LES VILLES DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE VIII. — L’INFLUENCE DES VILLES SUR LA CIVILISATION EUROPÉENNE.

 

 

La naissance des villes marque le début d’une ère nouvelle dans l’histoire interne de l’Europe Occidentale. La société n’avait comporté jusqu’alors que deux ordres actifs : le clergé et la noblesse. En prenant place à côté d’eux, la bourgeoisie la complète ou plutôt l’achève. Sa composition désormais ne changera plus jusqu’à la fin de l’Ancien Régime : elle possède tous ses éléments constitutifs, et les modifications par lesquelles elle passera au cours des siècles, ne sont à vrai dire que les combinaisons diverses de leur alliage.

Comme le clergé et comme la noblesse, la bourgeoisie est elle-même un ordre privilégié. Elle forme une classe juridique distincte, et le droit spécial dont elle jouit l’isole de la masse du peuple rural qui continue à former l’immense majorité de la population. Bien plus, nous l’avons déjà dit, elle s’efforce de conserver intacte sa situation exceptionnelle et de s’en réserver exclusivement le bénéfice. La liberté telle qu’elle la conçoit, est un monopole. Rien n’est moins libéral que l’esprit de caste qui fait sa force en attendant qu’il devienne pour elle, à la fin du Moyen Âge, une cause de faiblesse. Pourtant à cette bourgeoisie si exclusive était réservée la mission de répandre autour d’elle la liberté et de devenir, sans l’avoir voulu, l’occasion de l’affranchissement graduel des classes rurales. Le fait seul de son existence devait, en effet, agir immédiatement sur celles-ci, et, petit à petit, atténuer le contraste qui, au début, les séparait d’elle-même. Elle eut beau s’ingénier à les maintenir sous son influence, leur refuser la participation à ses privilèges, les exclure de l’exercice du commerce et de l’industrie, elle n’eut pas la force d’arrêter une évolution dont elle était la cause et qu’elle n’aurait pu supprimer qu’en disparaissant.

La formation des agglomérations urbaines ébranla tout de suite l’organisation économique des campagnes. La production telle qu’elle y était pratiquée n’avait servi jusqu’alors qu’à subvenir à l’existence du paysan et aux prestations dues à son seigneur. Depuis la cessation du commerce, rien ne le sollicitait à demander au sol un surplus dont il lui eût été impossible de se défaire puisqu’il ne disposait plus de débouchés. Il se contentait de parer à sa vie journalière, certain du lendemain et ne souhaitant aucune amélioration de son sort, parce qu’il n’en pouvait concevoir la possibilité. Les petits marchés des cités et des bourgs étaient trop insignifiants, leur demande au surplus trop régulière, pour l’exciter à sortir de sa routine et à augmenter son labeur. Or, voilà que ces marchés s’animent, que le nombre des acheteurs s’y multiplie et que tout à coup la certitude lui apparaît de pouvoir y écouler les denrées qu’il y amènera. Comment n’eût-il pas profité d’une occasion aussi favorable ? Il ne dépend que de lui de vendre s’il produit suffisamment, et aussitôt il laboure les terres que jusqu’alors il a laissées en friche. Son travail prend une signification nouvelle. Il lui permet le profit, l’économie et une vie plus confortable à mesure qu’elle sera plus active. Sa situation est d’autant plus favorable que tout le surcroît des revenus du sol lui appartient en propre. Car les droits du seigneur étant fixés par la coutume domaniale à un taux immuable, l’augmentation de la rente foncière ne profite qu’au tenancier.

