LA GRANDE CHARTE D’ANGLETERRE

OU L'ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME CONSTITUTIONNEL EN ANGLETERRE

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Parabole du roi Richard contre les ingrats. — Mouvement saxon à Londres. — Tentative et mort de Guillaume Longue Barbe. — Histoire de l'évêque de Beauvais. — Mort de Richard.

 

Pendant les dernières années du règne de Richard, Jean ne chercha qu'à se faire oublier dans le mépris universel ; son ingratitude, dont il ne pouvait effacer le souvenir, était pour lui le sujet de continuelles angoisses auprès d'un prince qui haïssait profondément les ingrats, et qui répétait sans cesse qu'il était plus facile de susciter la générosité dans l'instinct des bêtes féroces que dans l'âme de certains hommes. A ce sujet, Richard se plaisait à raconter un apologue, ou, selon le langage du temps, une parabole qui allait droit à l'adresse du comte Jean :

En ce temps-là, il arriva à un certain citoyen de Venise, homme riche et avare, une aventure qui mérite bien d'être rapportée, pour confondre la multitude des ingrats. Ce citoyen, nommé Vitalis, étant sur le point de marier sa fille, et voulant donner un splendide festin, s'en alla chasser dans une forêt vaste et déserte qui s'étendait jusqu'à la mer. Comme il errait seul à travers les fourrés et les ravins, l'arc tendu, la flèche prête, cherchant la piste de quelque bête fauve, il tomba tout à coup dans une fosse, piège habilement préparé pour les lions, les ours et les loups. L'orifice était étroit, et l'excavation allait en s'élargissant jusqu'à une grande profondeur, si bien qu'il lui était impossible de remonter et de sortir. Or, il trouva au fond de cette fosse, victimes du même accident, un lion et un serpent énorme ; mais, bien qu'affamés et cruels, ils ne firent aucun mal à Vitalis, qui s'était bite de faire le signe de la croix. Il demeura donc là toute la nuit et le jour suivant, criant, gémissant, déplorant la mort ignominieuse qui l'attendait.

Cependant il arriva qu'un pauvre charbonnier, qui s'en allait ramassant çà et là des brins de bois, entendit des cris et des plaintes qui semblaient sortir de dessous terre ; en suivant la direction de la voix, il vint jusqu'au bord de la fosse, et s'efforçant d'y voir quelque chose : Qui es-tu ? dit-il ; qui est celui que j'entends ? Vitalis, ranimé et joyeux au delà de toute expression, répondit vivement : Je suis le malheureux Vitalis, Vénitien, qui, ne sachant rien de ces pièges et de ces fosses, suis tombé dans ce trou, pour être la proie des bêtes féroces. Je meurs de faim et de peur ; car il y a ici deux animaux dont j'ai grande frayeur, un lion et un serpent ; mais, jusqu'à présent, avec l'aide du Seigneur, au nom de qui je me suis signé, ils ne m'ont fait aucun mal. Dieu m'a conservé pour faire ton bonheur ; tire-moi d'ici, et tu t'en trouveras bien ; je te donne la moitié de mes richesses, cinq cents talents, car j'en ai mille. — Si les faits répondent aux paroles, repartit le pauvre homme, je ferai ce que tu souhaites. Aussitôt Vitalis se hâta de confirmer sa promesse par une foule de grands serments, prenant Dieu pour témoin et caution de sa parole. Et, pendant qu'il parlait ainsi, le lion agitait sa queue et bondissait allègrement, le serpent sifflait doucement et roulait tous ses anneaux avec grâce, comme pour flatter le pauvre homme et obtenir de lui d'être délivrés ainsi que Vitalis.

Le charbonnier, courant en toute hâte à sa cabane, s'y munit rapidement d'une échelle et des cordes qu'il jugeait nécessaires, revint tout seul à la fosse et y descendit l'échelle. En un clin d'œil, franchissant à l'envi les échelons, le lion et le serpent furent aux pieds du pauvre homme, se roulant joyeusement autour de lui, comme pour le remercier de leur délivrance. Mais lui, ayant tendu la main à Vitalis pour l'aider à monter, il l'embrassa en disant : Vive cette main ! ah ! je suis bien joyeux, car j'ai mérité que mes vœux soient comblés ! Et il lui servit de guide jusqu'à ce qu'il eût reconnu son chemin. Au moment où Vitalis s'éloignait, le pauvre Sylvain lui dit : Où et quand vous acquitterez-vous envers moi ?Dans quatre jours, répondit Vitalis, à Venise, dans mon palais qui est bien connu et facile à trouver.

