LA GRANDE CHARTE D’ANGLETERRE

OU L'ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME CONSTITUTIONNEL EN ANGLETERRE

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Jean, roi d'Angleterre. — Son couronnement. — Discours de l'archevêque de Cantorbéry. — Guerre contre Philippe Auguste. — Jean épouse Isabelle d'Angoulême. — Captivité et mort d'Arthur de Bretagne. — Jean cité devant la cour des pairs. — Conquête de la Normandie, de l'Anjou, du Maine, de la Touraine et du Poitou par Philippe Auguste. — Lâcheté du roi Jean. — Mécontentement des barons anglais. — Exactions.

 

En voyant rouler à ses pieds, par un coup de la fortune, cette couronne, objet de ses criminelles tentatives, Jean s'élança comme une bête fauve sur une proie longtemps convoitée. On disait d'ailleurs qu'au moment d'expirer Richard lui avait solennellement légué son héritage. Quoi qu'il en soit, la cause du jeune Arthur, fondée sur le droit de représentation, puisqu'il représentait Geoffroi, frère aîné de Jean sans Terre, ne parait pas avoir suscité d'abord beaucoup de sympathies. Nul, dans le camp, ne s'éleva contre l'usurpateur ; les routiers, qui le connaissaient de longue date, reçurent ses présents et se réjouirent ; ce roi leur appartenait. En Angleterre, les nobles, dont l'adhésion semblait d'abord douteuse, ayant reçu du grand justicier et de l'archevêque de Cantorbéry l'assurance que le comte Jean leur ferait bonne justice, n'hésitèrent pas à lui donner leur foi. Le continent ne se montra pas si facile : ce fut dans le berceau même des Plantagenêts que naquit la résistance ; l'Anjou, patrimoine de ses ancêtres, protesta le premier contre un tel maitre, honte et fléau de sa race.

Tandis que Jean courait en toute hâte à l'importante forteresse de Chinon, où Richard avait déposé ses trésors, Thomas de Fournais donnait le signal en proclamant, dans la ville et le château d'Angers, Arthur, comte de Bretagne. A son exemple, les nobles d'Anjou, du Maine et de Touraine reconnurent le jeune prince pour leur seigneur lige, déclarant que le droit et la coutume de ce pays voulaient qu'Arthur, fils du frère aîné, succédât à son oncle dans le patrimoine et dans l'héritage qui lui étaient dés, puisque Geoffroi, son père, aurait recueilli cette succession s'il avait survécu au roi Richard. En même temps, Constance vint trouver à Tours le roi de France et lui confia son fils, qui fut envoyé à Paris sous bonne escorte, tandis que Philippe Auguste prenait en sa garde toutes les villes et châteaux qui appartenaient à Arthur.

Cependant le comte Jean et Aliénor, suivis de forces nombreuses, hâtèrent leur vengeance ; de la ville et du château du Mans, il ne resta pas pierre sur pierre ; Angers fut livré au routier Markade, c'est tout dire. Ayant ainsi marqué son avènement, Jean fit son entrée dans la capitale de la Normandie, qui resta paisible ; le 25 avril 1199, il reçut des mains de l'archevêque l'épée et la couronne ducale ; un mois après, il était à Londres, en présence des archevêques, des évêques, des comtes, des barons, de tous ceux enfin qui devaient assister à son couronnement.

La circonstance était solennelle, rassemblée grave et recueillie. Alors, dit le chroniqueur, l'archevêque de Cantorbéry se leva et parla ainsi : — Écoutez-bien tous. Que votre sagesse apprenne et sache que nul n'a de royaume en succession par droit antérieur, si la totalité du royaume ne l'a unanimement élu, après avoir invoqué la grâce du Saint-Esprit, et s'il n'a été choisi entre tous en raison de ses qualités éminentes, à l'exemple et ressemblance de Saül, le premier roi qui ait reçu l'onction, et que le Seigneur mit à la tête de son peuple, encore qu'il ne fût ni fils de roi ni sorti de race royale ; et de même après lui, David, fils de Sémeï : l'un, parce qu'il était vaillant et fait pour la dignité royale ; l'autre, parce qu'il était saint et humble. De sorte que celui qui est au-dessus de tous les autres dans le royaume par sa vaillance, soit au-dessus de tous par le pouvoir et l'autorité. Toutefois, si quelqu'un de la race du roi défunt s'est fait justement distinguer, il est plus naturel et plus juste qu'on s'accorde pour l'élire. Nous disons ces choses à l'occasion du noble comté Jean, qui est ici présent, frère de feu notre illustrissime roi Richard, lequel n'a pas laissé d'héritier sorti de soi. Comme il est prudent, vaillant, et manifestement de noble race, après avoir invoqué la grâce du Saint-Esprit, et en considération tant de son mérite que de sa naissance royale, nous l'avons unanimement élu.