Mais le seigneur dispose lui aussi des moyens de bénéficier de la situation nouvelle où la formation des villes place les campagnes. Il possède d’énormes réserves de terrains incultes, bois, landes, marais ou bruyères. Rien de plus indiqué que de les mettre en culture et de participer ainsi, grâce à eux, à ces débouchés nouveaux qui deviennent de plus en plus rémunérateurs à mesure que les villes grandissent et se multiplient. L’accroissement de la population fournira les bras nécessaires aux travaux de défrichement et d’assèchement. Il suffit d’appeler des hommes : ils ne manqueront pas de se présenter. Dés la fin du XIe siècle, le mouvement apparaît déjà en pleine vigueur. Des monastères, des princes territoriaux transforment dès lors les parties stériles de leurs domaines en terres de rapport. La surface du sol cultivé qui, depuis la fin de l’Empire romain, n’a plus augmenté, va s’élargissant sans cesse. Les bois s’éclaircissent. L’ordre de Cîteaux entre dès son origine dans la voie nouvelle. Au lieu de conserver pour ses terres la vieille organisation domaniale, il se plie intelligemment à l’état de choses nouveau. Il adopte le principe de la grande culture, et, suivant les régions, s’attache à la production la plus rémunératrice. En Flandre, où les besoins des villes sont d’autant plus nombreux qu’elles sont plus riches, il pratique l’élève du gros bétail. En Angleterre, il se consacre spécialement à celui des moutons, dont ces mêmes villes de Flandre consomment la laine en quantités de plus en plus considérables.

Cependant, de tous côtés, seigneurs laïques ou ecclésiastiques fondent des  villes neuves. On appelle ainsi un village établi en terrain vierge et dont les occupants recevront des lots de terre moyennant une rente annuelle. Mais ces villes neuves, dont le nombre ne cesse de grandir dans le courant du XIIe siècle, sont en même temps des villes libres. Car, pour attirer les cultivateurs, le seigneur leur promet l’exemption des charges qui pèsent sur les serfs. Il ne se réserve en général sur eux que la juridiction. Il abolit en leur faveur les vieux droits qui subsistent encore dans l’organisation domaniale. La charte de Lorris (1155) dans le Gâtinais, celle de Beaumont en Champagne (1182), celle de Prisches dans le Hainaut (1158) nous fournissent des types particulièrement intéressants de chartes de villes neuves et qui se sont largement répandues dans les contrées voisines. Il en est de même de celle de Breteuil en Normandie qui a été transportée dans le courant du XIIe siècle, à bon nombre de localités d’Angleterre, du pays de Galles et même d’Irlande.

Ainsi un nouveau type de paysan apparaît, bien différent de l’ancien. Celui-ci avait pour caractéristique la servitude ; celui-là est doué de la liberté. Et cette liberté, dont la cause est l’ébranlement économique communiqué par les villes à l’organisation des campagnes, est elle-même copiée sur celle des villes. Les habitants des villes neuves sont, à vrai dire, des bourgeois ruraux. Ils portent même dans bon nombre de chartes, le nom de burgenses. Ils reçoivent une constitution judiciaire et une autonomie locale qui sont manifestement empruntées aux institutions urbaines, si bien que celles-ci débordent pour ainsi dire de l’enceinte des murailles pour se répandre sur les campagnes et leur communiquer la liberté.

Et cette liberté, faisant de nouveaux progrès, ne tarde pas à s’insinuer jusque dans les vieux domaines dont la constitution archaïque ne peut plus se maintenir au milieu d’une société rénovée. Soit par affranchissement volontaire, soit par prescription ou usurpation, les seigneurs la laissent se substituer graduellement à la servitude qui si longtemps avait été la condition normale de leurs tenanciers. Le statut des hommes se transforme en même temps que le régime des terres, puisque l’un et l’autre n’étaient que la conséquence d’une situation économique en voie de disparaître. Le commerce fournit maintenant à tous les besoins auxquels les domaines s’étaient si longtemps efforcés de subvenir par eux-mêmes. Il n’est plus indispensable que chacun d’eux produise toutes les denrées servant à son usage. Il suffit de se rendre à la ville voisine pour se les procurer. Les abbayes des Pays-Bas, qui avaient été dotées par leurs bienfaiteurs de vignobles situés soit en France, soit aux bords du Rhin et de la Moselle et d’où elles faisaient venir le vin nécessaire à leur consommation, vendent à partir du commencement du XIIIe siècle ces propriétés devenues inutiles et dont l’exploitation et l’entretien leur coûtent désormais plus qu’elles ne rapportent[1].

