RELATIONS POLITIQUES ET COMMERCIALES DE L’EMPIRE ROMAIN AVEC L’ASIE ORIENTALE

 

PARAGRAPHE TROISIÈME

RELATIONS DE L’EMPIRE ROMAIN AVEC L’ASIE ORIENTALE, DEPUIS LA MORT D’AUGUSTE JUSQU’AU RÈGNE DE JUSTINIEN. - TRAJAN, AURÉLIEN ET ZÉNOBIE. - LE GRAND CONSTANTIN. - LE GRAND THÉODOSE, ETC.

 

 

La politique inaugurée par Auguste fut suivie par ses successeurs, et le commerce avec l’Inde gagna encore en activité. On a vu que Pline se plaignait des sommes énormes qu’un commerce qui consistait surtout en objets de luxe ou de fantaisie, coûtait de son temps à l’empire.

On sait que les navires romains ne s’avançaient pas jusqu’à l’île de Ceylan. Cette île était au pouvoir d’un prince bouddhiste. Par sa position au milieu des mers orientales, il semble qu’elle aurait dû être le centre du commerce de l’Orient et de l’Occident. Pline nous apprend que, sous le règne de Claude, un affranchi au service d’un personnage qui remplissait pour les Romains le rôle de fermier des droits du gouvernement, dans un port de la mer Rouge, fut emporté par les vents jusque sur les côtes de l’île. Comme il avait de la peine à se faire entendre, il consacra les six premiers mois à étudier fa langue du pays. Ensuite on le conduisit au roi, et le prince lui adressa des questions sur l’empire romain dont la réputation remplissait alors l’univers. A la suite des réponses de l’affranchi, le [p. 218] roi envoya un député à l’empereur, sans doute pour l’engager à établir un comptoir dans l’île. Pline ne manque pas de parler des navires chinois qui dès lors fréquentaient ces parages[1].

Sous le règne de Néron, pendant que Corbulon se trouvait en Arménie, chargé de régler un différend entre le gouvernement romain et le roi des Parthes, les Hyrcaniens, qui avaient levé l’étendard de l’indépendance, se mirent en rapport avec le général romain. La distance n’était pas grande entre les frontières romaines et l’Hyrcanie ; mais lorsque les députés voulurent retourner dans leur pays, sachant qu’ils étaient observés par les Parthes, ils craignirent de suivre la route ordinaire. Alors, d’après ce que nous apprend Tacite, Corbulon fit conduire les députés dans un port de la mer Rouge[2]. Là, sans doute, ils s’embarquèrent pour les bouches de l’Indus, d’où remontant ce fleuve, ils traversèrent la Bactriane.

A cette époque les communications de l’empire romain avec l’Inde étaient devenues très faciles. Sénèque, qui écrivait dans le moment même, et qui était en position de connaître l’état des choses, dit qu’un voyage des côtes de l’Espagne dans l’Inde, quand le vent était favorable, était une affaire de quelques jours[3]. En effet le départ d’Égypte et l’arrivée [p. 219] dans l’Inde pouvaient se faire à peu prés à jour fixe. Pour le trajet de l’Espagne en Égypte, tout dépendait de la direction du vent.

Dion Chrysostome, qui, après la mort de Néron, se trouvait à Alexandrie au moment où Vespasien venait d’être proclamé empereur, dit, en parlant du mouvement commercial qui régnait dans cette ville, y avoir vu des marchands bactriens, scythes, persans et indiens[4]. Puisqu’il y avait des marchands bactriens à Alexandrie, il devait y avoir des marchands romains dans la Bactriane.

En ce qui concerne les étrangers qui accouraient à Rome de toutes les parties du monde, on trouve dans l’opuscule intitulé Des spectacles et attribué à Martial, ce morceau adressé à Domitien : Ô César, quelle est la nation assez lointaine, assez barbare, qui n’ait à Rome pour l’admirer un représentant ? Le montagnard du Rhodope et de l’Hémus, cher à Orphée, est ici ; on y voit le Sarmate qui s’abreuve de sang de cheval, l’Éthiopien qui boit les eaux du Nil à sa source, et l’homme dont les flots de la mer la plus reculée battent les rivages. L’Arabe nomade et l’Arabe sabéen y accourent ; le Cilicien s’y arrose des parfums de son pays. Le Sicambre aux cheveux tressés et bouclés s’y rencontre avec l’habitant des régions tropicales aux cheveux crépus. Mille langues différentes s’y parlent ; mais [p. 220] tous ces peuples n’en ont qu’une pour vous nommer, ô César, le père de la patrie[5].

L’ordre des dates nous amène à parler d’un grand mouvement qui s’opéra alors dans la politique chinoise, mouvement dont le bruit retentit dans toutes les provinces de l’empire romain.

On se rappelle que, dans le cours du siècle qui précéda immédiatement notre ère, le gouvernement chinois, à l’occasion de l’émigration des Yuetchi sur les bords de l’Oxus, avait fait marcher une armée à travers la Tartarie, et que son autorité s’établit d’une manière plus ou moins directe jusqu’au Iaxarte et jusqu’aux environs de la mer Caspienne. A la suite de troubles intérieurs, le nom chinois perdit de son prestige, et presque toutes les tribus tartares recouvrèrent leur indépendance. Mais, vers l’an 8o de l’ère chrétienne, l’ordre s’étant rétabli dans le Céleste Empire, le mouvement chinois reprit avec [p. 221] une nouvelle activité, et les Chinois ne songèrent à rien moins qu’à étendre leur domination jusqu’aux frontières romaines.

Voici ce que Klaproth dit dans ses Tableaux historiques de l’Asie (p. 66) : L’an 80 de J.-C. Pan-tchao, un des plus grands capitaines que la Chine ait produits, se porta vers l’occident, et reprit le royaume de Kachgar, qui s’était détaché de l’alliance chinoise. Après ce premier succès, il se renforça de vingt mille hommes pour aller attaquer le royaume de Khouei-thsu[6]. Cette guerre ne fut pas aussi facile à terminer que les précédentes. Depuis que Pan-tchao avait pénétré dans les pays occidentaux, il n’était encore parvenu à rendre tributaires de la Chine que huit de ces royaumes. C’est pourquoi il résolut, l’an 94, de déployer une plus grande force militaire. Il assembla les troupes de ces huit royaumes, et, avec leur secours, il passa les montagnes neigeuses de Tsoung-ling pour attaquer le roi des Yue-tchi (le roi de la Bactriane, allié des Romains), qu’il fit mourir. Celui de Khouei-thsu, s’il n’éprouva pas le même sort, fut du moins forcé comme les autres de faire sa soumission.

La défaite totale des Hioung-noû du nord (de la Tartarie), effectuée par le général chinois Touhian, et la soumission entière de ce que nous appelons la petite Boukharie, permirent à Pan-tchao de pousser ses conquêtes jusqu’à la mer Caspienne. Il [p. 222] soumit plus de cinquante royaumes, dont il envoya les héritiers présomptifs à la cour de l’Empereur, pour y rester en otage et demeurer garants de la fidélité de leurs compatriotes. L’an 102 de J.-C., il nourrissait même le projet d’entamer l’empire romain-, mais le général à qui il avait confié cette expédition se laissa décourager par les Persans, qui lui représentèrent son entreprise comme très longue et périlleuse, et il revint sur ses pas.

Précisons ce qui, dans ces mouvements prodigieux, intéressait réellement Rome. Abel Rémusat, dans son mémoire sur l’extension de l’empire chinois du côté de l’occident[7], a parlé des conquêtes de Pan-tchao et de ses projets gigantesques. Mais il ne paraît pas croire qu’en ce qui concerne les Romains, il s’agît d’autre chose que de l’établissement de rapports diplomatiques. Voici ce que dit Abel Rémusat : En moins de trois ans Pan-tchao se rendit maître de toute la Tartarie. Il reçut même la soumission des Tadjiks (Persans), des A-Si (Parthes) et de tous les peuples qui habitent jusqu’aux bords de la mer[8]. La neuvième année, Pan-tchao envoya le général Kan-ying visiter la mer d’occident, et son voyage procura à la Chine une foule de connaissances qu’on n’avait pas eues sous les précédentes [p. 223] dynasties. On recueillit alors des détails exacts sur les mœurs, les productions, les traditions, les richesses d’un grand nombre de contrées. L’intention de Pan-tchao était que Kan-ying pénétrât dans le grand Thsin (l’empire romain) ; mais quand ce général fut arrivé sur les bords de la mer occidentale, les Tadjiks, chez lesquels il se trouvait, lui représentèrent que la navigation qu’il allait entreprendre était fort périlleuse : suivant les récits qu’ils lui firent, il fallait, par un bon vent, deux mois pour traverser la mer : pour le retour, si l’on n’était pas favorisé des vents, il fallait mettre deux ans ; de sorte que les navigateurs qui voulaient aller dans le grand Thsin avaient coutume de prendre des provisions pour trois ans.

Les objections qu’on fit à Kan-ying avaient peut-être été exagérées, afin de le détourner de ce voyage ; peut-être elles furent inventées par lui afin de justifier sa désobéissance. Quoi qu’il en soit, il serait intéressant de déterminer quelle est la mer occidentale dont les annales chinoises font mention. Abel Rémusat ne s’explique pas là-dessus. M. Pauthier croit qu’il s’agit d’un port du golfe Persique[9]. Pour moi, je prends l’expression mer occidentale dans le même sens que beaucoup d’écrivains chinois, c’est-à-dire dans le sens de mer de l’Inde, parce qu’en effet l’Inde et à plus forte raison les contrées situées à l’ouest se trouvaient à l’occident de la Chine proprement dite. D’après cela, Kan-ying, [p. 224] après avoir déposé les armes, aurait descendu l’Indus et serait arrivé dans un port situé près de l’embouchure du fleuve. Si l’on admet cette conjecture, le navire de Kan-ying aurait mis deux mois pour atteindre les côtes de l’Égypte, et il lui aurait fallu deux ans pour rentrer en Chine et permettre au général de présenter un rapport officiel à son gouvernement.

Quelques lecteurs s’étonneront peut-être de l’importance que j’attache ici au récit chinois. Quelle ne sera pas leur surprise, quand ils sauront ce que n’ont su ni Klaproth, ni Abel Rémusat, d’abord que l’invasion de la Bactriane par les Chinois n’était nullement un objet indifférent pour les Romains, et de plus que les conquêtes des Chinois étaient le sujet de tous les entretiens, et que les dames elles-mêmes prenaient part à la conversation ? En effet Juvénal, qui se trouvait alors à Rome, met en scène, dans la sixième de ses satires, une femme qui allait partout, qui se mêlait de tout, et qui l’œil en feu, les idées exaltées, se jetait à la tête des soldats, disant qu’elle leur apportait des nouvelles de Chine (vers 399 et suiv.). Juvénal parle aussi d’une femme qui, au lieu de s’occuper des soins de son ménage, [p. 225] passait son temps à la lecture des journaux (vers 484) ; or sans doute les journaux tenaient le public au courant des nouvelles de la Chine, aussi bien que de celles des autres pays.

Abel Rémusat dit, à la même occasion, que l’Inde entra en rapport avec le Céleste Empire. L’Inde était dès lors remplie d’objets de curiosité et de marchandises venues de l’empire romain. Les auteurs chinois mettent ces raretés et les productions du sol de l’Inde au nombre des principaux objets du commerce qui se faisait alors dans les contrées de l’Asie orientale[10]. La remarque d’Abel Rémusat s’accorde avec ce qui a été dit dans le paragraphe précédent.

Les événements que je viens de rapporter coïncident avec les règnes de Domitien, de Nerva et de Trajan. En ce qui concerne Domitien, les récits du temps ne tarissent pas sur la cruauté et la lâcheté de ce prince. S’il se fit décerner plusieurs fois les honneurs du triomphe, ce fut moins pour avoir vaincu les ennemis de l’empire que pour avoir acheté leur tranquillité. Néanmoins, les idées de monarchie universelle étaient alors à Rome aussi vivantes qu’au temps d’Auguste. Il nous reste à ce sujet deux témoignages contemporains. A propos du dix-septième consulat de Domitien, le poète [p. 226] Stace lui adresse des félicitations clans lesquelles on remarque ces mots placés dans la bouche du dieu Janus : Tu remporteras mille trophées : permets-nous seulement de te décerner les triomphes. Reste à soumettre la Bactriane, reste Babylone, qui n’est pas encore tributaire. Le laurier de l’Inde n’est pas encore sur le sein du dieu du Capitole ; les Arabes, les Sères ne demandent pas encore grâce[11].

D’un autre côté Silius Italicus, homme consulaire, dans son poème des guerres puniques, après avoir célébré les hauts faits de l’empereur Vespasien et de son fils aîné Titus, fait ainsi parler Jupiter à Domitien : Et toi Germanicus (c’est-à-dire vainqueur de la Germanie), redouté du blond Batave dès ton adolescence, tu surpasseras les exploits de tes prédécesseurs. Que les flammes du Capitole (au milieu desquelles tu as failli périr) ne t’épouvantent pas. Tu échapperas à ce détestable incendie pour le bonheur de l’humanité ; car une longue carrière te reste à parcourir près de nous. La jeunesse guerrière du Gange mettra à tes pieds ses arcs détendus. Les Bactriens te présenteront leurs carquois vides. Vainqueur à la fois des peuples de l’Ourse et des peuples de l’Orient, tu entreras triomphant dans Rome, en effaçant le souvenir des exploits de Bacchus. [p. 227] En effet tu auras dominé les Sarmates, et tu auras rétabli la tranquillité sur les rives du Danube, indigné de livrer passage aux aigles romaines[12].

Jusqu’ici ces divers témoignages avaient été négligés, comme ne répondant à rien. Maintenant que le lecteur est instruit des idées de monarchie universelle qui n’avaient pas cessé de circuler à Rome depuis la bataille d’Actium, il peut reconnaître ici l’état de l’opinion publique, vers la fin du premier siècle de notre ère. Un seul point laisse de l’incertitude : la mésintelligence avait-elle éclaté entre le gouvernement romain et le roi de la Bactriane, ou bien la Bactriane avait-elle été momentanément envahie par les Chinois, et s’agissait-il de leur arracher cette conquête ? Les documents historiques qui nous sont parvenus ne nous permettent pas de rien affirmer.

Nous allons maintenant nous occuper de Trajan. Montesquieu, ayant à parler du grand Alexandre, s’arrête un moment pour demander la permission d’en parler tout à son aise[13]. Il serait bien à désirer [p. 228] qu’on pût parler à son aise de Trajan. Les grandes actions par lesquelles il signala son règne et la douceur de son caractère charmèrent et éblouirent ses contemporains. L’histoire écrite, les médailles, les monuments de divers genres, tout semblait conspirer à perpétuer son souvenir. Malheureusement les ouvrages oit il était parlé de lui ne nous sont point parvenus ou ne nous sont parvenus que par fragments. La fin de son règne manque presque complètement. Serait-ce que les vieux Romains, douloureusement affectés de sa fin lamentable, déchirèrent les dernières pages de son histoire, afin de l’ensevelir dans l’oubli ?

La poésie elle-même, qui jusqu’ici nous a fourni bien des traits importants, reste muette. Les seuls vers que j’ai rencontrés sont les vers suivants, composés par Martial, dans les derniers temps de sa vie, vers où il fait allusion aux grandes espérances qu’avaient fait concevoir les premières années du règne de Trajan- : «Déesse des nations et du monde, Rome que rien n’égale et qui n’a pas sa seconde, heureuse de l’avènement de Trajan et calculant qu’à cause de ses grandes actions, chacune des années de son règne équivalait à un siècle, admirant dans cet illustre chef la réunion de la jeunesse, du courage et des talents militaires, s’est écriée, toute fière d’obéir à un tel chef : Venez, princes des Parthes, princes des Sères, Thraces, Sarmates, Gètes et Bretons, et je vous montrerai un César[14].