Or, ajoute le chroniqueur, l'archevêque était un homme d'un sens profond et d'une sagesse incomparable ; c'était la colonne inébranlable du royaume. Aussi tous les autres n'eurent-ils garde d'hésiter après l'avoir entendu, sachant bien que ce n'était pas sans motif qu'il avait ainsi parlé. Le comte Jean et toute l'assemblée approuvèrent ce discours, et tous les assistants, prenant le comte pour souverain, s'écrièrent : Vive le roi ! Comme on demandait par la suite à l'archevêque Hubert pourquoi il avait ainsi parlé, il répondit qu'il avait eu le pressentiment, confirmé par certaines prophéties, que le roi Jean souillerait un jour la couronne d'Angleterre et précipiterait le royaume dans une grande confusion. C'était donc pour l'empêcher de lâcher la bride à ses mauvais instincts, que l'archevêque affirmait qu'il devait être roi par élection, et non par droit héréditaire. Après ce discours, l'archevêque, lui ayant placé la couronne sur la tête, lui donna l'onction royale à Westminster, dans l'église du prince des apôtres, le jour de l'Ascension du Seigneur. Dans cette cérémonie, Jean s'engagea, par un triple serment, à. chérir la sainte Église ut ses membres, à la protéger contre les attaques des méchants, à détruire les abus et à mettre de bonnes lois à la place des mauvaises, enfin à rendre droite justice dans le royaume d'Angleterre. Ensuite l'archevêque, l'adjurant au nom de Dieu, lui défendit solennellement d'avoir l'audace d'accepter la dignité royale, s'il n'avait pas la ferme volonté de tenir rigoureusement ce qu'il avait juré. A quoi Jean répondit en promettant de tenir de bonne foi, avec l'aide de Dieu, tous les serments qu'il venait de prêter.

Jean était roi ; il portait donc enfin la couronne ; mais c'était une couronne élective et que la main du peuple, qui l'avait placée sur sa tête, pouvait lui enlever un jour ; le discours de l'archevêque Hubert était plein de menaces. Jean, qui avait publiquement accepté cette doctrine, s'empressa, non pas de la contredire expressément, il n'en avait pas le courage, mais de la fausser et de la vicier par une altération clandestine : Dieu, disait-il peu de jours après son couronnement, dans le préambule d'une loi sans importance, Dieu l'avait élevé, par le consentement unanime et la faveur du clergé et du peuple, au trône qui lui appartenait par droit héréditaire. Il ne parait pas toutefois que personne ait pris garde à cette revendication frauduleuse de la monarchie légitime. On était préoccupé surtout de l'attitude que Jean, roi d'Angleterre, allait prendre vis-à-vis de l'ancien allié de Jean, comte de Mortagne, Philippe Auguste, roi de France.

Les premières relations furent amicales, à ce qu'il semblait ; les deux rois se virent et signèrent une trêve en attendant la paix définitive. Mais tandis que le comte de Flandre et d'autres nobles, hostiles à Philippe, renouvelaient avec le roi Jean le pacte d'alliance offensive et défensive conclu naguère avec Richard, Philippe, de son côté, ceignait au jeune Arthur l'épée de chevalier et lui promettait aide et secours pour recouvrer l'Anjou, le Poitou, la Touraine, le Maine, la Normandie et la Bretagne, dont le jeune prince faisait par avance hommage au roi, son suzerain et son ami. La guerre éclata ; Philippe se jeta sur la Normandie, brûla Évreux et mit garnison dans un certain nombre de châteaux qu'il surprit ; mais l'intervention du légat Pierre de Capoue suspendit les hostilités.

