LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE DEUXIÈME. — LES MAGISTRATURES.

LE PRINCIPAT.

 

 

LE CONSEIL DE L’EMPEREUR.

La bonne vieille coutume romaine, selon laquelle le magistrat et même le juré unique ne rend, dans les cas importants, son jugement qu’en se faisant assister d’amis et de conseillers pendant les débats et après avoir entendu leur avis, a été immédiatement appliquée au tribunal impérial. A la vérité, l’obligation de s’entourer de conseillers, qui n’existe pas légalement pour le juge quelconque, existe bien entendu légalement encore moins pour l’empereur quand il juge. Mais d’ordinaire Auguste[1] et à son exemple les empereurs postérieurs[2] ont consulté des conseillers. Jusqu’à Trajan[3] ce conseil n’a pas eu d’organisation stable et on y a convoqué, comme à tout conseil, pour chaque cas particulier, les personnes du cercle des amis que les circonstances paraissaient indiquer. Mais, depuis Hadrien[4], les membres du consilium impérial, — on ne lui trouve donné le nom de consistorium que dans la période postérieure à Dioclétien[5], — apparaissent en qualité de consiliarii Augusti nommés et appointés[6], avant la nomination desquels l’empereur consultait sans doute le sénat. Il est probable que leur nomination stable entraînait à leur charge une certaine obligation de se tenir présents au palais en vue de leur service, et que cette obligation faisait des conseillers des membres de la maison de l’empereur[7]. Le conseil peut entrer en activité même hors de Rome[8] ; mais, en général, ses travaux sont suspendus quand l’empereur est absent de Rome[9]. Il était dans la nature des choses qu’on choisit de préférence pour le composer des jurisconsultes de profession[10] ; mais les nominations ne se sont aucunement restreintes à eux. Au point de vue du rang, nous trouvons, d’un côté, dans le conseil impérial, les hommes les plus hauts placés, ainsi les fils de l’empereur arrivés à l’âge d’homme[11], et des sénateurs des classes hiérarchiques les plus élevées[12] et, d’autre part, les hommes de rang équestre y jouent un rôle important[13]. En particulier, les gens de l’ordre équestre de la maison et de la cour impériale, qui sont en dehors de là dans l’intimité de l’empereur, spécialement les commandants de la garde, peuvent, à raison de leur poste de confiance, y avoir été régulièrement convoqués dès une époque précoce. Depuis la fin du IIe siècle, ils paraissent même avoir pris un rôle de direction dans l’assemblée[14]. Au IIIe siècle tout au moins, on trouve distingués parmi les conseillers de rang équestre, à l’imitation du système des procuratelles, trois classes d’appointements et de rang hiérarchique, auxquelles correspondent des traitements annuels de 200.000 sesterces, de 100.000 et de 60.000[15]. On ne trouve pas d’indication d’appointements pour les conseillers sénatoriaux et les sénateurs, à la différence des chevaliers, ne recevant pas en principe d’appointements pour leurs services publics, ils n’en ont probablement pas reçu non plus en qualité de conseillers. Môme depuis que les conseillers furent nommés à titre stable, ils n’étaient pas tous convoqués à toutes les délibérations : il était fait pour chaque cas particulier un choix[16], dans lequel Hadrien, Marc-Aurèle et Alexandre Sévère, tout au moins, ont observé la règle de ne convoquer que des conseillers de rang sénatorial, quand il s’agissait de juger un accusé sénateur[17]. On rapporte d’Alexandre Sévère que, toutes les fois qu’il s’agissait de fixer une règle de droit, il convoquait au moins vingt jurisconsultes de profession et cinquante autres membres[18].

La procédure était, dans l’ensemble, la même que dans le conseil des présidents de questions et que généralement dans tous les conseils ; il n’y a cependant pas plus de règles obligatoires pour la réunion des conseillers qu’il n’y en a en principe pour les procès soumis à la juridiction impériale, et il n’a pas été rare qu’on se soit écarté au gré du prince des règles usuelles[19]. Le prince dirige les débats, interroge les témoins et pose les questions[20]. Les conseillers convoqués votent en général par écrit et en motivant leurs votes, les votes étant souvent secrets et n’étant même pas toujours lus devant le conseil[21]. Cependant, on rencontre aussi des votes oraux motivés, dont il est alors pris note sténographiquement[22]. La décision définitive est rendue non pas par la majorité du conseil, mais par le prince[23]. Le conseil est pour la justice de l’empereur, dans la mesure où il y en a une, et pour les consultations de l’empereur, depuis qu’il y en a, affecté à l’interprétation du droit ; et il faut entendre ce rôle juridique dans le sens le plus large : le conseil participe à la fois aux affaires criminelles et aux affaires civiles, à toute la juridiction administrative et, en général, à l’appréciation de toutes les questions et prières adressées à l’empereur qui s’y prêtent[24]. Mais on a difficilement soumis au conseil d’autres objets, par exemple, des questions militaires ou des questions politiques générales, notamment depuis qu’il eut reçu une organisation fixe en vue de l’administration de la justice. Ce conseil judiciaire doit indubitablement être distingué du conseil d’État politique dont l’existence peut être établie au moins sous Auguste[25], Tibère et Alexandre Sévère, quoiqu’il soit possible que tous les membres du conseil d’État aient appartenu au conseil judiciaire.

