LA GRANDE CHARTE D’ANGLETERRE

OU L'ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME CONSTITUTIONNEL EN ANGLETERRE

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Origine de la Grande Charte. — Édouard le Confesseur. — Guillaume le Conquérant. — Charte de Henri Ier. — Chartes d'Étienne. Henri II Plantagenêt. — Thomas Becket. — Constitutions de Clarendon. — Révolte des comtes de Leicester et de Norfolk.

 

La Grande Charte est le 'monument fondamental des libertés anglaises ; mais ce monument repose lui-même sur des fondements encore plus anciens. Ce n'est pas une de ces constructions élevées à la hâte et que la moindre secousse suffit à mettre en ruines ; c'est un édifice solide, fruit du travail long et patient de plusieurs générations. Des institutions qui datent de l'année 1215 ont, à coup sûr, reçu du temps cette consécration qui commande le respect ; cependant le peuple anglais veut encore davantage : il réclame pour ses droits une plus antique origine, et, ce qui est plus rare, il peut la leur donner. Cette pieuse recherche des anciennes traditions soulève, il est vrai, bien des critiques ; c'est, Biton, une fantaisie de glorieux qui fait vanité de vieux titres et de coutumes surannées qu'il conserve avec la rigueur formaliste d'un antiquaire. Est-ce là un tort ? A notre sens, c'est bien plutôt un mérite, puisque c'est la preuve que le peuple anglais connaît, aime et respecte son passé.

Bien avant la conquête normande, les Anglo-Saxons avaient des institutions et des lois qui assuraient aux individus leur liberté personnelle et la tranquille jouissance de leurs biens. Parmi les rois législateurs, Alfred le Grand avait été le plus célèbre ; mais lorsque, après l'invasion de Guillaume le Conquérant, les Saxons opprimés cherchaient dans leur histoire le souvenir d'un temps dont ils auraient souhaité le retour, ils s'arrêtaient d'abord au règne d'Édouard le Confesseur. Les lois et les coutumes du bon roi Édouard, telle était la formule qu'ils invoquaient sans cesse comme une protestation contre les excès de la conquête, et que les Normands eux-mêmes leur empruntèrent dès qu'ils commencèrent à lutter contre le despotisme de leurs rois. A vrai dire, comme presque toutes les formules, celle-ci était vague ; elle exprimait plutôt un sentiment qu'un fait. Les historiens et les publicistes anglais n'ont jamais pu dire d'une manière précise quelles étaient ces lois et ces coutumes. Tout ce qu'on sait de l'administration d'Édouard, c'est qu'elle fut douce et bienveillante, même jusqu'à la faiblesse. Ses sujets étaient tellement convaincus de sa perfection morale qu'ils refusaient de lui attribuer les fautes de son gouvernement : Le roi ne peut mal faire, disaient-ils. N'est-ce pas l'origine de toutes les théories constitutionnelles sur la responsabilité et l'inviolabilité ? C'est néanmoins pour la mémoire de ce prince, dit le docteur Lingard, une circonstance heureuse qu'il ait régné entre la conquête danoise et la conquête normande. Les écrivains ont été disposés à envisager son caractère sous un jour plus favorable, à cause de la haine qu'ils portaient à ses successeurs et à ses prédécesseurs.

L'Angleterre, en effet, venait de subir la domination, d'ailleurs peu tyrannique, de Canut le Danois et de ses fils, lorsque Édouard commença de régner ; neuf mois tout au plus après sa mort, elle tombait sous le despotisme bien autrement redoutable de Guillaume le Conquérant. Toutefois, dans les premières années qui suivirent la bataille de Hastings, Guillaume, qui affectait de tenir sa nouvelle couronne de la volonté d'Édouard et du vœu même des Saxons plutôt que de la force de ses armes, essaya d'une politique conciliatrice. Il parait certain qu'il publia, en 1071, une charte pour maintenir les lois et les coutumes saxonnes ; il accorda aux habitants de Londres la confirmation de leurs anciens privilèges. On trouve dans un acte, qu'on a quelquefois appelé la Grande Charte de Guillaume, les dispositions suivantes, applicables sans doute aux Anglais aussi bien qu'aux Normands : Nous voulons, ordonnons et désirons que tous les hommes libres de notre royaume jouissent en paix de leurs terres et de leurs possessions, qu'ils soient exempts de toute taille et de toute exaction injuste, de sorte qu'on ne leur prenne rien et qu'il ne soit rien exigé d'eux, si ce n'est le service qu'ils nous doivent légitimement. Mais bientôt toutes ces belles espérances, que démentait déjà la réalité, ne tardèrent pas à s'évanouir. L'insolente tyrannie des Normands poussa les Saxons à la révolte. Ce fut une guerre d'extermination contre la race proscrite, contre ses lois, contre sa langue même ; le seul nom d'Anglais devint un terme d'opprobre.