[p. 229] Trajan était le fils d’un tribun de légion qui se signala à la prise de Jérusalem sous Titus. Il naquit en Espagne dans la Bétique, et dans son enfance il dut entendre plus d’une fois la voix tonnante de l’océan Atlantique. Amené à nourrir son esprit des poésies d’Horace et de Virgile, il dut se demander plus d’une fois comment, malgré les espérances données, les aigles romaines ne s’étaient pas encore avancées jusqu’à l’autre extrémité du monde. Quoi qu’il en soit, ayant embrassé la carrière de son père, il se fit remarquer de bonne heure sur les bords de l’Euphrate et sur les bords du Rhin. Dans tous les emplois qui lui furent confiés, il se montra supérieur à la tâche qui lui était imposée. Il commandait les légions de Germanie, lorsque l’empereur Nerva le choisit pour son collègue et son successeur. Trajan était trop modeste pour avoir sollicité cet honneur, ni même pour l’avoir espéré. Mais il était toujours parti de l’idée qu’honneur oblige, et du moment qu’il fut empereur, il crut que le moment était venu de donner au nom romain tout l’éclat dont il était susceptible.

Les premières années de son règne furent employées [p. 230] à abattre le roi des Daces, qui, sans égard pour la majesté de l’empire, avait la prétention de traiter d’égal à égal avec lui. Quand la guerre fut finie, il séjourna quelque temps à Rome, pour imprimer une vigueur nouvelle à la marche de l’administration. Quelques députés indiens se trouvaient alors à Rome. Des jeux publics ayant été donnés pour célébrer son triomphe sur les Daces, les députés indiens assistèrent aux jeux, assis avec les sénateurs[15].

Enfin, un ordre partait régnant dans l’empire et les préparatifs étant terminés, il pensa que le moment était venu de faire des vers d’Horace et de Virgile une vérité. Modeste comme il était, il était loin de se mettre au-dessus du grand Alexandre ; mais il était persuadé qu’un empereur romain pouvait élever ses prétentions au-dessus de celles d’un roi de Macédoine. On était alors vers l’an 112 de notre ère. Il se mit en route pour l’Orient, accompagné de troupes jusque-là invincibles, de généraux intrépides et d’ingénieurs consommés. Il ne lui manquait qu’une bonne carte géographique, une carte comme on en fait aujourd’hui.

Le grand obstacle pour pénétrer dans l’Inde, c’est l’obstacle qui avait arrêté Auguste, la présence des Parthes. Chosroes, qui régnait alors, était un prince faible qui s’humilia devant lui. Plus hardi qu’Auguste, Trajan commença par se faire remettre à la Mésopotamie et quelques provinces situées au [p. 231] delà du Tigre. On put croire un moment que, conformément au rêve de Virgile, l’Euphrate allait couler tout entier sous l’autorité romaine. Non content de cela, Trajan aurait voulu se jeter tête baissée sur l’armée parthe, et courir sans s’arrêter dans la direction de l’Indus. Délais, à mesure qu’il considérait les choses de plus prés, ses regards rencontraient cette cavalerie parthe, la lance à la main et le carquois sur l’épaule[16], qui avait fait fuir Crassus et Marc-Antoine, et pour laquelle la fuite elle-même était souvent le signal de la victoire. Trajan n’osa point s’aventurer dans une aussi vaste contrée, avant de s’y être ménagé des auxiliaires. Il changea de plan, et se dirigea vers la Mésène et la Kharacène. A son approche de Spasiné-Kharax, le prince qui régnait alors et qui se nommait Attambilus, vint à sa rencontre et lui fit hommage de ses États. Trajan se fit conduire clans Spasiné-Kharax, dont il examina les fortifications ; il visita également les bords du Tigre, dont la marée et les grandes eaux changent souvent l’aspect. Sans doute en souvenir du nom d’Alexandre, il visita l’endroit où sa flotte, conduite par Néarque, débarqua en revenant de l’Inde. Telle était son ardeur qu’un jour il ne prit pas garde à la marée, et qu’il faillit être submergé avec toute sa suite. En même temps, il appelait auprès de lui les pilotes du golfe Persique et les hommes qui avaient visité les côtes de la presqu’île de l’Inde, se faisant rendre un compte minutieux des diverses principautés entre lesquelles [p. 232] la presqu’île était partagée et des forces respectives de chaque souverain. Non content de cela, il s’embarqua sur un navire et se fit conduire jusque dans la mer de l’Inde, image en petit de l’infini[17].

Que voulait au juste Trajan ? Les témoignages nous manquent. Il est dit seulement que la présence du royaume des Parthes offusquait sa vue et que la réputation laissée par Alexandre l’empêchait de dormir ; à l’exemple d’Alexandre, il aurait voulu faire la conquête de l’Inde. Raisonnons en conséquence.

Trajan n’avait pas à se préoccuper des principautés situées dans le Guzarate et le Malabar. Ces principautés n’avaient de l’intérêt pour les Romains que par leurs produits, et sous ce rapport les Romains avaient obtenu tout ce qu’ils pouvaient désirer. La grande affaire, une fois l’empire parthe renversé, était de suivre la route tracée par Bacchus et Alexandre, et de subjuguer toute la vallée du Gange. Il dut alors se présenter une difficulté. Il était impossible de rien faire sans le concours du roi de fa Bactriane, jusque-là le fidèle défenseur de la politique romaine. Mais, d’une part, le roi de la Bactriane était en guerre avec les Chinois ; de l’autre voudrait-il aider à des conquêtes dans lesquelles ses propres États seraient absorbés ? Il se présente une autre question. Une flotte romaine croisait [p. 233] en ce moment dans la mer des Indes[18]. Trajan ne s’était-il pas réservé la faculté d’embarquer ses vétérans sur la flotte, et de faire occuper par eux les passages qui communiquent de la Perse avec la vallée de l’Indus ?

Voici encore une question : Trajan atteignait en ce moment sa soixantième année ; parvenu à une époque ou les difficultés pour arriver jusqu’au Céleste Empire étaient mieux connues qu’au temps d’Horace et de Virgile, avait-il la pensée, une fois l’Inde conquise, de s’attaquer, malgré son âge, à la Chine ? Les historiens ne disent rien là-dessus ; mais il y a lieu de croire que si Trajan ne se posa pas la question, le public se l’était posée pour lui. On a vu par un vers de Juvénal à quel point l’attention publique était excitée à Rome au sujet des Chinois.

On aperçoit clairement la pensée de Trajan dans son ensemble ; mais vouloir préciser les détails, ce serait de la témérité. Voici quel fut le résultat de tant de génie, de tarit de puissance et de si grands efforts. Quand Trajan revint de son excursion maritime, il apprit que les Parthes avaient relevé la tête, et que les Arabes nomades, excités par l’espoir d’une récompense, attaquaient les postes romains isolés. Trajan redoubla d’activité pour conjurer le danger ; mais sur ces entrefaites il tomba malade et il ne tarda pas à mourir.

[p. 234] Adrien, qui lui succéda, se hâta de traiter avec les Parthes, et pour montrer qu’il se séparait de la politique de Trajan, il rendit ans Parthes les conquêtes faites en Mésopotamie et au delà du Tigre. Il renonça aussi au territoire situé au delà du Danube, qui avait été cédé à Trajan. Ainsi le dieu Terme, qui pendant huit cent cinquante ans avait plus ou moins avancé, et qui n’avait jamais reculé, lit un pas en arrière. Si Virgile et Horace avaient vécu jusqu’au règne de Trajan, ils se seraient réjouis du début de la campagne. Mais quelle douleur après un tel dénouement ! Plus d’un Romain blâma Adrien de la politique qu’il avait inaugurée ; on peut dire à la justification d’Adrien que le règne de Trajan coïncide avec l’époque où les connaissances des Romains s’étendirent dans l’Asie orientale, et qu’on apprit que la Chine était beaucoup moins accessible qu’on ne l’avait cru jusque-là. C’est l’époque où Marin de Tyr, prédécesseur de Ptolémée, prolongeait l’Asie à l’orient d’une manière presque indéfinie. Dans tous les cas, le coup était porté, et on ne vit plus d’empereur romain aspirer à la conquête du monde[19].

[p. 235] J’ai dit qu’on ne peut pas savoir lait-il rôle joua en ce moment le roi de la Bactriane. Fait-il absorbé par une guerre avec les Chinois ? Était-il mécontent de la politique de Trajan ? Peut-être aussi il ne tarda pas à avoir à résister aux efforts des Parthes. Adrien, pendant son règne, reçut plusieurs ambassades de la Bactriane ; mais Spartien, qui nous apprend ce fait, s’exprime d’une manière qui peut se plier à toutes les interprétations. Voici ce qu’il dit : Les rois de la Bactriane envoyèrent des députés à Adrien, en le suppliant de leur accorder son amitié[20].

La politique d’Adrien fut adoptée par son successeur Antonin, et pendant tout ce règne l’empire jouit clé la paix la plus profonde. Suivant Aurelius Victor, telle était la réputation de justice d’Antonin, que les Indiens, les Bactriens et les Hyrcaniens envoyèrent solliciter son amitié[21].

C’est le moment oit les relations commerciales des Romains eurent le plus d’activité. Il faut probablement rattacher à la même époque la carte antique vulgairement appelée Carte de Peutinger, et qui est conservée à la Bibliothèque impériale de Vienne. Cette carte, dont les itinéraires conduisent jusqu’à la ville de Palibothra, sur les bords du Gange, et jusqu’aux extrémités du monde habité, donne une haute idée des relations internationales [p. 236] dans cette période. Elle fut retouchée à diverses époques ; mais le fond resta le même, et en général les changements portèrent sur des points saillants faciles à reconnaître. C’est ainsi que le nom de Byzance a fait place à celui de Constantinople. Or, d’une part on retrouve ici le nom de Spasiné-Kharax, sans qu’il soit accompagné d’aucun nom de ville fondée par les Persans, lorsqu’ils firent la conquête de la Mésène, ce qui prouve que la carte est antérieure à l’an 225 de notre ère ; de l’autre on y remarque la ville de Voloségia, qui ne fut fondée que vers l’an 60 de notre ère, et qui n’était pas assez importante pour qu’on eût ajouté son nom après coup[22]. Malheureusement l’exemplaire de Vienne n’est pas complet ; il y a même lieu de croire qu’avec le temps des fragments se sont déplacés[23].

Sous le règne de Marc-Aurèle, la guerre recommença entre l’empire romain et les Parthes, et la route qui menait par terre à la Chine fut interceptée. Comme l’usage de la soie était devenu un besoin pour les classes riches, Marc-Aurèle envoya par mer une ambassade dans le Céleste Empire, pour essayer d’une nouvelle voie. Sans doute l’ambassadeur, arrivé sur la côte du Malabar, monta sur un navire chinois. Voici ce qu’on lit dans les annales [p. 237] chinoises : De tout temps, les rois du grand Thsin (Rome) avaient eu le désir d’entrer en relation avec le Fils du Ciel ; mais les A-Si (Parthes), qui avaient .intérêt à vendre eux-mêmes les soies travaillées aux habitants du grand Thsin, mettaient leur politique à cacher la route et à empêcher la communication directe entre les deux empires. Cette communication ne commença que sous l’empereur Rouan-ti (vers l’an 166 de J.-C.), lorsque le roi du grand Thsin, nommé An-Thun, envoya une ambassade au Fils du Ciel[24].

Il est dit de plus, dans les annales chinoises, que l’ambassadeur arriva par la frontière extérieure du Jy-nan (le Tonkin), ce qui prouve que l’ambassadeur avait pris la voie de la mer, et qu’il offrit en présent des dents d’éléphant, des cornes de rhinocéros et des écailles de tortue[25]. Cette dernière circonstance a fait naître des doutes chez quelques savants, même parmi les sinologues[26]. Mais si l’on se rappelle ce qui a été dit ci-dessus (p. 208), on sera convaincu que, bien loin d’être une objection, cette circonstance est une preuve de plus, et que Marc-Aurèle, [p. 238] en envoyant ces objets au Fils du Ciel, n’avait fait que se conformer au goût du pays.

Voici une autre preuve de la réalité de l’ambassade de Marc-Aurèle, preuve à laquelle personne n’avait songé. Par suite du mystère que les Chinois faisaient des procédés employés pour produire la soie, les Romains avaient à cet égard les idées les plus fausses. Virgile, dans le deuxième livre des Géorgiques, parle de la soie comme d’une laine qui poussait sur les feuilles des arbres. Il en est de même de Pline le Naturaliste[27]. D’autres écrivains croyaient que la soie faisait partie de l’écorce[28]. La première description à peu prés exacte de la manière de produire la soie est celle qui a été donnée par Pausanias, et que nous avons déjà citée. Je ne puis rendre raison de cette circonstance qu’en supposant que Pausanias avait eu des rapports directs ou indirects avec l’ambassadeur. Il est vrai que le témoignage de Pausanias n’a pas fait un grand effet, puisque, deux cents ans après, Ammien Marcellin reproduit les vieux préjugés[29]. Mais il faut faire attention à ceci : En toute chose nous jugeons par comparaison, et nous n’émettons un jugement que lorsque, en examinant un objet quelconque, nous lui avons trouvé un terme de ressemblance. Jusque-là nous marchons pour ainsi dire au hasard[30]. Pourquoi [p. 239] les savants modernes ont-ils relevé le témoignage de Pausanias ? parce que, vérification faite, il s’est trouvé vrai. Et pourquoi avait-il passé inaperçu parmi ses contemporains ? parce que ce moyen de vérification leur manqua.

A son tour Marc-Aurèle reçut une ambassade indienne, qui paraît avoir eu dans le temps un grand retentissement. Porphyre, qui nous apprend ce fait[31], dit qu’au nombre des députés était un philosophe appelé Dandamis, dont le nom se retrouve ailleurs[32]. Il cite pour garant un personnage nommé Bardesane, de Babylone, lequel avait accompagné les ambassadeurs auprès de l’empereur. Ce Bardesane paraît être le fameux personnage de ce nom, qui était d’origine syrienne ou assyrienne, et qui joua un grand rôle parmi les hérésiarques du ne siècle de notre ère. Eusèbe, dans sa Préparation évangélique[33], a cité quelques fragments d’un traité rédigé par un des disciples de Bardesane, et les mêmes fragments ont été publiés récemment dans la version syriaque, qui est l’originale[34]. Mais le même Eusèbe nous apprend[35] que Bardesane avait composé lui-même un traité sur le destin, qu’il adressa à Marc-Aurèle, et c’est ce traité que Porphyre a mis à contribution. On y trouve un portrait des Brahmanistes [p. 240] et des Bouddhistes qui est frappant de vérité, et qui n’a pu provenir que des indigènes. Je rattache à l’ambassade indienne adressée à Marc-Aurèle certaines analogies de croyance et de pratiques religieuses entre le culte brahmaniste et le culte chrétien, qu’on aperçoit à partir de cette époque. On sait quelle est la grande dévotion des Indiens de nos jours pour un personnage romanesque appelé Krichna. D’après le Mababbarata, le culte de Krichna fut apporté dans l’Inde de la terre des Sages, par un Brahmane qui avait fait un pèlerinage à travers la mer occidentale. Depuis longtemps les savants ont été frappés des analogies qui existent entre le culte de Krichna et les dogmes du christianisme. Ce récit serait une explication de ces analogies. En même temps la légende expliquerait l’introduction en Occident de certaines croyances d’origine indienne qui se manifestent à cette époque parmi les sectes gnostiques, notamment à Alexandrie, rendez-vous des novateurs de tous les pays[36].

L’an 225 vit la chute des rois parthes qui depuis prés de cinq cents ans étaient maîtres de la Perse, et l’élévation d’une autre dynastie, la dynastie des Sassanides. Quelle joie pour les contemporains d’Auguste, s’ils avaient assisté à ce spectacle tragique ! Malheureusement pour les Romains, cette révolution eut pour eux des conséquences fatales. Ces conséquences tiennent précisément à ce qui fait [p. 241] l’objet de ce mémoire. Le chef des Sassanides était Ardeschir, autrement appelé Artaxerxés, et il se prétendait issu des Cyrus et des Darius. Voulant relever la dynastie nouvelle aux yeux des peuples, il fit entre autres conquêtes celle du royaume de la Mésène et de la Kharacène. Ce royaume, dont la politique était naturellement de rester neutre entre les Persans et les Romains, était faible par lui-même ; mais il comprenait dans ses limites les côtes occidentales et orientales du golfe Persique, c’est-à-dire précisément les lieux où se trouvaient les ports et les points de relâche pour les navires ; voilà pourquoi les rois parthes n’eurent jamais de marine. A peine Ardeschir fut-il maître de la Mésène et de la Kharacène, qu’il augmenta les anciennes places maritimes et en créa de nouvelles. Ensuite lui et ses successeurs, non contents de faire occuper toute la côte orientale du golfe Persique, envahirent toute la côte occidentale, puis la côte méridionale de l’Arabie, puis enfin la côte orientale de la mer Rouge. Les Persans, joints aux Arabes que le gouvernement mêlait habilement parmi eux, formèrent peu à peu une marine respectable. Les navires persans se montrèrent successivement dans toutes les mers orientales, d’abord comme faisant concurrence aux navires romains et éthiopiens, ensuite comme puissance prépondérante. L’influence que les Persans acquirent sur mer fut une des principales causes de la décadence et enfin de la chute totale du nom romain dans les mers orientales.