Philippe et Jean se rencontrèrent encore une fois entre les châteaux de Boutavant et de Gaillon ; le roi d'Angleterre s'humilia et offrit à Louis, fils de son adversaire, la main de Blanche de Castille, sa nièce, avec le comte d'Évreux, quelques autres fiefs et trente mille marcs d'argent pour dot. L'offre agréée, la reine Aliénor alla quérir la jeune princesse, et, dès son retour, le mariage fut célébré. Mais alors, pour la cession du comté d'Évreux, il y eut une cérémonie singulière, où Jean consentit à jouer un rôle passablement ridicule : il s'agissait pour lui de rendre -hommage pour ce qu'il n'avait plus et de faire acte de suzeraineté là où il n'avait plus le moindre pouvoir ; c'était le personnage d'un roi de théâtre. La mise en scène réglée suivant le rite féodal, tout se passa conformément au programme ; la comédie se développa en quatre actes : au premier, Philippe rendit à Jean les fiefs et le comté qu'il lui avait enlevés par force ; au second, Jean en fit gravement hommage à Philippe ; au troisième, il les transporta solennellement à Louis, dont, au quatrième, il reçut modestement l'hommage. Ce ne fut pas tout : Philippe, qui avait accepté du roi d'Angleterre une femme pour son fils, ne voulut pas demeurer en retour.

Après douze ans de mariage, Jean, étant venu à s'apercevoir que lui et la reine, fille du comte de Glocester, étaient parents au troisième degré, s'empressa de satisfaire au cri de sa conscience et aux canons de l'Église par un divorce légal. Déjà avait fait demander la main d'une princesse de Portugal, quand il vit par hasard Isabelle, fille du comte d'Angoulême. Jean était incapable de résister à ses passions ; l'incontinence et la brutalité de ses mœurs ne furent pas les moindres causes qui provoquèrent le mécontentement en Angleterre. Vivement frappé des charmes de la jeune comtesse, et encouragé, dit-on, par les conseils du roi de France, il épousa brusquement Isabelle, quoiqu'elle eût été publiquement accordée à Hugues, surnommé le Brun, comte de la Marche. Fatal mariage, ajoute la chronique, pour le roi et pour le royaume d'Angleterre. En effet, l'outrage infligé au comte de la Marche produisit dans le Poitou une émotion violente, et l'explosion d'une telle province propagea bientôt l'incendie dans tout l'héritage des Plantagenets. Mais, pour Jean, c'était un bien petit souci.

Son premier soin fut de montrer la reine aux Anglais et de se faire couronner avec elle à Westminster ; cérémonie qui fut renouvelée l'année suivante à Cantorbéry, le jour de Pâques 1201. C'était la troisième fois que Jean recevait la couronne des mains de l'Église ; mais il est bon d'observer que c'était toujours une occasion de taxes extraordinaires, et que les accès de ferveur du roi se multipliaient en raison de ses besoins ; or nul de ses prédécesseurs n'avait semblé plus besogneux que lui. Déjà, à l'occasion du mariage de sa nièce avec le fils du roi de France, il avait imposé dans tout le royaume, et sans le consentement des barons, une aide de trois sols sur chaque hyde de terre. La levée de cet impôt ne se fit pas sans résistance. L'archevêque d'York, Geoffroi, déjà célèbre et cher à la nation par sa lutte contre le chancelier Longchamp, s'y refusa pour tout son diocèse ; et, comme le vicomte d'York et ses officiers avaient l'audace de passer outre, malgré son opposition, pillant les manoirs des clercs et les domaines des religieux, il lança contre eux les foudres de l'Église et jeta l'interdit sur toute la province. A cette nouvelle, le roi, furieux, confisqua les biens de l'archevêque ; mais, les prélats et les barons s'étant entremis, la paix se fit en leur présence dans l'église de Cantorbéry. Jean se crut invincible et continua ses exactions. Dans un voyage qu'il fit dans le Northumberland, il extorqua aux habitants de cette province une grosse somme d'argent ; sous prétexte de faire une expédition dans ses provinces d'outre-mer, il enjoignit à tous ceux qui lui devaient le service militaire de se trouver à Portsmouth, au jour de la Pentecôte, avec armes et bagages ; mais, au jour dit, la plupart obtinrent de rester en Angleterre, en payant une taxe de deux marcs d'argent par bouclier.