Sylvain retourna à sa cabane pour y prendre quelque nourriture. Comme il était à table, voici que le lion qu'il avait sauvé entra dans la cabane, apportant un jeune faon, qu'il déposa sur la table avec beaucoup de grâce et de soumission ; c'était l'offrande qu'il présentait à son libérateur, en souvenir de son bienfait ; puis, tout caressant, sans rugir, et prenant bien garde de rien heurter, il sortit. Sylvain suivit le fier animal qui se jouait devant lui et lui léchait les pieds, afin de savoir où était sa tanière ; car il était tout ébahi de la si grande mansuétude de ce lion : puis il revint pour achever son repas. Et tandis qu'il mangeait, voici que se montre le serpent qu'il avait délivré, 'portant dans sa gueule une pierre précieuse qu'il offre à. Sylvain, comme à son libérateur, et qu'il pose sur un plat ; puis, roulant et déroulant ses élégants anneaux, il se joue gracieusement devant lui, comme pour le remercier du service qu'il lui a rendu ; enfin, avec un sifflement plein de douceur, il se retire, sans rien gâter. Sylvain, dans une nouvelle admiration, le suit également afin de savoir où est sa caverne.

Deux ou trois jours s'étant écoulés, Sylvain, ayant pris avec lui la pierre précieuse que le serpent lui avait apportée, se rendit à. Venise, pour recevoir la récompense promise par Vitalis. Il le trouva festoyant avec ses voisins, en réjouissance de son heureux retour. Sylvain l'ayant pris à part et lui parlant bas, car il feignait d'être un étranger pour lui : Rendez-moi, lui dit-il, ce que vous me devez. Mais l'autre, le regardant de travers, lui répondit : Qui es-tu ? que demandes-tu ?Cinq cents talents, reprit le pauvre homme, que vous m'avez promis, suivant nos conventions, pour le bien que je vous ai fait. — Ah ! bien, dit Vitalis, à ce  compte, tu jouirais tout doucement des richesses que j'ai amassées après tant d'années de labeurs ! Et il ordonna à ses gens de saisir ce fou, dont l'audace méritait la prison. En entendant cet ordre, Sylvain fit un bond en arrière, s'élança hors de la maison, et courut au tribunal où il raconta toute son histoire aux juges de la cité. Ceux-ci ne paraissant pas disposés à le croire, il montra la pierre précieuse que le serpent lui avait donnée en témoignage de sa gratitude, et sur-le-champ un des citoyens, qui savait apprécier la valeur de cette pierre, la lui paya un fort grand prix. Mais, pour mieux convaincre tout le monde, Sylvain conduisit quelques-uns des citoyens aux retraites du lion et du serpent, qui firent de nouvelles caresses à leur libérateur. Convaincus désormais de la vérité du fait, les juges de la cité contraignirent Vitalis à payer ce qu'il avait promis et à donner satisfaction à Sylvain pour l'injure qu'il lui avait faite. Voilà, ajoute Matthieu Pâris, ce que racontait le magnifique roi Richard pour confondre les ingrats.

 

Richard était un véritable Plantagenêt, un homme du continent ; comte d'Anjou et duc de Normandie avant tout, l'Angleterre n'était pour lui, comme pour le chef de la dynastie normande, qu'une terre conquise, un acquêt, en style féodal, une simple annexe à ses possessions d'outre-mer ; mais celles-ci, menacées sans cesse par l'ambition de Philippe Auguste, étaient incapables de supporter les frais d'une pareille lutte, et l'Angleterre, appauvrie par la croisade, par les rapines du comte Jean, par la rançon du roi, s'épuisait en contributions pour une guerre où elle ne se sentait point intéressée. Jamais, depuis le temps de la conquête, l'oppression n'avait été plus lourde, les exactions plus iniques, le fisc plus ingénieux ni plus rapace ; en moins de deux ans, le régent Hubert, archevêque de Cantorbéry, leva pour le roi l'énorme somme de onze cent mille livres. Un demi-siècle plus tôt, c'eût été l'occasion d'un soulèvement par toute l'Angleterre ; mais le temps et l'habileté normande avaient fait brèche dans la vieille phalange saxonne ; la cause nationale perdait chaque jour quelque adhérent, aussitôt admis, traité, choyé dans le camp du vainqueur, prenant sa part, quoique tard venu, des immunités et des bénéfices de la conquête. Le transfuge par découragement devenait complice par intérêt. En peu de temps, ce fut une défection générale.