[p. 242] Le manque de témoignages nous conduit maintenant au milieu du IIIe siècle, époque où j’ai placé la rédaction du Périple de la mer Érythrée. J’ai attribué cette rédaction à un personnage du nom de Firmus, qui faisait alors un immense commerce clans les mers orientales. Ayant à sa disposition une flotte de navires, il exploitait à la fois les côtes de la mer Bouge, du golfe Persique et de la presqu’île de l’Inde. Le papyrus d’Égypte, qui servait alors de papier à écrire, était un des principaux objets de son commerce. Il en avait amassé de telles quantités qu’il se vantait de pouvoir, avec ce seul article, lever une armée[37]. Il essaya plus tard de se faite empereur, et nous reparlerons de lui alors.

Pour le moment il s’agit d’expliquer la révolution qui s’était opérée dans la vallée de l’Indus aux dépens du roi de la Bactriane, et qui, à ce qu’il paraît, n’apporta pas d’altération clans le commerce romain, puisque le personnage mis en scène dans le Périple de la mer Érythrée, remonta l’Indus absolument comme il l’eût fait auparavant.

On a vu, dans le mémoire sur le Périple, que les princes survivants de la famille des rois parthes et toutes les personnes qui s’étaient attachées à leur fortune prirent la route de l’Inde, et s’emparèrent de la partie inférieure du fleuve qui la sépare de la Perse. Quelle fût au juste l’étendue du pays que les réfugiés occupèrent, et combien d’années dura leur domination ? C’est ce que le Périple ne dit pas. [p. 243] D’un autre côté les annales chinoises, qui sont quelquefois une si utile ressource, sont très concises pour cette époque. La Chine était alors en proie à des troubles intérieurs, et les esprits étaient trop préoccupés pour faire attention à ce qui se passait au dehors. Ajoutez à cela que les écrivains chinois ne paraissent pas avoir connu les dénominations de royaume de la Bactriane et d’Indo-Scythie. Ils n’ont pas non plus eu connaissance de l’établissement des Parthes dans la vallée de l’Indus. Voici comment je propose de concilier leurs témoignages, qui, dans l’état imparfait où ils nous sont parvenus, semblent manquer de logique[38].

Le roi qui commandait aux Yue-tchi est nommé par les Chinois Ki-to-io, et il résidait clans la vallée de l’Indus. A l’approche des réfugiés parthes, il établit son fils avec des forces suffisantes dans la ville de Pouroucha-poura, qui répond à peu prés à la ville actuelle de Peichaver. Pour lui, il se retira dans la Bactriane où se trouvait le gros de la nation. Au boat de quelque temps, il repassa l’Hindoukousch et rentra dans la vallée de l’Indus. D’après cela la domination des chefs parthes n’aurait pas été de longue durée.

Il serait à désirer qu’on pût restituer le mot [p. 244] Ki-to-lo, qui probablement, en passant en chinois, a été altéré. L’auteur chinois dit que les Yue-tchi, bien que continuant la vie nomade, étaient civilisés et faisaient usage de monnaies. J’espère qu’à l’aide des médailles on parviendra à restituer au mot Ki-to-lo sa véritable forme, et qu’une fois ce pas fait, il y aura moyen de dresser la liste des rois scythes de la Bactriane, dont les noms nous sont inconnus.

D’après la grande extension que le royaume de la Larice prit, au rapport de l’auteur du Périple, à cette époque, royaume auquel on donnait le nom de royaume de Barygaze[39], il y a lieu de croire que la monarchie des Indo-Scythes avait perdu son ascendant, ou du moins que l’affaiblissement des rois indo-scythes permit aux indigènes de relever la tête. Mais au temps de Cosmas, les rois d’origine scythe qui dominaient sur la vallée de l’Indus, avaient reconquis leur ancienne suprématie.

Je suis le premier à reconnaître combien les faits que j’ai eu jusqu’ici à exposer sont rares, et à quel point ces mêmes faits sont dénués des circonstances qui en auraient accru l’intérêt ; mais il reste l’idée qui a inspiré ce mémoire, cette idée qu’à une époque où le vieux monde, privé des moyens de communication qui existent maintenant, semblait se composer de parties entièrement étrangères les unes aux autres, le bien et le mal qui atteignaient l’une d’elles réagissaient sur toutes les autres. Nous voilà [p. 245] arrivés à une situation qui est l’opposé de celle qui s’établit après la bataille d’Actium, lorsque la Chine et l’empire romain prirent chacun de leur côté une assiette régulière. L’empire chinois se trouvait affaibli, et avait perdu toute action sur les populations de la Tartarie ; l’empire romain compta jusqu’à trente tyrans et sembla sur le point de se dissoudre. Eh bien ! que le lecteur veuille bien y faire attention : alors, comme aujourd’hui, et d’un bout du monde à l’autre, tout ce qu’un peuple ressentait, les autres le ressentaient plus ou moins. C’est un spectacle qui se présente pour la première fois dans l’histoire, un spectacle dont l’idée n’était pas venue du temps des Sémiramis, des Sésostris et d’Alexandre, et qui mérite toute l’attention du philosophe et de l’historien.

En l’année 260, l’empereur Valérien, dans sa guerre contre Sapor, soi de Perse, fut attiré par trahison dans une conférence, retenu prisonnier et soumis aux traitements lés plus indignes. Sapor n’eut pas honte d’adresser aux princes ses alliés et à ses vassaux, qui l’avaient aidé dans cette guerre, une lettre en style pompeux, dans le genre des lettres que les princes orientaux ont coutume encore à présent d’écrire après une grande victoire. Parmi les personnages qui reçurent cette lettre, étaient les deux princes vassaux de la Perse, les rois de l’Arménie et du pays des Cadusiens, sur la côte sud-ouest de la mer Caspienne, et un troisième appelé Belsolus, lequel probablement régnait [p. 246] sur le pays des Ibériens, sur le versant méridional du Caucase ; les habitants de ces contrées étaient en rapport de commerce avec les populations riveraines de la mer Noire, qui dépendaient de l’empire romain, et intéressés par conséquent au rétablissement de la paix. Le régent du royaume d’Arménie, nommé Artavasde[40], fit à Sapor la réponse suivante : Je prends part à votre gloire ; mais j’appréhende que vous n’ayez moins vaincu les Romains qu’attisé le feu de la guerre. Valérien sera réclamé par son fils, par son petit-fils, par les généraux romains, par toute la Gaule, par toute l’Afrique, par toute l’Espagne, par toute l’Italie, par toutes les nations de l’0rient qui sont dans l’alliance des Romains ou sous leur domination. Vous n’avez fait prisonnier qu’un vieillard, et vous avez soulevé tous les peuples de la terre contre vous, peut-être aussi contre nous qui vous avons envoyé du secours, qui sommes vos voisins, qui souffrons toujours de vos querelles avec la république romaine[41]. D’un autre côté les princes alliés des Romains, notamment le roi de la Bactriane, celui de l’Albanie (Géorgie) et celui de la Chersonèse Taurique, qui n’avaient revu de lettre d’aucun genre, firent dire aux généraux romains de tenir bon, promettant de faire tout ce qui dépendrait d’eux pour la cause commune[42].

[p. 247] Ni le fils, ni le petit-fils de Valérien ne prirent les armes pour arracher l’infortuné monarque des mains de ses ennemis. Gallien, fils de Valérien, était un homme sans caractère, uniquement occupé de [p. 248] ses plaisirs. Bientôt il se manifesta des rébellions de tous les côtés ; quant aux provinces orientales, elles furent envahies par Sapor ; aussi l’on put croire que c’en était fait du nom romain.

Il y avait alors en Orient, parmi les populations qu’on appelait du nom de barbares, un homme brave et intelligent, qui le premier prit la défense de l’empire. C’était Odenath, chef de la ville de Palmyre. Odenath marcha contre Sapor et l’obligea à rentrer dans ses États. Comme il mourut, il fut remplacé par sa femme, Zénobie, qui possédait toutes les qualités viriles. Zénobie prit le commandement de la Mésopotamie, et tint tête à tous ses ennemis. Malheureusement elle se lassa de combattre pour la cause d’un autre, et prit elle-même le diadème. Sa prétention était de fonder un empire d’Orient, qui aurait servi de séparation entre l’empire [p. 249] romain proprement dit et la Perse. Dans cette vue, elle fit occuper la Syrie et même l’Égypte.

Qu’on juge de la situation de l’empire. En Occident il y avait presque autant d’empereurs que de provinces. En Orient, notamment dans les contrées qui font l’objet spécial de ce mémoire, la situation était encore plus fâcheuse. Les compagnies de marchands romains établies dans l’Abyssinie, l’Arabie, l’Inde, la Bactriane, ne pouvaient plus communiquer avec la capitale. En l’absence de tout témoignage positif, on peut croire que les indigènes eux-mêmes étaient dans l’angoisse. Les affaires étaient suspendues, la misère générale. Quoi ! devait-on se dire, la reine des cités, la cité qu’on nommait la ville éternelle, va disparaître à son tour !

Aux grands maux les grands remèdes. Les vieux Romains jetèrent les yeux sur un ancien soldat qui avait signalé la vigueur de son bras dans plus de cent combats. C’était Aurélien, homme violent, mais plein de patriotisme et d’un courage à toute épreuve. Aurélien sentit que le plus grand danger était clans l’audace de Zénobie. C’est par elle qu’il voulut commencer. Il rassembla les meilleures troupes, pourvut à la sûreté de Rome, puis se mit en marche vers l’Orient. Ce n’est pas ici le lieu de parler de la lutte gigantesque dont le monde frit alors témoin. Il suffit de rappeler que Zénobie fut vaincue et faite captive.

Mais alors Firmus, à qui j’ai attribué la rédaction du Périple de la mer Érythrée, Firmus qui, par suite [p. 250] de l’étendue de ses affaires, avait eu des rapports avec Zénobie, et qui vraisemblablement avait contribué à faire passer l’Égypte sous son autorité, eut l’audace de se faire proclamer empereur dans l’antique patrie des Pharaons. Manquant probablement de soldats, il traita avec les Arabes nomades, et avec des populations barbares qui, sous le nom de Blemyes, étaient établies au sud de l’Égypte[43].

Aurélien était alors occupé à restaurer l’autorité romaine clans les provinces orientales de l’empire. Il ne donna pas à Firmus le temps d’asseoir son pouvoir. Firmus fut vaincu et mis à mort. L’exaltation d’Aurélien était extrême. Ce qui l’indignait le plus, c’est qu’une femme eût osé se mesurer avec lui. De plus il ne pouvait se consoler d’avoir eu à combattre un marchand qui se vantait de boire un quartaut de vin à son repas. Dans la lettre qu’il écrivit au Sénat pour lui annoncer ses succès contre Zénobie et Firmus, il s’exprimait ainsi : Aurélien Auguste au peuple romain qui l’aime, salut. Après avoir rendu la paix à tout l’univers, je vous dirai en peu de mots que nous avons défait, assiégé, mis à la torture et fait périr Firmus, ce brigand égyptien, dont les mouvements des barbares avaient exalté les espérances, et qui s’était entouré des derniers partisans d’une femme éhontée[44].

[p. 251] Cependant l’anxiété devait être extrême dans les régions orientales de l’Asie. Le nom de Firmus, qui était très répandu dans ces contrées, avait dû ajouter à l’émotion. Tout à coup les communications avec Rome sont rétablies ; on apprend la défaite de Zénobie et la mort de Firmus. La joie devient générale, et de toutes parts des députations se mettent en route pour aller féliciter le vainqueur.

Le triomphe d’Aurélien à Rome fut magnifique. Ce fut peut-être la plus belle fête qu’on eût jamais vue à Rome. En effet, dans les triomphes précédents, il s’était agi d’un pays plus ou moins grand ajouté aux provinces de l’empire. Ici il s’agissait de l’empire tout entier dont l’existence était menacée. Dans tous les cas ce fut la dernière grande fête de Rome païenne. Vopiscus, qui était contemporain, qui d’ailleurs, en sa qualité de parent de Dioclétien, avait eu accès dans les archives de la préfecture, parle avec quelques détails de ce triomphe. If dépeint les députés des nations amies et les représentants des peuples vaincus comme marchant sur deux files, les uns tenant des présents à la main, les autres ayant les mains liées derrière le dos. Parmi les vaincus qui figurèrent dans la cérémonie, on remarquait Zénobie marchant, suivant l’usage, à pied. Quant aux députations des nations amies, [p. 252] Vopiscus nomme celles des Axumites, maîtres de la côte occidentale de la mer Rouge, des princes de l’Arabie Heureuse, des Indiens et des Bactriens. Il y avait aussi des députés des Arabes nomades et des Blemyes, qui sans doute avaient voulu faire oublier leur complicité avec Firmus. Il y en avait même qui venaient de la part du roi de Perse et de son vassal, le roi des Ibériens[45].

Vopiscus ne parle pas de députés chinois. C’est peut-être qu’ils n’arrivèrent pas à temps. Quoi qu’il en soit, Aurélien ayant été assassiné peu de temps après, Tacite, qui lui succéda, dit entre autres choses, dans l’éloge funèbre d’Aurélien qu’il lut devant le Sénat : Les victoires d’Aurélien dans le monde entier ont fait recouvrer à l’empire son ancienne splendeur. Il nous a donné les Gaules ; il a délivré l’Italie..... C’est lui qui a remis sous nos lois l’Orient courbé sous le joug honteux d’une femme. [p. 253] C’est lui qui a défait, battu, accablé les Perses encore enorgueillis de la mort de Valérien. On a vu les Arabes nomades, les Blemyes, les Axumites, les Bactriens, les Sères, les Arméniens, les peuples même de l’Inde le vénérer presque comme un dieu[46].

Que peuvent, signifier ces mots : Aurélien vénéré par les Chinois presque comme un dieu ? sinon que le bruit de ses exploits avait retenti jusque sur les bords du fleuve Bleu et du fleuve Jaune. Précisément les annales chinoises nous apprennent qu’à cette époque on se plaignait en Chine du tort que ces troubles intestins faisaient au commerce de la soie[47]. Aussi, d’après ces mêmes annales, le prince qui régnait à Rome, à une époque correspondant à l’année 284 de notre ère, prince qui ne peut être que Dioclétien, crut devoir envoyer une ambassade en Chine, afin d’aplanir les difficultés[48]. Ainsi le doute n’est pas permis. Le prestige du nom romain allait en s’affaiblissant. Néanmoins il était encore assez grand pour que tout événement qui ébranlait Rome, ébranlât le vieux monde tout entier.

[p. 254] On sait que Dioclétien, se reconnaissant impuissant à conjurer les dangers qui menaçaient l’empire de toutes parts, s’adjoignit pour collègue Maximien Hercule, et que les deux empereurs firent chacun choix d’un lieutenant, à savoir : Constance Chlore, père du grand Constantin, et Galère. Cette mesure eut d’abord un résultat utile, et l’empire recouvra un moment la tranquillité. Il existe un témoignage contemporain de l’espèce de trêve générale dont le monde jouit alors. Dioclétien, vers l’an 290, ayant eu une entrevue à Milan avec Maximien, un orateur gaulois, appelé Mamertin, dit en s’adressant aux deux empereurs : Le Rhin et le Danube, le Nil et l’Euphrate associé au Tigre, les deux Océans oriental et occidental avec tout ce qui se trouve entre eux de terres et de côtes, sont pour vous un bien commun, qui est l’objet de votre sollicitude, et dont vous jouissez avec autant de satisfaction que nos deux yeux jouissent en commun de la lumière du jour[49].