Aucun exemple n’illustre mieux la disparition fatale de l’ancien système domanial dans une époque transformée par le commerce et l’économie urbaine. La circulation qui devient de plus en plus intense favorise nécessairement la production agricole, disloque les cadres qui l’avaient enfermée jusqu’alors, l’entraîne vers les villes, la modernise et en même temps l’affranchit. Elle détache l’homme du sol auquel il avait été si longtemps assujetti. Elle substitue de plus en plus largement le travail libre au travail servile. Ce n’est plus que dans les régions écartées des grandes voies commerciales que se perpétue dans sa rigueur primitive l’ancien servage personnel et avec lui les formes anciennes de la propriété domaniale. Partout ailleurs, il disparaît d’autant plus vite et d’autant plus rapidement que les villes sont plus nombreuses. En Flandre, par exemple, c’est à peine s’il subsiste encore au commencement du XIIIe siècle. Certes il s’en conserve certains vestiges. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, on rencontre çà et là des hommes soumis au droit de morte-main ou astreints à la corvée, et des terres grevées de divers droits seigneuriaux. Mais ces survivances du passé n’ont plus qu’une importance purement financière. Ce sont presque toujours de simples taxes et celui qui les paye n’en possède pas moins pour cela une entière liberté personnelle.

L’affranchissement des classes rurales n’est qu’une des conséquences provoquées par la renaissance économique dont les villes ont été tout ensemble le résultat et l’instrument. Il coïncide avec l’importance croissante du capital mobilier. Durant l’époque domaniale du Moyen Âge, il n’y avait eu d’autre richesse que celle qui repose sur la propriété foncière. Elle assurait à la fois à son détenteur la liberté personnelle et l’ascendant social. Elle était la garantie de la situation privilégiée du clergé et de la noblesse. Détenteurs exclusifs de la terre, ils vivaient du travail de leurs tenanciers qu’ils protégeaient et qu’ils dominaient. La servitude des masses était la conséquence nécessaire d’une organisation sociale où il n’y avait d’autre alternative que celle de posséder le sol et d’être seigneur, ou de le labourer et d’être serf.

Or, avec la bourgeoisie, prend place au soleil une classe d’hommes dont l’existence est en contradiction flagrante avec cet ordre de choses. Car elle est dans toute la force du terme une classe de déracinés et pourtant elle est une classe d’hommes libres. La terre sur laquelle elle s’établit, non seulement elle ne la cultive pas, mais elle n’en est pas non plus propriétaire. Par elle se manifeste et s’affirme, avec une force croissante, la possibilité de vivre et de s’enrichir par le seul fait de vendre ou de produire des valeurs d’échange.

Le capital foncier avait été tout, et voilà qu’à côté de lui s’affirme la force du capital mobilier. Jusqu’alors l’argent monnayé avait été stérile. Les grands propriétaires laïques ou ecclésiastiques aux mains desquels se monopolisait le très faible stock du numéraire en circulation, soit par les cens qu’ils percevaient de leurs tenanciers, soit par les aumônes que les fidèles apportaient aux églises, ne possédaient normalement aucun moyen de le faire fructifier. Sans doute, il arrivait que des monastères, en temps de famine, consentissent des prêts usuraires à des nobles en détresse qui leur engageaient leurs terres[2]. Mais ces opérations, interdites d’ailleurs par le droit canonique, n’étaient que des expédients occasionnels. En règle générale, l’argent était thésaurisé par ses détenteurs et le plus souvent transformé en vaisselle ou en ornements d’Église, qu’on faisait fondre en cas de besoin. Le commerce libéra cet argent captif et le ramena à sa destination. Grâce à lui, il redevint l’instrument des échanges et la mesure des valeurs, et puisque les villes étaient les centres du commerce, il afflua nécessairement vers elles. En circulant, il multiplia sa puissance par le nombre des transactions auxquelles il servait. L’usage en même temps s’en généralisa ; les payements en nature firent place de plus en plus aux payements en monnaie.