Jean songeait si peu à faire la guerre qu'à peine débarqué en Normandie, il s'empressa d'accepter l'invitation du roi de France, qui l'engageait à venir à Paris. Philippe lui fit une réception magnifique et lui abandonna son propre palais. En même temps, pour assurer la paix, il fut convenu que, si le roi de France violait les traités antérieurs, les barons français, qui s'étaient portés caution, seraient relevés de leur serment de fidélité et se rangeraient du côté du roi d'Angleterre pour rappeler son adversaire à la foi jurée, les mêmes conditions s'appliquant d'ailleurs au roi d'Angleterre. Cependant un peu moins d'un an s'était écoulé que la guerre avait éclaté de nouveau, à l'instigation du comte de la Marche. Trop faibles pour soutenir l'effort du roi d'Angleterre, Hugues le Brun et le comte d'Eu, son frère, en appelèrent à la justice de Philippe Auguste, leur commun suzerain. Jean, cité devant la cour des pairs, refusa de comparaître. Philippe n'attendait que cette occasion ; déclarant rompus tous les traités par le fait de son rival, il fit, au nom d'Arthur, appel à tous les barons Mécontents, et le mettant sous la garde de deux cents chevaliers français, il l'envoya dans le Poitou revendiquer sa cause. L'heure, le lieu, le prétexte étaient habilement choisis ; en peu de temps l'armée du jeune prince se grossit de tous les amis du comte de la Marche, de tous les ennemis de l'usurpateur.

Tandis qu'ils s'avançaient à grand bruit, on leur vint annoncer que la vieille Aliénor se trouvait dans le château de Mirebeau avec peu de monde ; c'était, disait-on, l'affaire d'un coup de main. En un moment, la ville fut enlevée ; mais la tour, où s'était réfugiée la vieille reine avec quelques hommes d'armes, opposa une résistance opiniâtre : il fallut entreprendre un siège en règle. Cependant Aliénor trouva moyen de faire savoir au roi son fils, qui était en Normandie, le danger qu'elle courait. Jean n'hésita pas, il faut le dire à son honneur. Cet ingrat, qui avait poursuivi de sa haine son père et ses frères, cet impie qui profanait en raillant les sentiments les plus saints, fut toujours pour sa mère un fils reconnaissant et dévoué. Étrange affinité que l'union de ces deux êtres malveillants et malfaisants ! affinité qui voudrait une expression toute particulière. Respectons ces mots sacrés d'amour maternel et de piété filiale : ils ne sauraient convenir ni à l'un ni à l'autre de ces deux personnages. Pour l'Angleterre, Jean fut un Néron, Aliénor une Agrippine, Arthur un Britannicus ; mais Néron tua sa mère, et Jean sauva la sienne.

A peine eut-il reçu le message d'Aliénor, que marchant jour et nuit, dévorant l'espace, dit la chronique, il parut tout à coup sous les murs de Mirebeau. Ici deux versions se présentent : suivant l'une, qui ajouterait à la transfiguration du roi Jean ce dernier trait, le plus incroyable, la bravoure chevaleresque, il se serait jeté sur les assiégeants, les aurait mis en fuite, poussés jusque dans la ville, taillés en pièces ou pris jusqu'au dernier ; suivant l'autre, plus conforme au caractère historique de Jean sans Terre, aidé par la trahison du sénéchal de Poitou, il se serait introduit dans la ville au point du jour, et aurait surpris dans leur lit le jeune duc et tous ses chevaliers. Chargés de chaînes, les fers aux pieds et aux mains, jetés pêle-mêle sur des chariots, les captifs furent conduits les uns en Normandie, les autres en Angleterre ; les portes du château de Falaise se fermèrent sur Arthur.