Quelques années après, Eumène, professeur d’éloquence à Autun, disait à Constance Chlore, à propos des succès obtenus par les quatre princes : C’est à présent qu’il y a du plaisir à contempler une mappemonde, maintenant que dans le monde entier il n’est pas de pays qui ne sympathise avec [p. 255] nous[50]. Évidemment dans les deux passages il s’agit de la paix momentanée qui régnait dans l’univers, et des relations internationales qui avaient lieu depuis l’océan Atlantique jusqu’à la mer de Chine. Quant à la mappemonde dont parle Eumène, il ne peut être question que de la carte de Peutinger, carte qui reproduit le système d’Ératosthène, et où l’Asie orientale occupe une place très petite.

Malheureusement ces deux témoignages n’indiquent aucun fait particulier. Il en existe un troisième qui donne lieu de croire que, sous Dioclétien, le gouvernement eut un moment à se plaindre du roi de l’Éthiopie et des rois de l’Inde. Eumène, parlant de l’expédition que Dioclétien fit en Égypte pour arracher cette contrée à un rebelle du nom d’Achillée, et des combats sanglants qui furent livrés à cette occasion, dit que la terreur inspirée par Dioclétien se répandit jusqu’en Éthiopie et dans l’Inde[51].

Les événements qui suivirent l’abdication de Dioclétien n’étaient pas de nature à favoriser- les relations internationales. On sait que l’ordre ne se rétablit dans l’empire que lorsque le grand Constantin, ayant abattu tous ses rivaux, rappela l’époque d’Auguste et de Trajan. Aussitôt les rois de [p. 256] l’Inde, qui étaient intéressés à rendre au commerce son ancienne activité, s’empressèrent, comme les autres princes orientaux, d’envoyer des ambassadeurs à l’empereur. On sait que le siège de l’empire avait déjà été transféré à Constantinople. Aussi, à partir de ce moment, les annales chinoises donnent à l’empire romain le nom de Fou-lin. C’est comme si elles avaient dit empire de Constantinople. En effet Fou-lin est le mot grec polis ou ville terminant le nom de la nouvelle capitale et mis à l’accusatif[52].

Eusèbe de Césarée, qui avait été admis dans l’intimité de Constantin, dit qu’il lui arriva plus d’une fois, en entrant dans le palais, de rencontrer sur son passage des députés des nations étrangères, chacun avec son costume particulier. Les uns avaient un aspect sauvage, et, en les voyant, on éprouvait de la frayeur ; d’autres avaient une apparence qui prévenait tout de suite en leur faveur. Ceux-ci étaient noirs, ceux-là d’un blanc comme la couleur de la neige, quelques-uns d’un teint basané. Ces députés étaient tous accompagnés de présents accommodés au goût de leur pays, et provenant en général du pays même. C’étaient des couronnes d’or, des diadèmes enrichis de pierreries, des étoffes précieuses, de jeunes esclaves, des chevaux, des animaux rares, des armures de toute espèce. Quelquefois ces députés, frappés de l’éclat qui brillait à la cour impériale, et touchés de l’accueil bienveillant de l’empereur, [p. 257] oubliaient leur patrie pour s’attacher à sa personne. On en vit parvenir à des dignités élevées[53].

Parmi ces députés, Eusèbe nomme ceux des Blemyes, des Indiens et des Éthiopiens. On a vu, dans le paragraphe précédent, qu’à cette époque le nom d’Indien était donné à certains peuples riverains de la nier Rouge, et qu’il y avait deux Indes, l’Inde citérieure, qui désignait l’Éthiopie et les contrées voisines, et l’Inde ultérieure, qui était l’Inde proprement dite. Il se pourrait donc que le mot Indien employé par Eusèbe désignât des hommes venus des côtes de la mer Rouge. Mais voici un autre passage d’Eusèbe, qui n’est pas susceptible de deux interprétations : Vers la même époque, dit-il, on vit arriver des députés, envoyés par les Indiens qui habitent auprès du soleil levant. Ils apportaient des présents, tels que pierres précieuses, animaux propres à leur patrie, etc. De leur part, c’était une manière de rendre hommage à la puissance de l’empereur ; une autre manière de la part de ces peuples de reconnaître le prince pour leur seigneur et leur maître, c’était de mettre chez eux le portrait du prince et sa statue à la place d’honneur. Ainsi la puissance de Constantin, qui avait été proclamée pour la première fois en Bretagne, sur les bords de l’océan Occidental, lorsqu’il fut salué empereur, recevait sa dernière consécration chez les Indiens, dans les contrées oit se lève l’aurore[54]. N’était-ce pas la [p. 258] réalisation affaiblie du rêve qu’avait formé Trajan ?

Il est vrai que ce passage renferme certaines ex-pressions qui ne peuvent pas être prises à la lettre. Les députés indiens, particulièrement ceux qui aspiraient à quelque faveur, ont certainement dit des choses dont ils n’étaient pas chargés ; mais est-ce une raison d’affirmer, comme l’ont fait quelques savants, que tout cela n’est qu’une fable[55] ? On a contesté les portraits et les statues de l’empereur. C’était ne pas se rendre un compte exact de l’état des choses. Il y avait des compagnies de marchands romains dans les principales places de commerce de l’Inde. Il arrivait donc chaque année des portraits et des statues du souverain régnant, apportés par les bâtiments marchands. Il en venait même, d’après ce que nous apprend l’auteur du Périple, qui étaient envoyés par l’empereur aux princes auxquels il voulait donner une marque d’amitié[56]. D’ailleurs il devait y avoir sur les lieux des artistes occidentaux, qui exerçaient leur industrie. C’est ce qui s’est constamment pratiqué depuis le XVIe siècle, dans l’Inde et en Perse, où cependant les Musulmans, par principe de religion, ont horreur de toute représentation d’être animé.

[p. 259] On a soulevé une autre difficulté. Comment des indigènes se seraient-ils permis de donner la place d’honneur au portrait et au buste de l’empereur, ou même simplement de les admettre chez eux ? Mais à l’heure qu’il est, le portrait et le buste de la reine Victoria ne se trouvent-ils pas dans beaucoup d’habitations indigènes, à Calcutta et ailleurs ?

Il y a une considération qu’on ne doit pas perdre de vue : ainsi que j’ai déjà eu occasion de le faire remarquer, il ne faut pas juger de l’état des indigènes de la presqu’île de l’Inde, à cette époque, par ce qu’ils ont été au moyen âge sous la pression musulmane[57] ; rapportons-nous-en plutôt à ce qu’ont dit les Brahmanistes contemporains. Le mélange de races et de croyances dans les provinces du nord-ouest avaient amené une espèce de fusion générale et une tolérance réciproque. Ainsi qu’il a déjà été remarqué, Plutarque dit positivement que la Bactriane et le Caucase indien avaient adopté les dieux de la Grèce, et que l’Asie était devenue tributaire des mœurs et des usages helléniques. Des plaintes analogues contre les populations de la vallée de l’Indus sont exprimées dans le grand poème indien intitulé Mahabharata, qui fut composé dans les premiers siècles de notre ère. Ces populations, sous les dénominations Aratta et Bahlika, y sont représentées comme n’ayant pas de croyances et comme se livrant à la conduite la plus scandaleuse[58]. Le même effet se [p. 260] produisit sur la côte du Malabar, par suite des opérations du commerce. Aussi les personnes rigides, celles qui ne voyaient de salut que dans la croyance à Brabma, s’en allaient dans l’Inde centrale, sur .les bords du Gange, là où n’avait pas encore pénétré l’influence étrangère. C’est la contrée appelée en conséquence par les Brahmanistes du nom de Madhyadesa, ou pays du milieu, et de celui d’Aryavarta, ou pays des gens vertueux. On a vu, dans mon Mémoire sur le Périple, que les Brahmanes ne considéraient pas comme appartenant à l’Inde les régions situées au nord-ouest et à l’ouest, lesquelles se trouvaient sous la domination étrangère, et qui, en général, étaient occupées par des étrangers et des hérétiques.

Aux yeux des Brahmanes, il existait contre les indigènes du Malabar et les autres habitants de l’Inde méridionale plusieurs causes de réprobation. Le sanscrit, qui est la langue sacrée des Brahmanes, est venu des régions situées au nord de l’Inde, et il a été apporté par le peuple qui s’est donné le titré d’Arya, ou hommes vertueux. Le mot sanscrit est synonyme de langue parfaite ; à son tour, l’écriture employée par les Brahmanes porte le nom de devanagari, ou langue des dieux. Or, les populations aborigènes du Dekhan eurent de tout temps leur langue et leur écriture à part, telles que le tamoul, le telinga, etc. Une autre cause de la colère des Brahmanes contre les habitants des contrées maritimes en général, c est que beaucoup d’entre eux se livraient à la navigation, et ne craignaient pas de [p. 261] quitter, au moins pour quelque temps, le sol sanctifié par Brahma, pour aller fouler un sol impur. On a vu que les marins indiens prirent part à la bataille d’Actium. Aussi le Code de Manou, qui reçut sa dernière forme à l’époque dont il s’agit dans ce mémoire, a rangé les habitants du Dekhan dans la classe des Soudras, la dernière des quatre castes, et il a déclaré que tout homme qui se respecte ne pouvait pas demeurer dans un tel pays. Le Code de Manou, faisant une énumération des populations du nord-ouest et du midi de l’Inde qui avaient mérité l’excommunication, s’exprime ainsi : Par l’omission des sacrements, et par la non fréquentation des Brahmanes, les races suivantes de Kchatriyas sont descendues par degrés, dans ce monde, au rang des Soudras : les Dravidas (sur la côte du Coromandel), les Yavana (Grecs et Romains), les Pahlava (Parthes), les Tchina (Chinois)[59], etc. Or, comme on sait, les Soudras, dans l’Inde, sont traités à peu près comme l’étaient les lépreux chez nous au moyen âge, c’est-à-dire que, si on les touche, on est frappé d’impureté, et qu’ils doivent se tenir à part du reste des humains[60].

Un fait qui se passa alors vient à l’appui des considérations qui précèdent. Le philosophe Métrodore, qui déjà avait visité l’Éthiopie, se rendit dans l’Inde pour observer les mœurs des Brahmanes. On ne distingue pas bien dans le texte s’il s’avança jusqu’au [p. 262] cœur de l’Inde, dans la vallée du Gange. Quoi qu’il en soit, Métrodore ayant enseigné aux indigènes l’art de construire des moulins à eau et des bains, ils en furent si reconnaissants, qu’ils lui ouvrirent leurs sanctuaires et n’eurent rien de caché pour lui[61].

Le christianisme se répandit de bonne heure dans les régions orientales, comme il le fit dans les régions occidentales. L’exemple donné par Constantin fut imité par le roi des Axumites, qui était alors maître de toute l’Éthiopie. Le roi des Axumites avait de nombreux navires, et ses sujets faisaient un commerce très actif, non seulement sur les côtes de l’Arabie, mais encore dans les mers de l’Inde.

La communauté de religion et le besoin de tenir tête aux rois de Perse, dont l’ascendant allait toujours croissant, amenèrent le roi des Axumites et l’empereur de Constantinople à combiner leurs efforts. L’Arabie comptait aussi un bon nombre de chrétiens : un historien ecclésiastique, Philostorge, fait mention, sous le règne de l’empereur Constance, fils du grand Constantin, d’une députation envoyée par ce prince clans l’Inde, pour y aider à la propagation du christianisme. Quelques savants avaient conclu de là que, dès cette époque, le christianisme avait fait de grands progrès dans l’Inde ; mais Letronne a prouvé que par le mot Indiens il fallait entendre ici certains peuples riverains de la mer Rouge. On sait que malheureusement l’esprit de [p. 263] secte ne tarda pas à se répandre parmi des populations qui auraient eu tout à gagner à rester unies. Constance était un partisan ardent de l’arianisme. La députation dont il s’agit avait pour objet d’obtenir d’un roi de l’Arabie Heureuse la permission de bâtir quelques églises dans ses États[62].

Une véritable ambassade indienne fut envoyée à l’empereur Julien par le roi de Ceylan. On a vu que les Romains n’avaient jamais entretenu de comptoir dans cette île, qui paraît si bien placée pour devenir le centre du commerce des mers orientales. On a vu aussi que les rois bouddhistes de Ceylan saisissaient toutes les occasions d’attirer les navires dans leurs États. Julien l’Apostat ayant annoncé l’intention de régénérer l’empire, le roi de Ceylan crut l’occasion opportune pour appeler son attention.

Ammien Marcellin adopte, à cette occasion, un style emphatique, et s’exprime ainsi : La renommée proclamait à l’étranger le courage de l’empereur, sa tempérance, ses talents militaires ; de proche en proche son nom, éveillant l’idée de toutes les vertus, faisait le tour du monde. Un sentiment de crainte respectueuse se communiqua des peuples voisins aux nations les plus éloignées. De tous côtés et coup sur coup arrivèrent des ambassades. Il en vint, pour négocier la paix, de l’Arménie et des contrées situées [p. 264] au delà du Tigre ; de l’Inde jusqu’à Dib et Serendib, il partit, à l’envi, des députations chargées de présents[63]. Le nom de Serendib répond évidemment à l’île de Ceylan, dont le nom s’écrit, chez les indigènes, Sinha-douipa ou Sinka-douipa, ce qui signifie île des lions. Cette île, grâce à son admirable situation, et grâce à l’esprit d’entreprise des princes qui la gouvernaient, ne tarda pas à devenir le centre du commerce des mers orientales. Quant au mot dib, c’est probablement une île de la mer Rouge, appartenant à ce qu’on nommait alors l’Inde citérieure.

On le voit : ce n’est pas faute de bonne volonté de la part des populations de l’Asie orientale, si leurs relations avec les peuples de l’Occident subissaient des interruptions. Malheureusement l’empire romain, qui allait toujours en s’affaiblissant, était arrivé à l’état d’un navire battu par la tempête, qui tantôt s’abaisse, tantôt se relève, mais qui, après s’être relevé, s’abaisse de plus en plus. Ajoutez aux [p. 265] révolutions politiques l’appauvrissement général, effet de l’exportation longtemps prolongée du numéraire ; ajoutez l’invasion des barbares.

La dernière mention, du moins à ma connaissance, des relations de l’empire romain d’Occident avec l’Asie orientale, se rapporte au règne du grand Théodose, dans les dernières années du IVe siècle. Le poète Claudien s’exprime ainsi dans le premier livre de son éloge de Stilicon : Quels drapeaux réunirent jamais tant de nations différentes de langage et d’armure ? Sur les pas de Théodose marchait l’Orient entier. Là paraissait l’habitant de Colchos à côté de l’Ibère ; l’Arabe, coiffé du turban, près de l’Arménien à la magnifique chevelure. Là se dressaient les tentes peintes du Sace, les toiles colorées du Mède, les pavillons que l’Indien basané enrichit de diamants. Là s’élevaient les légions du Rhône et les belliqueux habitants des bords de l’Océan ; et tant de nations qu’éclaire l’aurore ou le soleil couchant n’avaient qu’un chef, Stilicon !

A la vérité, Claudien recherche l’emphase, et il faut beaucoup rabattre de ce qu’il dit ; mais il existe [p. 266] un autre témoignage contemporain qu’il est difficile de récuser. C’est le discours qu’un orateur bordelais, nommé Pacatus, adressa, l’an 389, à Théodose, lorsque ce prince, ayant terrassé le tyran Maxime, se rendit à Rome, pour y régler les affaires de l’empire. Ce discours renferme le passage suivant : Votre nom, prince, ne fait pas seulement trembler les nations qui sont séparées de notre empire par les forêts, les fleuves et les montagnes, mais encore celles qui sont inaccessibles par l’effet, soit de chaleurs continuelles, soit d’un froid permanent, ou bien de mers infranchissables. Ni l’Indien n’est protégé par l’Océan, ni l’habitant du Bosphore par le froid, ni l’Arabe par un soleil ardent ; et là où à peine le nom romain était parvenu, vous faites sentir votre autorité[64]. Ici encore il faut faire la part de l’exagération ; mais comment admettre que le grand Théodose eût accepté un pareil langage, s’il ne s’y était pas trouvé un fond de vérité ? Je ferai remarquer en passant que dans les deux passages le mot Jude ne peut s’appliquer qu’à la véritable Inde.