Et une nouvelle notion de la richesse apparut : celle de la richesse marchande, consistant non plus en terres, mais en argent ou en denrées commerciales appréciables en argent[3]. Dès le courant du XIe siècle, de véritables capitalistes existaient déjà dans bon nombre de villes. Nous en avons cité plus haut des exemples sur lesquels il est inutile de revenir ici. De très bonne heure d’ailleurs, ces capitalistes urbains placèrent en terres une partie de leurs bénéfices. Le meilleur moyen de consolider leur fortune et leur crédit était, en effet, l’accaparement du sol. Ils consacrèrent une partie de leurs gains à l’achat d’immeubles, tout d’abord dans la ville même où ils habitaient, puis plus tard à la campagne. Mais ils se transformèrent surtout en prêteurs d’argent. La crise économique provoquée par l’irruption du commerce dans la vie sociale avait causé la ruine ou la gêne des propriétaires qui n’avaient pu s’y adapter. Car en développant la circulation de l’argent, elle avait eu pour résultat d’en amoindrir la valeur et partant, de faire hausser tous les prix. L’époque contemporaine de la formation des villes fut une période de vie chère, aussi favorable aux négociants et aux artisans de la bourgeoisie que pénible pour les détenteurs du sol qui ne parvinrent pas à augmenter leurs revenus. Dès la fin du XIe siècle, on voit plusieurs d’entre eux obligés pour se maintenir de recourir aux capitaux des marchands. En 1147, la charte de Saint-Omer mentionne comme une pratique courante les emprunts contractés chez les bourgeois de la ville par les chevaliers des alentours. Mais des opérations bien plus considérables étaient déjà pratiquées à cette époque. Il ne manquait pas de marchands assez riches pour consentir des emprunts de grande envergure. Vers 1082, des marchands de Liège prêtent de l’argent à l’abbé de Saint-Hubert pour lui permettre d’acheter la terre de Chevigny, et quelques années plus tard, avancent à l’évêque Othert les sommes nécessaires pour acquérir du duc Godefroid, sur le point de partir pour la croisade, son château de Bouillon[4]. Les rois eux-mêmes recourent dans le courant du XIIe siècle aux bons services des financiers urbains. William Cade est le bailleur de fonds du roi d’Angleterre[5]. En Flandre, au commencement du règne de Philippe-Auguste, Arras est devenue par excellence une ville de banquiers. Guillaume le Breton la décrit comme pleine de richesses, avide de lucre et regorgeant d’usuriers :

Atrabatumpotens urbsplena

Divitiis, inhians lucris et fœnore gaudens[6].

Les villes de la Lombardie, puis à leur exemple celles de Toscane et de Provence la surpassent de beaucoup dans ce commerce, auquel l’Église cherche en vain à s’opposer. Depuis le commencement du XIIIe siècle, les banquiers italiens étendent déjà leurs opérations au Nord des Alpes et leurs progrès y sont si rapides qu’une cinquantaine d’années plus tard, ils se sont substitués partout, grâce à l’abondance de leurs capitaux et à la technique plus avancée de leurs procédés, aux prêteurs locaux[7].

La puissance du capital mobilier concentré dans les villes ne leur a pas seulement donné l’ascendant économique, il a contribué aussi à les mêler à la vie politique. Aussi longtemps que la société n’avait connu d’autre pouvoir que celui qui dérive de la possession de la terre, le clergé et la noblesse avaient seuls participé au gouvernement. La hiérarchie féodale était constituée tout entière sur la base de la propriété foncière. Le fief, en réalité, n’est qu’une tenure et les relations qu’il crée entre le vassal et le seigneur ne sont qu’une modalité particulière des relations qui existent entre le propriétaire et le tenancier. La seule différence, c’est que les services dus par le premier au second au lieu d’être de nature économique sont de nature militaire et politique. De même que chaque prince territorial requiert l’aide et le conseil de ses vassaux, de même, étant lui-même vassal du roi, il est astreint à son égard à des obligations analogues. Ainsi, seuls interviennent dans la direction des affaires publiques ceux qui détiennent le sol. Ils n’y interviennent d’ailleurs qu’en payant de leur personne, c’est à dire, pour employer l’expression consacrée consilio et auxilio, par leur conseil et par leur aide. De contribution pécuniaire aux besoins de leur suzerain, il ne peut être question à une époque où le capital foncier ne sert qu’à entretenir ses détenteurs. Le caractère le plus frappant peut-être de l’État féodal, c’est le caractère rudimentaire de ses finances. L’argent n’y joue aucun rôle. Les revenus domaniaux du prince alimentent presque exclusivement sa cassette. Il lui est impossible d’augmenter ses ressources par l’impôt, et son indigence financière lui interdit de prendre à son service des agents révocables et salariés. Au lieu de fonctionnaires, il n’a que des vassaux héréditaires et son autorité sur eux est limitée par le serment de fidélité qu’ils lui ont prêté.