Guillaume le Roux continua ce système impitoyable ; mais déjà la bonne intelligence ne régnait plus entre la royauté et la féodalité normandes. Le fondateur de la dynastie avait placé si haut l'autorité souveraine qu'elle pesait d'un poids insupportable à la fois sur le peuple et sur les barons. La rigueur des lois sur les forêts et sur la chasse, dont Guillaume avait voulu faire exclusivement un droit royal, blessait surtout la fière noblesse, atteinte dans son plaisir favori. Il établit, dit la Chronique saxonne, qu'on ôterait la vue à celui qui tuerait un cerf ou une biche. La même défense fut faite pour les sangliers. Il aimait tant le gros gibier qu'on eût dit qu'il en était le père. Il voulut aussi qu'on laissât courir les lièvres en liberté. Les riches gémissaient et les pauvres murmuraient ; mais il était si fort qu'il ne s'inquiétait pas de leur haine à tous. Ce fut là, après tout, une heureuse fortune pour la race saxonne, et, lorsqu'elle réclama, timidement d'abord, les lois et coutumes du bon roi Édouard, elle commença à trouver au sein de l'aristocratie normande de puissants échos. Les rivalités des fils du Conquérant tournèrent au profit de l'une et de l'autre nation. Dès lors, les barons normands ne firent pas une seule conquête qui ne fût un soulagement pour les pauvres Saxons opprimés.

Ce fut ainsi que Henri Ier, ayant usurpé le trône sur son frère aîné Robert, se vit obligé d'accorder à ses sujets une charte beaucoup plus explicite qu'aucun des actes émanés de son père. C'est cette même charte qui, mise en oubli volontairement par la duplicité des rois, involontairement par la négligence des grands et l'ignorance du peuple, retrouvée enfin au temps de Jean sans Terre par l'archevêque Langton, excita parmi les barons un si vif enthousiasme et, servit de modèle aux fortes garanties que les défenseurs des libertés publiques arrachèrent à la lâcheté du monarque. Toutes les concessions que Henri Beauclerc faisait au clergé et à ses vassaux immédiats, il les invitait à les faire également à leurs tenanciers. Il s'engageait à ne plis suivre toutes les mauvaises coutumes qui accablaient le royaume sous le règne précédent ; il promettait enfin de mettre en vigueur les lois d'Édouard le Confesseur, telles qu'elles avaient été amendées par Guillaume le Conquérant, du consentement des barons. Peu de temps après, il accorda aux habitants de Londres le droit d'élire leur sheriff et leur justicier, de tenir leurs assemblées accoutumées, et d'être exemptés de certaines taxes extraordinaires.

L'année suivante, inquiet des efforts que faisait Robert pour revendiquer ses droits à la couronne, il réunit à Londres les barons qu'il voulait gagner à sa cause, et leur tint un discours dont un passage surtout vaut la peine d'être cité. Après avoir fait de la personne de son frère un portrait hideux, il ajoutait : Moi, qui suis vraiment un roi doux, modeste et pacifique, je vous conserverai et soignerai précieusement vos anciennes libertés, que j'ai précédemment juré de maintenir ; j'écouterai avec patience vos sages conseils et vous gouvernerai justement, d'après l'exemple des meilleurs princes. Si vous le désirez, je confirmerai cette promesse par une charte écrite, et je jurerai de nouveau d'observer inviolablement toutes les lois du saint roi Édouard. Il est vrai que le vent emportait ces belles paroles et que les concessions étaient aussitôt violées que faites ; mais les intéressés en prenaient acte et tenaient leurs droits en réserve pour un meilleur temps.

