pour leur pasteur, et de lui obéir humblement dans les choses temporelles comme dans les spirituelles, Innocent, modeste et conciliant vis-à-vis du roi d'Angleterre, et le sachant fort curieux de pierres précieuses, lui en fit un présent avec une lettre qui mérite d'être citée, à la fois comme préface d'une lutte mémorable et comme spécimen du genre allégorique. Innocent, pape, troisième du nom, à Jean, roi d'Angleterre, etc. Parmi les richesses terrestres que l'œil mortel souhaite et désire ardemment comme les plus éclatantes, nous croyons que l'or pur et les pierres précieuses tiennent le premier rang. Or, quoique Votre Excellence royale abonde en telles richesses et en beaucoup d'autres, toutefois, en signe de bienveillance et de tendresse, nous destinons à Votre Grandeur quatre anneaux d'or où sont enchâssées différentes pierres. Et afin que vous regardiez plutôt le sens mystérieux de ce présent que le présent lui-même, nous désirons spécialement que vous en considériez la forme, le nombre, la matière et la couleur. La forme ronde marque. l'éternité, qui n'a ni commencement ni fin. Ainsi votre sagesse royale trouve dans cette figure le moyen de passer des choses de la terre aux choses du ciel, du temps à l'éternité. Le nombre de quatre, en formant un carré, marque la fermeté d'une âme qui ne doit se laisser ni trop abattre par la mauvaise fortune, ni trop élever par la bonne, ce qu'elle obtiendra glorieusement, quand elle sera réglée par les quatre vertus principales, c'est-à-dire la justice, la force, la prudence et la tempérance.... L'or désigne la sagesse, qui excelle parmi tous les dons, comme l'or parmi tous les métaux, suivant la parole du prophète : L'esprit de sagesse repose sur lui, etc. Il n'y a rien en effet qui soit plus nécessaire à un roi ; voilà pourquoi le pacifique roi Salomon demanda au Seigneur seulement la sagesse, pour bien gouverner le peuple qui lui était confié. Enfin le vert de l'émeraude marque la foi, la pureté du saphir l'espérance, le rouge du grenat la charité, l'éclat de la topaze les bonnes œuvres ; car le Seigneur a dit : Que votre lumière luise. Il vous est donc marqué, par l'émeraude, de croire, par le saphir, d'espérer, par le grenat, d'aimer, par la topaze, de faire le bien, afin que vous montiez de vertus en vertus et que vous parveniez à voir le Dieu suprême dans la céleste Sion. Cette épître mystique était suivie d'une lettre plus pratique où le pontife exhortait le roi d'Angleterre, humblement et pieusement, à recevoir avec bonté maitre Étienne Langton, cardinal-prêtre de Saint-Chrysogone, élu canoniquement à l'archevêché de Cantorbéry. C'était un homme né dans le royaume, et qui avait mérité non-seulement le nom de maitre dans les lettres séculières, mais aussi le titre de docteur dans les connaissances théologiques. Sa vie et ses mœurs étaient bien au-dessus de sa vaste science, et, à ce titre, ses vertus et ses talents ne seraient pas d'une médiocre utilité pour le salut et pour le service du roi. Vains ménagements : les nouvelles de Rome avaient d'abord frappé le roi comme d'un coup de foudre ; mais bientôt la stupeur avait fait place à la rage. Les moines de Cantorbéry en furent les premières victimes ; à vrai dire, ils avaient agi bien légèrement, accumulant fautes sur fautes : l'élection furtive de Réginald, la violation des engagements qu'ils avaient pris envers le roi, par-dessus tout, le choix d'Étienne Langton, qu'il regardait comme son ennemi personnel, expliquaient, sans les justifier absolument, les emportements de Jean sans Terre. Une bande de routiers envahit le cloître, l'épée nue ; leurs chefs, deux chevaliers redoutés, Foulques de Canteloup et Henri de Cornouailles, signifièrent brutalement au prieur et aux religieux qu'ils eussent à quitter sur-le-champ le sol de l'Angleterre, comme traîtres à la majesté royale, jurant, s'ils hésitaient, de les brûler vifs dans leur couvent. Tremblants et maudissant leur mauvaise fortune, les malheureux moines prirent à la hâte le chemin de l'exil ; transportés en Flandre, ils furent honorablement recueillis dans l'abbaye de Saint-Bertin, tandis que tous leurs biens étaient mis au pillage. En même temps le roi Jean écrivit au pape une lettre
pleine de reproches et de menaces : Non content,
disait-il, de rejeter, à notre honte, l'élection de
l'évêque de Norwich, vous avez fait consacrer archevêque de Cantorbéry un
certain Étienne Langton, homme qui nous est complètement inconnu, et qui a
résidé longtemps en France, parmi nos ennemis déclarés. Et, ce qui tend
encore plus, au préjudice et au renversement de nos prérogatives royales,
