HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE PREMIER. — ARRIVÉE DES CARAVANES DE RETOUR À JÉRUSALEM.

 

 

Les diverses caravanes qui ramenaient Israël à son acropole ruinée rentrèrent sûrement à Jérusalem par le Nord, refaisant à l'inverse la voie douloureuse que les captifs avaient suivie, soixante-cinq ans auparavant, sous le fouet de Nabuzaradan. La tristesse et la joie de ces pieux émigrants, en voyant abîmée dans la désolation la cité de leurs rêves, furent sans doute une de ces impressions qu'une nation n'oublie pas, surtout quand elle n'a pas de rhéteur pour les gâter. La ville n'offrait d'intact que les fondements, à côté desquels gisaient épars les blocs descellés des murs, du temple et des palais[1].

Un intervalle d'un demi-siècle est peu de chose pour des ruines en grands matériaux, et sans doute les chefs du retour trouvèrent Jérusalem à peu près dans l'état où l'avaient laissée les Assyriens. Une ville détruite ne disparaît réellement que quand on la rebâtit, ou que l'on bâtit près d'elle. Les constructions légères des maisons privées avaient seules disparu. Il semble que les ruines mêmes étaient restées entièrement désertes[2]. Mais la campagne des environs était habitée ; les petites villes de Juda et de Benjamin offraient des moyens d'existence. La masse des émigrants essaya de se fixer dans cette banlieue, où, depuis l'assassinat de Godolias, un peu d'ordre avait réussi à s'établir[3].

Les nouveaux venus, à ce qu'il paraît, furent mal accueillis. Dès le lendemain de leur arrivée, ils se sentirent entourés d'ennemis[4]. Les villages, dont Josias avait détruit le culte, étaient probablement redevenus iahvéistes à l'ancienne manière, c'est-à-dire qu'on sacrifiait sur les hauts lieux et qu'on ne s'interdisait aucun de ces cultes molochiques, astartiques et adoniques, dont tout le monde en Syrie admettait l'efficacité. Les piétistes, dont les idées avaient fait tant de progrès durant la captivité, mis face à face avec de vieux coreligionnaires arriérés, se trouvaient à peine de la même religion qu'eux. Leur ascendant finit, cependant, par l'emporter, et bientôt il y eut autour de Jérusalem de nombreux villages juifs. La colonie d'Esdras profita plus tard à ces mêmes localités. De ces différentes couches de colonies se formèrent des tenues juifs assez forts, à Jéricho, à Gabaon, à Mispa, à Zanouah, à Beth-haccarm, à Beth-Sour, à Qeilah[5]. A Teqoa, la communauté juive était nombreuse ; elle paraît avoir toujours montré une certaine appréhension à l'égard de la prépondérance de Jérusalem. Le sud de la Judée avait été pris par les Édomites[6] ; la ville d'Hébron, cependant, paraît n'être jamais sortie complètement du cercle israélite[7].

La misère, en ces premiers temps du retour, dut être horrible. Pas de maisons ; pas de terres à cultiver ; les ressources apportées de Babylonie s'épuisaient chaque jour. La situation politique, avec un péha persan pour chef, devait être des plus humbles. Il ne semble pas que Zorobabel eût une juridiction locale bien définie. Il était chef de famille religieuse, millat-pasch, comme on dit encore dans l'empire ottoman. Les terres ne furent nullement rendues à leurs anciens propriétaires. Les ennemis d'Israël s'étaient emparés de presque toutes. Pas de commerce, pas de luxe à desservir. Les gens de peu de foi durent souvent envier le sort de ceux qui étaient restés en Mésopotamie.

Par surcroît, les moyens de culture intellectuelle et morale étaient médiocres. Les écrits d'Aggée et de Zacharie, dont nous parlerons bientôt, feraient croire que les organisateurs du retour rapportèrent peu de livres avec eux. Un homme sans originalité, lisant les vieux auteurs, eût composé quelque chose de moins faible que ces deux rouleaux, qu'on peut regarder comme contenant les derniers soupirs du génie hébreu expirant. Les œuvres qui s'adressaient au peuple, comme les deux prophéties précitées, avaient quelque chose de rude, d'incorrect, de grossier. Au contraire, les élégiaques du temps gardaient toute l'habileté littéraire des poètes de la captivité. Plusieurs psaumes, et des plus exquis, paraissent être de cette époque[8].

Quand Iahvé ramena les captifs de Sion[9],

Nous fûmes comme des gens qui rêvent.

Le rire éclata dans notre bouche,

Et l'allégresse ruissela de notre langue.

Car alors on se dit parmi les nations :

Iahvé a fait de grandes choses à propos de ces gens.

Oui, Iahvé a fait de grandes choses à notre propos ;

Immense est notre joie.

Soulage, ô Iahvé, notre misère,

Sois pour nous ce qu'est un ruisseau dans les déserts du Sud.

Ceux qui ont semé dans les larmes

Récoltent dans la joie.

Ils allaient tristes, jetant leurs graines ;

Ils viendront, rayonnant de joie, portant leurs gerbes dans leurs mains.

ou encore :

Ceux qui ont leur confiance en Iahvé seront comme Sion[10] ;

Ceux qui demeurent à Jérusalem ne seront jamais ébranlés[11].

