LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE TROISIÈME. — LE PEUPLE ET LE SÉNAT.

LE SÉNAT.

LA GUERRE.

 

 

III. PROLONGATION DU COMMANDEMENT.

Le système de répartition du commandement suivi sous la République se fonde sur le changement des magistrats. Le consul de l’année courante n’est limité dans son droit de commander les troupes que par la présence de son collègue et le consul de l’année précédente doit nécessairement s’effacer devant lui. A la vérité, le prédécesseur s’efface devant son successeur non pas au moment de l’entrée en fonctions de celui-ci[1], mais au moment où il prend en fait le commandement, ce qui ne s’entend probablement pas de son entrée dans le territoire militiæ, mais de son entrée dans le camp de son prédécesseur[2]. En ce sens, le prédécesseur et le successeur exercent simultanément le commandement dans la période intermédiaire qui va du moment où ce dernier a quitté Rome jusque à celui où il entre dans le camp ; mais le droit de mettre fin au commandement du prédécesseur appartient toujours au successeur. Le sénat peut influer indirectement sur le maintien de l’ancien commandement en reculant son extinction par les instructions données au nouveau magistrat relativement aux actes à accomplir par lui avant son départ pour l’armée[3] ; mais il ne peut directement maintenir l’imperium écoulé à côté de celui du nouveau magistrat entré en fonctions. Il faut pour cela un vote du peuple ou le consentement du nouveau magistrat. Le peuple, théoriquement tout puissant, n’a sous ce rapport fait usage de sa souveraineté que tardivement ; car la prorogation d’une magistrature arrivée à son terme anéantissait le principe de l’annalité et équivalait, en droit et en fait, à l’établissement d’une magistrature extraordinaire. Selon des témoignages dignes de foi, le droit de terminer la guerre contre Neapolis a ainsi été accordé pour la première fois par le peuple au consul de 427[4]. Dés auparavant, le successeur peut, après avoir pris le commandement en chef, avoir permis à son prédécesseur de continuer son commandement dans la forme indiquée plus haut, en assignant un département délimité à ce prédécesseur comme à lui-même ; une prolongation de ce genre, qui, à la vérité, ne pouvait qu’improprement être qualifiée du nom de prorogation, fut sollicitée, mais en vain, au profit du consul de 462, commandant contre les Pentri, de son successeur par le sénat[5]. Il est probable que l’influence du sénat sur la prorogation se rattache à cette dernière catégorie d’hypothèses ; l’action du sénat peut, sous ce rapport comme sous tous les autres, être devenue de plus en plus impérative au profit du magistrat sortant.

La relation légale dans laquelle étaient l’ex-magistrat continuant à exercer ses pouvoirs en vertu de la prorogation et le magistrat qui lui succédait, ne doit pas avoir été partout la même. La prorogation fondée sur une loi implique une délimitation légale de la compétence laissée à l’ex-magistrat et du même coup interdit dans une égale mesure au successeur l’exercice du commandement ; les conflits y sont exclus. La règle générale, selon laquelle le promagistrat s’efface devant le magistrat et lui obéit au besoin, ne s’applique donc pas là,- elle s’applique au contraire à la prorogation dans laquelle l’ex-magistrat tient ses pouvoirs du magistrat. Même dans ce dernier cas, il y aune délimitation entre le commandement de l’ex-magistrat et celui de son successeur ; mais le département attribué au prédécesseur n’est pas légalement fermé à son successeur ; le prédécesseur y est, en face du successeur, dans un rapport de coopération subordonnée[6]. Le sénat n’a guère pu arriver à mettre l’ex-magistrat et le magistrat sur un pied d’égalité légale[7].