 

 

 



[1] Non seulement Mécène, chez Dion, 52, 33, donne à Auguste le conseil : Μετά δή σοΰ άεί μέν οί έντιμότατοι καί τών βουλευτών καί τών ίππέων, ήδη δέ καί έτεροί τινες έκ τε τών ύπατευκότων καί έκ τών έστρατηγηκότων άλλοι άλλοτε διαγιγνωσκέτωσαν, mais Suétone, Auguste, 33 ; Dion, 55, 27. 56, 28. 57, 7 ; Sénèque, De clem. 1, 9, 3. 7, disent positivement qu’Auguste jugeait cum consilio.

[2] Tibère : Tacite, Ann. 3, 10. Dion, 57, 7. Dion, 60, 4, sur Claude. Néron : Tacite, Ann. 14, 62. Suétone, Nero, 15. Vespasien : Titus, 7. Trajan : Pline, Ép. 4, 22. 6, 22. 31. Sévère : Dion, 74, 9.

[3] Il ne peut pas y avoir encore eu de nominations fixes à ce conseil, sous Trajan, d’après la manière dont Pline le Jeune (note 2) parle de ce qu’il y a été appelé.

[4] Vita Hadriani, 18 : Cum judicaret, in consilio habuit non amcos suos aut comites solum, sed juris consultos... quod tamen senatus omnes probasset. La seconde chose n’est concevable qu’en face de nominations stables. Quand l’Épitomé de Victor, 14, dit d’Hadrien : Officia publica et palatina nec non militiæ in eam formam statuit, quæ paucis per Constantinum immutatis hodie perseverat, il s’agit là sans doute, en première ligne, du consistorium sacrum de la période récente de l’Empire, qui n’est, à vrai dire, rien autre chose que le consilium d’Hadrien.

[5] Ce nom apparaît vers le milieu du IVe siècle (Orelli, 3184. 3185 = C. I. L. VI, 1741. 1742). La rédaction de la formule d’introduction du procès-verbal rapporté Cod. Just. 9, 47, 12, n’a pas besoin d’être du temps de Dioclétien. Cette dénomination vient sans doute de ce que le règlement moderne du palais assignait aux conseillers une salle où ils devaient se tenir prêts à être appelés à siéger.

[6] C’est ce que montrent notamment Papinien, Digeste, 27, 1, 30, pr. : Juris peritos... in consilium principum adsumptos optimi maximique principes nostri constituerunt excusandes, quoniam circa latus eorum agerent et honor delatus finem certi temporis ac loci non haberet (cf. Ulpien, Digeste, 4, 4, 11, 2) ; en outre, les cinq inscriptions C. I. L. VI, 1518 : In con[silio imp.] Cæsaris L. Aur. [Commodi], — C. I. Gr. 5895 : Μ. Αύρήλιον Παπίριον Διονύσιον... σύμβουλόν τε τοΰ Σεβαστοΰ, — C. I. L. X, 6662 : Centenario consiliario Aug(usti)adsumpto in consilium ad (sestertium) LX m(ilia) n(ummum), juris perito, — C. I. L. VI, 1634 : Q. Val. Q. f. Postimio Romulo... equo publico... consiliario Augg., — Bull. corr. Hell. 7, 16, d’Ancyre : Καικίλ(ιον) Έρμιανόν... δουκηνά[ριο]ν έπί συμβουλίου τοΰ Σεβαστοΰ. Les deux premières appartiennent au temps de Commode, (Dion, 12, 13. 14) ; la troisième ne peut être placée plus tôt à cause des mots pius felix Augustus, la cinquième se place dans la seconde moitié du IIIe siècle et la quatrième doit aussi appartenir au IIIe siècle. Cf. Hirschfeld, Untersuch. P. 215.

[7] C’est ce qu’indique le contubernium dont on parle pour Hadrien (note 4) et les mots circa latus principum agere, circa principem occupatum esse de Papinien et d’Ulpien, note 6. Le consistorium est issu du contubernium.