Jérusalem a une ceinture de montagnes ;

Ainsi Iahvé entoure son peuple, désormais, pour toujours.

Iahvé n'abandonnera pas le patrimoine des justes au bâton du méchant,

Ce qui porterait les justes à se livrer au mal.

Fais du bien aux bons, Iahvé,

A ceux qui pratiquent la droiture du cœur.

Ceux qui aiment les voies détournées, au contraire,

Que Iahvé les traite comme des artisans d'iniquité.

Paix sur Israël[12] !

Quelquefois Jérusalem et le psalmiste échangeaient entre eux des angoisses, des inquiétudes, des soupirs touchants.

JÉRUSALEM.

J'ai levé les yeux vers les montagnes[13]

Pour voir d'où me viendrait le secours.

Mon secours vient de Iahvé,

Qui a fait le ciel et la terre.

CHŒUR.

Il ne permettra pas que ton pied chancelle ;

Celui qui te garde ne s'endormira jamais ?

LE PSALMISTE.

Non, il ne s'endormira jamais

Celui qui veille sur Israël.

CHŒUR.

C'est Iahvé qui te garde ;

Iahvé est à ta droite pour te sauver[14].

De jour, le soleil ne t'atteindra pas[15],

Ni la lune pendant la nuit.

Iahvé te préservera de tout mal,

Que Iahvé garde ta vie

Que Iahvé te protège en tous tes actes,

Désormais et durant l'éternité[16] !

Un fait immense était accompli. Ce prodigieux retour, opéré à travers des difficultés terribles, fut comparé à l'exode de la mer Rouge. On y vit un miracle, une nouvelle manifestation du Dieu tout-puissant en faveur d'Israël[17]. On supposa les païens frappés d'admiration devant un tel prodige[18]. Un Dieu qui soigne à ce point ses petits n'appelle que soumission et piété. Renouveler les révoltes du désert eût été folie. Plus de trace des anciennes hardiesses. Une docilité à toute épreuve, un ritualisme fervent[19], avaient remplacé la mâle religion des temps anciens. L'ère de la piété commençait. La piété juive devait être l'origine de la piété du monde. C'est par la piété qu'Israël allait accomplir son extraordinaire destinée et, sans dogmes, sans théologie, sans spéculations abstraites, créer la religion de l'univers.

 

 

 



[1] Isaïe, LVIII, 12 ; LX, 15.

[2] Isaïe, endroits cités.

[3] Les pièces relatives aux temps du retour sont contenues dans les six premiers chapitres d'Esdras. Ces six premiers chapitres sont composés de deux documents, l'un (A), de vraie valeur historique, s'étendant de II, 1, à IV, 5, puis de VI, 14, à VI, 22, — l'autre (B), plein de pièces apocryphes, comprenant le ch. I, puis ce qui s'étend de IV, 6, à VI, 13. Le compilateur de B avait sous les yeux les prophéties d'Aggée et de Zacharie et il leur emprunte sa chronologie. L'auteur des Mémoires de Néhémie (ch. VII) a pris au document A sa liste des émigrants, en y introduisant des variantes. De plus, le morceau Néhémie, XII, 1 - XIII, 3, intercalé dans les mémoires de Néhémie, a repris aussi cette liste avec des modifications. Le passage de l'hébreu à l'araméen (IV, 8) et le retour à l'hébreu (VI, 19) n'ont pas de signification critique. Comme pour le verset araméen de Jérémie et pour la partie araméenne de Daniel, c'est là un simple accident de copiste. Après la confection des livres d'Esdras et de Néhémie tels que nous les avons, par l'auteur des Chroniques, un copiste, à partir de IV, 8, a pris le targum au lieu de l'original, à cause du mot ארטיה. Il a préféré au texte hébreu ce qu'il regardait comme l'original araméen de la pièce (Comparez Daniel, II, 4). En d'autres termes, ni dans Jérémie, ni dans Esdras, ni dans Daniel, le passage à l'araméen et le retour à l'hébreu ne sont amenés par des coupes intrinsèques, provenant de la diversité des documents ; ce sont de simples hasards, en vertu desquels, pour certains passages, le targum nous est parvenu au lieu de l'original.

[4] Esdras, IV, 1. Comparez Ps. CXX, CXXI, CXXIV, etc.

[5] Néhémie, ch. III.

[6] Ézéchiel, XXXV, 10 ; III Esdras, IV, 50.

[7] I Macchabées, V, 65.

[8] Par exemple, Ps. XXXIII, XCV, XCVI, XCVIII, CXXIV, CXXVI et plusieurs autres.

[9] Ps. CXXVI.

[10] Ps. CXXV.

[11] La leçon des anciennes versions est préférable. ירושלם était répété deux fois.

[12] Mots peut-être ajoutés pour l'usage liturgique.

[13] Ps. CXXI.

[14] Lisez יצילך.

[15] De ses influences malignes.

[16] Comparez encore Ps. CXXIII, CXXIV.

[17] Voir les Ps. XCV-C, CXXVI. Comparez Deutéro-Isaïe, LII, 14 et suiv. ; LVII, 2 ; LXVI, 19 et suiv.

[18] Ps. CXXVI, 2-3.

[19] L'analogie avec le ritualisme anglais est frappante.