LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE DEUXIÈME. — LES MAGISTRATURES.

LE PRINCIPAT.

 

 

LE GOUVERNEMENT EN COMMUN.

Il était dans la nature du principat d’Auguste tout comme dans celle de la monarchie proprement dite, non seulement que la pleine autorité appartenant au chef de l’État eut un seul détenteur à la fois, mais, en outre, que ce dernier apparut extérieurement et même sous le rapport des titres comme, en étant le possesseur unique. En fait, l’unité du principat a subsisté pratiquement, pendant près de deux siècles, quoique on ait eu plusieurs fois l’intention d’établir soit le gouvernement commun d’un Augustus et d’une Augusta[1], soit celui de deux Augusti[2] et que la monarchie effective fut plutôt requise par l’esprit du système qu’assurée en la forme. La règle fut violée seulement après la mort d’Antonin le Pieux. Le successeur désigné par lui, Marc-Aurèle, fit, dès son arrivée au pouvoir, le 8 mars 461 après J.-C., conférer la pleine communauté du pouvoir, y compris le titre d’Auguste, précisément à ce frère auquel Antonin le Pieux avait refusé le titre de César et qu’il avait ainsi exclu de la perspective de succéder au trône, à L. Commodus, ou, comme il s’appela désormais, à L. Verus[3], et ensuite, après la mort de Verus, survenue dès l’an 169, il mit également à ses côtés, en qualité d’Auguste, peu d’années avant sa mort, en l’an 177, son fils unique Commode. A partir de là le gouvernement en commun a été une forme de gouvernement admise, qui a été pratiquée, selon les circonstances, tantôt par le père et le fils, tantôt par deux frères, tantôt autrement, comme gouvernement soit de deux maîtres, soit de trois, et il est devenu plus tard une des colonnes du système de Dioclétien et de Constantin.

Le nouveau gouvernement en commun a, comme le co-gouvernement antérieur, pour but essentiel d’assurer la succession au trône. Mais le but est bien plus complètement atteint par le gouvernement en commun ; car le corégent avait, après la mort du prince, encore besoin d’être reconnu par le peuple et le sénat, tandis que l’Auguste survivant peut, après la disparition de son collègue, continuer à exercer seul le principat, s’il ne préfère s’adjoindre un autre collègue. La forme de dualité de pouvoir établie par Marc-Aurèle était donc mieux adaptée que celle établie par Auguste, particulièrement quand le prince avait des fils, au mouvement qui conduisait de plus en plus à la monarchie absolue et héréditaire. C’est pourquoi la nouvelle souveraineté collective a supplanté l’ancienne co-souveraineté, mais pourtant sans la supprimer ; cette dernière se rencontre encore à plusieurs reprises au ni’ siècle sous 1a forme de concession de la puissance tribunicienne au César.

Pour le surplus, il n’y a guère à faire, relativement au gouvernement en commun, qu’une remarque qui lui soit propre : la désignation qui ne s’est jamais appliquée au premier Auguste s’est présentée, pour le second Auguste, comme pour le possesseur du proconsulat secondaire : le fils aîné de Sévère est appelé en 197 destinatus imperator, en vue de la dignité d’Auguste qui devait lui être donnée l’année suivante.

La relation des divers Augustes entre eux se détermine d’une manière simple. Il se produit la même chose que, sous la République, pour la création de deux dictateurs : les deux ou plusieurs Augustes sont égaux en principe quant aux titres et au pouvoir ; cela nous est attesté à, la fois pour Marc-Aurèle et Lucius Verus[4], pour Sévère et ses deux fils[5], et pour ces derniers après la mort de leur père[6]. Pourtant, il faut restreindre l’égalité aux droits compris dans le principat lui-même. Les magistratures et les sacerdoces de la République qui y sont liés ne sont touchés par là qu’en ce sens que l’égalité a été étendue au grand pontificat en l’an 238. La division en départements a d’abord été aussi étrangère au gouvernement commun des princes qu’à celui des consuls ; la division de l’empire en départements affectés aux souverains a été une des innovations de Dioclétien, les plus riches en conséquences[7]. Le système était calculé en partant de la concorde des maîtres, sauf au cas de discorde la possibilité d’en appeler au droit du plus fort.

Il est possible que, dans des cas concrets, en particulier si les deux Augustes n’arrivaient pas en même temps au pouvoir, certains droits soient restés réservés au collègue le plus ancien[8] ; mais il n’y a pas de preuve d’une pareille inégalité de droit entre les gouvernants et il n’y a pas davantage de titre qui puisse lui être commodément rapporté[9].

