HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE XVIII. — CONSOLIDATION DE LA FAMILLE ASMONÉENNE. JONATHAN.

 

 

Pendant cette période de paix et de prospérité, Bacchide ne fut pas toujours présent à Jérusalem ; mais il fut le véritable gouverneur de la Judée, et toutes les affaires passèrent par ses mains. La situation se dessinait de plus en plus. La bande de Jonathan prenait chaque jour davantage le caractère d'une bande neutre, au service de qui voudrait l'employer. La querelle religieuse s'apaisait. Le gouvernement syrien, s'éloignant des fausses idées qui avaient égaré Antiochus Épiphane, devenait indifférent aux partis de la Judée et s'appuyait alternativement sur l'un et sur l'autre selon la circonstance. Au fond, Jonathan avait un grand avantage ; c'était d'avoir une troupe à lui, une troupe brave, et, ce semble, quelque peu disciplinée. On avait cessé de l'attaquer[1]. Il vivait à sa guise et assez tranquillement dans ce pays soustrait à l'autorité du gouvernement, qu'on appelait le désert, ou dans les maquis du Jourdain, qui alors, comme aujourd'hui, formaient des fourrés inaccessibles à une police régulière. Une circonstance que nous ne savons qu'obscurément[2] mit les choses dans tout leur jour. Jonathan et ses compagnons avaient trouvé dans le désert une bicoque abandonnée, nommée Beth-Bassi ; ils l'avaient réparée comme ils avaient pu, fortifiée selon les habitudes du temps, et s'y étaient installés. Ils y vivaient mal avec les Arabes du voisinage, les Beni-Phasiron, un scheikh Odomira[3] et ses frères. Les adversaires de Jonathan (peut-être les Arabes susdits) persuadèrent malencontreusement à Bacchide qu'il était facile de s'emparer des rebelles juifs. Un premier essai de surprise tourna si mal que les rebelles, mis au courant, saisirent une cinquantaine des gens du complot et les tuèrent. Bacchide alla faire le siège de Beth-Bassi[4]. Jonathan laissa dans la petite place son frère Simon et sortit avec quelques hommes déterminés. Il battit Odomira et les Beni-Phasiron dans leurs campements, racola pas mal de monde, revint en force. Simon alors fit une sortie, brûla les machines. Les deux frères, ayant fait leur jonction, attaquèrent Bacchide et eurent l'avantage. Bacchide eut un tel désappointement qu'il tourna sa mauvaise humeur contre ceux qui l'avaient engagé dans cette mauvaise campagne, et en fit, dit-on, mettre plusieurs à mort.

Ces histoires nous sont racontées d'une manière si partielle et si partiale que l'on ne peut savoir avec certitude ce qui se passa par derrière. Toujours est-il que l'affaire qui avait commencé par la bataille finit par la réconciliation. Jonathan envoya à Jérusalem des chargés de pouvoir, qui négocièrent l'aman. On accorda au rebelle l'amnistie complète, la promesse de n'être recherché pour aucun acte de sa vie passée ou future. Tous les prisonniers juifs que Bacchide détenait furent rendus. Ce qu'il y a de plus singulier, mais ce qui n'est pas contraire aux mœurs de l'Orient, c'est que, de coupable poursuivi militairement, Jonathan passa sans transition au rôle de puissance officiellement reconnue. Agréé par l'autorité syrienne, Jonathan s'établit à Mikmas, à deux lieues au nord de Jérusalem, avec tous les pouvoirs du gouvernement[5]. Et le premier usage qu'il en fit, conformément aux idées d'un théocrate incorrigible, fut de faire disparaître les impies d'Israël, ce qu'il obtint sans doute par quelques supplices qui terrorisèrent les autres et les décidèrent à quitter le pays.

En réalité, pour des raisons dont nous ignorons les principales, Bacchide se brouilla avec les hellénisants sur lesquels il s'était jusque-là appuyé. Il trouva dans la bande Jonathan justement ce qu'il cherchait, des soldats aguerris par un long séjour au désert, dans le chef un esprit d'ordre et un passé qui lui promettait la pacification du pays. Le gouvernement se réconciliant avec le rebelle qu'il a poursuivi jusque-là est un des faits les plus ordinaires de l'histoire quotidienne de l'Orient. Les haines de principes en ce pays le cèdent assez vite aux nécessités changeantes de la politique et à l'intérêt.