Mais du jour où la renaissance commerciale lui permet d’augmenter ses revenus et que l’argent monnayé commence, grâce à elle, à affluer dans ses coffres, on le voit aussitôt tirer parti des circonstances. L’apparition des baillis au cours du XIIe siècle, est le premier symptôme du progrès politique qui va permettre au pouvoir princier de fonder une véritable administration publique et de transformer peu à peu la suzeraineté en souveraineté. Car le bailli est, dans toute la force du terme, un fonctionnaire. Avec ce personnage amovible, rémunéré non par une concession de terre, mais par un traitement en argent, et tenu de rendre compte annuellement de sa gestion, s’affirme un nouveau type de gouvernement. Le bailli est placé en dehors de la hiérarchie féodale. Sa nature est toute différente de celle des anciens justiciers, maires, écoutètes ou châtelains, qui exercent leurs fonctions à titre héréditaire. Il y a entre eux et lui la même différence qu’entre les vieilles tenures serviles et les nouvelles tenures libres. Des causes économiques identiques ont transformé tout à la fois l’organisation foncière et l’administration des hommes. De même qu’elles ont permis aux paysans de s’affranchir et aux propriétaires de substituer la censive au mansus domanial, elles ont permis aux princes de s’emparer, grâce à des agents rétribués, du gouvernement direct de leurs territoires. L’innovation politique, comme les innovations sociales dont elle est contemporaine, suppose la diffusion de la richesse mobilière et de la circulation de l’argent. On se convaincra sans peine de l’exactitude de cette manière de voir si l’on observe que la Flandre, où la vie commerciale et la vie urbaine se sont manifestées plus tôt que dans les autres régions des Pays-Bas, a connu bien avant elles l’institution des baillis.

Les rapports qui se sont établis entre les princes et les bourgeoisies ont eu aussi des conséquences politiques de la plus grande portée. Il était impossible de ne point tenir compte de ces villes auxquelles leur richesse croissante donnait un ascendant de plus en plus fort, et qui pouvaient mettre sur pied, en cas de besoin, des milliers d’hommes bien équipés. Les conservateurs féodaux n’eurent tout d’abord que du mépris pour l’outrecuidance des milices urbaines. Otton de Freisingen s’indigne de voir les communiers de la Lombardie porter le casque et la cuirasse et se permettre de tenir tête aux nobles chevaliers de Frédéric Barberousse. Mais l’éclatante victoire remportée à Legnano (1176) par ces manants sur les troupes de l’empereur, ne tarda pas à montrer ce dont ils étaient capables. En France, les rois ne manquèrent pas de recourir à leurs services. Ils se donnèrent comme les protecteurs des communes, comme les gardiens de leurs libertés et firent apparaître la cause de la couronne comme solidaire des franchises urbaines. Philippe-Auguste devait recueillir les fruits d’une politique si habile. La bataille de Bouvines (1214) qui établit définitivement la prépondérance de la royauté à l’intérieur de la France et fit rayonner son prestige sur toute l’Europe, fut due en grande partie aux contingents militaires des villes.

L’influence des villes à la même époque ne fut pas moins considérable en Angleterre, encore qu’elle s’y soit manifestée d’une façon fort différente. Ici, au lieu de soutenir la royauté, elles s’insurgèrent contre elle à côté des barons, et elles contribuèrent ainsi à préparer le gouvernement parlementaire dont on peut faire remonter à la Grande Charte (1212) les lointaines origines

Ce n’est pas seulement en Angleterre, au surplus, que les villes revendiquèrent et obtinrent une participation plus ou moins large au gouvernement. Leur tendance naturelle les portait à se transformer en républiques municipales. On ne peut guère douter que, si elles en avaient eu la force, elles ne fussent devenues partout des États dans l’État. Mais elles ne parvinrent à réaliser cet idéal que là où le pouvoir de l’État fut impuissant à contrebalancer leurs efforts.