Étienne, qui s'empara du trône après Henri ter, eut aussi besoin de racheter son usurpation ; il publia deux chartes, l'une pour confirmer les libertés accordées par son prédécesseur, et très-spécialement les lois d'Édouard, l'autre pour réformer les abus d'autorité et les exactions des officiers royaux. Ce qu'il y eut de remarquable, c'est qu'en prêtant au nouveau roi le serinent d'allégeance, les évêques et quelques-uns des barons laïques introduisirent dans la formule du serment une clause empruntée aux traditions saxonnes, à savoir qu'ils ne se considéreraient comme liés qu'autant que le roi tiendrait lui-même ses engagements. Les barons obtinrent aussi la permission de bâtir des châteaux et de les fortifier pour leur défense.

L'avènement des Plantagenets porta au comble la grandeur royale. Sans doute Henri II, en prenant la couronne, confirma, par une charte de 1154, tous les droits et libertés dont ses sujets avaient été en possession au temps de Guillaume le Conquérant, mais il n'y ajouta aucune garantie. Ni sous ce règne, ni sous celui de Richard, les institutions libres ne firent aucun progrès. Cependant les villes prenaient de l'importance ; on ne distinguait plus, du moins dans les hautes classes, les Normands des Saxons ; il n'y avait plus qu'une noblesse anglaise. On se préparait en silence pour une lutte qui ne fut pas, il est vrai, d'abord générale, et qui surtout n'eut pas le caractère d'une résistance constitutionnelle ; mais il s'éleva, sous ce règne, des querelles assez considérables, quoique particulières, et des existences assez grandes, Thomas Becket, le comte de Leicester et le comte de Norfolk, par exemple, pour mériter d'être étudiées avec soin et de près.

Jamais Henri II n'eut de favori qui lui fût plus cher ni plus attaché que Thomas Becket, jusqu'au moment où il devint archevêque de Cantorbéry. Thomas était le fils d'un des principaux citoyens de Londres ; après avoir fait d'excellentes études à Londres et à Paris, il était allé à Bologne suivre les leçons du fameux Gratien, qui avait créé, ou du moins singulièrement perfectionné la science du droit canon. De retour en Angleterre, Thomas parvint rapidement, de bénéfices en bénéfices, à la dignité d'archidiacre de Cantorbéry, l'une des plus riches et des plus importantes après les sièges épiscopaux et les principales abbayes. Dans ces nouvelles fonctions, il plut tellement à l'archevêque Théobald, que, sur l'instante recommandation de ce prélat, Henri II le choisit pour précepteur de son fils aîné, et le nomma chancelier du royaume. Thomas fut dès lors l'unique dépositaire de la faveur royale. Sa vie était magnifique et somptueusement libérale ; il tenait table ouverte pour tous ceux qui avaient affaire auprès du roi. Dans une mission qu'il eut à remplir en France, il déploya un faste inouï : Chaque fois qu'il entrait dans une ville, disent les chroniques du temps, le cortège s'ouvrait par deux cent cinquante jeunes garçons chantant des airs nationaux. Puis venaient ses chiens accouplés, suivis de huit chariots traînés chacun par cinq chevaux et menés par cinq conducteurs en blouse neuve. Deux de ces chariots étaient chargés de tonneaux d'ale pour la populace ; le troisième portait les objets composant la chapelle du chancelier ; le quatrième, les meubles de sa chambre à coucher ; le cinquième sa cuisine ; les derniers étaient destinés à l'usage de sa suite. Après les chariots, on voyait douze sommiers ou chevaux de charge, sur chacun desquels était monté un singe tenu par un valet à genoux. Puis venaient des écuyers conduisant les chevaux de bataille, des fils de nobles, des fauconniers, des officiers de la maison, des chevaliers et des ecclésiastiques à cheval, marchant deux par deux, enfin le chancelier lui-même, s'entretenant avec ses familiers. Quand il passait ainsi, on entendait les gens s'écrier : Quel homme est-ce donc que le roi d'Angleterre, puisque son chancelier voyage avec tant de pompe ! Non-seulement Thomas Becket fut un politique, mais il ambitionna aussi le renom de vaillant capitaine et de bon chevalier ; dans une guerre qui eut pour théâtre le midi de la France, il fit mainte prouesse et retourna en Normandie avec douze cents chevaliers et quatre mille hommes de suite qu'il entretenait à ses frais.