vous avez eu la téméraire présomption de faire élire ce Langton sans requérir
notre consentement, que les moines auraient dû demander.... Sachez bien, au reste, que nous combattrons jusqu'à la
mort, s'il le faut, pour les libertés de notre couronne, et que nous sommes
immuablement résolu à ne rien céder touchant l'élection de l'évêque de
Norwich.... Et, si nos droits n'obtiennent
une juste satisfaction, nous fermerons la route de la mer à ceux qui
voudraient aller à Rome.... Et même, comme
nous avons, tant en Angleterre que dans nos autres domaines, des archevêques,
des évêques, des prélats versés dans toutes les sciences, nous n'aurons pas
besoin, si la nécessité nous y oblige, d'aller mendier au dehors des
décisions et des jugements, au gré des étrangers. Trois siècles plus
tard, Henri VIII, au moment où il préparait le schisme, n'était ni plus
menaçant ni plus altier. Toutefois le pontife ne se laissa pas intimider, insensible aux reproches, dédaignant les menaces. Les foudres de l'Église grondaient dans le lointain, mais n'éclataient pas encore ; c'était un avertissement salutaire ; la main du pontife se levait, également prête à frapper ou à bénir. La réponse d'Innocent était longue, mais parfaitement nette, réfutant tous les arguments, relevant toutes les omissions, insistant avec habileté sur les récriminations puériles, sur les subtilités indignes de la majesté royale, et qui formaient cependant toute la politique du roi Jean. Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à notre très-cher fils en Jésus-Christ, Jean, illustre roi d'Angleterre, salut et bénédiction apostolique. Nous vous avions écrit, relativement aux affaires de l'Église de Cantorbéry, une lettre humble, bienveillante, pleine d'exhortations et de prières ; vous nous avez répondu, sur un ton de menace et de reproche, d'entêtement et d'orgueil. Prenez garde que, si votre amitié nous est très-nécessaire, la nôtre ne vous est pas d'un faible secours.... Vous mettez en avant de frivoles prétextes, en assurant que vous ne pouvez donner votre consentement à l'élection de notre cher fils Étienne, cardinal-prêtre au titre de Saint-Chrysogone, parce qu'il a séjourné parmi vos ennemis, et que sa personne vous est tout à fait inconnue.... Nous croyons, au contraire, que non-seulement on ne peut lui faire un crime, mais qu'on doit plutôt lui faire un titre de gloire si, dans les études libérales auxquelles il s'est longtemps livré à Paris, il a fait assez de progrès pour mériter d'être docteur, non-seulement dans les sciences séculières, mais encore dans les sciences théologiques, et si, joignant à tant de connaissances des mœurs irréprochables, il a été jugé digne d'obtenir une prébende à Paris. C'est donc pour nous un sujet d'étonnement, qu'un homme de si grand renom, originaire de votre royaume, ait pu vous être inconnu, au moins de réputation, surtout lorsque vous lui avez écrit trois fois depuis que nous l'avons promu à la dignité de cardinal, pour lui témoigner, encore que vous eussiez résolu de l'appeler au nombre de vos serviteurs intimes, combien vous vous réjouissiez de le voir élevé à un plus grand office. Vous auriez dû remarquer plutôt qu'il est né dans votre terre, de parents qui vous sont fidèles et dévoués, et qu'il a été pourvu d'une prébende dans l'Église d'York, bien plus importante et plus illustre que l'Église de Paris. Ainsi, non-seulement les liens de la chair et du sang, mais encore les obligations d'un bénéfice et d'un office ecclésiastique, témoignent de la sincère et profonde affection qui l'attache à votre personne et à votre royaume. Vos députés nous ont exposé un autre motif qui vous a empêché d'approuver son élection : c'est que votre consentement n'a pas été requis par ceux qui devaient le solliciter de vous ; et ils nous ont assuré que les lettres par lesquelles nous vous invitions à nous envoyer des procureurs fondés 'pour cette affaire, ne vous sont point parvenues ; enfin que les moines de Cantorbéry, bien qu'ils se soient présentés devant vous pour d'autres affaires, ne vous ont adressé, pour demander votre consentement, ni lettres ni messages.... Quoiqu'on n'ait pas coutume d'attendre le consentement des princes pour les élections qui se font à Rome, auprès du siège apostolique, cependant deux moines furent envoyés avec la mission spéciale de solliciter votre assentiment ; ces deux moines ont été retenus à Douvres, sans pouvoir exécuter leur mandat, et les lettres par lesquelles nous vous engagions à nous envoyer vos procureurs ont été remises à vos officiers pour qu'ils