RELATIONS POLITIQUES ET COMMERCIALES DE L’EMPIRE ROMAIN AVEC L’ASIE ORIENTALE

 

(L’HYRCANIE, L’INDE, LA BACTRIANE ET LA CHINE)

PENDANT LES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’ÈRE CHRÉTIENNE, D’APRÉS LES TÉMOIGNAGES LATINS, GRECS, ARABES, PERSANS, INDIENS ET CHINOIS.

PAR M. REINAUD.

MEMBRE DE L’INSTITUT, PROFESSEUR D’ARABE À L’ÉCOLE SPÉCIALE DES LANGUES ORIENTALES, CONSERVATEUR DES MANUSCRITS ORIENTAUX DE LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE, ETC.

PARIS — 1863.

 

 

Préface.

Observations préliminaires.

§ I. - Marc Antoine et Cléopâtre. - Bataille d’Actium. - Règne d’Auguste et sa politique. - Horace, Virgile, Properce et Tibulle. - Idées géographiques du temps.

§ II. - Commerce de l’Inde et de la Chine. - État politique et social de la Chine pendant les premiers siècles de notre ère. - Systèmes géographiques de Ptolémée et de l’auteur du Périple de la mer Érythrée.

§ III. - Relations de l’empire romain avec l’Asie orientale, depuis la mort d’Auguste jusqu’au règne de Justinien. - Trajan, Aurélien et Zénobie. - Probus. - Le grand Constantin. - Julien l’Apostat. - Le grand Théodose, etc.

Appendice.

 

 

PRÉFACE.

Ce mémoire a été lu dans le sein de l’Académie des inscriptions et belles lettres. Publié dans le Journal asiatique des mois de mars, avril, mai et juin 1863, il reparaît ici avec quelques corrections et additions.

Ce qui en constitue la base principale, ce sont les témoignages latins presque tous contemporains des événements dont ils font mention. Cette circonstance, jointe à la nature du sujet, mérite d’appeler sur le mémoire l’attention non seulement des historiens, des publicistes et des économistes, mais encore de toutes les personnes qui s’intéressent à la littérature classique. Pour accomplir une pareille tâche, la connaissance du latin était indispensable ; néanmoins il n’était pas nécessaire que l’auteur fût un latiniste consommé. Exercé dans ma jeunesse à [p. 2] la lecture des écrivains latins, mes études, depuis cinquante ans, se sont portées ailleurs ; aussi, sous ce rapport, je me reconnais des supérieurs dans l’Institut, dans le corps de l’université et ailleurs. Il suffisait que l’auteur fût en état de discuter les passages latins qui rentraient dans son cadre. Une fois cette condition remplie, l’essentiel était que l’auteur fût au courant des faits géographiques, historiques et archéologiques qui intéressent à la fois l’Orient et l’Occident, faits dont quelques-uns n’ont été révélés que dans ces dernières années ; et sous ce rapport je pouvais me présenter aussi bien que tout autre.

Du reste, à partir du moment on j’ai abordé cette tâche, je m’y suis mis sérieusement, et j’ai fait ce que n’ont fait que bien peu de latinistes. J’ai remué presque tout le vieux fonds latin, depuis Cicéron jusqu’à Sidoine Apollinaire et Martianus Capella, et, arrivant avec des données particulières, j’ai aperçu bien des choses que personne n’avait jusqu’ici remarquées. C’est ainsi que j’ai recréé de toutes pièces le système géographique national des Romains, système qui domina à Rome et dans toutes les [p. 3] provinces latines depuis les Scipions jusqu’à la chute de l’empire d’Occident, système dont l’idée était tout à fait perdue. Aussi que de recherches et de méditations ! J’ai eu à citer environ cent vingt vers de Virgile : eh bien ! ces cent vingt vers m’ont coûté cinq mois de travail. Cinq mois environ pour acquérir l’intelligence de cent vingt vers de Virgile, de vers qui ont été commentés et traduits plus de cent fois ! Il est vrai que Virgile est l’auteur qui m’a pris de beaucoup le plus de temps ; on verra ci-dessous pourquoi. Dans tous les cas, l’esprit de conscience que j’ai apporté dans mon travail me fait espérer que les latinistes qui voudront me juger, ne nie condamneront pas avant de s’être imposé au moins une partie des peines que je me suis données.

Dans le cours du mémoire, j’ai cherché à exposer les questions avec toute l’érudition et toute la clarté dont je suis capable. Il est un point cependant sur lequel je ne me suis point arrêté, et qui, tout considéré, me paraît avoir besoin de quelques explications.