Tel était le brillant personnage que Henri II, qui méditait un grand projet contre les franchises ecclésiastiques, résolut, à la mort de Théobald, de faire élire archevêque de Cantorbéry. Thomas s'y refusa longtemps, alléguant avec loyauté qu'il lui serait impossible de remplir ses devoirs d'archevêque et de conserver en même temps la faveur du roi. C'était précisément ce qu'avait dit en pareille circonstance Grégoire VII à l'empereur Henri IV ; mais le roi d'Angleterre ne tint pas plus compte de cet avertissement que n'avait fait l'empereur d'Allemagne, et Thomas Becket devint primat d'Angleterre. Comme il n'était que diacre, il fut d'abord ordonné prêtre, et le lendemain consacré comme archevêque, en présence de toute la noblesse du royaume, qui applaudissait le roi et le favori. Le seul évêque de Hereford, Gilbert Foliot, prélat de mœurs rigides, dit ironiquement que le roi avait enfin opéré un miracle, car il avait changé un soldat en prêtre, et un laïque en archevêque.

Gilbert Foliot avait dit vrai. A peine installé dans son église, Thomas Becket rompit avec le monde, qu'il avait ébloui jusqu'au scandale ; ce que perdirent les bons compagnons et les joyeux convives, les pauvres le gagnèrent. Tout entier aux devoirs de sa nouvelle situation, l'archevêque résigna l'office de chancelier entre les mains du roi, qui s'en montra vivement surpris et affecté ; peu à peu l'austérité du prélat refroidit leur affection mutuelle, et, les calomnies des gens de cour aidant, la fougue de Henri l'emporta bientôt jusqu'aux extrémités de la haine. Enfin la lutte éclata ; habilement engagée d'abord par le roi sur la juridiction criminelle des cours ecclésiastiques, juridiction abusive et en contradiction même avec les saints canons, elle s'étendit rapidement jusqu'à embrasser toutes les immunités de l'Église. Le primat fit une résistance énergique ; mais tout à coup, au plus vif de la discussion, on vit, sur un signe du roi, une porte s'ouvrir brusquement, et une troupe de chevaliers apparaître, ceints pour le combat et l'épée nue. Alors les nobles et les prélats supplièrent l'archevêque de cesser son opposition ; deux templiers se jetèrent à ses genoux, le conjurant de prévenir, par sa soumission, le massacre des évêques, et Thomas consentit à signer l'acte si célèbre connu sous le nom de Constitutions de Clarendon. Mais aussitôt, plein de remords, il écrivit au pape Alexandre pour lui demander pardon de sa faiblesse, et, sans attendre la décision du pontife ; il s'interdit lui-même l'exercice des fonctions épiscopales. Alexandre, touché de son repentir, lui donna l'absolution ; mais il annula les Constitutions de Clarendon comme attentatoires aux droits et privilèges de l'Église.