En fait, nous trouvons le sénat, à partir du commencement de la guerre d’Hannibal, en possession de la faculté, également importante théoriquement et pratiquement, de prolonger le commandement des généraux[8], et il a exercé cette faculté, autant que nous sachions sans contestation, depuis lors jus qu’à la fin de la République. Ce droit sénatorial de nomination de magistrats s’élève à deux points de vue au-dessus de celui du peuple. D’une part, la nomination faite par les comices est limitée à une date du calendrier, tandis que, pour la prorogation, la même chose est bien possible, mais la magistrature peut aussi être prorogée jusqu’à la fin d’une affaire déterminée ou jusqu’au rappel du général par le sénat[9]. En outre, son commandement spécial n’est pas donné au préteur ou au consul par le peuple, mais par le sort, tandis que la prorogation en donne toujours directement un à la personne qui en profite. — A l’origine, la prorogation du commandement militaire n’a concerné que les consuls ; car les préteurs n’ont, jusqu’au début du VIe siècle, exercé, leurs fonctions que dans la ville. Après l’établissement des commandements spéciaux prétoriens, une loi a encore été exigée pour leur prorogation en 546[10], probablement parce qu’on dérogeait là, en même temps qu’au principe de l’annalité, à la règle légalement établie du tirage au sort des départements prétoriens. Plus tard, il n’est plus question, même à ce point de vue, d’interrogation da peuple, et le sénat exerce le droit de prorogation sans limite, à l’expiration de la préture comme à celle du consulat. Il n’est même pas nécessaire d’y respecter l’identité des compétences ; le sénat peut proroger les fonctions du préteur qui a administré la justice en les transformant en commandement militaire[11].

Sous le Principat, la prorogation, désormais dépouillée au reste de toute puissance militaire, a pris la forme d’une itération que le sénat avait probablement le pouvoir de mettre à la place du tirage au sort[12].

 

 

 



[1] V. tome II, la théorie de l’Extension de la durée de la magistrature, sur la promagistrature dans le territoire militiæ. L’allégation de Willems, 2, 547, selon laquelle à défaut de prorogatio formulée l’imperium du magistrat cesse au dernier jour de sa charge est appuyée sur Tite-Live, 30, 39, 3 : Nullo prorogante imperdum privatus Ti. Claudius classem Romam reduxit, qui prouve au contraire que ce magistrat ne perdit pas son commandement le jour où son consulat arriva à son terme, mais à celui de éon retour, et que, comme on ne lui adressa aucune instruction contraire, il se crut obligé ou au moins autorisé à ramener ses gens. Il est concevable qu’on ait préféré la prolongation de pouvoirs expresse et limitée dans le temps à celle qui était entraînée par la nature de la magistrature militiæ, mais la négation de cette dernière est également monstrueuse en théorie et en pratique par cette simple raison que la prorogation formulée apparaît pour la première fois en 427 de Rome.

[2] V. tome II, la section de l’Acquisition du commandement.

[3] Les augures ont aussi sans doute critiqué le jour fixé aux soldats et signalé par suite les enrôlements comme entachés d’un vice (Tite-Live, 45, 12).

[4] V. tome II, la théorie de l’Extension de, la durée des fonctions, sur a prorogation jusqu’à un terme fixe en vertu d’une loi ou d’un sénatus-consulte.

[5] Denys, 17, 4.

[6] Par exemple, lorsque le consul de 338, C. Terentius Varro est employé comme proconsul, en 339, en Apulie (Tite-Live, 23, 23, 11), en 540-542, dans le Picenum (Tite-Live, 23, 32, 19. 24, 10, 3, c. 41, 3. c. 44, 5), il n’est uniquement qu’un auxiliaire des consuls qui commandent en Italie, tout comme les prêteurs commandant en Italie.

[7] Parmi les cas cités tome II, d’ans la théorie de l’Extension de la durée des fonctions, sur la compétence des promagistrats, ira note, celui de l’an 652 se fonde sur une loi que le sénat interprète seulement en ce sens qu’elle placerait le proconsul et le consul sur un pied d’égalité. Lorsque en 667 le sénat veut la même chose, son projet est repoussé par le peuple. La décision de 843 peut être expliquée par le cas de force majeure où on se trouvait alors.

[8] V. tome II, la même théorie, sur la Prorogation des fonctions jusqu’à un ternie fixe en vertu d’une loi ou d’un sénatus-consulte.

[9] V. tome II, la même théorie sur la Prorogation des fonctions militaires jusqu’à l’arrivée du successeur.

[10] V. tome III, la théorie, de la Préture, sur l’intervention du sénat dans la sortition prétorienne n° 3, note première.

[11] V. tome III, au même lieu, n° 4. Ainsi Sulla a été préteur urbain en 661, propréteur de Cilicie en 662 (De viris ill., 75 ; Drumann, 2, 431).

[12] V. tome II, la théorie des Causes d’inéligibilité relative, n° 5, sur l’interdiction de la continuation.