vous le rendissent fidèlement.... Notre courrier, qui vous a présenté nos lettres apostoliques, a remis aussi à Votre Sublimité royale des lettres du prieur et des moines qui, munis des pouvoirs du chapitre entier de Cantorbéry, ont célébré ladite élection. C'est après tant de soins et de démarches que nous avons jugé inutile de solliciter plus longtemps le consentement royal ; mais nous avons résolu d'agir, sans dévier à droite ou à gauche, suivant les prescriptions canoniques des saints Pères, afin de mettre un terme aux retards et aux difficultés qui privent depuis longtemps le troupeau du Seigneur de la sollicitude et de l'amour de son pasteur légitime. Aussi, quelque chose que l'on suggère à votre prudence royale pour vous détourner des voies de la conciliation, nous ne pouvons, sans dommage pour notre réputation et sans péril pour notre conscience, différer plus longtemps de ratifier l'élection d'un personnage capable, puisqu'elle s'est faite conformément aux canons, sans violence et sans dol.... C'est donc à vous, très-cher Jus, de mériter plus abondamment, par votre déférence, la faveur divine et la nôtre. Prenez garde, en agissant autrement, de vous engager dans un embarras tel que vous ne puissiez vous en tirer facilement ; songez enfin qu'il faut que celui-là soit victorieux devant qui tout genou fléchit, dans le ciel, sur la terre et dans les enfers, celui dont nous tenons ici-bas la place, quelque indigne que nous soyons. Ne prêtez donc pas l'oreille aux conseils de ceux qui ne souhaitent autour de vous qu'agitation et désordre, afin de pouvoir mieux pêcher en eau trouble ; mais confiez-vous à notre bon plaisir, et vous trouverez toujours mérite, honneur et gloire. Il ne serait pas sans danger pour vous de vous révolter contre Dieu et contre son Église, dans une cause pour laquelle le bienheureux martyr et glorieux pontife Thomas a versé son sang naguère ; surtout depuis que votre père et votre frère, d'illustre mémoire, alors rois d'Angleterre, ont abjuré entre les mains des légats du siège apostolique ces iniques et odieuses coutumes. Quant à nous, si vous vous soumettez humblement, nous aurons soin de veiller suffisamment pour vous et pour les vôtres à ce qu'il n'en résulte pour vous aucun préjudice. Cette lettre était un chef-d'œuvre : suivant pas à pas la route que l'imprudence de Jean lui avait tracée, le pape laissait de côté la question capitale, la seule importante, l'agression papale, pour nous servir d'une expression récemment consacrée en Angleterre ; mais il discutait longuement, froidement, minutieusement, les questions de forme, les arguties misérables où croyait triompher son adversaire ; puis, quand il l'avait surpris trois ou quatre fois en flagrant délit de contradiction et de mensonge, il le traînait aux pieds du Dieu qui châtie les rebelles et qui pardonne aux humbles. Enfin il évoquait à ses yeux un récent et terrible souvenir, Thomas Becket arrosant de son sang les marches de l'autel, et le fier Plantagenêt, Henri II, son père, battu de verges sur le tombeau du martyr. Jean n'était pas de force à lutter contre un tel champion, armé pour une telle cause ; aveuglé par l'orgueil et la colère, il repoussa la main que lui tendait un peu dédaigneusement le pontife. Cependant Innocent ne voulut pas le frapper par surprise. Au bout d'un an seulement, quand il vit le cœur du roi tellement endurci que ni la douceur des avertissements, ni la sévérité des menaces n'avaient pu rien obtenir, il ordonna, sur l'avis des cardinaux, à Guillaume, évêque de Londres, à Eustache, évêque d'Ely, à Mauger, évêque de Worcester, de se rendre auprès du roi d'Angleterre et de lui soumettre, avec une pieuse sollicitude, la triste situation de l'Église de Cantorbéry. Ils devaient, par leurs exhortations salutaires, l'encourager à se laisser vaincre par Dieu, défaite victorieuse, servitude triomphale, qui attirerait sur lui la bénédiction du Seigneur. Si, par malheur, ils le trouvaient rebelle et opiniâtre, ils envelopperaient sous l'interdit tout le royaume d'Angleterre, et lui annonceraient, au nom de l'autorité apostolique, que, si ce moyen ne suffisait pas pour dompter son fol entêtement, le pape appesantirait encore sa main sur lui : car il fallait nécessairement que celui-là fût vainqueur, qui, pour le salut de la sainte Église, avait dompté le diable et les anges rebelles, et forcé les portes du Tartare. Les trois évêques, portant dans leurs mains la paix et la guerre, parurent devant le roi Jean ; fidèles interprètes du message pontifical, ils le supplièrent humblement et avec larmes