Hélas ! en même temps que fa consommation de fa soie allait toujours croissant dans les provinces de [p. 267] l’empire, les navires romains perdaient l’habitude de sortir de l’enceinte de la mer Rouge. On comprend donc les doléances des princes de l’Inde, et le désir qu’ils avaient tous de renouer les anciennes relations. Chose singulière ! les Romains, par une politique insensée, aimèrent mieux acheter, en temps de paix, la soie des Persans, et, en temps de guerre, recourir à l’intermédiaire des Éthiopiens, qui maintenaient l’honneur de leur pavillon dans les mers orientales. Une politique aussi étrange était l’ouvrage des empereurs de Constantinople, qui, par là, trouvaient moyen d’accaparer la soie, et ensuite de la faire travailler pour leur compte, à Tyr, à Sidon et dans quelques autres villes. Un fonctionnaire spécial, désigné par le titre de Comte des commerces (Comes commerciorum), achetait les soies au nom du gouvernement. En temps de paix, les transactions avec la Perse se faisaient dans la Mésopotamie, sur les frontières orientales de l’empire ; les marchandises y arrivaient, soit par mer, à travers la Mésène et la Kharacène, soit par terre, à travers la Bactriane et la Médie. Ammien Marcellin dit que de son temps il se tenait chaque année, au commencement du mois de septembre, dans la ville de Batanée, située non loin de la rive orientale de l’Euphrate, une grande foire, dans laquelle affluaient les marchandises de l’Inde et de la Chine (XIV, III). L’an 410, un rescrit des empereurs Honorius et Théodose le Jeune notifie au préfet du [p. 268] prétoire que les villes ouvertes pour les transactions avec les Persans étaient Nisibe, à l’orient, du côté du Tigre ; Callinique, à l’occident, du côté de l’Euphrate, et Artaxata, en Arménie, du côté du nord[65].

A partir de ce moment, les témoignages relatifs au commerce romain avec l’Inde manquent, et s’il se présente de temps à autre quelques indications, ce sont des indications isolées. Ce qui résulte de la situation générale, c’est que les compagnies de marchands romains dans les principales places de commerce des mers orientales avaient cessé d’exister. Les historiens du temps n’ont pas fait mention de la formation de ces compagnies, non plus que de bien d’autres choses. Ils n’ont pas non plus parlé de leur dissolution. Sans doute il en était question dans les rescrits des empereurs, et en général dans les règlements administratifs. Mais on sait que l’empereur Justinien fit refondre successivement tout ce qui avait été rédigé sous ses prédécesseurs sur le droit en général et sur les différentes branches de l’administration. Ces compagnies ayant depuis longtemps cessé d’exister, les jurisconsultes employés par Justinien [p. 269] crurent inutile de s’y arrêter. Or qu’on juge des conséquences de la dissolution de ces compagnies pour le commerce en général des mers orientales. Les compagnies n’existant plus, les marchands romains, s’il s’en présentait, n’étaient plus que des hommes isolés, ne sachant de qui se réclamer. Vainement, s’ils étaient lésés, essayaient-ils de recourir aux autorités locales. La puissance romaine n’étant plus qu’un souvenir, leurs réclamations étaient à peu près comme non avenues.

Les principaux auteurs d’une situation si anormale étaient les Persans. On ne peut pas se faire une idée de l’ardeur du gouvernement persan et de son esprit de suite pour attirer à lui tout le mouvement commercial. Peu à peu les Persans se trouvèrent à peu prés maîtres partout. Les empereurs de Constantinople continuaient à occuper l’Égypte ; Alexandrie était toujours le rendez-vous des navires venant d’Europe. Mais les navires romains avaient presque perdu l’habitude de sortir du bassin de la mer Rouge. Les Éthiopiens seuls maintinrent l’honneur de leur pavillon. On se fera une idée de l’extension qu’avait prise la navigation éthiopienne, par cette circonstance qu’en l’an 523, sous le règne de l’empereur Justin, le roi d’Éthiopie, ayant à faire une expédition contre les habitants en partie juifs de l’Arabie Heureuse, joignit, pour le transport des troupes, à six cents navires romains et persans qu’il nolisa, sept cents bâtiments légers, probablement cousus en jonc et sans fer, qu’il avait fait construire [p. 270] pour son compte[66]. Les Éthiopiens continuèrent à fréquenter la côte occidentale de l’Inde et l’île de Ceylan, et les Romains en furent réduits à se faire apporter les produits de l’Asie orientale par les vaisseaux éthiopiens. On peut très bien appliquer au commerce de l’empire romain dans les mers orientales la comparaison par laquelle Montesquieu termine ses considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, et où l’empire romain d’Occident est comparé au Rhin, ce fut un fleuve aux larges bords, et qui en certains endroits était d’un fond qu’on ne pouvait pas atteindre ; mais à la longue, il en sortit de nombreux canaux et même des rivières, et à la fin, il ne lui resta pas même son nom.

L’empire d’Occident étant tombé, l’empire grec de Constantinople resta seul placé en face des nations de l’Asie orientale. Mais avant de parler des derniers efforts que l’empire grec fit pour ne pas laisser disparaître tout à fait le nom romain des mers de l’Orient, j’ai à dire quelques mots sur les derniers moments de l’empire d’Occident, sur les différentes manières dont la chute du colosse fut considérée dans les régions occidentales, et sur l’idée qu’on s’y faisait de la situation de l’empire grec par rapport aux nations de l’Asie orientale.

[p. 271] On sait que sous le règne du faible Honorius, l’an 410, Rome fut prise et saccagée par les Goths, et l’Italie livrée aux plus horribles dévastations. Le même événement se répéta en 455, sous les coups des Vandales, avec des circonstances encore plus cruelles. Rome obéit encore quelques années, du moins pour la forme, à des princes d’origine romaine ; mais enfin les barbares, las de dissimuler, se réservèrent toute l’autorité, et le nom romain disparut presque tout à fait. Naturellement les habitants de l’Italie, de la Gaule, de l’Espagne et des autres provinces de l’empire d’Occident, ceux du moins qui avaient été initiés à la civilisation romaine, ne purent se dégager tout de suite des souvenirs d’une domination qui avait duré si longtemps, et tournèrent leurs regards vers les empereurs de Constantinople. Les princes eux-mêmes, bien que d’origine barbare, n’osèrent pas secouer entièrement une autorité consacrée par tant de siècles.

Dans le premier paragraphe, j’ai fait un exposé des théories géographiques professées parles Romains de l’Occident, les Romains de race latine. On se rappelle que ces théories consistaient dans le système d’Ératosthène, compliqué de celui de Cratès. Ces théories furent conservées pour ainsi dire religieusement parmi les païens, qui affectaient de ne rien laisser perdre du passé. Pour les chrétiens, dont la foi ne voulait pas admettre l’existence de plus d’un monde, ils s’en tinrent au système d’Ératosthène. Tel fut le cas de Paul Orose, écrivain espagnol de la première moitié du Ve siècle. On sait [p. 272] que, vers l’an 416, Paul Orose, se trouvant en Afrique auprès de saint Augustin, composa un ouvrage destiné à répondre aux plaintes des païens, qui accusaient le christianisme d’être la cause de tous les malheurs présents. C’est une espèce d’histoire universelle précédée d’une courte description du monde. Cette description commence ainsi : Nos ancêtres attribuèrent au disque de la terre une forme carrée, entourée de tout côté par l’Océan, et ils le divisèrent en trois parties : l’Asie, l’Europe et l’Afrique ; quelques-uns cependant ne comptaient que deux parties : l’Asie et l’Afrique jointe à l’Europe. L’Asie, entourée de trois côtés par l’Océan, se terminait, du côté de l’est, par une ligne en travers[67]. Paul Orose détermine ainsi les limites de l’Asie du côté de l’est : L’Asie, vue du côté de l’orient, présente, au centre, l’embouchure du Gange dans l’océan Oriental ; à gauche, le promontoire Caligardamna (qui forme la pointe sud-est de l’Inde), et qui a, au sud, l’île Taprobane ; c’est là que commence l’océan Indien ; à droite sont les monts Imaus, là où finit la chaîne du Caucase ; puis vient, au nord, l’embouchure du fleuve Octorogorra, auprès de l’océan des Sères[68].

[p. 273] Du reste les chrétiens et les païens s’accordaient en général à regarder le tableau de l’empire romain tracé par Virgile, Horace, Properce et Tibulle, comme une vérité, et rien n’aurait pu leur ôter de l’esprit que, sous Auguste, Rome avait soumis l’univers entier à ses lois. Plus l’ascendant du nom romain avait baissé, plus on se rattachait au passé. Je ne puis me dispenser de fournir la preuve de ce que j’avance : un écrivain, du nom d’Æthicus, qui a fleuri à peu près à la même époque que Paul Orose, se prononce pour le système d’Ératosthène ; de plus, à l’exemple d’autres écrivains de la même époque, il présente le tableau que Virgile et Horace ont fait de l’empire romain, sous Auguste, comme un état réel. Voici de quelle manière commence le traité d’Æthicus, intitulé Cosmographie : Une lecture attentive des traités qui nous sont parvenus nous apprend que le sénat et le peuple romain firent la conquête du monde entier. Après avoir successivement occupé tous les pays situés sous la voûte dus ciel, ils reconnurent que la terre est environnée de tous côtés par l’Océan ; ils ne voulurent pas que le monde qu’ils avaient eu tant de peine à subjuguer restât ignoré dé leurs -descendants. C’est pourquoi, après l’avoir bien étudié dans le sens des quatre points cardinaux, ils le divisèrent en trois parties[69], etc.

[p. 274] Les chrétiens, frappés par-dessus tout de l’extrême corruption des mœurs et des croyances publiques, corruption qui ressort encore des récits de certains écrivains latins du temps, et qui était telle, qu’on s’étonne qu’une pareille société ait pu durer si longtemps, voyaient le doigt de Dieu dans les calamités qui affligeaient l’empire, et croyaient qu’avant tout il fallait procéder à une complète régénération. Les païens gémissaient aussi de la corruption générale ; mais, façonnés de longue main aux idées romaines, et ne voyant que la grandeur des souvenirs de l’ancien empire, ils se rejetaient sur l’infirmité de la nature humaine, et ils ne croyaient pas qu’en somme une autre société fût devenue possible. Courbés sous l’ascendant du nom romain, ils considéraient les maux présents comme un moment d’épreuve, et de temps en temps ils regardaient en l’air, potin voir s’il n’apparaissait pas à l’extrémité de l’horizon quelque signe de salut. Dans leur opinion, il suffirait d’un retour de fortune pour que les aigles romaines reprissent leur vol vers l’orient et l’occident, le midi et le septentrion. Un exemple [p. 275] de ce que je dis se trouve dans un poème en vers élégiaques, composé par un païen, nommé Rutilius Numatianus, dans la première moitié du Ve siècle. Rutilius était Gaulois de naissance. Il naquit suivant les uns à Poitiers, et suivant d’autres à Toulouse. Son père avait rempli à Rome des chaînes considérables ; pour lui, il fut, sous Honorius, maître des offices et préfet de Rome. Il écrivait, l’an 416, à la même époque où Paul Orose composait, au point de vue chrétien, son Essai d’histoire universelle, et saint Augustin sa Cité de Dieu. En ce moment Rome se trouvait encore sous le coup des ravages exercés par les Goths, et l’Italie était un monceau de ruines. Cependant Rome continuait à être le rendez-vous des personnes qui cherchaient des souvenirs historiques, ou qui étaient attirées par les motifs de piété. Rutilius lui-même, qui se trouvait à Rome depuis quelque temps, n’aurait pas mieux demandé que d’y prolonger son séjour ; ce furent des nouvelles fâcheuses, qu’il reçut de son pays, qui le rappelèrent dans ses foyers.

On se trouvait alors en automne. Les hôtelleries renversées par les Goths n’avaient pas été relevées ; les ponts étaient détruits, les rivières qui descendent des Apennins étaient débordées, et les routes impraticables. Rutilius se décida à aller s’embarquer à Ostie pour regagner la Gaule. Au moment de se mettre en route, il ressentit ce que beaucoup d’étrangers éprouvent quand ils quittent la ville éternelle, et ce que j’ai éprouvé moi-même, il y a quarante-cinq ans. [p. 276] Il sortit de chez lui le cœur gros et les yeux mouillés de larmes, et en cheminant il contemplait une dernière fois avec amour Ies monuments qui se multipliaient sur son passage, monuments qui existent encore en partie. Arrivé à la porte qui s’ouvre du côté d’Ostie, il embrassa la porte à plusieurs reprises, et il adressa à Rome un discours d’adieu, dont voici un extrait : Écoute-moi, reine du monde auquel tu présides[70], et qui as ta place marquée parmi les astres ; écoute-moi, mère des hommes et des dieux[71], toi qui nous rapproches du ciel par tes temples. Je chante tes louanges, et je ne cesserai pas de les chanter tant qu’il me restera un souffle de vie. On ne perd ton souvenir qu’avec l’existence. Tes bienfaits se sont étendus aussi loin que les rayons du soleil, jusqu’aux lieux où l’Océan termine la terre. L’astre qui embrasse tout dans son cours ne roule que [p. 277] pour toi ; il se lève dans ton empire, il se couche dans tes domaines. Les sables brûlants de la Libye, les climats glacés de l’Ourse, n’ont opposé à ta valeur que de vains obstacles ; elle a pénétré jusqu’aux lieux où la nature elle-même cesse d’être animée. Sous tes lois, toutes les nations de l’univers n’ont eu qu’une même patrie ; les barbares se sont félicités d’avoir été soumis par tes armes. En accordant aux vaincus les privilèges des vainqueurs, tu ne fis qu’une seule ville de tout un monde. Vénus, mère d’Énée, et Mars, père de Romulus, te donnèrent l’existence. On les reconnaît l’un et l’autre au mélange de force et de douceur qui a caractérisé tes actes. Les astres n’éclairèrent jamais un si bel empire. En vit-on jamais un semblable ? Les monarchies des Assyriens, des Mèdes, des Parthes et des Macédoniens se sont fait place les unes aux autres. Ce n’est pas que tu aies tais un plus grand nombre de guerriers en mouvement, et que tu aies déployé un courage plus ardent. Ta grandeur fut l’ouvrage de la prudence et de la sagesse..... Lève ta tête triomphante, ô Rome ! Entrelace de lauriers tes cheveux blanchis par une vieillesse encore verte ; secoue fièrement les tours qui forment ton diadème ; que ton bouclier d’or continue à répandre des feux étincelants[72]. Étouffe le souvenir de tes derniers malheurs ; que le mépris de la [p. 278] douleur aide à fermer tes plaies. Tu as perdu des batailles ; mais jamais le courage ni l’espoir ne t’ont manqué ; que tes défaites mêmes tournent à ton avantage ; c’est ainsi que les astres ne disparaissent à nos yeux que pour rentrer plus brillants dans la carrière, que la lune n’achève sa révolution que pour la recommencer avec un nouvel éclat. Puissent tes lois régir l’univers jusqu’aux âges les plus reculés. A toi seule le privilège d’être à l’abri des coups du sort. Onze cent soixante-neuf ans ont passé sur toi, sans que ta constitution soit ébranlée. Ton existence se maintiendra aussi longtemps que subsistera la terre, aussi longtemps que les astres se mouvront dans l’espace. Or sus ! que cette nation sacrilège soit immolée à ta juste vengeance. Que les perfides Goths expient leur insolence par une prompte soumission. Que les provinces pacifiées acquittent l’ancien tribut ; que le butin amassé par les barbares vienne enrichir le trésor impérial ; que le Germain cultive pour toi ses plaines fécondes ; que le Nil inonde en ta faveur les champs de l’Égypte, et que la terre entière apporte ses plus précieux dons à la mère nourricière des nations.

[p. 279] Mais c’en était fait de la grandeur et de la civilisation romaines, et pour que l’humanité reprît son assiette, il fallait que le passé entier disparût sous les coups de la barbarie. Néanmoins les écrivains [p. 280] latins du Ve et du VIe siècle continuent à parler de Rome et de ses traditions. Les noms des Scipion, des Paul-Émile et des César se répètent sous leur plume ; mais leur langage n’est pas sérieux, et l’esprit se fatigue promptement de ces fades imitations. L’an 458, Majorien, qui avait été élevé à l’empire avec le bon plaisir des barbares devenus maîtres de l’Italie, se trouvant à Lyon, un homme considérable de cette ville, Sidoine Apollinaire, lui adressa un discours oit l’on remarquait le passage suivant : Rome, cette illustre guerrière, s’asseoit, le sein découvert, et portant des tours sur sa tête ; sa chevelure s’échappe de dessous son large casque et couvre ses épaules... Dès que Rome s’est assise sur son trône, tous les peuples de l’univers accourent en foule ; chaque province dépose à ses pieds le tribut de ses produits. L’Indien apporte de l’ivoire, le Chaldéen de l’amome, l’Assyrien des pierres précieuses, l’habitant de la Sérique des toisons ; le Sabéen présente de l’encens, le peuple de l’Attique du miel, le Phénicien des dattes, le Lacédémonien des olives, l’Arcadien des chevaux, i’Épirote des cavales, le Gaulois des troupeaux, le Chalybe des armes, le Libyen du blé, etc.