Un jour, l'oncle et le neveu se trouvèrent en présence, l'un priant, sollicitant, plein de douceur et de promesses ; l'autre, plein de mépris et de colère. Celui qui suppliait, c'était Jean, le vainqueur ; celui qui menaçait, c'était Arthur, le vaincu. Le roi Jean étant venu au château de Falaise, dit Matthieu Paris, se fit amener Arthur, son neveu. Lorsqu'on eut conduit le jeune homme en sa présence, le roi se mit à lui adresser des paroles caressantes et à lui promettre beaucoup d'honneurs, en l'exhortant à renoncer à l'amitié du roi de France et à s'attacher fidèlement à lui, comme à son seigneur et oncle. Mais Arthur, obéissant à un fol emportement, lui répondit avec indignation et menaces : il exigeait la restitution du royaume d'Angleterre et de tous les domaines que le roi Richard avait en sa possession au jour de sa mort ; toutes ces terres et cette couronne, disait-il, lui étaient dues par droit héréditaire, et il affirmait avec serment qu'à moins d'une prompte restitution, son oncle ne jouirait jamais d'une paix de quelque durée. En entendant ces paroles, le roi Jean fut grandement troublé ; il ordonna qu'Arthur fût envoyé à Rouen et renfermé plus étroitement que jamais dans la tour même. Que se passa-t-il après cela ? Les chroniques, si prolixes d'ordinaire et si peu scrupuleuses, sont ici d'un laconisme plein de mystère. Il disparut tout à coup ; comment ? personne n'a pu le savoir. Dieu veuille qu'il n'en soit pas ainsi que le rapportent des bruits injurieux.... Voici qui est un peu plus explicite : Bientôt après, Arthur disparut.... Tout le monde soupçonnait le roi de l'avoir tué de sa propre main.... Ou bien encore : Le cinquième jour avant Pâques, il le tua de sa propre main. Enfin Guillaume le Breton, poète, il est vrai, et panégyriste de Philippe Auguste, affirme dans sa Philippide que Jean assassina son neveu de deux coups de poignard, la nuit, dans une barque sur la Seine, et qu'il jeta le cadavre dans le fleuve, à trois milles environ du château.

Quoi qu'il en soit, Jean, poursuivi, condamné par la clameur universelle, ne tenta rien pour se disculper. Il ne fit qu'une chose, il se fit couronner une quatrième fois à Cantorbéry ; mais l'affectation d'un tel acte, dans de telles circonstances, fut regardée comme une nouvelle preuve de son crime. Quand il revint sur le continent, il trouva contre lui l'opinion unanime, les rangs de ses partisans bien éclaircis, et l'insurrection soutenue de la guerre étrangère. L'évêque de Rennes, au nom de la Bretagne, était allé à Paris accuser devant le suzerain l'assassin du jeune duc. Cité une seconde fois devant la cour des pairs, Jean se garda bien de comparaître ; alors la cour prononça un jugement qui le déclarait meurtrier, traître et félon, et ordonnait la confiscation de toutes les terres qu'il tenait par hommage. Aussitôt Philippe d'un côté, les Bretons de l'autre, entrèrent en Normandie et en Anjou, forçant quelques châteaux, recevant la soumission du plus grand nombre. Cependant le roi d'Angleterre se tenait à Caen, célébrant les fêtes de Noël, en l'an de grâce 1203. Là, sans souci des incursions et de la guerre, il festoyait splendidement tous les jours avec la reine, prolongeant jusqu'à l'heure du dîner le sommeil du matin. Après les solennités de Pâques, Philippe s'était remis en campagne avec une armée nombreuse, rasant les petits châteaux, mettant garnison dans les plus forts. Tous les jours, des messagers accouraient en toute hâte auprès du roi Jean et lui disaient : Le roi de France est entré à main armée sur vos terres ; il a déjà pris tels et tels de vos châteaux, et emmené vos châtelains ignominieusement attachés à la queue des chevaux ; il dispose de tout ce qui est à vous, à son gré et sans obstacle. Mais le roi Jean leur répondait : Laissez-le faire ; tout ce qu'il m'enlève aujourd'hui, je le reprendrai en un jour. Jamais on ne put obtenir de lui d'autre réponse.