En 152, le peu de solidité du royaume de Syrie se démontra par une nouvelle révolution, qui augmenta d'autant la force de ceux qui voulaient se déclarer indépendants. Un intrigant nommé Bala, qu'on donnait pour le fils d'Antiochus Épiphane, se fit proclamer par la garnison d'Acre. Jonathan sut habilement profiter de la guerre assez longue qui s'ensuivit pour se faire octroyer par les deux souverains des augmentations de pouvoir. Démétrius lui accorda la permission de lever des troupes et de reprendre les otages que Bacchide avait fait enfermer dans Akra. Jonathan entra dans Jérusalem, où l'autorité asmonéenne avait cessé d'exister en fait depuis dix ans, leva des troupes, se fit livrer les otages. La terreur y reparut avec lui ; tout ce qui avait été opposé à la révolte dut fuir pour éviter la mort. La citadelle d'Akra et la place de Bethsour restaient seules aux Syriens. Là il y eut d'énergiques résistances. Les apostats et les hellénistes transfuges étaient renfermés dans ces épais murs et craignaient pour leur vie s'ils tombaient entre les mains de Jonathan.

Bala, de son côté, cherchait à enchérir sur son rival. Il envoya à Jonathan une lettre ou il l'appelait son frère, lui offrait. son amitié, lui demandait la sienne, lui donnait le souverain pontificat, lui annonçait l'envoi d'une robe de pourpre et d'une couronne d'or. Au reçu de la lettre, Jonathan revêtit la robe pontificale, pour officier à la fête des tabernacles, qui allait commencer. Il ne perdit pas de temps non plus pour rassembler une armée et se faire fabriquer des armes. Le fait était accompli. Ce que n'avait pu le courage de Juda Macchabée, les divisions du royaume de Syrie le réalisèrent. Jonathan, vers la fin de 152, est à très peu de restrictions près, souverain de la Judée[6].

La dignité de grand-prêtre, en effet, était bien celle qui pouvait rallier toutes les dissidences du peuple juif, devenu étranger à l'idée de la royauté. La suite montra que c'était là un mal énorme. La dynastie asmonéenne périt par ce cumul contre nature du pouvoir militaire et du pouvoir sacerdotal. C'était là, d'ailleurs, un manquement formel à la Loi, qui exigeait que le grand-prêtre fût de la famille d'Aaron. Mais, au temps où nous sommes, aucune autre solution n'était possible. Depuis la mort d'Alcimus, il n'y avait pas eu de grand-prêtre. Il est douteux qu'Alcimus fût di la vieille race sadokite ; en tout cas cette race n'occupe plus le pontificat après lui ; elle est remplacée par la race fondée par l'héroïsme de Mattathiah. Le fils d'Onias III n'avait jamais été reconnu en Judée. Ce dernier des Sadokites eut alors une idée singulière (150 av. J.-C.) ; ce fut de se faire concéder par le roi d'Égypte la permission de bâtir un temple semblable à celui de Jérusalem[7] à Léontopolis, dans le nome d'Héliopolis[8], conformément à un passage d'Isaïe[9], qu'il entendait à sa guise. Ce projet puéril n'eut qu'un très médiocre succès. Jérusalem était indétrônable. Le petit pastiche égyptien vécut cependant, comme tous les établissements religieux auxquels sont attachées des questions pécuniaires, jusqu'au Ier siècle de notre ère.

Démétrius fit à Jonathan des offres supérieures encore à celles de Bala ; mais, peu après, il fut vaincu et tué. Jonathan figura fastueusement, à Acre, aux noces de Bala et de la fille de Ptolémée Philométor (printemps de 150). Ainsi le courage de Macchabée et de tant de héros juifs n'avait servi qu'à donner un comparse de plus à un monde ignoble. La vie que menait Bala en Phénicie était la chose la plus honteuse qu'on eût vue jusque-là. Puis les compétitions, les trahisons se croisent de toutes parts : on se disputait les lambeaux d'un monde qui n'en valait vraiment pas la peine. En 148, Démétrius II, fils de Démétrius Ier, se proclame roi de Syrie, avec une armée de mercenaires crétois. Jonathan fut fidèle à Baia, fit pour lui une assez belle campagne sur Jaffa, et se donna un vrai plaisir de Juif, celui de détruire le temple de Dagon[10]. Il gagna à la Judée, dans tous ces marchandages, l'ancienne ville philistine d'Ékron. Profitant des troubles du temps, il avait son idée fixe, qui était de faire passer l'autonomie d'Israël à travers les fentes d'un monde qui se disloquait de toutes parts.