 

 

 



[1] La première Augusta Livie et encore plus la troisième Agrippine et sa sœur Livilla ont convoité la participation au pouvoir et les deux premières n’ont pas seulement exercé une influence de fait sur les affaires publiques, elles se sont positivement arrogé les droits réservés à l’empereur, ainsi, en dehors du nom d’Augusta lui-même et du droit d’effigie l’assimilation à l’empereur soit pour la réception des grands de Rome, soit pour celle des ambassadeurs étrangers et l’immixtion dans la correspondance officielle. La Concordia honoris Agrippinæ Augustæ, à laquelle on sacrifiait le jour anniversaire de la naissance de Néron (Henzen, Arval., p. 57), ne peut non plus être comprise que comme n la concorde dans l’exercice de la magistrature commune Mais Agrippine elle-même n’est pourtant pas arrivée à atteindre une communauté de pouvoir en forme. Même après sa mort, on lui reproche seulement de l’avoir convoitée (Tacite, Ann. 14, 11).

[2] Il est vraisemblable qu’Auguste avait songé à un principat collectif pour ses deux petits-fils les plus âgés, qui étaient presque du même âge : on ne peut comprendre autrement leur adoption simultanée et l’élévation de tous deux au rang de principes juventutis et l’intérêt de famille s’est toujours croisé chez lui avec l’intérêt de l’État sur lequel il a souvent prévalu. Des natures plus vigoureuses ont reconnu la faute et l’ont évitée, comme Tibère en face d’abord de ses deux fils et, plus tard, de ses deux petits-fils ; car relativement aux petits-fils, la plus croyable des deux relations divergentes est celle selon laquelle il n’avait pas proposé l’aîné pour lui succéder, mais l’avait cependant regardé comme son successeur, Claude repoussa également la proposition de faire de Britannicus un Auguste aussitôt après sa naissance (Dion, 60, 12). La conduite de Vespasien à l’égard de ses’ deux fils est très remarquable ; l’égalité de forme accordée au second pour toutes les choses extérieures justifie jusqu’à un certain point sa surprise et son amertume postérieures lorsqu’il se vit exclu de la succession. En réalité, l’État était en péril dans la constitution d’Auguste aussitôt qu’il y avait à côté du prince deux ou plusieurs descendants rapprochés égaux en âge ou à peu près ; si la succession au principat n’avait pas été préparée par l’adoption plus que par la naissance, cette défectuosité de la machine aurait ressorti encore bien plus énergiquement qu’elle ne l’a fait.

[3] Le changement de système qu’il y avait là s’exprime aussi sans doute en ce que les fastes consulaires postérieurs commencent parfois (Vita L. Ælii, 5) par le consulat des deux empereurs (161).

[4] Eutrope, 8, 9. Ammien, 27, 6, 16. Vita Marci, 7.

[5] Nous possédons un décret attique (Bœckh, C. I. Gr. 375 = Dittenberger, C. I. Att. III, 10) provoqué par l’élévation de Geta comme troisième Auguste, ou, ainsi qu’il dit lui-même, parce que Sévère et Antonin τή ούρανία ψήφω καί κρίσει προσειλ[ήφασι πρ]ός [τήν τής] αύτοκράτορος άρχής ίσηγορίαν.

[6] Le biographe de Sévère dit de lui, c. 20, qu’il avait laissé à la tête de l’État ses deux fils pari imperio, et il raconte, c. 23, qu’il avait d’abord voulu faire faire un second exemplaire de la statue révérée de la fortune, qui ne quittait jamais les empereurs et qu’il avait ensuite commandé de la faire passer alternativement chaque jour de la chambre de l’un des deux frères dans celle de l’autre. Dion, 77, 1. Hérodien, 4, 3, 4.

[7] Le mandat donné à Carinus prépare jusqu’à un certain point la division de l’empire ; et les deux fils de Sévère songèrent déjà à une pareille division (Hérodien, 4, 3).

[8] Si Ammien, 27, 6, 16, ne s’est pas exprimé très inexactement, il faut qu’il y ait eu des Augusti ayant une autorité inégale.

[9] Car l’inscription de Théveste, C. I. L. VIII, 10630, de l’affranchi d’un Augustus junior, peut-être de Caracalla, et l’autre inscription de Cemenelum (C. I. L. V, 7879), où Gallien est appelé, par opposition à Valérien, junior Augustus rosier, n’ont pas de force probante pour le langage technique ; le nous de senior donné au premier Valentinien dans les titres des scribes des discours de Symmaque et le nom d’imperator senior donné à Valentinien opposé à son frère Valens par Jordanis (Jordanis, Get. 25, d’après la leçon des Mss.) en ont encore moins. Les seniores Auggusti de la période de Dioclétien et de Constantin sont, comme on sait, non pas les plus anciens des empereurs régnants, mais les empereurs qui ont quitté le pouvoir.