[p. 281] Majorien ne tarda pas à mourir et fut remplacé par un personnage envoyé de Constantinople et appelé Anthemius. L’an 468, Sidoine Apollinaire, ayant fait le voyage de Rome, adressa un discours de félicitation au nouvel empereur. Dans ce discours le poète commence par remercier Constantinople, à qui Rome était redevable de son nouveau maître : Salut, appui des sceptres, lui dit-il, reine de l’Orient, Rome de l’autre monde ; en me donnant un empereur, si tu étais déjà bien vénérable aux habitants de l’Orient, comme siège de leur empire, tu deviens plus précieuse à leurs yeux comme dispensatrice des couronnes..... Suse te redoute ; le Perse, descendant d’Achéménès, dépose à tes pieds, dans une humble attitude, le croissant de sa tiare. L’Indien, la chevelure parfumée d’essences aromatiques, désarme pour toi la gueule de ses fiers animaux (les éléphants), afin de t’apporter l’ivoire recourbé ; c’est ainsi que l’éléphant déshonoré livre en tribut aux contrées Bosphoriques ses dents mutilées, etc.

[p. 282] Rome est ensuite censée solliciter le secours de Constantinople contre les Vandales qui occupaient l’Afrique. Elle s’exprime ainsi : Cesse de t’émouvoir et bannis toute crainte. Je ne viens pas te demander que l’Araxe, soumis à ma puissance, coule sous un pont insultant[73] ; ni que les eaux du Gange servent, comme jadis, à abreuver dans un casque les guerriers d’Ausonie, ni que les consuls triomphants dévastent les plaines belliqueuses du Niphate, où le Tigre prend sa source, et les bords de la mer Caspienne. Je ne demande pas les États de Porus ; je ne demande pas que le bélier, poussé par les bras des guerriers, abatte les murs d’Érythra, sur l’Hydaspe ; je ne veux pas envahir la Bactriane, ni forcer les portes de Ninive à s’ouvrir aux accents de mes clairons belliqueux ; je ne prétends pas conquérir le royaume d’Arsace, ni donner le mot d’ordre pour l’assaut contre Ctésiphon. Je t’ai cédé toutes ces régions : eh ! ne mérité-je point par là que tu protéges ma vieillesse, etc.

[p. 233] Le discours adressé à Majorien se termine par ces paroles : Lorsque tu monteras en vainqueur sur le char de victoire, et que, à la manière des anciens triomphateurs, tu ceindras ton front d’une couronne murale et du laurier civique, lorsque le superbe Capitole verra des rois enchaînés à ta suite, lorsque tu enrichiras Rome des dépouilles ennemies, lorsqu’on peindra richement à la cire les huttes envahies de Bacchus le Cyniphien (le roi des Vandales), alors je marcherai devant toi, à travers la foule empressée, au milieu des bruyants applaudissements, et mes vers, quelque faibles qu’ils soient, proclameront que tu as dompté et les Alpes, et les Syrtes, et la grande mer, et les détroits, et les bataillons de la Libye[74].

Écoute-nous, et puisse Byrsa (Carthage) respirer par tes victoires, le Parthe fuir sans retour, le Maure pâlir de crainte, Suse éprouver un juste effroi, et le Bactrien comparaître devant toi désarmé et dépouillé de ses flèches !

[p. 284] Ce langage ridicule revenait à tout propos, soit dans les simples essais littéraires, soit dans les relations diplomatiques. L’an 516, saint Avitus, évêque de Vienne, en Dauphiné, écrivant à Anastase, empereur de Constantinople, au nom de Sigismond, roi de Bourgogne, lui dit : Le roi de Perse doit s’estimer si heureux du traité qu’il a fait avec vous, que sans doute il s’empressera de rendre hommage à la puissance romaine. L’Indien lui-même, après l’expérience qu’il a faite de la douceur de votre politique, abaissera sa voix criarde et se conformera aux ordres que vous lui aurez transmis en langue grecque[75].

Il est vrai qu’on ne sait pas s’il s’agit ici des véritables Indiens, ou bien des Éthiopiens auxquels les écrivains du temps donnent aussi le nom d’Indiens. Ceci me fournit l’occasion de parler des relations intimes qui existaient alors entre le roi de l’Éthiopie et les empereurs de Constantinople, et de tracer ensuite le récit des derniers efforts qui furent faits par les princes byzantins pour ménager aux peuples de l’Occident les moyens de communiquer par mer avec ceux de l’Asie orientale.

A cette époque la politique des empereurs de Constantinople était de marcher de concert avec [p. 285] les rois de l’Éthiopie. A l’intérêt du commerce s’était joint l’intérêt de la religion chrétienne, qu’il s’agissait de défendre à la fois contre les Juifs et les païens de l’Arabie Heureuse, et contre les Persans voués au culte de Zoroastre. De fréquentes ambassades étaient envoyées de part et d’autre, et probablement le nom chrétien aurait conservé la prééminence suries côtes de la mer Bouge, si d’abord les progrès des Sassanides de Perse, et ensuite ceux des Arabes, transformés par Mahomet, n’avaient entièrement changé la face de l’Orient[76].

Un incident qui survint à cette époque, et qui mérite d’être signalé, c’est un progrès dans la navigation chinoise. Jusque-là, il n’arrivait de Chine à Ceylan, et sur les côtes de la presqu’île de l’Inde, qu’un petit nombre de jonques ; les dangers des nombreuses mers à traverser étaient tels, que, parmi les navires qui parlaient, peu arrivaient au but. Ce sont ces dangers qui, malgré des inconvénients de tout genre, avaient fait adopter en général, pour le commerce des soies, les sauvages contrées de la Tartarie. A l’époque dont il s’agit maintenant, c’est-à-dire à la fin du Ve siècle et au commencement du VIe, les jonques chinoises se multiplient, et les soies cessent de prendre la route de [p. 286] la Tartarie. A la vérité, d’une part, les jonques chinoises ne dépassent pas l’île de Ceylan et la côte occidentale de l’Inde ; de l’autre, chose singulière, les navires persans et éthiopiens n’osent pas faire voile pour la Chine et s’arrêtent aux anciennes limites. Ce n’est qu’environ deux siècles après que les navires arabes et persans, s’armant de courage, se décidèrent à franchir les vieilles barrières[77].

C’est ici le lieu de dire quelques mots de la navigation chinoise. On a exalté l’antiquité de la civilisation chinoise, et il n’est rien dont on ne lui ait fait honneur. Si on en croyait certaines personnes, c’est en Chine qu’il faudrait aller chercher l’origine de toute science et de toute industrie. Sans doute, la part à faire aux Chinois est belle ; mais pourquoi ne pas se tenir dans la juste mesure ?

Entre autres découvertes, on a attribué aux Chinois l’invention de la boussole. Les Chinois ont reconnu de bonne heure la propriété qu’a une aiguille aimantée de se tourner vers le pôle. Mais de là à l’usage de la boussole, il y a loin : c’est à l’Occident qu’est due la découverte de la boussole, et c’est de l’Occident que la Chine a reçu ce précieux instrument. Cette question a été traitée par deux hommes compétents, Klaproth[78] et Édouard Biot[79], [p. 287] et, dans ce que je vais dire, je m’aiderai de ce que ces deux savants ont recueilli[80].

Pline dit positivement que, de son temps, les navires chinois venaient jusqu’à l’île de Ceylan. Le même fait est attesté par le Périple de la mer Érythrée. D’un autre côté nous savons que, vers l’an 400 de notre ère, le voyageur bouddhiste chinois nommé Fa-hian se rendit par mer, des bouches du Gange, dans l’île de Ceylan, et que de là il rentra encore par mer dans la Chine. Voilà des faits positifs et qui s’accordent parfaitement entre eux. Mais quels étaient les procédés employés par les Chinois pour faire ce que les autres marines n’osaient pas tenter ? Les écrivains chinois s’accordent à dire que la connaissance de la polarité de l’aimant remonte, en Chine, à une haute antiquité. Orle sud est en Chine le côté le plus noble, et on le nomme l’antérieur ; le trône de l’empereur est toujours tourné vers le sud, et il en est de même de la façade principale des édifices. Au contraire, le nord est regardé comme le côté postérieur du monde. Les Chinois imaginèrent une espèce de char magnétique pour reconnaître les points cardinaux. Comme, lorsqu’on aperçoit le nord, on connaît par là même le sud, et que le sud était le côté préféré, on donna au char un nom signifiant char qui indique le sud. Une petite figure humaine, placée sur le char, marquait avec la main le sud, au moyen d’un aimant mis dans la partie [p. 288] supérieure du corps. Le char servait également sur terre et sur mer. A une époque qui remonte à l’an 1110 avant J.-C. des députés du Tonkin s’étant rendus en Chine pour offrir un présent à l’empereur, le ministre de l’empereur leur remit, à leur retour, cinq chars de voyage construits de manière à indiquer le sud. Les ambassadeurs montèrent sur ces chars et gagnèrent les bords de la mer, d’où ils av teignirent l’année suivante leur pays. Un char de ce genre était toujours placé en avant, afin de guider les voyageurs.

Un dictionnaire rédigé vers l’an 121 de notre ère fait mention d’une pierre avec laquelle on dirigeait l’aiguille. D’un autre côté, les Chinois ont su, depuis une haute antiquité, tracer des lignes méridiennes et orienter leurs édifices par l’observation suivie du soleil levant et du soleil couchant, et en se guidant d’après l’étoile polaire de l’époque. En ce qui concerne le char magnétique, Alexandre de Humboldt, si bon juge en ces matières, a fait observer que c’est grâce à cet instrument que les Chinois ont apporté dans leurs descriptions orographiques et hydrauliques plus de précision qu’on n’en trouve dans les écrits des Grecs et des Romains[81].

Ainsi l’on ne peut douter que, dans les premiers siècles de notre ère, les Chinois ne fussent plus avancés sous ce rapport que les Persans et les Occidentaux. Mais il fallait que ces procédés eussent quelque chose de bien mal défini et de bien imparfait [p. 289] pour que les navigateurs persans et romains ne se les appropriassent pas immédiatement. Il nous reste un témoignage irrécusable de l’état déplorable des procédés de la navigation chinoise vers l’an 400 de notre ère, dans le récit du voyageur Fa-hian[82]. On sait d’ailleurs à quel point les Chinois ont été de tout temps routiniers, et combien les Occidentaux ont eu à faire pour donner aux découvertes chinoises toute l’utilité dont elles étaient susceptibles. Tel est le cas de l’imprimerie, de la poudre à canon[83], etc.

Il me semble qu’on peut se faire une idée de l’état de la navigation chinoise, dans les premiers siècles de notre ère, par ce qui se passait encore dans le siècle dernier. L’auteur du traité chinois intitulé Haïkoue-Wen-Kian-lou, qui écrivait en 1730, et qui accompagna son père dans une expédition contre les pirates des mers de la Cochinchine, s’exprime ainsi : Les navires chinois n’ont pas, comme les vaisseaux européens, l’habitude de s’aider d’observations astronomiques, pour reconnaître en mer l’endroit où ils se trouvent ; ils ne se servent que de la boussole et du sablier pour déterminer le nombre de keng (espèce de mesure itinéraire) qu’ils ont faits ; ils considèrent également si le vent a été fort ou faible, favorable ou contraire. Quand le vent est fort et qu’ils l’ont en poupe, ils augmentent le [p. 200] nombre des keng ; quand la mer est haute et le vent contraire, ils en diminuent le nombre. Pour savoir dans quel endroit ils se trouvent, ils se guident par l’aspect des montagnes et des terres ; ou bien ils mesurent la profondeur de la mer avec la sonde et y plongent un instrument enduit de cire et d’huile, au moyen duquel ils retirent du sable ou de la vase. Tous ces indices leur servent ; mais les meilleurs sont les cimes des montagnes[84]. De tels moyens donneront sans doute une idée peu favorable des procédés chinois, et suffiront pour faire comprendre : pourquoi les autres peuples ne s’empressèrent pas de les adopter.

Du reste, il est bon que le lecteur connaisse le petit nombre de témoignages grecs et latins qui nous sont parvenus sur l’état de la navigation des mers orientales au Ve et au VIe siècle, témoignages d’après lesquels j’ai tracé le tableau qu’on a déjà lu.

Cosmas, qui écrivait vers l’an 525 de notre. ère, et qui avait navigué dans les mers de l’Inde, parle d’une église qui, de son temps, existait dans l’île de Ceylan ; mais cette église était à l’usage des chrétiens venus de Perse, et elle était desservie par un prêtre et un diacre persans[85]. Je dois ajouter, à cette occasion, que toutes les églises de l’Orient, depuis l’Euphrate jusque dans l’Inde et la Chine, avaient été mises sous la juridiction du patriarche de Babylone, [p. 291] qui résidait à Ctésiphon, capitale de l’empire des Sassanides. Comme ce patriarche et la plupart de ses suffragants avaient malheureusement embrassé les erreurs du nestorianisme, les ministres du culte, dans les contrées orientales, n’étaient pas seulement des étrangers pour l’empire de Constantinople, représenté par des catholiques ; c’étaient aussi des ennemis.

Cosmas dit dans un autre endroit : Dans l’île de Taprobane (Ceylan), il existe une église où sont des clercs et des fidèles. Il y en a aussi dans le pays qu’on appelle Male (Malabar), où vient le poivre. Dans le lieu que l’on nomme Calliena (aux environs de Goa), il y a aussi un évêque à qui l’on confère les ordres en Perse[86]. Les clercs envoyés de Perse étaient établis jusque dans l’île de Socotora, placée sur la côte de l’Arabie méridionale, sur l’ancienne route des navires romains qui allaient dans l’Inde, et où, du temps de Cosmas, on parlait encore le grec[87].

De son côté Procope, qui écrivait quelques années après, dit que les navires chinois arrivaient en plus grand nombre que par le passé dans les ports (le l’Inde ; il ajoute que la soie chinoise était achetée par les Persans et les Éthiopiens, et que c’était des Éthiopiens que les Romains l’achetaient à leur tour[88].

Voilà deux témoignages qui ont leur nom et leur claie. Je vais en rapporter un troisième, qui est attribué [p. 292] à un auteur appelé Palladius. Le texte est en grec ; il existe aussi une traduction latine qui est attribuée à saint Ambroise, mais qui n’a pas été insérée clans le recueil des œuvres de ce père. Cette relation, dont la rédaction a été placée en l’année 370[89], me paraît être postérieure de plus d’un siècle[90]. Dans cette relation, il est parlé d’un chrétien d’Égypte appelé Scholastique, lequel, à l’exemple de Cosmas, voulant occuper ses loisirs, s’embarqua pour l’Inde. Il visita l’île de Ceylan et la côte de Malabar ; mais il ignorait la langue du pays. Son air et ses manières l’ayant fait reconnaître pour un étranger, et personne ne se trouvant sur les lieux pour prendre sa défense, il fut mis en prison. Il y resta six ans ; ce ne fut qu’au bout de ce temps que le roi de la contrée, qui avait conservé le souvenir du nom romain, ayant appris de quelle manière ce chrétien avait été traité, le fit mettre en liberté. L’auteur dit aussi que le trafic des mers orientales était concentré entre les mains des Persans et des Éthiopiens[91].

Je terminerai cette série de témoignages par la description que Cosmas fait de l’île de Ceylan, telle qu’elle était de son temps : Taprobane, nommée chez les Indiens Sielediva (Serendib), est une grande île de l’océan Indien, située au delà du pays du poivre [p. 293] (Malabar). On voit dans le voisinage un grand nombre de petites îles (les Maldives et les Laquedives). Il y a dans l’île deux rois qui règnent, l’un sur le pays des hyacinthes (pierres précieuses), l’autre sur la côte, les ports et les villes de commerce. Grâce à sa position entre l’Inde, la Perse et l’Éthiopie, une foule de navires y arrivent et en sortent ; elle reçoit de la Chine et d’autres pays commerçants de la soie, de l’aloès, des clous de girofle et autres produits, et les envoie à Male (Malabar), où croît le poivre, et à Calliena (environs de Goa), où viennent l’acier et les étoffes ; en effet Calliena est également un grand port de commerce. Elle fait aussi des envois au Sinde, sur la frontière de l’Inde, pays du musc et du castoreum, et enfin en Perse, dans l’Yémen et à Adulis (sur la côte de l’Abyssinie[92]).