Toute la fureur du roi tomba sur son ancien favori, qu'il regardait comme un traître et un rebelle. Abandonné par la plupart des autres évêques, ou trop faibles, ou jaloux de sa supériorité, Thomas fut cité devant la cour du roi, où il eut à répondre à mille accusations odieuses : on voulait le forcer à se démettre de sa dignité. Calme et intrépide, il avait pris la résolution de lutter jusqu'au bout. Le jour où la sentence devait être prononcée, il célébra la messe de saint Étienne, premier martyr, et se rendit au palais, en habits pontificaux, la crosse à la main. On le laissa longtemps seul avec ses clercs, dans une vaste salle ; mais, comme pour lui faire comprendre que les résolutions qui s'agitaient entre les juges étaient tellement violentes qu'ils ne pouvaient les autoriser de leur présence, les évêques sortirent du conseil et passèrent devant lui, les uns le conjurant d'avoir pitié de lui-même, les autres l'injure et 'la menace à la bouche. A tous Becket répondit simplement : J'attends. Alors il se fit un silence solennel, la porte s'ouvrit, et la cour prit séance. Mais, au moment où le comte de Leicester ordonnait à Becket d'écouter sa sentence : Ma sentence ! s'écria-t-il ; comte, mon fils, écoute-moi d'abord.... Sachez que vous êtes mes fils en Dieu ; ni la loi ni la raison ne vous permettent de juger votre père. Je récuse donc votre tribunal et je remets ma querelle à la décision du pape ; et maintenant, sous la protection de l'Église et du siège apostolique, je vais partir. Comme il passait devant les amis du roi, quelques-uns lui jetèrent des bouchons de paille, et l'un d'eux l'appela traite. A cet outrage, le vieil homme se réveilla en lui ; il se retourna vivement : Bienheureux est ce couard, dit-il ; car, si mon ordre ne me le défendait, je le ferais repentir de son insolence. Quand il parut sur le seuil du palais, le peuple le reçut avec des acclamations et le conduisit en triomphe à sa demeure. Mais, pressé par ses amis qui redoutaient quelque violence, il partit secrètement la nuit, passa en France, comparut à Sens devant le pape Alexandre, qui le contraignit de garder la dignité archiépiscopale dont il voulait se démettre, et se retira dans l'abbaye de Pontigny. Henri, furieux de voir échapper sa victime, essaya d'assouvir sa vengeance sur tous les parents et les amis de l'archevêque ; il en bannit jusqu'à quatre cents, auxquels il imposa, par serment, l'obligation d'aller troubler, par le spectacle et les reproches de leur misère, l'exil solitaire du prélat.

Cependant, menacé par les foudres de l'Église, le roi fut obligé d'humilier son orgueil. Une entrevue ayant été ménagée entre lui et le primat, ils se rencontrèrent dans une vaste prairie, en Touraine. Le roi salua le premier, sa toque à la main ; puis, comme on les examinait curieusement : Çà, monseigneur, dit Henri, reprenons notre ancienne affection ; seulement, faites-moi honneur devant ceux qui nous regardent ; et se tournant vers sa suite, il ajouta : Je trouve l'archevêque disposé le mieux du monde à mon égard ; si j'étais autrement envers lui, je serais le dernier des hommes.

Le résultat de cette apparente réconciliation fut le retour de Thomas Becket en Angleterre ; mais il y retrouva des ennemis mortels, l'archevêque d'York, les évêques de Londres et de Salisbury, qu'il avait fait excommunier par le pape pour avoir usurpé ses droits en son absence. Ces trois prélats et les courtisans ligués avec eux réussirent à réveiller par de faux rapports le ressentiment du roi, qui se trouvait alors en Normandie. De ces taches qui mangent mon pain, s'écria-t-il un jour dans un accès de fureur, il n'y en aura donc aucun qui me délivre clé ce prêtre turbulent ? Alors quatre chevaliers, Reginald Fitzurse, Guillaume Tracy, Hugues de Moreville et Richard Brito, sans prendre autrement congé du roi, passèrent en Angleterre et se présentèrent tout à coup devant l'archevêque, armés de pied en cap. Je suis surpris, leur dit-il, que vous veniez me menacer dans ma propre demeure. — Nous ferons plus que menacer, répondirent-ils en se retirant. Les serviteurs du prélat épouvantés le conjurèrent de chercher un asile dans l'église. Il montait les degrés du chœur, lorsque le lieu saint fut envahi par les quatre chevaliers, suivis de douze autres également armés, et vociférant : Où est le traître ? où est l'archevêque ? Mais lui, suivi d'un seul acolyte, car tous les autres s'étaient enfuis, marcha vers les assassins, et s'adressant à Fitzurse : Me voici, lui dit-il ; je suis l'archevêque, et non pas un traître. Reginald, je t'ai accordé bien des faveurs. Cependant, si vous en voulez à ma vie, tuez-moi seul et ne touchez à aucun de mon peuple. Et comme ils lui ordonnaient d'absoudre sur-le-champ les évêques excommuniés : Non, répondit l'archevêque, pas avant qu'ils aient donné satisfaction. — Eh bien, meurs ! s'écria Reginald ; et il lui porta sur la tête an coup violent que l'acolyte chercha vainement à parer et qui lui cassa le bras En sentant son sang couler, l'archevêque joignit les mains d inclina la tête en disant : Au nom du Christ et pour la défense de son Église, je suis prêt à mourir. Ce fut en priant ainsi qu'il reçut le second coup ; le troisième l'étendit mort au pied de l'autel de saint Benoît. Alors un des assassins lui mit le pied sur le col, et fouillant de son épée la cavité du crâne, il répandit la cervelle sur le pavé de l'église. Ainsi mourut, le 29 décembre 1170, Thomas Becket, ou plutôt saint Thomas de Cantorbéry ; car il fut aussitôt canonisé par le pape, et la piété populaire amena vers son tombeau une foule de pèlerins. Ce meurtre, qui semblait assurer le triomphe de Henri II, consomma sa défaite ; les Constitutions de Clarendon disparurent, noyées dans le sang du martyr.