Il en fut ainsi dès le XIIe siècle en Italie, et plus tard, après la décadence définitive de l’autorité impériale, en Allemagne. Partout ailleurs elles ne parvinrent pas à secouer l’autorité des princes, soit, comme en Angleterre et en France, que la royauté fût trop puissante pour devoir capituler devant elles, soit, comme dans les Pays-Bas, que leur particularisme les empêchât de combiner leurs efforts pour conquérir une indépendance qui les eût mises sans retard aux prises les unes avec les autres. Elles restèrent donc en règle générale, soumises au gouvernement territorial. Mais celui-ci ne les traita pas en simples sujettes. Il avait trop besoin d’elles pour ne pas tenir compte de leurs intérêts. Ses finances reposaient sur elles en grande partie, et à mesure qu’augmentaient les attributions de l’État et partant ses dépenses, il éprouvait de plus en plus fréquemment la nécessité de recourir à la bourse des bourgeois. Nous avons déjà vu qu’au XIIe siècle il leur emprunte de l’argent. Et cet argent, les villes ne le cèdent pas sans garanties. Elles savent bien qu’elles courent grand risque de n’être jamais remboursées, et elles exigent de nouvelles franchises en retour des sommes qu’elles consentent à prêter. Le droit féodal ne permettait au suzerain d’imposer à ses hommes que des redevances bien déterminées et restreintes à quelques cas toujours les mêmes. Il lui était donc impossible de les soumettre arbitrairement à la taille et d’en tirer les subsides indispensables. Les chartes des villes leur octroyaient à cet égard les garanties les plus solennelles. Force fut donc bien de s’entendre avec elles. Peu à peu les princes prirent l’habitude d’appeler des bourgeois dans les Conseils de prélats et de nobles avec qui ils conféraient sur leurs affaires. Les exemples de ces convocations sont encore rares au XIIe siècle. Ils se multiplient au XIIIe et, au XIVe siècle, la coutume se trouve définitivement légalisée par l’institution des États, dans lesquels les villes obtiennent après le clergé et la noblesse, une place qui devint bientôt, quoique la troisième en dignité, la première en importance. Si les villes ont eu comme on vient de le voir, une influence de très vaste portée sur les transformations sociales, économiques et politiques qui se manifestèrent dans l’Europe Occidentale au cours du XIIe siècle, il pourrait sembler à première vue qu’elles n’aient joué aucun rôle dans le mouvement intellectuel. Du moins faut-il attendre jusqu’à la fin du XIIIe siècle pour rencontrer des œuvres littéraires et des œuvres d’art enfantées au sein des bourgeoisies et animées de leur esprit. Jusque là, la science demeure le monopole exclusif du clergé et n’emploie d’autre langue que le latin. Les littératures en langue vulgaire ne s’adressent qu’à la noblesse ou du moins expriment les idées et les sentiments qui sont les siens. L’architecture et la sculpture ne produisent leurs chefs-d’œuvre que dans la construction et l’ornementation des églises. Les halles et les beffrois, dont les plus anciens spécimens remontent au commencement du XIIIe siècle, comme par exemple les admirables halles d’Ypres anéanties pendant la grande guerre, restent encore fidèles au style architectural des édifices religieux.

Pourtant, à regarder de plus près, on ne tarde pas à découvrir que la vie urbaine n’a pas laissé de contribuer pour sa part à enrichir le capital moral du Moyen Âge. Sans doute la culture intellectuelle y a été dominée par des considérations pratiques qui, avant la période de la Renaissance, l’ont empêchée de prendre un large essor. Mais elle présente tout d’abord ce caractère d’être une culture exclusivement laïque. Dès le milieu du XIIe siècle, les Conseils municipaux se sont préoccupés de fonder pour les enfants de la bourgeoisie des écoles qui sont les premières écoles laïques de l’Europe depuis la fin de l’Antiquité. Par elles, l’enseignement cesse de départir exclusivement ses bienfaits aux novices des monastères et aux futurs prêtres des paroisses. La connaissance de la lecture et de l’écriture étant indispensables à la pratique du commerce, n’est plus réservée aux seuls membres du clergé. Le bourgeois s’y est initié bien avant le noble, parce que ce qui n’était pour le noble qu’un luxe intellectuel était pour lui une nécessité journalière. L’Église ne manqua pas de revendiquer aussitôt sur les écoles municipales une surveillance qui provoqua de nombreux conflits entre elle et les autorités urbaines. La question religieuse est naturellement étrangère à ces débats. Ils n’eurent d’autre cause que le désir des villes de conserver la haute main sur les écoles créées par elles et dont elles entendaient conserver la direction.