Alors les comtes, les barons et les autres nobles d'Angleterre, qui avaient jusque-là fidèlement servi le roi, bien convaincus, après avoir entendu de telles paroles, que sa lâcheté était incorrigible, prirent congé et retournèrent chez eux, laissant Jean presque seul en Normandie avec un très-petit nombre de chevaliers. Hugues de Gournay, qui tenait pour lui le château de Montfort, y introduisit secrètement les Français et se déclara pour Philippe Auguste. Pendant ce temps, le roi d'Angleterre restait tranquille à Rouen, au point que tous le croyaient victime de quelque sortilège, en lui voyant, au milieu de tant de dommages et d'humiliations, l'air joyeux et gai, comme s'il n'avait rien à craindre. Bientôt on apprit la soumission du fort château de Verneuil, qui ne perdit pas une seule pierre de ses murailles, ni ses défenseurs un cheveu de leurs têtes.

De toutes les places de Normandie, Philippe n'avait plus guère à réduire que la Roche, près des Andelys, sur un roc qui domine la Seine ; là commandait l'intrépide connétable de Chester, Roger de Lacy. Pendant qu'ils en faisaient le siège, les Français surprirent le château de Radepont, aux portes de Rouen. Alors, comme réveillé de sa léthargie, le roi Jean prit peur, se voyant presque seul, et s'enfuit précipitamment en Angleterre. Puis, pour pallier sa lâcheté, il s'en prit aux comtes et aux barons qui l'avaient, disait-il, abandonné au milieu de ses ennemis dans les provinces d'outre-mer ; et pour compenser la perte de ses châteaux et de ses terres, il leur prit la septième partie de leurs revenus et de leurs biens meubles, ne ménageant, dans sa rage, ni les couvents ni les églises. Aussi, quand il convoqua les nobles en armes à Portsmouth pour passer la mer, l'archevêque de Cantorbéry fut chargé de lui déclarer en leur nom qu'ils ne s'embarqueraient pas.

A peine Philippe avait-il appris la fuite de son adversaire qu'il s'était présenté devant les villes et châteaux qui tenaient encore pour le roi Jean, annonçant aux bourgeois et aux châtelains que leur seigneur les avait abandonnés, et faisant valoir son droit de suzerain : Le roi d'Angleterre, disait-il, les avait quittés par lâcheté ; pour lui, il ne souhaitait qu'une chose, recouvrer son domaine et le préserver de tout dommage ; enfin, il les priait en ami de se soumettre de bonne grâce, leur promettant, s'ils avaient le malheur de résister et d'être pris de force, qu'il les ferait tous pendre ou écorcher vifs. Cette conclusion était assez claire ; ils eurent le mérite de la comprendre ; après quelques pourparlers, il fut convenu que villes et châteaux donneraient des otages, et que si, dans l'espace d'un an, ils n'étaient pas secourus par le roi d'Angleterre, ils reconnaîtraient dorénavant le roi de France pour leur souverain seigneur.

Jean paraissait en effet disposé, quoique un peu tard, à réparer toutes ses fautes. Dans un grand conseil réuni à Oxford, il obtint des barons, comme aide militaire, un impôt de deux marcs et demi par bouclier ; le clergé lui-même, bien qu'il n'y fût pas tenu, promit de contribuer. Mais, comme toujours, une fois l'argent reçu et ses coffres remplis, Jean remit à d'autres temps ses démonstrations belliqueuses. Cependant le terme fatal approchait pour les villes de Normandie, et les présages étaient sinistres. Les troupes du roi de France, qui depuis près d'un an assiégeaient la Roche, avaient fini par renverser une grande partie des murs ; mais, toutes les fois qu'elles tentaient l'assaut, le vaillant connétable de Chester les repoussait avec vigueur. Cependant, les vivres étant venus à manquer si corn-piétement qu'il ne restait plus un morceau de pain dans la forteresse, les assiégés aimèrent mieux se faire tuer que de mourir de faim. Ils s'armèrent donc, montèrent à cheval et s'élancèrent en avant, frappant à mort tous ceux qui leur barraient le passage, jusqu'à ce que, accablés par le nombre, ils furent pris, non sans peine.