Il s’agit des idées de monarchie universelle qui se manifestèrent à Rome sous Auguste et [p. 4] ses premiers successeurs, et en particulier de l’ardeur que Virgile, Horace, Properce et Tibulle mirent à propager ces idées. Le langage des quatre poètes est très net ; mais est-il sérieux ? De plus Virgile, en développant ses vues, a attribué à Auguste des conquêtes qui n’eurent jamais lieu, et qui même, à être examinées en elles-mêmes et d’après la manière dont elles ont été interprétées, présenteraient des inconséquences flagrantes. La mémoire de Virgile doit-elle continuer à être chargée des singularités qu’on a mises sur son compte ? Il faut dire que la question qui maintenant, grâce aux faits que j’ai révélés, est devenue très simple, était restée jusqu’ici hérissée de difficultés. Ne pouvant répéter ici ce que j’ai déjà dit dans le cours du mémoire, je me bornerai à de simples indications, me contentant d’accompagner ces indications des conclusions qui me paraissent en découler naturellement.

Horace, Virgile, Properce et Tibulle, en encourageant de toutes leurs forces les Romains de leur temps à entreprendre la conquête du monde entier, se sont-ils livrés à un pur jeu d’esprit, en un mot ont-ils joué la comédie ? Je [p. 5] ne le pense pas ; d’abord parce que ces poètes, du moins les deux premiers, dont le caractère est bien connu, n’étaient pas hommes à écrire le contraire de ce qu’ils pensaient ; de plus, parce que, l’eussent-ils voulu, ils ne l’auraient pas pu.

A l’époque dont nous parlons, on sortait à peine des guerres civiles. L’autorité s’affermissait, l’ordre renaissait, le calme était complet à Rome et dans les provinces. D’une part, avec les théories géographiques qui dominaient alors, on croyait le monde beaucoup plus petit qu’il n’est réellement ; de l’autre, l’activité des esprits avait besoin d’aliment : d’ailleurs on avait à venger les insultes faites par les Parthes à la majesté du nom romain ; on était impatient de montrer que le nouvel empire était destiné à effacer tous les empires qui avaient précédé. L’honneur national paraissait engagé. Ajoutez à cela qu’Auguste n’avait aucune raison de contrarier sur ce point l’esprit public. L’exaltation des têtes serait pour lui une force de plus, dans le cas où il aurait un appel à faire au patriotisme des populations. Dans le cas contraire, son autorité n’en était pas atteinte. Le public s’étant prononcé, [p. 6] Horace, Virgile, Properce et Tibulle ne crurent pas pouvoir se dispenser de descendre dans l’arène. A la vérité, les quatre poètes n’avaient en aucun cas, rien à perdre ; mais aussi ils n’avaient rien à gagner. Pourquoi jouer ainsi la comédie devant l’empire tout entier ? Notez que ces quatre poètes tenaient alors le sceptre de la poésie à Rome. Comment expliquer ce concert pour une thèse qui n’aurait pas eu d’objet ?

En ce qui concerne Virgile en particulier, ce n’est pas seulement dans les Géorgiques qu’il a sacrifié à l’opinion du moment ; c’est aussi dans l’Énéide. On sait quelle peine se donna Virgile pour recueillir les vieilles traditions qui avaient encore cours de son temps, et quel soin il apporta à n’admettre que des détails sinon vrais, du moins transmis comme tels par les ancêtres, oit placés sous la garantie de la sibylle de Cumes, ou même sortis de la bouche des dieux. Dès l’origine, l’Énéide fut regardée par les Romains comme leur poème national. La plaisanterie qu’on attribue à Virgile n’eût-elle pas été de nature à ôter au poème entier son caractère sérieux ?

Sous Auguste et ses premiers successeurs, [p. 7] les esprits conservèrent quelques restes de l’ancien caractère républicain[1]. Le changement qui s’opéra dans les idées ne devint tout à fait sensible qu’à partir de Trajan, et il faut l’attribuer ait système de centralisation qui allait toujours croissant. Au bout de quelque temps, les corps constitués comme les individus perdirent tout esprit d’initiative ; on eût dit qu’ils étaient devenus étrangers aux affaires publiques. Ce n’est pas alors que des poètes auraient pu essayer de passionner la multitude. Aussi, à partir de cette époque, les poètes restent impassibles devant les événements de leur temps, et les écrivains en prose, qui avaient pris en main le pinceau de l’histoire, se bornent en général à enregistrer des faits, sans prendre parti ni dans un sens ni dans un autre. Plus tard, quand l’empire marcha vers sa ruine, ce fut encore pis : c’est alors que les comédiens s’emparèrent de la scène. J’en ai fait comparaître deux dans mon récit, Claudien et Sidoine Apollinaire.