Cependant il se trouvait encore des familles anciennes et vénérées qui repoussaient avec indignation cette fusion des deux races, cette assimilation des vaincus aux vainqueurs, faite aux dépens des petits et des pauvres. Un homme surtout se distinguait par son zèle pour la population saxonne, dont il se proclamait l'avocat ; c'était un citoyen de Londres, Guillaume Fitz-Osbert, plus connu sous le nom de Guillaume Longue Barbe, parce qu'à l'exemple de ses pères, et en haine des Normands, il négligeait de se raser le visage. Tout en lui annonçait le chef de parti, la taille, la prestance, la vigueur, le courage, la parole chaleureuse et vive ; mais ce Saxon, noble de race et justement considéré, ne mérite pas d'être regardé comme un démagogue vulgaire. Un jour, dit Matthieu Péris, il s'éleva dans la Cité de Londres une grande querelle entre les pauvres et les riches, au sujet d'un taillage que les officiers du roi exigeaient au grand avantage du fisc. Car les principaux de la Cité, que nous appelons maire et aldermen, ayant conféré ensemble dans leur husting, voulurent s'exempter de toute charge, ou du moins alléger singulièrement leur fardeau, en le rejetant tout entier sur les plus pauvres. Guillaume leur fit une vive opposition, non pas qu'il contestât la légalité du subside, non plus que la nécessité de la guerre où le roi se trouvait encagé ; mais il soutenait que la résolution des magistrats, pour la répartition de l'impôt, était inique, et que la richesse ne pouvait constituer pour personne un privilège d'exemption. Il fit plus : comme le roi Richard était sur le continent, il passa la mer, et porta la question devant le souverain lui-même.

Richard lui fit un accueil favorable, et le renvoya comblé de promesses qu'il oublia de tenir. Cependant les principaux de Londres avaient persisté dans leurs desseins ; Guillaume s'écria que les chefs de la ville étaient traîtres au roi Leur seigneur. Ce fut le signal d'une sédition redoutable. Cinquante-deux mille hommes, de basse ou de médiocre condition, prirent les armes et se confédérèrent, avec serment d'être fidèles aux ordres de leur avocat. Un mot, le moindre incident, pouvaient allumer l'incendie, provoquer le massacre et le pillage ; mais tandis que, retranchés dans leurs maisons, les riches bourgeois se préparaient à soutenir l'assaut, l'archevêque de Cantorbéry, haut justicier d'Angleterre, parut au milieu des confédérés et, par un discours habile, réussit à semer parmi eux le découragement et la défiance ; au bout de quelques instants, la multitude se dispersait, laissant aux mains de l'archevêque des otages pour garantir la paix du roi, et abandonnant son chef à l'animosité des Normands et des magistrats de la Cité.

Déjà Guillaume Longue Barbe était cerné par les gens du roi, lorsque s'élançant, un poignard à la main, il parvint à s'ouvrir un passage jusqu'à l'église de Sainte-Marie des Arcs. Une fois dans cet asile, il essaya de parlementer, invoquant la paix et la protection du Seigneur, de la bienheureuse Vierge Marie et de la sainte Église, affirmant qu'il n'avait résisté à l'inique volonté des puissants que pour assurer à tous une charge égale et forcer chacun à contribuer selon ses moyens. Mais, comme on ne l'écoutait pas et que le parti des grands avait le dessus, l'archevêque, à la grande consternation de la foule, ordonna qu'il fût violemment arraché de l'église, afin de subir le jugement qu'il avait mérité comme fauteur de sédition et perturbateur de la paix publique. A cette nouvelle, Guillaume se jeta en toute hâte dans la tour de l'église ; les assaillants y mirent le feu, sans égard pour le droit d'asile ni pour la sainteté du lieu, qui fut brûlé en grande partie. A moitié suffoqué par la chaleur et la fumée, Guillaume, forcé de se rendre, fut saisi, dépouillé de ses vêtements, et, les mains liées derrière le dos, les pieds attachés, traîné violemment jusqu'à la Tour de Londres. Mais aussitôt l'archevêque, pressé par les chefs des bourgeois et les officiers royaux, le fit enlever de la Tour, lier à la queue d'un cheval, et tramer par la ville jusqu'aux ormes de Tyburn, où on l'attacha au gibet avec une chaîne de fer ; neuf de ses voisins et de ses gens, qui avaient servi particulièrement sa cause, furent pendus avec lui.

Ainsi, ajoute Matthieu Pâris, ainsi fut livré à une mort ignominieuse, et par ses concitoyens, Guillaume, surnommé Longue Barbe, pour avoir soutenu la vérité et pris la défense des pauvres. S'il est vrai que la cause fait le martyr, on peut le compter justement au nombre des martyrs. Ce fut l'opinion du peuple, qui l'avait laissé périr et qui le révéra comme un saint ; le gibet qui avait été l'instrument de son supplice fut mis en pièces, et les morceaux conservés comme des reliques. On regarda même comme sacrée la terre que ses derniers pas avaient foulée la piété des Saxons y fit une excavation profonde que les Normands se hâtèrent de combler ; mais il fallut employer la force pour faire cesser ce pèlerinage national et ces démonstrations hostiles à la race conquérante. Cependant on sacrifia une victime, et la plus haute de toutes, au ressentiment populaire ; l'archevêque Hubert, le ministre de tant d'exactions, le prélat violateur des droits du sanctuaire, qui avait allumé l'incendie d'une église, se retira bientôt du gouvernement. Geoffroi Fitz-Peter le remplaça comme grand justicier.