La citadelle de Jérusalem, toujours aux Syriens, était l'épine qui lui perçait le cœur. Il pensa que l'état d'anarchie où l'on était permettrait tout, et il entreprit le siège de la citadelle avec tous les moyens poliorcétiques du temps[11]. Les apostats ou modérés, qui y avaient leur refuge, se virent perdus et prévinrent Démétrius II. L'audace de Jonathan, en cette circonstance, faillit le perdre. Démétrius, irrité, se rendit en hâte à Acre, ordonna à Jonathan de lever le siège et le manda près de lui. Jonathan fit suspendre les opérations[12], et alla, avec un cortège de prêtres et d'anciens, affronter le danger. Il apportait aussi avec lui de grandes quantités d'or et d'argent, ainsi que des cadeaux superbes. Cet or et ces cadeaux eurent leur plein effet ; Jonathan gagna les bonnes grâces de Démétrius II, qui lui confirma son pontificat, et lui accorda tout, excepté cependant l'évacuation d'Akra. Trois districts de la Samarie, Aphéréma[13], Lydda et Ramathaïm, furent annexés à la Judée ; l'impôt de tous ces pays fut capitalisé pour trois cents talents. Ces malheureux souverains Séleucides ne se soutenaient que par des mercenaires. Ils étaient dans de perpétuels besoins d'argent. Il est curieux que, quinze ans après les plus affreux désastres, l'argent abondait déjà à Jérusalem.

On voit que Jonathan, bien que vassal des Séleucides, est vraiment, à l'heure qu'il est (145 av. J.-C.), un souverain national, un ethnarque, traitant pour sa nation, agissant pour elle, veillant à son agrandissement. Le royaume séleucide allait de honte en honte. Comme aucun sentiment national ne se cachait sous ce triste empire, tout se bornait à soudoyer des armées d'étrangers, prêtes à toutes les défections. Jusqu'à Démétrius II, les prétendants avaient dû se couvrir d'un titre séleucide plus ou moins authentique. Maintenant cela ne sera plus nécessaire. Un certain Diodote surnommé Tryphon, né à Apamée sur l'Oronte, capable de tous les crimes, aspira à la souveraineté. Il se recommanda d'abord d'un Séleucide, vrai ou prétendu tel. Profitant d'un mécontentement de soldats licenciés, il suscita un prétendant à Démétrius II ; c'était un jeune fils de Bala (Antiochus VI). Il y eut alors un feu croisé d'intrigues indéchiffrables. A ce miment même, Jonathan renouvelait ses  tentatives auprès de Démétrius II pour se débarrasser des garnisons syriennes d'Akra, de Bethsour. Démétrius consentit à tout, à condition que Jonathan lui procurât les renforts dont il avait besoin. Les habitudes militaires avaient fait tant de progrès parmi les Juifs que Jonathan put envoyer à Antioche trois mille soldats fort solides. Ces trois mille Juifs tombèrent justement au milieu de l'émeute. Les gens d'Antioche étaient en train de renverser Démétrius II ; les Juifs arrêtèrent la révolution ; Démétrius fut maintenu pour l'instant. Les soldats juifs rentrèrent à Jérusalem chargés de butin. Démétrius, à ce qu'il parait, manqua odieusement à sa parole. Loin de témoigner sa gratitude à ceux qui lui avaient conservé son trône, il revint sur toutes ses promesses et se comporta au plus mal avec Jonathan. Celui-ci se crut de la sorte délié de ses engagements. Il se rallia à Antiochus VI, et reçut de lui la confirmation de tous ses titres et privilèges. Son frère Simon fut fait gouverneur militaire du pays depuis l'échelle des Tyriens[14] jusqu'à l'Égypte.

La grande ardeur de Jonathan le mettait au-dessus de tous les déboires ; jamais il ne montra plus d'activité qu'à ce moment où déjà l'âge devait commencer à se faire sentir à lui. Ascalon, Gaza, Damas le virent toujours victorieux. A Kadès de Galilée, il tomba sur un corps de soldats de Démétrius, qui faillirent lui faire perdre en une heure tous les résultats de sa vie laborieuse. L'aventure n'était pas chose nouvelle pour lui. Il put regagner Jérusalem ; mais les circonstances étaient telles eu Orient que personne, en ces temps troublés, n'était sûr d'une heure de repos. Une autre fois, nous le trouvons guerroyant du côté de Hamath et de l'Éleuthérus, puis faisant une razzia chez les Arabes Zabdéens[15], après laquelle il vint à Damas vendre le butin qu'il avait fait. Simon, pendant ce temps, profitant de l'anarchie universelle, prit le refuge de Bethsour. Les Juifs du parti helléniste qui s'y trouvaient furent chassés du pays. On purifia les lieux et on y mit des Israélites de la stricte observance[16]. Simon fit ensuite une expédition du côté d'Ascalon et de Jaffa, sous prétexte d'enlever ces villes aux soldats de Démétrius, en réalité pour les prendre. Il y plaça des garnisons juives et fortifia Hadida, prés de Modin.