La cour était en Normandie, à Argentan, célébrant, comme d'usage, les solennités de Noël, lorsque la nouvelle de l'odieux sacrilège éclata comme la foudre au milieu de cet appareil et de ces fêtes. Nul ne fut plus atterré que le roi ; il déchira ses vêtements en maudissant les traîtres qui avaient abusé de son emportement, et, couvert d'un cilice, il s'enferma pendant trois jours, refusant de voir ses plus intimes serviteurs et de prendre aucune nourriture ; on put craindre quelque temps pour sa raison. Cependant, à force de protestations et de supplications, ses députés obtinrent qu'il ne fût pas compris nominativement dans l'excommunication générale que le pape Alexandre lança contre les auteurs et les complices de l'attentat ; et pour calmer le trouble de sa conscience autant que pour détourner vers un autre objet l'agitation publique, Henri entreprit la conquête de l'Irlande. Malgré tous ses efforts et toutes ses victoires, son autorité trop profondément ébranlée ne put jamais se raffermir. Des révoltes éclatèrent ; ses fils mêmes prirent les armes contre lui ; signes certains et redoutables, suivant la commune opinion, de la colère du ciel : Il y eut partout, dit Matthieu Pâris, des conjurations, des incendies, des rapines, et ce fut, comme on le croit fermement, pour venger le bienheureux martyr Thomas, que Dieu suscita contre le roi Henri ses propres entrailles, c'est-à-dire ses enfants, qui le poursuivirent jusqu'à la mort.

Parmi les barons qui se distinguèrent alors comme adhérents de Henri Court Mantel, tient héritier de la couronne, il faut citer surtout Robert, comte de Leicester, et Hugues Bigod, comte de Norfolk. Un jour que le roi reprochait publiquement au premier sa trahison, le fougueux vassal osa porter la main sur son épée et menacer la vie de son suzerain ; mais il fut puni par la perte de sa ville, que le justicier, Richard de Lucy, prit et démantela. Cependant Robert, ayant levé en Normandie et en Flandre une grosse troupe de gens de pied et de. cheval, débarqua en Angleterre, fit alliance avec le comte de Norfolk, et, après avoir pris et brûlé le château de Hageneth, il s'avança rapidement pour secourir le château de Leicester, qui tenait encore contre les troupes royales. Malheureusement pour lui, il fut surpris par l'année du comte d'Arundel, supérieure en nombre, et forcé de se rendre avec la comtesse de Leicester, une vaillante héroïne. Ce revers étonna d'abord les autres rebelles ; mais, l'hiver étant venu interrompre le succès des armes royales, ils reprirent courage et firent leurs dispositions pour la campagne suivante. Alors, en effet, Roger de Mowbray s'établit dans le comté d'York, donnant la main aux Écossais, tandis que le comte de Norfolk, à la tête de sept cents chevaliers et de quatorze mille hommes venus de Flandre, se faisait livrer le château de Norwich, et frayait la voie au jeune Henri, qui n'attendait qu'un vent favorable pour passer de Gravelines en Angleterre avec de nouvelles forces.