Je crois pouvoir comparer Horace, Virgile, [p. 8] Properce et Tibulle, dans le rôle qu’ils jouèrent à cette occasion, à ce qui s’est passé diverses fois en France et en Angleterre. Des idées de nature à passionner les esprits éclatent dans le public ; la presse et les journaux exploitent ces idées. Les écrivains qui prennent part à la lutte ont tort ou ont raison ; ils forcent la main au gouvernement, ou bien ils en sont pour leurs frais d’éloquence ; mais les personnes qui ont poussé au mouvement ne sont pas pour cela des comédiens.

Je passe aux inconséquences qui ont été mises sur le compte de Virgile. Pour abréger, je n’en citerai qu’une. A l’exemple d’Horace, de Properce et de Tibulle, Virgile a supposé qu’Auguste avait conquis en personne l’Asie entière, et qu’il s’était avancé jusqu’à l’embouchure du Gange. Les autres poètes se sont tenus dans les généralités ; pour lui, il est entré dans les détails. Malheureusement il n’a donné le nom d’aucun des rois vaincus ; il n’a pas même toujours fixé les lieux. Cependant, comme il désigne l’Arménie, la Perse, la Bactriane et l’Inde, y compris le Bengale, il n’y a pas à hésiter. Mais, par la plus étrange des méprises, les commentateurs [p. 9] et les traducteurs ont confondu l’Inde avec l’intérieur de l’Afrique, et Auguste est devenu sous leur plume une espèce de héros de roman, parcourant le grand Sahara, et pourfendant de son épée les nègres du Soudan. On a invoqué la tradition ; mais cette tradition n’existe pas. La véritable tradition est celle des poètes qui sont venus après Virgile, jusqu’à la chute de l’empire ; or ces poètes parlent des prétendues conquêtes d’Auguste dans la Perse et l’Inde ; ils nomment l’Indus et le Gange ; niais aucun ne mentionne directement ni indirectement l’intérieur de l’Afrique[2].

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les personnes qui attribuent ces bizarreries à Virgile, se présentent comme les défenseurs de la gloire du grand poète. On sait qu’au moyen âge il y avait des personnes qui considéraient [p. 10] Virgile comme un être au-dessus clé la nature, et qui, pour connaître l’avenir, consultaient ses vers à l’instar des versets de la Bible. Si Virgile avait été témoin de travers si opposés, il n’aurait pas manqué d’y répondre par les deux vers de Racine, dans sa tragédie de Britannicus :

J’ose dire pourtant que je n’ai mérité

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Je crois être juste en me représentant Virgile et Horace dans leurs rapports avec Auguste, comme Boileau et Racine dans leurs rapports avec Louis XIV. Les rangs n’étaient pas les mêmes ; mais les égards étaient réciproques. Or quelle figure aurait faite Auguste, si Virgile était venu lui débiter de pareilles sottises ? J’ai montré le peu de fondement de ce genre d’interprétation : j’espère que mes peines n’auront pas été vaines, et qu’il ne tardera pas à être banni des écoles.