Ce mémoire serait incomplet si, avant de le terminer, je ne faisais pas connaître la situation des régions du nord de l’Asie à travers lesquelles l’empire grec entretenait quelques relations avec la Chine

La première moitié du cinquième siècle présente un fait qui eut lieu sur les bords de l’Oxus et de l’Indus, et qui n’a pas encore été bien éclairci. La dénomination Scythe, qui avait été appliquée, par les écrivains grecs et romains, aux Yue-Tchi, devenus maîtres de la Bactriane et restés fidèles à la cause des Romains, est un terme vague qui a servi successivement à désigner les nations sauvages du nord de [p. 294] l’Europe et de l’Asie. J’ai déjà dit que les Arabes et les Persans emploient en pareil cas le mot Turk. Tout à coup, vers l’an 420 de notre ère, le mot Scythe des Grecs et des Romains, et le mot Turk des Arabes et des Persans font place au mot Haiateleh chez les Arabes et les Persans, au mot Hephthalites chez les Byzantins, et au mot Hephthal chez les Arméniens. La nation est comprise sous la dénomination générale Han ; seulement,- pour la distinguer des Huns établis à l’occident de la ruer Caspienne, on lui donne l’épithète de Huns blancs. Les Hephthalites ou Huns blancs sont-ils, sous une dénomination plus précise, les mêmes que les Yue-Tchi ? ou bien faut-il voir ici un nouveau peuple venant du fond de la Tai-tarie et prenant la place de l’ancien ? Les annales chinoises rie s’expliquent pas d’une manière nette à cet égard. Ce qui complique la question, c’est que les écrivains chinois parlent, à cette époque, d’une population nommée Ye-Tha[93].

Dans une pareille matière, on est forcé de recourir aux conjectures. Je suis porté à penser que les Hephthalites ou Huns blancs ne sont pas autres que les anciens Yue-Tchi, et que ce fut après coup qu’un Persan ou un Arménien, s’étant aperçu que le mot Scythe était un terme bien vague, crut faire une grande découverte en mettant en avant la dénomination [p. 295] Hephthalite. On a vu chez nous bien des découvertes du même genre.

Voici les raisons qui semblent militer en faveur de mon opinion : un corps d’Hephthalites prit du service dans l’armée persane, et Procope, qui accompagna Bélisaire dans ses campagnes d’Orient, fut à même de les bien connaître. Or, il dit que les Hephthalites étaient depuis longtemps (Έκ ώαλαιοΰ) établis dans la contrée qu’ils occupaient, et qu’ils réunissaient toutes les qualités d’un peuple sédentaire[94]. Cette circonstance ne se concilierait guère avec l’idée d’une population qui serait arrivée récemment du fond de la Tartarie. Une chose à remarquer, c’est que ce que Procope a dit sur la civilisation des Hephthalites est répété par les Chinois à propos des Yue-Tchi du Ve siècle. Voici ce qu’on lit clans les Tableaux historiques de l’Asie de Klaproth, pour le temps qui s’écoula entre les années 424 et 451 : Un marchand du pays des Yue-Tchi vint à la cour de l’empereur de la Chine et offrit de fabriquer les verres de différentes couleurs qu’on recevait auparavant des pays occidentaux (probablement du pays des Romains), et qu’on payait extrêmement cher. D’après ses indications, l’on fit des recherches dans les montagnes, et l’on découvrit en effet des minéraux propres à une telle fabrication. Le marchand parvint à faire du verre coloré de la plus grande beauté. L’empereur s’en servit pour construire une salle qui [p. 296] pouvait contenir cent personnes. Elle était si magnifique et si resplendissante, qu’on aurait pu la croire l’ouvrage des génies. Depuis ce temps, le prix de la verrerie diminua considérablement en Chine[95]. Un juge compétent a émis l’opinion que le verre coloré dont il s’agit ici n’est pas autre chose que l’émail[96].

Les Hephthalites occupèrent non seulement la Bactriane et d’autres contrées situées au nord de l’Hindoukousch, mais encore la vallée de l’Indus. Cosmas, qui les trouva dans l’Inde vers l’an 525 de notre ère, donne le nom de Hunnie à la vaste contrée qui séparait de son temps la Chine de la Perse et de l’empire romain. Il est même à remarquer que le tableau qu’il fait de la Bactriane, de la vallée de l’Indus, de la Larice et de la Limityce, est absolument semblable à ce que nous avons vu à l’époque du triumvir Marc-Antoine et d’Auguste. Le roi de la Hunnie, dit-il, se nommait Collas. Les rois de l’Inde disposaient tous d’un certain nombre d’éléphants armés en guerre ; mais Gollas, qui était plus puissant qu’eux tous, entretenait jusqu’à deux mille éléphants et une nombreuse cavalerie. Les autres princes lui payaient tribut[97]. C’est, à mon avis, une raison de plus de penser que les Hephthalites n’étaient pas autres que les Yue-Tchi ou Indo-Scythes, [p. 297] autrement dits les Bactriens. M’objectera-t-on ce corps d’Hephthalites qui, du temps de Justinien, oubliant le vieux dévouement de la nation pour les Romains, servait dans l’armée persane ? Hélas ! tout a un terme dans ce bas monde : à l’époque dont il s’agit ici, il y avait bien d’autres indices de la décadence romaine[98].

Du reste, Cosmas, pour la première moitié du vie siècle, de même que l’auteur du Périple de la mer Érythrée, pour le milieu du rite siècle, ne parle pas des royaumes indigènes qui existaient alors dans la vallée du Gange ; et sans le récit des voyageurs bouddhistes chinois, ces royaumes nous seraient restés inconnus.

Les Hephthalites restèrent maîtres de la Bactriane jusqu’au milieu du vie siècle, époque oit ils furent remplacés par des populations turkes : On ne peut mieux comparer les vastes contrées de la Tartarie, à cette époque, qu’à une mer presque constamment en furie, et où les vagues ne font que changer de place, suivant le vent qui souffle. A partir de ce moment, les Turks acquirent la prééminence dans le nord de l’Asie. Chaque population avait son chef particulier ; mais il y avait au-dessus d’eux un chef suprême, le khacan ou khan des khans, qui tranchait du potentat et qui n’hésitait pas à s’intituler le maître [p. 298] de la terre[99]. Il n’était plus possible à l’Asie occidentale et à l’Europe de communiquer par terre avec la Chine, qu’avec son bon plaisir. Ainsi avait fait Attila, et ainsi fit plus tard Gengis-Khan, lorsqu’il eut réuni toutes les tribus tartares sous sa dépendance. Les Turks se mettaient au-dessus des Grecs de Constantinople et des Persans, et l’on ne sait pas jusqu’où se seraient élevées leurs prétentions, si, un siècle après, les cavaliers arabes n’étaient pas accourus du fond de leurs déserts, bride abattue, et ne les avaient pas repoussés au delà de l’Oxus et du Iaxarte.

L’invasion des Turks coïncida avec l’introduction des vers à soie dans l’empire grec[100] et avec les progrès de la navigation chinoise, qui permirent à la soie de prendre la route de mer. Peu à peu la soie s’éloigna de la Tartarie, et les populations de la Sogdiane furent privées des avantages qu’elles retiraient de ce commerce. Ces populations, attribuant les inconvénients dont elles souffraient à la politique persane, recoururent à l’intervention du chef suprême des Turks, qui se nommait Dizabule ; celui-ci envoya un ambassadeur au roi de Perse. Le prince ne faisant que des réponses évasives, le khan se décida à recourir à l’empereur de Constantinople, qui était alors Justin II. Pour arriver du campement des [p. 299] Turks à Constantinople, le député, qui ne pouvait pas se confier aux Persans, fut obligé de tourner la mer Caspienne du côté du Nord, de franchir les défilés les plus solitaires du Caucase, et de se rendre sur les bords de la mer Noire, oit il s’embarqua pour Constantinople. Justin était hors d’état de faire une réponse satisfaisante au chef des Turks ; mais, voulant se le rendre favorable, afin de l’opposer au besoin aux Persans, il fit un bon accueil au député. I1 fit même partir un ambassadeur pour le campement des Turks ; et le récit de l’ambassade, qui est fort intéressant, nous a été conservé par un écrivain contemporain[101].

Je ne pousserai pas plus loin ce mémoire. La suite se trouvera dans un mémoire subséquent. Mais, en finissant, je me permettrai de faire remarquer que tout se lie clans les différentes parties de cet écrit, et que si, en quelques points, les témoignages paraissent insuffisants, ils sont suppléés ailleurs.

Tout s’use, tout finit sur la terre ; maintenant surtout les idées tendent à se renouveler, et l’on affecte de dédaigner le passé. Voilà cependant une face de plus pour l’édifice de la grandeur romaine, voilà un nouveau champ pour raviver les souvenirs affaiblis. Nous avons fait le tour de l’Afrique et découvert [p. 300] un nouveau monde ; nous avons même fait le tour du globe. L’art de l’imprimerie a multiplié les livres et les journaux ; l’usage de la vapeur a hâté la marche des navires et leur a permis de voguer contre vents et marées. Enfin le télégraphe électrique a mis eu communication un bout du inonde avec l’autre ; mais il a fallu près de quinze cents ans pour enfanter ces merveilles ; il a même fallu le concours de toutes les nations civilisées du globe. Les Romains ne disposaient pas de telles ressources, et cependant toutes les nations de l’ancien monde étaient en contact avec eux et s’intéressaient à leur sort. En lisant maintenant l’histoire de Rome, nous sommes frappés du vice de quelques-unes de ses institutions ; nous sommes révoltés des turpitudes de quelques-uns de ses empereurs ; mais ces inconvénients s’affaiblissaient, vus à distance, et l’on n’était frappé que, de l’effet général. Rappelons-nous ces paroles de Florus : Des nations mêmes qui ne faisaient point partie de l’empire avaient le sentiment de la grandeur romaine, et ne pouvaient s’empêcher de témoigner du respect à un peuple qui avait vaincu tous les peuples. Il n’est pas probable que la terre revoie jamais un pareil spectacle.

Il est question de bien des choses dans ce mémoire et dans les deux qui précédent, mais il ne s’y est rien mêlé d’étranger. D’un côté, j’ai tâché d’en dire assez pour que le lecteur ne s’égarât pas dans des matières aussi nouvelles. D’un autre côté, pour ne pas fatiguer sou attention, je me suis abstenu de [p. 301] toute remarque superflue, de tout détail minutieux. Moi aussi j’ai éprouvé le sentiment de la grandeur romaine.

Un passage de l’historien arabe Hamzah me mit sur la voie de la date de la chute du royaume de la Mésène et de la Kharacéne, et cette date nie servit à déterminer l’époque de la rédaction du Périple de la mer Érythrée. Plus tard, l’étude du Périple me lit entrevoir l’influence du nom romain jusque dans les contrées les plus reculées de l’Asie. Telle est l’origine de ces trois mémoires.

J’ai mis en tête les mots : d’après les témoignages latins, grecs, arabes, persans, indiens et chinois. J’espère que le lecteur aura reconnu que ces mots n’ont pas été mis pour la parade, et que réellement j’ai tiré de ces témoignages rapprochés entre eux des conséquences que personne n’avait soupçonnées. Sous ce rapport, je ne crois pas sortir des bornes de la modestie en disant que, pour venir à bout d’une telle tâche, il ne fallait rien moins que les diverses connaissances philologiques, géographiques, historiques, archéologiques que j’ai réunies. C’est ce même concours de connaissances qui a donné à mon Mémoire sur l’Inde, publié il y a quinze ans, un caractère à part ; il est vrai que, maintenant que la route est tracée, il y aura successivement beaucoup à ajouter.

Que de choses restent à faire pour donner à ces trois mémoires toute l’extension dont ils sont susceptibles ! Des textes sanscrits et chinois n’ont pas [p. 302] encore été tirés des recueils où ils sont déposés. D’autres, qui ont été publiés, ne l’ont pas été d’une manière tout à fait satisfaisante. Qui sait ? peut-être il m’a échappé à moi-même des textes grecs et latins importants ; mais la voie est ouverte, et il ne s’agit plus que de la suivre jusqu’au bout. Une source qui est appelée à rendre les plus grands services, ce sont les médailles. Depuis trente ans l’on recueille avec plus d’ardeur que jamais les médailles de l’Abyssinie, de l’Arabie, de la Mésopotamie et de la Chaldée, de l’Arménie, de la Perse et des différentes parties de l’Inde. Tant qu’on n’a eu que des pièces isolées, il était, au milieu de la pénurie des documents écrits, difficile d’arriver à des résultats. Dans cette partie du champ de la science, c’est surtout aux médailles à expliquer les médailles. Or, avec l’abondance actuelle, le moment est venu d’aborder sérieusement cette branche de l’archéologie. Avec des noms de princes, des dates et des noms de lieux, on reconnaîtra mieux les allusions qui sont éparses chez les écrivains de l’antiquité ; on rétablira les expressions altérées ; on répandra la lumière là où tout était obscurité ; en un mot, l’on apportera des pierres pour aider à la reconstruction de l’édifice de l’antiquité.

M. Amédée Thierry, dans un beau Tableau de l’empire romain depuis la fondation de Rome, jusqu’à la fin du gouvernement impérial en Occident, qu’il vient de publier, termine ainsi sa préface : Si l’adoption de mon point de vue sur une période aussi importante [p. 303] de l’histoire prouvait en faveur de sa vérité, j’en serais fier, je le confesse. Avoir apporté, dans une science d’application aux destinées humaines, une vérité si minime qu’elle soit, c’est une grande récompense pour toute une vie de méditations et de labeurs. Ce résultat me justifierait à mes propres yeux d’avoir osé toucher à un sujet sur lequel de beaux génies, Montesquieu avant tous, semblaient avoir dit le dernier mot. La différence des points de départ, et en grande partie celle des époques, expliqueraient, au besoin, la différence des systèmes, si système il y a. Par un entraînement naturel à la société de son temps, Montesquieu s’est fait patricien romain et a envisagé le monde du haut du Capitole. Fils des vaincus de César, j’ai aperçu le Capitole du fond d’une bourgade celtique ; je l’ai vu autrement et ne l’ai pas moins admiré ; mais je l’ai admiré pour des raisons qui ne pouvaient ni toucher ni convaincre un homme du dix-huitième siècle. Si, dans cette voie, j’ai rencontré le vrai, c’est au dix-neuvième siècle qu’en revient l’honneur. A mon tour, je me présente dans la carrière, et j’envisage l’empire romain par le côté qui fait face à l’Asie orientale. Personne n’avait aperçu ce côté ; si j’ai osé déchirer le voile qui le couvrait, ce n’est ni comme patricien romain ni comme fils des vaincus de César, c’est en ma double qualité d’élève et de successeur de l’illustre Silvestre de Sacy, c’est comme ayant passé nia vie à étudier les langues de l’Orient et de l’Occident, ainsi que les diverses contrées du [p. 304] vieux monde, depuis l’océan Atlantique jusqu’à la mer de Chine[102].

 

FIN.

 

 

 



[1] Liv. VI, ch. XXIV. Voyez à ce sujet, ci-devant, p. 187, et les remarques de M. Emerson-Tennent (Ceylan, an Account of the island physical, historical and topoyraphical, t. I, p. 532).

[2] Annales, liv. XIV, ch. XXV.

[3] Voyez les Questions naturelles de Sénèque, au commencement.

[4] Œuvres de Dion Chrysostome, édition de Reiske, t. I, p. 672 (Discours, XXXII).

[5] Quant aux parfums de la Cilicie, dont, à ce qu’il parait, il se faisait une grande consommation à Rome, il en est parlé dans les Silves de Stace et ailleurs. (Voyez le Mémoire de Pastoret sur le commerce des Romains, t. III du Recueil de l’Académie des Inscriptions, p. 371, et t. V, p. 127.)

[6] Province de Bischbalik.

[7] Tome VIII du Recueil de l’Académie des Inscriptions, p. 122 et suiv. Voyez aussi les Nouveaux Mélanges asiatiques d’Abel Rémusat, t. I, p. 216.