d'avoir le Seigneur devant les yeux, de rappeler dans leur église l'archevêque et les moines de Cantorbéry, de les honorer et de les aimer d'une affection parfaite, d'éviter le scandale d'un interdit, afin qu'en retour celui qui récompense les mérites daignât augmenter sa puissance temporelle et lui accorder après sa mort la gloire qui n'a point de fin. Mais Jean, les interrompant avec fureur, se mit à blasphémer contre le pape et les cardinaux, et jura par les dents de Dieu que si eux ou d'autres, quels qu'ils fussent, avaient l'audace de mettre ses terres en interdit, il ferait enlever sur l'heure tous les prélats, clercs et prêtres d'Angleterre, les enverrait à leur pape et confisquerait leurs biens ; que tous les Romains qu'il pourrait trouver dans ses. États, il les chasserait aussi sur Rome, les yeux crevés et le nez coupé, afin qu'à ces signes d'ignominie on pût les distinguer entre toutes les nations. Puis, menaçant les évêques eux-mêmes, il leur ordonna de sortir au plus vite de sa présence, s'ils voulaient éviter quelque châtiment scandaleux. Ils se retirèrent alors, mais sans frayeur, et, dans le carême suivant, ils firent solennellement publier par tout le royaume la sentence d'interdit. Alors ce fut une grande désolation dans toute l'Angleterre : les temples fermés, les cloches muettes, plus de cérémonies, plus de sacrements, si ce n'est le baptême pour les nouveau-nés, la confession et le viatique pour les moribonds, quelques rares sermons le dimanche au milieu du cimetière, les mariages bénis à la hâte sous le porche de l'église, les morts eux-mêmes privés de leur dernier asile, portés hors des bourgs et jetés comme des chiens dans les fossés, sans bénédiction et sans prières. Cependant, insensible à la douleur d'une nation pleine de foi, qu'un tel spectacle frappait d'horreur, Jean affectait la sérénité et l'enjouement ; mais, sous ce masque perfide, sa haine méditait les plus cruelles vengeances. D'abord, comme les trois évêques, après la publication de l'interdit, s'étaient réfugiés sur le continent, il fit dépouiller et jeter en prison leurs parents et ceux de Langton, puis il envoya dans tout le royaume ses vicomtes et ses agents pour mettre sous le séquestre tous les biens du clergé et confisquer les revenus ecclésiastiques ; tous les évêques, prélats, abbés et prieurs reçurent l'ordre de quitter immédiatement l'Angleterre : libre à eux, ajoutaient les officiers du roi, d'aller demander justice au pape. Quelques évêques obéirent, mais la plupart des abbés déclarèrent qu'ils ne sortiraient de leurs monastères qu'expulsés par la violence. Cette résistance, encouragée sans doute par la sympathie des populations, eut pour effet de calmer d'abord la violence du roi. Tout en maintenant le séquestre sur les biens des clercs et des moines, il publia un acte assez curieux, par lequel il leur accordait une subsistance raisonnable, à savoir, pour les réguliers, deux plats chaque jour, et, pour les séculiers, autant qu'il serait jugé nécessaire par quatre arbitres assermentés pris dans la paroisse. En même temps, comme s'il avait eu à cœur de se réserver pour lui seul le plaisir de la vengeance, il fit proclamer que quiconque oserait, en paroles ou en actions, outrager un membre du clergé, serait pendu incontinent au chêne le plus proche. Cependant il ne parait pas qu'il ait bien rigoureusement veillé à l'exécution de cette dernière ordonnance. Tout religieux, tout homme appartenant à l'Église, qui se hasardait sur les chemins, était jeté à bas de son cheval, dépouillé, maltraité par les gens du roi, bien heureux d'en être quitte pour si peu. Un jour que le roi se trouvait sur les limites du pays de Galles, les officiers d'un certain vicomte lui amenèrent, les mains liées derrière le dos, un brigand qui avait volé et tué un prêtre sur la route. Comme ils venaient prendre là-dessus les ordres du roi, il leur répondit aussitôt : Déliez cet homme et le laissez aller ; il n'a tué qu'un de mes ennemis. |
[1] On lit dans l'Histoire de la littérature française, par M. Demogeot :
Un évêque, qui fut depuis
cardinal, Étienne Langton, commença un jour son sermon par ces vers qui en sont
le texte :
Delle Aliz matin leva,
Son corps vêtit et para ;
En un verger elle entra,
Cinq fleurettes y trouva,
Un chapelet fait en a
De roses fleuries.
Pour Dieu ! sortez-vous de là,
Vous qui n'aimez mie.
Et reprenant chaque vers, le prélat en fit une application mystique à la vierge Marie.
Il ne faudrait pas croire que ce genre fût particulier à Langton ni qu'il en fût l'inventeur ; c'était le goût et la manière du siècle.