La géographie tient une grande place dans ce mémoire. J’ai déjà dit quelques mots du système géographique des Romains. Avant à traiter des rapports des Romains avec l’Asie orientale, il m’a fallu parler des Sères et des Thines ou [p. 11] Sines qui terminaient l’Asie de ce côté, et aborder le fameux problème de la limite des connaissances des anciens, qui a fait jusqu’ici le désespoir des géographes. En possession de données particulières, je crois avoir résolu le problème. Cette même circonstance est cause que le mémoire a été accompagné de quatre cartes particulières. La carte du système de Ptolémée se trouvait déjà ailleurs ; elle remonte jusqu’à d’Anville ; tout le reste est le résultat de mes propres recherches. A la vérité, la carte du système géographique des Romains avait déjà son analogue dans une carte publiée dans la première moitié du XVIIe siècle, par un cosmographe nommé Bertius ; elle se trouve dans son atlas de géographie ancienne, qui a eu trois éditions, et elle a été reproduite en tête de l’édition du traité de Pomponius Méla, donnée par Abraham Gronovius, Leyde, 1721. Mais, outre que je n’ai eu connaissance de cette carte qu’après coup, elle n’envisage la question qu’au point de vue des idées particulières de Pomponius Méla, et il ne s’y trouve rien de général. D’un autre côté, il existe un livre intitulé Géographie de Virgile, par Helliez, Paris, 1771, in-12 ; ce volume [p. 12] a été réimprimé en 1820, sous le titre de Géographie de Virgile et d’Horace, par Masselin. Ce livre est consacré à la description des lieux particuliers qui sont mentionnés dans les poésies d’Horace et de Virgile, et n’a rien de commun avec les questions traitées dans ce mémoire. Ni Helliez ni Masselin ne se sont seulement doutés de ces questions : pour les apprécier, il fallait être au courant de la géographie comparée ; or, les savants qui ont étudié la géographie comparée, n’avaient pas eu l’idée de recourir aux poésies d’Horace et de Virgile, et les personnes qui ont fait leur spécialité des poésies d’Horace et de Virgile, ne s’étaient pas occupées de géographie comparée. On pourrait appliquer à Helliez et à Masselin ce que l’auteur du traité grec intitulé le Monde, et attribué à Aristote, a dit à propos de l’étude des lois qui régissent l’univers : Qui osera comparer à de si hautes connaissances ces détails où l’on s’occupe de la figure d’une ville, du cours d’une rivière, où l’on décrit les beautés naturelles d’une localité, d’une montagne, telle que l’Ossa, le Nyssa ou l’antre de Corycée ? S’ils eussent jamais porté leurs regards sur l’univers et sur les [p. 13] grandes choses qu’il renferme, ce spectacle les eût ravis et le reste leur eût paru petit.

Gloire à l’esprit de curiosité et à la science critique des modernes ! Nous sommes parvenus à expliquer les caractères cunéiformes de l’Asie et les hiéroglyphes de l’Égypte, qui ne rencontrèrent qu’indifférence chez les anciens maîtres du monde. Nous avons déchiffré les inscriptions phéniciennes et puniques qui furent dédaignées des orgueilleux conquérants. Pourquoi ne pas essayer de faire servir les témoignages que nous a légués le vieil Orient à l’éclaircissement des points restés obscurs de l’histoire romaine ?

Presque tout est nouveau dans cette publication. On trouve dans le recueil de la Société de Gottingue, t. X, p. 121, et t. XII, p. 63, un mémoire du savant Heeren, intitulé : Commentatio de Græcorum de India notifia et cum Indiis commerciis. Le tome XII du même recueil, p. 91, renferme la première partie d’un mémoire du même savant, intitulé : Commentatio de Romanorum de India notitia et cum Indiis commerciis. D’un autre côté, un savant anglais, M. Osmond de Beauvoir-Priaulx, a entrepris dans le journal de la Société asiatique de Londres, t. XVII et [p. 14] suiv. la publication d’un écrit qui porte le titre de : On the Indian embassies to Rome, depuis Auguste jusqu’à Justinien. Enfin un savant professeur de sanscrit, à Berlin, M. Weber, a inséré dans ses Indische Skizzen, un mémoire intitulé : die Verbindungen Indiens mit den Ländern im Westen. Ces différentes publications ne doivent pas être confondues avec mon travail, ni pour l’ensemble, ni pour les détails.

Dans le cours du présent écrit, je renvoie quelquefois à mon Mémoire sur le royaume de la Mésène et de la Kharacène, et sur le Périple de la mer Érythrée. Ce mémoire n’est pas resté tel qu’il a paru dans le Journal asiatique ; considérablement augmenté, il en forme à présent deux, et on les retrouvera l’un et l’autre dans le tome XXIV du Recueil de l’Académie des inscriptions. Le présent mémoire est le troisième en rang. Il y en aura un quatrième qui embrassera les temps écoulés depuis le VIe siècle de notre ère jusqu’à la fin du XVe, lorsque les Portugais apparurent pour la première fois dans les mers orientales. C’est celui dont il a été lu un fragment dans la séance générale de la Société asiatique, le 25 juin 1862.

 

NB : Les numéros de  page en caractère gras renvoient à l'Appendice

 

 

 



[1] En ce qui concerne Auguste, voyez l’Examen critique des historiens anciens de la vie et du règne d’Auguste, par M. Egger, p. 61 et suiv.

[2] On m’opposera peut-être ces expressions du sixième chant de l’Enéide :

. . . . . . . . . . Super et Garamantas et Indos

Proferet imperium.

La soumission des Garamantes est un fait réel ; mais l’honneur en revient tout entier à Cornelius Balbus. Auguste se trouvait alors en Orient, et il n’y prit aucune part.