[8] Vita Hadriani, 13. 22.

[9] Dion, 60, 4. Les conseillers pouvaient facilement être rassemblés dans les villas impériales, comme le montrent les faits cités par Pline (Ép., 6, 31). Mais on comprend que Tibère à Caprée et les empereurs qui se trouvaient en province aient rencontré des difficultés pour former leur conseil d’une manière satisfaisante et de la façon ordinaire.

[10] Des exemples sont fournis par l’inscription, note 6, où un pareil conseiller est désigné expressément de la qualification peu usitée de juris peritus ; en outre, par la Vita Hadriani, 18, et par le rescrit de Marc-Aurèle et Lucius Verus, Digeste, 37, 14, 17.

[11] Drusus sous Tibère : Dion, 57, 7. Titus sous Vespasien : Suétone, Titus, 7.

[12] Vita Hadriani, 22. Vita Pii, 3, Alexandri, 26. 68. Dion, 76, 17.

[13] Déjà Domitien rend une sentence adhibitis utriusque ordinis splendidis viril causa cognita (C. I. L. IX, 5420). Dion, 52, 33. Vita Hadriani, 8.

[14] Le biographe de Marc-Aurèle dit de lui, 11. Les præfecti prætorio figurent à peine dans la littérature juridique des deux premiers siècles ; l’ouvrage de re militari de Tarrutenus Paternus, pr. pr. sous Commode, appartient seulement en seconde ligne à la littérature du droit. Mais depuis Sévère, nous trouvons les jurisconsultes les plus connus, Papinien, Ulpien, Paul, dans cette fonction ; et ce peut avoir été motivé encore plus par leur rôle dans le conseil impérial que par leur juridiction propre. Cf. Hirschfeld, p. 216.

[15] Note 6. C’est confirmé par l’inscription de C. Cœlius Saturninus qui appartient à la période de transition de Dioclétien et Constantin (C. I. L. VI, 4704).

[16] Dion, 52, 33.

[17] Le biographe d’Hadrien le dit de lui, 8. C’est pourquoi les chevaliers ne sont pas nommés dans la Vita, 22 ; cf. 8. Le biographe de Marc-Aurèle atteste de lui la même chose, 10. Quand Alexandre Sévère accorde aux préfets du prétoire la qualité de sénateur, il faut probablement penser également à leur participation au conseil impérial.

[18] Vita, 16.

[19] Suétone, Auguste, 33 : Dans une accusation de faux testament, qui, selon la loi Cornelia, devait frapper tous ceux qui l'avaient signé, il ne se borna point à donner aux magistrats chargés de cette cause deux bulletins, l'un pour condamner, l'autre pour absoudre; il en ajouta un troisième qui pardonnait à ceux dont la signature avait été obtenue par fraude, ou qui étaient dans l'erreur. La même chose se rencontre à plusieurs reprises. Vita Marci, 24 : Antonin avait coutume de sanctionner tous les crimes par des peines inférieures à celle qu’infligeaient normalement les lois. Cela a souvent été une faveur que l’affaire fût portée devant l’empereur.

[20] Suétone, loc. cit., et ailleurs. Il arrive que le prince participe au vote (Dion, 56, 44. 57, 7).

[21] Suétone, Nero, 15. Dion, 52, 33, représente Mécène comme conseillant une procédure semblable.

[22] La Vita Alexandri, c. 16, continue après les mots cités, quatre notes plus haut, en disant : Et id quidem ita, ut iretur per sententias singulorum ac scriberetur quid quisque dixisset, dato tamen spatio ad disquirendum priusquam dicerent.

[23] Il résulte des relations des décisions du conseil impérial, par exemple du conseil de Sévère, chez Paul, Digeste, 4, 4, 38. 36, 1, 76 [74], 1. 49, 14, 56, que la volonté de l’empereur est finalement seule décisive et que les conseillers ne donnent que des conseils. A la vérité, Marc Aurèle avait l’habitude de dire (Vita, 22) : Æquius est ut ego tot talium amicorum consilium sequar, quam ut tot tales amici meam unius voluntatem sequantur.

[24] Dion, 57, 11. Domitien décide ainsi une contestation sur les subsiciva entre les villes de Firmum et de Falerio. A la vérité, c’est le conseil libre antérieur à Hadrien qui figure là.

[25] L’observation qu’Auguste utilisa parfois le conseil d’État à titre de conseil dans son administration de la justice (Dion, 55, 21) n’est qu’une confirmation de plus de la différence des deux conseils.