[8] Dans la chancellerie chinoise, ceci signifie simplement que les gouvernements de ces contrées avaient ouvert des rapports diplomatiques avec le général chinois.

[9] Mémoire de M. Pauthier sur l’inscription de Singanfou, p. 38.

[10] Mémoire d’Abel Rémusat, à l’endroit cité. Outre les communications par mer de l’Inde avec la Chine, il y avait une route par terre. (Voyez la carte du Périple de la mer Érythrée.)

[11] Livre IV des Silves, n° 1. Voyez aussi au livre III, n° 2.

[12] Punica, liv. III, vers la fin.

[13] Esprit des lois, liv. X, chap. XIII.

[14] Épigrammes, liv. XII, n° 8.

[15] Dion Cassius, liv. LXVIII, n° 15.

[16] Géorgiques, liv. IV, vers 290.

[17] Comparez Dion Cassius, liv. LXVIII, n° 17 et suiv. Eutrope, liv. VIII, chap. III, et Sextus Rufus, chap. XI.

[18] Eutrope et Sextus Rufus, aux endroits cités. Eutrope s’exprime ainsi : In mari rubro classera instituit, ut per cam Indiæ fines vastaret.

[19] On fera bien de relire le chapitre XV de l’ouvrage de Montesquieu intitulé Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Du reste, Montesquieu n’a connu ni pour Trajan, ni pour Auguste, l’idée générale qui fait l’âme de ce mémoire. Les faits particuliers eux-mêmes lui sont restés inconnus. On eu peut dire autant de Fréret, qui composa un mémoire particulier sur la question de l’expédition de Trajan dans l’Inde. (Voyez L. XXI de l’Ancien recueil de l’Académie des Inscriptions, p. 55 et suiv.)

[20] Vie d’Adrien, chap. XX, dans l’Historia Augusta.

[21] Épitomé, à l’article d’Antonin.

[22] Voyez le Mémoire sur la Mésène et la Kharacène.

[23] J’ai déjà cité l’édition de la Carte de Peutinger, par Mannert, Vienne, 1824. Quant aux itinéraires qui portent le nom d’Antonin, ils paraissent appartenir à une autre époque. (Voyez le mémoire de M. d’Avezac, inséré dans le t. II du Recueil des Savants étrangers, p. 303 et suiv., 361 et suiv.)

[24] Mémoire d’Abel Rémusat, dans le Recueil de l’Académie des Inscriptions, t. VIII, p. 124.

[25] Klaproth, Tableaux historiques de l’Asie, p. 69 ; Pauthier, Mémoire sur l’inscription de Singanfou, p. 42.

[26] Voyez le Mémoire de Letronne, dans le t. X du Recueil de l’Académie des Inscriptions, p. 227 ; les Tableaux historiques de Klaproth, à l’endroit cité, et les remarques du P. Visdelou, Bibliothèque orientale de d’Herbelot, t. IV, p. 391.

[27] Liv. VI, chap. XX.

[28] Voyez l’ouvrage de M. Ernest Pariset, p. 200 et suiv.

[29] Voyez ci-devant, p. 193.

[30] Des faits analogues ont eu lieu pour la géographie. (Voyez mon Introduction à la Géographie d’Aboulféda.)

[31] Traité de l’abstinence.

[32] Paltadius, De gentibus Indiæ et Bragmanibus, Londres, 1665.

[33] Liv. VI, chap. X.

[34] Cureton, Spicilegium syriacum, Londres, 1855. Voyez aussi Land, Anecdota syriaca, Leyde, 1862.

[35] Histoire ecclésiastique, liv. IV, chap. XXVIII.

[36] Albrecht Weber, Indische Skizzen, Berlin, 1857, p. 28, et p. 36 et 49 de la traduction de M. Sadoux.

[37] Vopiscus, notice des quatre tyrans, dans l’Historia Augusta.

[38] Pour les témoignages chinois, je renvoie aux Nouveaux mélanges asiatiques d’Abel Rémusat, t. I, p. 220 et 224, et aux extraits fournis par M. Stanislas Julien à M. Vivien de Saint-Martin (Les Huns blancs ou Ephthalites, p. 43 et suiv. du tirage à part). Aucun de ces trois savants ne s’est aperçu de ce qu’il y avait de contradictoire dans les termes.

[39] Voyez mon Mémoire sur le Périple de la mer Érythrée.

[40] Mémoires sur l’Arménie, par Saint-Martin, t. I, p. 412.

[41] Trébellius Pollion, dans Historia Augusta, article Valérien.

[42] Maintenant, si quelque lecteur est étonné d’apprendre que les princes barbares étrangers fussent si bien au courant des divers épisodes de l’histoire romaine, je le renverrai au deuxième paragraphe de ce mémoire, ci-devant, p. 185 et suiv. D’ailleurs ils avaient à leur service des secrétaires grecs et latins.

[43] Sur ces barbares, voyez deux mémoires de Letronne, dans le Recueil de l’Académie des Inscriptions, t. IX, p. 153 et suiv. t. X, p. 186 et suiv.

[44] Vopiscus, Notice sur Firmus. La preuve du luxe qui régnait dans l’habitation de Firmus, Vopiscus dit que les murs étaient couverts de cubes de verre, fixés avec du bitume et d’autres mastics. (Voyez, à ce sujet, la notice que j’ai insérée dans les Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions, 13 juin 1862.)

[45] Vopiscus s’exprime ainsi (Notice sur Aurélien, chap. XXXIII) : Præter captivos gentium barbararum, Blemyes, Axomitæ, Arabes Eudæmones, Indi, Bactriani, Hiberi, Saraceni, Persæ, cum suis quique muneribus : Gothi, Alani, Roxolani, Sarmatæ, Franci, Suevi, Vandali, Germani, religatis manibus captivi præcesserunt. La phrase aurait pu être mieux construits ; mais le sens n’est pas douteux. Crevier, dans son Histoire des empereurs romains, l’a entendue comme moi. Quant à Tillemont, il ne s’est pas expliqué là-dessus. A la même occasion, Je ferai observer que les éditions imprimées mettent une virgule entre Arabes et Eudæmones. A mon avis, c’est une faute. Il s’agit là des habitants de l’Arabie Heureuse, Arabi Felices. Les Arabes nomades, les Arabes qui habitaient le nord de la presqu’île, sont désignés à part sous la dénomination Saraceni. Les uns et les autres étaient alors en rapport d’amitié avec les empereurs.

[46] Vopiscus, Notice sur Aurélien, chap. XLI.

[47] Mémoire d’Abel Rémusat, dans le Recueil de l’Académie, t. VIII, p. 127.

[48] Abel Rémusat, dans le Recueil de l’Académie, p. III ; Klaproth, Tableaux historiques de l’Asie, p. 70 ; M. Pauthier, Inscription de Singanfou, p. 38 et 42.

[49] Panegyrici veteres, édition de Nuremberg, 1779, t. I, p. 158.)

[50] Panegyrici veteres, t. I, p. 254.

[51] Dent veniam tropæa Niliaca, sub plus Æthiops et Indus intremuit. (Panegyrici veteres, t. I, p. 275.)

[52] Mémoire de M. Pauthier sur l’Inscription de Singanfou, p. 42.

[53] Vita Constantini, liv. IV, chap. VII.

[54] Vita Constantini, liv. IV, chap. L.

[55] Parmi ces savants est Letronne. (Voyez le Recueil de l’Académie des Inscriptions, t. X, p. 229.)

[56] Ci-devant, p. 188. L’auteur du Périple parle aussi des présents que l’empereur et les princes de l’Orients envoyaient réciproquement. On trouvera une énumération de présents du même genre dans le roman grec d’Héliodore intitulé Théagène et Chariclée, liv. X, chap. V.

[57] Cette question sera traitée dans un mémoire subséquent.

[58] Radjatarangini, ou Histoire du Kachemire, texte sanscrit et traduction de M. Troyer, t. I, p. 561 et suiv.

[59] Code de Manou, liv. X, n° 43 et 44.

[60] Heeren, De la politique et du commerce des peuples de l’antiquité, t. III de la traduction française, p. 354.

[61] Cedrenus, édit. de Bonn, t. I, p. 51.

[62] Voyez la Biographie universelle, au mot Théophile ; le mémoire de Letronne, t. X du Recueil de l’Académie, p. 218 et suiv. M. Caussin de Perceval, Essai sur l’histoire des anciens Arabes, t. I p. 111 et 112.

[63] Voyez Ammien Marcellin, liv. XXII, chap. VII. Nous nous plaignons, non sans raison, que les livres anciens qui traitent de cette époque soient si défectueux. La portion des récits d’Ammien Marcellin qui se rapporte à notre sujet est entre nos mains. De quelle ressource aurait pu être cet ouvrage pour les questions dont il s’agit ici ! Ammien Marcellin avait servi à la fois dans les provinces orientales et occidentales de l’empire ; il avait accompagné l’empereur Julien dans son expédition contre la Perse. Personne n’était mieux placé que lui pour recueillir des renseignements, non seulement sur la Perse, mais encore sur les contrées voisines. Eh bien ! ainsi que d’autres l’ont déjà fait remarquer, le tableau qu’il fait de l’Orient, vers les années 360 et suivantes de notre ère (liv. XXIII, ch. VI), est imparfait. Il oublie des faits très importants, et, dans ceux qu’il rapporte, il manque plus d’une fois de critique.

[64] Panegyrici veteres, t. II, p. 316.

[65] Code civil de Justinien, liv. IV, titre LXIII. Voici le texte : Mercatores tam imperio nostro quam Persarum regi subjectos, ultra ea loca, in quibus fœderis tempore, cum memorata natione nobis convenit, nundinas exercere minime oportet, ne alieni regni (quod non convenit) scrutentur arcana ; nullus igitur posthac imperio nostro subjectus, ultra Nisibim, Callinicum et Artaxatam emendi seu vendendi species causa, prolicisci audeat : nec præter memoratas civitates cum Persa merces existimet commutandas, etc.

[66] Comparez Saint-Martin, édition de l’Histoire du Bas-Empire de Lebeau, t. VIII, p. 60, et M. Caussin de Perceval, Essai sur l’histoire des anciens Arabes, t. 1, p. 131 et suiv. Voyez aussi mon Mémoire sur la Mésène, t. XXIV du Recueil des Mémoires de l’Académie des inscriptions, p. 2 18 et suiv.

[67] Édit. d’Havercamp, p. 10.

[68] Édit. d’Havercamp, p, 12.

[69] Cosmographie d’Æthicus, à la suite de Pomponius Mela, édit. d’Abraham Gronovius, Leyde, 1722, p. 705.

[70] L’auteur parait avoir admis l’idée de plusieurs mondes, ayant chacun son soleil et sa lune à part. Cette opinion fut professée, au milieu du VIIIe siècle, par un prêtre de Bavière, dont il a été parlé ci-devant, p. 73. Macrobe, qui florissait à la même époque que Rutilius, qui, comme lui, professait le paganisme, et qui croyait à l’existence de quatre continents, partait de l’idée qu’il n’y avait qu’un soleil, et que le soleil fait une partie de sa route sur terre, et l’autre dans l’eau. (Voyez le premier livre des Saturnales, chap. XXIII. Voyez aussi le commentaire de Macrobe sur le Songe de Scipion, liv. II, chap. X.) On connaît le mythe égyptien d’après lequel, chaque soir, le soleil descend dans l’hémisphère inférieur appelé du nom d’Amenti, pour en sortir ensuite plus lumineux que jamais.

[71] Probablement le poète fait ici allusion aux princes qui avaient reçu les honneurs de l’apothéose.

[72] Ce passage a été imité par Sidoine Apollinaire, dans des vers rapportés plus loin. Il est lui-même l’imitation d’un passage de Claudien, poème sur la guerre de Gildon, au commencement. Ordinairement Rome est représentée avec un casque surmonté de deux ailes d’aigle.

[73] Ci-devant, p. 139.

[74] Il y a ici une imitation de Properce. Voyez ci-devant, p. 87.

[75] Sirmond, Opera varia, Paris, 1696, t. II, p. 125.

[76] Sur les relations des empereurs grecs et des rois de l’Éthiopie, comparez Procope, De Bello Persico, liv. I, chap. XIX, et liv. II, chap. III, et la Relation de Nonnosus, qui se trouve dans la Bibliothèque grecque de Photius, édition de Rouen, 1653, p. 6 et suiv. Voyez aussi l’Histoire du Bas-Empire de Lebeau, édition de Saint-Martin, t. VII, p. 243, et t. VIII, p. 44 et suiv. p. 155 et suiv.

[77] C’est ce qu’on verra dans un mémoire subséquent.

[78] Lettre sur la boussole, adressée au baron de Humboldt. Paris, 1834, in-8°.

[79] Note insérée par Édouard Biot dans les Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, séance du 21 octobre 1844.

[80] Voyez aussi mon Introduction à la géographie des Orientaux, p. CCV et suiv.

[81] Asie centrale, t. I, p. XXXVI et suiv.

[82] Foe-houe-ki, p. 360.

[83] En ce qui concerne la poudre à canon, je renvoie au Mémoire que M. le colonel Favé et moi nous avons inséré dans le Journal asiatique d’octobre 1849, p. 257.

[84] Mémoire de Klaproth, inséré dans le Journal asiatique de décembre 1832 et de janvier 1833.

[85] Recueil de Montfaucon, t. II, p. 178 et 336.

[86] Recueil de Montfaucon, t. II, p. 178.

[87] Recueil de Montfaucon, t. II, p. 178.

[88] Procope, De bello Persico, liv. IV, chap. XX.

[89] Biographie universelle, au mot Pallade, t. XXXII, p. 429.

[90] C’est aussi l’opinion de Letronne, Recueil de l’Académie des Inscriptions, t. X, p. 223.

[91] Le texte grec et la version latine ont été publiés à Londres en 1665, sous le titre De gentibus Indiæ et bragmanibus, p. 3 et suiv. et p. 59 et suiv.

[92] Recueil de Montfaucon, t. II, p. 337.

[93] Tableaux historiques de l’Asie, p. 134 et 257. (Voyez aussi les Nouveaux mélanges asiatiques d’Abel Rémusat, t. 1, p. 240 et suiv. et Les Ephthalites ou Huns blancs, par M. Vivien de Saint-Martin.)

[94] De Bello Persico, liv. I, ch. III.

[95] P. 134. Voyez aussi les Nouveaux mélanges asiatiques d’Abel Rémusat, t. I, p. 223.

[96] Description des objets d’art, par M. Jules Labarthe, Paris, 1847, p. 391.

[97] Recueil de Montfaucon, t. II, p. 338.

[98] Quelques savants ont cru trouver le nom des Huns dans les livres sacrés de Zoroastre. Comparez Eugène Burnouf (Journal asiatique de juin 1845, p. 435), et M. Haug, Essay on the sacred lanquage, writinq and religions of the Parsees, Bombay, 1862, p. 192. Je suis porté à croire qu’il y a là un malentendu.

[99] Voyez mon Introduction à la Géographie d’Aboulféda, p. CCXXXI.

[100] Procope, De Bello Gothico, liv. IV, chap. XVII. Procope donne le nom de Sirinda au pays d’où la soie fut apportée. Rien ne prouve qu’il s’agisse là de la Chine. (Voyez, du reste, le volume de M. Ernest Pariset, p. 182.)

[101] C’est Ménandre surnommé Protector. Voyez les Excerpta ex legationibus, édition de Bonn, p. 295 et suiv. Voyez aussi le témoignage de Théophane de Byzance, qui se trouve dans la Bibliothèque de Photius, et qui a été inséré par M. Charles Müller dans le tome IV de ses Fragmenta historicorum grœcorum, p. 270.

[102] Mes titres pour aborder la tâche que je viens d’accomplir sont : 1° Mes Extraits des historiens arabes des croisades, en 1829 ; 2° mon Histoire des Invasions des Sarrasins en France, et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse, en 1836 ; 3° ma traduction de la Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l’Inde et à la Chine, dans le IXe siècle de l’ère chrétienne, en 1845 ; 4° mes Fragments arabes et persans inédits relatifs à l’Inde, antérieurement au XIe siècle de l’ère chrétienne, en 1845 ; 5° mon Mémoire géographique, historique et scientifique sur l’Inde, en 1846 ; 6° ma traduction de la Géographie d’Aboulféda et mon Introduction générale à la Géographie des Orientaux, en 1848.