L'émotion populaire causée par Guillaume Longue Barbe fut à peu près le dernier tressaillement de la nationalité saxonne ; les temps approchaient où, confondues sous un despotisme égal, les deux races allaient revendiquer en commun les mêmes droits et les mêmes libertés. L'odieuse et absurde tyrannie de Jean sans Terre contribua plus à la fusion des Saxons et des Normands que la domination plus intelligente de ses prédécesseurs.

Dans les dernières années de son règne, Richard avait tiré son frère de l'humiliante inaction où il vivait, et l'avait envoyé sur le continent ravager les terres du roi de France. Jean se trouvait en digne compagnie avec les routiers provençaux Markade et Lupercaire, gens de sac et de corde, qui ne comptaient pour rien le meurtre, le pillage ni l'incendie. Il y a dans le récit, fort peu intéressant d'ailleurs, de cette guerre de course, un épisode qui peint bien le caractère de cette singulière époque, où les limites du sacré et du profane étaient si peu marquées.

Les routiers en voulaient surtout à l'évêque de Beauvais, Philippe, et à son archidiacre, qui, transgressant plus qu'il ne convenait les bornes de leur état, se livraient assidûment aux entreprises guerrières et faisaient grand dommage au roi Richard. Un jour, Markade et Lupercaire firent une chevauchée jusqu'aux portes de Beauvais, pillant et tuant tout sur leur passage. L'évêque et l'archidiacre, indignés d'une telle audace, s'armèrent de pied en cap et sortirent contre eux avec une grande troupe de chevaliers et de bourgeois. Dans le combat, les Français eurent le dessous, et tous les personnages de marque furent forcés de se rendre ; le prélat et son compagnon étaient du nombre. Markade les conduisit tout armés au roi Richard, en lui disant dans son jargon provençal : Prins ai le canthathur e le respondethur ; j'ai pris l'homme aux cantiques et l'homme aux répons ; tenez-les et gardez-les bien, si vous pouvez. Le pape, à qui le chapitre de Beauvais adressa des plaintes amères, écrivit amicalement au roi Richard pour demander la liberté de l'évêque, que dans sa lettre il appelait son très-cher frère, son très-cher fils, le très-cher fils de l'Église. Le roi, par déférence pour le pape, fit enlever à l'évêque sa cuirasse, et l'envoya à Rome avec ces mots : Voyez si c'est la tunique de votre fils, ou non. A quoi le pape répondit : Celui-ci n'est pas mon fils ni le fils de l'Église ; qu'il soit mis à rançon suivant le bon plaisir du roi, puisqu'il s'est fait plutôt le soldat de Mars que le soldat du Christ. C'est le même évêque de Beauvais qui, venu sans doute à résipiscence après une longue captivité ; combattait à Bouvines, non avec une épée, mais avec une masse d'armes dont il assommait ses adversaires, afin de ne pas verser le sang contrairement aux canons. Il aurait dû prendre modèle sur l'évêque de Senlis, Guérin, qui, d'une conscience moins accommodante ou moins subtile, se contentait de ranger les troupes en bataille et de diriger leurs mouvements.

On remarquera, dans le récit de ce coup de main, que Jean, chef désigné de l'expédition, dis : parait complètement. C'est sur Markade que retombe tout le poids de l'entreprise ; c'est à Markade qu'en revient tout l'honneur ; c'est lui qui conçoit et qui exécute ; c'est lui qui donne au roi l'évêque et l'archidiacre. Si Richard n'avait eu d'autre but que de mettre en relief la lâcheté et l'impéritie de son frère, l'épreuve était complète. Toutefois, il ne parait pas que Richard ait souhaité un pareil résultat. La persévérance de la reine Aliénor avait triomphé ; en même-temps qu'elle réconciliait ses deux fils, elle travaillait à bannir de l'affection du roi le jeune Arthur de Bretagne, son neveu, un enfant de douze ans, qu'il avait naguère déclaré son héritier. Il est vrai de dire que par ses caprices, la légèreté de sa conduite, et surtout la partialité qu'elle montrait pour Philippe Auguste, le rival abhorré de Richard, Constance, mère du jeune prince, aidait imprudemment aux efforts de la vieille reine. Cependant le roi d'Angleterre, vigoureux, dans la force de l'âge, l'âme et le corps fortement trempés, avait encore, selon toute apparence, une longue carrière à fournir, lorsqu'au pied d'un obscur château du Limousin la flèche d'un obscur archer précipita dans la poussière la couronne qui semblait affermie sur cette illustre tête.