Au moment où la Roche, à moitié démantelée, tombait ainsi, de guerre lasse, au pouvoir des Français, Falaise, la plus forte ville de la basse Normandie, se rendait sans coup férir, livrée en trahison par le fameux routier Lupercaire, qui passait avec sa bande au service du roi de France. A cette nouvelle, tous les châtelains des pays d'outre-mer et les bourgeois des villes dépêchèrent vers le roi Jean pour lui remontrer leur embarras : la trêve allait expirer, et il leur faudrait rendre au roi de France leurs villes et leurs châteaux, ou laisser périr les otages qu'ils avaient livrés. A quoi Jean répondit qu'ils n'avaient aucun secours à attendre de lui et qu'ils s'arrangeassent comme ils l'entendraient. Ainsi abandonnées à elles-mêmes, sans ressource et sans aide, les provinces de Normandie, de Touraine, d'Anjou, de Poitou, avec leurs villes et châteaux, à l'exception de la Rochelle, de Thouars et de Niort, entrèrent dans le domaine du roi de France. Lorsqu'on vint annoncer ce grand désastre au roi d'Angleterre, il vivait, dit la chronique, en toute sorte de délices avec la reine ; en la possédant, il croyait tout posséder. N'avait-il pas, d'ailleurs, les immenses trésors qu'il avait extorqués ? Comment, avec tant de richesses, n'aurait-il pas recouvré un jour les terres qu'il s'était laissé prendre ?

Jean était beau joueur ; il aimait les parties difficiles. S'il avait ainsi perdu pièce à pièce l'héritage entier des Plantagenêts et des ducs de Normandie, c'était pour les regagner d'un seul coup et d'une façon plus éclatante. Quand il ne fut plus temps d'agir, il fit montre d'une énergie qui n'était pas dans ses habitudes.

Au mois d'avril 1205, dans un grand conseil réuni à Winchester, il fit résoudre qu'un dixième des chevaliers du royaume le suivrait en Poitou et servirait aux frais des neuf autres. Mais les barons, si souvent déçus, refusèrent encore une fois de passer sur le continent ; Jean persista néanmoins, quoiqu'il n'eût avec lui que peu de monde, et s'embarqua ; trois jours après il était de retour. La comédie n'était pas neuve, mais le dénouement avait toujours le même succès pour le fisc royal ; les comtes, barons, chevaliers et religieux payèrent des sommes énormes, et le roi fut content.

Toutefois, l'année suivante, l'entreprise parut plus sérieuse. Assuré du concours de Guy, vicomte de Thouars, Jean passa la mer avec une armée nombreuse, prit terre à la Rochelle, marcha sur Montauban, et réduisit en quinze jours ce fameux château que Charlemagne, dit le chroniqueur familier avec les légendes du me siècle, n'avait pu réduire après sept ans de siège. Cette tradition populaire rehaussa le succès du roi d'Angleterre, et Jean put être tenté de se croire un héros. Dans la lettre qu'il écrivit au justicier, aux évêques et aux barons du royaume, il eut soin de marquer les noms de tous les nobles et illustres hommes qui furent pris dans ce château avec leurs chevaux, leurs armes et d'innombrables dépouilles. Après cet exploit, il marcha sur Angers, qu'il brûla, puis sur Nantes ; mais Philippe approchait avec son armée ; dès lors le vainqueur de Montauban, le rival heureux de Charlemagne ne songea plus qu'à négocier ; à peine la négociation fut-elle ouverte, qu'il se mit en sûreté dans la Rochelle.

Ainsi finit cette belle campagne qui devait lui rendre tout son domaine, et qui ne lui donna pas un pouce de terre. Une trêve de deux ans avait été signée ; de retour en Angleterre, comme il fallait que ses démonstrations belliqueuses lui profitassent en quelque chose, il imposa dans tout le royaume, sur le clergé comme sur les laïques, une taxe d'un treizième pour la défense des droits de l'Église et le recouvrement de son héritage. On paya en murmurant : le seul archevêque d'York, Geoffroi, qui avait déjà lutté contre de semblables exactions, eut le courage de résister ; mais, comme il redoutait la violence du roi, il quitta son diocèse et passa sur le continent, en lançant l'anathème, non-seulement sur ceux qui exerceraient cette spoliation dans l'archevêché d'York, mais encore sur tous les envahisseurs de l'Église et des choses ecclésiastiques.