Tout à coup on apprit que le roi Henri, pressé par l'évêque de Winchester, venait de s'embarquer à Barfleur, suivi d'une flotte nombreuse qui portait toute son armée de Normandie. Dans tout le royaume on s'attendait à une grande bataille ; mais les esprits étaient partagés, tant le meurtre de Thomas Becket avait soulevé de haine contre l'autorité royale. Peu de temps après l'embarquement, dit la chronique, le vent étant devenu contraire, les matelots doutaient que la traversée fût possible ce jour-là. Mais le roi, au milieu de la tempête, leva les yeux au ciel et dit à haute voix : Si le dessein que j'ai formé doit rendre la paix aux clercs et au peuple, si le roi des cieux a résolu que mon arrivée soit le signal de la paix, que sa miséricorde me conduise au port du salut. Si, au contraire, il a décidé de châtier le royaume d'Angleterre avec la verge de sa fureur, qu'il ne m'accorde jamais de toucher les bords de ce pays. Lorsque le roi eut achevé cette prière, les flots se calmèrent, et le jour même il aborda, sans avoir éprouvé aucune perte, au havre de Southampton. Ensuite, jeûnant au pain et à l'eau, il s'abstint d'entrer dans aucune ville jusqu'à ce qu'il eût accompli les vœux qu'il avait formés dans son cœur- en l'honneur du bienheureux Thomas, archevêque de Cantorbéry et glorieux martyr. Dès qu'il eut aperçu les tours de Christ-Church, il descendit de cheval, et dépouillant tous les insignes de la majesté royale, il marcha nu-pieds, avec le visage d'un pèlerin pénitent et humilié. Enfin, il arriva à l'église cathédrale, et là, versant un torrent de larmes avec des soupirs et des gémissements, ce nouvel Ézéchias se rendit au tombeau du glorieux martyr. Il s'y prosterna la face contre terre, et demeura longtemps eu oraison, les mains étendues vers le ciel. Cependant l'évêque de Londres faisait un sermon au peuple, et déclarait que le roi, invoquant pour le salut de son âme Dieu et le bienheureux martyr, protestait qu'il n'avait ni ordonné, ni voulu, ni comploté la mort de l'archevêque. Mais, comme les meurtriers avaient pris prétexte de quelques paroles échappées au roi par imprudence pour accomplir leur forfait, Henri demandait l'absolution à tous les évêques présents, et soumettait sa chair nue à la discipline des verges. Alors tous les ecclésiastiques, qui étaient venus en grand nombre, donnèrent chacun trois ou cinq coups sur les épaules du monarque. Après quoi, dès qu'il eut repris ses vêtements, il honora le martyr par des présents précieux, et assigna une rente de quarante livres pour entretenir des cierges autour de son tombeau. Il passa le reste du jour et la nuit suivante, dans l'amertume du cœur, à prier et à veiller, et, pendant trois jours encore, il s'abstint de toute nourriture. Mors, comme il s'était rendu propice le bienheureux martyr, Dieu voulut qu'en ce même jour de samedi, où il avait fait pénitence, son ennemi Guillaume, roi d'Écosse, devint son prisonnier. Le même jour aussi, son fils Henri, qui se préparait à passer en Angleterre pour la subjuguer, vit ses vaisseaux dispersés, presque engloutis, et fut forcé de retourner en France.

Cette pénitence volontaire, non d'un lâche, mais d'un vaillant et d'un victorieux, fit une grande impression sur une nation religieuse et ramena vers lui tous ceux qui avaient douté de la sincérité de son repentir. La rapidité même de ses premiers succès fut regardée comme une preuve que Dieu marchait avec lui. Tous les barons encore rebelles, Roger de Mowbray, les comtes de Clare et de Glocester, Norfolk lui-même, se hâtèrent d'acheter leur pardon en livrant au roi leurs châteaux et des otages ; enfin les mercenaires flamands se trouvèrent trop heureux qu'on leur permit de repasser la mer. Ainsi se termina, comme par miracle, et presque sans combat, la plus redoutable insurrection qui ait menacé en Angleterre l'autorité royale sous le règne de Henri II. Mais vienne un prince lâche, impie, détesté comme Jean sans Terre, et Becket sera vengé par Langton, et les barons, héritiers de Leicester et de Norfolk, triompheront à Runningmead.