Au reste, l’enseignement de ces écoles se borna, jusqu’à l’époque de la Renaissance, à l’instruction élémentaire. Tous ceux qui voulaient en savoir plus long devaient s’adresser aux établissements du clergé. C’est de ceux-ci que sortaient les clercs qui, à partir de la fin du XIIe siècle, furent chargés de la correspondance et de la comptabilité urbaines, ainsi que de la rédaction des actes multiples nécessités par la vie communale. Tous ces clercs étaient d’ailleurs des laïques, les villes n’ayant jamais pris à leur service, à la différence des princes, des membres du clergé qui, en vertu des privilèges dont ils jouissaient, eussent échappé à leur juridiction. La langue dont firent usage les scribes municipaux fut naturellement tout d’abord le latin. Mais depuis les premières années du XIIIe siècle on les voit adopter de plus en plus généralement l’emploi des idiomes nationaux. C’est par les villes que ceux-ci s’introduisirent pour la première fois dans la pratique de l’administration, et cette initiative correspond parfaitement à l’esprit laïque dont elles furent par excellence les représentants au milieu de la civilisation du Moyen Âge.

Cet esprit laïque s’alliait d’ailleurs à la ferveur religieuse la plus intense. Si les bourgeoisies se trouvèrent très fréquemment en lutte avec les autorités ecclésiastiques, si les évêques fulminèrent abondamment contre elles des sentences d’excommunication, et si, par contre-coup, elles s’abandonnèrent parfois à des tendances anti-cléricales assez prononcées, elles n’en étaient pas moins animées d’une foi profonde et ardente. Il n’en faut pour preuve que les innombrables fondations religieuses dont fourmillent les villes, que les confréries pieuses ou charitables qui y abondent. Leur piété se manifeste avec une naïveté, une sincérité et une hardiesse qui l’entraînent facilement au delà des bornes de la stricte orthodoxie. À toutes les époques, elles se distinguent par l’exubérance de leur mysticisme. C’est lui qui, au XIe siècle, les fait prendre parti passionnément pour les réformateurs religieux qui combattent la simonie et le mariage des prêtres qui, au XIIe siècle, y propage l’ascétisme contemplatif des béguines et des bégards, qui, au XIIIe, explique l’accueil enthousiaste qu’y reçoivent les Franciscains et les Dominicains. Mais c’est lui aussi qui y assure le succès de toutes les nouveautés, de toutes les exagérations et de toutes les déformations du sentiment religieux. Depuis le XIIe siècle, aucune hérésie ne s’est manifestée qui n’y ait aussitôt trouvé des adeptes. Il suffit de rappeler ici la rapidité et l’énergie avec laquelle s’y est propagée la secte des Albigeois.

Laïque et mystique tout à la fois, la bourgeoisie du Moyen Âge se trouve ainsi singulièrement bien préparée au rôle qu’elle jouera dans les deux grands mouvements d’idées de l’avenir : la Renaissance, fille de l’esprit laïque et la Réforme, vers laquelle conduisait le mysticisme religieux.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] H. Van Werveke, Comment les établissements religieux belges se procuraient-ils du vin au haut Moyen Âge ? (Revue belge de philologie et d’histoire, t. II [1923], p. 643).

[2] R. Génestal, Le rôle des monastères comme établissements de crédit (Paris, 1901).

[3] H. Pirenne, Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme, loc. cit., p. 269.

[4] H. Pirenne, Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme, loc. cit., p. 281.

[5] M. T. Stead, William Cade, a financier of the XIIth century (English Historical Review, 1913, p. 209).

[6] Guillaume le Breton, Philipidis. Mon. Germ. Hist. Script., t. XXVI, p. 321.

[7] G. Bigwood, Le régime juridique et économique de l’argent dans la Belgique du Moyen Âge (Bruxelles, 1920).