L'État juif, quoique vassal encore, devenait en réalité fort sérieux. Jonathan put songer aux Romains, qui faisaient à ce moment tant parler d'eux dans le monde ; il semble cependant que les relations des Asmonéens avec Rome, relations qui ne leur donnèrent sur ce peuple que des connaissances bien imparfaites, ne commencèrent que plus tard[17]. Sur toutes les questions importantes, Jonathan consultait les notables. Il délibéra, en particulier, avec eux de la construction de places fortes en Judée, de l'exhaussement des murs de Jérusalem, et de l'élévation d'un grand mur qui séparerait entièrement la ville et Akra, et empêcherait tout commerce entre elles. Ne pouvant prendre Akra, Jonathan cherchait à l'isoler, à lui couper les vivres. Quand on voulut toucher aux vieilles constructions, au moins du côté du ravin, on les trouva mauvaises ; elles s'écroulèrent.

Nous ne savons pas pourquoi, mais la chose est sûre : à partir d'un certain moment, Tryphon regarda Jonathan comme son plus dangereux ennemi. Il essaya de lui dresser un guet-apens. Il l'invita à venir à Bethséan ou Scythopolis. Jonathan vint en force. Par divers prétextes, Tryphon réussit à le séparer de son armée, l'entraîna vers Acre, lui promit de lui donner cette ville. Jonathan eut la faiblesse de céder ; il entra dans Acre avec mille hommes. On eut facilement raison de ces mille hommes, et le vieux chef d'Israël tomba dans une captivité dont il ne sortit plus (143 av. J.-C.).

Ainsi finit la carrière d'un des hommes de guerre les plus habiles et les plus braves du ne siècle. En Jonathan, ce n'est pas le croyant, ce n'est pas le patriote, ce fut le chef de bande, à la façon arabe, qui réussit. En prenant part à toutes les querelles, en se portant adroitement du côté qui était décidé à sacrifier sans vergogne tous les droits de l'État à ses intérêts privés, il arrivait à son but, qui était vraiment patriotique, mais qu'il n'eût pas atteint sans la faiblesse intérieure où était tombé l'empire séleucide. L'État juif fut créé par les divisions intérieures de l'État séleucide. Mais Jonathan mérita réellement son titre de fondateur dynastique ; il s'exposa toute sa vie à la mort ; il eut toujours en vue le bien de son parti et, quand ce parti fut devenu une nation, le bien de la nation, dont il poursuivit l'agrandissement à travers les aventures les plus variées. Sa moralité était au niveau de la moralité moyenne de son temps, ce qui n'était pas dire grand'chose. Son âme paraît avoir été peu religieuse ; il était fanatique et cruel par les nécessités de son rôle. Naturellement, sa perte fut vivement sentie ; il fut aussi pleuré que Juda Macchabée.

 

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

 

 

 



[1] I Macchabées, IX, 68.

[2] I Macchabées, IX, 68 et suiv.

[3] Voir Fritzsche, Handb., I Macchabées, p. 144.

[4] Site incertain. Josèphe substitue Beth-Hogla.

[5] I Macchabées, IX, 73.

[6] I Macchabées, X, 1 et suiv. ; Josèphe, Ant., XIII, I et suiv. Les titres qui lui sont donnés sont ceux de στρατηγός et μεριδάρχης.

[7] Josèphe, Ant., XIII, III, 1-3 ; B. J., I, I, 1 ; VII, X, 2-4, Mischna, Menahoth, XIII, 10.

[8] Sur le site, voir Schürer, II, p. 545, note.

[9] Ch. XIX, 18 et suiv.

[10] Beit-Dedjan, entre Jaffa et Ramleh (I Macchabées, X, 84).

[11] I Macchabées, XI, 20 et suiv.

[12] I Macchabées, XI, 23.

[13] Probablement l'Éphraïm de Jean, XI, 54.

[14] Le cap Blanc.

[15] Le Nahr Zebdani.

[16] Cf. I Macchabées, XIV, 7, 33.

[17] I Macchabées, XII, 1 et suiv. Ils croyaient qu'il n'y avait qu'un consul, etc. ! La correspondance des Juifs avec les Spartiates (I Macchabées, XII, 6-18, 19-23 ; II Macchabées, V, 9 ; Josèphe, Ant., XII, IV, 10 ; XIII, V, 8 ; Steph. Byz., au mot Ίουδαία) est également une fabrication du temps du 1er livre des Macchabées. Cf. I Macchabées, XIV, 16 et suiv.